Correspondance internationale : conscience et stratégie de la bourgeoisie

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Dans la Revue Internationale n°34 nous avons publié un texte d'un camarade de Hong Kong, LLM, sur la question de la gauche dans l'opposition, constituant un effort sérieux - hors de notre Courant - pour comprendre les bases des manoeuvres politiques actuelles de la classe dominante, puisque, à la différen­ce des "critiques empiristes" qui n'ont fait que tourner notre analyse en dérision, le texte de LLM, dans la mesure où il va au fond de la question, perçoit l'organisation et la conscience de la bourgeoi­sie. Le texte soutenait que notre méthode d'analyse était valable, même s'il ne partageait pas toutes les  conclusions   que  nous  en  avons   tirées.

Diverses réactions au sein du milieu révolutionnaire ont poussé LLM à écrire une "élaboration" du tex­te originel. Dans 1'article ci-dessous, nous répondons aux argumentations développées dans ce second tex­te que nous ne publions pas et qui, loin d'être une élaboration ou un développement du texte précédent, ne fait qu'exprimer la déroute affolée de LLM retournant dans le camp des empiristes - ce qui montre que, sur cette question comme sur toutes les autres, il n'y a pas de place pour un arbitre impartial distribuant 1es bons et les mauvais points aux diverses parties du mouvement révolutionnaire. La régression dans la pensée de LLM est évidente, tant dans la forme que dans le contenu du texte : dans la forme, de par son attitude condescendante, son argumentation zigzagante et son fréquent recours à des ouï-dire ; mais surtout dans le contenu, puisque ça n'est ni plus ni moins qu'un abandon de tous les aperçus que le cama­rade  avait   pu   avoir  auparavant   sur  le machiavélisme  de  la  bourgeoisie.

Le texte adopte, par la même occasion, une théorie erronée du cours parallèle vers la guerre et vers la révolution, et de fait, ne se distinguant pas des idées couramment répandues par d ' autres groupes tels que  Battaglia   Comunista   et   la   Communist   Workers'   Organisation.

Dans la Revue Internationale n°34, dans son ar­gumentation contre les empiristes qui nient la ca­pacité de la bourgeoisie à s'unifier contre le prolétariat, LLM pouvait écrire :

"Je suis sûr que personne ne niera que les dif­férents Etats sont capables de conspirer pour at­teindre des buts communs. Pour tous ceux qui ont des yeux pour voir, la conspiration entre les USA et la Grande-Bretagne dans la guerre des Falkland, la conspiration entre les USA et Israël lors de la dernière invasion du Liban, etc... sont claires comme la lumière du jour. Ou, si nous remontons un peu dans 1'histoire, les leçons de la Commune de Paris et de la révolution russe ne sont-elles pas suffisantes pour enfoncer à fond la leçon que, me­nacée par le prolétariat, la bourgeoisie est capa­ble de mettre de côté ses antagonismes, même les plus forts, pour s'unir contre lui, comme l'a mon­tré correctement le CCI ? Pourquo , alors, lors­qu'il se produit une conspiration entre la droite et la gauche de la bourgeoisie à 1'intérieur des frontières nationales, cela devient-il inimagina­ble ? Est-ce que Noske assassina le prolétariat allemand inconsciemment ou  consciemment ?".

Aujourd'hui, à la suite d'un voyage en Europe - évidence empirique, s'il en fut jamais - LLM a décidé que le CCI avait bien, après tout, une thé­orie idéaliste conspirative de l'histoire. C'est maintenant à son tour de trouver "inimaginable" que le mouvement pacifiste soit organisé par la bourgeoisie, que le conflit au Salvador ait été exacerbé pour alimenter les mystifications anti ­prolétariennes à d'autres endroits, de même que les sandinistes soient venus au pouvoir au Nicaragua avec l'approbation de l'impérialisme US ([1]). Dans ce texte, la bourgeoisie de LLM est identique à celle des empiristes.

