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La nature, spécifique de la révolution prolétarienne
La nécessité qui presse les communistes à se battre pour le maximum de clarté et de cohérence en ce qui concerne les tâches révolutionnaires du prolétariat, vient de la nature unique de la révolution prolétarienne. Alors que la révolution bourgeoise (Grande Bretagne, France, etc.) constituait, fondamentalement, le couronnement politique de la domination économique bourgeoise sur la société qui s'était étendue progressivement et fermement sur les vestiges de la société féodale décadente, le prolétariat ne détient aucun pouvoir économique au sein du capitalisme, et, en période de décadence, aucune organisation permanente qui lui soit propre. Les seules armes qu'il puisse utiliser sont sa conscience de classe et sa capacité à organiser sa propre activité révolutionnaire. Et une fois le pouvoir arraché des mains de la bourgeoisie, s'ouvre devant lui l'immense tâche de construire consciemment un nouvel ordre social.
La société capitaliste, comme toutes les sociétés de classe, a grandi indépendamment de la volonté des hommes, à travers un lent processus "inconscient", régi par des lois et forces qui n'étaient pas sujettes au contrôle humain. Et la révolution bourgeoise s'est simplement chargée de chasser les superstructures féodales qui empêchaient ces lois de se généraliser. Aujourd'hui, c'est la nature même de ces lois, leur caractère aveugle, anarchique, marchand, qui menace de mener la civilisation humaine à la ruine. Mais en dépit du caractère apparemment immuable de ces lois, elles sont, en dernière instance, uniquement l'expression de rapports sociaux que les hommes ont créés. La révolution prolétarienne signifie un assaut systématique contre les rapports sociaux existants liés aux lois impitoyables du capital. Elle ne peut être qu'un assaut conscient car c'est précisément le caractère inconscient et incontrôlé du capital que la révolution tente de détruire; et le système social que le prolétariat construira sur les ruines du capitalisme, constitue la première société dans laquelle le genre humain exercera un contrôle rationnel et conscient sur les forces productives et sur toute l'activité sociale humaine.
Ce qui force le prolétariat à affronter et à détruire les rapports sociaux du capital -travail salarié, production marchande généralisée- c'est que ces derniers sont rentrés en conflit ouvert avec les forces productives, que se soient les besoins matériels du prolétariat ou les forces productives de la société humaine dans son ensemble. La décadence des rapports sociaux qui dominent le prolétariat l'amène à se donner pour première tache, à notre époque, la destruction de ces rapports et l'instauration de nouveaux. Il n'a donc pas pour tâche de réformer, réorganiser ou gouverner le capital mais de le liquider pour toujours. La décadence signifie simplement que les forces productives ne peuvent plus se développer dans l'intérêt de l'humanité tant qu'elles restent sous le joug du capital, et qu'un développement réel ne peut avoir lieu que dans des rapports de production communistes.
Le matérialisme historique ne laisse aucune place à un mode de production transitoire entre capitalisme et communisme.
"Ce à quoi nous avons à faire, c'est à une société communiste non pas telle qu'elle s'est développée sur ses bases propres, mais au contraire telle qu'elle vient de sortir de la société capitaliste. Ce qui veut dire qu'elle est encore à tous égards, économiquement, moralement et intellectuellement, marquée des empreintes de la vieille société dont elle naît" (Marx, Critique du Programme de Gotha.).
Nous avons à faire ici à une période de transition dans laquelle le communisme émerge, dans les violentes douleurs de l'accouchement, de la société capitaliste, un communisme en lutte constante contre les vestiges de l'ancienne société, un communisme qui s'efforce sans cesse de développer ses propres fondations, les fondations d'une étape plus avancée du communisme, du règne de la liberté, de la société sans classe.
La guerre civile révolutionnaire.
Mais le mouvement vers l'abolition des classes est un mouvement dirigé consciemment, et la conscience qui le guide vers son but final, n'appartient qu’à une seule classe communiste, le prolétariat. Le communisme n'est pas une simple impulsion inconsciente ayant pour but la négation des rapports marchands, et qui découvrirait, par hasard, que l'Etat capitaliste est leur gardien, qu'il faut le détruire pour réaliser le communisme. Le communisme est un mouvement du prolétariat qui met en place un programme politique; ce programme reconnaît clairement à l'avance dans l'Etat bourgeois le défenseur des rapports sociaux capitalistes; ce programme défend systématiquement que la destruction du pouvoir politique de la bourgeoisie est une condition préalable de la transformation communiste. En cela, la révolution prolétarienne se déroule selon un schéma contraire à celui de la révolution bourgeoise : la révolution sociale entreprise par le prolétariat ne peut prendre son envol qu'après la conquête politique du pouvoir par la classe ouvrière. Puisque le capital est un rapport mondial, la révolution communiste ne peut se développer qu'à l'échelle mondiale. La nature globale du prolétariat et de la bourgeoisie fait que la prise du pouvoir par les ouvriers d'un pays entraîne une guerre civile mondiale contre la bourgeoisie. Jusqu'à ce qu'elle soit victorieuse; jusqu’à ce que le prolétariat ait conquis le pouvoir mondialement, nous ne pouvons parler réellement d'une période de transition, encore moins d'une transformation communiste.
Pendant la période de guerre civile mondiale, la production, même lorsqu’elle est sous la direction du prolétariat, n'est pas une production principalement axée sur les besoins humains, ce qui sera le sceau de la production communiste. Pendant cette période, la production, comme tout le reste, est subordonné aux nécessités de la guerre civile, à la nécessité impérieuse d'étendre et d'enraciner la révolution internationale. Même si le prolétariat peut faire disparaître bien des caractéristiques formelles des rapports capitalistes, tout en s'armant et en produisant pour la guerre civile, on ne pourrait appeler communisme pur et simple une économie orientée vers la guerre. Tant que le capitalisme existera quelque part dans le monde, ses lois continuent à déterminer le contenu réel des rapports de production partout ailleurs.
Même si le prolétariat d'un pays se débarrasse de la forme du travail salarié et commence à rationner tout ce qu'il produit, sans aucune espèce d'intermédiaire monétaire, le rythme de la production et de la distribution dans ce bastion prolétarien reste encore à la merci de la domination du capital global, de la loi de la valeur globale. Au moindre reflux du mouvement révolutionnaire, ces mesures seraient rapidement minées et commenceraient à revenir à des rapports salariaux capitalistes dans toute leur brutalité, sans que les prolétaires aient jamais cessé d'être une partie de la classe exploitée. Prétendre qu'il est possible de créer des îlots de communisme quand la bourgeoisie détient encore le pouvoir à l'échelle mondiale, c'est tenter de mystifier la classe ouvrière et de la détourner de sa tâche fondamentale - l'élimination totale du pouvoir bourgeois.
Cela ne veut pas dire pour autant que sa lutte pour le pouvoir politique, le prolétariat s'abstient de prendre des mesures économiques dont le but est de saper la puissance du capital. Encore moins que le prolétariat n'a à prendre en mains l'économie capitaliste et l'utiliser à ses propres desseins. Tout comme la Commune de Paris a prouvé que le prolétariat ne peut s'emparer de la machine d'Etat capitaliste, la révolution russe a révélé qu'il était impossible à la classe ouvrière de se maintenir indéfiniment "à la tête" d'une économie capitaliste. En dernière analyse, cela veut dire que le prolétariat doit s'engager dans un processus de destruction du capital global s'il veut garder le pouvoir quelque part, mais que ce processus commence sur le champ : la classe ouvrière doit être consciente que sa lutte contre le capital a lieu à tous les niveaux (même si elle n'est pas uniforme) parce que le capital est un rapport social global.
