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INTRODUCTION
Le renouveau de la combativité ouvrière depuis plus d'un an oblige les organisations révolutionnaires à développer leur intervention. Plus que jamais, il faut savoir comprendre rapidement l'enjeu d'une situation et intervenir en mettant en avant "les buts généraux du mouvement" de façon concrète et compréhensible.
L'intervention concrète dans les luttes est un test, la mesure de la solidité théorico-politique et organisationnelle d'un groupe révolutionnaire. Dans ce sens, des ambigüités, voire des tergiversations sur le plan programmatique se traduisent inévitablement par des interventions fausses, floues, éparpillées, ou même par une paralysie face à la réalité d'un mouvement de montée des luttes. Par exemple, dans les luttes actuelles et à venir, la compréhension du rôle des syndicats est une question-clé pour le développement de l'autonomie du prolétariat sur son terrain de classe. Si un groupe révolutionnaire n'a pas compris que les syndicats ne sont plus des organes de la classe ouvrière et sont devenus à tout jamais et sans aucun chemin de retour des armes de l'État capitaliste en milieu ouvrier, ce groupe ne peut pas contribuer à l'évolution de la conscience de classe.
L'action même de la classe exige des réponses nettes sur l'ensemble des fondements théoriques d'un programme de classe : que ce soit à propos de la crise économique, ou que ce soit à propos des luttes de libération nationale ou des diverses expressions de la décomposition du monde bourgeois en général. C'est pour cette raison que la discussion et la réflexion dans les groupes révolutionnaires aujourd'hui et entre les groupes sur le terrain international se donne comme but de clarifier, de critiquer, de compléter et d'actualiser l'héritage des positions politiques du marxisme et surtout de la dernière grande organisation ouvrière internationale, l'Internationale Communiste.
Mais l'intervention concrète au cours des affrontements de classe ne mesure pas seulement les capacités "théoriques", "programmatiques", d'une organisation, elle est aussi une mesure des capacités organisationnelles d'un groupe politique prolétarien. Pendant les dix années qui nous séparent de la vague de luttes de 1968, le milieu révolutionnaire a travaillé longuement et péniblement pour prendre conscience de la nécessité d'un travail organisé internationalement ; pour entretenir et développer une presse révolutionnaire, pour créer des organisations dignes de ce nom. Dans la période actuelle de resurgissement des luttes, un groupe qui n'est pas capable de se mobiliser, de marquer sa présence politique, d'intervenir énergiquement quand les événements se précipitent est voué à l'échec, à l'impuissance. Aussi justes puissent être ses positions politiques elles se trouvent réduites à un pur verbalisme, à des phrases creuses. Pour une organisation prolétarienne, l'efficacité de son intervention dépend des principes programmatiques ainsi que de la capacité de se donner un cadre organisationnel conforme à ces principes. Mais si ce sont là des conditions nécessaires, ce ne sont pas pour autant des conditions suffisantes. De même que la capacité de créer une organisation politique appropriée ne découle pas automatiquement d'une compréhension théorique des principes communistes, mais nécessite en plus une prise de conscience spécifique de la question d'organisation des révolutionnaires (appréhender et savoir adapter les enseignements du passé aux spécificités de la période actuelle), de la même façon, l'intervention efficace dans les luttes actuelles n'est pas le résultat automatique d'une compréhension théorique ou organisationnelle. La réflexion et l'action forment un tout cohérent, la praxis, mais chaque aspect de la totalité apporte sa contribution à l'ensemble et exige des capacités spécifiques.
Sur le plan théorique, il faut savoir analyser les rapports de forces entre les classes mais sur un laps de temps assez long, à l'échelle des phases historiques. Les positions de classe, le programme communiste, évoluent et s'enrichissent lentement au fur et à mesure de l'expérience historique, fournissant à ceux qui se penchent sur ces problèmes le temps de les assimiler. De plus, l'étude théorique permet, sinon de façon intégrale du moins de façon adéquate, de comprendre le matérialisme historique, le fonctionnement du système capitaliste et ses lois fondamentales.
De même, en ce qui concerne la question de la pratique organisationnelle, si une connaissance théorique ne remplace pas une continuité organique brisée par les convulsions du 20ème siècle, un effort de volonté et l'expérience limitée mais réelle de notre génération peuvent apporter des éclaircissements. Il en est tout autrement en ce qui concerne l'intervention ponctuelle dans le feu des événements. Ici, il s'agit d'analyser une conjoncture non pas sur une échelle de 20 ans, ni même 5, mais de pouvoir saisir l'enjeu à court terme, quelques mois, des semaines, même parfois des jours. Lors d'une épreuve de force entre les classes, on assiste à des fluctuations importantes et rapides face auxquelles il faut savoir s'orienter, guidé par les principes et les analyses sans se noyer. Il faut être dans le flot du mouvement, sachant comment concrétiser des "buts généraux" pour répondre aux préoccupations réelles d'une lutte, pour pouvoir appuyer et stimuler les tendances positives qui se font jour. Ici une connaissance théorique ne peut plus remplacer l'expérience. Même des expériences limitées auxquelles la classe ouvrière et les révolutionnaires ont pu participer depuis 1968 ne sont pas suffisantes pour acquérir un jugement sur.
Le CCI, pas plus que la classe ouvrière ne "découvre" l'intervention tout à coup aujourd'hui. Mais nous voulons contribuer à une prise de conscience de l'envergure que peuvent prendre les luttes dans les années à venir qui n'auront pas de commune mesure avec le passé immédiat. Les explosions actuelles et encore plus à venir mettront les révolutionnaires devant de grandes responsabilités et l'ensemble du milieu ouvrier devrait profiter des expériences des uns et des autres pour mieux corriger nos faiblesses, pour mieux se préparer. C'est pour cela que nous revenons ici sur les luttes en France de l'hiver dernier et l'intervention dg CCI depuis l'attaque du commissariat de police de Longwy en février 1979 par les ouvriers de la sidérurgie jusqu'à la Marche sur Paris du 23 mars 1979. Depuis lors, il y a eu d'autres expériences importantes d'intervention notamment dans la grève des dockers de Rotterdam en automne 1979 (voir Internationalisme, journal de la section du CCI en Belgique). Mais nous consacrons cet article aux événements autour du 23 mars parce que nous avons reçu un certain nombre de critiques de la part de groupes politiques; des critiques parfois "d'en haut" (généralement par ceux qui ne sont pas intervenus du tout) par des groupes qui apparemment veulent nous faire la leçon.