Par exemple, lorsque le CCI affirme que les cam­pagnes pacifistes font partie de la stratégie de la bourgeoisie pour dévoyer la lutte de classe, LLM chante le vieux refrain de tous ceux qui ne peuvent simplement comprendre ce que signifie le fait de dire que la bourgeoisie agit en tant que classe : "Qui est-elle? La bourgeoisie comme un tout ? Dans ce cas, la bourgeoisie dans son ensem­ble est marxiste", etc.. Il est certain qu' "el­le" est effectivement incompréhensible du point de vue de l'empirisme bourgeois qui, désorienté par l'apparente désunion du monde, a toujours châtié le marxisme pour sa vision conspirative de la vie sociale, tout simplement parce qu'il parle des classes et de leur activité consciente.

Il est vrai que LLM affirme reconnaître qu' "il ne fait aucun doute que la bourgeoisie soit cons­ciente de ses propres besoins" ; mais quand il en vient à l'épreuve consistant à appliquer son ob­servation générale à la réalité concrète telles que les campagnes actuelles, LLM réduit cette conscience à la réaction complètement déterminée, "instinctive" d'une classe incapable d'élaborer quelque stratégie que ce soit :

"Quant aux soi-disant campagnes que la bourgeoi­sie est supposée mener consciemment contre le pro­létariat, il est nécessaire d'ajouter seulement...que le nationalisme (un des fondements principaux de ces 'campagnes ') est 'naturel' pour la bourgeoisie. la bourgeoisie sait 'instinctivement' que le nationalisme fait partie de ses intérêts et el­le le stimule à tout moment (match international de football, lancement d'un vaisseau spatial...). Même si on ne tient pas compte du problème de la 'conscience' de la bourgeoisie, on n'a pas besoin de cela pour savoir que la stimulation du nationa­lisme l'aide à démobiliser le prolétariat ; elle en connaît le revers ' instinctivement ' "

Et parce que le CCI rejette cette vision de la bourgeoisie et toutes les conclusions qui en dé­coulent, on nous dit que "le CCI voit la bourgeoi­sie comme une classe consciente de ses propres be­soins au point d'atteindre une compréhension maté­rialiste marxiste  de   l'histoire..."

LA   COMPREHENSION   BOURGEOISE   DE   L'HISTOIRE.

Bien entendu, la bourgeoisie ne possède pas une "compréhension matérialiste marxiste de l'histoi­re". Mais il existe effectivement une vision maté­rialiste bourgeoise de l'histoire, et il y a une bien grande coupure historique entre cette vision et le niveau de conscience réellement instinctif que les êtres humains ont dépassé quand ils sont sortis du reste du monde animal. Comme l'expli­quait Marx dans sa petite parabole à propos de l'abeille et l'architecte, la capacité de réfléchir avant, de planifier à l'avance (et par conséquent, la conscience d'un mouvement temporel, his­torique entre le passé et le futur) constitue la distinction fondamentale entre l'activité animale et l'activité humaine.

Mais tandis que cette conscience "historique" est caractéristique de l'activité humaine, anté­rieurement à la société capitaliste, l'homme res­tait au sein de l'économie naturelle, qui engen­drait des visions statiques ou circulaires du mou­vement historique. Ces visions cycliques étaient également, par définition, des projections mythico-religieuses. En brisant les limites des économies naturelles, la bourgeoisie a également sapé ces conceptions traditionnelles, et s'est constituée en une classe à l'esprit le plus historique et le plus scientifique de toutes les classes dominantes précédentes.

Certes, toutes ces avancées prennent place aux confins de l'aliénation, et donc de l'idéologie. En fait, la vision du monde "rationnelle", "scien­tifique" de la bourgeoisie coïncide avec le véri­table sommet de l'aliénation (question jamais com­prise par ces "marxistes" qui voient le marxisme et la conscience communiste comme une simple con­tinuation ou un simple raffinement du rationalisme et de la science bourgeoise). Sous le règne de l'aliénation, l'activité consciente de l'homme est implacablement subordonnée aux forces qui sont à peine comprises ou contrôlées ; la conscience, bien qu'étant par essence un produit collectif et social, est éparpillée en d'innombrables fragments par la division du travail, surtout dans les con­ditions d'extrême atomisation qui caractérisent une société dominée par des rapports marchands.

