A propos de la "révolution orange" en Ukraine : la prison de l'autoritarisme et le piège de la démocratie

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La "révolution orange" de 2004 en Ukraine a été un évènement très fortement médiatisé en occident. On peut dire qu’elle semblait posséder tous les ingrédients d’un feuilleton à succès de politique-fiction : d’un côté une mafia stalinienne profondément corrompue, très probablement coupable du meurtre d’un journaliste qui aurait mené une enquête trop approfondie sur ses "affaires" ; de l’autre l’héroïque défenseur de la démocratie, Yushchenko, au visage ravagé par le poison d’un attentat raté du KGB et à ses côtés la très belle Yulia Timoshenko, figure emblématique de la jeunesse et de l'espoir pour l’avenir.

Un des grands intérêts de cet article très documenté, est le fait qu’il montre les dessous de la "révolution orange" et, de ce fait, démystifie les illusions de la démocratisation dans les pays de l’ex-URSS. Depuis 2004, les évènements ont largement confirmé l’analyse contenue dans cet article : la démocratisation en Ukraine était déterminée essentiellement par des luttes de pouvoir entre les principaux clans de la bourgeoisie de ce pays. Timoshenko, devenue Premier Ministre sous le nouveau gouvernement de Yushchenko, fut limogée par ce dernier à peine neuf mois plus tard. Les élections parlementaires de 2006 (qui ont vu le Parti des Régions de Yanukovich, le candidat présidentiel déçu de 2004, et l’héritier de Kuchma devenir le plus grand bloc parlementaire) ont été suivies par une série de tractations entre les différents partis. Ces élections ont vu Timoshenko (qui n’a pas réussi à revenir à son poste de Premier Ministre malgré une tentative d’accord avec le parti Notre Ukraine de Yushchenko), se joindre aux "socialistes" et "communistes" et… au Parti des Régions afin de nommer son ancien ennemi Yanukovich au poste de Premier Ministre. Les alliances sont tellement instables et entièrement fondées sur des luttes de cliques, que cette situation pourrait très bien être de nouveau renversée d’ici la mise sous presse de notre revue.

Nous faisons nôtre la dénonciation de la démocratie par l’auteur de cet article. En particulier, nous voulons souligner la justesse de l’idée suivant laquelle "si les ouvriers se joignent à un mouvement bourgeois derrière des slogans démocratiques, cela signifie qu'ils refusent de lutter pour les intérêts spécifiques du prolétariat". Il subsiste néanmoins un certain nombre de points sur lesquels nous avons estimé nécessaire de signaler des désaccords ou ce que nous considérons comme des imprécisions. Pour ne pas entraver la trame de l’argumentation, ceux-ci sont signalés dans des notes en fin d’article (notes i à vi).

CCI, 7 juillet 2006


Dans de nombreux pays du monde, on assiste à une tendance croissante à la restriction des droits et des libertés des citoyens et au recul de la démocratie bourgeoise. Par ailleurs, il surgit périodiquement dans la vie publique des mouvements réclamant le rétablissement de la démocratie. Parfois leurs slogans sont plutôt vagues, inconséquents, le plus souvent ils sont totalement vides. Pourtant, comme l'a montré l'expérience de "la révolution orange" en Ukraine, ils peuvent entraîner des millions de gens derrière eux. Le pouvoir attractif de la démocratie est si grand et les mouvements qu'elle inspire sont si massifs que beaucoup de gens de gauche, radicaux ou modérés, se précipitent pour rejoindre le camp des "révolutionnaires démocrates". Ils ont l'âme remplie de la noble aspiration d'échapper à la prison de l'autoritarisme pour rejoindre le royaume de la liberté. Mais si, dans le passé, la victoire de l'ordre capitaliste luttant pour établir la démocratie bourgeoise était compatible avec l'activité révolutionnaire, dans la société capitaliste développée d'aujourd'hui la lutte pour la démocratie ne fait pas partie de la lutte révolutionnaire. Tout marxiste qui ne le comprend pas se retrouve dans une situation tragique et même tragi-comique. Il peut échapper à la prison de l'autoritarisme mais à peine l'a-t-il fait que le piège de la démocratie se referme violemment sur lui et il lui est impossible d'en sortir. Je vais tenter maintenant de justifier cette prise de position.

La fonction de la démocratie bourgeoise

Un développement inégal, l'anarchie de la production et une pluralité d'intérêts au sein de la classe dominante sont caractéristiques de la société capitaliste et ce sont des axiomes pour tout observateur sans préjugé. Tel est donc notre point de départ. L'expérience montre que dans la société capitaliste, la configuration des différents groupes d'intérêts au sein de la classe dominante change dans des laps de temps relativement courts. Dans la pratique, aujourd'hui n'est déjà plus comme hier et demain sera notablement différent d'aujourd'hui. Dans la mesure où l'équilibre des intérêts de la bourgeoisie change de façon dynamique, il est nécessaire que le système politique de la société capitaliste soit capable de répondre à ces changements en temps et en heure. En d'autres termes, il ne doit pas seulement être flexible, il doit également montrer qu'il peut prendre les formes les plus variées. Il s'ensuit que moins les formes politiques de la société bourgeoise sont flexibles, moins elles seront capables de répondre à ces changements de rapports de force et moins elles seront durables.

La dictature est probablement l'une des formes les moins flexibles du système politique bourgeois et l'une des moins adaptées pour réagir rapidement à un changement du rapport de forces au sein de la bourgeoisie. A strictement parler, elle est créée pour perpétuer un équilibre établi au moment de sa victoire. Cependant, il est impossible d'éliminer une caractéristique de la société bourgeoise comme les changements d'intérêts au sein de la classe dominante. Aussi la dictature, en règle générale, s'avère historiquement de courte durée. Concrètement, on peut compter sur les doigts d'une main les régimes bourgeois de dictature qui ont duré plus d'un tiers de siècle. En règle générale encore, une telle longévité se retrouve dans les pays capitalistes arriérés. Un exemple de choix est la Corée du Nord où la famille Kim exerce sa dictature depuis soixante ans. Les régimes démocratiques bourgeois, en revanche, peuvent survivre pendant des siècles. Le secret de leur stabilité réside dans leur flexibilité. La démocratie bourgeoise permet de refléter facilement et efficacement les changements de groupes d'intérêts de la bourgeoisie au sein du système politique. En ce sens, ils constituent une couverture politique idéale à la domination du capital.i.


Cependant, ce qui nous intéresse ici, ce n'est pas les avantages que tire le capitalisme de la démocratie bourgeoise, mais les processus qui se sont développés dans des conditions dominées par des régimes non démocratiques, autoritaires ou carrément dictatoriaux. Il est sûr qu'il existe des raisons objectives à l'établissement d'un mode particulier de gouvernement, c'est-à-dire qu'un certain équilibre d'intérêts de la bourgeoisie mène à leur apparition. Mais cet équilibre n'est pas aujourd'hui le même qu'hier. Et si la raison qui a mené à l'établissement d'un régime autoritaire disparaît, cela signifie que le régime lui-même doit laisser la place.

Mais, comme nous l'avons dit, les régimes autoritaires ou dictatoriaux ne s'adaptent pas aux situations de la société, ils demandent au contraire que les situations s'adaptent à eux. Plutôt qu'accepter leur propre disparition, ils se cramponneront par toutes les vérités et contrevérités et chercheront à prolonger leur existence en dépit de l'état d'esprit de la société civile.

Une telle situation est nécessairement insatisfaisante pour les couches de la bourgeoisie dont les intérêts ne sont pas exprimés par le régime au pouvoir. Elles cherchent à agir en tant qu'oppositions, accusent le régime d'être anti-démocratique et cherchent à briser le pouvoir. Comme alternative à la dictature, elles proposent la démocratie puisque la démocratie leur donne la possibilité de changer la répartition du pouvoir au sein des organes de pouvoir étatique selon le nouvel équilibre d'intérêts, ce que ne permet pas la dictature ou un mode de domination autoritaire. Toute opposition bourgeoise au sein de ce type de système déploie donc fièrement le drapeau de la démocratie. Qu'elle reste fidèle aux principes de la démocratie après sa victoire est une question secondaire pour nous, car si elle ne le fait pas, la bannière démocratique sera vite brandie par une autre fraction de la bourgeoisie, appartenant peut-être même au groupe au pouvoir, et ainsi la lutte pour la démocratie recommencera.

Bien plus importantes sont les méthodes que l'opposition bourgeoise utilise dans la lutte pour ses propres idéaux politiques. Elles dépendent en grande partie des caractéristiques du régime qu'elle combat. Plus le régime autoritaire ignore avec obstination les revendications de l'opinion publique bourgeoise, plus il s'accroche obstinément au pouvoir, plus il utilise la violence pour éviter de s'effondrer face au nouveau rapport de force entre différents intérêts, plus forte est la résistance que l'opposition bourgeoise doit alors combattre et plus radicales sont les méthodes imposées à ses politiciens. Nous pouvons simplement rappeler que l'opposition au dictateur actuel du Turkménistan, Niyazov, a créé une émigration politique secrète ou que Saakashvili (président de la Géorgie 1) et Yushchenko (président de l'Ukraine) ont appelé sans vergogne "révolution" les événements qui les ont portés au pouvoir.

Ainsi le radicalisme plus ou moins grand des méthodes dans la lutte pour la démocratie dépend des conditions du régime autoritaire et de la dictature. Plus grande est l'orgie d'arbitraire qu'une dictature se permet dans sa lutte pour sa survie, plus il y a de chance que les figures les plus respectables des oppositions bourgeoises déclarent qu'elles sont révolutionnaires.


Plus le régime autoritaire se montre jusqu'au boutiste et inflexible face au changement dans l'air du temps, plus l'opposition bourgeoise doit concentrer sa force pour le renverser. Pour constituer une telle force, elle doit trouver le soutien des masses travailleuses du prolétariat et de la petite bourgeoisie. Si elle y parvient, elle accroît grandement ses chances de renverser l'ennemi. Cependant, les ouvriers, les paysans et les commerçants rejoignent l'opposition sur une base bourgeoise au départ, puisque celle-ci ne propose aucun autre but stratégique que des changements en faveur des élites bourgeoises. Par conséquent, si les ouvriers se joignent à un mouvement bourgeois derrière des slogans démocratiques, cela signifie qu'ils refusent de lutter pour les intérêts spécifiques du prolétariat. Et les marxistes qui, dans l'intérêt d'un mouvement d'opposition dans le présent, abandonnent les buts stratégiques de la lutte de classe, quittent leur terrain de classe indépendant et suivent le sillage de la bourgeoisie. En développant la propagande pour la démocratie, ils ne font qu'aider une fraction de la bourgeoisie à en renverser une autre, c'est tout.

Même si cette lutte peut être caractérisée par sa grande échelle, l'implication des masses travailleuses, les méthodes radicales, la ténacité envers la résistance de l'adversaire et même la capacité à mener une rébellion armée, cela ne la rend pas pour autant révolutionnaire. Elle génère une illusion de révolution à cause des similitudes avec les formes et les méthodes de lutte qu'on connaît des expériences révolutionnaires. Mais une ressemblance extérieure ne signifie pas une même essence. De la même façon qu'une baleine peut paraître être un poisson et qu'elle n'en est pas un en réalité, mais est un mammifère, de même la lutte pour la démocratie dans la société capitaliste développée ressemble à une révolution mais n'en est pas une. La révolution constitue un changement qualitatif dans le développement d'une société, une transition d'une forme à une autre, et son élément principal est un changement des rapports de propriété ii. Mais quels changements des rapports de propriété ont été apportés par la "révolution orange" par exemple ? Quelles formations ont changé en Ukraine en 2004 ?


Ceci dit, on sait que le terme "révolution" est aussi utilisé pour décrire des événements qui ne remettent pas en cause les rapports de propriété, par exemple, en France en 1830, 1848 et 1870. Mais ces événements étaient caractérisés par un changement progressif : à chaque fois, le pouvoir a été pris par une partie de la bourgeoisie moins encombrée que les précédentes par les survivances féodales. C'est-à-dire que ces événements constituaient les derniers actes de la Grande Révolution française de 1789, débarrassant la société des rapports féodaux de propriété et ce n'est que dans ce sens qu'on peut en parler comme de révolutions. Quand la société capitaliste a atteint sa maturité, un changement dans les fractions dominantes, quelles que soient leurs méthodes, ne constitue pas le passage d'une bourgeoisie chargée de survivances féodales à une fraction plus progressiste. Le changement a lieu entre semblables - entre une fraction bourgeoise et une autre équivalente. Dans une telle situation, on ne peut parler de changements progressistes. Que la lutte ait lieu pour la démocratie contre la dictature ou pour la dictature contre la démocratie, dans la société capitaliste développée, le seul changement révolutionnaire est celui qui mène à sa destruction et à un nouvel ordre, supérieur, au communisme.

Les marxistes qui tentent de s'allier à des groupements d'opposition bourgeois sont condamnés à se liquider eux-mêmes. En entrant en lutte aux côtés d'un groupe bourgeois et en abandonnant leur position indépendante, ils abandonnent aussi, de façon volontaire, l'activité communiste révolutionnaire, la seule qui soit possible dans la période actuelle. Par conséquent, quelles que soient leurs intentions subjectives, ils ne luttent plus pour le communisme. Tel est le piège dans lequel ils tombent en défendant la démocratie. Ils pensent qu'en renversant la dictature, ils se rapprocheront d'une nouvelle forme sociale, mais en réalité, cela détruit complètement leur propre force et leur capacité à lutter pour elle. Au contraire, leurs revendications propres se dissolvent dans le mouvement de l'opposition démocratique : leur différence d'essence par rapport à ce genre de mouvement disparaît.


Cela, c'est la théorie. Mais des conclusions pratiques très importantes en découlent. Les marxistes qui vivent dans des pays aux régimes autoritaires doivent se préparer à leur renversement. Le premier signe avant-coureur de leur renversement futur sera l'apparition d'oppositions bourgeoises aux slogans généralement démocratiques. Ensuite, plus les détenteurs de l'appareil d'Etat seront stupides, plus leur renversement ressemblera à une révolution. Cependant il est nécessaire de bien comprendre qu'une opposition bourgeoise, quelle que soit sa lutte pour la victoire, n'est pas révolutionnaire et n'apportera pas de changements fondamentaux. Aussi, quelles que soient les circonstances, les marxistes ne doivent pas suivre l'opposition, même si au niveau tactique sa lutte et notre lutte contre le régime bourgeois concret peuvent coïncider temporairement. Au contraire, il est nécessaire de dénoncer et le régime autoritaire et les illusions démocratiques qu'il génère. C'est la seule façon possible d'utiliser la ruine d'un régime autoritaire pour renforcer nos propres positions dans la lutte pour le communisme. Pourquoi ? Parce que dans le système politique pour lequel nous luttons, il n'y a de place ni pour une bourgeoisie démocratique, ni pour une bourgeoisie autoritaire.

Les causes de la vague Orange

L'Ukraine n'a pas connu de crise politique aussi aiguë que celle de la "révolution orange" depuis 1993. Cette année-là avait été marquée par la grève générale dans le Donbass et dans la région industrielle de Pridneprovie. Sur la base d'une coïncidence entre ses intérêts propres et ceux des "patrons rouges", la classe ouvrière avait mené une lutte contre les politiques de prédateur de l'Etat ukrainien. La grève conduisit à la démission de Leonid Kuchma (alors premier ministre) et provoqua une crise à la tête de l'Etat bourgeois. Il en a résulté des élections parlementaires et présidentielles anticipées. Cependant la classe ouvrière n'a pas atteint son but principal, à savoir arrêter la crise économique et le vol.

La crise de novembre-décembre 2004 est très différente de celle d'août-septembre 1993. Alors qu'à l'époque, le prolétariat avait surgi comme force politique indépendante, en 2004 on n'a rien vu de tel iii. Aussi, une analyse sociale de classe de ces événements doit partir de l'équilibre entre les forces de pouvoir bourgeois. C'est précisément une rupture dans les rangs de ces dernières qui a provoqué la "révolution orange".

Jusqu'à l'été 2004, le régime Kuchma était en grande partie parvenu à maintenir un black-out sur ce qui se passait en Ukraine ; aussi les premières étapes de la future séparation entre l'aile "bleu-blanc" et l'aile "orange" sont passé inaperçues de la majorité des gens non avertis. Tout au moins, l'auteur de ces lignes, vivant dans la région "bleu-blanc" a-t-il ressenti une atmosphère dominante de stabilité asphyxiante. Pendant ce temps, en Ukraine occidentale, à Kiev et dans certaines régions du centre, le mouvement orange avait déjà commencé à surgir. Mais la rupture au sein de la classe dominante avait précédé ce processus.

La crise bien connue de l'hiver 2000-2001 (l'affaire Gongadze 2) a fait surgir une opposition anti-Kuchma ; après bien des doutes et des fluctuations, Viktor Yushchenko a finalement rejoint l'opposition. En avril 2001, Kuchma l'avait démis de ses fonctions de Premier Ministre. L'opposition avait menacé Kuchma de mise en accusation et ce dernier eut peur que Yushchenko ne devienne un adversaire (selon la constitution, en cas de mise en accusation du Président, c'est le premier Ministre qui assume ses fonctions). Ce que Kuchma craignait est arrivé. L'ex-Premier Ministre Yushchenko prit la tête d'une opposition de droite et déclara ses ambitions présidentielles. Grâce aux élections parlementaires de 2002 où il a été question de fraude massive en particulier dans la région (oblast) du Donetsk (dont le gouverneur était Yanukovich), Kuchma parvint à créer une majorité stable soutenant sa présidence. Les oppositionnels de tous poils disparurent graduellement de la scène politique ; le contrôle des médias fut renforcé, etc. Lentement mais sûrement, l'Ukraine a été "poutinisée". Cependant, derrière la scène, les choses ne se passaient pas si facilement. D'abord, Kuchma devait penser à son successeur à la présidence.

Les anciens pensaient que le monde reposait sur trois baleines. Bien qu'il ne soit pas "le monde", Leonid Kuchma aussi avait trois piliers, trois clans oligarchiques ou, pour être plus précis, trois groupes financiers-industriels. C'étaient les clans de Kiev, du Donetsk et du Dniepropetrovsk. Ce dernier a pendant longtemps détenu une position dominante - ce qui n'est pas surprenant puisque c'est le clan d'origine de l'ancien président. C'est grâce à Leonid Kuchma qu'il avait rétabli la position dominante qu'il avait à l'époque de Brejnev. Le chef reconnu du clan du Donetsk est Rinat Ahmetov et dans le clan de Kiev, ce sont les frères Surkis et Victor Medvedchuk qui ont le rôle dirigeant.

Alors que dans les années 1990, le rôle dirigeant dans la politique ukrainienne était joué par le clan de Dniepropetrovsk, à la fin de la seconde présidence de Kuchma, la situation a changé. Le développement industriel initié en Ukraine a mené au renforcement des positions du clan du Donetsk. On a peu de détails sur les luttes internes entre les clans dans ces conditions de changement d'équilibre, mais on connaît le résultat final. A l'automne 2002, le clan du Donetsk a promu son homme comme héritier de Kuchma - un chef de l'administration étatique du oblast du Donetsk, Victor Yanukovich. Pendant l'été 2003, il est apparu clairement que ce choix était définitif.

Pour le clan du Donetsk, s'enclencha un processus de renforcement, ce qu'en science économique on appelle un effet de démultiplication . Le renforcement relatif par rapport aux autres clans lui donna un poste de Premier Ministre ce qui, à son tour, provoqua un renforcement économique du Donetsk et constitua un tremplin pour les présidentielles et donc la possibilité d'assujettir définitivement ses rivaux. Utilisant la possibilité incarnée par Yanukovich, les hommes du Donetsk promurent (furent les acteurs d') une expansion économique active. Déjà au début des années 1990, des experts indépendants avaient noté que cela mécontentait le clan du Dniepropetrovsk et potentiellement les hommes d'affaires de Kharkov. Cependant, début 2004, la bourgeoisie de Kharkov restait en bons termes avec le colosse du Donetsk, et le gendre du président, Pinchuk (il faut entendre du clan du Dniepropetrovsk) avec Ahmetov privatisèrent une grand complexe industriel, le Krivorozhsteel. Les frictions internes au sein de l'alliance dominante des clans et de leurs supporters régionaux ne disparurent pas de la scène avant l'automne 2004.

