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(à propos de la critique des thèses de Rosa Luxembourg par Nicolas Boukharine)
Le communisme est un vieux rêve de l'humanité. Un rêve aussi vieux que la société divisée en classes. Depuis que les hommes se sont vus contraints, pour subsister matériellement dans la nature de diviser leur communauté en classes antagoniques, ils rêvent plus ou moins d'une société humaine, réunifiée, d'une société communiste.
Ce rêve tend à apparaitre avec plus de force lorsque la société de classes entre en crise. Aujourd'hui, ce projet a plus de réalité que jamais. Il existe une classe qui peut le concrétiser : la classe ouvrière. Mais c'est en comprenant DE QUELLE CRISE souffre la société que l'on peut à la fois comprendre POURQUOI cette classe est révolutionnaire, historiquement, et DANS QUEL SENS elle doit agir. C'est pour cela que le marxisme reste indispensable à la conscience de la révolution. C'est pourquoi il est nécessaire de revenir sur les débats qui ont eu lieu dans le mouvement ouvrier sur la conception de la crise du capitalisme et sur les conséquences de ces conceptions.
COMPRENDRE LES CRISES, C'EST COMPRENDRE COMMENT DEPASSER LE CAPITALISME.
"En tant qu'idéal d'un ordre social reposant sur l'égalité et la fraternité entre les hommes, en tant qu'idéal d'une société communiste, le socialisme datait de milliers d'années. Chez les premiers apôtres du christianisme, chez diverses sectes religieuses du Moyen-âge, lors de la guerre des paysans, l'idée socialiste n'a cessé de jaillir comme expression la plus radicale de la révolte contre l'ordre existant. Mais justement comme idéal recommandable en tout temps et en tout lieu historique, le socialisme n'était que le beau rêve de quelques exaltés, un songe doré hors d'atteinte, comme l'arc en ciel dans les nuages.
(...) Un homme a tiré les dernières conséquences de la théorie du mode de production capitaliste, en se situant dès l'abord du point de vue du prolétariat révolutionnaire: Karl Marx. Pour la première fois, le socialisme et le mouvement ouvrier moderne se placèrent sur le terrain inébranlable de la connaissance scientifique." (Rosa Luxembourg, "Introduction à l'économie politique, Ch.1, partie5).
Les avenues emplies de voitures brillant aux éclairs des néons ont fait croire pendant des années qu'il n'y aurait plus jamais de crise économique. On avait rangé les photos jaunies des chômeurs des années 30 à côté des images de batailles napoléoniennes et des famines du Moyen Age. Les révolutionnaires marxistes qui, comme toujours depuis déjà près d'un siècle passaient leur temps à annoncer l'inévitabilité de la crise du capitalisme, étaient classés plus ou moins dans la même catégorie que les témoins de Jéhovah et leurs litanies sur :"la fin du monde est proche". Bourgeois, bureaucrates, spécialistes des "affaires sociales" proclamaient la "retentissante faillite du marxisme".
Aujourd'hui, la une des journaux du monde entier est régulièrement consacrée à l'aggravation d'une crise économique dont personne n'ose plus prédire la date de la fin... et dont personne ne prévoyait l'ampleur.
Belle revanche pour ceux qui depuis le milieu du siècle dernier s'efforcent de définir une vision du monde débarrassée des lunettes idéologiques de ceux qui profitent du système: une vision qui rejette l'idée suivant laquelle le capitalisme serait un système de production éternel ; une vision qui sache concevoir en permanence le capitalisme dans sa dimension historique, c'est à dire comme un système appelé à disparaitre tout comme l'esclavagisme et le servage féodal.
Le marxisme est essentiellement l'effort théorique de percevoir le monde du point de vue de la classe exploitée directement par le capitalisme, le prolétariat, dans le but d'un bouleversement révolutionnaire. Il est l'effort de comprendre SUR QUELLES BASES OBJECTIVES S'APPUIENT AUJOURD'HUI LA NECESSITE ET LA POSSIBILITE D'UNE ACTION REVOLUTIONNAIRE DE CETTE CLASSE.
Pour le marxisme, la révolution communiste n'est possible et nécessaire que dans la mesure où le capitalisme s'avère incapable de remplir la fonction historique pour laquelle surgit tout système économique dans l'histoire : permettre aux hommes de subvenir à leurs nécessités matérielles. L'incapacité de continuer à remplir cette fonction se traduit dans les faits par la crise économique qui paralyse l'appareil de production.
Il n'y a jamais eu de lutte prolétarienne importante en dehors des périodes de crise économique. Il ne peut y avoir de révolution ouvrière sans crise économique. Seul cet effondrement de l'économie peut avoir la force de déstabiliser l'ordre social au point de permettre aux forces vives de la société, le prolétariat mondial, et avec lui à l'ensemble des exploités du monde de bâtir un nouveau monde conçu par eux, adapté aux techniques et aux possibilités d'une humanité unifiée par la volonté des producteurs eux-mêmes.