Le CCI n'a jamais prétendu avoir la science infuse ni le programme achevé. Nous commettons des erreurs inévitablement et nous nous efforçons de les reconnaître pour mieux les corriger. En même temps, nous voulons répondre à "nos censeurs", espérant ainsi clarifier une expérience pour tous et non pas encourager un tournoi stérile entre les groupes politiques
SIGNIFICATION DE LA "MARCHE SUR PARIS"
Si on prend la manifestation du 23 mars 1979 à part, comme un événement isolé, on ne comprend pas pourquoi cela devait susciter tant de discussions et de polémiques. Une manifestation à Paris, conduite par la CGT n'est pas chose nouvelle. L'énorme foule défilant durant des heures n'a rien en soi de quoi exciter l'imagination. Même la mobilisation exceptionnelle des forces de police et l'affrontement violent de milliers de manifestants aux forces de l'ordre n'est absolument pas chose nouvelle. On a vu cela autrefois. Mais la vision change radicalement et prend une tout autre signification dès qu'on se dégage d'une optique événementielle et qu'on situe le 23 mars dans un contexte plus général. Ce contexte indique un changement profond intervenu dans l'évolution de la lutte du prolétariat. Ce n'est pas le 23 mars qui ouvre le changement, mais c'est le changement intervenu qui explique le 23 mars qui n'est somme toute qu'une de ses manifestations.
En quoi consiste cette nouvelle situation ? La réponse est : l'annonce d'une nouvelle vague de luttes dures et violentes de la classe ouvrière contre l'aggravation de la crise et les mesures draconiennes d'austérité que le capital impose au prolétariat: licenciements, chômage, inflation, baisse du niveau de vie, etc.
Durant quatre ou cinq années, de 1973 à 1978, le capitalisme est parvenu en Europe à enrayer le mécontentement des ouvriers en faisant miroiter la perspective du "changement". "La gauche au pouvoir" était la principale arme pour mystifier la classe ouvrière et permit de canaliser le mécontentement dans l'impasse électoraliste. La gauche s'employait de toutes ses forces et durant des années, à minimiser la portée historique et mondiale de la crise, ramenant et réduisant celle-ci à une simple "mauvaise gestion" des partis de droite. La crise cessant d'être une crise générale du capitalisme devenait une crise propre à chaque pays et donc trouvait sa source dans les gouvernements de droite. Il en découlait que la solution devait également se trouver dans le cadre national, dans le remplacement de la droite par la gauche au gouvernement. Ce thème mystificateur a été grandement efficace dans la démobilisation de la classe ouvrière dans tous les pays d'Europe occidentale. Durant des années, l'espoir illusoire d'une amélioration possible de leurs conditions de vie par la venue de la gauche au pouvoir, a endormi la combativité de la première vague des luttes ouvrières. C'est ainsi que la gauche a pu mettre en pratique le "Contrat Social" en Grande-Bretagne, le "Compromis Historique" en Italie, le "Pacte de la Moncloa" en Espagne et le "Programme Commun" en France, etc.
Mais comme l'écrivait Marx, "il ne s'agit pas de savoir ce que tel ou tel prolétaire, ou même le prolétariat tout entier se représente momentanément comme but. Il s'agit de ce que le prolétariat est et de ce qu'il sera historiquement contraint de faire conformément à son être". Le poids de l'idéologie et des mystifications bourgeoises peuvent momentanément avoir raison du mécontentement ouvrier mais elles ne peuvent pas arrêter indéfiniment le cours de la lutte de classe. Dans les conditions historiques actuelles, les illusions de la "gauche au pouvoir" ne pouvaient tenir trop longtemps devant l'aggravation de la crise, et cela aussi tien dans les pays où la gauche était déjà arrivée au gouvernement que dans ceux où elle était encore sur ses marches. Le barrage de la "gauche au pouvoir" s'usait et cédait lentement devant, l'accumulation d'un mécontentement chaque jour plus perceptible et moins convenable.
Ce sont les syndicats, les plus directement présents au sein de la classe, sur les lieux de travail, dans les usines qui enregistrent le mieux et les premiers ce changement qui est en train de se produire dans la classe et les dangers d'une explosion de la lutte. Ils sont conscients que, de la place qu'ils occupent, c'est-à-dire le soutien de la "gauche au pouvoir", ils ne sauraient contrôler de telles luttes. Ce sont eux qui font pression sur les partis politiques de gauche, dont ils sont le prolongement, et font valoir la nécessité du passage urgent dans l'opposition -la place la plus adéquate- pour faire plus sûrement dérailler le train de la nouvelle reprise des luttes ouvrières.
Ne pouvant plus comme auparavant, s'opposer et empêcher l'éclatement des luttes et des grèves, les partis de gauche et avant tout, les syndicats, doivent faire semblant de les soutenir et radicaliser leur langage afin de mieux les torpiller au cours de leur déroulement.
Les groupes révolutionnaires ont tardé et tardent encore à saisir pleinement cette nouvelle situation, caractérisée par la gauche dans l'opposition et tout ce qu'elle implique. En se contenant dans des généralités, sans tenir compte des changements intervenus dans la réalité concrète, leurs interventions restent forcément abstraites et leurs tirs marquent inévitablement les buts.
Le 23 mars n'est pas un événement isolé mais fait partie du cours général de reprise des luttes. Il est précédé par une série de grèves, un peu partout en France, et plus particulièrement à Paris : des grèves dures avec une haute combativité. Il est surtout le produit direct des luttes des ouvriers de la sidérurgie de Longwy et de Denain accompagnées d'affrontements violents contre les forces armées de l'État. Ce sont les ouvriers de Longwy et de Denain, en lutte contre la menace des licenciements massifs qui ont émis l'idée de la marche sur Paris. Les révolutionnaires devaient-ils soutenir cette initiative et participer à cette action ? Toute hésitation à ce sujet est absolument inadmissible. Le fait que la CGT, après avoir, en accord avec les autres centrales syndicales, tout fait pour faire échouer ce projet et le retarder, se soit décidé à y participer en prenant sur elle la tâche "d'organiser" cette marche ne pouvait nullement justifier l'abstention de la part des révolutionnaires. Il serait de la plus grande stupidité de leur part d'attendre des luttes "pures" et que la classe ouvrière soit déjà parvenue à se débarrasser complètement de la présence des syndicats pour daigner y participer. Si telle devait être la condition, les révolutionnaires ne participeraient jamais aux luttes menées par la classe ouvrière, jusqu'à et y compris la révolution. En même temps, on aura prouvé la parfaite inutilité de l'existence même des groupes révolutionnaires.
En prenant l'initiative FORMELLE de la marche du 23 mars, la CGT a démontré, non pas l'inanité de la manifestation mais sa capacité extrême de s'adapter à la situation, une capacité énorme de manœuvre et de récupération afin de mieux pouvoir saboter et dévoyer les actions du prolétariat. Cette capacité des syndicats de saboter les luttes ouvrières de l'intérieur même des luttes est le plus grand danger qu'aura à affronter dans les prochains mois et pour longtemps la classe ouvrière, et c'est aussi le combat le plus difficile que les révolutionnaires auront à livrer contre ces pires agents de la bourgeoisie. C'est de l'intérieur des luttes, et non en restant sur les bords que les révolutionnaires devront apprendre à combattre ces organes. Et c'est non pas par des généralités -abstraites, mais dans la pratique, par des exemples concrets au cours de la conduite de la lutte, compréhensibles et convaincants pour chaque ouvrier, que les révolutionnaires parviendront à démasquer les syndicats et dénoncer leur rôle anti-ouvrier.
