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Nous avons salué à plusieurs reprises le surgissement d'éléments et de groupes révolutionnaires en Europe orientale et notamment en Russie. Ce phénomène s'inscrit très nettement dans un cadre international. Sur tous les continents, les groupes politiques prolétariens, qui représentent la tradition de la Gauche communiste, ont établi de nouveaux contacts avec ce type d'éléments durant ces dernières années. Il faut donc y voir une tendance caractéristique de la période présente à l'échelle du moyen terme. Depuis l'effondrement de l'URSS et de son bloc impérialiste, la bourgeoisie n'a cessé de proclamer triomphalement la faillite du communisme et la fin de la lutte de classe. Déjà déboussolée par ces événements, la classe ouvrière ne pouvait que reculer sous les coups de marteau de ces campagnes idéologiques bourgeoises. Mais en dehors des périodes de contre-révolution, une classe historique ne peut que réagir face à des attaques qui remettent profondément en cause son être et sa perspective propre. Si elle ne peut le faire encore par la généralisation de ses luttes revendicatives, alors c'est par le renforcement de son avant-garde politique qu'elle se défend. Les éléments isolés, les cercles de discussion, les noyaux et les petits groupes qu'on a vu apparaître et qui se placent sur le terrain de la perspective révolutionnaire, ne doivent pas chercher leur raison d'être en eux-mêmes ou dans la contingence. Ils sont une sécrétion de la classe ouvrière internationale. C'est dire la responsabilité qui pèse sur leurs épaules. Ils doivent en premier lieu reconnaître le processus historique dont ils sont le produit et mener jusqu'au bout le combat pour la conscience, pour la clarification politique, sans craindre la dureté de la tâche.
Dans les pays à la périphérie des grandes puissances capitalistes, ces petites minorités se heurtent à mille difficultés : la dispersion géographique, les problèmes de langue, la situation d'arriération économique. Aux difficultés matérielles s'ajoutent encore les difficultés politiques résultant de la faiblesse du mouvement ouvrier et du faible ancrage, voire de l'absence, d'une tradition du marxisme révolutionnaire. En Russie, où la contre-révolution stalinienne a été la plus terrible, "au pays du grand mensonge" ([1]) comme disait Anton Ciliga, l'entreprise de destruction et de travestissement du programme communiste a été poussée à son comble. Les potentialités contenues dans ces nouvelles énergies révolutionnaires se mesurent à la façon dont elles cherchent à surmonter ces difficultés :
- par l'affirmation de l'internationalisme prolétarien, comme le montre leur dénonciation de la guerre et de tous les camps impérialistes en Tchétchénie et en ex Yougoslavie ;
- par la recherche de contacts internationaux ;
- par la redécouverte des courants politiques qui, dans les années 1920, avaient été les premiers à se lancer, au nom du communisme, dans le combat contre la dégénérescence du mouvement communiste, la montée de l'opportunisme et du stalinisme. Voilà le terrain qu'occupe depuis toujours le marxisme révolutionnaire : il est international, internationaliste et développe une vision historique.
La démarcation vis-à-vis du gauchisme
Cette démarche révèle la nature authentiquement prolétarienne de ces groupes qui sont très vite confrontés à la nécessité de se démarquer du trotskisme actuel lequel trouve toujours de bonnes raisons pour inviter les ouvriers à participer à la guerre impérialiste, ainsi que du maoïsme, pur rejeton du "national-communisme" stalinien. C'est une frontière de classe qui sépare la Gauche communiste internationaliste du "gauchisme" ([2]).
Il est bien évident que tous ces éléments prolétariens qui sont le produit d'une même situation sont en même temps très hétérogènes. Refuser la confusion entre communisme et stalinisme, dénoncer les affirmations les plus grossières de la propagande ennemie n'est pas le plus difficile car le contenu bourgeois de ces discours apparaît très vite sous la surface. "C'est bien Lénine qui a donné ses fondements au futur régime qu'on appelle «stalinien» " La preuve, poursuivent les journalistes les moins subtils, "c'est bien Lénine le fondateur de l’Internationale Communiste, dont le but est la «révolution socialiste mondiale». De son propre aveu, Lénine n'a entrepris la révolution d'Octobre que dans la conviction de l'inéluctabilité d'une révolution européenne, à commencer par la révolution allemande" (L'Histoire, n°250, p. 19) On peut se rendre compte très vite des mensonges véhiculés par l'étroitesse nationale de nos universitaires chevronnés. Mais l'offensive de la bourgeoisie ne se réduit pas à une telle caricature. Il reste encore à identifier et à défendre la signification profonde de la révolution russe et de l'œuvre de Lénine. Ici on se heurte non seulement à un avilissement de la théorie marxiste opéré de façon plus subtile par le gauchisme mais aussi à une série de confusions dangereuses ou de points programmatiques qui sont encore l'objet de discussions serrées au sein même du milieu politique prolétarien.
Il y a donc tout un processus de clarification que tous ces éléments n'ont pas forcément parcouru jusqu'au bout. Pour comprendre le phénomène stalinien, il faut encore se confrontera l'analyse trotskiste de "l'Etat ouvrier dégénéré", à celle des anarchistes qui y voient un produit normal du "socialisme autoritaire", à celle des conseillistes qui, au nom d'un marxisme parfaitement mécaniste, voient dans le bolchevisme l'instrument adapté aux besoins du capitalisme en Russie. Derrière ces questions c'est le problème de la filiation historique et de la cohérence du programme communiste qui est posé. Rejeter l'impatience activiste et se confronter à ce problème, c'est la condition pour rejoindre les rangs des militants anonymes qui poursuivent aujourd'hui la lutte pour le communisme, communisme qui, pour la première fois il y a 150 ans, fut présenté au prolétariat international sous la forme du Manifeste de Marx et d'Engels.
Mais quel est le fil qui relie la lutte prolétarienne d'hier, d'aujourd'hui et de demain? C'est toujours en partant de la dernière expérience révolutionnaire du prolétariat que l'on peut retrouver ce fil. C'est-à-dire, aujourd'hui, en partant de la révolution d'Octobre 1917. Il ne s'agit pas ici d'un respect religieux envers le passé. Il s'agit d'un bilan critique de la révolution, de ses magnifiques avancées et aussi de ses erreurs et de sa défaite. La révolution russe elle-même n'aurait pu être possible sans les enseignements tirés de la Commune de Paris. Sans le bilan critique de celle-ci effectué par la Fraction marxiste, sans les Adresses du Conseil général de l’AIT ou la magnifique synthèse de Lénine exprimée par la suite dans L'Etat et la révolution, le prolétariat russe n'aurait pu vaincre. On retrouve ici la profonde unité de la pratique et de la théorie, de l'action et du programme communiste. Et ce sont les Fractions de la Gauche communiste qui assumèrent la lourde tâche de tirer le bilan de la révolution russe. Tout autant que dans le passé, ce bilan est vital pour la prochaine révolution.
