La gauche hollandaise de 1914 au début des années 1920 (3° partie)

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L'ANNEE 1918 : ENTRE LA REVOLUTION ET L'OPPORTUNISME, LA NAISSANCE DU PARTI COMMUNISTE HOLLANDAIS

L'année 1918 est une année décisive pour le mouvement révolutionnaire hollandais. La minorité du SDP, constituée de différentes fractions, devient une opposition structurée contre l'opportunisme de la direction Wijnkoop-Van Ravesteyn. Cette opposition se développe numériquement au rythme de la croissance du SDP, qui se proclame en novembre Parti communiste, au moment où la révolution frappe aux portes des Pays-Bas.

L'offensive de la minorité dans le SDP: entre la fraction et l'opposition

Au printemps 1918, le SDP connaît une crise sans précédent en son sein. La minorité est directement menacée d'écrasement par la direction autoritaire de Wijnkoop. Celui-ci fait suspendre — phénomène inouï dans l'histoire du SDP — la section de La Haye, Tune des plus combatives dans l'opposition à Wijnkoop. Cette suspension venait après plusieurs exclusions individuelles de militants de l'opposition. Ces mesures, en contradiction avec la démocratie ouvrière, faisaient apparaître la direction comme de dignes émules de Troelstra.

L'opposition ne tarda pas à se regrouper, lors d'une réunion commune tenue le 26 mai 1918. Elle était composée de groupes qui jusqu'ici avaient réagi de façon dispersée à l'opportunisme dans la SDP:

   l'Union de propagande Gauche de Zimmerwald, d'Amsterdam, dirigée par Van Reesema, qui œuvrait pour le rattachement du parti à la gauche bolchevik ;

   le groupe de Luteraan, à Amsterdam, en relation étroite avec Gorter ;

   le groupe de Rotterdam ;

   la section de La Haye.

L'opposition représentait un tiers des militants du parti. Elle se dota d'un organe bimensuel, «De Internationale», dès juin. Une commission de rédaction était mise en place. La commission de presse, qui se réunissait tous les trois mois, et était composée des représentants des 4 groupes ([1]) formait dans les faits un organe exécutif. Cette opposition était bien près de former une fraction à l'intérieur du SDP, avec son journal et sa commission. Il lui manquait, cependant, une plate-forme clairement établie, faute d'homogénéité. Elle souffrait aussi cruelle­ment de l'absence de Gorter, qui de Suisse ne contribuait aux débats que sous forme d'articles, dont la parution était d'ailleurs soumise à la mauvaise volonté de la rédaction de « De Tribune », entièrement contrôlée par Wijnkoop et Van Ravesteyn. ([2])

La cause de ce regroupement des oppositions était l'hostilité croissante à la politique du parti, de plus en plus tournée vers les élections. Celles-ci, qui s'étaient déroulées, le 3 juillet, avaient été un véritable succès pour le SDP. Pour la première fois, il siégeait au Parlement : Wijnkoop et Ravesteyn devenaient députés, cela avait été rendu possible par une alliance avec le petit parti socialiste (S. P.), sorti du SDAP en 1917. Celui-ci dirigé par un chef du NAS — Kolthek ([3]) — était ouvertement pro Entente. Avec les chrétiens sociaux, autre composan­te de ce «front uni» électoral, il obtenait un siège à l'As­semblée.

L'opposition, par suite de cette alliance, qu'elle dénon­çait comme une «union monstrueuse» avec les éléments syndicalistes pro Entente, souligna que le succès électoral était un succès démagogique. Les voix glanées chez les militants syndicalistes du NAS l'avaient été par une campagne qui apparaissait comme un soutien à la politique des USA. Alors que les Etats-Unis retenaient dans ses ports la flotte de commerce hollandaise, pour l'utiliser dans la guerre contre l'Allemagne, en échange de denrées alimentaires pour les Pays-Bas, Wijnkoop affirmait que tous les moyens étaient bons pour obtenir des USA ces denrées. Une telle politique fut vivement dénoncée par Gorter et la section de Bussum, mais beaucoup plus tard, en novembre. Avec Gorter, l'opposition voyait de plus en plus en Wijnkoop un nouveau Troelstra, dont l'amour pour la révolution russe était «purement platonique» et la politique purement parlementaire ([4]).