NOS CENSEURS
Toute autre est la démarche de nos éminents censeurs. Ne parlons pas des modernistes, qui sont encore et toujours à se demander : qui est le prolétariat ? Ceux-là sont toujours à chercher et à découvrir les forces subversives capables de transformer la société. Perte de temps que d'essayer de les convaincre. Nous les retrouverons, peut-être, après la révolution, si toutefois ils survivent jusqu'alors ! Il en est d'autres, les intellectuels, trop occupés à écrire leurs grandes œuvres. Ils n'ont pas de temps à perdre dans des bagatelles comme le 23 mars. Il y aussi les "vieux combattants" par nature sceptiques et qui regardent les luttes actuelles avec des haussements d'épaules. Lassés et désabusés, par les luttes passées auxquelles ils avaient participé autrefois s’ils n'accordent plus grande foi aux luttes présentes» Ils préfèrent écrire leurs mémoires et il serait inhumain de les déranger de leur triste retraite. Il y a aussi les spectateurs de bonne volonté, qui, s'ils souffrent parfois du mal d'écriture, sont toutefois des "anti-militants" forcenés. Ils ne demandent pas mieux que de se laisser convaincre mais pour cela ils ... attendent les évènements. Ils attendent... et ne comprennent pas que d'autres s'y engagent.
Mais il y a aussi des groupes politiques pour qui l'intervention militante est la raison de leur existence et qui trouvent cependant à critiquer notre intervention du 23 mars.
Le FOR, par exemple. Activiste et volontariste au-delà du commun, ce groupe se refuse à participer à la manifestation, probablement pour la raison que celle-ci avait pour axe la lutte contre les licenciements. Le FOR qui ne reconnaît qu'une "crise de civilisation" nie qu'il y ait crise économique du système capitaliste. Licenciements, chômage, austérité, ne sont pour lui que des apparences ou des phénomènes secondaires qui ne peuvent servir de terrain de mobilisation pour des luttes ouvrières. Pourtant le FOR s'est bien souvent livré à l'élaboration des revendications économiques comme la hausse massive des salaires, le refus des heures supplémentaires, et notamment en 68, émettait la revendication de la semaine de 35 h. A croire que c'était uniquement par un goût prononcé de la surenchère et du radicalisme verbal. La présence de la CGT et sa direction de la manifestation complétaient la raison de la dénonciation de celle-ci.
Un autre exemple, le PIC. Ce groupe qui avait fait de l'intervention à toute vapeur son cheval de bataille s'est distingué par son absence précisément dans ces mois tourmentés de luttes du début de 1979. Ayant pris en 74 -dans le moment de stagnation et de recul des luttes- un départ à plein gaz (prétendant "intervenir" dans chaque petite grève localisée, se proposant de multiplier des feuilles de boites, etc....) le PIC à la façon d'un mauvais sportif, arrive épuisé et essoufflé au moment où il faut sauter. Évidemment, il ne vient pas à l'idée du PIC de se demander si la raison des échecs répétés de ses "campagnes" artificielles (rassemblement pour le soutien des ouvriers portugais, conférence des groupes pour l'autonomie ouvrière, bloc anti-électoral, rencontres internationales, etc.) ne résiderait pas dans son incompréhension de ce que peut et doit être une intervention, dans son ignorance voulue du rapport existant nécessairement entre l'intervention communiste et l'état de la lutte de classe. L'intervention pour le PIC est un pur acte de volonté, et de même qu'il ne comprend pas la nécessité de nager sur les côtés quand on veut remonter la rivière, il ne comprend pas davantage pourquoi on doit nager au milieu quand on veut aller dans le sens de la rivière. Tout ce raisonnement reste de l'hébreu pour le PIC qui préfère inventer d'autres explications pour justifier son absence et pour -comme il se doit- la théoriser. Ainsi, les interventions bidon, l'illusion de l'intervention se transforment aujourd'hui en non intervention effective.
C'est juste au moment où se manifeste une nouvelle irruption de la classe et sa volonté combative de faire face aux attaques du capitalisme et de sa politique d'austérité et de licenciements que le PIC "découvre" que ces luttes, comme les luttes pour les revendications économiques en général relèvent du réformisme. A ces luttes de résistance, il oppose "l'abolition du salariat" pour laquelle il se propose de lancer une nouvelle campagne.
Nous savons par expérience ce qu'il y a derrière ces "campagnes" épisodiques du PIC : des bulles de savon qui apparaissent et disparaissent aussitôt dans le vide. Ce qui est plus intéressant, c'est la redécouverte que le PIC fait du langage des modernistes et la récupération pour lui de cette "phraséologie révolutionnaire" typique de feu Union Ouvrière dont il entend peut-être occuper la place vide. Mais revenons à la définition du réformisme que le PIC identifie à tort avec la résistance ouvrière aux attaques immédiates de la bourgeoisie[1]. Le réformisme dans le mouvement ouvrier d'avant 1914 ne consistait nullement dans le fait de la défense des intérêts immédiats de la classe ouvrière mais dans la séparation opérée par lui entre cette défense des intérêts immédiats et le but final historique du prolétariat : le communisme, ne peut être atteint que par la révolution[2].
Les idéologues de la petite bourgeoisie radicale, les restes du mouvement étudiant, les continuateurs anarchisants de l'école proudhonienne opposent au réformisme l'haleine brûlante de leur phraséologie pseudo-révolutionnaire, mais partagent avec lui la séparation artificielle entre luttes immédiates et but final, entre revendications économiques et luttes politiques. Le "mouvement est tout, le but n'est rien" (Bernstein) du réformisme et le "but est tout le mouvement n'est rien" des phraséologues modernistes ne s'opposent qu'en apparence mais sont en réalité l'endroit et l'envers d'une même démarche.
Les marxistes révolutionnaires ont de tout temps combattu les uns et les autres. Ils se sont toujours élevés énergiquement contre toute tentative d'opérer ce genre de séparation. Ils ont de tout temps montré l'unité indivisible du prolétariat, à la fois classe exploitée et classe révolutionnaire, et l'unité indivisible de sa lutte, à la fois pour la défense de ses intérêts immédiats et pour son but historique. De même que dans la période ascendante du capitalisme -avec la possibilité d'obtenir des améliorations durables l'abandon du but historique révolutionnaire équivalait à une trahison du prolétariat, de même dans la période de décadence l'impossibilité des améliorations ne saurait servir de justification pour la renonciation à la lutte de la résistance ouvrière et l'abandon de ses luttes pour la défense de ses intérêts immédiats. Une telle démarche quel que soit le radicalisme de la phraséologie qui la recouvre, signifie purement et simplement la désertion et l'abandon de la classe ouvrière.
C'est un abus éhonté que d'utiliser "l'abolition du salariat" à l'encontre de la lutte violente que livre la classe ouvrière contre les licenciements dont elle est victime aujourd'hui. Citer à tort et à travers en la séparant de son contexte cette formule célèbre extraite du fameux exposé fait par Marx dans le "Conseil général" de TAIT en 1865 contre l'oweniste J.Weston, et connue sous le nom de "Salaire, prix et profit", revient à commettre une grossière déformation de la lettre et de l'esprit de son auteur. Cette déformation qui a pour racine un "radicalisme faux et superficiel" (Marx. "Salaire, prix et profit". Ed. Sociales, p. 117) repose entièrement sur la séparation et l'opposition faites entre la défense des conditions de vie de la classe ouvrière et l'abolition du salariat. Dans cet exposé remarquable, Marx s'acharne à démontrer la possibilité et la nécessité pour la classe ouvrière de mener une lutte quotidienne pour la défense de ses intérêts économiques, non seulement parce que tel est son intérêt immédiat mais surtout parce que cette lutte est une des conditions majeures de sa lutte historique contre le capital. Il énonce cet avertissement : «S'il (le prolétariat) se contentait d'admettre la volonté, l'ukase du capitaliste comme une loi économique constante, il partagerait toute la misère de l'esclave sans jouir de sa situation assurée" (idem. p. 135). Et plus loin, après avoir démontré que la "tendance générale de la production capitaliste n'est pas d'élever les salaires moyens, mais de les abaisser", Marx tire cette première conclusion :
- " Mais telle étant la tendance des choses dans ce régime, est-ce à dire que la classe ouvrière doive renoncer à sa résistance contre les empiétements du capital et abandonner ses efforts pour arracher dans les occasions qui se présentent tout ce qui peut apporter quelques améliorations à sa situation ? Si elle le faisait, elle se ravalerait à n'être plus qu'une masse informe écrasée, d'êtres faméliques auxquels on ne pourrait plus du tout venir en aide"»
Et revenant sur le même point, il poursuit plus loin :
- " Si la classe ouvrière lâchait pied dans son conflit quotidien avec le capital, elle se priverait elle-même de la possibilité d'entreprendre tel ou tel mouvement de plus grande ouverture"'. (idem. p.141)
Il n'est jamais venu à Marx l'idée saugrenue d'opposer le mot d'ordre de l'abolition du salariat à la lutte immédiate, considérée et rejetée comme réformiste, comme veulent le faire croire tous les fanfarons qui se gargarisent avec la phraséologie 'révolutionnaire". Non, c'est textuellement contre 'illusion et le mensonge d'une harmonie possible entre le prolétariat et le capital, basée sur une fausse notion abstraite de justice et d'équité qu'il oppose son mot d'ordre :
- " Au lieu du mot d'ordre conservateur "un salaire équitable pour une journée de travail équitable ils (les ouvriers) devraient inscrire sur leur drapeau le mot d''ordre révolutionnaire "abolition du salariat".
Devons-nous rappeler encore la lutte de Rosa Luxemburg contre la séparation entre programme minimum et programme maximum, revendiquant dans son discours au "congrès de la Fondation du Parti Communiste" fin 1918, l'unité du programme, de la lutte économique et immédiate et de la lutte politique du but final, comme deux aspects d'une seule lutte historique du prolétariat. C'est aussi dans le même sens que Lénine, tant abhorré par le PIC, pouvait affirmer que "derrière chaque grève se profile le spectre de la révolution".
Pour le PIC, au contraire, la lutte contre les licenciements équivaut à revendiquer... le salariat, tout comme pour Proudhon l'association des ouvriers et les grèves signifiaient la reconnaissance du capital. Voilà comment nos sévères censeurs ont compris et interprètent et déforment la pensée marxiste !
Le PCI bordiguiste, quant à lui, n'est pas en reste quand il s'agit de minimiser l'importance de la manifestation du 23 mars ou même d'en faire tout autre chose que ce qu'elle représentait réellement. Alors que dans "Le Prolétaire" nr288, on couvre la plus grande partie de la première page par un article sur le 1er mai bien que cette journée ne soit plus depuis longtemps qu'une célébration de la "fête du travail", qu'une sinistre mascarade orchestrée par ces pires ennemis de la classe ouvrière que sont les partis de gauche et les syndicats , on ne consacre, avant et après le 23 mars, que quelques commentaires furtifs, tendant à faire de cette manifestation exactement la même chose que n'importe quelle "journée d'action". Ainsi, avant le 23 mars, on peut lire dans "Le Prolétaire " nc285 (p.2) : "Dès lors que les forces ont été contenues, il n'y a plus qu’à donner le change par une "vaste action" de type journée nationale qui en donnant l'illusion de la solidarité, détruit son tranchant de classe et ne lui laisse d'autre issue qu'une intervention sur le terrain parlementaire ..."
Après le 23 mars, le PCI revient sur cette journée pour n'y voir autre chose que : "Un gaspillage prévisible d’énergies ouvrières, une entreprise de division et de démoralisation, une journée de bourrage de crâne à coups de beuglements chauvins, de pacifisme social et de crétinisme électoral." (Le Prolétaire n°287 : "Quelques enseignements de la marche sur Paris").
Ainsi, enfermé dans ses schémas du passé, le PCI est passé en bonne partie à côté de la réalité des affrontements de classe de l'hiver dernier. Ceci ne l'a pas empêché de dénoncer (Le Prolétaire n°285) "les nouvelles formes plus "romantiques" d'opportunisme qui ne manqueront pas de fleurir en réaction au sabotage réformiste et centriste, à savoir les formes de syndicalisme, de conseillisme, d'autonomisme, de terrorisme, etc." Sans faire de persécution, nous pouvons nous sentir visés par cette référence aux "conseillistes" quand on sait que le PCI qualifie toujours ainsi notre organisation et que ses militants ne se sont pas privés lors de diverses réunions publiques d'attaquer notre "opportunisme" et notre "suivisme" par rapport aux luttes du début 79 en France. À croire qu'il ne se regarde jamais dans un miroir! Ne sait-il donc pas qu'on ne doit jamais parier de corde dans la maison d'un pendu !