Dès que le prolétariat aura pris le pouvoir en un endroit, il sera forcé d'entreprendre l'assaut des rapports capitalistes de production, premièrement pour lutter contre l'organisation globale du capital, deuxièmement pour faciliter la direction politique de la zone qu'il contrôle, troisièmement pour jeter les bases d'une transformation sociale bien plus développée qui succèdera à la guerre civile. L'expropriation de la bourgeoisie à un endroit produira des effets profondément désintégrateur sur l'ensemble du capital mondial si elle a lieu dans un centre important du capitalisme, et ceci approfondira en conséquence la lutte de classe mondiale; le prolétariat devra se servir de toutes les armes économiques qu'il a à sa disposition. Si l'on considère la seconde raison (qui n’est pas de moindre importance), il est impossible d'imaginer l'unification et l'hégémonie du prolétariat s'il n'entreprend pas un assaut radical de toutes les divisions et les complexités qu'impose la division capitaliste du travail. Le pouvoir politique des ouvriers dépendra de leur capacité à simplifier et, à rationaliser le processus de production et distribution, et cette question n'est pas secondaire. Cette rationalisation est impossible dans une économie totalement dominée par les rapports marchands. Un des principaux moteurs qui pousse le prolétariat à produire des valeurs d'usage, et qu'une telle méthode de production convient bien mieux aux tâches qu'il a à affronter durant la crise révolutionnaire - telles que l'armement général des ouvriers, l'urgence du rationnement du ravitaillement, la direction centralisée de l'appareil productif, etc. En fin de compte, du moment que la révolution est mondialement victorieuse, ces mesures rudimentaires de socialisation peuvent trouver une continuité dans la véritable réorganisation positive de la production, qui a lieu après la victoire, pour autant qu'elles aident à neutraliser et à ruiner la domination des rapports marchands, diminuant ainsi les tâches "négatives" du prolétariat pendant la période de transition.
La profondeur de l'extension de ces mesures dépendra de l'équilibre des forces dans une situation donnée, mais on peut prévoir qu'elles seront plus poussées là où le capitalisme a déjà permis d'avancer dans le processus de socialisation matérielle. Donc la collectivisation des moyens de production ira sûrement bien plus vite dans les secteurs où le prolétariat est plus concentré - dans les grandes usines, les mines, les docks, etc. De même, la socialisation de la consommation aura lieu bien plus facilement dans les zones partiellement socialisées : transports, logement, gaz, électricité et d’autres secteurs peuvent fonctionner gratuitement presque immédiatement, seulement sujets à la totalité des réserves contrôlées par les ouvriers. La collectivisation de ces services empièterait profondément sur le système salarial. Tout comme pour la distribution directe d'articles individuels de consommation, la suppression totale des formes monétaires, il est difficile de dire jusqu'où ce processus peut aller tant que la révolution reste circonscrite à une région. Mais nous pouvons dire qu'il faut attaquer au maximum la forme salariale, et il n'y a pas de doute sur le fait que les ouvriers ne seront pas disposés à se payer eux mêmes en salaires, une fois qu'ils 'auront pris le pouvoir. Pour être plus concrets, nous sommes pour des mesures qui tendent à régir la production et la distribution en termes sociaux, collectifs (des mesures comme le rationnement, et l'obligation universelle au travail telles que les Conseils Ouvriers les revendiquaient) plutôt que pour des mesures qui nécessitent le calcul de la contribution de chacun au travail social. Le système de bons sur la base du temps de travail tendrait à diviser les ouvriers capables de travailler de ceux qui ne le sont pas (situation qui pourrait fort bien s'étendre dans, une période de crise révolutionnaire mondiale) et pourrait de surcroît creuser un fossé entre les prolétaires et les autres couches, entravant le processus d'intégration sociale. Ce système de requerrait une supervision bureaucratique énorme du travail de chaque ouvrier, et dégénèrerait bien plus facilement en salaires-monnaie à un moment de reflux de la révolution (ces reculs peuvent avoir lieu tant pendant la guerre civile que pendant la période de transition elle même).
Un système de rationnement sous le contrôle des Conseils Ouvriers se prêterait bien plus facilement à une régulation démocratique de toutes les ressources d'un bastion prolétarien, et encouragerait les sentiments de solidarité à l'intérieur de la classe. Mais nous n'avons pas d'illusion : ce système, pas plus qu'un autre, ne peut représenter une "garantie" contre un retour à l'esclavage salarié dans sa forme la plus brute. Fondamentalement, la soumission au temps, à la rareté, à la pression des rapports marchands globaux existe encore - elle est simplement supportée par l'ensemble du bastion prolétarien comme une sorte de salariat collectif. Tout système temporaire de distribution reste ouvert aux dangers de la bureaucratisation et de la dégénérescence tant que les rapports marchands existent - et les rapports marchands (la force de travail comme marchandise incluse) ne peuvent totalement disparaître tant que les classes n'ont pas cessé d'exister, car la perpétuation des classes veut dire perpétuation de l'échange. On ne peut en aucune façon prétendre qu'une telle méthode de distribution, durant les premières étapes de la révolution, ou pendant la période de transition elle-même, suit le principe de "à chacun selon, ses besoins", ce qui ne peut être achevé que dans une étape très avancée du communisme.
L'assaut contre la forme salariale va de pair avec l'assaut contre la division capitaliste du travail. En tout premier lieu, les divisions que le capital impose dans les rangs même du prolétariat, doivent être impitoyablement dénoncées et combattues. Les divisions entre qualifiés et non qualifiés, hommes et femmes, entre secteurs prolétariens, employés et chômeurs, doivent être combattues au sein des organes de masse de la classe, comme seule voie pour cimenter l'unité de la combativité ouvrière.
De même, le prolétariat, dès le début, met en route un processus d’intégration des autres couches sociales dans ses rangs, commençant par les couches semi-prolétariennes qui auront montré leur capacité à soutenir le mouvement révolutionnaire des ouvriers. On peut envisager l'intégration rapide de certaines couches qui ont déjà prouvé leur capacité à combattre collectivement contre leur exploitation, par exemple de grands secteurs d'infirmières et d'ouvriers à cols blancs.
Mais il faut insister sur le fait que tous ces empiètements sur les rapports marchands et la division capitaliste du travail ne sont en fait que des moyens pour arriver à un but auquel ils doivent être strictement subordonnés : l'extension de la révolution mondiale. Bien qu'il ne se dérobe pas à la tâche de s'attaquer dès le début aux rapports marchands, le prolétariat doit voir quelle illusion et quel piège comporte l'idée de créer des îlots de communisme dans une région ou dans une autre. Bien qu'il commence à intégrer des classes non-exploitrices dans ses rangs, le prolétariat doit être constamment sur ses gardes contre toute dilution dans des couches qui ne peuvent, dans leur ensemble, partager les buts communistes de la classe ouvrière, et qui peuvent constituer dans ses rangs une cinquième colonne dangereuse aux premiers signes de recul de la vague révolutionnaire. L'unification des ouvriers du monde entier doit prendre le pas sur les tentatives de commencer à réaliser la communauté humaine. Toutes ces tentatives de socialisation ne sont en réalité que des mesures pour combler des brèches, pour répondre à certaines situations urgentes. Elles peuvent faire partie de l'assaut contre les rapports marchands, mais en aucun cas ne représentent "l'abolition" de toutes les catégories capitalistes. Le véritable dépassement positif de ces rapports marchands ne peut être fait qu'après l'abolition mondiale de la bourgeoisie, après la construction de la dictature prolétarienne internationale. C'est là que la période de transition à proprement parler commence.
La période de transition
Nous ne pouvons nous étendre ici sur les tâches qu'aura à accomplir le prolétariat pendant cette période. Nous ne pouvons que les mettre en relief brièvement afin d'insister sur l'immensité du projet prolétarien. En libérant les forces productives des entraves du capital, en liquidant le système du travail salarié, les frontières nationales, le marché mondial, le prolétariat devra établir un système mondial de production et de distribution organisé dans le seul but de la satisfaction des besoins humains. Il devra diriger le nouveau système productif vers la restauration et la renaissance d'un monde ravagé par des décades de décadence capitaliste et de guerre civile révolutionnaire. Nourrir et habiller les zones pauvres du monde, éliminer la pollution et les productions inutiles, réorganiser l'infrastructure industrielle globale, combattre les innombrables aliénations léguées par le capitalisme, qui sévissent aussi bien dans le travail que dans la vie sociale toute entière, voilà qui constitue simplement les premières tâches. Ce ne sont là que les conditions nécessaires à construction d’une nouvelle civilisation, d'une nouvelle culture, d'une nouvelle humanité dont la splendeur peut difficilement être imaginée de ce côté-ci du capitalisme, et qui ne peut être envisagée, principalement, qu'en termes négatifs : l'élimination de l'antagonisme économie-société, du travail et du loisir, de l'individu et de la société, de l'homme et de la nature, etc. Et pendant tout le temps où le prolétariat établit les fondations de ce nouveau mode de vie, il doit progressivement intégrer toute l'humanité dans ses rangs, au travail associé, créant ainsi la communauté humaine sans classe - non sans garder de "s'abolir" trop rapidement, sans s'assurer qu'il n'y a plus la moindre possibilité de revenir au rapport marchandise généralisé, et donc au capitalisme. La période de transition sera le terrain d'une lutte titanesque pour maintenir un mouvement irréversible vers la communauté humaine contre les vestiges de l'ancienne société.