Les lignes de force de l'existence du capitalisme, l'évolution de ses formes de vie, trouvent aussi une explication dans la lutte permanente du système contre ses propres contradictions, pour éviter ses crises économiques. Les gérants du capital mondial ne sont pas passifs face au développement des contradictions internes de leur système et aux crises de plus en plus dévastatrices que l'exacerbation de ces contradictions provoque. L'impérialisme, les guerres, la tendance à l'étatisation de la société, par exemple, sont incompréhensibles si on ne sait ce qui contraint le capitalisme à y recourir de façon de plus en plus systématique. Pour comprendre les palliatifs que le capitalisme tente d'appliquer à sa maladie, il faut comprendre la nature et les causes mêmes de cette maladie, donc de ces crises.
Dans l'article "Les théories des crises, de Marx à l'Internationale Communiste" (paru dans la Revue Internationale n°22), nous avions insisté sur le lien qui existe entre les débats théoriques sur l'analyse des crises du capitalisme et des problèmes aussi cruciaux pour le mouvement ouvrier que l'alternative REFORME OU REVOLUTION, ou la participation du prolétariat aux GUERRES IMPERIALISTES.
A travers la critique formulée par Boukharine aux analyses des crises de Rosa Luxembourg, c'est surtout la question du CONTENU du communisme, la définition de la nouvelle société qui se trouve posée.
Pour être viable historiquement, la nouvelle société qui succédera au capitalisme devra avoir la capacité d'empêcher que ne se reproduise ce qui bloque actuellement la société. La seule certitude que nous pouvons avoir, c'est que le communisme s'il existe sera tel qu'il aura dépassé les contradictions actuelles du capitalisme.
Le féodalisme s'est imposé à l'esclavagisme parce qu'il permettait à une population de subsister par elle-même sans dépendre du pillage d'autres populations; le capitalisme s'est à son tour imposé historiquement devant l'effondrement du féodalisme par sa capacité à permettre la concentration de forces productives matérielles et humaines que l'émiettement de la société en fiefs autonomes et jalousement isolés les uns des autres rendait impossible.
Si l'on veut savoir ce que sera le communisme, il faut commencer par savoir qu'est ce qui ne va pas dans la société présente ; où est ce que se bloque la machine ; qu'est ce qui dans les rapports de production capitalistes a fini par empêcher les hommes de produire à leur faim ; si nous parvenons à déterminer où se trouve le cœur de la maladie capitaliste, nous pouvons en déduire ce que devront être les caractéristiques HISTORIQUEMENT VITALES de la société future.
Comprendre les causes des crises du capitalisme, c'est donc comprendre en quoi et pourquoi le socialisme est une nécessité et une possibilité historique. C'est aussi comprendre COMMENT le capitalisme peut être dépassé, ce qu'il faut détruire et quelles sont les bases d'une communauté réelle de l'humanité.
Derrière les différences théoriques qui opposent les analyses des crises de Rosa Luxembourg et celles de Boukharine, se dessinent deux conceptions radicalement différentes de ce que sont les fondements économiques de la société à construire sur les ruines de l'ancienne.
Rosa Luxembourg place au centre des contradictions du capitalisme la limite imposée à son développement par la généralisation du salariat. De ce point de vue, la question cruciale dans la construction d'une société communiste, c'est donc L'ELIMINATION DU SALARIAT, l'abolition du travail salarié.
Pour Boukharine, l'incapacité fondamentale du capitalisme est celle de dépasser ses divisions internes et de maitriser "L'ANARCHIE" de sa production. En conséquence, la CENTRALISATION DES MOYENS DE PRODUCTION aux mains de l'Etat et la PLANIFICATION apparaissent en elles-mêmes comme un dépassement du capitalisme. Ainsi, se référant à l'Union Soviétique, où étatisation et planification de la production ont été développées mais où subsiste le salariat, Boukharine parle, en 1924, de "la contradiction entre le monde capitaliste et le NOUVEAU système économique de l'Union Soviétique".
C'est en ayant en vue cet aspect qu'il est le plus important de répondre à la brochure écrite par Boukharine en 1924 pour critiquer l'analyse de Rosa Luxembourg : "L'impérialisme et l'accumulation du capital."
L'ANALYSE DES CRISES DE SURPRODUCTION PAR ROSA LUXEMBOURG.
