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Troisième partie : de Marx à Lénine, 1848-1917 I. De Marx à la 2e Internationale
L'accélération actuelle de l'histoire, pleinement rentrée dans la phase de décomposition du capitalisme, pose de façon aiguë la nécessité de la révolution prolétarienne, comme seule issue à la barbarie du capitalisme en crise. L'histoire nous a enseigné qu'une telle révolution ne peut triompher que si la classe réussit à s'organiser de manière autonome par rapport aux autres classes (conseils ouvriers) et à sécréter l'avant-garde qui la guide vers la victoire : le parti de classe. Cependant, aujourd'hui, ce parti n'existe pas, et Beaucoup baissent les bras parce que face aux tâches gigantesques qui nous attendent, l'activité des petits groupes révolutionnaires existants paraît dénuée de sens. Au sein même du camp révolutionnaire, la majorité des groupes réagit à l'absence de parti en répétant à l'infini son très Saint Nom, invoqué comme le deus ex machina capable, grâce à sa seule évocation, de résoudre tous les problèmes de la classe. La désimplication individuelle et l'engagement déclamatoire sont deux manières classiques de fuir la lutte pour le parti, lutte qui se mène ici, aujourd'hui, en continuité avec l'activité des fractions de gauche qui se sont séparées dans les années 1920 de l'Internationale Communiste dégénérescente.
Dans les deux premières parties de ce travail, nous avons analysé l'activité de la Gauche Communiste Italienne, organisée en fraction dans les années 1930-40, et la fondation prématurée d'un Parti Communiste Internationaliste, complètement artificiel, par des camarades de Battaglia Comunista en 1942 ([1]). Dans cette troisième partie, nous montrerons que la méthode de travail de fraction, dans les périodes défavorables, où il n'était pas possible qu'existe un parti de classe, a été la seule méthode employée par Marx lui môme. Nous montrerons en plus qu'une telle méthode marxiste de travail pour le parti a trouvé sa définition essentielle grâce à la lutte tenace de la Fraction Bolchevique des socio-démocrates russes. Contre tous ceux qui se gargarisent des éloges du parti de fer de Lénine et d'ironie envers «les petits groupuscules des fractions de gauche», nous répétons que «l'histoire des fractions est l’histoire de Lénine» ([2]) et que ce n'est que sur la base du travail qu'elles ont accompli qu'il sera possible de reconstruire le Parti Communiste Mondial de demain.
Dans l'article, que nous avons déjà largement cité dans les parties précédentes de ce travail, les camarades de Battaglia Comunista, après avoir critiqué l'oeuvre de la Fraction de Gauche du PCI dans les années qui vont de 1935 à 1945, concluent leur présentation avec une condamnation sans appel du concept de fraction en général :
«Quel sens cela a-t-il de ne lier exclusivement la notion de parti qu'au concept de pouvoir ou de possibilité de guider de grandes masses, en déniant à l'organe politique de la lutte de classe toute possibilité d'existence si ce n'est dans les phases révolutionnaires, en déléguant à des organismes jamais bien définis ou à des succédanés la tâche de défendre les intérêts de classe dans les phases contre-révolutionnaires. (...)
Soutenir que le parti ne peut que surgir de façon correspondante aux situations révolutionnaires dans lesquelles la question du pouvoir est à l’ordre du jour, alors que dans les phases contre-révolutionnaires le parti "doit" disparaître ou laisser la place aux fractions, signifie non seulement priver la classe, dans les moments les plus dangereux et les plus difficiles, d'un minimum de référence politique, ce qui finit par favoriser le jeu conservateur de la bourgeoisie, mais aussi créer de propos délibéré .des vides qui peuvent difficilement être colmatés dans l'espace de 24heures. (...)
Il ne faut pas soutenir de telles thèses mettant sens dessus dessous l'expérience historique en attribuant au parti bolchevique lui même le rôle de "fraction" de la social-démocratie russe jusqu'en 17 (thèses soutenues par le CCI dans la Revue Internationale N° 3). (...)
La Russie a été l'unique pays européen, impliqué dans la crise guerrière de 1914-18 dans lequel, malgré des conditions plus défavorables qu'ailleurs, s'est manifestée une révolution prolétarienne, justement parce qu'il y avait un parti qui oeuvrait en tant que tel, au moins à partir de 1912. Le bolchevisme, dès ses origines ne s'est pas limité à combattre sur le plan politique l'opportunisme des mencheviques, à élaborer théoriquement les principes de la révolution, à former des cadres et à faire du prosélytisme, mais il a tissé ces premiers liens entre le parti et la classe, destinés à devenir plus tard, dans le feu d'une situation montante, de véritables canaux collecteurs entre la spontanéité de la classe et le programme tactique et stratégique du parti. (...)