Ceux qui peignent la période de transition comme une étape sans problème pouvant être rapidement dépassée par le prolétariat, se préparent à décevoir non seulement eux-mêmes, mais la classe dans son ensemble. Nous ne savons pas combien de temps va durer cette période. Ce que nous savons, c’est qu'elle posera des problèmes d'une nature et d'une importance sans précédent dans l'histoire de l'humanité, que la tâche qu'aura à accomplir le prolétariat est plus vaste que dans toute autre époque, et que penser que cette tâche pourra s’accomplir en un jour est au mieux une utopie, et au pire une mystification réactionnaire. Ce dont nous pouvons être surs, c'est que la période de transition ne permettra pas au prolétariat ni à la transformation sociale de stagner.
Tout arrêt dans la révolutionarisation de la production sociale signifierait danger immédiat de retour au capitalisme, et donc finalement à la barbarie. A aucun moment le prolétariat ne pourra se reposer sur ses lauriers et attendre que le communisme arrive tout seul. Ou bien le prolétariat se bat pour un plus haut degré de communisme, en constant état de mouvement lui-même basé sur la généralisation des rapports communistes, ou bien il se retrouve dans la situation d'une classe exploitée, mobilisée pour quelque catastrophe finale.
La forme que prendra la dictature du prolétariat.
C'est une évidence de préciser que les révolutionnaires ne peuvent définir à l'avance les formes organisationnelles précises dont se servira le prolétariat pour mener à bien la transformation communiste. Il est impossible de prévoir tous les divers problèmes organisationnels et pratiques que la classe ouvrière aura à affronter dans le monde entier, problèmes qui ne seront en fin de compte résolus que par la classe elle même dans sa lutte révolutionnaire. La créativité que manifestera la classe sera certainement supérieure à ses manifestations antérieures, et dépassera toutes les prévisions que pourraient faire les révolutionnaires aujourd'hui.
Néanmoins, les révolutionnaires ne peuvent en aucune façon se dérober à la discussion de la question des formes et des structures de la dictature du prolétariat. Agir ainsi reviendrait à renier toute l'expérience de la classe révolutionnaire à notre époque, expérience qui a permis de dégager certaines leçons que le prolétariat ne peut se permettre d'ignorer. Oublier ces leçons, surtout celle de la Russie, c'est laisser la porte ouverte à une répétition des erreurs passées. Ce n’est pas par hasard si la "gauche" capitaliste (Stalinistes, Trotskystes etc.) est incapable d’analyser les erreurs passées ou de définir un programme clair de ce qu'ils appellent la "révolution". Derrière cette ambiguité, cette réticence à "planifier en détail", se cache une position de classe qui s'opposera plus tard à l'activité révolutionnaire autonome de la classe ouvrière. Ces gauchistes "pratiques", "réalistes", se cachent souvent derrière la réticence souvent manifestée par Marx à spéculer sur les formes organisationnelles de la dictature du prolétariat. Mais cette résistance était le reflet de son époque, d'une époque où les conditions matérielles nécessaires à la révolution communiste n'existaient pas encore.
Toute prévision que pouvaient faire Marx ou Engels sur la forme de la dictature prolétarienne était déterminée par la maturité de la classe, par la façon dont elle se présentait, comme force capable de prendre en main la direction de la société. Mais dans la période ascendante du capitalisme, où le prolétariat était encore restreint et informe, la possibilité de prendre le pouvoir était extrêmement limitée, et de toute façon, le pouvoir n'aurait pu être maintenu dans cette période. Néanmoins, il y avait eu assez d'expériences de surgissements prolétariens pour permettre à Marx de définir certains points essentiels sur la nature du pouvoir prolétarien. Parce qu'ils se basaient sur la méthode du matérialisme historique, ils étaient capables de tirer les leçons des expériences qu'ils vivaient et de reconsidérer certaines conceptions fondamentales sur la nature de la prise de pouvoir par la classe ouvrière. C'est ainsi que l'expérience de l'insurrection de 1848 et plus encore de la Commune de Paris de 1871, les a amena à abandonner la perspective élaborée dans le Manifeste Communiste, perspective selon laquelle le prolétariat devait s'organiser pour s'emparer de la machine d'Etat bourgeoise. Après cette expérience, il était clair que le prolétariat ne pouvait que détruire cette machine et construire ses propres organes de pouvoir, qui pouvaient seuls servir les buts communistes.
En tirant cette leçon, Marx et Engels poursuivaient la tâche communiste fondamentale d'appuyer le programme politique prolétarien sur la seule base des expériences historiques de la classe, et c'est encore la seule façon d'élaborer le programme communiste aujourd'hui. Mais aujourd'hui nous vivons une époque de décadence du capitalisme et donc de possibilité de révolution sociale prolétarienne, et nous pouvons et devons tirer les conséquences de l'expérience de la classe à notre époque, particulièrement de la grande vague révolutionnaire de 1917-1923, en particulier en ce qui concerne la tâche d'élaborer des points organisationnels de ce programme, ce qui était impossible à Marx et Engels.
Engels décrit la Commune comme la forme même de la dictature du prolétariat. Marx l’appelle "la forme politique de l'émancipation sociale du travail". Mais alors que la Commune donne des leçons qui restent valables (nécessité de détruire l'Etat bourgeois, d'armer les ouvriers, d'assurer un contrôle direct sur les délégués, etc.), elle ne peut être considérée aujourd'hui comme le modèle de la dictature. La Commune a été l’expression d'une classe ouvrière jeune qui, non seulement n'était pas une classe mondiale, mais qui même dans les centres urbains du capitalisme, était fragmentée et pas encore distincte tout à fait d'autres classes urbaines comme la petite bourgeoisie. Ce fait se vit clairement reflété dans la Commune. Malgré son aspiration, à une "république sociale universelle", la Commune ne pouvait pas s'étendre à l'échelle mondiale. Les membres des organes centraux de la Commune étaient des Jacobins aussi bien que des Proudhoniens ou des communistes, et leur base électorale était circonscrite à l'enceinte de Paris, selon le système du suffrage universel : il n'y avait pas de représentation distinctement prolétarienne ou industrielle. De plus, et surtout, la Commune n'aurait pas pu entreprendre une transformation socialiste parce que les forces productives n'étaient pas suffisamment développées, pour mettre à l'ordre du jour aussi bien la possibilité que la nécessité immédiate du communisme. A la fin de la période ascendante du capitalisme, 1'extension du capitalisme au niveau global ainsi que sa concentration, avaient déjà fait tomber en désuétude beaucoup d'évènements caractéristiques de la Commune. Cependant aucun révolutionnaire des années 1890 et début 1900 ne pu parvenir à une vision claire du dépassement possible de la Commune, modèle de dictature prolétarienne, et les perspectives qu'ils ont émises sur le sujet sont nécessairement restées vagues.
Il faut le répéter, c'était l'expérience concrète de la classe elle-même qui devait apporter une réponse au problème. Ainsi, en Russie en 1905 et 1917, et durant toute la vague révolutionnaire qui suivit dans d'autres pays, le Soviet ou Conseil Ouvrier apparut comme l'organe de combat de la lutte révolutionnaire. Les Conseils, assemblées de délégués élus et révocables des secteurs industriels furent d'abord et avant tout l'expression de l’organisation collective du prolétariat unifié sur son propre terrain de classe et apparurent ainsi comme une forme du pouvoir prolétarien plus développée que celle de la Commune de Paris. Dès que l'union mondiale des Conseils Ouvriers apparut comme le but immédiat de la révolution prolétarienne, le mot d’ordre "tout le pouvoir aux Soviets" marqua une frontière de classe entre les organisations prolétariennes et les organisations bourgeoise. Aucune organisation prolétarienne ne pouvait plus rejeter le pouvoir des Soviets comme la forme de dictature prolétarienne. Depuis lors, tous les mouvements insurrectionnels de la classe depuis là Chine de 1927 jusqu'à la Hongrie de 1956, ont tendu à s'exprimer sous la Forme d'organisation en Conseils, et, malgré toute la faiblesse de ces mouvements, rien n'a fondamentalement changé dans la lutte de classe qui puisse justifier que les Conseils n'apparaissent pas dans la prochaine vague révolutionnaire comme la forme concrète d'organisation du prolétariat.
On est aujourd'hui assailli par une foule de modernistes et "innovateurs" (Invariance, Négation, Communismen) qui prétendent que les Conseils Ouvriers ne font que reproduire la division capitaliste du travail et qu'ils ne sont donc pas des instruments appropriés pour une révolution communiste qu'ils définissent comme le renversement immédiat de toutes les catégories de la Société capitaliste. Le point de vue de classe de ces tendances trahit la nature non dialectique et antimarxiste de leur conception de la révolution. Pour eux, la classe ouvrière n'est qu'une fraction du capitalisme qui ne peut être une partie du "sujet révolutionnaire" ou du "mouvement communiste" qu'en se niant immédiatement dans une "humanité" universelle.
La vision marxiste de la révolution, elle, ne peut être que celle du prolétariat s'affirmant comme la seule classe communiste avant d'intégrer l'ensemble de l'humanité dans le travail associé, mettant ainsi fin à sa propre existence de classe séparée. Les Conseils Ouvriers sont les instruments appropriés à l'auto affirmation du prolétariat contre le reste de la société, autant qu'au processus d'intégration des autres couches sociales dans les rangs du prolétariat, qu'à la création d'une communauté humaine. Ce n'est que lorsque cette communauté est définitivement réalisée que les Conseils Ouvriers disparaissent. Reliés, de ville en ville à travers le monde, les Conseils ouvriers seront responsables des tâches militaires, économiques et idéologiques de la guerre civile et de la direction de la transformation économique dans la période de transition. Dans cette période, les Conseils étendront constamment leur base sociale au fur et à mesure qu'ils intègreront de plus en plus 1'humanité aux rapports de production communistes.
Mais le fait d'affirmer la nécessité de la forme conseil n'empêche aucunement les révolutionnaires d'aujourd'hui de critiquer les mouvements précédents de conseils, ou les tendances politiques produites ou inspirées de ces mouvements. Cette critique est absolument indispensable si la classe ouvrière veut éviter de refaire les erreurs du passé; et elle ne peut que se fonder sur les amères leçons que le prolétariat a tirées de ses luttes les plus combatives de l'époque.
On peut en résumer ainsi les leçons les plus importantes.
1. - Le pouvoir politique est exerce a travers les conseils ouvriers eux-mêmes et non au moyen d'un parti.
En Russie et partout ailleurs, dans le passé, il était acquis que la dictature du prolétariat s'exerçait au moyen du parti communiste, ce dernier constituant le "gouvernement", une fois qu'il avait la majorité dans les soviets, comme dans les parlements bourgeois. Plus encore, on choisissait les délégués des soviets sur les listes de partis, et non dans les assemblées d'ouvriers où ils seraient élus et mandatés pour en accomplir lès décisions (et souvent les délégués ne venaient pas du tout des usines mais étaient des représentants des partis ou de syndicats). Ce fait en lui-même était une concession directe aux formes bourgeoises de représentation et de parlementarisme, et tendait à laisser le pouvoir entre les mains "d'experts" en politique, plutôt qu'à la masse des ouvriers eux-mêmes ; mais ce qui est plus grave encore, c'est l'idée que le parti exerce le pouvoir et non la classe dans son ensemble (une idée du mouvement ouvrier de l'époque); elle est devenue le porteur direct de la contre-révolution et utilisée par le parti bolchevik décadent pour justifier ses attaques contre la classe dans son ensemble après la faillite de la vague révolutionnaire. L'identification du pouvoir du parti à la dictature du prolétariat revêtit les bolcheviks d'une parure idéologique qui servit rapidement de couverture à la dictature du capital lui-même. L'expérience russe a définitivement réfuté la vieille idée social-démocrate selon laquelle c'est le parti qui représente et organise la classe.
Dans les soviets du futur, les décisions les plus importantes concernant la direction de la révolution doivent être pleinement discutées et élaborées dans les assemblées générales de la classe à la base dans les usines et autres lieux de travail, de sorte que les délégués des soviets servent essentiellement à centraliser et à exécuter les décisions de ces assemblées. Ces délégués seront souvent des membres du parti, ou d'autres fractions, mais ils seront élus en tant qu'ouvriers et non en tant que représentants d’un parti quelconque. Il se peut même qu'à un moment donné, la majorité des délégués soient les membres du parti communiste, mais cela ne comporte en soit pas de danger, tant que le prolétariat dans son ensemble participe activement à ses organes unitaires de Classe et en garde le contrôle. En dernière analyse, cela ne peut être assuré que par la radicalisation et l'énergie des ouvriers eux-mêmes, par le succès de la transformation révolutionnaire qu'ils ont entre les mains; mais certaines mesures formelles devront être prises pour parer au danger de voir se former une élite bureaucratique autour du parti ou de n'importe quel corps.
Parmi ces mesures, la révocabilité constante des délégués, la rotation des tâches administratives, accès égal des délégués et de n'importe quel autre ouvrier aux valeurs d'usage, et en particulier, séparation complète du parti et des fonctions "étatiques" des conseils. Ainsi, par exemple, ce sont les conseils ouvriers qui contrôlent les armes et se chargent de la répression des éléments contre-révolutionnaires, et non une partie ou une commission particulière du parti.
Le futur parti communiste n'aura pas d'autres armes que sa propre clarté théorique et son engagement politique envers le programme communiste. Il ne peut pas rechercher le pouvoir pour lui-même, mais doit lutter au sein de la classe pour l'application du programme communiste. En aucun cas, il ne peut forcer la classe dans son ensemble à mettre ce programme en pratique, pas plus que le mettre en pratique lui-même, car le communisme n'est crée que par l'activité consciente de la classe dans son ensemble. Le parti ne peut que chercher à convaincre la classe dans son ensemble de la justesse de ses analyses à travers le processus de discussion et d'éducation active qui a lieu dans les assemblées et les conseils de la classe, et il dénoncera sans pitié toute tendance auto proclamée révolutionnaire qui voudra s'arroger la tâche d'organiser la classe et de se substituer au sujet révolutionnaire.
2. - Les conseils ne sont pas des organes d'autogestion
Quelle que soit la situation révolutionnaire future, nous aurons les héritiers de la contre-révolution russe, trotskystes, staliniens et autres pour revendiquer la subordination des conseils ouvriers à un parti-Etat tout puissant qui guiderait et éduquerait la masse amorphe des ouvriers et centraliserait le capital entre ses mains. Les communistes devront se tenir au sein de leur classe et combattre ces conceptions bec et ongles. Mais l'expérience amère qu'a eu le prolétariat du capitalisme d'Etat en Russie et ailleurs, et son expérience de la nature réactionnaire des nationalisations en général peut très bien rendre la classe beaucoup plus réticente aux appels à la nationalisation qu’elle ne le fut dans les moments révolutionnaires du passé. Mais il ne fait aucun doute que la bourgeoisie trouvera d'autres cris de ralliement pour tenter de lier les ouvriers à l'Etat bourgeois et aux rapports de production capitalistes; l'un des plus pernicieux pourrait être le mot d'ordre "d'autogestion ouvrière"; il peut trouver un écho dans les mystifications corporatistes localistes et syndicalistes qui existent dans la classe. Les expériences du passé en ont donné bien des exemples. En Italie, en Allemagne, pendant la première grande vague révolutionnaire, on trouvait chez les ouvriers une forte tendance à s'enfermer tout simplement dans leur usine et à tenter de gérer "leur usine" sur une base corporatiste, à ramener l'organisation des conseils au niveau de chaque usine plutôt que de créer des organes spécifiquement destinés au regroupement et à la centralisation des efforts révolutionnaires de tous les ouvriers.