L'approche de la fin de la guerre, avec les événements révolutionnaires qui l'accompagnèrent, plaça au second plan la lutte de l'opposition contre la politique pro Entente de Wijnkoop. De plus en plus elle souligna ([5]) le danger d'une politique parlementaire. Elle combattit avec force le syndicalisme révolutionnaire, celui du NAS, qui s'était mis à travailler avec le syndicat réformiste NVV, soumis au parti Troelstra. En germe, se trouve la politique anti­parlementaire et antisyndicale de la future Gauche Com­muniste hollandaise. Cette politique signifiait une rupture avec l'ancien «tribunisme».

La révolution avortée de novembre 1918

C'est un parti en pleine croissance numérique, mais menacé d'éclatement, qui subit l'épreuve du feu des événements révolutionnaires de novembre.

Ce sont les événements en Allemagne, où le gouver­nement est tombé fin octobre, qui créent une véritable atmosphère révolutionnaire aux Pays-Bas. De véritables mutineries éclatent dans les camps militaires les 25 et 26 octobre 1918. Elles succèdent à une agitation ouvrière permanente contre la faim, durant les mois de septembre et octobre, à Amsterdam et Rotterdam.

Il est symptomatique de voir la social-démocratie officielle de Troelstra se radicaliser. Au grand étonnement des autres chefs du SDAP, le dirigeant du parti tient des discours enflammés pour la révolution, pour la prise du pouvoir par la classe ouvrière. Il proclame, à la stupéfaction de la bourgeoisie hollandaise, qu'il était son adversaire irréductible :

«Ne sentez-vous pas peu à peu avec les événements que vous êtes assis sur un volcan...L'époque du système gouvernemental bourgeois est révolu. A présent, la classe ouvrière, la nouvelle force montante, doit vous prier de lui laisser la place et une place qu'il revient de lui remettre. Nous ne sommes pas vos amis, nous sommes vos adversaires, nous sommes, pour ainsi dire (sic), vos ennemis les plus résolus »

Troelstra, un «révolutionnaire» de la dernière heure ? Il tenait en fait un double langage. Dans le secret d'une réunion des instances du SDAP, tenue le 2 novembre — soit trois jours avant cette déclaration enflammée à la chambre des députés — Troelstra avouait crûment que sa tactique était de devancer l'action des révolutionnaires, encouragés par la révolution en Allemagne :

«Dans ces circonstances les contrastes s'accentueront dans la classe ouvrière et une partie croissante de celle-ci se placera sous la direction d'éléments irresponsables.»

Jugeant la révolution inévitable et pour neutraliser un éventuel « spartakisme » hollandais, Troelstra proposait d'adopter la même tactique que la social-démocratie allemande dans les conseils ouvriers ; en prendre la direction pour mieux les détruire :

«Nous n'appelons pas maintenant la révolution, mais la révolution nous appelle ... Ce qui s'est passé dans les pays qui font l'épreuve d'une révolution me fait dire : nous devons dès qu'elle arrive jusque là en prendre la direction.»

La tactique adoptée fut d'appeler à la formation de conseils ouvriers et de soldats, le 10 novembre, si l'exemple allemand devait gagner la Hollande. «Wijnkoop ne doit pas être le premier», affirmait Oudegeest, un des chefs du SDAP.

Mais le SDP fut le premier à appeler à la formation de conseils de soldats et à la grève, dès le 10 novembre. Il se prononçait pour l'armement des ouvriers et la formation d'un gouvernement populaire sur la base des conseils. Il exigeait aussi une « démobilisation immédiate » des appelés, mot d'ordre ambigu, puisque sa conséquence était le désarmement des soldats.

C'est ce mot d'ordre que reprit le SDAP, dans cette intention. A cela, il ajoutait le programme de la social-démocratie allemande, pour désamorcer les revendications révolutionnaires : socialisation de l'industrie, assurance chômage complète et travail de huit heures.