C'est pourquoi nous saluons chaleureusement et soutenons de toutes nos forces les efforts en vue de la réappropriation de ce bilan. Pour notre part, nous nous sommes efforcés de fournir tous les documents de la Gauche communiste dont ces camarades ont besoin mais aussi de faire connaître leurs prises de position les plus significatives quand les problèmes de traduction pouvaient être surmontés, d'alimenter la controverse sur les principales questions politiques avec un état d'esprit militant, avec la volonté d'ouverture et de solidarité qui caractérise la discussion parmi les communistes.
Nous avons déjà rendu compte de l'évolution du milieu politique prolétarien en Russie dans la Revue Internationale n° 92 et 101 ainsi que dans nos organes de presse territoriaux. Nous voulons aujourd'hui rendre compte de notre correspondance avec le Bureau Sud du Parti Ouvrier Marxiste. Le POM (ou Marxist Labour Party) entend se situer dans la continuité du mouvement ouvrier et c'est en ce sens que le terme Ouvrier fait référence au Parti Ouvrier Social-Démocrate de Russie. Dans cette correspondance, les camarades s'expriment en tant que Bureau Sud car ils ne peuvent engager la responsabilité du POM sur le détail de leurs prises de position du fait même de la poursuite de la discussion en son sein. Mais laissons-les présenter eux-mêmes leurs luttes politiques depuis le premier congrès de mars 1990 qui décida la constitution du "P.O.M- Le parti de la dictature du prolétariat".
"C'est dans la bonne humeur que fut créé un nouveau parti communiste, ce qui tranchait avec le PCUS de Gorbatchev existant alors en URSS. Mais la composition idéologique des participants à ce premier congrès était aussi diverse qu'instable, une première rupture se produisit. Un petit groupe de 12 personnes (qui pensaient que la Russie était un «Etat féodal» avec une industrie développée à grande échelle et donc que l'URSS devait passer par une révolution bourgeoise pour arriver à la révolution socialiste) s'installèrent dans une pièce adjacente, aussitôt après la scission, et mirent sur pied un comité pour la création d'un parti «démocratique du travail (marxiste)». Mais ils n 'arrivèrent à rien et se sont dissous." ( lettre du 10/07/1999)
"Aucun trotskiste n'a participé à ce premier congrès, mais il restait quelques staliniens et des partisans du «féodalisme industriel» qui, contrairement aux scissionnistes, ne pensaient pas qu'une révolution bourgeoise était nécessaire.
Néanmoins, tous les participants trouvèrent une unité dans les slogans : «la classe ouvrière doit s'organiser» et «le pouvoir des Soviets (Conseils) est le pouvoir des ouvriers». Le deuxième congrès se tint également à Moscou en septembre 1990. Y furent adoptés plusieurs textesdu parti, dont le programme. Le caractère capitaliste d'Etat de l'URSS y fut adopté. Il va sans dire que les défenseurs restant du «féodalisme industriel en URSS» quittèrent le parti lors de ce congrès et constituèrent leur propre «Parti de la dictature du prolétariat (bolchevik)». Les staliniens, qui étaient très peu nombreux, quittèrent également le parti. " (Idem)
"Lors de la première conférence du POM en février 1991 furent abandonnés les termes «Le parti de la dictature du prolétariat» dans la dénomination du groupe. En 1994-1995 se constitua au sein du parti une petite fraction qui croyait qu'il y avait eu un mode de production néo-asiatique en URSS. Au début janvier 1996, cette fraction fit sécession et rejoignit les trotskistes morenistes (Argentine) de l'International Workers Party qui sont assez actifs en Russie et en Ukraine.'" (Idem)
"Dans le programme adopté au second congrès figurent notamment les principes de base suivants :
- La nécessité de la dictature du prolétariat pour la transition au communisme (socialisme) et la nécessité de cette transition elle-même;
- la dictature de la classe ouvrière urbaine, plus précisément, est une nécessité mais pas le parti de la dictature du prolétariat ou celle de «tous les travailleurs» ou encore celle «du peuple» ;
- la ruine du parti russe du prolétariat dans les années 20 et la nécessité de sa création aujourd'hui ;
- la reconnaissance que la "dictature de la classe " et la "dictature du parti " comme avant-garde de la classe ne sont pas une seule et même chose. "
Les camarades terminent en précisant : "Bien que dans le programme de 1990 soient absentes la critique de la théorie du «socialisme en un seul pays» et la nécessité de la révolution mondiale, elles sont pour nous un lieu commun et sont comprises comme allant de soi. "(Idem)
On voit donc combien la lutte a été âpre en Russie, combien il était vital de se séparer des staliniens défroqués qui se prennent encore pour des révolutionnaires. On voit aussi quelle pression exerce toute une panoplie de sectes trotskistes qui tentent de vendre des recettes révolutionnaires de leur composition. En 1980, les syndicats occidentaux (la CFDT en France, l'AFL-CIO aux Etats-Unis...) s'étaient empressés d'apporter leur soutien logistique à Solidarnosc contre la lutte des ouvriers polonais. Aujourd'hui, ce sont les trotskistes qui se ruent à l'Est, avec leurs bons conseils et leurs subsides, pour empêcher la renaissance d'un milieu politique prolétarien. Cette renaissance ne peut concerner encore qu'une minorité face aux multiples expressions d'une idéologie dominante par définition omniprésente.
La question de la filiation historique
Dans leurs lettres du 15 (que nous noterons [A]) et du 20 mars [B] 2000, les camarades prennent position sur notre polémique avec le BIPR publiée dans la Revue Internationale n°100 (La lutte de la classe ouvrière dans les pays de la périphérie du capitalisme) mais surtout ils développent une série dépositions officielles du Bureau Sud du POM.
Le rédacteur de ces deux lettres précise : "Les autres membres du BS du POM sont en accord avec les positions essentielles de ce commentaire. Vous pouvez donc regarder l'exposé ci-dessus comme notre position commune." [B]
Précisons tout d'abord que les camarades sont quelque peu décontenancés devant la polémique entre le CCI et le BIPR, tout simplement parce qu'ils n'ont pas encore eu les moyens d'examiner de près les positions fondamentales des uns et des autres. C'est pourquoi ils ont du mal à identifier réellement les divergences et qu'ils y voient plutôt des chicanes, des insistances sur tel aspect de la réalité plutôt que tel autre, "car très souvent, ce sont deux côtés d'une seule unité dialectique", disent-ils. Finalement, "vous avez tous raison", tout dépend de quel point de vue on se place. Nous pensons que l'expérience et la discussion leur permettront de se faire une opinion plus précise sur ce qui est commun et sur les divergences au sein du camp prolétarien. Les camarades écrivent :
"Voilà la faiblesse de la Gauche communiste en Europe occidentale selon nous : au lieu de coopérer avec succès et d'égal à égal, ou bien vous vous ignorez les uns les autres, ou bien vous «démasquez» les autres en «ramenant la couverture sur soi» comme disent les Russes. (...) Selon nous, le BS du POM, tous les communistes de Gauche, les «capétatistes» [ceux qui reconnaissent la nature capitaliste d'Etat de l'URSS], doivent travailler comme des collaborateurs scientifiques d'un centre de recherches, d'un centre unique ! [A]"
Nous n'avons pas peur de l'ironie polémique dont étaient friands tous les grands révolutionnaires, car il s'agit, à partir de l'exposé des positions réelles de nos adversaires, de montrer à quelles conséquences elles conduisent et de défendre fermement ce que nous considérons comme des principes intangibles du marxisme. Ce que nous attaquons, ce n'est pas telle personne ou tel groupe, mais une position qui relève d'une démarche opportuniste ou d'une erreur théorique qu'il faudra payer cher demain. C'est pourquoi l’intransigeance révolutionnaire ne contredit jamais la nécessaire solidarité entre communistes.