Aujourd'hui, l'idée d'autogestion se présente déjà comme un dernier recours à la crise du capitalisme et nombreuses sont les fractions de gauche du capital des social-démocrates aux trotskystes et divers libertaires qui préconisent des "conseils ouvriers" émasculés. L'avantage d’un tel mot d’ordre pour la bourgeoisie réside en ce qu'il sert à conduire le prolétariat à participer activement à sa propre exploitation et à son propre écrasement sans mettre en question le pouvoir de l'Etat capitaliste, ni les rapports de production marchands. C'est ainsi que la république bourgeoise espagnole a pu récupérer bien des cas d'autogestion et les mettre au service de son effort de guerre contre sa rivale capitaliste, la fraction de Franco ([1]).
L’isolement des ouvriers dans les "conseils" composés de simples unités productives ne fait que maintenir les divisions imposées par le capitalisme et amène à la défaite certaine de la classe (Voir cardan : Sur le contenu du socialisme et les conseils ouvriers et les bases économiques de l’autogestion de la société, comme modèle parfait de la défaite).
De telles méthodes d’organisation détournent les ouvriers de leur but premier : détruire l'Etat capitaliste, et permettent ainsi à l'Etat de relancer son offensive contre une classe ouvrière fragmentée. Elles servent ainsi à perpétuer l'illusion "d'entreprises autonomes" et du socialisme qui consisterait en un libre échange entre collectivités d’ouvriers, alors que la véritable socialisation de la production exige la suppression des entreprises autonomes en tant que telles et la soumission de tout l'appareil productif à la direction consciente de la société, sans l'intermédiaire de l'échange. ([2])
Dès que la classe ouvrière commence à s'emparer de l'appareil productif (et la prise des usines doit être considérée comme un moment de l'insurrection), elle commence à entreprendre la lutte pour soumettre la production aux besoins humains. Ceci n'implique pas seulement une production de valeurs d'usage, mais aussi de profondes transformations dans l'organisation du travail, de sorte que l'activité productive elle-même tend à devenir une partie de la consommation dans le sens le plus large. Certaines mesures allant dans ce sens devront être prises immédiatement, comme par exemple la réduction de la journée de travail (en fonction des besoins de la révolution), la rotation des tâches et l'élimination des rapports hiérarchiques à l'intérieur de l'usine par la participation égale de tous les ouvriers qualifiés ou non qualifiés, manuels ou techniques, hommes ou femmes, aux assemblées et comités d'usine. Mais la mystification de l'autogestion ne s'arrête pas à l'idée d'unités de production "autonomes". Elle peut s'étendre au niveau national, si l'on imagine des conseils ouvriers planifiant de concert l'accumulation "démocratique" du capital national. On peut aussi 1'associer à l'idéal d'un bastion "communiste" se suffisant à lui-même qui tenterait d'abolir formellement le travail salarié et le commerce dans un seul pays - illusion entretenue par beaucoup de communistes de conseils dans les années 20-30, et qui réapparaît de nouveau sous diverses formes dans les idées des "innovateurs" du marxisme qui demandent la création immédiate de la "communauté humaine". Toutes ces idéologies sont liées par un rejet commun de la nécessité pour le prolétariat de détruire l'Etat-bourgeois à l'échelle mondiale avant que toute socialisation réelle puisse être entreprise. Contre toutes ces confusions il faut affirmer que les Conseils Ouvriers sont d'abord et avant tout des organes de pouvoir politique qui doivent servir à unifier les ouvriers non seulement pour l'administration de l'économie mais pour la conquête du pouvoir à l'échelle mondiale.
3 - Les conseils ouvriers ne sont pas une fin en soi
La conquête internationale du pouvoir par la classe ouvrière n'est que le début de la révolution sociale : Dans la période de transition, les conseils ouvrier sont les moyens qu'emploie le prolétariat pour mener à bien la transformation communiste de la société. Si les conseils ouvriers deviennent une fin en soi, cela veut simplement dire que le processus de révolution sociale s'arrête et qu'on assiste à un début de retour au capitalisme. Bien que les Conseils Ouvriers soient les instruments positifs de l'abolition de l'esclavage salarié et de la production marchande, ils peuvent devenir l'enveloppe vide dans laquelle une nouvelle bourgeoisie pourra s'implanter pour exploiter la classe ouvrière.
Il ne peut y avoir aucune garantie, ni dans la période de transition, ni dans la période d'insurrection révolutionnaire elle-même, de la continuité du processus révolutionnaire jusqu'au triomphe du communisme. La meilleure volonté des minorités révolutionnaires ne peut suffire à empêcher la dégénérescence de la révolution qui dépend d'un changement matériel du rapport de force entre les c1asses. Entre le moment où les Conseils sont révolutionnaires et le moment où ils sont définitivement devenus des appendices du capital, il existe un moment d'équilibre instable où il est encore possible de réformer les Conseils de l'intérieur : mais ce n'est qu'une possibilité relativement restreinte. Si cette tentative échoue, les révolutionnaires doivent quitter les Conseils, et appeler à la formation de nouveaux Conseils en opposition aux anciens, en d'autres termes à une seconde révolution. A cet égard, nous avons l'exemple des petites fractions communistes de Russie qui ont refusé de collaborer aux Soviet morts des premières années 20, et appelaient au renversement de l'Etat "Bolchevik" (voir le Groupe Ouvrier de Miasnikov en 23) -ou celui de la Gauche Allemande qui abandonna les organisations d’usine réformistes aux machinations sordides du KPD et des partis Social-démocrate.
La question de l'état.
Le Problème de l'Etat dans la période de transition et de ses relations avec le prolétariat est si complexe que nous devons traiter cette question séparément, bien qu'elle soit en relation étroite avec les leçons tirées des révolutions précédentes, au sujet de la forme de la dictature du prolétariat et du rôle des Conseils Ouvriers.
Tant que les classes existent, nous ne pouvons parler de l'abolition de l'Etat. L'Etat continue à exister pendant la période de transition, parce qu'il reste encore des classes dont les intérêts directs ne peuvent être concilié : d'un côté le prolétariat communiste, de l'autre les autres classes, vestiges du capitalisme, qui ne peuvent avoir aucun intérêt matériel dans la communisation de la société (paysans, petite bourgeoisie des villes, professions libérales) comme l'écrit Engels dans L'origine de la famille, de la propriété privée et de l'Etat : "L'Etat n'est en aucune façon un pouvoir imposé de l'extérieur à la société… C'est un produit de la société à un certain niveau de développement est un constat du fait que la société s'est engagée dans d'insolubles contradictions, qu'elle est prisonnière d'antagonismes incompatibles, qu'elle est incapable de résoudre. Mais pour que ces antagonismes, ces classes en conflit avec les intérêts économiques, ne se consument pas eux-mêmes et avec eux la société tout entière dans une lutte stérile, apparaît la nécessité d'un pouvoir apparemment au dessus de la société pour modérer le conflit, le maintenir dans les limites de "l'ordre" ; et ce pouvoir issu de la société, mais se plaçant au dessus d'elle et de ce fait tendant constamment à se conserver lui-même, c'est l'Etat."
Il est important de ne pas réduire le phénomène de l'Etat à une simple conspiration de la classe dominante pour garder le pouvoir. L'Etat n'a jamais agi par la seule volonté d'une classe dirigeante, mais a été l'émanation de la société de classe en général, et par ce fait, est devenu l'instrument de la classe dominante.
"L'Etat surgit du besoin de contenir les antagonismes de classe, mais en même temps qu'il surgit au milieu du conflit entre ces classes, la règle veut qu'il soit l'Etat de la classe la plus puissante, de la classe qui domine économiquement et qui par l'intermédiaire de l'Etat, s'assure la domination politique" (ibid.).