Mais, de même que Rosa Luxemburg a démontré que le capital global est une réalité qui existe mal­gré et même comme résultat des capitaux indivi­duels antagoniques, le marxisme affirme qu'il existe, malgré toutes ses divisions internes, une bourgeoisie "globale" qui a une conscience "globa­le", une classe réelle qui s'engage dans une acti­vité vitale- consciente. Le fait que celle-ci reste une activité fragmentée, aliénée, hiérarchique, dominée par des mobiles inconscients, ne l'empêche pas de fonctionner comme facteur actif dans la vie sociale, comme force déterminante et non pas sim­plement déterminée.

Cela signifie que la bourgeoisie est capable d'élaborer par dessus tout, des stratégies pour la défense de ses intérêts les plus essentiels, même si 1'ensemble de la bourgeoisie ne peut jamais participer à ces plans, et même si chaque bour­geois ne peut embrasser la stratégie comme un tout.

"Stratégie" signifie planification à l'avance, avoir une sérieuse capacité à évaluer les forces en présence et à prévoir les potentialités futures. Dans une grande mesure, et particulièrement à l'é­poque de la décadence, la bourgeoisie a compris (encore une fois, de son propre point de vue mys­tifié - bien que nous puissions supposer de façon empirique que la bourgeoisie en dit toujours moins qu'elle n'en sait) que la défense de ses besoins les plus fondamentaux ne peut être confiée à quel­que "fraction" du capital ; c'est pourquoi elle a développé d'énormes structures étatiques, et à l'échelle du bloc, pour s'assurer de l'accomplis­sement de cette tâche quels que soient les capri­ces  de  telle  ou telle  fraction  ou  parti.

Si nous considérons l'ensemble de la guerre des Falklands, que LLM citait auparavant comme un bon exemple de la capacité de la bourgeoisie à conspi­rer, nous pouvons avoir quelque idée de la manière dont cette division du travail s'effectue. Il ne fait aucun doute que les différents protagonistes sont entrés dans ce conflit avec différents objec­tifs immédiats. Galtieri, par exemple, était certainement "aspiré" par les gesticulations des USA et de la Grande-Bretagne. D'autre part, il est évident qu'il existe un fond de vérité dans l'ar­gument des gauchistes suivant lequel la guerre des Falkland était la "guerre à l'image de Maggie", reflétant les ambitions politiques "sectorielles" de Thatcher et du parti Tory. Mais la fonction du gauchisme consiste précisément à se fixer sur ces aspects secondaires de l'activité de la bourgeoi­sie et donc de détourner l'attention du véritable pouvoir dans ce système social - l'Etat capitalis­te, et au-dessus de celui-ci, le bloc impérialis­te. En dernière analyse, les Thatcher, Reagan ou Galtieri ne sont que des figures de proue,des acteurs destinés à jouer un rôle particulier à un moment particulier. Les véritables stratégies de la bour­geoisie sont le produit des organismes d'Etat et de bloc qui représentent la véritable "communauté" du capital ; et elles sont élaborées suivant une évaluation des besoins de l'ensemble du système. Ainsi, la guerre des Falkland, malgré toutes les motivations les plus opportunistes et particulières, qui ont participé à son déclenchement, ne peut être véritablement comprise que dans le contexte des plans de guerre du bloc impérialiste occiden­tal dans son ensemble.

Quoi que puissent penser certains révolutionnai­res, la classe dominante, en élaborant ces plans, mobilise certainement ses techniques et ses décou­vertes les plus sophistiquées ; il est vraiment "inimaginable" que la classe dominante puisse éla­borer ces plans sans prendre en compte la question la plus brûlante de notre époque - la question so­ciale, la nécessité de préparer la population, et surtout la classe ouvrière, à accepter la marche à la guerre. Le conflit des Falkland n'était pas simplement un match de football de plus, mais fai­sait partie d'une stratégie à long terme visant à liquider toute véritable résistance à la marche du capital vers un nouveau bain de sang impérialiste généralisé.

DE FAUST A  MEPHISTOPHELES.

LLM nous accuse également de faire de plus en plus usage de notre analyse "machiavélique", de la prendre comme point de départ pour analyser chaque action de la classe dominante. Nous ne fai­sons ici aucune apologie parce que nous ne faisons que reconnaître une réalité historique - celle qui, puisque nous nous dirigeons vers la plus importante confrontation de classe de l'histoire, nous fait attester que la bourgeoisie devient plus unifiée, plus intelligente qu'à n'importe quel au­tre moment dans le passé.