En 1902 déjà, Lénine avait jeté les bases tactiques et organisationnelles sur lesquelles avait dû se construire l'alternative à l'opportunisme de la social-démocratie russe, alternative de parti, à moins qu'on ne veuille faire passer le "Que Faire ?" pour les dix commandements du bon fractionniste». ([3])
Pour résumer, selon les camarades de BC :
1) on ne sait pas d'où sort la théorie selon laquelle, dans les périodes contre-révolutionnaires, les fractions devraient se substituer aux partis ;
2) ces fractions sont des «organismes jamais bien définis», et donc incapables de donner une orientation
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olitique au prolétariat ; ) si la révolution russe s'est faite, c'est parce que Lénine, dès 1902, avait jeté les bases du parti bolchevique, et non de la fraction bolchevique comme le soutient au contraire le CCI.
Trois affirmations, trois fissures dans la cohérence théorico-politique de Battaglia, et un beau trois en histoire du mouvement ouvrier. Voyons pourquoi.
Marx, la ligue des communistes, l'A.I.T., et les leçons de la contre-révolution
«Je te ferai d'abord observer qu'après que, sur ma demande, la Ligue a été dissoute en novembre 1852, je n'ai appartenu ni n'appartiens, à aucune organisation, secrète ou publique ; autrement dit, le parti, dans le sens tout à fait éphémère du terme a cessé d'exister pour moi depuis huit ans. (...) A la suite de quoi, j'ai été attaqué à plusieurs reprises, sinon ouvertement, du moins de façon compréhensible, à cause de mon "inactivité". (...) En conséquence, du parti tel que tu m'en parles, dans ta lettre, Je ne sais plus rien depuis 1852. (...) La Ligue, aussi bien que la Société des Saisons de Paris et cent autres organisations n'ont été qu'un épisode dans l'histoire du parti qui naît spontanément du sol de la société moderne. (...) En outre, j'ai essayé d'écarter ce malentendu qui ferait comprendre par "parti" une Ligue morte depuis huit ans ou une rédaction de journal dissoute depuis douze ans. Quand Je parle cependant de parti, j'entends le terme Parti dans son sens historique le plus large.» (Marx à Freiligrath, 1860).
Comme on le voit, la même théorie selon laquelle les partis prolétariens "disparaissent" dans les phases contre-révolutionnaires n'est pas un apport des camarades de Bilan dans les années 1930 de ce siècle, mais une ferme conviction de Marx depuis la moitié du siècle dernier déjà. En répondant à l’ex-militant de la Ligue des Communistes, Ferdinand Freiligrath, qui l'invitait à reprendre la direction du "parti", Marx précise que ce parti s'est dissout huit ans avant, à la fin de la vague révolutionnaire qui avait débuté en 1848, comme s'était dissoute auparavant la Société des Saisons des ouvriers parisiens et d'autres organisations, une fois fini le cycle de luttes dont elles étaient l'expression. Il est clair que cette attitude profondément matérialiste, Marx l'a toujours eue contre les préjugés activistes de ceux qui ne voulaient pas accepter de reconnaître la profondeur de la défaite et qui voulaient immédiatement «recommencer comme avant». Lorsqu'en 1850, Marx déclara que la reprise économique mondiale éloignait toute perspective révolutionnaire en Europe, la majorité des militants de la Ligue (fraction de Willich-Schapper) s'opposa à lui en dénonçant sa tentative de «renvoyer dormir tout le monde». Il n'y eut qu'une minorité pour lui rester fidèle, et -même après la dissolution formelle de la Ligue en 1852 pour se dédier à la tâche difficile de «tirer les leçons de la défaite», en en comprenant les causes et en forgeant les instruments théoriques qui serviraient au prolétariat dans les prochaines vagues de lutte. Il est important de souligner que les camarades qui voulaient à tout prix maintenir la Ligue en vie ont d'abord été contraints de revenir sur les positions politiques, en se laissant aller aux intrigues, aux alliances artificielles avec les démocrates, pour se dissoudre