Nous le reprocher, c'est le comble de la part d'un "Parti" (sic) qui défend toujours la "nature prolétarienne des syndicats, parce qu'ils rassemblent des ouvriers", argument aussi spécieux que la défense trotskyste de la nature "toujours prolétarienne" de l'État russe. Il n'y a pas si longtemps que le PCI faisait encore valoir les titres de noblesse de la CGT, dues à ses origines prolétariennes et qui la distingueraient des autres confédérations syndicales, aux origines plus douteuses. Et que penser du cahier de revendications immédiates élaboré par le PCI où, entre autres, on réclame pour les chômeurs le droit... de rester membres des syndicats ? On se souviendra aussi de la réclamation équitable, du droit de vote... pour les ouvriers immigrés. On n'a pas oublié le zèle particulier avec lequel les membres du PCI, dans le service d’ordre de la manifestation des Foyers Sonacotra interdisaient, sous prétexte d'apolitisme, la vente des journaux révolutionnaires. Et comment doit-on apprécier ce soutien apporté par le PCI au Comité de Coordination des Foyers Sonacotra, en se chargeant de la diffusion (lors de la réunion publique de la "Gauche Internationaliste") d'un tract appelant à un meeting à Saint-Denis, contresigné par des sections syndicales et l'union locale CFDT, et en plus portant cette précision : "Meeting soutenu par "Parti Socialiste Saint-Denis"? Le PCI se reconnaîtrait-il donc en lisant dans ce tract : "Aujourd'hui, tous les démocrates de ce pays doivent prendre position."
Ces terribles pourfendeurs de l'opportunisme qui sont encore à préconiser la tactique, oh combien "révolutionnaire" (!) du Front Unique syndical, tactique quotidiennement appliquée par la CGT et la CFDT pour mieux encadrer et immobiliser les ouvriers en lutte, sont vraiment mal placés pour donner des leçons à qui que ce soit. En identifiant syndicats EN GENERAL et réformisme, ils entretiennent la plus grande confusion parmi les ouvriers. En effet, les révolutionnaires pouvaient et devaient participer au mouvement syndical dans la période ascendante du capitalisme, malgré le fait que l'orientation et la majorité était réformiste. Il n'en n'est pas de même aujourd'hui, dans la période de décadence quand les syndicats devaient nécessairement devenir et sont effectivement devenus des organes de l'État capitaliste dans tous les pays. Il n'y a aucune place pour la défense de classe et donc pour les révolutionnaires dans de telles organisations.
En ne tenant pas compte de cette différence fondamentale entre les syndicats d'aujourd'hui et le réformisme, en les identifiant, et en qualifiant ces syndicats de réformistes le PCI rend le plus grand service à la bourgeoisie, en l'aidant à faire croire aux ouvriers que c'est leur organisation. D'autre part, il lui fait gratuitement un cadeau -sa caution révolutionnaire- très appréciable, un cache sexe, avec lequel les syndicats cachent leur nudité, leur nature et leur fonction anti-ouvrière. Quand le PCI aura compris cette différence, il saura alors peut-être, mieux juger ce qu'est une intervention révolutionnaire et ce qu'est opportunisme et suivisme.
LA CWO ET NOTRE INTERVENTION
Pour terminer d'une façon plus détaillée, examinons le n°15 de "Revolutionary Perspectives" dans lequel la Communist Workers Organisation de Grande-Bretagne se livre à une dissection professorale de ce qu’il fallait faire, de ce qui aurait dû être fait, de ce qu'on pouvait faire, de ce qu'on aurait pu faire le 23 mars dernier, le tout avec un minimum d'informations et un maximum de remarques outrancières à l'égard du CCI... pour les besoins de la cause polémique:
- " Étant donné la vision de ce groupe (le CCI), dominé par le spontanéisme et l'économisme, son intervention n'était qu'une série d'efforts incohérents et confusionnistes. Bien que le CCI soit intervenu très tôt dans les villes de la sidérurgie en dénonçant les syndicats et en appelant les ouvriers à s'organiser et à étendre la lutte3 il a rejeté pour lui tout rôle d'avant-garde fidèle à ses tendances conseillistes. Le CCI s'est refusé de canaliser l'aspiration des ouvriers en faveur d'une marche sur Paris vers un aboutissement pratique, préférant dire aux ouvriers de s'organiser "eux-mêmes". À certaines occasions, le CCI a pu surmonter cette hésitation comme par exemple à Dunkerque où les militants du CCI ont aidé les ouvriers à transformer une réunion syndicale en assemblée de masse. Mais ceci a été fait empiriquement sans dépasser réellement ses conceptions spontanéistes et conseillistes. Le CCI dans son "tournant pratique" va finir dans l'opportunisme et non pas dans une pratique cohérente d'intervention puisqu'il lui manque toute compréhension de la conscience et du rôle de l'avant-garde communiste... ".
Le CWO, par contre, qui comprend parfaitement les chemins de la conscience et du parti dirigeant a tout compris du 23 mars : "Par rapport au 23 mars il est clair que seule une action d'arrière-garde était alors possible"'. Voilà une clarté magnifique qui vient, 6 mois après les événements nous dire que ce n'était pas la peine de se casser la tête !
Quelle analyse approfondie de la CWO lui a-t-elle permis d'avoir cette clarté lumineuse ? Que dit la CWO sur la situation politique et sociale en France ? Dans le n°10 de Revolutionary Perspectives, au moment des élections en France, nous avions lu que la CWO constatait (avec le monde entier) que "l'initiative reste du côté de la classe dominante" et qu'il y a eu une relative paix sociale en France depuis 5 ans. Dans le n°15, en octobre 79, la CWO récite ce passage en ajoutant : "Depuis lors, nous sommes heureux de vous informer que la situation a changé". Merci pour la nouvelle! Constater une réalité quand elle crève les yeux n'est guère une base pour l'intervention. L'intervention ne se prépare pas en s'agitant après coup pour se donner de l'importance mais en affinant à temps ses analyses politiques. Ce n'est pas chose facile, surtout en comité restreint comme pour la CWO mais également pour toute organisation révolutionnaire. Cependant, malgré la difficulté de saisir toutes les nuances d'une réalité mouvante, dès avant les élections de mars 1978, le CCI (dans la RINT n°13) a attiré l'attention sur le fait que les conditions du reflux commençaient à s'épuiser et que des soubresauts de la combativité ouvrière longtemps contenue se préparaient (ce qui allait se révéler juste à travers les grèves du printemps 1978 en Allemagne, aux USA, en Italie et en France). De cette perspective tracée par le CCI qui nous a permis de rester vigilants et de reconnaître l'importance des premiers signes de lutte et d'y être présents, de cette analyse qui ensuite nous a permis de mettre en garde la classe ouvrière contre le danger de la gauche dans l'opposition, la CWO ne parle pas et pour cause : petite polémique oblige. Se contenter de constater une situation, c'est quand même mieux que l'attitude d'autres groupes révolutionnaires qui refusent de reconnaître la montée des luttes mais ce n'est pas suffisant pour s'orienter rapidement face à des surgissements brusques.
Si la CWO ne peut pas nous reprocher de n'avoir pas su armer l'organisation pour affronter la lutte de classe, il nous reproche par contre de ne pas avoir su "être l'avant-garde" d'un mouvement "voué à être une action d'arrière-garde". On dirait, avec cette notion "d'avant-garde de l'arrière-garde" que la CWO donne l'impression d'avoir le cul par-dessus tête, ou, tout au moins d'être amateur de contorsions.
Mais sur quelle analyse géniale se base la CWO pour pouvoir dire du haut de sa chaire que le 23 mars était d'avance voué à l'échec ? Quelle était réellement la situation ?
La combativité ouvrière a explosé à Longwy avec la mobilisation générale des ouvriers sidérurgistes contre les licenciements, l'attaque du commissariat de police, la destruction des dossiers au siège patronal, une situation de lutte ouverte échappant au contrôle des syndicats et dénoncée par ces derniers. L'agitation s'étend à Denain et à toute la sidérurgie. De plus, à Paris, plusieurs grèves éclatent contre les licenciements, contre l'austérité et les conditions de travail : à la Télévision française (SFP), dans les banques, les assurances, aux PTT. Dans cette situation pleine de potentialités dans le contexte de la crise, que faire ? Se contenter de parler dans le vague de la nécessité de généraliser la grève, de sortir de la région et de la catégorie ? Les ouvriers, eux, ont pensé à concrétiser cette idée de l'extension de la lutte et Ils ont commencé à parler d'une marche sur Paris, Paris où à travers toute l'histoire du mouvement ouvrier en France, le détonateur social a toujours été le plus efficace. Comment ne pas soutenir ce besoin exprimé et revendiqué par les ouvriers des zones en lutte de se centrer à Paris ? Pourquoi pendant plus d'un mois, les syndicats ont-ils fait face à ce projet ouvrier en repoussant de jour en jour sa réalisation ? N'est-ce pas qu'ils espéraient l'annuler complètement ou du moins de le désamorcer ?
Mais avant même d'avoir fixé la date de fin mars (suffisamment tard pour permettre un matraquage des ouvriers) les syndicats faisaient déjà inlassablement leur travail de sape. Ils utilisaient la tactique de la division syndicale pour rompre toute tendance à l'unité parmi les ouvriers : la CGT (syndicat PC) prenait sur elle "l'organisation" de la marche pour mieux la saboter de l'intérieur alors que la CFDT criait bien haut qu'elle refusait les "journées nationales étouffoirs". Au début, personne ne pouvait se prononcer avec certitude sur l'ampleur que pourrait prendre la manifestation du 23 mars. Toute la question repose dans les potentialités des luttes qui se déroulaient à ce moment-là. Dix jours avant la manifestation, il était encore possible que cette marche devienne le catalyseur concret de la volonté d'élargir les luttes et faire l'unité entre les sidérurgistes et les ouvriers en grève à Paris, de faire de cette marche un débordement syndical. Mais si les révolutionnaires ont senti cette potentialité, (c'est à dire ceux qui ne croient pas que tout est voué à l'échec d'avance), la bourgeoisie et son armée syndicale l'ont senti aussi. Les syndicats se sont mis à la besogne et quelques jours avant le 23 mars, ils ont précipité la rentrée de tous les grévistes de la région de Paris. Une à une les luttes se sont éteintes sur une pression syndicale hors du commun. De toute façon, il est clair que la date tardive de la manifestation avait été choisie par les syndicats en vue de l'application de cette tactique.
Nous avions distribué des tracts aux grévistes en les appelants à la marche, à l'unité dans la lutte, au débordement syndical. Mais la pression de la bourgeoisie a eu raison de cette première tentative d'expression de la combativité ouvrière. Déjà, dans les villes du nord, les ouvriers se méfiaient et avec raison de la CGT qui avait tout encadré. Tout en disant qu'il ne fallait pas laisser venir des délégations syndicales, que les ouvriers devaient venir en masse, ce qui constituait la seule possibilité de sauver la marche, nous nous sommes rendus compte que la délégation de Denain, par exemple, serait beaucoup plus restreinte qu'on ne pouvait le penser.
Que faire ? Continuer sur la lancée comme si rien n'était ? Bien sûr que non ! Les jours précédant le 23 mars, le CCI a préparé un tract pour la manifestation qui disait que seul le débordement syndical pouvait donner à la marche le véritable contenu qu'avaient espéré les ouvriers. Au passage, la CWO accuse le CCI d'avoir diffusé un tract désignant la manifestation comme un "pas en avant". Il est facile d'extraire un mot d'une phrase pour lui faire dire son contraire, or il est dit dans ce tract : "Pour que la journée du 23 mars soit un pas en avant pour notre lutte à tous." et le contenu du tract ne laisse pas planer le doute sur la nécessité de rompre le cordon syndical. Les syndicats l'ont d'ailleurs si bien compris que leurs S.0.déchiraient le tract et agressaient nos militants qui vendaient le journal RI n°59, lequel titrait: "Pas d'extension des luttes sans débordement syndical" et "Salut aux ouvriers de Longwy".
Mais attention ! La CWO, elle, aurait fait autrement. Elle nous donne la leçon : d'abord on aurait dû "canaliser la marche vers un aboutissement pratique" au lieu de "dire aux ouvriers de s'organiser eux-mêmes". Que signifie exactement "canaliser la marche nous-mêmes" ? "... Avant la manifestation, le CCI aurait dû intervenir pour dénoncer la manifestation comme une manœuvre pour tuer la lutte..." Ceci, dès le début en février, ou seulement après que la CGT ait pris le train en marche et fait rentrer les ouvriers de Paris ? La CWO ne daigne pas éclaircir ces petits détails. Il ne semble pas comprendre qu'un mouvement de classe va vite et des rapports de force entre les classes sont à saisir sur le terrain au fur et à mesure. Mais "le CCI aurait dû appeler à une autre alternative pour la marche : aller aux usines de Paris et appeler aux grèves de solidarité". Nous avons appelé à la solidarité dans les entreprises à Paris, Mais pour la CWO, si nous avons bien compris, la manifestation était vouée à l'échec d'avance. Fallait-il la dénoncer et en proposer une autre? (Où ? à la télé ? en tirant un lapin du chapeau ?) et au cours de celle-ci marcher sur les usines (lesquelles ? aucune n'était alors en grève). La CWO devrait se mettre d'accord : soit une manifestation est vouée à l'échec d'avance et alors on la dénonce à la rigueur mais on ne se fait pas d'idées sur le "détournement", soit une manifestation a une potentialité importante et alors on ne la dénonce pas. Quant à une manifestation "alternative", cette idée est aussi absurde que celle d'une poignée d'ouvriers de Longwy qui nous a demandé de les loger à Paris s' ils descendent à 3000. Supposer que nous aurions pu offrir cette alternative aujourd'hui, c'est planer dans les nuages de la rhétorique, c'est se croire en période quasi-insurrectionnelle. La question n'était pas d'imaginer l'impossible sur le papier, mais de réaliser tout ce qui était possible dans la pratique.
La CWO pense qu'il était possible à une minorité révolutionnaire de détourner cette manifestation. Il néglige encore une fois de préciser comment et dans quelle circonstance. Curieuse conception de la CWO, qui, en gros, verrait la révolution à chaque coin de rue, du moment que le parti infaillible donne les bonnes directives, et cela quel que soit le degré de maturité de la classe.