Certes, cette intelligence de la bourgeoisie constitue une dégénérescence totale de ses grandes visions historiques, des philosophies optimistes qu'elle a élaborées dans les jours héroïques de sa jeunesse. Si, à l'époque de Goethe, Beethoven et Hegel, la bourgeoisie pouvait être personnifiée par Faust, point culminant dans les fiévreux ef­forts ascendants de l'humanité; dans la décadence, le côté obscur de la bourgeoisie est entré en pos­session de son bien - et le côté obscur de Faust c'est Méphistophélès, dont l'intelligence et le savoir immenses sont une mince couverture au-dessus d'un puits de désespoir. Le caractère méphistophélien de la conscience bourgeoise à cette époque est déterminé par les nécessités fondamen­tales de la période : c'est l'époque où la possi­bilité et la nécessité sont enfin réunies pour réaliser l'émancipation de l'humanité de la divi­sion historique de la société en classes antagoniques, de l'exploitation de l'homme par l'homme; et néanmoins, toute la science de la bourgeoisie, toute sa technologie, tous les vestiges de sa pro­pre sagesse sont dirigés vers la préservation et la conservation du même système de l'exploitation et de l'oppression de l'homme au prix des pires monstruosités. De là le cynisme fondamental et le nihilisme de la bourgeoisie à cette époque. Mais précisément parce que c'est la période de l'his­toire qui exige "de l'homme une conscience de soi positive", la maîtrise consciente de l'activité productive et des forces productives, la bourgeoi­sie, elle, est uniquement capable de survivre en son sein en gérant son système anarchique comme s'il était sous le contrôle conscient de l'homme. Ainsi, le capitalisme, dans la décadence, avec sa planification centralisée, son organisation in­ternationale, et bien sûr son idéologie "socialiste" que l'on trouve partout, tend à se présenter lui-même comme une caricature grotesque du commu­nisme. La bourgeoisie ne peut plus tolérer le li­bre jeu des "forces du marché" (c'est-à-dire de la loi de la valeur) ni au sein des Etats nationaux, ni entre Etats nationaux : elle a été contrainte de s'organiser et de se centraliser d'abord à l'é­chelle nationale, ensuite à l'échelle des blocs impérialistes uniquement pour prévenir la tendance accélérée du capital vers l'effondrement économi­que. Mais cette organisation nationale et interna­tionale de la bourgeoisie atteint son point culmi­nant lorsque la bourgeoisie se sent menacée par le réveil prolétarien - un fait qui, comme le remar­que LLM lui-même, a été démontré par la réponse à tous les plus grands soulèvements prolétariens de l'histoire (cf. 1871, 1918). Comparée à ces mouve­ments, la grève de masse en Pologne 1980 n'était qu'un événement précurseur des événements à venir; néanmoins, la réponse unifiée de la bourgeoisie, basée sur des structures mises en place depuis des décennies, a fonctionné, d'un certain point de vue, à une échelle bien plus grande que toute col­laboration antérieure entre les puissances impé­rialistes. Cela suppose que, dans les luttes révo­lutionnaires à venir, nous nous trouverons face à un ennemi qui manifestera un degré d'unité sans précédent. Nous nous dirigeons, en somme, vers la concrétisation finale du scénario envisagé par Marx et Engels dans le Manifeste Communiste : "La société dans son ensemble est de plus en plus divisée en deux grands camps ennemis, en deux grandes classes s'affrontant directement : bourgeoi­sie  et  prolétariat."