ensuite eux aussi, mais sans rien laisser derrière eux, sinon les feux d'artifice de l'activisme pour le maintien du parti. Au contraire, le patient travail de clarification et de formation des révolutionnaires mené par la fraction liée à Marx devait donner «ses fruits avec la reprise du mouvement» ouvrier : les quelques révolutionnaires marxistes se trouveront tout naturellement à la tête des différentes sections de l'Association Internationale des Travailleurs, quand celle-ci se formera en 1864 (en se développant «spontanément du sol de la société moderne»), en même temps que s'effectue la reprise internationale du mouvement ouvrier. La position de Marx ne change pas, quand en 1871, la défaite de la Commune de Paris ouvre la voie à une nouvelle période de reflux du mouvement ouvrier. Dans ces conditions, Marx et Engels comprirent aussitôt que les jours de l'AIT étaient comptés et, au congrès de La Haye en 1872, ils feront voter le transfert du Conseil Général à New York, ce qui revenait à dissoudre l'organisation : «étant donné les conditions actuelles de l'Europe, il est absolument utile, à mon avis, de faire passer à l'arrière-plan pour le moment l'organisation formelle de l'Internationale. (...) Les événements de l'inévitable involution et évolution des choses pourvoiront d'eux-mêmes à une résurrection de l'Internationale sous une forme plus parfaite. En attendant, il suffit de ne pas laisser glisser entièrement de nos mains les meilleurs éléments dans les divers pays (...)». (Marx à Sorge, 1873). Encore une fois, pour Marx et Engels, maintenir en vie artificiellement une façade de parti en période contre-révolutionnaire est absolument inutile, alors qu'il est fondamental que se poursuive l'activité collective de cette fraction de militants capables de résister à la démoralisation et de préparer la reprise future «sous une forme plus parfaite».
Pour consoler les camarades de BC, terrorisés par la possibilité que quelqu'un puisse "décider" que le parti, à un certain moment, "doit" disparaître, il faut souligner que Marx et Engels n'ont jamais pensé prendre de telles "décisions". "Décider" de dissoudre le parti est un acte volontariste, exactement comme décider de le maintenir artificiellement. Marx n'a pas dissout autoritairement la Ligue en 1850, pas plus que PAIT en 1872. Il a simplement expliqué que les révolutionnaires doivent se préparer à affronter la prochaine désagrégation de ces partis, en s'organisant pour maintenir même en leur absence le fil rouge de l'activité communiste. Si la dissolution de ces organes s'est effectivement vérifiée ensuite, dans tous les cas, selon les prévisions de Marx, c'était dû à la force même des choses, et pas à la force des ordres de Marx.
La dialectique fraction-parti se précise au cours du développement historique du mouvement ouvrier
Maintenant que nous avons clarifié que "l'étrange" théorie sur la disparition des partis prolétariens en périodes contre-révolutionnaires a été développée par Marx lui-même, occupons-nous donc de ces organes qui, dans ces périodes, assurent la continuité de 1’activité révolutionnaire, c'est-à-dire les fractions. Selon Battaglia, il s'agit d'«organismes jamais bien définis». Il est certainement tout à fait vrai que Marx n'a jamais écrit un bel ouvrage propagandiste (du style "Travail salarié et capital") sur la fonction du réseau de camarades, qui étaient restés autour de lui, après la dissolution de la Ligue et de l’AIT. Mais cela ne veut pas dire que, pour Marx, ce travail de bilan était peu important. Cela est dû au fait que la notion de fraction du parti de classe est, de par sa nature, liée à la notion même de parti. La définition de ses contours va donc de pair avec le processus historique, qui va de la Ligue clés Communistes, qui «marchera avec une fraction de la bourgeoisie», à l'Internationale Communiste qui «se donne pour tâche historique celle de réaliser la révolution dans le monde entier» ([4]).
C'est au fur et à mesure, dans l'expérience historique de la classe, que se précisent les contours de son parti d'avant-garde, que s'accumulent parallèlement les matériaux nécessaires à la définition du travail de la fraction marxiste, qui apparaît en réaction aux déviations opportunistes du parti. Ce n'est que lorsque le capitalisme rentre dans sa phase finale, que la nécessite et la possibilité de la révolution communiste est enfin à l'ordre du jour, que le parti de classe peut se développer sous sa forme achevée, devenant par la même capable de sécréter des vraies fractions, en réaction a un cours à l'opportunisme et à la dégénérescence. La Gauche Italienne avait tiré cette leçon des années 1930 :
«Le problème de la fraction - ainsi que nous le concevons - c'est-à-dire comme un moment de la reconstruction du parti de classe ne fut ni ne pouvait être conçu au sein de la Première et de la Deuxième Internationales. Celles qui s'appelèrent alors "fraction" ou plus communément "aile droite" ou "aile gauche", ou "courant intransigeant", ou courant "transigeant", ou, enfin, "révolutionnaire" et "réformiste" ne furent - dans la plus grande partie des cas, à l'exception des bolcheviks- que des ententes fortuites à la veille ou au cours des congrès, dans le but de faire prévaloir certains ordres du jour sans aucune continuité organisationnelle, en une phase où le problème de la prise du pouvoir n'étant pas posé, il ne pouvait exister un parti de classe ([5]). L'écroulement de la Deuxième Internationale, lors de l'éclatement du conflit mondial, ne peut être considéré comme une trahison brusque, mais comme la conclusion de toute une courbe qui ta conduisait au terme de son évolution. La notion exacte de la tâche d'une fraction ne peut être que le corollaire de la notion exacte du parti de classe. » ([6]).
Le processus de maturation et de définition du concept de fraction trouve donc son origine (mais pas sa conclusion) dans ce premier réseau de camarades lui avaient survécu à la dissolution de la Ligue des Communistes. Puisque comprendre d'où nous sommes partis est toujours indispensable pour comprendre où nous allons, nous allons chercher à analyser en profondeur l'activité de cette première " fraction.
Certaines phrases de la lettre à Freiligrath, ou d'autres citations isolées de la correspondance privée de Marx et Engels, ont souvent été utilisées pour démontrer que ces camarades se seraient retirés dans leurs vies privées, s'adonnant à leurs études théoriques, que, par la suite, ils auraient mis à la disposition des masses désireuses d'apprendre. La réalité est complètement différente.
Engels le clarifie aussitôt : «Pour l'heure, l'essentiel c'est que nous ayons la possibilité de nous faire imprimer, soit dans une revue trimestrielle dans laquelle nous attaquerons directement et où nous assurerons nos positions face aux personnes, soit dans de gros ouvrages où nous pourrons faire la même chose sans même avoir à mentionner l'un quelconque de ces cafards. L'une comme l'autre de ces solutions me convient ; encore qu'il me semble que si la réaction tend à se renforcer, la première éventualité s'avérera moins sûre à ta longue, et la seconde constituera de plus en plus la seule ressource sur laquelle nous devrons nous rabattre.» (Engels à Marx, 1851). Marx le réaffirme : «Je lui ai dit que nous ne pouvions collaborer directement à aucun petit journal, pas même à un journal de parti ([7]), à moins qu'il ne soit rédigé par nous-mêmes. Mais qu'en ce moment, il manquait toutes les conditions nécessaires pour atteindre un tel but.» (Marx à Engels, 1959).
Ce n'est pas du tout se retirer dans la vie privée, c'est autre chose que de «s'adonner aux études» en attendant de revenir à une action militante. «L'essentiel» pour Marx et Engels, le but auquel ils consacrent tous leurs moyens, c'était la publication la plus régulière possible d'une presse révolutionnaire pour défendre et approfondir publiquement la perspective du communisme et la critique de la société capitaliste. Ce qu'ils ont réfuté, ce n'est pas cette activité organisée et formalisée, mais le recours fallacieux pour la rendre possible, à une collaboration avec des éléments confus et activistes, qui auraient rendu leur travail complètement inutile. S'ils n'ont pu maintenir un cadre d'activité aussi formellement organisé, ce n'est pas parce qu'ils n'ont pas essayé, mais parce qu’il « manquait toutes les conditions nécessaires pour atteindre un tel but». Et ces conditions manquaient parce que le développement du mouvement ouvrier était encore tellement faible que, dans les phases de reflux, il ne permettait pas même l'existence d'un petit groupe révolutionnaire organisé. Encore une fois, personne ne décide que le parti "doit" disparaître, que la fraction "doit" se limiter à un réseau informel de camarades. Ce sont les conditions objectives des affrontements de classe qui le déterminent, les camarades ne peuvent que décider s'ils reconnaissent cette réalité et s organisent en conséquence, ou au contraire, s'ils ferment les yeux et s'abusent eux-mêmes et les autres avec, les miroirs aux alouettes qui font que, de l'organe de classe, il ne reste que le nom et l'apparence. En réalité, il n'y a que ceux qui ne s'amusent pas dans des Comités Centraux qui flottent dans le vide, qui jouent un rôle de "parti" dans les phases contre-révolutionnaires : le petit groupe informel de camarades regroupés autour de Marx travaillait de manière tellement continue et collective qu'on se référait communément à lui dans le milieu révolutionnaire comme au «parti Marx», à tel point que ce dernier fut obligé de préciser dans sa lettre à Freiligrath que ce parti n'existait pas. Marx précise que, quand il parle d'activité de parti, il l'entend «dans te sens historique le plus large» du terme, comme activité «de parti», qui tend à assurer la continuité politique entre les différents partis. Les croupes de camarades qui ont assuré cette continuité, après la dissolution de la Ligue et de l’AIT -par delà leur nature informelle -, peuvent être considérés comme des fractions sous tous les aspects, parce qu'il ne s'agit pas de nouveaux regroupements, mais de véritables fractions des vieux partis. Le «parti Marx» des années 1853-1863 n'est rien d'autre que la «fraction Marx» des années 1850-1852 au sein de la Ligue. Les «camarades les plus capables des différents pays» dans la période qui va de la dissolution de l'AIT à la naissance de la 2e Internationale, ne sont rien d'autre que la vieille fraction marxiste «autoritaire» au sein de l'AIT. Les fractions, quelle que soit la façon dont elles se définissent et s'organisent en fonction de la maturité des temps, représentent donc la continuité historique entre les différents épisodes de l'histoire du parti.
