Correspondance de Russie : La révolution prolétarienne est à l'ordre du jour depuis le début du 20e siècle.

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En dépit de la mort supposée du communisme qui aurait fait suite à l'effondrement de l'URSS, divers éléments et plusieurs petits groupes ont émergé en Russie depuis 1990 pour remettre en question l'équation mensongère de la bourgeoisie mondiale selon laquelle stalinisme = communisme.

Dans la Revue Internationale n° 92, nous avons rendu compte de deux conférences, appelées par quelques-uns de ces éléments, qui se sont déroulées à Moscou sur la question de l'héritage politique de Léon Trotsky. Pendant le déroulement de ces Conférences, un certain nombre de participants a voulu se pencher sur d'autres analyses, plus radicales, mises en avant par d'autres membres de l'opposition de gauche durant les années 1920 et 1930 à propos de la dégénérescence de la révolution d'Octobre. Ils ont voulu aussi connaître la contribution de la Gauche communiste sur cette question et, à ce propos, la participation du CCI à ces conférences les a aidés dans leurs questionnements.

A côté de ce compte-rendu, nous avons publié une critique approfondie du livre de Trotsky La révolution trahie rédigée par l'un des animateurs de la conférence.

Depuis lors, le CCI a également eu une correspondance avec différents éléments en Russie. Nous publions ici quelques extraits de ces lettres afin de contribuer à enrichir le débat international sur la nature de l'organisation et des positions communistes pour la future révolution prolétarienne mondiale.

Comme nos lecteurs vont le voir, l'orientation adoptée par notre correspondant - F. du sud de la Russie ([1]) - est proche des positions et de la tradition de la Gauche communiste. D'une part, il défend le parti bolchevik et, d'autre part, il reconnaît la nature capitaliste et impérialiste du régime stalinien. En particulier, il adopte une position internationaliste sur la deuxième guerre impérialiste mondiale, contrairement aux trotskistes qui ont justifié leur participation à cette guerre sous prétexte de défendre l'URSS et ses prétendus acquis prolétariens.

Toutefois, l'approche de notre correspondant sur deux questions essentielles - d'abord sur la possibilité de la révolution mondiale en 1917-23, ensuite sur la possibilité de libération nationale après 1914 et par voie de conséquence sur la possibilité d'un quelconque développement capitaliste durant ce siècle -montre un désaccord sur le cadre et la méthode dans lesquels peuvent être comprises ces positions révolutionnaires internationalistes.

Nous avons pris la liberté de choisir des extraits de différentes lettres du camarade pour gagner de la place et nous consacrer au coeur de la question. Nous avons aussi parfois pris la liberté de corriger le texte (écrit en anglais) du camarade, non par amour de la grammaire mais pour faciliter la traduction dans les différentes langues de la Revue Internationale.

"...Les Bolcheviks se trompaient théoriquement au sujet des possibilités d'une révolution socialiste mondiale au début du 20e siècle. De telles possibilités sont apparues seulement aujourd'hui, à la fin du 20e siècle. Mais dans leur action, ils avaient absolument classe, qui donnent des réponses justes ou fausses aux questions du maître. L'exemple le plus banal est celui de Christophe Colomb qui pensait avoir découvert la route de l'Inde mais qui découvrait l'Amérique. Beaucoup de doctes savants n'ont pas commis une telle erreur mais ils n'ont pas découvert l'Amérique !

Est-ce que les héros des guerres paysannes et des premiers soulèvements bourgeois avaient raison - Wat Tyler, John Bail, Thomas Munzer, Arnold of Brescia, Cola di Rienza, etc. dans leur lutte contre le féodalisme quand les conditions pour la victoire du capitalisme n'étaient pas encore mûres ? Bien sûr qu'ils avaient raison : la lutte de classes des opprimés, même quand ils étaient défaits, accélère le développement de l'ordre d'exploitation existant (et) parce qu'il hâte la chute de cet ordre. Après des défaites, les opprimés peuvent devenir capables de victoire. Rosa Luxemburg a excellemment écrit sur cette question dans sa polémique avec Bernstein dans Réforme sociale ou Révolution.