Cependant, malgré le sabotage le plus raffiné, le plus systématique, malgré un service d'ordre de 3000 "gros bras" du PC pour encadrer les ouvriers, malgré l'éparpillement des ouvriers les plus combatifs dès leur arrivée dans la banlieue parisienne, malgré la dispersion manu-militari dans les rues avoisinantes de l'Opéra, le 23 mars n'était pas une manifestation promenade à l'image des sinistres 1er mai. Le 23 Mars, la combativité ouvrière ne pouvant pas trouver une brèche par où s'exprimer, a explosé dans une bagarre où des centaines d'ouvriers ont affronté le service d'ordre syndical. Mais là aussi, la CWO a une version à elle de la vérité : "aller suivre ces ouvriers sans réfléchir en un combat futile avec les CRS/CGT était un acte désespéré".
La CWO invente à présent que notre intervention "irréfléchie" s'est réduite à aller combattre les flics aux côtés des ouvriers dans un combat "futile" Venant d'une autre publication, cette "accusation" nous laisserait songeurs! Avons-nous vraiment besoin de préciser que nos camarades n'ont pas cherché la bagarre mais se défendaient contre les charges de CRS comme les autres ouvriers et avec eux. Ils ont reculé avec les manifestants jusqu'à la dispersion complète du rassemblement tout en continuant à diffuser et à discuter. Le CCI n'a jamais exalté la violence en soi, ni aujourd'hui, ni demain, au contraire, comme en témoignent les textes publiés sur la période de transition. La CWO nous reproche maintenant d'avoir été obligés de nous défendre contre la police tandis que dans le n°13 de RP, on peut lire : "Le CCI est sous l'influence grandissante des illusions libérales et pacifistes"(p.6). La CWO devrait se décider : les membres du CCI sont des "rêveurs", des "utopistes", parce qu'ils sont contre la violence au sein de la classe pendant la révolution (tandis que la CWO, telle l'instituteur de la révolution, se frotte déjà les mains en préparant la bonne leçon de plomb destinée aux ouvriers qui ne marcheront pas droit) ; par contre, quand le CCI s'affronte avec la police dans une manifestation, alors la CWO trouve cela "irréfléchi". S'affronter avec la police est "futile" mais s'entretuer, voilà une "tactique" vraiment révolutionnaire !
Nous avons dit que la marche sur Paris offrait une occasion de concrétiser la nécessité et la possibilité de la généralisation des luttes, une occasion pour montrer la force réelle de la classe ouvrière. Que cette potentialité n'ait pas pu se réaliser n'est pas de notre fait. Bien que nous ayons tenté de lancer l'idée d'un meeting par une prise de parole, la rapidité de la charge de la police en conjonction avec la dispersion organisée tambour battant par les syndicats n'a pas permis aux milliers de prolétaires qui "ne se dispersaient pas" de tenir un meeting.
Le fait que la manifestation du 23 mars n'ait rien donné d'autre que ce que voulaient en faire les syndicats ne signifie cependant nullement qu'elle n'ait eu aucune potentialité. Malgré tout le sabotage préalable, malgré le report de sa date après la fin des grèves de la région parisienne, elle aurait pu également tourner autrement comme l'a démontré quelques jours plus tard le débordement de la manifestation de Dunkerque où le meeting syndical qui devait la clore s'était transformé en assemblée ouvrière où un nombre important de travailleurs avait dénoncé les syndicats. Avec la logique de la CWO, les révolutionnaires n'auraient pas dû participer à cette manifestation puisque encore plus encadrée et d'une certaine façon bien plus "artificielle" que celle du 23 mars; ils se seraient alors privés d'une intervention importante et relativement efficace comme s'en est privé le PCI qui avait une analyse similaire à celle de la CWO.
Après la marche, le CCI a diffusé à toutes les usines où se font les interventions régulières un tract-bilan analysant la réussite du sabotage syndical. Il y était dit que l'enseignement essentiel de cette lutte où les syndicats se sont dévoilés comme défenseurs de la police contre la colère des ouvriers réside dans le fait qu'il n'y a pas d'autre issue pour la classe ouvrière que le débordement syndical.
Dans l'intervention de l'organisation lors de toute la période mouvementée des luttes des ouvriers de la sidérurgie en France, la CWO ne voit que la "culmination d'une longue série de capitulations politiques du CCI". Ce groupe ne sait pas mesurer ses mots. Outre le fait que ses remarques sur comment une "véritable (!) intervention révolutionnaire" aurait pu se faire ne tiennent pas debout, il n'y a rien dans ce qui a été fait par le CCI qui justifierait l'accusation de "capitulation politique". Le CCI a été fidèle à ses principes et une orientation cohérente. L'agitation est une arme difficile à manier et elle s'apprend sur le terrain. Nous ne prétendons pas que chacun des 7 tracts diffusés en 6 semaines soit un chef d'œuvre, mais il n'y a rigoureusement rien dans toutes les critiques de la CWO qui pourrait prouver un quelconque écart à nos principes. Que Messieurs les futurs aspirants à la "direction" de la classe ouvrière de demain reconnaissent que l'intervention du CCI n'est pas du style substitutioniste, nous nous en félicitons, mais dans la pratique, ils n'ont rien de précis à apporter comme contribution et leurs paroles ne sont en fin de compte autre chose que du vent.
La CWO conclut son assaut de mauvaise foi contre le CCI en disant que sur les questions vitales du mouvement ouvrier d'aujourd'hui, telles que "doit-on aider à la constitution de groupes d'ouvriers chômeurs? Doit-on aider des noyaux ouvriers ? Doit-on assister à des réunions internationales d'ouvriers même s'il y a encore une influence syndicale ?", le CCI ne fait que laisser ses membres dans le noir et les destine à tomber dans l'opportunisme. Là, il dépasse la mesure. La CWO a pourtant assisté au 3ème Congrès du CCI où ces questions ont été soulevées : mais il est devenu amnésique à moins qu'il n'ait fait la sourde oreille. Il faut dire que lorsqu'on n'est pas habitué comme c'est le cas de la CWO à l'élaboration des positions politiques dans une organisation internationale et quand on croit au monolithisme à l'intérieur de son armoire, on a du mal à s'orienter dans un Congrès où il y a forcément différentes propositions, une confrontation d'idées. Mais si la CWO se noie déjà aujourd'hui dans un verre d'eau, que fera-t-il dans la tourmente de la lutte de classe le jour où tous les ouvriers se mettront à réfléchir.