En termes plus immédiats, cela veut dire qu'au­jourd'hui, alors que se préparent déjà ces immen­ses confrontations, nous pouvons discerner une tendance de la bourgeoisie à agir de façon de plus en plus concertée, à tenter de réduire autant que possible les effets regrettables des aspects les plus imprévisibles du système. Ainsi, par exemple, si on compare la manière dont les récentes élec­tions en Grande-Bretagne et en RFA ont été organi­sées par la bourgeoisie ([2]), la part du hasard a été beaucoup plus réduite qu'il y a une ou deux décennies. Nous pouvons également comparer la ma­nière dont les campagnes pacifistes sont mainte­nant coordonnées dans tout le bloc occidental (et imitées dans le bloc de l'Est) avec la manière dispersée avec laquelle elles ont été menées dans les années 50 et 60. Même si ces stratégies sont souvent pleines de contradictions, même si elles ne représentent pas encore le point culminant de la conscience et de l'unité bourgeoises, elles ex­priment une tendance déterminée vers la création d'un unique "parti de l'ordre" pour affronter le danger prolétarien.

Nous le répétons, pour les"durs d'oreilles": ce­la ne signifie en rien que la bourgeoisie puisse avoir une compréhension marxiste de l'histoire ; elle ne peut surtout pas saisir le postulat mar­xiste suivant lequel son système peut être remplacé à travers l'action révolutionnaire de la classe ouvrière. Mais, comme nous l'expliquions il y a quelques années en réponse à certains arguments typiques des gauchistes contre notre vision de la complémentarité entre fascisme et anti-fascisme, la bourgeoisie est capable de voir que le proléta­riat constitue la principale menace pour la simple préservation de son système :

"S'il est vrai qu'ils ne peuvent croire en la possibilité d'une nouvelle société édifiée par les ouvriers, ils comprennent cependant que, afin d'assurer le fonctionnement de la société, il doit y avoir de 1 'ordre, les ouvriers doivent aller travailler régulièrement, en acceptant leur misère sans broncher, en respectant humblement leurs pa­trons et leur Etat. L'exploiteur le plus crétin le sait parfaitement, même s'il ne sait ni lire ni écrire.

Lorsque tous ces illettrés de l'histoire commen­cent a sentir qu'il y a quelque chose qui cloche dans leur règne, lorsqu'ils sont contraints de fermer les usines, d 'augmenter les prix et de baisser les salaires, lorsque les germes de la ré­volte commencent à pousser dans les usines.... 1'histoire a mille fois montré que, après une pé­riode plus ou moins longue d'affolement, la bour­geoisie finit toujours par mettre sa confiance en une solution politique qui permet le rétablissement de  1'ordre.

Sous la pression de ses intérêts de classe, des événements en général, de façon empirique, pragma­tique, telle est la manière dont la bourgeoisie en arrive finalement à accepter des solutions qu'elle avait jusqu'ici considérées comme "subversives" ou "communistes"."

("L'anti-fascisme : une arme du capital", in World Révolution n°5 et Révolution Internationale n"14).

Non, la bourgeoisie ne pourrait jamais devenir marxiste, mais au 20ème siècle, surtout depuis 1917, la bourgeoisie a appris à se draper du man­teau du marxisme afin de dénaturer et de dévier les buts véritables de la lutte de classe. Dans la période particulière que nous traversons, le modè­le "socialiste" de la bourgeoisie, dans les pays avancés d'occident, est contraint de prendre la forme de la gauche dans l'opposition ; demain, fa­ce à la révolution elle-même, elle pourrait bien représenter une nouvelle version, plus extrême, de la gauche au pouvoir. En aucun cas la bourgeoisie ne pourra devenir marxiste, mais elle peut et pourra imaginer des poisons idéologiques suffisam­ment puissants pour paralyser le mouvement vers la révolution prolétarienne ; c'est ce qui constitue; pour nous le problème essentiel. Aucune faiblesse ne pourrait être plus fatale pour la révolution que le manque de lucidité du prolétariat et de ses minorités politiques en ce qui concerne l'ensemble de toutes les armes dont dispose notre ennemi de classe.

SUR  LE COURS  HISTORIQUE.

A partir de ce qui vient d’être dit, nous sommes évidemment d'accord avec LLM lorsqu'il signale le lien entre notre vision des stratégies de la bour­geoisie et la question du cours historique. L'ar­gument selon lequel la bourgeoisie tend à unifier ses forces est fondé sur l'idée suivant laquelle la classe dominante s'y trouve contrainte par un mouvement inexorable vers des confrontations de classe majeures.