Si la nécessité de la révolution existait, les révolutionnaires devaient agir même si leurs successeurs comprendraient que ce n'était pas la révolution socialiste. Les conditions pour la révolution socialiste n'étaient pas encore mûres. Les illusions des Bolcheviks au sujet de la possibilité de la révolution socialiste mondiale en 1917-23, étaient des illusions nécessaires, des illusions inévitables comme les illusions de John Bail ou Gracchus Babeuf... Lénine, Trotsky et leurs camarades avec leurs illusions ont fait un énorme travail progressif et nous ont laissé une expérience précieuse du prolétariat, bien que défaite, une révolution. Les Mencheviks avec leurs théories n'ont même pas été capables de mener une révolution bourgeoise et ont fini comme la queue de gauche de la contre-révolution des bourgeois et des propriétaires terriens...

Si nous voulons être marxistes, nous devons comprendre quelles étaient les causes objectives des défaites des révolutions prolétariennes du 20e siècle ? Quelles causes objectives rendront la révolution socialiste mondiale possible au 21e siècle ? Les explications subjectives, telles que la «trahison des sociaux-démocrates et du stalinisme» de Trotsky, ou votre «faiblesse de la conscience de classe à un niveau international» ne sont pas suffisantes. Oui, le niveau de la conscience de classe du prolétariat était et est bas, mais quelles sont les causes objectives de cela ? Oui, les sociaux-démocrates et les staliniens étaient et sont des traîtres, mais qu 'est-ce qui fait que ces traîtres gagnent toujours contre les révolutionnaires ? Pourquoi Ebert et Noske gagnent contre Liebknecht et Luxemburg, Staline contre Trotsky, Togliatti contre Bordiga ? Pourquoi l'Internationale Communiste, créée comme une rupture définitive avec l'opportunisme dégénéré de la 2e Internationale, dégénère elle même trois fois plus vite que la 2e dans l'opportunisme ? Nous devons comprendre tout ceci. "

Sur la décadence du capitalisme : "Votre compréhension de ce capitalisme seulement comme l'étape décadente du capitalisme, seulement comme quelque monstruosité (par exemple, dans un article d'Internationalisme sur l'effondrement du stalinisme) ne donne pas de réponse à la question : pourquoi c'était progressiste, capitaliste bien sûr, dans l'URSS stalinienne et d'autres pays arborant le drapeau rouge ?"

Sur la question nationale : "Au sujet de votre brochure Nation ou classe, nous sommes d'accord avec vos conclusions mais nous ne sommes pas d'accord avec la partie sur les motifs et l'analyse historique. Nous sommes d'accord qu'aujourd'hui, à la fin du 20e siècle, le mot d'ordre du droit à l'autodétermination des nations a perdu tout caractère révolutionnaire. C'est un mot d'ordre bourgeois démocrate. Quand l'époque des révolutions bourgeoises est close, ce slogan est clos aussi pour les révolutionnaires prolétariens. Mais nous pensons que l'époque des révolutions bourgeoises est close à la fin du 20e siècle, non au début. En 1915, Lénine avait généralement raison contre Luxemburg, en 1952 Bordiga avait généralement raison sur cette question contre Damen, mais aujourd'hui la situation est inverse. Et nous considérons complètement erronée votre position que différents mouvements révolutionnaires non prolétariens du tiers-monde qui ne contenaient pas un iota de socialisme, mais étaient objectivement des mouvements révolutionnaires, n'étaient que des outils de Moscou - comme vous l'avez écrit sur le Vietnam, par exemple - et ne sont pas objectivement des mouvements bourgeois progressistes.