Mais les événements montrèrent que la situation aux Pays-bas était loin d'être encore révolutionnaire. Il y eut bien le 13 novembre un début de fraternisation entre ouvriers et soldats d'Amsterdam ; mais le lendemain, la manifestation se heurta aux hussards qui tirèrent sur la foule, laissant plusieurs morts sur le pavé. L'appel à la grève lancé par le SDP pour le lendemain, en protestation contre la répression, resta sans écho chez les ouvriers d'Amsterdam. La révolution était bien écrasée avant d'avoir pu pleinement se développer. L'appel à former des conseils ne rencontra qu'un succès limité ; seuls quelques groupes de soldats, dans des lieux isolés de la capitale — à Alkmaar et en Frise — se constituèrent en conseils. Constitution sans lendemain.

Si la situation n'était pas mûre pour une révolution, on doit constater que l'action du SDAP a été décisive pour empêcher tout mouvement de grève en novembre. Plus de 20 ans après, Vliegen, dirigeant du SDAP, l'avouait sans ambages :

«Les révolutionnaires n'ont pas accusé en vain le SDAP d'avoir en 18 étranglé le mouvement de grève, car la social-démocratie l'a alors consciemment freiné.»

Mais, à côté de la politique du SDAP pour empêcher la révolution, celle pratiquée par les syndicalistes du NAS et par le RSC — auquel adhérait le SDP — ne fut pas sans provoquer un désarroi dans les masses ouvrières. En effet, au cours des événements de novembre, le NAS entreprit de se rapprocher du SDAP et du NVV afin d'établir un éventuel programme d'action commune. Cette politique de « front uni » avant la lettre, vivement critiquée dans les assemblées du RSC, donnait l'impression que le RSC, auquel adhérait le NAS, et le SDAP se situaient sur le même terrain. La politique de sabotage du mouvement de grève n'était pas mise à nu. D'autre part, la direction du SDP n'émit aucune critique véritable du syndicalisme révolutionnaire ; elle estima, lors du congrès de Leiden tenu les 16 et 17 septembre, que «le NAS avait agi correctement » pendant la semaine révolution­naire du 11 au 16 septembre.

La fondation du Parti communiste en Hollande (CPN)

La transformation du SDP en Parti communiste faisait de celui-ci le deuxième parti du monde, après le parti russe, à avoir abandonné l'étiquette «social-démocrate». Il se formait avant même le parti communiste allemand.

Petit parti, le CPN était en pleine croissance : plus de 1000 membres au moment du congrès ; chiffre qui doubla en l'espace d'un an.

Cette transformation ne mit pas fin à la politique autoritaire et manoeuvrière de Wijnkoop. Trois semaines avant le congrès, lui et Ceton, par un avis paru dans «De Tribune», s'étaient autoproclamés respectivement président et secrétaire du parti. Tous deux, en anticipant les résultats du congrès, donnaient un curieux exemple de démocratie. ([6])

Cependant, le nouveau parti demeurait le seul pôle révolutionnaire aux Pays-Bas. Ce fait explique que le résultat du congrès de fondation fut la désagrégation de l'opposition. «De Internationale», organe de l'opposition, cessait de paraître en janvier 19. La démission des 26 membres de la section de La Haye en décembre 1918 qui refusaient de devenir membres du CPN apparaissait irresponsable. Sa transformation en groupe de « Com­munistes internationaux » pour se rattacher aux sparta­kistes et aux bolcheviks, sur une base antiparlementaire et de solidarité avec la révolution russe, fut sans lendemain. Ses membres, pour la plupart, ne tardèrent pas à regagner le parti. Le groupe Gauche de Zimmerwald, au sein du parti, ne tarda pas à se dissoudre lui aussi. Seule restait l'opposition « gortérienne » d'Amsterdam autour de Barend Luteraan. C'est ce groupe qui maintint la continuité avec l'ancienne opposition, en faisant paraître son propre organe, dès l'été 1919 : «De Roode Vaan» (« Le drapeau rouge »).

Contrairement à une légende qui en a fait un fondateur du parti communiste, Gorter était absent du congrès. Il s'était de plus en plus détaché du mouvement hollandais pour se consacrer entièrement au mouvement communiste international. Fin décembre, il était à Berlin, où il eut un entretien avec Rosa Luxembourg et Karl Liebknecht. De là, il rentrait aux Pays-Bas. Il refusait, malgré la demande pressante de Luteraan, de prendre la tête de l'opposition dans le CPN. La direction d'une opposition était pour lui «aussi bonne qu'impossible», en raison de son état de santé dégradé.