Mais la régression de LLM dans sa compréhension du mode de vie de la bourgeoisie s'accompagne d'une autre régression celle du cours "parallè­le", théorie de Battaglia Comunista et de la CWO, théorie adoptée également maintenant par le Communist Bulletin Group qui prétend même que telle était leur vision dès le début. L'influence du CBG sur la pensée de LLM apparaît sur de nombreuses questions, notamment celle de l'organisation -cf. son texte dans le No 5 de The Communist Bulletin. Dans un numéro antérieur de cette Revue, nous avons consacré un article à la vision de Battaglia sur cette question et nous n'avons pas l'intention ici de nous étendre sur ce point. Nous nous limi­terons donc à répondre uniquement à l'une des as­sertions de LLM, celle qui affirme que le CCI "suspend l'histoire" lorsqu'il prétend que le pro­létariat constitue un obstacle à la marche vers la guerre de la bourgeoisie.

Sur ce point, il n'y a personne d'autre que LLM qui "suspend l'histoire". Ainsi, il signale les grèves combatives en Russie avant la guerre de 14 et dit : "Vous voyez, ces grèves n'ont pas arrêté la guerre ; aussi, comment pouvez-vous prétendre qu'aujourd'hui la combativité est un obstacle à la guerre ?". Cette méthode fige l'histoire à 1914 et prend à son compte le fait que la bourgeoisie -limitée, après tout, par l'idéologie, n'est ce pas ?- n'a tiré aucune leçon de son expérience où elle est entrée dans une guerre mondiale avec un prolétariat dont la combativité n'avait pas été complètement écrasée. En fait, l'horrible exemple de 1917 a donné à la bourgeoisie une leçon qu'elle n'oubliera jamais. C'est pourquoi elle consacre toute la période des années 30 à s'assurer que la dernière goutte de la résistance prolétarienne a été effectivement asséchée et c'est précisément ce qu'elle essaie de faire aujourd'hui à nouveau.

On doit également dire que l'exemple des grèves en Russie, prises hors du contexte, ne prouve rien quant à 1914. Il nous est nécessaire de rappeler ici la citation d'Internationalisme 1945 que nous avons mentionnée dans notre article sur Battaglia:

"Ainsi la reprise partielle, la recrudescence de luttes et de mouvements de grèves constatés en 1913 en Russie ne diminue en rien notre affirma­tion. A regarder les choses de plus près, nous verrons que la puissance du prolétariat interna­tional à la veille de 1914, les victoires électo­rales, les grands partis sociaux-démocrates et les organisations syndicales de masse, gloire et fierté de la 2ème Internationale, n'étaient qu'une appa­rence, une façade cachant sous son vernis le pro­fond délabrement idéologique. Le mouvement ouvrier miné et fourré par 1'opportunisme régnant en maître, devait s'écrouler comme un château de cartes devant le premier souffle de la guerre."(Rapport à la conférence de juillet 1945 de la Gauche Communiste de France).

Et si l'exemple de la Russie 1913 ne tient aucun compte du véritable rapport de forces entre les classes de l'époque, la "preuve" avancée par LLM affirmant que les ouvriers du monde sont prêts à aller à la guerre parce que les ouvriers en Grande-Bretagne ont eu tendance à manifester leur "indif­férence" devant le spectacle des Falkland, montre que LLM est lui-même privé de toute méthode sé­rieuse pour appréhender ces questions.

Il est plutôt amusant de voir le CCI accusé de suspendre l'histoire par quelqu'un qui ne prend pas en considération la force motrice réelle de l'évolution historique -la lutte de classes. Pour LLM le lien entre la crise et la guerre (de même que le lien entre la crise et la conscience de la bourgeoisie de celle-ci) est entièrement mécanique et automatique : "si la dynamique profonde du ca­pital (l'accumulation) requiert la guerre, la guerre éclatera... quelle que soit la situation de la   lutte  de classe". Donc,  les contradictions inhérentes au capital sont réduites à leur aspect le plus réifié -les lois économiques objectives de l'accumulation- tandis que la contradiction entre le capital et le travail, la principale contradic­tion sociale, est évoquée hors de l'existence. Au lieu d'un combat dynamique entre deux forces sociales, on nous donne un tableau complètement statique : soit le prolétariat fait la révolution, soit il "reste sous l'emprise de l'idéologie domi­nante" et est "déjà défait idéologiquement" (Battaglia défend la même idée quand il nous dit que nous vivons sous le "joug de la contre-révolution jusqu'au surgissement de la révolution). C'est comme si les deux classes se dressaient telles des statues, l'une face à l'autre, dans leur position de combat, au lieu d'engager une lutte qui monte et descend, qui avance et recule, et sans laquelle le renforcement de l'agression d'un côté exige une réaction correspondante de l'autre. Une véritable suspension  du  mouvement  de  l'histoire...