Il semble que vous faites la même erreur que Trotsky qui comprenait la crise du capitalisme comme une impasse absolue et non comme un long et tortueux processus de dégénérescence et dégradation quand les éléments négatifs et réactionnaires du capitalisme pèseraient de plus en plus sur les éléments progressifs. Y a-t-il eu un progrès en Union Soviétique ? Oui, bien sûr. Est-ce que c'était un progrès socialiste? Bien sûr que non. C'était une transition d'un pays agraire semi féodal à un pays capitaliste industriel, c'est-à-dire un progrès bourgeois, dans le sang et la boue, comme tout progrès bourgeois. Et les révolutions en Chine, Cuba, Yougoslavie, etc. ? Etaient-elles progressives ? Bien sûr, [comme] il y avait des transformations contradictoirement progressistes dans beaucoup d'autres pays. Nous pouvons et nous devons parler de ce caractère à moitié contradictoire de toutes ces révolutions bourgeoises, mais c'étaient des révolutions bourgeoises. Les conditions objectives pour la révolution prolétarienne en Chine aujourd'hui sont plus mûres qu'elles l'étaient dans les années 1920 grâce à la révolution bourgeoise des années 1940. "

S'il y a un fil conducteur à travers ces extraits, c'est l'idée que les "conditions objectives" pour la révolution prolétarienne n'ont pas existé à l'échelle mondiale durant la plus grande partie du 20e siècle, contrairement à ce que le CCI, dans la continuation du 1er congrès de l'Internationale communiste, met en avant. Aussi, selon cette idée, la révolution d'Octobre était prématurée et, par conséquent, au moins jusqu'à la fin de ce siècle, certaines formes de développement capitaliste progressiste étaient possibles dans les pays de la périphérie du capitalisme mondial et la libération nationale y était donc possible.

Une compréhension claire des conditions objectives dans la société, c'est-à-dire le développement économique de la société à une période historique donnée, est un besoin fondamental pour les marxistes puisqu'ils reconnaissent, contrairement aux anarchistes, que le socialisme, au lieu d'être un simple souhait, est un nouveau mode de production dont la possibilité et la nécessité sont conditionnées par l'épuisement économique de la société capitaliste. Ceci est la pierre angulaire du matérialisme historique avec laquelle, nous sommes sûrs, le camarade est d'accord.

De même, on ne peut guère discuter le fait que Marx voyait les conditions objectives pour le socialisme essentiellement au nombre de deux : "Jamais une société n'expire avant que soient développées toutes les forces productives qu'elle est assez large pour contenir ; jamais des rapports supérieurs de production ne se mettent en place, avant que les conditions matérielles de leur existence ne soient écloses dans le sein même de la vieille société. " (Avant-propos à la Critique de l'économie politique, 1859, Edition La Pléiade)

Considérant que le capitalisme mondial n'était pas prêt économiquement à périr en 1917, le camarade tire la conclusion que l'immense soulèvement en Russie ne pouvait conduire qu'à une révolution bourgeoise au niveau économique. Au niveau politique, c'était une révolution prolétarienne qui était destinée à échouer du fait que ses objectifs communistes ne correspondaient pas aux réels besoins matériels de la société à cette époque-là. Donc le parti bolchevik et l'Internationale communiste ne pouvaient être que des perdants héroïques qui se sont trompés sur les conditions objectives tout comme John Bail, Thomas Munzer et Gracchus Babeuf qui pensaient qu'une nouvelle société égalitaire était possible alors que les conditions pour celle-ci n'étaient pas présentes.

Le camarade dit que cette position sur la nature d'Octobre est contradictoire dans un sens dialectique. Mais ceci contredit un des concepts de base de l'histoire et donc du matérialisme dialectique selon lequel "(...) l'humanité ne se propose jamais que les tâches qu'elle peut remplir : à mieux considérer les choses, on verra toujours que la tâche surgit là où les conditions matérielles de sa réalisation sont déjà formées, ou sont en voie de se créer." (idem)

La conscience des classes sociales, leurs buts et leurs problèmes, tendent à correspondre à leurs intérêts matériels et leur position dans les rapports de production et d'échange. C'est uniquement sur cette base que la lutte de classe évolue. Pour une classe exploitée comme le prolétariat, la conscience de soi ne peut seulement se développer qu'après une très longue lutte afin de se libérer elle-même de l'emprise de la conscience de la bourgeoisie. Dans cet effort, les difficultés, incompréhensions, erreurs, confusions reflètent le retard de la conscience par rapport au développement des conditions matérielles - un autre aspect du matérialisme historique qui voit la vie sociale comme essentiellement pratique, préoccupée par la nourriture, l'habillement, le logement - et donc, précèdent les tentatives de l'homme d'expliquer le monde. Mais d'après le camarade, la conscience révolutionnaire du prolétariat a mûri à l'échelle mondiale pour une tâche qui n'existait pas encore. Il met le marxisme sur la tête et imagine que des millions de prolétaires peuvent se mobiliser par erreur dans une lutte à mort pour une révolution bourgeoise. Et pour ceci, il les imagine dirigés par des figures ahistoriques - les révolutionnaires - lesquelles seraient motivées non pas par la classe pour laquelle ils luttent mais par un désir de révolution en général.

Est-ce que la conscience révolutionnaire mûrit dans une classe par erreur ?

Est-ce qu'il y a une tendance historique pour la conscience révolutionnaire de mûrir avant son heure ? Si nous regardons d'un peu plus près, par exemple, les circonstances historiques de la révolte de 1381 des paysans en Angleterre (John Bail) ou celles de la guerre des paysans en Allemagne en 1525 (Thomas Munzer), nous pouvons voir que ce n'est pas le cas : la conscience de ces mouvements tend à refléter les intérêts des protagonistes et les circonstances matérielles de leur époque.

Ces mouvements étaient fondamentalement une réponse désespérée aux conditions toujours plus pénibles imposées par la classe féodale décadente à la paysannerie. Dans ces révoltes comme dans tout mouvement d'exploités à travers l'histoire, il se développait contre les exploiteurs le désir d'une nouvelle société sans exploitation et sans misère. Mais la paysannerie n'a jamais été et ne pourra jamais être une classe révolutionnaire dans le sens véritable du terme puisque les paysans, étant essentiellement une couche de petits propriétaires, ne sont pas les porteurs de nouveaux rapports de production, c'est-à-dire d'une nouvelle société. La paysannerie en révolte n'était pas destinée à être le véhicule pour le nouveau mode bourgeois de production émergeant des villes d'Europe durant la décadence du féodalisme. Comme Engels le met en avant, la paysannerie était destinée à être ruinée par les révolutions capitalistes victorieuses.

Dans les révolutions bourgeoises elles-mêmes (en Allemagne, Grande-Bretagne et France entre le 16e et 18e siècle) la paysannerie et les artisans ont joué un rôle actif mais auxiliaire, pas pour leurs propres intérêts. Dans la mesure où les intérêts prolétariens émergent de façon distincte à cette époque, ils entrent violemment en conflit même avec l'aile la plus radicale de la bourgeoisie, comme en témoigne la lutte entre les Nivelleurs et Cromwell durant la révolution anglaise de 1649 ou la Conspiration des Egaux de Babeuf contre les Montagnards en 1793. ([2])

La paysannerie n'avait pas la cohésion ou les buts conscients d'une classe révolutionnaire. Elle ne pouvait pas développer sa propre vision du monde ni élaborer une réelle stratégie pour renverser la classe dominante. Elle devait emprunter sa théorie révolutionnaire aux exploiteurs puisque sa vision du futur était toujours enfermée dans une religion, c'est-à-dire dans une forme conservatrice. Si ces buts et ces batailles héroïques nous inspirent aujourd'hui et apparaissent hors de leur temps c'est parce que le dernier millénaire (et les quatre précédents) a eu une importante caractéristique : l'exploitation d'une partie de la société par une autre; c'est pourquoi les noms des dirigeants de ces batailles sont restés gravés, à travers les siècles, dans la mémoire des exploités.

C'est seulement à la fin du 18e siècle et au début du 19e siècle que l'idée socialiste apparaît pour la première fois avec une force réelle. Et cette période coïncide, certainement pas accidentellement, avec le développement embryonnaire du prolétariat.

La maturation de la conscience communiste reflète les intérêts matériels de la classe ouvrière

Les prolétaires sont les descendants des paysans et artisans dépouillés de leur terre et de leurs moyens de production par la bourgeoisie. Ils n'ont rien gardé qui puisse les lier à l'ancienne société et ne sont pas porteurs d'une nouvelle forme d'exploitation. Ayant uniquement leur force de travail à vendre et travaillant de manière associée, ils n'ont pas besoin de divisions internes. Ils sont une classe exploitée mais, contrairement à la paysannerie, ils ont un intérêt matériel non seulement à mettre fin à toute forme de propriété mais aussi à créer une société mondiale dans laquelle les moyens de production et d'échange seront détenus en commun : le communisme.

La classe ouvrière, croissant avec le développement sur une large échelle de la production capitaliste, a un pouvoir économique potentiel énorme dans ses mains. De plus, étant concentrée par millions dans et autour des plus grandes villes du monde et liée par des moyens modernes de transport et de communication, elle a les moyens de se mobiliser pour un assaut victorieux contre les bastions du pouvoir politique capitaliste.

La conscience de classe du prolétariat, au contraire de la conscience de la paysannerie, n'est pas liée au passé mais est contrainte de regarder vers le futur sans illusions utopiques ou aventuristes. Elle doit sobrement tirer toutes les conséquences, bien que gigantesques, du renversement de la société existante et de la construction d'une nouvelle société.

Le marxisme, la plus haute expression de cette conscience, peut donner au prolétariat une image réelle de ses conditions et de ses objectifs à chaque étape de sa lutte et de son but final, parce qu'il est capable de mettre en évidence les lois du changement historique. Cette théorie révolutionnaire a émergé dans les années 1840 et, durant les quelques décennies suivantes, a éliminé les vestiges de l'utopisme véhiculé par la classe ouvrière dans les idées socialistes. Dès 1914, le marxisme était déjà triomphant dans un mouvement de la classe ouvrière qui avait 70 années de combat pour ses intérêts à son actif. Une période qui incluait la Commune de Paris de 1871, la révolution russe de 1905 et l'expérience des lre et 2e Internationales.

 

Et à ce point, le marxisme s'est montré capable de critiquer ses propres erreurs, de revoir ses analyses politiques et positions qui étaient devenues obsolètes avec la marche des événements. La gauche marxiste, avec laquelle le camarade s'identifie, dans tous les principaux partis de la 2e Internationale, a reconnu la nouvelle période ouverte par la première guerre mondiale et la fin de la période de l'expansion "paisible" du capitalisme. La même gauche marxiste mena les insurrections révolutionnaires qui surgirent à la fin de la guerre. Mais c'est juste ici que le camarade, qui aurait fait ce que les bolcheviks firent en octobre 1917 comme un tremplin pour la révolution mondiale, répète les arguments pseudo-marxistes au sujet de l'immaturité des conditions objectives que tous les opportunistes et centristes de la social-démocratie - Karl Kautsky en particulier -utilisaient pour justifier l'isolement et l'étranglement de la révolution russe.

L'échec de la vague révolutionnaire n'a pas été le reflet subjectif inévitable de l'insuffisance des conditions objectives, mais un résultat du fait que la maturation de la conscience n' a pas été suffisamment profonde et rapide pour s'emparer du prolétariat mondial dans la "fenêtre d'opportunité» relativement courte qui s'ouvrait après la guerre et ses difficultés contingentes, sans parler des difficultés spécifiques de la révolution prolétarienne en comparaison avec les révolutions des classes révolutionnaires antérieures.

Pour le matérialisme historique, l'époque de révolution sociale, qui résulte de la maturation des éléments de la nouvelle société, est annoncée par le développement des "formes idéologiques dans lesquelles les hommes prennent conscience de ce conflit et le poussent jusqu'au bout." (Marx. Avant-propos à la Critique de l'économie politique)

L'Internationale Communiste n'était pas, comme le camarade semble le dire, une aberration précoce. En réalité, elle a seulement rattrapé les événements. Elle était l'expression de la recherche d'une solution au capitalisme face à la maturation des conditions objectives. Dire que son échec était inévitable c'est faire du matérialisme historique une recette fataliste et mécanique plutôt qu'une théorie selon laquelle ce sont "les hommes qui font l'histoire".

1917-23 : le capitalisme mondial mérite de périr

En 1914 les éléments de la nouvelle société avaient mûri dans l'ancienne. Mais est-ce que toutes les forces productives pour lesquelles il y avait de la place dans l'ancienne société s'étaient développées ? Est-ce que le socialisme était devenu une nécessité historique ? Le camarade répond par la négative et l'évidence de cette réponse lui semble se situer dans le développement progressif du capitalisme dans la Russie stalinienne, en Chine, au Vietnam et dans d'autres pays. Selon lui, les bolcheviks pensaient qu'ils faisaient la révolution mondiale alors qu'au contraire ils menaient une révolution bourgeoise.

Pour le camarade, la preuve en est l'industrialisation de la Russie et sa transition du féodalisme au capitalisme après 1917, ainsi que l'existence d'"éléments progressistes" dans une période de déclin croissant.

Mais pour le matérialisme historique, tout mode de production a des périodes distinctes d'ascendance et de déclin. Le capitalisme étant un système mondial, au contraire des modes de production féodal, esclavagiste et asiatique avant lui, doit être jugé mûr pour la révolution sur les bases de sa condition internationale et non sur la base de tel ou tel pays qui, pris en lui-même, pourrait donner l'illusion de la possibilité d'un développement progressiste.

Si on isole certaines périodes ou certains pays dans la période de décadence du capitalisme depuis 1914, il est possible d'être aveuglé par l'apparente croissance d'un système; particulièrement lorsque cela se produit dans quelques pays sous-développés comme le résultat de la venue au pouvoir d'une clique capitaliste d'Etat.

Le capitalisme en déclin, une fois encore à l'opposé des sociétés qui l'ont précédé, se caractérise par la surproduction. Alors que le déclin de Rome ou la décadence du système féodal en Europe signifiaient une stagnation et même une régression et un déclin dans la production, le capitalisme décadent continue d'étendre la production (même si c'est à un taux moyen plus bas : environ 50 % de moins que dans la période ascendante) en même temps qu'il étouffe et détruit les forces productives de la société. Nous ne voyons donc pas un arrêt absolue de la croissance de la production capitaliste dans sa phase décadente, comme l'envisage Trotsky.

Le capitalisme ne peut étendre les forces productives que s'il est capable de réaliser la plus-value contenue dans une masse de marchandises toujours croissante qu'il lance sur le marché mondial.

"... Plus la production capitaliste se développe, plus elle est obligée de produire sur une échelle qui n'a rien à faire avec la demande immédiate, mais dépend d'une extension constante du marché mondial... Ricardo ne voit pas que la marchandise doit nécessairement être transformée en argent. La demande des ouvriers ne peut pas suffire pour cela, puisque le profit vient précisément du fait que la demande des ouvriers est moindre que la valeur de ce qu'ils produisent, et que ce profit est d'autant plus grand que cette demande est relativement plus petite. La demande des capitalistes pour les marchandises des uns et des autres n'est pas suffisante non plus... Dire qu'à la fin les capitalistes peuvent seulement échanger et consommer des marchandises entre eux, c'est oublier la nature de la production capitaliste et que la question est de transformer le capital en valeur. " (Marx, Le Capital, Livre IV Section 2 et Livre III Section 1)

Alors que le capitalisme étend énormément les forces productives - force de travail, moyens de production et de consommation -ces dernières existent seulement pour être achetées et vendues parce qu'elles ont une double nature comme valeurs d'usage et valeurs d'échange. Le capitalisme doit transformer en argent les fruits de la production. Le bénéfice donc du développement des forces productives dans le capitalisme reste, pour la masse de la population, largement un potentiel, une promesse lumineuse qui semble toujours hors de portée, à cause de leur pouvoir d'achat limité. Cette contradiction, qui explique la tendance du capitalisme à la surproduction mène seulement à des crises périodiques en période d'ascendance du capitalisme et débouche sur une série de catastrophes une fois que le capitalisme ne peut plus la compenser par la conquête continue de marchés précapitalistes.