A partir de cette première impression, les camarades concluent à la faiblesse de la Gauche communiste en tant que courant historique. C'est surtout cette idée que nous voulons critiquer. Constatant que le BIPR et le CCI divergent sur la question de l'impérialisme et de la décadence du capitalisme, les camarades estiment qu'il y a là une erreur sur la méthode, qu'il ne s'agit pas de dire "soit... soit" mais de dire "et...et". En fait, c'est un reproche qui a souvent été adressé à la Gauche communiste. Il est évident que nous ne souscrivons pas à toutes les prises de position de la Gauche communiste qui a commencé à se dégager au sein de l'Internationale communiste. Par contre, c'est à tort qu'on l'a accusée d'être antiparti, d'impatience activiste, d'un radicalisme à la petite semaine qui refuse par principe les concessions, de glissements vers l'anarchisme et finalement d'un purisme stérile qui ne voit les questions qu'en termes d'oppositions tranchées, ou blanc, ou noir ; soit l'un soit l'autre. Tous les chefs de file de la Gauche communiste étaient profondément marxistes et attachés à la notion de parti. Leur but était précisément de défendre le parti contre l'opportunisme. Telle était la tâche de l'heure. "Camarade, écrivait Gorter dans sa 'Réponse à Lénine', la fondation de la Troisième Internationale n'a nullement fait disparaître pour autant l'opportunisme de nos propres rangs. Nous le constatons d'ores et déjà dans tous les partis communistes, dans tous les pays. Il aurait d'ailleurs été miraculeux et contraire à toutes les lois du développement que le mal dont la Deuxième Internationale est morte ne lui survive pas au sein de la Troisième !" (Editions Spartacus, 1979, p.85) "Il est absurde, stérile et extrêmement dangereux, reprenait Bordiga, de prétendre que le parti et l'Internationale sont mystérieusement assurés contre toute rechute dans l'opportunisme ou toute tendance à y retourner ! " (Projet de thèses de la Gauche au Congrès de Lyon, 1926) C'était le signe qu'un travail de fraction était à l'ordre du jour, et non pas un simple travail oppositionnel qui conduisit le courant de Trotsky dans l'impasse puis la faillite. Par là, la Gauche s'affirmait comme la réelle continuatrice du courant marxiste dans l'histoire du mouvement ouvrier. Elle reprenait ce travail de fraction que Lénine avait entrepris depuis 1903 face à l'opportunisme au sein de la Deuxième Internationale et qui avait permis aux bolcheviks de dénoncer tous les camps impérialistes en 1914, de rester fidèles aux principes du communisme et de permettre au parti de jouer tout son rôle au moment de 1'insurrection d'Octobre. C'était un travail pour le parti et non pas contre le parti. Il fallait mener le combat jusqu'au bout malgré les exclusions et toutes les entraves qu'y opposait la discipline formelle de la direction. Tel est le véritable esprit de Lénine dont la Gauche s'est inspirée. En 1911, Lénine systématise la notion de fraction à partir de l'expérience qu'avaient acquise les bolcheviks depuis leur constitution en fraction lors de la conférence de Genève de 1904 -."Une fraction est une organisation à l'intérieur du parti, qui est unie non pas par le lieu de travail, par la langue ou par quelque autre condition objective, mais par un système de conceptions communes sur les problèmes qui se posent au parti. " (Au sujet d'une nouvelle fraction de conciliateurs, les vertueux. Oeuvres complètes, tome 17, Editions de Moscou) En aucune façon l'intransigeance révolutionnaire ne s'oppose au réalisme, elle seule peut réellement prendre en compte les situations concrètes. Quoi de plus réaliste que le rejet par la Gauche communiste d'Italie de la position de Trotsky qui voyait s'ouvrir en 1936 une nouvelle période révolutionnaire.
La fraction est donc centrale dans la question de la filiation historique. C'est elle qui assure le lien entre l'ancien et le nouveau parti, à condition qu'elle sache tirer les leçons de l'expérience de la classe ouvrière et les traduire par un nouvel enrichissement du programme. Par exemple, les révolutionnaires avaient constaté que, depuis la première guerre mondiale, le rôle du parlement bourgeois s'était transformé. Mais c'est la Gauche communiste qui en tire les conséquences sur le plan des principes : rejet du parlementarisme révolutionnaire et de la participation aux élections de la démocratie bourgeoise. Une deuxième condition est également nécessaire pour la formation du nouveau parti. Il faut que le rapport de force entre les classes se soit modifié à l'avantage de la classe ouvrière permettant ainsi au parti d'influencer réellement le cours de la lutte de classe. Or cette influence et la fonction d'orientation politique qui échoit au parti ne sont possibles que lorsque la société avance vers une situation révolutionnaire. La formation du parti anticipe l'ouverture de la période révolutionnaire. C'est la Gauche communiste d'Italie qui, le plus profondément, a énoncé le rôle de la fraction et le moment de ce passage. Ecoutons ce qu'elle dit dans Bilan n°l :
"La transformation de la fraction en Parti est conditionnée par deux éléments intimement liés :
1. L'élaboration, par la Fraction, de nouvelles positions politiques capables de donner un cadre solide aux luttes du Prolétariat pour la Révolution dans sa nouvelle phase plus avancée. (...)
2. Le renversement des rapports de classe du système actuel (...) avec l'éclatement de mouvements révolutionnaires qui pourront permettre à la Fraction de reprendre la direction des luttes en vue de l'insurrection. "
Le matérialisme dialectique enseigne que le mouvement de la réalité est un phénomène complexe où agit une multitude de facteurs. C'est ce que nous rappellent les camarades du POM. Mais ils oublient que le système des contradictions qui produit la réalité débouche à certains moments sur une alternative claire et tranchée. Alors c'est soit l'un soit l'autre, ou le socialisme ou la barbarie, ou une politique prolétarienne ou une politique bourgeoise. La dérive centriste de la direction de l'Internationale, depuis le mot d'ordre de la conquête des masses, tient entièrement à la recherche de raccourcis immédiatistes qui altéraient profondément la politique de classe : et les conseils et les syndicats, et la lutte en dehors du parlement et le parlementarisme révolutionnaire, et l'internationalisme et le nationalisme... Et ce fut le désastre. A chaque innovation politique un nouveau pas était franchi vers la défaite. Loin de renforcer les partis et noyaux communistes, les alliances nouées avec la social-démocratie ne firent que dilapider les forces qui ne pouvaient se développer que sur la base d'un programme clairement communiste. Le livre de Lénine, La maladie infantile du communisme, le gauchisme, symbolise ce tournant centriste. Il part avec 1'idée de critiquer ce qu'il considère comme des erreurs passagères et inévitables d'un courant authentiquement révolutionnaire. "Evidemment l'erreur représentée par le doctrinarisme de gauche dans le mouvement ouvrier, dit-il, est, à l'heure présente, mille fois moins dangereuse et moins grave que l'erreur représentée par le doctrinarisme de droite (...)" (Editions 10/18, 1962, p. 159) Mais il finit par confondre les positions de la Gauche avec celles de l'anarchisme tandis qu'il rehausse le prestige de la droite sous prétexte qu'elle maintient encore sous sa domination de larges fractions du prolétariat. C'est ça le centrisme. Et la droite va largement utiliser cette autorité qui lui est conférée pour isoler la Gauche.
Travail salarié et marché mondial, deux caractères fondamentaux du capitalisme
Les camarades écrivent : ''Nous estimons que le XXIe siècle verra de nouvelles batailles pour l'indépendance nationale. Malgré toute la puissance (et même la décadence, selon vous) du capitalisme dans les pays hautement développés, le capitalisme dans les pays arriérés continue de se développer, de grandir à sa propre allure, si l'on peut dire. Et ce n 'est pas une question qui relève des principes, c 'est la réalité objective /"[A]
C'est effectivement un point de divergence important au sein du milieu politique prolétarien. Comme les camarades le savent, nous pensons que Lénine s'est trompé lorsqu'il répondit à Rosa Luxemburg : "Des guerres nationales ne sont pas seulement probables, elles sont inévitables, à une époque d'impérialisme, du côté des colonies et des semi-colonies." (Sur une brochure de Junius, octobre 1916, reproduit in Contre le courant, Maspero, 1970, tome 2, p. 158) Mais ce qu'il importe de souligner ici, c'est que cette position ne signifie pas chez les camarades un abandon de l'internationalisme prolétarien, même si, à notre avis, cela concourt à l'affaiblir. Le souci est de définir à quelles conditions une unité du prolétariat international est possible et non pas d'utiliser Lénine pour masquer un soutien à l'une ou 1'autre puissance impérialiste, comme le font les gauchistes.
" Vous avez sans doute remarqué combien nous sommes peu léninistes. Néanmoins, nous sommes d'avis que la position de Lénine fut la meilleure sur cette question. Chaque nation (attention ! nation, pas nationalité ou groupe national, ethnique, etc..) a le droit complet à disposer d'elle-même dans le cadre de son territoire ethnico-historique, jusqu'à la séparation et la formation d'un Etat indépendant. (...) Ce qui intéresse les marxistes c'est la question de la libre disposition pour le prolétariat de son autodétermination à l'intérieur de telle ou telle nation, c'est-à-dire la possibilité de disposer librement de soi, s'il existe déjà comme une classe pour soi, ou la possibilité pour les éléments pré prolétaires de se constituer en classe dans le cadre du nouvel Etat bourgeois national. Tel est le cas de la Tchétchénie. La Tchétchénie-Ingouchie était industrialisée sous le pouvoir soviétique, mais plus de 90% des ouvriers étaient d'origine russe, les Tchétchènes étaient des paysans petits-bourgeois ou des intellectuels, des fonctionnaires, etc. Que la nouvelle bourgeoisie tchétchène crée le prolétariat tchétchène national, qu 'elle commence à exploiter son prolétariat national, ses parents, ses natifs (les ouvriers russes n 'y reviendront pas maintenant pour être décapités par les nationalistes) et nous verrons quelle sera (d'unité ferme de la nation tchétchène» ! C 'est alors seulement que la possibilité pour les prolétaires russes et tchétchènes de s'unir sera réelle objectivement, pas avant." [A]
Néanmoins, cette position aboutit à une série de contradictions que les camarades ne résolvent pas en déclarant simplement :
"Selon nous, la reconnaissance de l'objectivité de la lutte nationale ne signifie pas la «justifier» (à propos, que veut dire le terme «justifier» ?) ou même appeler à une alliance avec des fractions de la bourgeoisie nationale !" [B]
Tout le problème est de savoir quelle est cette réalité objective qui est ici invoquée. Or celle-ci correspond à une époque révolue, l'époque de la formation des nations bourgeoises contre le féodalisme. Les camarades ont-ils réellement analysé les motivations nationalistes de la bourgeoisie tchétchène ? Si oui, ils se seraient rendu compte que ces revendications nationales n'ont plus le même contenu que celui d'une étape antérieure du développement social. Les marxistes ont souvent décrit cette étape. Rosa Luxemburg la résume ainsi : "La bourgeoisie française avait, pendant la grande révolution, le droit déparier en tant que tiers état au nom du «peuple français», et même la bourgeoisie allemande pouvait s 'estimer, jusqu 'à un certain point en 1848, comme le représentant du «peuple" allemand» (...). Dans les deux cas, cela voulait dire que la cause révolutionnaire de la classe bourgeoise, au stade d'alors du développement social, coïncidait avec celle du peuple tout entier car ce dernier constituait encore avec la bourgeoisie une masse indifférenciée opposé au féodalisme dominant." (La question nationale et l'autonomie. Publié in Les marxistes et la question nationale, L'Harmattan, 1997, p. 195) Ce que les camarades ne voient pas c'est que le stade du développement social n'est pas donné par la situation locale tchétchène mais par l'environnement social, parla situation générale. Embarquée dans le jeu sanglant de l'impérialisme, complètement dépendante du marché mondial, la Tchétchénie a perdu depuis longtemps les principales caractéristiques d'une société féodale.
Selon les camarades, il existe une bourgeoisie progressiste dans un certain nombre de pays "parce que le capitalisme national y continue de s'élever spontanément à partir des secteurs traditionnels, conformément aux lois générales du développement des peuples à l'époque de la deuxième superformation sociale, celle de propriété privée. Elles sont trois ces formations : la formation de la communauté primitive (n °1) ; puis celle de la propriété privée : l'esclavage antique, le féodalisme et le capitalisme y compris (n°2), et enfin la formation du communisme authentique (n °3). Telle est la triade d'après Marx (voir les ébauches de sa lettre de réponse à Vera Zassoulitch, 1881). Mais il y a peu de pays (et il y en a de moins en moins) où le capitalisme national s'aut dèveloppant prédomine. Là où ça a lieu, la bourgeoisie progressiste peut arriver au pouvoir et le peuple (les ouvriers y compris, d'autant plus qu'ils sont encore en état préprolétaire !) la soutiendra. Mais tout ça est bien temporaire, car déplus en plus de choses dépendront de la bourgeoisie impérialiste mondiale, le cas de l'Afghanistan en témoigne. (...) Le capitalisme peut être comparé à une vague dans la «mer» de la deuxième superformation sociale (voir plus haut) et pas à une vague mais au processus d'ondes ! La deuxième superformation (Marx l'appela aussi «économique») engendre ces vagues elle-même de l'intérieur ! Mais les limites, les bords de cette «mer» de la «superformation économique» sont les limites du capitalisme en même temps, ils sont ces bords contre lesquels ce dernier «se brise» dans son ondulation.
La caractéristique essentielle de cette «mer» de la formation sociale économique (la deuxième dans la triade) est la loi de la valeur. Mais le «processus d'ondes» commence, est excité et poussé par... le petit producteur-propriétaire ! Il fut, est et sera l'agent d'action de la loi de la valeur sur toute l'étendue de la formation sociale économique (la «deuxième», celle de la propriété privée). Voilà pourquoi le petit producteur ne peut pas être détruit par le capitalisme ! Et voilà pourquoi le monopolisme étatique ne peut pas être complet et de longue durée. La vague va refluer en arrière ! Si les communistes de gauche avaient analysé les choses de ce point de vue, ils auraient levé bien des problèmes, dans leurs relations y compris! Et la place et le rôle de la révolution sociale prolétarienne mondiale seraient beaucoup plus compréhensibles." [B]
Comment peut-on expliquer cette perspective d'une régression du capitalisme d'Etat défendue par les camarades ? Tous les jours nous voyons pourtant se vérifier la tendance vers une gestion de l'économie par un capitaliste collectif, annoncée par Engels dans L'anti-Dühring. Partout c'est l'Etat qui réglemente les fusions des grandes entreprises multinationales et qui leur impose ses orientations. Tout Etat qui abandonnerait un tel contrôle se trouverait immédiatement en situation de faiblesse dans la guerre commerciale. C'est sans doute l'effondrement de l'URSS qui explique une telle prise de position. Dans ce cas, les camarades généralisent à partir d'une situation spécifique.
L'URSS était un pays marqué par la faiblesse de son économie et ce qui a fait faillite ce n'est pas le capitalisme d'Etat mais sa version la plus caricaturale où la nationalisation concernait l'immense majorité de l'économie. C'est toujours un signe de faiblesse lorsque l'Etat est directement propriétaire des entreprises. Dans les pays plus développés, le capitalisme d'Etat est également bien réel mais il a surtout cette souplesse que lui confère la participation dans le capital des entreprises ou, plus encore, quand il se contente seulement d'édicter la réglementation économique à laquelle chaque entreprise doit se plier.
On comprend pourquoi les camarades présentent le capitalisme d'Etat comme un phénomène passager puisque, pour eux, c'est le petit producteur indépendant qui symbolise le mieux la propriété privée et la loi de la valeur. Il est vrai que le capitalisme prend son essor au sein d'une société caractérisée par la propriété privée et l'échange des marchandises, il en constitue même l'aboutissement logique, le sommet, lorsque les marchandises ont été transformées en capital. Il est vrai aussi que le capitalisme ne pourra jamais faire disparaître complètement les petits producteurs. Mais il est vrai aussi que la petite propriété est sans cesse attaquée par la concurrence. Aujourd'hui que la surproduction est devenue un phénomène généralisé et permanent, une partie de la bourgeoisie est précipitée dans la petite bourgeoisie, mais au même moment c'est un nombre incalculable de petits propriétaires qui sont ruinés et transformés en sans-travail ou qui survivent d'un petit commerce très souvent illicite. Le petit propriétaire n'est donc pas caractéristique du capitalisme mais plutôt une survivance des sociétés précapitalistes ou de la première étape du développement du capitalisme. Dans la mythologie bourgeoise, le capitaliste est toujours présenté comme un petit producteur qui, grâce à son travail, est devenu un grand producteur. Le petit artisan du Moyen âge serait devenu un grand industriel. La réalité historique est tout autre. Dans le féodalisme en décomposition, ce ne sont pas tant les artisans des villes qui se dégagent comme la classe capitaliste, c'est plutôt les marchands. Qui plus est, les premiers prolétaires n'ont souvent été rien d'autres que ces artisans soumis dans un premier temps à la domination formelle du capital. Les camarades oublient qu'avant d'être producteur, le capitaliste est d'abord et avant tout un marchand, un commerçant. C'est un marchand dont le commerce principal est celui de la force de travail.
Les camarades se sont inspirés, semble-t-il, d'un passage de La maladie infantile du communisme, le gauchisme. Lénine y explique que la puissance de la bourgeoisie "ne réside pas seulement dans la force du capital international, dans la force et la solidité des liaisons internationales de la bourgeoisie, mais encore dans la force de l'habitude, dans la force de la petite production ; car, malheureusement, il reste encore au monde une très, très grande masse de petite production : or, la petite production engendre le capitalisme et la bourgeoisie constamment, chaque jour, chaque heure, d'une manière spontanée et dans de vastes proportions." (Editions 10/18, 1962, p. 14) Rappelons le contexte. Nous sommes en 1920 et depuis 1918, la controverse se développe au sein du parti bolchevik entre Lénine et les communistes de Gauche qui publièrent le journal Kommounist. Très vite, Boukharine, le principal leader de la Gauche, rejoint la majorité du parti après avoir été mis en minorité sur la question du traité de Brest-Litovsk. Mais le groupe poursuit la controverse sur la question du capitalisme d'Etat qui était présenté par Lénine comme une étape préparant le passage au socialisme, donc comme un progrès. Il est vrai que le prolétariat victorieux ne s 'affrontait pas seulement à la furie des vieilles classes dominantes, mais aussi au poids mort des vastes masses paysannes qui avaient leurs propres raisons de résister à une avancée ultérieure du processus révolutionnaire. Mais le poids de ces couches sociales se faisait sentir sur le prolétariat avant tout à travers l'organe étatique qui, dans sa tendance naturelle à préserver le statu quo social, tendait à devenir un pouvoir autonome pour lui-même. Tous les révolutionnaires savaient que l'isolement de la révolution russe lui serait fatal. Tout le problème était de savoir si le rétablissement du pouvoir de la bourgeoisie interviendrait à la suite d'une défaite militaire face aux armées blanches ou sous la pression énorme de la petite bourgeoisie. Avec cette problématique, le parti ne parvenait pas à voir le processus qui allait conduire à la renaissance de la bourgeoisie russe à travers la formation d'une bureaucratie d'Etat. Dans ses critiques, la Gauche exprimait de nombreuses faiblesses (mais comment pouvait-il en être autrement dans le feu des événements ?) et Lénine a mis souvent le doigt dessus avec justesse. Mais la Gauche communiste révèle toute sa force lorsqu'elle dénonce les dangers du capitalisme d'Etat. C'est la même démarche qu' =on retrouve ensuite dans la Gauche allemande qui, la première, analysera la Russie stalinienne comme un capitalisme d'Etat. Dans le passage cité plus haut, Lénine exprime de profondes confusions sur la nature du capitalisme qui étaient déjà présentes dans sa brochure de 1916 : L'impérialisme, stade suprême du capitalisme. Sur ce point comme sur d'autres il est possible de synthétiser aujourd'hui les apports de toute la Gauche communiste, malgré sa diversité et des prises de position parfois contradictoires, parce que sur le fond il y a la fidélité à la méthode marxiste et aux principes communistes : "Le capitalisme d'Etat ne constitue pas une étape organique vers le socialisme. En fait, il représente la dernière forme de défense du capitalisme contre l'effondrement de son système et l'émergence du communisme. La révolution communiste est la négation dialectique du capitalisme d'Etat." (Revue Internationale n°99, p. 23)
C'est à notre avis une erreur de présenter le petit producteur indépendant comme l'agent de la loi de la valeur. Plus généralement, ce ne sont pas les capitalistes qui font le capitalisme, c'est le contraire : c'est le capitalisme qui engendre les capitalistes. Si on applique cette démarche marxiste à la Russie, alors on peut comprendre pourquoi "l'Etat n 'a pas fonctionné comme nous l'entendions " selon la formule de Lénine. La puissance qui imposait son orientation était bien plus forte que les "hommes de la NEP " ou le capitalisme privé ou la petite propriété, c'était l'immense puissance impersonnelle du capital mondial qui déterminait inexorablement le cours de l'économie russe et de l'Etat soviétique. Si les camarades ne parviennent pas à saisir la nature profonde du capitalisme, ni le capitalisme d'Etat comme une expression d'un système décadent, c'est sans doute aussi parce qu' ils se placent ici sur le plan de la longue durée, celui qu'utilise Marx dans les brouillons de sa lettre à Vera Zassoulitch, divisant l'histoire de l'humanité en trois périodes : la formation sociale archaïque (communisme primitif), la formation sociale secondaire (les sociétés de classe), le communisme moderne qui rétablit la production et l'appropriation collectives à une échelle supérieure. L'exemple des sociétés primitives était pour Marx une preuve de plus que la famille, la propriété privée et l'Etat ne sont pas inhérents à la nature humaine. Ces textes sont aussi une dénonciation de l'interprétation fataliste de l'évolution économique et d'un progrès linéaire, sans contradictions, comme le voient les bourgeois. Mais si on reste sur ce terrain il est impossible d'examiner précisément ce que le capitalisme a de spécifique et surtout qu'il a lui-même une histoire, qu'il se transforme d'un système progressiste en une lourde entrave pour le développement des forces productives. Non pas que les bases d'une telle analyse ne soient pas présentes dans ces textes de Marx tout autant que dans le Manifeste. Après la Commune de Paris et la fin des grandes luttes nationales du 19e siècle, Marx avait pu constater que la bourgeoisie des principaux pays capitalistes avait cessé de jouer un rôle révolutionnaire sur la scène de l'histoire, même si le système capitaliste avait encore devant lui un vaste champ d'expansion. Une nouvelle étape s'ouvrait, celle des conquêtes coloniales et de l'impérialisme. Avec une telle démarche, le marxisme était capable d'anticiper l'évolution historique et de prévoir 1 ' entrée dans une période de décadence. C'est très net dans ce passage du deuxième brouillon : "Le système capitaliste a dépassé son apogée à l'Ouest, approchant du moment où il ne sera plus qu'un système social régressif." (Cité dans Théodore Shanin, Marx de la maturité et le chemin de la Russie, New-York, 1983, p. 103)
Les interrogations de Marx sur la commune rurale russe vont être travesties par certains gauchistes. L'Américain Shanin, par exemple, y voyait la preuve que le socialisme pourrait être le résultat de révolutions paysannes à la périphérie du capitalisme. Sans partager la même admiration pour Hô Chi Minh et Mao, Raya Dunayevskaya et le groupe News andLetters s'inscrivent dans la même démarche. Ils considèrent que le Marx des années 1880 est à la recherche d'un nouveau sujet révolutionnaire autre que la classe ouvrière. C'est ainsi qu'une partie du gauchisme va présenter la classe ouvrière comme un suj et révolutionnaire parmi d'autres : les tribus primitives, les femmes, les homosexuels, les noirs, les jeunes, les peuples du "tiers-monde".
Octobre 17, produit de la situation mondiale
De telles aberrations n'ont rien à voir avec les thèses des camarades de Russie. Mais nous verrons que la défense de la possibilité des guerres nationales aujourd'hui les conduit aune analyse originale de la révolution d'Octobre 17.
"Quant à nous (le BS du POM), nous croyons que l'histoire elle-même a déjà réfuté cette conception léniniste angulaire du «maillon le plus faible» ! Mais attention, bien originalement : elle a démontré qu 'il fut possible de rompre «la chaîne de l'impérialisme» et même de «construire le socialisme» dans des pays arriérés (ou «attardés» comme vous les nommez, quoique je distinguerais ici : on a commencé à «construire le socialisme» non seulement dans des pays capitalistiquement attardés, en Russie par exemple, mais aussi en Mongolie, au Viêt-nam, etc., qui sont vraiment arriérés). Et nous disons : Oui, on peut rompre la chaîne, faire une «révolution socialiste», on peut même construire le socialisme dans des pays séparés et l'édifier (c'est à dire «terminer de le construire»)... Mais ! Mais tout ça ne mène en aucun cas au communisme ! Never and in no way ! Pourquoi, d'un point de vue théorique, les bolcheviks ont-ils pu prendre cette voie, pourquoi ont-ils pu se leurrer eux-mêmes et beaucoup d'autres, les communistes de la Gauche y compris ? La cause de tout cela était dans... un seul mot (et ce n'est pas la question, le problème de mon subjectivisme : sous ce mot toute une conception erronée, et non-marxiste au fond, est cachée !), ce mot («d'ordre» !) est «la Révolution socialiste» ! Lorsque Marx, et surtout Engels, acceptèrent un tel travestissement du concept de «la révolution sociale du prolétariat», de la révolution communiste mondiale ! Quant à la «révolution socialiste», elle aboutit tôt ou tard à la «construction du socialisme» et puis Use trouve que ce «socialisme», fût-ce «d'Etat» ou «du marché» ou «national» ", etc, ne rompt pas en réalité avec le capitalisme " [A]
"Là où le secteur du capitalisme exogène existe, la bourgeoisie progressiste joue un rôle et a une influence inversement proportionnelle au degré de maturité de ce secteur : la bourgeoisie du secteur capitaliste importé pèse sur la bourgeoisie nationale progressiste et la corrompt, sans parler de la bourgeoisie impérialiste mondiale (transnationale). Il y avait ces deux secteurs en Russie au début du XXe siècle et le marxisme russe était l'expression des relations à l'intérieur du secteur capitaliste exogène. Mais ensuite les bolcheviks ont décidé de devenir les porte-parole de tous les exploités : dans le secteur du capitalisme développé importé, dans celui du capitalisme national (et même dans le secteur agricole avec sa communauté rurale préservée). Et voilà, ils sont devenus des «sociaux-jacobins» et ont proclamé «la révolution socialiste» " [B]
"Vous abordez le problème de l'objectif et du subjectif dans la révolution prolétarienne mondiale et c'est correct. Mais pourquoi n'avez-vous pas le moindre doute "qu'objectivement la révolution est possible depuis la guerre impérialiste de 1914", etc. ? Marx et Engels ne croyaient-ils pas aussi, dans le temps, «qu'objectivement la révolution était possible» ? Rappelez-vous les catégories de la dialectique : la possibilité et la réalité, la nécessité et l'éventualité ! Comme on sait, il faut distinguer la possibilité abstraite (formelle) et celle praticable (concrète). La possibilité abstraite est caractérisée par l'absence des obstacles principaux pour le devenir de l'objet, néanmoins il n'y a pas toutes les conditions nécessaires pour sa réalisation. La possibilité praticable possède toutes les conditions nécessaires pour sa réalisation : latente en réalité, elle devient une nouvelle réalité dans certaines conditions. Le changement de l'ensemble des conditions détermine la transition de la possibilité abstraite en celle praticable et cette dernière se transforme en réalité. La mesure numérique de la possibilité est exprimée par la notion de probabilité. La nécessité, comme on sait, c'est le mode de (la) transformation de la possibilité en réalité auquel il n'y a qu'une seule possibilité dans un certain objet, celle qui se transforme en réalité. Et, au contraire, l'éventualité c'est le mode de (la) transformation de la possibilité en réalité auquel il a quelques (même plusieurs) possibilités différentes dans un objet certain (dans des circonstances données, bien sûr) qui puissent se transformer en réalité, mais une seule d'entre elle se réalise. " [A]
Nous ne comprenons pas pourquoi il faudrait affirmer que la construction du socialisme en un seul pays est à la fois possible et impossible parce que ne rompant en aucune façon avec le capitalisme. Nous préférons nous en tenir à l'affirmation que le socialisme en un seul pays a été une mystification n'ayant aucun rapport avec la réalité, une arme de la contre-révolution. Ce que les camarades semblent nous dire c'est que les bolcheviks ont cessé à un certain moment de représenter les intérêts du prolétariat. Effectivement, c'est ce qu'on appelle la contre-révolution stalinienne. Toute la difficulté du problème, sur laquelle beaucoup de révolutionnaires se sont cassés les dents pendant les années 1930, c'est que la contre-révolution intervient à l'issue de tout un processus de dégénérescence et de dérive opportuniste. Dans un tel processus long et parfois imperceptible, on a en quelque sorte une transformation de la quantité en qualité. Ce qui n'était au départ qu'un problème au sein du mouvement ouvrier est devenu la contre-révolution bourgeoise. Mais la rupture dans la nature du régime soviétique n'en est pas moins nette, elle passe par 1'élimination de toute la vieille garde bolchevique par Staline, le remplacement de la perspective de la révolution mondiale par la défense du capital national russe. L'affaiblissement du pouvoir des conseils ouvriers et l'affaiblissement du parti bolchevik miné par l'opportunisme ont suivi des chemins parallèles jusqu'à l'établissement du pouvoir de la bourgeoisie d'Etat russe. Rappeler ce que fut le mouvement réel des affrontements de classe à la fin des années 1920 en Russie nous arme non seulement contre la propagande bourgeoise mais aussi contre tout affaiblissement de la théorie révolutionnaire qui verrait une continuité, objective ou subjective, entre Lénine et Staline.
C'est à un tel affaiblissement qu'aboutissent les camarades lorsqu'ils perdent de vue la contre-révolution stalinienne et introduisent l'idée que "les bolcheviks ont décidé de devenir les porte-parole de tous les exploités. " Quand et pourquoi une telle décision? Les termes "tous les exploités" désignent-ils l'ensemble des travailleurs, c'est-à-dire plusieurs classes y compris, en plus du prolétariat, les autres couches non exploiteuses comme la paysannerie et le reste de la petite bourgeoisie qui sont des classes opprimées sous le capitalisme ? Si tel est le cas les camarades prennent pour la réalité les discours de Staline et notamment de Mao avec "le bloc des quatre classes". En tout cas nous ne pouvons pas les suivre lorsqu'ils affirment que Marx et Engels acceptèrent (?) le concept de révolution socialiste qui "ne rompt pas en réalité avec le capitalisme ". Il est vrai que certaines formulations de Marx et d'Engels peuvent créer une confusion entre étatisation du capital et socialisme. On peut aisément le comprendre à une époque où le prolétariat pouvait soutenir, à certaines conditions, une bourgeoisie progressiste contre les vestiges du féodalisme. La conscience et le programme résultent d'un combat permanent contre l'idéologie de la classe dominante. Aussi lorsque les révolutionnaires aiguisent la lettre du programme, ils restent, et doivent rester, fidèles à l'esprit qui animait la génération marxiste précédente. La correction définitive des erreurs "capitalistes d'Etat" qui subsistaient dans la doctrine marxiste a été permise par 1'expérience de la révolution russe de 1917. Mais les prémisses étaient déjà chez Marx à travers sa définition du capital comme un rapport social et du capitalisme comme un système fondé sur le travail salarié, 1'extraction et la réalisation de la plus-value. Sous ce rapport, la transformation de la propriété individuelle du capital en propriété collective de l'Etat ne changeait en aucune façon la nature de la société. De plus, la critique du caractère progressiste de la propriété collective étatique était déjà en germe dans le combat de Marx et Engels contre le socialisme d'Etat, celui de Lassalle, qui engageait les ouvriers à utiliser l'Etat contre les capitalistes, celui du courant de Liebknecht et Bebel au sein de la social-démocratie allemande qui ont laissé passer des formulations lassalliennes dans le programme de Gotha.
On pourrait résumer la pensée des camarades de la façon suivante. Le bolchevisme était au départ un courant marxiste exprimant les intérêts du prolétariat dans le cadre de rapports capitalistes développés. Mais ceux-ci étaient d'origine étrangère, il existait aussi en Russie un jeune capitalisme moins développé qui avait besoin d'une révolution anti-féodale. Ainsi, les bolcheviks n'ont pas succombé à la contre-révolution stalinienne ; bien avant ils avaient succombé au charme du capitalisme national et ont décidé de devenir "sociaux-jacobins". On voit ici la différence entre cette vision politique et celle du conseillisme. Pour celui-ci la révolution russe devait déboucher fatalement sur le capitalisme d'Etat, les bolcheviks reflétaient dès le départ un tel destin. Cette découverte est bien tardive puisqu' elle date des années 193 0 et notre Pannekoek devenu, à cette époque là, conseilliste opère ce tour de force de nous révéler la nature du bolchevisme originel à partir du livre que Lénine écrivit en 1908, Matérialisme et empiriocriticisme : "Il est nettement et exclusivement à l'image de la révolution russe à laquelle il tend de toutes ses forces. Cet ouvrage est conforme au matérialisme bourgeois et a un point de vue tel que s'il avait été connu et interprété correctement en Europe occidentale... on aurait été en mesure de prévoir que la révolution russe devait aboutir d'une façon ou d'une autre à un genre de capitalisme fondé sur une lutte ouvrière.'" (Lénine philosophe, Editions Spartacus, Paris, 1970, p.103)
La méthode marxiste s'appuie sur le concept de la totalité et c'est à partir de là qu'il "s'élève" jusqu'aux situations les plus concrètes. En partant du petit producteur indépendant ou d'une situation locale, les camarades s'écartent de la méthode marxiste et finissent par prendre quelques vestiges du féodalisme comme une caractéristique générale. Il est quand même bon de rappeler qu'en 1917 la Russie était la cinquième puissance industrielle du monde et que dans la mesure où le développement du capitalisme était passé en grande partie pardessus l'étape du développement de l'artisanat et de la manufacture, ce mode de production y connaissait ses formes les plus modernes et concentrées. Avec plus de 40 000 ouvriers, Poutilov était la plus grande usine de monde. C'est cette tendance qui donne la clé de la situation en Russie et non pas 1'opposition entre un capitalisme exogène et un capitalisme endogène. L'enchaînement des relations économiques est arrivé à un point qui n'a rien à voir avec 1'époque des révolutions bourgeoises du 17e et du 18e siècles. "Depuis la guerre de Crimée et sa modernisation par des réformes, l'appareil d'Etat russe ne se maintient pour une bonne part que grâce aux capitaux étrangers, essentiellement français. (...) Les capitaux français servent principalement depuis des décennies à deux buts : la construction de chemin de fer avec garantie de l'Etat et les dépenses militaires. Pour répondre à ces deux buts, une grande industrie puissante est née en Russie depuis les années 70, à l'abri d'un système de protections douanières renforcées. Le capital français a fait surgir en Russie un jeune capitalisme qui a besoin à son tour d'être constamment soutenu par d'importantes importations de machines et autres moyens de production en provenance des pays industriels pilotes, l'Angleterre et l'Allemagne. " (Rosa Luxemburg, Introduction à l'économie politique. Editions 10/18, 1971, p.57) L'exemple de la Pologne est également significatif. "La bourgeoisie polonaise étant dans sa grande majorité d'origine étrangère (elle s'installa en Pologne au début du XIXe siècle) se montrait toujours hostile à l'idée de l'indépendance nationale. D'autant plus que dans les années vingt et trente du XIXe siècle, l'industrie polonaise avait été axée sur l'exportation avant même la création d'un marché intérieur. La bourgeoisie du royaume, au lieu de souhaiter une réunification nationale avec la Galicie et la Principauté, recherchait toujours l'appui à l'Est, puisque c 'était une exportation massive de ses textiles en Russie qui était à la base de la croissance du capitalisme polonais." (Rosa Luxemburg, La question nationale et l'autonomie. Publié in Les marxistes et la question nationale, L'Harmattan, 1997, p.201) La formation du marché mondial est une caractéristique majeure du mode de production capitaliste, c'est dans ce processus qu'il détruit les rapports précapitalistes. C'est ce processus dynamique qui crée les conditions de l'unité du prolétariat international et non pas l'auto développement d'un capitalisme national. La révolution de 1905 en a fourni la première démonstration pratique. A l'inverse, le mot d'ordre "droit des peuples (?) à disposer d'eux mêmes", hélas soutenu par les bolcheviks, a renforcé la division du prolétariat. Les années 1920 du 20e siècle n'en ont-ils pas apporté la confirmation pratique ?
La décadence d'une formation sociale
Ni les bolcheviks hier, ni la bourgeoisie d'aucun pays aujourd'hui ne peuvent être comparés à des jacobins. L'achèvement de la formation du marché mondial, la crise de surproduction suppriment toute possibilité d'un réel développement. La bourgeoisie tchétchène ne créera pas un prolétariat national. Comment pourrait-elle trouver un débouché pour ses marchandises ? Seule la révolution prolétarienne pourra fournir les bases d'une industrialisation des pays arriérés. Le Manifeste communiste décrit très bien comment la bourgeoisie crée un monde à son image, par l'exportation de marchandises à bas prix, l'extension de ses relations commerciales. Mais il atteint ses limites bien avant d'avoir pu industrialiser l'ensemble de la planète. Marx et Engels avaient déjà souligné que les contradictions insolubles découlant du rapport salarial ne pouvaient que conduire à la décadence du capitalisme. Déjà la critique pénétrante de Charles Fourier en avait donné l'esquisse : "Fourier, comme on le voit, manie la dialectique avec la même maîtrise que son contemporain Hegel. Avec une égale dialectique, il fait ressortir que, contrairement au bavardage sur la perfectibilité de l'homme, toute phase historique a sa branche ascendante, mais aussi sa branche descendante, et il applique aussi cette conception à l'avenir de l'humanité dans son ensemble" (Engels : L'anti-Dühring. Editions Sociales, 1977, p.297) C'est Marx qui va donner l'explication de ce phénomène. A un certain moment du développement, la baisse tendancielle du taux de profit ne peut plus être compensée par l'augmentation de la masse de plus-value du fait de la saturation du marché mondial. "Or, il (le capitaliste) a d'autant plus besoin de trouver des débouchés que sa production s'est accrue à la vérité les moyens de production plus puissants et plus coûteux qu'il a mis en branle lui permettent de vendre sa marchandise moins cher mais ils le forcent également à vendre plus, à conquérir pour sa marchandise un marché incomparablement plus étendu [page 223] (...). Enfin, à mesure que ce mouvement irrésistible contraint les capitalistes à exploiter les énormes moyens de production déjà existants sur une échelle plus grande encore et à faire jouer à cette fin tous les ressorts du crédit, les séismes qui ébranlent le monde commercial se multiplient, ne lui laissant qu'une seule issue : sacrifier aux dieux des Enfers une part de la richesse, des produits, voire des forces productives, en un mot : augmenter les crises. Elles gagnent en fréquence et en violence. C'est que la masse des produits et donc le besoin de débouchés s'accroît alors que le marché mondial se rétrécit ; c'est que chaque crise soumet au monde commercial un marché non encore conquis ou peu exploité et restreint ainsi les débouchés, [page 228] " (Travail salarié et capital, La Pléiade, Tome 1) Il restait aux Fractions de gauche, Lénine et Rosa Luxemburg en tête, de montrer que le surgissement de la première guerre mondiale impérialiste était le signe que le capitalisme était entré dans sa phase de déclin. La révolution communiste n'était plus seulement nécessaire, elle devenait enfin possible.
Au terme de cette première réponse que nous pouvons faire aux camarades du POM, tout en regrettant de ne pas avoir pu traduire leurs textes politiques du russe ([3]), nous appelons au développement du débat et de la réflexion.
Nous souhaitons que la discussion et les critiques mutuelles se poursuivent. Mais aussi, nous encourageons à ce que ce débat ne se limite pas entre nous, il doit s'ouvrir aux autres camarades en Russie même et à d'autres groupes du milieu politique prolétarien dans le monde.
Pal.
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[1] Au pays du grand mensonge, livre d'Anton Ciliga, Gallimard, 1938. La version complète devient Dix ans au pays du mensonge déconcertant, Champ libre, 1971.
[2] Depuis Mai 68, le terme "gauchisme" est passé dans le langage courant pour désigner, non plus les oppositionnels au sein de 1'Internationale Communiste que Lénine critiquait fraternellement et qui furent des expressions de la Gauche communiste, mais tous les courants extraparlementaires qui, comme les trotskistes et les maoïstes [il faut distinguer les «maoïstes» dans les pays occidentaux, que nous caractérisons de «gauchistes», de Mao qui, en théorisant une sorte de «national communisme paysan», n'a jamais rien eu à voir avec le mouvement ouvrier. C'est un «stalinisme oriental»], ont trahi l'internationalisme, qui apportent un soutien critique aux partis de la gauche bourgeoise (partis socialistes et communistes staliniens) et aux syndicats. Il désigne donc une tendance politique qui appartient clairement à l'appareil politique de la bourgeoisie.
[3] Les documents que nous possédons, en anglais ou français, sont majoritairement des lettres.