Il est une chose que LLM pouvait reconnaître : c'est le fait que la vision de Battaglia et de la CWO du cours historique est conditionnée par leur incapacité à voir le prolétariat comme une force sociale même quand il n'a pas encore fait surgir le parti mondial. Un tel aveuglement peut conduire les libertaires et conseillistes d'aujourd'hui (voir l'article essentiellement anti-centraliste de LLM dans le Communist Bulletin) à commencer à caresser l'idée que tout est une question de "di­rection" et que le surgissement du parti est le seul facteur actif dans la situation. Mais pour nous, la possibilité réelle de reconstitution du parti est fondée sur le fait que nous allons vers des affrontements de classe massifs au coeur du système. Ces affrontements, non seulement clari­fieront la question du cours historique, mais nous permettront également de faire un gigantesque pas en avant dans notre compréhension du problème de la conscience -non seulement celle de la bourgeoi­sie, mais plus encore, celle du prolétariat et de la société humaine qui émergera de la révolution. Un saut qualitatif dans la lutte de classe exigera un saut correspondant sur le plan théorique ; mais en cherchant refuge dans les abris des empiristes et des sceptiques du mouvement révolutionnaire, le camarade LLM laisse passer la possibilité de faire une contribution réelle sur cette question fonda­mental .

CDW


[1] LLM recourt ici à une subtile déformation des mots, laissant supposer que, pour le CCI, les campagnes pacifistes, et même le conflit au Salvador, ont été créés ex nihilo, tels quels, par une bourgeoisie om­nipotente. Il laisse même supposer dans une note (que nous n'avons pas mentionnée, faute de place) que cette vision était implicitement contenue dans notre résolution sur la situation internationale au Sème Congrès du CCI, malgré la concurrence interne. Que dit, en réalité, la résolution ? Le texte parle des "grandes campagnes pacifistes qui touchent - avec un certain succès - la plupart des pays occidentaux" et qui "s'appuient sur une réelle inquiétude suscitée par les préparatifs guerriers". En d'autres termes, les campagnes pacifistes existent parce que la bourgeoisie a besoin de récupérer cette inquiétude et de 1'utiliser à des fins anti-ouvrières ; il ne s'agit pas d'une création ex nihilo mais d'un subtil travail de transformation de la combativité. Mais LLM prétend-t-il que ces campagnes ne sont pas organisées par la bourgeoisie ? Peut-être a-t-il momentanément oublié que la gauche, le CND (Campagne pour le Désarme­ment  Nucléaire),  etc. font  partie  de   la  bourgeoisie   ?

Nous aurions pu faire une remarque semblable à propos du Salvador : de tels conflits dans des régions sous-développées ont évidemment leurs bases objectives. La question pour nous est de savoir quel usage la bourgeoisie mondiale fait de ces conflits qui peut inclure, bien sûr, leur exacerbation pour des rai­sons de propagande et de mystification. Enfin, en ce qui concerne 1'approbation des USA à la prise de pouvoir des sandinistes, voir WR  n°27 "Les sandinistes, agents de1'impérialismeUS".

[2] L'organisation des dernières élections en RFA pour mettre en place l'orientation classique droite au pouvoir / gauche dans l'opposition était si évidente que la CWO, qui se situe habituellement sur la ligne de front de la critique empirique, pouvait écrire un article dans Workers'Voice n° 11 prenant clairement comme point de départ l'idée suivant laquelle le gouvernement a été mis en place non pas par la libre décision  du   "peuple  allemand",   mais  par   1'ensemble  du  bloc  occidental.

Questions théoriques: