Théories des crises et décadence : Notre réponse, II

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Le prétendu empirisme de Rosa Luxemburg
 

Boukharine, Raya Dunayeskaya et d'autres critiques de Luxemburg cités par le camarade, disent que Rosa Luxemburg se trompe dans sa recherche des causes externes à la crise du capitalisme ([1]). Mais ni le marché mondial ni les économies pré-capitalistes ne sont en rien quelque chose d'extérieur au système, mais le terreau pour son développement et ses affrontements. Si l'on prétend que le capitalisme peut réaliser son accumulation à l'intérieur de ses propres limites, on est en train de dire que c'est un système historiquement illimité et qui ne se développe qu’à travers le simple échange de marchandises. Marx, dans le premier tome du Capital et aussi dans "Les résultats de la domination britannique aux Indes ", a démontré justement le contraire : la genèse du capital, son accumulation progressive, par le biais de sa lutte pour séparer les producteurs de leurs moyens de vie, en les transformant en principale marchandise productive la force de travail et, autour de cet axe, construire, dans des souffrances sans nom, l'échange "pacifique" et "régulier" des marchandises. En continuant avec la même méthode, Rosa Luxemburg se demande si ce qui était valable pour l'accumulation primitive l'est toujours dans les phases ultérieures du développement capitaliste. Ses critiques prétendent que l'accumulation primitive est une chose, et une autre le développement capitaliste, où ni "le marché extérieur" ni "la lutte contre l'économie naturelle" ne jouent plus de rôle. Ceci est radicalement démenti par l'évolution du capitalisme au l9° siècle, surtout lors de sa phase impérialiste.

« L 'accumulation primitive, qui est la première phase du capitalisme en Europe de la fin du Moyen Age jusqu'au milieu du XIXe siècle, a trouvé dans l'expropriation des paysans en Angleterre et sur le continent la meilleure méthode pour transformer massivement les moyens de production et les forces de travail en capital. Or, le capital pratique aujourd’hui encore ce systéme sur une échelle autrement plus large, par la politique coloniale (...) Il serait vain d'espérer limiter le capitalisme à la "concurrence pacifique", c'est-à-dire â un commerce normal de marchandises tel qu'il est pratiqué entre pays capitalistes comme base unique de l'accumulation. Cet espoir repose sur l'erreur doctrinale selon laquelle l'accumulation capitaliste pourrait s’effectuer sans les forces productives et sans la consommation des populations primitives, et qu'elle pourrait simplement laisser se poursuivre la désintégration interne de l'économie naturelle (...). La méthode violente est ici la conséquence directe de la rencontre du capitalisme avec les structures de l'économie naturelle qui opposent des limites à son accumulationt. Le capital ne peut se passer des moyens de production ni des forces de travail de ces sociétés primitives, qui lui sont en outre indispensables comme débouchés pour son surproduit. » (Rosa Luxemburg, L’accumulation du capital II, "La lutte contre l'économie naturelle")

Ceux qui, dans le mouvement révolutionnaire, prétendent expliquer la crise historique du capitalisme avec la seule baisse tendancielle du taux de profit, ne voient qu'une partie - l'échange à l'intérieur du marché capitaliste déjà constitué -, mais ils ne voient pas l'autre partie, la plus dynamique historiquement, la partie dont les limites de plus en plus grandes depuis la fin du 19° siècle, déterminent le chaos et les convulsions croissantes que l'humanité subit depuis 1914.

Ils se mettent ainsi dans une position pas très confortable par rapport au dogme central de l'idéologie capitaliste - "la production crée son propre débouché" toute offre finit par trouver sa demande, une fois passés les désordres conjoncturels -, sévèrement critiqué par Marx qui fustigea "la conception que Ricurdo a repise du creux et inconsistant Say quand à l'impossibilité de la .surproduction ou du moins, de la saturation du marché, se base sur le principe que les produits s'échangent toujours contre des produits ou, comme le disait Mil1, que la demande n 'est déterminée que pa rla production " (Le Capital. Tome 11, -Théories de la plus-value).

Dans le même sens, il combattit les conceptions qui limitaient les bouleversements du capitalisme à de simples décalages entre secteurs de la production.