Les crises du capitalisme prennent la forme de crises de surproduction. Les usines ferment, noyées dans des stocks de marchandises qui n'ont pas trouvé d'acheteurs alors qu'en même temps on jette à la rue des chômeurs et réduit le salaire de ceux qui restent au travail. Le capitalisme a détruit le pouvoir d'achat de la population non intégrée au capitalisme en détruisant son mode de production. Les mieux lotis parmi cette population se sont intégrés comme esclaves dans le système capitaliste. Les autres, plus nombreux, sont réduits à la famine (2/3 de l'humanité).
Il y a "surproduction" non pas vis à vis des besoins "absolus" de la société, mais vis à vis des besoins "solvables", c'est à dire de la capacité d'achat de la société dominée par le capital.
L'originalité des thèses de R.L. ne consiste pas dans l'analyse de la cause fondamentale, "ultime" des crises économiques du capitalisme. Au niveau de la "cause" elle ne fait que reprendre l'analyse de Marx:
"La raison ultime de toutes les crises réelles, c'est toujours la pauvreté et la consommation restreinte des masses, face à la tendance de l'économie capitaliste à développer les forces productives comme si elles n 'avaient pour limites que le pouvoir de consommation absolu de la société" ([1]).
Tout comme pour Marx, pour Luxembourg, la contradiction qui condamne le capitalisme aux crises économiques est celle, d'une part entre sa nécessité de développer en permanence sa capacité de production, sous la pression de la concurrence, et d'autre part l'impossibilité de créer lui-même des débouchés suffisants pour absorber cette masse toujours croissante de marchandises. Le capital est simultanément contraint de jeter sur le marché une masse toujours croissante de produits à vendre, et de limiter par ailleurs la capacité d'achats des masses salariées.
"La surproduction, écrit Marx, a spécialement pour condition la loi générale de la production du capital : produire à la mesure des forces productives (c'est à dire selon la possibilité qu'on a d'exploiter la plus grande masse possible de travail avec une masse donnée de capital) sans tenir compte des limites existantes du marché ou des besoins solvables, et en y procédant par un élargissement constant de la production et de l'accumulation donc par une reconversion constante du revenu en capital, tandis que d'autre part, la masse des producteurs demeure et doit nécessairement demeurer limitée à un niveau moyen de besoins de par la nature de la production capitaliste." ([2]) (souligné par nous)
Rosa Luxembourg reprend à son compte la même analyse de la cause essentielle des crises capitalistes. Son apport se situe à un niveau plus concret et historique. La question à laquelle elle répond est la suivante : à partir de quand cette contradiction transforme-t-elle les rapports de production capitalistes en une lourde entrave au développement des forces productives de l'humanité?
R.L. répond : à partir du moment où le capitalisme a étendu sa domination au monde entier.
"Le mode de production capitaliste pourrait avoir une puissante extension s'il devait refouler partout les formes arriérées de production. L'évolution va dans ce sens. Cependant, cette évolution enferme le capitalisme dans la contradiction fondamentale : plus la production capitaliste remplace les modes de production plus arriérés, plus deviennent étroites les limites du marché créé par la recherche du profit, par rapport aux besoin d'expansion des entreprises capitalistes existantes" (R.Luxembourg : Introduction à l'Economie Politique -dernier chapitre)
Pour Rosa Luxembourq, les marchés supplémentai-dont le capital a besoin pour se développer, il les trouve dans les secteurs "non-capitalistes"; l'expansion coloniale du capitalisme, qui atteint son apogée au début de ce siècle, traduit la recherche par les premières puissances capitalistes de ces nouveaux débouchés. (Rosa Luxembourg ne fait d'ailleurs que développer l'idée du Manifeste
Communiste en 1848 : "Poussée par le besoin de débouchés toujours plus larges pour ses produits, la bourgeoisie envahit toute la surface du globe").
Au 19ème siècle, du vivant de Marx, le capitalisme connait une série de crises économiques.
"La bourgeoisie, nous dit le Manifeste, les surmonte, d'une part en imposant la destruction d'une masse de forces productives; d'autre part en s'emparant de marchés nouveaux et en exploitant mieux les anciens."
Pour Rosa Luxembourg, un changement qualitatif se produit dans la vie du capitalisme mondial à partir du moment où les "nouveaux débouchés" deviennent de plus en plus rares et insuffisants en égard du développement des puissances capitalistes. L'arrivée de nouvelles puissances, telles que l'Allemagne et le Japon sur le marché mondial au début du siècle conduit ainsi à de nouvelles crises. Mais contrairement à celles du 19ème siècle, celles-ci ne pourront pour ainsi dire plus être surmontées par la conquête de "marchés nouveaux". Des "solutions" indiquées par Marx et Engels dans le Manifeste, celles qui vont passer au premier plan, c'est la meilleure exploitation des anciens marchés, et SURTOUT LA DESTRUCTION DE FORCES PRODUCTIVES. La première guerre mondiale avec ses 24 millions de morts, la guerre totale et à outrance entrainant la destruction systématique de l'appareil productif des capitaux concurrents afin de s'emparer de leurs anciens marchés, traduit dans toute son horreur barbare la fin de l'époque florissante du capitalisme.