Le problème de la fraction dans la 2e internationale
La simple affirmation du fait que Lénine - chef de la fraction bolchevique du Parti Ouvrier Social-démocrate Russe - a quelque chose à voir avec les fractions, provoque le mépris de Battaglia, pour qui Lénine est l'homme du parti, un point c'est tout. Selon BC, c'est parce qu'il existait un parti bolchevique -et pas une quelconque fraction «mal définie» - que la révolution a pu vaincre en Russie.
Avant de démontrer l'énième falsification historique de BC, il convient de rappeler le cadre historique dans lequel s'est développée l'action des bolcheviks et de la gauche socialiste en général, à l'intérieur de la 2e Internationale. Celle-ci a été fondée dans une période historique difficile pour les révolutionnaires : d'un côté, dans toute l'Europe se termine la phase dans laquelle le prolétariat pouvait s'inscrire de façon autonome dans les révolutions démocratiques bourgeoises (qui étaient désormais menées à bien «par le haut», voir Bismark en Allemagne) ; de l'autre, les conditions pour mettre la révolution prolétarienne à l'ordre du jour n'existaient pas encore, étant donné que le capitalisme se trouvait en plein dans sa dernière et plus impétueuse phase de développement économique. Dans ces conditions, Marx (et Engels après la mort de ce dernier) considérait l'existence d une puissante aile opportuniste dans les partis social-démocrates comme un «fait inévitable». Il recommandait donc aux composantes marxistes d'éviter des scissions prématurées, pour se concentrer sur la défense politique intransigeante des positions de classe au sein du parti, en attendant que se rapproche une crise révolutionnaire qui conduirait «automatiquement» à la scission et au surgissement de véritables partis marxistes ([8]).
Les révolutionnaires doivent être les défenseurs les plus résolus de l'unité du parti, renonçant momentanément à former des courants bien définis organisationnellement, ce qui les aurait exposés au risque d'expulsion et en conséquence, de transformation en secte détachée du mouvement réel. Dans cette situation, il s'agissait de la seule ligne d'action adéquate, et, dans les faits, elle a réussi à recueillir plus d'un succès (approbation du programme marxiste d'Erfurt en 1881). Cependant, la prolongation pendant des décennies de la phase de développement économique et de paix sociale posait de plus en plus comme un «fait inévitable» non seulement l'existence de l'aile opportuniste, mais aussi qu'elle s'infiltre dans la majorité du parti, ce qui rendait problématique sa capacité à s’auto-épurer face à une situation prérévolutionnaire. Au début de ce siècle commençait à se poser pour les marxistes la question de réagir à cette involution, en passant de la défense du marxisme «en ordre dispersé» à une action plus coordonnée au sein du parti. Il s'agissait cependant d'un passage extrêmement difficile, parce que le mythe de l'unité avant tout était profondément enraciné dans les fondements mêmes du parti, et que les directions du parti avaient beau jeu de présenter les radicaux comme les diviseurs du parti unitaire.
En 1909, la tentative de militants de gauche hollandais de s'organiser en tendance autour d'un organe, Die Tribune, fut brisée dans l'oeuf, par une expulsion en bloc, ce qui les obligea à se constituer momentanément en mini-parti, qui ne tarda pas à reproduire en petit les vices du parti d'origine ([9]).