L'ouverture de l'époque impérialiste, et en particulier la guerre impérialiste généralisée de 1914-18, a montré que le capitalisme avait atteint ses limites avant qu'il ait complètement éliminé tous les vestiges des sociétés précédentes dans chaque pays ; bien avant qu'il ait été capable de transformer chaque producteur en un travailleur salarié et introduit la production à large échelle à chaque branche d'industrie. En Russie, l'agriculture était toujours basée sur des normes pré-capitalistes, la majorité de la population était constituée de paysans et la forme politique du régime n'avait pas encore pris une forme démocratique bourgeoise en remplacement de l'absolutisme féodal. Néanmoins, le marché mondial dominait déjà l'économie russe et, à Saint Petersbourg, Moscou ainsi que dans d'autres grandes villes, un nombre énorme de prolétaires était concentré dans quelques unes des plus grandes unités industrielles d'Europe.

L'arriération du régime et de l'économie agraire n’a pas empêché la Russie d'être complètement intégrée dans la toile des puissances impérialistes avec ses propres intérêts et objectifs prédateurs. La venue au pouvoir politique de la bourgeoisie dans le gouvernement provisoire après février 1917 n'a pas mené à une quelconque déviation de la politique impérialiste.

Aussi, l'objectif bolchevik que la révolution russe soit un tremplin pour la révolution mondiale était complètement réaliste. Le capitalisme avait atteint les limites du développement national. Ce n'est pas l'arriération relative de la Russie qui a été la cause de l'échec de cette transition mais bien l'échec de la révolution allemande.

L'incapacité à prendre des mesures économiques socialistes de la part du régime soviétique, à ses débuts, n'a pas non plus été le produit de l'arriération russe. La transition vers le mode de production socialiste ne peut sérieusement commencer que lorsque le marché mondial capitaliste a été détruit par la révolution mondiale.

Si nous sommes d'accord que le socialisme dans un seul pays est impossible et que le nationalisme n'est pas un pas en avant vers le socialisme, il y a néanmoins l'illusion que, après la victoire du stalinisme, l'industrialisation a représenté un pas capitaliste progressiste.

Le camarade n'oublie-t-il pas que cette industrialisation a servi fondamentalement l'économie de guerre et les préparatifs impérialistes pour la 2e guerre mondiale ? Que l'élimination de la paysannerie a mené aux goulags des millions de personnes ? En un mot que les taux de croissance fantastiques de l'industrie russe n'ont pu être réalisés que par une tricherie avec la loi de la valeur, en s'affranchissant temporairement de la sanction du marché mondial et en développant une politique de prix artificiels ?

Le développement du capitalisme d'Etat, dont la Russie constitue l'exemple le plus aberrant, a cependant représenté le moyen caractéristique dans la décadence capitaliste, pour chaque bourgeoisie nationale, de faire face à ses rivaux impérialistes actuels et futurs. Dans la période de décadence, la part moyenne des dépense de l'Etat dans l'économie nationale est d'environ 50 %, qu'on peut comparer avec un peu plus de 10 % dans l'ascendance du capitalisme.