La contribution de Rosa Luxembourg à la théorie marxiste consista donc essentiellement dans l'explication de comment la contradiction entre production et consommation qui caractérise le capitalisme depuis sa naissance, conduit celui-ci -à partir du moment où il a étendu sa domination à la planète entière- à l'IMPERIALISME et à l'autodestruction de l'humanité, mettant définitivement à l'ordre du jour de l'histoire son dépassement par une société basée sur des rapports de production nouveaux.
Si les usines ferment par manque de débouchés solvables alors que la misère matérielle de l'humanité se développe, il n'y a d'autre issue historique que l'élimination de la planète des lois du marché, et plus particulièrement DU SALARIAT.
En généralisant le salariat, le capitalisme a généralisé le marché comme médiation entre l'activité des hommes en tant que producteurs, et leur activité en tant que consommateurs. Dépasser le capitalisme, c'est de ce point de vue, détruire cette médiation et rétablir le lien direct entre la production et la consommation. Du point de vue de l'analyse de R.Luxembourg, la marche révolutionnaire s'identifie avec le combat contre le salariat (c'est à dire contre l'utilisation de la force de travail comme marchandise); son objectif immédiat ne peut être autre que celui de soumettre la production à la consommation, d'orienter la production directement en fonction des nécessités matérielles des hommes. Autrement, c'est l'impasse.
REPONSE AUX CRITIQUES DE BOUKHARINE A ROSA LUXEMBOURG
Au delà de son objectif théorique immédiat : l'analyse des crises du capitalisme, le travail de Boukharine s'inscrivait dans le cadre de la "bolchévisation" des partis de l'Internationale Communiste ([3]). Boukharine se donne pour tâche de "détruire" l'analyse de R.Luxembourg et pour cela il fait flèche de tout bois. Il critique tout ce qui lui passe sous les yeux sans chercher toujours à voir quelle peut être la cohérence générale de ce qu'il analyse et sans crainte d'aboutir à des contradictions. Cependant, on trouve dans sa brochure la formulation des principales critiques qui ont été reprises soit l'une, soit l'autre aussi bien par les staliniens et les trotskystes que par les bordiguistes ou des ex-trotskystes comme Raya Dunayevskaya.
L'essentiel de cette critique peut être formulée de la façon suivante :
Luxembourg se trompe lorsqu'elle affirme que le capital ne peut pas créer ses propres débouchés pour assurer son développement; le problème posé par R.Luxembourg -"pour qui produire"- est un faux problème; les ouvriers peuvent constituer un débouché suffisant pour assurer cette expansion; enfin, Luxembourg ignore ou néglige dans son explication des crises, les principales contradictions mises en lumière par Marx -et en particulier "l'anarchie de la production capitaliste".
LE CAPITAL PEUT-IL CREER SES PROPRES DEBOUCHES ?
Voici comment Rosa Luxembourg pose le problème :
"Ce qu'il faut expliquer, ce sont les grands actes d'échanges sociaux, qui sont provoqués par des besoins économiques réels. (...) Ce qu'il nous faut trouver, c'est la demande économique du surproduit ...".("L'accumulation du capital". Chapitre 9).
Pour R.Luxembourg, suivant les théories de Marx, le développement du capital, son accumulation se traduit par un accroissement de la capacité de production et donc, du produit de l'exploitation des ouvriers: le surproduit. Etudier les conditions de ce développement, c'est donc déterminer entre autre, qui achète ce surplus de production, qui achète la part de la production sociale qui reste une fois que les prolétaires ont dépensé leur salaire et que les capitalistes ont d'une part remplacé les matières premières et l'usure des outils de production, et d'autre part prélevé leur part de profit pour leur consommation personnelle. En d'autres termes, qui achète la part du profit destinée à être transformée en nouveau capital, en nouveaux moyens d'exploitation du travail !
La production capitaliste crée elle-même un marché, un "besoin économique réel" pour la plus grande partie de la production : la masse des salaires versés (capital variable), les dépenses pour restaurer l'usure de l'appareil productif et les matières premières consommées (capital constant) et enfin, les dépenses des capitalistes pour leur consommation personnelle (part de la plus-value non réinvestie), tout cela constitue un besoin "économique réel", "une demande solvable" du point de vue du capital. Tout cela constitue la partie de la production que le capitalisme peut "s'acheter à lui-même". Mais il reste une part de la production à vendre : la part du surtravail que les capitalistes -contrairement à ce que faisaient les seigneurs féodaux et les maîtres d'esclaves de l'antiquité qui consommaient personnellement tout leur profit- ne consomment pas afin de pouvoir accroître leur capital, afin de pouvoir le reproduire non plus "simplement", tel qu'il était au départ du cycle de production, mais de façon "élargie". Cette part de la production est très petite en comparaison avec la masse totale produite. Mais, de sa "réalisation", c'est-à-dire de sa vente, dépend que le capitalisme puisse ou non continuer son accumulation, son élargissement. R.Luxembourg affirme que cette partie de la plus-value ne peut, dans les conditions capitalistes, être vendue, ni aux ouvriers, ni aux capitalistes, Elle ne peut être employée, ni à l'accroissement de la consommation de la classe dominante -comme dans les systèmes passés- ni à la consommation des ouvriers.