L'unique exception, comme le rappelaient les citations déjà faites de Bilan n° 24, ce furent les bolcheviks russes qui s'organisèrent en fraction autonome du POSDR à partir de 1904. On pourrait s'étonner que les premiers à bouger aient été ces attardés de russes, mais l'explication de leur rôle d'avant-garde vient justement des conditions particulières de l'empire russe (qui s'étendait alors de la Sibérie à la Pologne). Dans cette zone immense et dans les premières années de ce siècle, cette révolution démocratique bourgeoise, qui était déjà largement achevée en Europe, était encore à l'ordre du jour. De plus, le développement tardif de la bourgeoisie russe 1’avait empêchée de jouer un rôle d'avant-garde dans la révolution démocratique, en même temps que le caractère super-arriéré du tsarisme russe l'empêchait de réaliser la révolution «par le haut» comme Bismarck l'avait fait en Allemagne. Le prolétariat russe n'était donc pas destiné à saisir la dernière chance historique de s inscrire de manière autonome dans une révolution bourgeoise.
Mais, comme nous l'avons vu, Engels avait déjà prévu que le rapprochement d'une crise révolutionnaire mettrait à l'ordre du jour la séparation organisationnelle entre les marxistes et les opportunistes. Le mûrissement d'une situation révolutionnaire dans les territoires tsaristes a pleinement confirmé les prévisions d'Engels, en rendant toujours plus difficile la cohabitation entre les marxistes révolutionnaires et les opportunistes, qui, dans la logique même des choses, étaient enclins à faire des compromis non seulement avec les démocrates, mais avec la réaction même. En Pologne, les révolutionnaires conduits par Rosa Luxemburg avaient déjà résolu le problème en 1894, en créant un nouveau petit parti, le SDCP, en opposition au vieux parti socialiste, le PPS, profondément infecté par le nationalisme. De cette façon, Rosa Luxembourg eut aussitôt les mains libres, mais elle n'eut jamais la possibilité de faire l'expérience d'une lutte de fraction pour défendre un parti menacé de dégénérescence. C'est pour cela qu'elle n'a jamais réussi à développer et comprendre vraiment le concept de fraction. C'est une faiblesse qui sera chèrement payée pendant la lutte héroïque des spartakistes contre la dégénérescence du SPD allemand, et 3ui sera en grande partie responsable du retard fatal dans la constitution du nouveau parti communiste allemand en 1918.
Au contraire, toute la bataille que mènera Lénine pendant plus de dix ans, se déroulera à l'intérieur du parti, lui permettant de développer et d'élaborer la notion politique de fraction de gauche, posant ainsi les bases de la 3e Internationale.
Beyle
[1] Les deux premières parties ont été publiées dans les Revue Internationale n° 59 et 61. Pour une analyse approfondie de l'activité de la Gauche Communiste Italienne, il est recommandé de lire nos deux volumes : "La Gauche Communiste d'Italie, 1927-1952" et "La GCI et l'Opposition Internationale de Gauche".
[2] Intervention de Bordiga au 6e Comité exécutif élargi de l'Internationale Communiste, en 1926.
[3] "Fraction et parti dans l'expérience de la Gauche italienne", in Prometeo n° 2, mars 1979.
[4] "Vers l'Internationale 2 et 3/4 ?", in Bilan n° 1, novembre 1933.
[5] On doit évidemment comprendre qu'il ne pouvait exister un parti de classe pleinement développé. La Ligue et l'AIT ont toutes deux été des partis de classe, complètement adéquats à ce niveau de développement du mouvement de la classe ouvrière. (Note du CCI).
[6] ' Le problème des fractions dans la 2e Internationale", in Bilan n°24, 1935.
[7] Marx entend car là un journal authentiquement socialiste. L'usage indifférencié du mot 'parti" montre clairement qu'on en était encore aux premiers pas de la définition historique delà structure et de la fonction du parti de classe.
[8] Pour la tactique de Marx et Engels dans cette période, voir en particulier leur correspondance avec les dirigeants du parti allemand, reproduite dans "Marx, Engels et la Social-démocratie allemande-, Ed. 10-18.
[9] Pendant la première guerre mondiale, la direction du SPD hollandais vacille dans une politique de soutien ambigu à l'impérialisme anglo-américain, censurant les écrits internationalistes des militants de gauche comme Gorter. Voir "La Gauche Communiste hollandaise" en cours de parution.