Dans la décadence capitaliste, il n'y a pas de rattrapage des pays avancés par les pays moins développés et donc l'accès à l'indépendance politique vis-à-vis des grandes puissances de la part de supposées révolutions nationales reste largement une fiction. Alors qu'à la fin du 19e siècle la croissance du Produit national brut des pays moins développés était de un sixième de celle des pays de capitalisme avancé, dans la décadence cette disparité atteint un seizième. Par conséquent, l'intégration de la population dans le travail salarié de façon plus rapide que la croissance de la population elle-même, qui est une caractéristique des vraies révolutions bourgeoises du passé, ne s'est justement pas produite dans les pays moins développés au cours de la décadence capitaliste. Au contraire, des masses de population sont de plus en plus complètement exclues du processus de production. ([3])

Au 20e siècle, le monde capitaliste comme un tout passe par des fluctuations périodiques de sa croissance qui éclipsent complètement les crises du 19e siècle. Les guerres mondiales de cette période, au lieu d'être des moyens de relancer la croissance, comme c'était le cas de ce celles su 19e siècle (qui apparaissent relativement comme des escarmouches), sont si destructrices qu'elle amènent à la ruine économique à la fois les vainqueurs et les vaincus.

Notre rejet de la possibilité d'un développement progressiste du capitalisme tout au long du 20e siècle n'a donc rien à voir avec une quelconque pudeur de notre part face au "sang" et à la "boue" des révolutions bourgeoises, mais repose sur l'épuisement économique objectif du mode de production capitaliste.

Dans la formule de Lénine la période de "l'horreur sans fin" est remplacée après 1914 par "la fin dans l'horreur".

Les cycles de crise, guerre, reconstruction, nouvelle crise du capitalisme, au cours de ce siècle, confirment que toutes les forces productives que ce mode de production a contenues ont été développées et que ce dernier mérite de périr. Il est certainement vrai qu'à la fin du 20e siècle, la décadence du capitalisme est beaucoup plus avancée qu'au début : en fait, elle est entrée dans une phase de décomposition. Mais les camarades ne nous donnent aucune preuve pour montrer que la décadence du capitalisme a commencé à la fin du siècle, aucun argument pour situer un changement qualitatif d'une telle importance à la fin plutôt qu'au début de plus de deux cycles de la crise permanente du capitalisme.

Conséquences

Si on nie que le déclin du capitalisme s'applique à toute une période qui commence avec la première guerre mondiale et s'étend donc au mode de production comme un tout, alors on raisonne pour la lutte révolutionnaire de la classe ouvrière sur un sentiment plus que sur une nécessité historique.

Nier la nécessité objective de la révolution mondiale en 1917-23 et considérer sa défaite inévitable est, en effet, une position bizarre. Mais elle a des conséquences dangereuses puisqu'elle écarte la nécessité impérieuse de tirer les leçons de la défaite de la vagué révolutionnaire aux niveaux politique et théorique. Même si le camarade s'identifie à la gauche communiste, il ne se sert pas de tout le travail de celle-ci qui a consisté à soumettre l'expérience révolutionnaire à une critique fondamentale, en particulier concernant la question nationale. Même si le camarade nie aujourd'hui toute possibilité de libération nationale, c'est seulement sur une base contingente et non historique. Si on peut encore voir des développements progressistes dans des mouvements impérialistes contre-révolutionnaires comme le maoïsme de la Chine, le stalinisme du Vietnam ou de Cuba, alors le danger d'abandonner les positions internationalistes cohérentes subsiste.

Como



[1] Ce même questionnement se retrouve presque mot pour mot chez d'autres correspondants.

[2] Ainsi, l'histoire, contrairement à ce que dit le camarade, n'a jamais montré qu'une classe pouvait être porteuse du destin historique d'une autre classe, précisément parce que les révolutions ne surviennent que lorsque toutes les possibilités du vieux système et de sa classe dominante ont été épuisées et lorsque la classe révolutionnaire porteuse des germes de la nouvelle société est passée par une longue période de gestation dans l'ancienne société. Voir notre brochure Russie 1917, début de la révolution mondiale, en particulier la réfutation de la théorie de la révolution double. La vie est en général assez difficile sans avoir à faire la révolution pour quelqu'un d'autre. Et, de plus, à une époque où ce n'est plus d'actualité.

[3] Voir notre brochure La décadence du capitalisme et la Revue internationale n° 54.

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