"... La consommation croissante de la classe capitaliste ne saurait en tout cas être considérée comme le but final de l'accumulation; au contraire pour autant que cette consommation s'effectue et s'accroit, il ne peut y avoir d'accumulation; la consommation personnelle des capitalistes entre dans la catégorie de la reproduction simple. Il s 'agit au contraire de savoir pour qui les capitalistes produisent lorsqu'ils "pratiquent l'abstinence" au lieu de consommer eux-mêmes leur plus-value, c'est à dire, lorsqu’ils accumulent. A plus forte raison, le but de 1'accumulation ne saurait être du point de vue capitaliste, l'entretien d'une armée d'ouvriers toujours plus nombreuse. La consommation des ouvriers est une conséquence de l'accumulation, elle n'en est jamais ni le but ni la condition, à moins que les bases de la production capitaliste ne soient bouleversées. D'ailleurs les ouvriers ne peuvent jamais consommer que la partie du produit correspondant au capital variable, et pas un sou de plus. Qui donc réalise la plus-value toujours croissante ? " ("L'accumulation du capital". Chapitre 25).
Et R. Luxemburg répond : les secteurs non-capitalistes. Le capital ne peut pas constituer un marché pour toute sa production.
Pour qui produisent les capitalistes ?
Boukharine reproduit ce morceau dans sa brochure et pour y répondre commence par mettre en question la façon même de poser le problème.
"Avant tout, peut-on poser la question du point de vue du BUT subjectif (même subjectif de classe) ? Que signifie soudainement une telle TELEOLOGIE (étude de la finalité) dans les sciences sociales ? Il est clair que la problématique même est incorrecte méthodologiquement, pour autant qu'il s'agit là d'une formulation sérieuse et non d'une tournure métaphorique. En effet, prenons par exemple une loi économique reconnue par la camarade R. Luxembourg elle-même, par exemple la loi de la baisse tendancielle du taux de profit. "Pour qui", c'est à dire, dans l'intérêt de qui cette baisse se produit-elle ? La question est évidemment absurde, il n'est pas permis de la poser, car la notion de but est exclue ici, à priori. Chaque capitaliste (Souligné par nous) cherche à obtenir un profit différentiel (et y réussit parfois); d'autres le rattrapent, et comme résultat nous avons un fait SOCIAL : la baisse du taux de profit. De la sorte, la camarade Luxembourg abandonne la voix de la méthodologie marxiste en renonçant à la rigueur conceptuelle de l'analyse de Marx." (Boukharine."L'impérialisme et l'accumulation du capital". Chapitre 1).
Boukharine a raison de dire qu'il est absurde de poser la question "POUR QUI baisse le taux de profit". La baisse du taux de profit est une tendance concernant la mesure d'une proportion économique (profit sur capital engagé). C'est une tendance qui n'a pas "de destinataire". Elle n'est pas créée par quelqu'un en vue de la fournir à quelqu'un d'autre. La question "pour qui" n'a aucun sens. Mais il en est tout autrement de la question "Pourquoi les capitalistes décident-ils d'augmenter leur production ?".
Le capitaliste produit pour vendre et réaliser un profit. Il n'augmente sa production que s'il sait qu'il aura un débouché, des acheteurs capables de réaliser le travail qu'il a extirpé à ses ouvriers en argent comptant. Le capitaliste ne développe sa production que s'il sait A QUI VENDRE, ce qui est la traduction capitaliste de la question plus générale : POUR QUI PRODUIRE ? Et cette question est pour lui tellement cruciale que s'il ne sait y répondre, il est condamné à la faillite.
Boukharine accepte finalement de répondre à la question mais à condition, dit-il, de la poser d'un point de vue OBJECTIF. Voilà comment il commence donc sa réponse : "...sa question... ne devient significative que sous une forme objective, à savoir : tout système social croissant quelle que soit son enveloppe historico-économique, quelques contradictions qu'il développe, quelques soient les motifs qui guident ses agents dans leur activité économique, suppose un lien absolument objectif (même s'il est INDIRECT) entre la production et la consommation. En outre, L'ACCROISSEMENT DE LA CONSOMMATION, comme résultat de L'ACCROISSEMENT DE LA PRODUCTION, comme autre côté de cet accroissement, est la CONDITION FONDAMENTALE DE LA CROISSANCE DE TOUT SYSTEME SOCIAL." (p.29. souligné par Boukharine).