Nous ne prétendons pas avoir toutes les réponses, pas plus que la CWO d'ailleurs qui, dans un sursaut de réalisme, avoue qu'il n'a "pas encore une totale clarté sur ces question". Mais sur les questions posées plus haut, le CCI a déjà répondu oui dans la pratique (cf. le comité de chômeurs d'Angers, la grève de Rotterdam, la réunion internationale des dockers à Barcelone). Tout en appuyant toute tendance vers l'auto organisation de la classe ouvrière, nous devons savoir comment l'orienter, quels dangers éviter, comment contribuer à cet effort ? Et pour cela, on ne peut compter que sur les principes et l'apport de l'expérience.
C'est dans ce sens que nous affirmons la nécessité de donner notre soutien à toutes les luttes du prolétariat sur un terrain de classe. Nous appuyons les revendications décidées par les ouvriers eux-mêmes à condition que celles-ci soient conformes aux intérêts de la classe ouvrière. Nous refusons le jeu de la surenchère gauchiste (les syndicats et la gauche demandent 20 centimes, alors les gauchistes proposent 25 centimes !) ainsi que l'idée absurde du PCI de faire des "cahiers de revendications" à la place des ouvriers.
Le plus grand obstacle devant les luttes ouvrières aujourd'hui est constitué par les syndicats. Nous nous efforçons dans une période de montée des luttes de dénoncer les syndicats non seulement de façon générale abstraite mais surtout concrètement, dans la lutte, de démontrer dans le quotidien leur sabotage de la combativité ouvrière.
L'essentiel de toute lutte ouvrière aujourd'hui c'est la poussée vers l'extension : au-delà des catégories, des régions et même des nations, l'unité de la lutte ouvrière contre la décomposition du système capitaliste en crise. Une lutte qui se laisse isoler va vers la défaite. Il n'y a qu'une seule chose qui fait reculer le capital, l'unité et la généralisation des luttes. En cela, la situation présente se distingue de celle du siècle dernier où la durée d'une lutte était un facteur essentiel de sa réussite : en face d'un patronat beaucoup plus dispersé qu'aujourd'hui, le fait d'arrêter la production pendant une longue période pouvait créer des pertes économiques catastrophiques pour l'entreprise et constituait donc un moyen efficace de pression. A l'heure actuelle, par contre, il existe une solidarité d'ensemble du capital national, prise en charge notamment par l’État, qui permet à une entreprise de tenir bien plus longtemps (surtout dans un moment de surproduction et d'excédent des stocks). De ce fait, une lutte qui s'éternise a toutes les chances d'être perdue de par les difficultés économiques qu'elle provoque pour les grévistes et la lassitude qui s'installe à la longue. C'est pour cela que les syndicats ne sont pas trop gênés pour jouer à peu de frais les "va-t-en-guerre" en déclarant "nous tiendrons le temps qu'il faudra": ils savent, qu'à la longue, la lutte sera brisée. Par contre, ce n'est pas par hasard qu'ils sabotent tout effort de généralisation : ce que craint par dessous tout la bourgeoisie, c'est d'avoir à affronter un mouvement touchant non telle ou telle catégorie de la classe ouvrière, mais tendant à se généraliser à son ensemble mettant en présence deux classes antagoniques et non pas un groupe d'ouvriers à un patron. Alors elle risque d'être paralysée tant économiquement que politiquement et c'est pour cela qu'une des armes de la lutte c'est la tendance à son élargissement même s'il ne se réalise pas d'emblée. La bourgeoisie a bien plus peur des grévistes qui vont d'usine en usine pour tenter de convaincre leurs camarades d'entrer en lutte, que de grévistes qui s'enferment dans leur usine même avec la volonté de tenir deux mois.
C'est pour cela et parce qu'elle préfigure les combats révolutionnaires de demain qui embraseront toute la classe que la généralisation des luttes est le leitmotiv de l'intervention des révolutionnaires aujourd'hui.
Pour pouvoir mener la lutte en dehors et contre les syndicats, la classe ouvrière s'organise de façon hésitante au début mais en laissant entrevoir déjà les premiers signes de la tendance vers l'auto-organisation du prolétariat (voir la grève de Rotterdam en septembre 1979). Nous appuyons de toutes nos forces les expériences qui enrichissent la conscience de classe sur ce point capital.
Quant aux ouvriers les plus combatifs, nous poussons à ce qu'ils se groupent non pas pour constituer de nouveaux syndicats, ni même pour qu'ils se perdent dans un apolitisme stérile issu d'un manque de confiance en soi, mais en groupes ouvriers, comités d'actions, collectifs, coordinations, etc., lieux de rencontres entre ouvriers, ouverts à tous les ouvriers pour discuter les questions fondamentales devant la classe. Sans s'enthousiasmer plus qu'il ne faut et sans bluffer, nous affirmons que le bouillonnement dans la classe ouvrière s'annonce déjà par des minorités combatives contribuant au développement de la conscience de classe non pas tant par les individus directement concernés à un moment donné mais par le fil historique que la classe reprend en ouvrant la discussion et la confrontation en son sein.
Sur ces questions comme sur la manifestation du 23 mars, on doit affirmer qu'il n'y a pas de recettes toutes faites valables de tout temps. Demain de multiples autres manifestations de la combativité ouvrière concentreront notre attention parce que révélatrices de la force du prolétariat. Comme l'ensemble de la classe, les révolutionnaires ont devant eux des tâches de la plus grande importance : définir des perspectives en tenant compte d'une situation précise, savoir quand il faut passer de la dénonciation générale à la dénonciation concrète fournie par les faits, quand il faut aller à un rythme supérieur, apprécier le niveau réel de la lutte, définir à chaque étape les buts immédiats par rapport à la perspective révolutionnaire.
Nous ne sommes dans le monde qu'une poignée de militants révolutionnaires ; il ne faut pas se faire d'illusions sur l'influence directe des révolutionnaires aujourd'hui, ni sur la difficulté qu'aura la classe ouvrière à se réapproprier le marxisme. Dans le tourbillon des explosions de lutte, dans cette œuvre "de la conscience, de la volonté, de la passion, de l'imagination qu'est la lutte prolétarienne'', les révolutionnaires ne pourront jouer un rôle que "s'ils n'ont pas désappris d'apprendre".
JA/MC/JL/CG
[1] En effet, dans "Jeune Taupe" n°27, le PIC ait suivre un tract d'un groupe d'ouvriers d'Ericsson qu'il reproduit, d'une critique dans laquelle il lui reproche de s'opposer aux licenciements en arguant que : "Il ne semble pas que l'on puisse à la fois "maintenir l'emploi" et "en finir avec le capitalisme et le salariat".
[2] Il faut se garder de confondre le réformisme avec les syndicats d'aujourd'hui. Le réformisme fondait sa politique de négation de la nécessité de la révolution, en lui opposant la défense des intérêts immédiats des ouvriers, sur des illusions émanant d'un capitalisme en pleine expansion. Tandis que les syndicats dans la période de décadence ne nourrissent aucunes illusions, et s'ils sont toujours contre la révolution, ils ont en plus abandonné également la défense des intérêts immédiats des ouvriers, se convertissant en organes directs de l' État capitaliste.