Dans la période de transition communiste, l'Etat surgira inévitablement, pour empêcher que les antagonismes de classe ne fassent voler cette société hybride en éclats. Le prolétariat, en tant que classe dominante, utilisera l’Etat pour maintenir son pouvoir, et défendre les acquis de la transformation communiste qu'il accomplit. Ce qui est sûr c'est que cet Etat sera différent de tous les Etats du passé. Pour la première fois, la nouvelle classe dominante "n’hérite" pas de l'ancienne machine d'Etat pour s'en servir à ses fins propres mais renverse, détruit, anéanti l'Etat bourgeois, et construit de façon systématique ses propres organes de pouvoir. Et ceci parce que le prolétariat est la première classe exploitée de l’histoire à être révolutionnaire et qu'elle ne peut pas être une classe exploiteuse. Ainsi, elle n'utilise pas l'Etat pour exploiter les autres classes, mais pour défendre une transformation sociale qui anéantira à jamais l'exploitation, qui abolira tous les antagonismes sociaux, et conduira ainsi à la disparition de l'Etat. Le prolétariat ne peut pas être une classe qui domine économiquement. Sa domination ne peut être que politique.
Dans les écrits de Marx, Engels, Lénine et beaucoup d'autres, on trouve souvent l’idée que dans la période de transition "l'Etat ne peut être autre chose que la dictature révolutionnaire du prolétariat, que, l’Etat n'est que le prolétariat armé "organisé en classe dominante", et que cet Etat "prolétarien" n'es déjà plus un Etat dans le vieux sens du terme. Mais une analyse plus approfondie de la nature de l'Etat, basée sur les critiques de l'Etat de Marx et Engels les plus profondes, et sur l'expérience historique de la classe, amène à la conclusion que l'Etat de la révolution est autre chose que le prolétariat armé, que le prolétariat et l'Etat ne sont pas identiques.
Voyons les principales raisons qui nous permettent d’affirmer ceci.
1. - Dans la période insurrectionnelle elle-même, la période de guerre civile révolutionnaire, les perspectives élaborées par Marx, Engels et Lénine, peuvent conserver une certaine valeur. Dans cette phase, la principale tâche de la classe ouvrière, de la dictature du prolétariat qui s'exprime dans les Conseils Ouvriers, est en effet une fonction "étatique" : l'élimination violente de l'ennemi de classe, la bourgeoisie. Au début de l'insurrection, quand la masse des ouvriers détient les armes, et que l'assaut révolutionnaire contre la bourgeoisie est à son point culminant, les délégués des Conseils Ouvriers ne fonctionnent que comme instrument de la volonté de classe. Il n'y a alors que peu ou pas de conflit entre les assemblées de base des ouvriers et les organes centraux qu'ils élisent. Il est alors facile d'identifier le prolétariat armé et l’Etat. Mais même dans cette phase, il est dangereux de faire une identification. Si la vague révolutionnaire rencontre de sérieux obstacles ou entrave l'action des délégués ouvriers mandatés pour traiter avec le monde extérieur, (que se soient les paysans qui. fournissent la nourriture ou les Etats capitalistes prêts à échanger avec le pouvoir ouvrier) ([3]), il sera nécessaire de recourir à certains compromis comme demander aux ouvriers de travailler plus ou réduire leur l'action. Les délégués commenceront alors à apparaître comme des agents extérieurs aux ouvriers, comme des fonctionnaires d'Etat dans le vieux sens du terme, comme des éléments se situant au-dessus des ouvriers, et contre eux.
A ce stade, les délégués ouvriers et les organes centraux sont à mi-chemin entre être les négociateurs entre ouvriers et capital mondial, et devenir définitivement les agents du capital mondial et par conséquent de la contre-révolution capitaliste à l'intérieur du bastion prolétarien, comme cela était le cas des bolcheviks en Russie. L'équilibre entre les deux est instable. La seule chose qui puisse faire pencher la balance en faveur des ouvriers, c'est une plus grande extension de la révolution mondiale, offrant un nouvel espace aux ouvriers cernés par le capital, et au secteur socialisé qu'ils ont crée.
L'instauration de mesures formelles n'est pas suffisante pour empêcher cette dégénérescence de prendre place, puisqu'elle est la conséquence directe des pressions du marché mondial. Mais il est tout de même primordial que les ouvriers soient préparés à une telle éventualité, pour qu'ils puissent faire tout ce qui est en leur pouvoir pour la combattre. C'est pourquoi il est important que le prolétariat ne soit pas identifié à l'Etat, ni même à l'appareil qu'il met en place pour servir de médiateur entre les classes non exploitantes et le bastion prolétarien, ni non plus aux organes centraux chargés des relations avec l'extérieur, ou à toute autre institution, parce qu'il y a toujours une possibilité qu'une institution, même créée par la classe ouvrière, soit intégrée au capital, alors que la classe ouvrière, elle, ne peut jamais être intégrée, ne peut jamais devenir contre-révolutionnaire.
Identifier le prolétariat à l'Etat, comme l'ont fait les bolcheviks, amène à un moment de reflux, à la situation désastreuse où l'Etat, en tant "qu'incarnation" de la classe ouvrière, peut tout se permettre pour maintenir son pouvoir, alors que la classe ouvrière toute entière reste sans défense. C'est ainsi que Trotski déclarait que les ouvriers n'avaient pas le droit de faire grève contre "leur" propre Etat, et que le massacre de l'insurrection de Kronstadt a pu être justifié puisque toute rébellion contre "l'Etat ouvrier" ne pouvait qu'être contre-révolutionnaire. Il est sûr que ces évènements n'étaient pas dus au seul fait que la classe ouvrière était identifiée à l'Etat, mais aussi au recul matériel de la révolution mondiale. Néanmoins, cette mystification idéologique a servi à désarmer les ouvriers face à la dégénérescence de la révolution. A l'avenir, l'autonomie et l'initiative de la base ouvrière vis à vis des organes centraux devront être assurées et renforcées par des mesures positives, telles que renoncer à toute méthode violente au sein du prolétariat, donner le droit de grève aux ouvriers, aux assemblées de base la possession de leurs propres moyens de communication et de propagande (presse, etc.), et par dessus tout, la détention des armes par les ouvriers, dans les usines et dans les quartiers, de façon à ce qu'ils soient en mesure de résister à toute incursion de la bureaucratie, si nécessaire.
Nous n'invoquons pas ces mesures de précaution par manque de confiance dans la capacité du prolétariat à étendre la lutte et à socialiser la production, seules garanties contre la dégénérescence, mais parce que le prolétariat doit être prêt à toute éventualité et ne pas s'exposer aux déceptions que procurent les fausses promesses du genre "tout ira bien". La révolution aura peu de chance de résister aux obstacles si le prolétariat n'est pas près à les affronter.
2. - Contrairement à certaines prévisions de Marx, la révolution socialiste ne se produira pas dans un monde où la vaste majorité de la population est prolétarienne. Si tel était le cas, on pourrait peut-être imaginer que l'Etat disparaisse presque immédiatement après la destruction de la bourgeoisie. Mais une des principales conséquences de la décadence du capitalisme est qu'il n'a pu intégrer directement la majorité de l'humanité dans les rapports sociaux capitalistes, même s'il l'a entièrement soumise aux lois tyranniques du capital.
Le prolétariat n'est qu'une minorité de la population à l'échelle mondiale. Le problème que pose ce fait à la révolution prolétarienne ne peut disparaître par la magie des invocations des situationnistes ou autres' "modernistes", qui incluent dans le prolétariat tous ceux qui se sentent "aliénés", ou sans ou sans contrôle sur leur vie. Il y a des raisons matérielles qui font du prolétariat la seule classe communiste : sa nature d'associés au niveau mondial, sa place au centre de la production capitaliste, la conscience historique qui lui vient de la lutte de classe. C'est le fait que les autres couches ou classes n'ont pas ces caractéristiques qui rend nécessaire la dictature du prolétariat, et l'affirmation qu’il fait de ses buts communistes, face à toutes les autres couches de la société. Dans le processus de conquête du pouvoir lui-même, le prolétariat se trouvera confronté avec une énorme masse de couches non prolétariennes, non bourgeoises, qui peuvent avoir un rôle à jouer dans la lutte contre la bourgeoisie, qui peuvent éventuellement soutenir le prolétariat, mais ne peuvent, en tant que classe, avoir un quelconque intérêt dans le communisme.
Vouloir se dispenser de la période de transition, en intégrant immédiatement toutes les autres couches au prolétariat, est une idée qui relève soit d’une fantaisie sans espoir, soit d'une tentative consciente saper l’autonomie de la classe. La tâche est si énorme qu'elle ne peut être réalisée en un jour, fut-ce en portant un grand coup. Et toute tentative allant dans ce sens n'aboutirait pas à la dissolution des autres classes dans le prolétariat, mais à la dissolution du prolétariat dans le "peuple" mystique du radicalisme bourgeois. De telles tentatives diluerait la force du prolétariat en rendant impossible toute autonomie d'action. La condition première de cette autonomie, c'est que l’intégration se fasse en termes prolétariens, et soit soumise à l'extension de la révolution mondiale.
De même, vouloir donner à ces couches une représentation égale dans les Consei1 ouvriers, sans les avoir dissoutes en tant que couches, c'est-à-dire les avoir transformées en ouvriers, affaiblirait définitivement l'autonomie de la classe ouvrière. Tout au plus, le prolétariat peut permettre à ces couches ou classes de siéger dans des organismes parallèles de pouvoir, analogues aux Conseils Ouvriers.
En même temps, la classe ouvrière ne peut se contenter d’agir par la répression envers ces classes, et de leur ôter tout moyen d'expression. L'exemple de la Russie, où le prolétariat a été contraint pendant toute la période de "communisme de guerre" à une guerre civile contre la paysannerie, atteste de façon éloquente de l'impossibilité pour le prolétariat d'imposer sa volonté sur le reste de la société par la seule force armée. Un tel projet représenterai un terrible gâchis de vies et d'énergie révolutionnaire, et contribuerait de façon sûre à l'échec de la révolution. La seule guerre civile qui ne peut être évitée est celle qui doit être menée contre la bourgeoisie. La violence envers les autres classes ne devrait être employée qu'en dernière instance. De plus, le prolétariat, dans la production et la distribution de façon communiste, devra compter non seulement avec ses besoins mais avec ceux de la société toute entière, ce qui signifie que des institutions sociales adaptées à l'expression des besoins de tous seront nécessaires.
Donc le prolétariat devra permettre au reste de la population (à l’exclusion de la bourgeoisie) de s'organiser et de former des organes qui peuvent représenter ses besoins face aux Conseils Ouvriers. Cependant, la classe ouvrière ne permettra pas à ces autres couches de s'organiser spécifiquement en tant que classes ayant des intérêts économiques particuliers. Tout comme ces autres couches ne sont intégrées au travail associé qu'en tant qu'INDIVIDUS, le prolétariat ne leur permet de s'exprimer qu'en tant qu’individus au sein de la société civile. Ceci implique que les organes représentatifs au moyen desquels ils s'expriment, à la différence des Conseils .ouvriers, se fondent sur des unités et des formes d'organisation territoriales. C'est-à-dire, par exemple, à la campagne, les assemblées de village pourraient envoyer des délégués aux conseils de district rural et régional; et dans les villes, les assemblées de quartier pourraient envoyer des représentants aux conseils communaux de ville. Il est important de noter que les ouvriers (en tant que représentants des quartiers ouvriers) seront présents au sein de ces organes, et que des mesures devront être prises pour mener à bien la domination prolétarienne, même au sein de ces organes. Donc, les conseils ouvriers doivent insister sur le fait que les délégués de la classe ouvrière ont des droits de vote prépondérants, que les quartiers ouvriers ont leurs propres unités de milice, enfin que ce sont les délégués communaux de la classe ouvrière qui assurent la plus grande part des liaisons et de la discussion avec les conseils ouvriers.
L’existence même de ces organes en rapport régulier avec les conseils ouvriers crée constamment des formes étatiques au sens où l'entendait Engels plus haut, quel que soit le nom qu'on donne à un tel appareil. Pour cette raison, l'Etat dans la période de transition est lié aux Conseils Ouvriers et au prolétariat armé tout entier, mais non identique à eux. Car, comme le dit Engels, l'Etat n'est pas seulement un instrument de violence et de répression, (fonction qui sera, espérons-le, réduites au maximum après la défaite de la bourgeoisie) ; il est aussi un instrument de médiation entre les classes, un instrument servant à contenir la lutte de classe dans les limites nécessaires à la survie de la société. Ceci n'implique en aucune façon que cet Etat puisse être "neutre" ou "au-dessus des classes" (bien qu'il puisse apparaître souvent comme tel). Les médiations et négociations effectuées sous le contrôle de l'Etat sont toujours faite dans l'intérêt de la classe dominante, servent toujours à perpétuer sa domination. L'Etat dans la période de transition doit être utilisé comme instrument de la classe ouvrière.
Le prolétariat ne partage le pouvoir avec aucune autre couche ou classe. Il devra s’approprier le monopole du pouvoir politique et militaire, ce qui signifie concrètement que les ouvriers devront avoir le monopole des armes, le pouvoir de décision suprême sur toutes les propositions de tout organe de négociation, un maximum de représentation dans tous les corps étatiques, etc. Le prolétariat devra garder une vigilance constante envers cet Etat pour que cet instrument, surgi de la nécessité d'empêcher l'éclatement de la société transitoire, reste dans les mains de la classe ouvrière, et ne devienne pas le représentant des intérêts d'autres classes, l'instrument d'autres classes contre le prolétariat. Aussi longtemps que les classes existent, aussi longtemps qu'il y a échange et division du travail social, l'Etat se maintient. Mais aussi, comme tout autre Etat, il tend, selon les mots d'Engels, à "s'auto conserver", à devenir un pouvoir au-dessus de la société, et donc du prolétariat.
Le seul moyen qu'a le prolétariat d'empêcher que cela se produise, c'est de s'engager dans un processus continu de transformation sociale, de mettre en place de plus en plus de mesures tendant à saper les assises matérielles des autres classes, de les intégrer aux rapports de production communistes. Mais avant qu'il n'y ait plus de classe, le prolétariat ne peut dominer les organes surgis pendant la période de transition qu'en comprenant clairement leur nature et leur fonction. Nous utilisons le terme "Etat" pour caractériser cet appareil destiné à servir de médiateur entre les classes dans la période de transition, dans un contexte de domination politique du prolétariat. Le mot lui même a peu d'importance. Ce qui est important, c'est de ne pas confondre cet appareil et les Conseils Ouvriers, organes autonomes dont la fonction et l'essence ne sont pas les compromis et les négociations, mais la révolution sociale permanente.
3. - Ceci nous amène à notre dernier point. La nature même de l'Etat est d'être une force conservatrice, un héritage de millénaires de société de classe. Sa fonction même est de préserver les rapports sociaux existants, de maintenir l’équilibre des forces entre les classes, en un mot le statu quo. Mais, comme nous l’avons dit, le prolétariat ne peut pas s'en tenir à un statu quo. Tout ce qui n'est pas mouvement au communisme est retour au capitalisme. Laissé à lui-même, 1’Etat ne "s'évanouira" pas de lui-même, mais au contraire tendra à se préserver, voire à renforcer sa domination sur la vie sociale. L'Etat ne disparaît que si le prolétariat est capable de porter plus loin la transformation sociale, jusqu'à l'intégration de toutes les classes dans la communauté humaine. L'établissement de cette communauté sape les fondements sociaux de l'Etat : "l'antagonisme irréductible des classes", maladie sociale dont le seul remède est l'abolition des classes.
Seul le prolétariat contient en lui-même les bases des rapports sociaux communistes, seul le prolétariat est capable d'entreprendre la transformation communiste. L'Etat peut au mieux aider à conserver les acquis de cette transformation, (et au pire y faire obstacle) mais il ne peut, en tant qu'Etat, se charger de cette transformation. C'est le mouvement social du prolétariat tout entier qui par son activité créatrice propre anéantit la domination du fétichisme de la marchandise et construit de nouveaux rapports entre les êtres humains.
Le mouvement ouvrier, de Marx et Engels à Lénine et même aux Gauches Communistes a été marqué par la confusion selon laquelle la prise en main des moyens de production par l'Etat a quelque chose à voir avec le communisme, selon laquelle étatisation = socialisation. Comme Engels l'écrit dans l'Anti-Dühring :
"Le prolétariat s'empare du pouvoir d'Etat et transforme en premier lieu les moyens de production en propriété d'Etat. Mais en agissant ainsi il met un terme à son existence en tant que prolétariat, à toute différence ou antagonisme de classe. Il met aussi un terme à l'Etat en tant qu'Etat".
Marx et Engels pouvait établir de telles perspectives, malgré leur analyses contradictoires (et profondes) de l'impossibilité pour le prolétariat d'utiliser l'Etat dans l'intérêt de la liberté, parce qu'ils vivaient une période d'ascendance du capitalisme. En effet, dans cette période dominée par l'anarchie du capitalisme "privé", les crises de surproduction à l’intérieur des frontières nationales, l'organisation de la production par l'Etat, même un Etat national, pouvait apparaître comme un mode d'organisation économique extrêmement supérieur. Les fondateurs du socialisme scientifique n'ont jamais complètement échappé à l'idée d'une transformation socialiste pouvant prendre place à l'intérieur d'une économie nationale, ou d'une étatisation pouvant être un "pont" vers le socialisme ou même un équivalent à la socialisation elle-même. Ces illusions et confusions ont imprégné la Social-Démocratie et les tendances communistes qui rompirent avec elle après 1914, et n'ont été rejetées du mouvement communiste que par l'expérience russe, la crise de surproduction globale du capital, la tendance générale au capitalisme d'Etat propre à la décadence. Mais les confusions qui restent au sujet de l'étatisation qui aurait "quelque chose de socialiste" demeurent encore une mystification qui pèse comme un poids mort sur la classe ouvrière, et doivent être combattues avec énergie par les communistes.
Aujourd’hui, les révolutionnaires peuvent affirmer que la propriété étatique reste une propriété privée tant que les producteurs sont dépossédés, que l'étatisation des moyens de production ne met un terme ni au prolétariat, ni aux antagonismes de classe, ni à l'Etat, et que les perspectives d'Engels ne se sont pas vérifiées. Ni la nationalisation, ni l'étatisation par un état, fut-il mondial, dans la période de transition ne seront un pas vers la propriété sociale qui, en un sens, équivaut à l'abolition de la propriété elle-même. En expropriant la bourgeoisie, le prolétariat n'est pas en train d'instituer une propriété privée quelconque, pas même une propriété "prolétarienne". Il n'existe pas "d'économie prolétarienne" où les moyens de production seraient la propriété privée des seuls ouvriers. Le prolétariat, en prenant le pouvoir, socialise la production : ceci signifie que les moyens de production et de distribution tendent à devenir la "propriété" de la société toute entière. Le prolétariat "détient" cette propriété dans la période de transition, dans l'intérêt de la communauté humaine dont il jette les bases. Ce n'est pas sa propre propriété, parce que par définition, le prolétariat est une classe sans propriété. Le processus de socialisation de la société se réalise à condition que le prolétariat intègre à lui la société, devenant un avec la communauté humaine communiste, une humanité sociale qui naîtra à la vie pour la première fois. Une fois encore, le prolétariat utilisera l'Etat pour réguler l'accomplissement de ce processus, mais le processus lui-même non seulement se déroule indépendamment de l'Etat mais encore participe activement à la disparition de l'Etat.
Nous, communistes nous ne sommes pas "partisans" de l'Etat. Nous ne le brandissons pas non plus comme l'incarnation du mal, comme le font les anarchistes. En analysant les origines historiques de l'Etat, nous ne faisons que reconnaître l'inévitabilité des formes étatiques qui surgissent dans la période de transition et, en la reconnaissant, nous aidons la classe à se préparer à sa mission historique. LA CONSTRUCTION D'UNE SOCIETE SANS CLASSE, ET DONC LIBEREE A JAMAIS DE L'EMPRISE DE L'ETAT.
WORLD REVOLUTION.
Notes en supplément sur la question de l’Etat.
Ce texte exprime la vision de World Revolution, dans son ensemble, mais il n'est pas un programme achevé ou une "solution" aux problèmes de la période de transition; la discussion sur la période de transition doit rester ouverte entre les révolutionnaires, à l'intérieur d'un cadre délimitant les frontières de classe. Elle ne pourra être résolue concrètement que par l'activité révolutionnaire de la classe toute entière. Il s'ensuit qu'à l'intérieur de ce cadre différentes conceptions et définitions de l'Etat peuvent exister dans une tendance révolutionnaire cohérente.
Les frontières de classe sur la question de l'Etat sont les suivantes:
1. - La nécessité de détruire complètement l'Etat bourgeois à l'échelle mondiale.
2. - La nécessité de la dictature du prolétariat :
- le prolétariat est la seule classe révolutionnaire.
- l'autonomie du prolétariat est une condition nécessaire à la révolution communiste
- le prolétariat ne partage le pouvoir avec aucune autre classe. Il a le monopole du pouvoir politique et militaire.
3. - Le pouvoir est exercé par le prolétariat tout entier, organisé en Conseils et non par le parti.
4. - Tout rapport de force, toute violence à l'intérieur du camp prolétarien doivent être rejetés. La classe dans son ensemble doit avoir le droit de grève, le droit de porter les armes, d'avoir une pleine liberté d'expression, etc.
5. - La dictature du prolétariat doit rendre effectif le contenu social de la révolution : abolition du travail salarié, de la production marchande, des classes et construction de la communauté humaine mondiale.
[1] Nous ne devons pas cependant oublier la nature bureaucratique et étatique de la plupart de la soi-disant collectivisation faite sous les auspices de la CNT anarchiste, et l'hostilité de celle-ci envers tout mouvement indépendant de la part de la classe, comme en témoigne la collaboration de la CNT à ta république lorsque celle-ci est venue demander par les armes aux ouvriers de rendre la Centrale des Téléphones en 1937. En fait, toutes les tentatives des ouvriers de "gérer" le capital se terminent nécessairement par le despotisme normal de la production capitaliste sur la société entière et sur chaque usine. Le soi-disant "capitalisme ouvrier" est impossible.
[2] Ceci ne signifie pas que les ouvriers révolutionnaires devront tolérer des contremaîtres ou des régimes despotiques à l'intérieur de l'usine. Pendant tout le processus révolutionnaire, les comités d'usine élus et responsables devant l'assemblée générale de l'usine prendront en charge le fonctionnement quotidien de l'usine. Plus encore, les plans de production généraux auxquels se réfèreront les comités d'usine, seront décidés par les conseils ouvriers composés de délégués et donc par la classe ouvrière toute entière.
[3] Nous ne nous opposons pas par principe à tout commerce ou compromis entre le prolétariat et d'autres classes non exploiteuses au cours de la guerre civile, ni même entre les bastions prolétariens et les sections de la bourgeoisie mondiale, si cela est nécessaire. Mais nous devons éclaircir les points suivants :
1) Le prolétariat doit savoir faire la distinction entre les compromis imposé par une situation difficile, et ceux qui sont une capitulation ouverte relevant d’une trahison de classe. Il doit être conscient du danger que représente tout compromis, et prendre des mesures pour les contrer. Toute tentative d'instaurer ou d’institutionnaliser un quelconque échange permanent avec la bourgeoisie est une entorse aux frontières de classe, une trahison de la guerre civile.
2) Dans les zones contrôlées par les Conseils ouvriers, il surgit un Etat qui a la tache de servir d'intermédiaire entre le prolétariat et les autres classes exploiteuses (cf tous les Congrès russes de Conseils d'ouvriers, de paysans, de soldats, après 17. Voir aussi plus loin). Mais le prolétariat ne peut se servir de cet Etat comme médiateur avec son ennemi de classe irréductible : la bourgeoisie. Toute négociation tactique avec les acteurs de la bourgeoisie en dehors du bastion prolétarien est la tâche directe des seuls conseils ouvriers, et doit être strictement supervisée par la classe ouvrière toute entière et ses assemblées générales.