En d'autres termes, la production crée elle-même son propre débouché. Plus on produit, et plus on consomme. Si on applique le raisonnement de Boukharine aux situations de crise capitaliste, on aboutit à l'absurdité suivante : que doivent faire les capitalistes lorsqu'ils sont confrontés à une crise généralisée de surproduction et qu'ils n'arrivent pas. à écouler des stocks de marchandises invendues ? Le docteur Boukharine leur répond : produisez encore plus ! Ne vous en faites pas, OBJECTIVEMENT, l'accroissement de la consommation n'est que le RESULTAT, "L'AUTRE COTE" de l'accroissement de la production !
C'est peut-être une raisonnement logique, qui satisfait l'esprit théorique de Boukharine, mais il n'arrange pas beaucoup les affaires du capitaliste qui ne sait plus où entreposer ses marchandises produites, mais invendues.
Répondant à l'économiste français J.B. Say et à sa fameuse loi selon laquelle la production créé automatiquement son marché, Marx écrivait dans "La critique de l'économie politique" :
"L'équilibre métaphysique des achats et des ventes se ramène à ceci : chaque achat est une vente et chaque vente, un achat. Cela n'a rien de bien consolant pour les détenteurs de marchandises qui n'arrivent pas à les vendre, ni donc à acheter". (Partie sur "La métamorphose des marchandises")
On appelle "sophisme" un raisonnement qui est conforme aux règles de la logique mais aboutit à des conclusions fausses, c'est à dire contredites par la réalité qu'elles prétendent cerner. C'est le cas du raisonnement de Boukharine.
Boukharine dit une vérité : quel que soit le type de société qu'on envisage, il y a un lien "objectif" entre la production et la consommation. Pour produire, il faut consommer, ne fut-ce que des aliments pour ceux qui produisent. Pour consommer, il faut produire de quoi consommer. C'est une vérité, mais elle n'est ni très originale, ni très utile ici. De l'âge de pierre au capitalisme, il y a toujours un lien "absolument objectif" entre production et consommation. Mais CE LIEN n'est pas le même dans tous les systèmes de production qui se sont succédés dans l'histoire.
Dans le capitalisme en particulier, CE LIEN "ABSOLUMENT OBJECTIF" se trouve totalement bouleversé par la généralisation du salariat. Le capitalisme fait connaître à l'humanité un phénomène qu'elle ne pouvait même imaginer pendant les millénaires précédents : les crises de surproduction. Pour la première fois dans l'histoire, il peut y avoir accroissement de la production de biens aptes à la consommation, sans que cela s'ensuive d'une augmentation de la consommation. Qui plus est, pendant les crises de surproduction, la consommation baisse, du fait des licenciements et des baisses de salaire, et les ouvriers qui restent au travail doivent travailler plus dur que jamais sous la menace du chômage. En ce sens, la platitude de Boukharine sur le lien "absolument objectif" qui existe entre production et consommation "dans tout système social croissant" ne fait pas avancer la question d'un iota. Au contraire, en noyant le capitalisme dans la nuit des temps des systèmes précédents, on ne fait qu'embrouiller le problème, voire le rendre insoluble.
Cependant, Boukharine persiste et signe. "L'ACCROISSEMENT DE LA CONSOMMATION, -dit-il- comme résultat de L'ACCROISSEMENT DE LA PRODUCTION, est LA CONDITION FONDAMENTALE DE LA CROISSANCE DE TOUT SYSTEME SOCIAL".
Ce faisant, il nous dit :
1)une trivialité
2) une stupidité qui fut le cheval de bataille de la plupart des économistes bourgeois au 19ème siècle.
Une trivialité : l'accroissement de la consommation présuppose un accroissement de la production. Il est assez évident que pour consommer plus, il faut d'abord qu'il y ait plus de biens à consommer, donc plus de biens de consommation produits. On peut difficilement consommer ce qui n'existe pas. Une stupidité : l'accroissement de la consommation est un résultat de l'accroissement de la production. Dans le capitalisme, on peut produire plus sans que pour autant il y ait augmentation de la consommation. Il n'y a que dans le capitalisme qu'une telle chose est possible -la surproduction-mais c'est justement du capitalisme et de ses crises qu'il est question ici, et non des systèmes précapitalistes.
L'accroissement de la consommation n'est systématiquement un produit de l'accroissement de la production que dans des systèmes sociaux où la production est orientée vers la consommation immédiate des producteurs.
Dans les sociétés sans classes du "communisme primitif", les hommes se répartissaient plus ou moins égalitairement le résultat de leur production. Lorsque le produit de la chasse, de l'élevage ou de l'agriculture augmentait, la consommation augmentait automatiquement d'autant.
Dans les sociétés du type de l'esclavagisme antique ou du féodalisme, la classe dominante s'emparait du surproduit du travail des exploités et elle le consommait. Lorsque la production se développait, cela se traduisait d'une part, par une éventuelle augmentation de la consommation des travailleurs, (cela dépendait en partie du bon vouloir des maîtres), et, de la consommation de la classe dominante. Sous une forme ou sous une autre, un accroissement de la production avait systématiquement pour résultat une augmentation de la consommation.
Dans le capitalisme, ce lien systématique est rompu. Le lien entre le producteur et le consommateur est devenu contradictoire. Le capital ne se développe qu'en réduisant la part de la consommation.
"Le mode de production capitaliste a cette particularité que la consommation humaine qui, dans toutes les économies antérieures, était le but, n'est plus qu'un moyen au service du but proprement dit : l'accumulation capitaliste. La croissance du capital apparaît comme le commencement et la fin, la fin en soi et le sens de toute la production. L'absurdité de tels rapports n'apparaît que dans la mesure où la production capitaliste devient mondiale. Ici, à l'échelle mondiale, l'absurdité de l'économie capitaliste atteint son expression dans le tableau d'une humanité entière gémissant sous le joug terrible d'une puissance sociale aveugle qu'elle a elle-même créée inconsciemment : le capital. Le but fondamental de toute forme sociale de production : l'entretien de la société par le travail, la satisfaction des besoins apparaît ici complètement renversé et mis la tête en bas puisque la production pour le profit est non plus pour l'homme devient la loi sur toute la terre et que la sous-consommation, l'insécurité permanente de la consommation et par moments la non-consommation de l'énorme majorité de l'humanité deviennent la règle." (R. Luxembourg, "Introduction à l'Economie politique". Ch. sur "Les tendances de l'économie capitaliste".)
Tout comme les économistes bourgeois qui croient que les lois de production capitaliste ont existé de tout temps car elles sont "naturelles", Boukharine ne parvient pas à cerner ce qui distingue fondamentalement le capitalisme des autres types de sociétés dans l'histoire. Cela le conduit aussi bien à imaginer un capitalisme avec des caractéristiques du communisme qu'à concevoir un communisme ou du moins la rupture avec le capitalisme comme du capitalisme d'Etat -ce qui est beaucoup plus lourd de conséquences politiques .
LES OUVRIERS PEUVENT-ILS CONSTITUER LA DEMANDE SUPPLEMENTAIRE NECESSAIRE AU DEVELOPPEMENT DU CAPITAL ?
Pour argumenter contre l'analyse de R.Luxembourg, Boukharine prétend que l'accroissement de la consommation des ouvriers peut constituer le débouché nécessaire à la réalisation du profit capitaliste et donc à l'expansion de l'accumulation du capital.
"La production de la force de travail est indiscutablement la condition préalable de la production des valeurs matérielles, de la plus-value du capital. La production de la force de travail SUPPLEMENTAIRE est indubitablement la condition préalable de l'accroissement de l'accumulation." "(...) En réalité, le fait est que les capitalistes embauchent des OUVRIERS SUPPLEMENTAIRES, qui représentent ensuite précisément une demande supplémentaire". (Boukharine, Idem, Ch.1)
"Indubitablement" Boukharine évolue dans un monde théorique étranger à la réalité du capitalisme et de ses crises. théorique d'un capitalisme planifié et centralisé, qui, suivant ses directives se débarrasserait des crises :
"Représentons-nous (...) un régime CAPITALISTE COLLECTIF (capitalisme d'Etat) où la classe capitaliste est unie en un trust unique, et où, par conséquent, nous avons, une économie organisée, mais en même temps antagoniste du point de vue de classes (...) l'accumulation est-elle possible en ce cas ? Certes oui. Il n'y a pas de crise car, LES DEMANDES RECIPROQUES DE LA PART DE CHAQUE BRANCHE DE LA PRODUCTION A L'EGARD DE CHAQUE AUTRE BRANCHE AUSSI BIEN QUE LA DEMANDE DE CONSOMMATION, tant de la part des capitalistes que de la part des ouvriers sont données d'avance (il n'y a pas "d'anarchie de la production", il y a un plan rationnel du point de vue du capital). En cas de "mécompte" dans les moyens de production, 1'excédent est stocké, et, la rectification correspondante est effectuée au cours de la période de production suivante. D'autre part, en cas "d'erreur de calcul " pour les moyens de consommation des ouvriers ON DONNE CE SUPPLEMENT COMME "FOURRAGE" AU MOYEN D'UNE DISTRIBUTION GRATUITE, OU BIEN ON A-NEANTIT LA PORTION CORRESPONDANTE DU PRODUIT (souligné par nous). En cas de mécompte dans la production de produits e luxe,"l'issue" est également claire. Par conséquent, il ne peut y avoir dans ce cas de crise de surproduction". (Boukharine, idem, fin du Ch.3)
Boukharine prétend résoudre théoriquement le problème en l'éliminant. Le problème des crises de surproduction du capitalisme ., c'est la difficulté à vendre". Boukharine nous dit : on n'a qu'à procéder à "UNE DISTRIBUTION GRATUITE" ! Si le capitalisme avait la possibilité de distribuer gratuitement ce qu'il produit, il ne connaitrait effectivement jamais de crise majeure. Sa principale contradiction étant de ce fait résolue. Mais un tel capitalisme ne peut exister que dans la tête d'un Boukharine en mal d'arguments. La distribution "gratuite" de la production, c'est-à-dire l'organisation de la société de sorte que les hommes produisent directement pour eux-mêmes, cela constitue effectivement la seule solution pour l'humanité. Seulement, cette solution, ce n'est pas un capitalisme "organisé" mais le communisme.