Si l'on exclut les territoires pré­capitalistes du champ de l'accumulation, si certains pensent que le capitalisme peut se développer en partant de ses propres rapports sociaux, comment va-t­on éviter la thèse selon laquelle la production crée son propre marché ? La baisse tendancielle du taux de profit est une explication insuffisante, car elle opère au sein d'un tel cumul de causes compensatoires, elle agit à si long terme qu'elle ne peut pas expliquer les faits historiques qui se succèdent depuis le dernier tiers du 19° siècle et qui se sont accumulés tout au long du 20° : l'impérialisme, les guerres mondiales, la grande dépression, le capitalisme d'Etat, la réapparition de la crise ouverte depuis la fin des années 1960 et l'effondrement de plus en plus brutal de parties de plus en plus importantes de l'économie mondiale dans les 30 dernières années.

Parce que la baisse tendancielle agit "à long terme, ne faudrait-il pas éviter l'empirisme et l'impatience en ne se laissant pas tromper par tous ces cataclysmes immédiats ? Telle paraît être la méthode proposée par le camarade quand il dit que le fait que la "division du monde" a coïncidé avec la "crise mondiale" est une "apparence" ou quand il dit que la grande dépression paraissait confirmer les thèses de Grossmann et Luxemburg, mais que, par la suite, elle a été démentie par la grande croissance après la seconde guerre mondiale ou la croissance des années 1990.

Nous reviendrons sur ce dernier aspect. Ce que nous voudrions mettre en relief maintenant, c'est que derrière les accusations "d'empirisme" portées à Luxemburg il y a une importante question de "méthode" qui paraît échapper au camarade. Les révisionnistes de la social­démocratie entreprirent une croisade contre la "sous-consommation" de Marx ; Bernstein fut le premier à comparer l'analyse de la crise de Marx avec rien de moins que le pathétique Rodbertus, tandis que Tugan-Baranowsky revenait tranquillement aux thèses de Say sur la "production qui crée son propre marché" en expliquant avec des arguments marxistes" que les crises sont le produit des décalages entre deux secteurs de la production. Les critiques révisionnistes à Rosa Lu.xemburg - les Bauer, Eckstein, Hilferding etc. -- affirmèrent avec une "totale orthodoxie marxiste" que les tableaux de la reproduction élargie expliquent parfaitement que le capitalisme n'a pas de problème de réalisation, Boukharine, au service de la stalinisation des partis communistes, s'en est pris à l'exuvre de Rosa pour "démontrer" que le capitalisme n'a aucun problème "externe."

D'où vient cette animosité de la part des opportunistes vis-à-vis de l'analyse de Luxemburg ? Tout simplement parce que celle-ci avait mis le doigt dans la plaie, elle avait démontré la racine globale et historique de l'entrée du capitalisme dans sa décadence. 50 ans auparavant, la contradiction entre les avancées de la productivité du travail et la nécessité de maximaliser le profit avait été la première et fructueuse explication. Mais, maintenant, la question de la lutte du capitalisme contre les groupes sociaux qui l'ont précédé, dans la construction du marché mondial et les contradictions qui se concrétisaient (pénurie croissante d'aires extra-capitalistes) fournissait un cadre plus clair et plus systématique qui intégrait dans une synthèse supérieure la contradiction première et rendait compte du phénomène de l'impérialisme, des guerres mondiales et de la décomposition progressive de l'économie capitaliste.

Plus tard, sur les traces de ces révisionnistes, mais sur un terrain carrément bourgeois, toute une Clique de "marxologues" universitaires se sont mis à divaguer sur la "méthode abstraite" de Marx. Ils séparent avec habileté ses réflexions sur la reproduction élargie, le taux de profit, etc., de tout cc qui touche au marché et à la réalisation de la plus­ value, et, grâce à cette séparation - une façon de frelater la pensée de Marx, en vérité-, ils élaborent l'élucubration de sa "méthode abstraite", en la faisant devenir un "modèle" d'explication du fonctionnement contractuel de l'économie capitaliste : l'échange régulier des marchandises dont parlait Rosa Luxemburg. Toute tentative de confrontation de ce "modèle" avec la réalité du capitalisme devenait de "l'empirisme", c'était ne pas comprendre qu'il s'agit d'un "modèle abstrait", etc.

Cette entreprise destinée à transformer Marx en « icône inoffensif » - comme dirait Lénine - a comme objectif d'éliminer le tranchant révolutionnaire de son œuvre et de lui faire dire ce qu'il n'a jamais dit. Les économistes bourgeois qui ne s'en cachent pas en s'affublant du masque "marxiste", ont eux aussi leur "vision à long terme." Ne nous répètent ­ils pas à tout moment qu'il ne faut pas être empiriste ni immédiatiste, qu'au delà des licenciements, des cataclysmes boursiers, ce qu'on doit voir c'est la "tendance générale" et que celle-ci repose sur des bases saines ? Certaines parties du Capital, soigneusement sélectionnées et hors contexte servent les marxologues à entreprendre le même objectif.

Le camarade est sur des positions clairement révolutionnaires et ne participe ni de près ni de loin à cette cérémonie de la confusion ; mais du fait qu'il emprunte pas mal - d'arguments - à Boukharine et à d'autres académiciens, au licu d'essayer lui-même l'examen des positions de Rosa Luxemburg ([2]), il ferme les yeux devant les aspects de la question que nous avons essayé de lui exposer.

 Les limites de l'accumulation capitaliste
               

Le camarade affirme que Rosa Luxemburg dit qu'il existe une "limite absolue" au développement du capitalisme. Regardons ce qu'elle dit exactement : "plus s’accroit la violence avec laquelle à l’intérieur et à l’extérieur le capital anéantit les couches non capitalistes et avilit les coliditions d’existence de toutes les classes laborieuses, plus l'histoire quotidienne de l'accumulation dans le monde se transforme en une serie de catasprophes et de convulsions, qui, se joignant aux crises économiques périodiques finiront par rendre impossible la continuation de l'accumulation et par dresser la classe ouvrière internationale contre la domination du capital avant même qui, celui-ci n'ait atteint economiquement les dernières limites objectives de son developpement" ("Le militarisme, champ d'action du capital", chap. 32. L'accumulation du capital, Oeuvres IV, p. 129, Maspero).

Si le camarade fait référence à « avant même que celui-ci n’est atteint économiquement les derniéres limit.s objectives de son développement », il est évident que le texte, interprété littéralement, fait penser à une "limite absolue." Mais la même conclusion pourrait être tirée de Marx : « avec la baisse du taux de profit, le développement de la force productive du travail permet la naissance d'une loi qui, à un certain moment, entre en totale contradiction avec le développement même de cette productivité. » (op. cit) Cette formulation tranche avec d'autres - que nous avons évoquées plus haut - où l'on montre que cette loi n'est qu'une tendance.

II est évident qu'on doit faire attention à ne pas tomber dans des formulations pouvant apparaître comme ambiguës, mais il ne faut pas non plus prendre une phrase isolée de son contexte. Ce qui importe c'est la dynamique et l'orientation globale d'une analyse. Sur cela, l'analyse de Rosa - comme celle de Marx - est très claire : l'important c'est qu'elle affirme que l'accumulation du capital se transformera "en une série de catastrophes et de convulsions. " Ceci ne veut pas dire limite absolue, mais tendance générale qui ne peut que s'aggraver avec le pourrissement de la situation.

Marx dit dans Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte que "les hommes font leur propre histoire, mais ils ne la font pas de plein gré, dans des circonstances librement choisies : celles-ci ils les trouvent au coniraire toutes faites, données, héritage du passé " ([3]). La méthode des révolutionnaires consiste, en accord avec cette affirmation, à comprendre et énoncer les tendances de fond qui marquent "les circonstances que les hommes trouvent." Ce que Rosa affirmait, juste un an avant l'éclatement de la guerre de 1914, était une tendance historique qui allait marquer (et comment !), "l'action des hommes."

La conclusion de la première édition de son livre efface, à notre avis, tous les doutes sur le fait qu'elle aurait formulé une tendance "absolue" : "Le capitalisme est la premiére forme économique douée l'une force de propagande ; il tend à se répandre sur le glohe et à détruire toutes les autres formes économiques, n'en supportant aucune autre à coté de lui. Et pourtant il est en même temps la première forme économique incapable de subsister seule, à l'aide de son seul milieu et de son sol nourricier. Ayant tendance à devenir une , forme mondiale, il se heurte à sa propre incapacité d'être cette forme mondiale de la production. Il offre 1'exemple d'une contradiction historique vivante : son mouvement d’accumulation est à la fois l'expression, la solution progressive et l'intensification de cette contradiction. Â un certain degré de développement, cette contradiction ne peut être résolue que par l’application des principes du socialisme, c'est à dire par une forme économique qui est par définition une forme mondiale, un systéme harmonieux en lui-même, fondé non sur l'accumulation mais sur la satisfâction des besoins de l'humanité travailleuse et donc sur l’épanouissement de toutes les forces productives de la terre." (ibidem, p. 129-130)

Quelle est notre conception de la décadence du capitalisme ? Avons-nous parlé une seule fois de blocage absolu du développement des forces productives ou de limite absolue à la production capitaliste, d'une sorte de crise définitive et mortelle ? Le camarade reconnaît lui­même que nous rejetons l'idée formulée par Trotsky qui parle d'un blocage absolu des forces productives, mais notre conception est aussi étrangère à certaines conceptions surgies dans les années 20 au sein des tendances du KAPD qui parlaient de la "crise mortelle du capitalisme", la comprenant comme un arrêt absolu de la production et de la croissance capitalistes. Dans notre brochure sur la Décadence du capitalisme, contre la position de Trotsky, nous disions : "Tout changement social est le résultat d'un approfondissement réel et prolongé de la collision entre rapports de production et développement des forces productives. Si nous nous dituons dans l'hypothése d'un blocage définitif et permanent de ce développement, seul un rétrécissement "absohr" de l'enveloppe qui constitue les rapports de production existants pourrait expliquer un mouvement net d'approfondissement de cette contradiction. Or, on peut constater que le mouvement qui se produit généralement au cours des differentes décadences de l'histoire (capitalisme y compris) tend plutôt vers un élargissement de l'enveloppe jusqu'à ces dernières limites que vers               un  rétrécissement. Sous l'égide de l'Etat et sous la pression des necessités économiques, sociales, la carapace se tend en se dépouillant de tout ce qui peut s'avérer superflu aux rapports de production en n'etant pas strictement nécessaire à la survie su système. Le systéme se renforce, mais dans ses derniéres limites » (La Décadence du capitalisme, 1981, p. 48)

Comprendre pourquoi le capitalisme essaie de "gérer sa crise" avec une politique de survie qui arrive à amoindrir ses effets dans les pays centraux, fait pleinement partie de l'analyse marxiste de la décadence des modes de production. L'Empire romain ne fit-il pas la même chose en se repliant sur Byzance et en abandonnant de vastes territoires devant la poussée des peuples barbares ? Et le despotisme éclairé n'était-il pas une réponse de l'ancienne monarchie face à l'avancée des rapports de production capitalistes ?

"L 'affranchissement des esclaves sous le Bas Empire romain, celui des serfs à la fin du Moyen Age, les libertés, même parcellaires que la royauté doit accorder aux nouvelles villes bourgeoises, le renforcement du pouvoir central de la couronne, l'élimination de la noblesse d'épée au profit « d'une de robe », centralisée, réduite et soumise directement au roi, de même que des phénomènes capitalistes tels que les tentatives de planification, les efforts pour tenter d'alléger le poids des frontières économiques nationales, la tendanca au remplacement des bourgeois parasitaires par des "managers " efficaces, salariés du capital, les politiques de type "New Deal" et les manipulations permanentes de certains mécanismes de la loi de la valeur sont tout autant de témoignages de cette tendance à l'élargissement de l'enveloppe juridique par le ­dépouillement des rapports de production. Il n’y a pas d'arrêt du mouvement dialectique au lendemain de l'apogée d'une société. Ce mouvement se transforme alors qualitativement mais il ne cesse pas. L 'intensification des contradictions inhérentes à l'ancienne société se poursuit nécessairement et pour cela, il faut bien que le développement des forces emprisonnées existe, même si ce n 'est que sous sa forme la plus ralentie." (Ibidem, p. 48)

Dans la période de décadence du capitalisme nous assistons à une aggravation de ses contradictions surtous les plans. II y a un développement des forces productives, il y a aussi des phases de croissance économique, mais ceci se fait dans un cadre global de plus en plus contradictoire, plus convulsif, plus destructeur. La tendance vers la barbarie n'apparaît pas de façon manifeste sur une ligne droite de catastrophes et d'effondrements sans fin, mais masquée par des périodes de croissance, par l'augmentation de la productivité du travail, lors de phases plus ou moins longues. Le capitalisme d'Etat - surtout dans les pays centraux - fait tout ce qu'il peut pour contrôler une situation potentiellement explosive, pour atténuer ou retarder les contradictions les plus graves et, avec tout cela, garder l'apparence d'un "bon fonctionnement" et même de "progrès." Le système "tend l'enveloppe jusqu'à ses dernières limites."

Dans l'esclavage, les 1° et 2° siècles après Jésus Christ se sont caractérisés par cette contradiction toujours aggravée : Rome ou Byzance se remplissaient des plus beaux monuments de l'histoire de l'Empire, les technologies les plus avancées de l'époque sont apparues à ce moment-là au point qu'au 2° siècle on découvrait le principe de l'énergie électrique. Mais ces développements éblouissants se produisaient dans un cadre de plus en plus dégradé où s'exacerbaient des luttes sociales, les territoires étaient abandonnés sous la poussée des barbares, les infrastructures des transports se dégradaient brutalement. ([4])

N'assistons-nous pas aujourd'hui à la même évolution mais en plus grave à cause de ce qui est spécifique à la décadence dit capitalisme ? ([5])

Le camarade affirme que la croissance après la seconde guerre mondiale et celle qu'il y a eu pendant ces années 1990 démentent notre théorie. Nous ne pouvons pas développer ici une argumentation détaillée ([6]), mais par rapport à la croissance entre 1945 et 1967, au delà de son volume statistique, i1 faut tenir compte de :

- la forte proportion, dans cette croissance, de l'armement et de l'économie de guerre, comme le camarade lui-même le reconnaît ;

- l'importance de l'endettement, qui à un certain moment - le Plan Marshall­n'avait jamais été atteint ;

- les conséquences provoquées par cette croissance (que le camarade lui-même a l'air de reconnaître aussi) : une partie substantielle de cette croissance s'est évaporée dans un processus dramatique de démantèlement - qui, dans les pays occidentaux a surtout touché l'industrie lourde - ou d'implosion - comme ça a été le cas de l'ancien bloc de l'Est.

En ce qui concerne les années 1990, il s'agit d'une croissance minuscule ([7]), basée sur un endettement sans comparaison dans l'histoire et sur une spéculation jamais vue. Qui plus est, cette croissance s'est limitée aux Etats­Unis - et quelque pays de plus - et cela dans un contexte de dégringoladejamais vue de quantité des pays d'Afrique, d’Asie ou d'Amérique latine ([8]). D'un autre coté, l'effondrementactuel de la "nouvelle économie" et les tourbillons boursiers auxquels nous assistons donnent une bonne idée de la réalité de cette croissance.

Un élément de réflexion que le camarade doit prendre en compte quand on parle de "chiffres de la croissance" est leur nature et leur composition ([9]). Une croissance qui exprime l'expansion du système n'est pas la même chose qu'une croissance qui exprime une politique de survie et d'accompagnement de la crise. D'une manière générale, pour un marxiste, on ne peut pas identifier croissance de la production avec développement de la production capitaliste. Ce sont là deux concepts différents. La pratique en vigueur dans la Russie stalinienne qui consistait à battre des records dans les statistiques de l'acier, du coton ou du ciment alors qu'après il apparaissait que tout cela occultait une production défectueuse ou inexistante, est l'illustration extrême et grotesque d'une tendance générale du capitalisme décadent, stimulée par le capitalisme d'Etat, à augmenter les chiffres de la production en même temps que les bases de la reproduction du système sont rongées. Rosa Luxemburg rappelle qu’ "Accumuler du capital ne signifie pas toujours produire de plus en plus grandes quantités de marchandises, mais de plus en plus de marchandises en capital-argent. ll y a entre l’annoncellement de plus value sous formes de marchandises et l'investissemcnt de cette plus value pour l'extension de la production une rupture, un pas décisif, que Marx appelle le saut périlleux de la production marchande : l'acte de vendre pour de l’argent. Mais peut-être ceci ne concerne-t-il que le capitaliste individuel sans s'appliquer à la classe entière, à la sociéto gobale ? Non pas. Car si nous considérons le problèrne du point de vue de la société « il faut se garder , écrit Marx, de tomber dans le travers où est tombé Proudhon dans son imitation de l'économie bourgeoise : il ne faut pas considérer qu'une société de type de production capitaliste perdrait son caractère spécifique, son caractère économique déterminé par l'histoire, si on la considérait en bloc comme un tout. Au contraire. On a affaire alors au capitaliste collectif». ( "Critique des Critiques... ", L'accumulation du capital, Œuvres IV , p.154. Les citations du Capital : trad. Ed. Sociales, t.5, p.84)

La nature des croissances de la production dans la décadence du capitalisme - et surtout dans les 50 dernières années - est très marquée par cette tendance au fait que, par le biais de l'endettement et de l'intervention de l'Etat, s'entassent pendant un certain temps des masses de marchandises qui, au bout de quelques années, doivent être éliminées, car elles ne correspondent pas à un développement réel des rapports capitalistes de production, à un véritable élargissement de la masse des salariés et des marchés.

Mais au-delà de leur nature et de leur composition particulières, les phases de croissance relative et droguée par la dette cachent un ralentissement historique de la croissance de la production. Voilà la première caractéristique de la décadence capitaliste. Il n'y a donc pas d'arrêt absolu de la croissance, mais ce constat ne peut pas conduire à une sous-estimation de la tendance de fond.

Il en va de même avec d'autres aspects de la vie économique et sociale. Les découvertes fantastiques sur le génome humain, les télécommunications ou les transports cachent une détérioration très profonde des conditions de vie, de la santé et des infrastructures mêmes de la production. Les techniques de restauration des façades dans les grandes villes, la construction frénétique d'inutiles monuments en verre, de gratte-ciel illuminés fournissent la sensation illusoire comme quoi "tout baigne", quand, en fait, cela cache l'énorme, systématiquc et irréversible dégradation des conditions de vie des travailleurs et de toute l'humanité ainsi que du fonctionnement et de la maintenance de ces mêmes villes, car, à coté de ces feux d'artifice, nous voyons par exemple comment la distribution d'énergie électrique est paralysée â plusieurs reprises dans la si prospère Californie ou comment les catastrophes alimentaires, écologiques et dans les transports proliférent.

Ce qui est essentiel, comme le dit le camarade, c'est le point de vue de la totalité : nous ne pouvons pas regarder lit robotique ou le génome en eux-mêmes, ni les phases plus ou moins soutenues de croissance en elles-mêmes, mais il faut voir le cadre contradictoire et destructeur dans lequel cela a lieu. La gravité de la crise du système ne se mesure pas par le volume des montées et des chutes de la production mais, d'un point de vue historique et global, par l'aggravation de ses contradictions, par la réduction constante de sa marge de manœuvre et surtout par la détérioration des conditions de vie de la classe ouvrière.

Quand en Chine on construit une étincelante île artificielle avec des gratte­s ciel prés de Shanghai, on oblige en même temps les enfants des écoles à travailler pour maintenir ces merveilles à f1ot. Quand au Brésil on inaugure à Sao Paulo une usine totalement robotisée, le nombre d'enfants de la rue ne cesse d'augmenter et plus de 50% de la population vit au­ dessous du minimum vital. Quand en Grande-Bretagne on poursuit les travaux pharaoniques dans l'ancien Dockland londonien, on sacrifie le bétail par centaines de milliers. Lequel de ces deux ensembles de faits reflète la situation réelle du capitalisme ? Nous n'avons aucun doute sur la réponse. Nous espérons avoir contribué à dissiper le doute chez le camarade et chez nos lecteurs en général.

Adalen


[1] Lirc dans Revue internationale n°29 et 30 une critique à ces critiques dc boukarine et Duyaneskaya à Rosa Luxcmburg.

[2] Il ne cite pratiquement pas Rosa Luxembourg ; les critiques il les reprend mot à mot du Boukharine de la "bolchevisation', (stalinisation en fait) et de toute une série d'académiciens" qui arrivent parfois à dire quelque chose d'intéressant, mais qui ont globalement une position étrangère au marxisme. Les citations de Mattick ou de Pannekoek c'est unc autrc question. Nous ne sonuncs pas d'accord, mais cela nécessiterait d’autres précisions.

[3] Editions La Pléiade, Oeuvres politiques I .

[4] pour une analyse de la décadence des modes de production précédant le capitalisme, voir dans la Revue internationale n° 55 l'article qui fait partie de la série « comprendre la décadence du capitalisme ».

[5] Voir « La décomposition du capitalisme », Revue internationale n°62.

[6] Nous renvoyons nos lecteurs à la brochure « La décadence du capitalisme », aux articles de la Revue internationale n°54 et 56 dans la série « Comprendre la décadence du capitalisme » et aux articles de polémiquc avec le BIPR dans les n° 79 et 83.

[7] La moyenne de cette croissance des années 1990 aux Etats-Unis a été la plus petite des cinq dernières décennies.

[8] Voir la série "30 ans de crise capitaliste" dans la Revue internationale n° 96 à 98.

[9] Voir dans la Revue internationale n°59, "Présentation du 8e Congrès".

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