Il ne s'agissait pas de sa part d'un refus de toute activité politique. Quelques mois plus tard, il se retirait de toute activité au sein du CPN, pour se consacrer entièrement au mouvement communiste en Allemagne. Il devenait de fait un militant et le théoricien de l'opposition qui allait former le KAPD en avril 1920. Son activité se déployait totalement au sein de l'Internationale commu­niste, dans l'opposition.

Pannekoek, à la différence de Gorter, ne devint pas membre du KAPD. Il resta dans l'opposition au sein du CPN jusqu'en 1921, pour en démissionner. Ses contri­butions furent essentiellement théoriques plus qu'organisationnelles. Il s'agissait pour lui de déployer ses activités théoriques au sein du mouvement communiste mondial, principalement en Allemagne.

Ainsi, les têtes théoriques du «tribunisme» se déta­chaient du CPN. Elles constituaient l'Ecole hollandaise du marxisme, dont le destin était lié désormais théoriquement et organiquement à celui du KAPD en Allemagne. Désormais, la gauche communiste aux Pays-Bas était liée, jusqu'au début des années 30, à la gauche communiste allemande. Celle-ci, étroitement dépendante de l'Ecole hollandaise du marxisme, constituait le centre du com­munisme de gauche international, sur le terrain pratique de la révolution et sur le plan organisationnel. Quant au CPN, en dehors de l'opposition qui finit par s'en détacher, son histoire devient celle d'une section de plus en plus « orthodoxe » de l'Internationale communiste.

CH. (Fin du chapitre)



[1] De Internationale, n° 1, 15 juin 1918, «Ons Orgaan», p. 1. Les lignes directrices du regroupement étaient : le rattachement politique à la Gauche zimmerwaldienne ; le combat contre l'Etat impérialiste néerlandais ; la lutte la plus aiguë contre toute les tendances réformistes et impérialistes parmi les syndiqués organisés dans le NAS et le NW (syndicat du SDAP).

[2] Depuis août 1917, Wijnkoop et Van Ravesteyn étaient les seuls rédacteurs du quotidien.

[3] Kolthek, qui fut élu député, était collaborateur d'un journal bourgeois « De Telegraaph », qui avait l'orientation la plus vigou­reusement pro Entente. Avec son parti, le SP, et le BVSC, le SDP obtenait plus de 50 000 voix, dont 14 000 pour Wijnkoop à Amsterdam — soit la moitié de celles du SDAP. Les trois députés élus formèrent une «fraction parlementaire révolutionnaire» à la chambre.

[4] Gorter rédigea un article assimilant Wijnkoop à Troelstra, publié sous le titre « Troelstra-Wijnkoop », le 18 septembre 1918 dans De Tribune. De Tribune, du 26 octobre 1918 soulignait : «l'amour du comité directeur pour la révolution russe est purement platonique. En réalité toutes les puissances de son amour sont dirigées vers l'extension de la popularité et de la croissance du parti avec l'aide des secours du parlement.»

[5] L'opposition ne rejetait pas encore le parlementarisme ; elle souhaitait une discussion sérieuse dans le mouvement ouvrier pour déterminer la tactique future : « ...d'importants problèmes dans cette phase du mouvement ouvrier ne pouvaient s'éclaircir...Au sujet du parlementarisme, la rédaction soutient le point de vue que chacun doit pouvoir son avis là dessus dans "De Internationale". Cette question pourtant ne doit pas être encore épuisée... La même chose vaut pour la participation ou la non-participation aux élections. » (De Internationale, n° 9, 12 octobre 1918, « Landelijke conferentie van "de Internationale"».

[6] De Tribune, 26 octobre 1918. Cité par WIESSING ; op. cit., p. 86. La nomination anticipée sous forme d'avis était annoncée de la façon suivante : « Attention ! étant donné que Wijnkoop est le seul candidat pour le poste de président du parti, il est par cela même déclaré élu à ce poste. Etant donné que l'unique candidat pour le poste de secrétaire du parti est Ceton, il est en conséquence déclaré élu. Les candidats pour le poste de vice-président sont: A. Lisser et B. Luteraan. »

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