Dans la réalité, une nation capitaliste qui s'amuserait à distribuer gratuitement sa production aux producteurs perdrait toute compétitivité économique face aux nations concurrentes par l'élévation de ses "coûts" de main d'œuvre. Dans la jungle du marché mondial, les capitaux qui survivent sont ceux qui vendent à meilleur prix, donc ceux qui font produire leurs exploités avec les coûts les plus bas. La consommation ouvrière est un coût, une charge pour le capital -non un but. Marx avait déjà répondu à ce genre d'élucubrations théoriques :
"Dans des régimes où les hommes produisent pour eux-mêmes, il n'y a pas de crise, mais il n'y a pas de production capitaliste non plus. (...) Dans le capitalisme, (...) un homme qui a produit n'a pas le choix entre vouloir vendre et ne le vouloir pas. Il lui faut vendre"
"Il ne faut jamais oublier que dans la production capitaliste, il ne s'agit pas de valeur d'usage, mais de valeur d'échange, et spécialement de l'augmentation de la plus-value. C'est là le moteur de la production capitaliste et c'est vouloir embellir les faits que de faire abstraction de sa base même dans le seul but d'évacuer les contradictions de la production capitaliste et d'en faire une production qui est orientée par la consommation immédiate des producteurs". Marx. ([4])
Un des arguments les plus fréquemment employés contre l'analyse de Rosa Luxembourg, Boukharine le formule de la façon suivante :
"Rosa Luxembourg se rend l'analyse trop aisée. Elle privilégie une contradiction, à savoir, celle entre les conditions de la production de la plus-value et les conditions de la réalisation, la contradiction entre la production et la consommation dans les conditions du capitalisme. (...
R. Luxembourg négligerait des contradictions, telle celle entre "les différentes branches de production, la contradiction entre l'industrie et l'agriculture limitée par la rente foncière, l'anarchie du marché et la concurrence, la guerre en tant que moyen de cette concurrence, etc." (Boukharine, idem. Ch. 5)
Nous traiterons de cette question dans la suite de cet article. (à suivre )
R.V
{C}{C}{C}{C}{C}{C}[1]{C}{C}{C}{C}{C}{C} K.Marx. « Le Capital », livre 3, 5° section III ;
{C}{C}{C}{C}{C}{C}[2]{C}{C}{C}{C}{C}{C} K.Marx « Théories sur la plus-value ». Fin du 17° chapitre ;
{C}{C}{C}{C}{C}{C}[3]{C}{C}{C}{C}{C}{C} "Un certain nombre de camarades du parti communiste d'Allemagne étaient, et pour une part sont encore d'avis, qu'on ne saurait baser un programme révolutionnaire que sur la théorie de l'accumulation de la camarade R. Luxemburg. L'auteur du présent ouvrage, qui est d'un avis différent, dut nécessairement se "charger d'un travail analysant d'un point de vue critique l'Accumulation du capital. CELA FUT D'AUTANT PLUS NECESSAIRE QUE, PAR SUITE DU MOT D'ORDRE DE BOLCHEVISATION des partis membres de l'Internationale Communiste, on commença à discuter de questions telles que la question nationale, agraire et coloniale, sur lesquelles la camarade R. Luxembourg avait adopté une attitude différente de l'attitude orthodoxe du bolchévisme. Il fallait donc examiner si il n'y avait pas de rapport entre les erreurs qu'elle avait commise dans ces questions et les erreurs théoriques de son Accumulation du capital.". (Boukharine, Préface de 1925 à "L'Impérialisme et l'accumulation du capital")
{C}{C}{C}{C}{C}{C}{C}{C}[4] K.MARX, « Théories sur le plus-value ».