La menace vis-à-vis de l'unité de la fraction dominante de la bourgeoisie est venue du dehors. La bourgeoisie ukrainienne s'avérait incapable de surmonter la rupture qui avait eu lieu en lien avec l'affaire Gongadze, malgré les efforts du parti autoritaire. Les raisons en sont encore obscures. En tous cas, l'auteur peut seulement dire qu'il n'a pas assez d'informations à ce sujet. Cependant, malgré l'isolement graduel de l'opposition, les représentants du "parti autoritaire" continuèrent à rejoindre ses rangs. En 2001-2002, le "parti" perdit des hommes aussi importants que des hommes d'affaires et des politiciens comme Petr Poroshenko (qui quitta le parti social-démocrate d'Ukraine (unifié); Yury Yekhanurov (qui quitta le parti démocratique du peuple), Roman Bezsmertny (qui laissa directement tomber Kuchma puisqu'il était un député présidentiel au Parlement). Le parti de Yushchenko reçut le soutien du maire de Kiev, Alexander Omelchenko. Début 2004, Alexander Zinchenko, membre en vue du SPSDU(u) fut à son tour un gain important de l'opposition. Il se disputa avec ses collègues du parti et avec le clan de Kiev et prit le parti de Yushchenko. En septembre 2004, à cause du succès évident de la campagne électorale de Yushchenko, la majorité parlementaire qui soutenait le président s'évanouit. Certains députés abandonnèrent la fraction du "centre" et le président n'avait déjà plus qu'une majorité relative. Entre temps, la propagande active pour Yushchenko se poursuivait et dans la future région orange, une organisation, "Pora" ("C'est le moment") développait son activité. Dans le sud, elle ne rencontra que peu d'écho. Alors que, en Ukraine occidentale et à Kiev, les autorités locales soutenaient de toute évidence la campagne électorale de Yushchenko, dans le centre, dans le sud et à l'est, l'appareil d'Etat soutenait fermement Yanukovich. Même si dès l'été 2004, il était déjà évident que dans les régions centrales, la population était résolument opposée au point de vue des dirigeants, ceci n'a même pas troublé les députés élus qui auraient pu avoir peur pour leurs sièges.

Mais nous devons dire que le black-out des médias s'est fait sentir durant l'été 2004. La région "bleu-blanc" ne connaissait pas grand chose de l'état d'esprit de la région "orange". C'est une raison supplémentaire pour que les marxistes considèrent qu'un parti bien organisé est nécessaire. Dans des conditions où la classe dominante empêche de se répandre l'information qui lui fait du tort, seul un parti fortement structuré peut créer un canal pour la collecte et la diffusion alternatives de l'information sur ce qui se passe dans le pays.

Cependant, la rupture au sein de la classe dominante était aussi particulière. Avant la "révolution orange", Pinchuk, Kuchma et Poutine - à des moments différents et indépendamment l'un de l'autre - avaient pris position à la fois pour Yushchenko et Yanukovich : il s'agit de représentants de la même orientation. Kuchma exprima même ses regrets envers la scission. Mais malgré la scission, quelque chose comme un gentlemen’s agreement eut lieu entre ses représentants. Chaque partie versa des tonnes d'ordures et de matériel compromettant sur son adversaire, mais un sujet resta tabou. La véritable histoire de la tromperie sans précédent de la population d'Ukraine pendant la première décennie d'indépendance est vraiment un puits sans fond d'informations qui pourraient nuire à l'adversaire. Cependant, ni Yushchenko ni Yanukovich ne les ont utilisées. Probablement le fait que chacun avait participé à ces sales affaires l'emportait sur leur hostilité mutuelle. Mais une chose était claire : les élections ne porteraient pas sur un changement de régime mais sur le changement de sa composition.

La politique étrangère était la seule différence significative entre les deux parties. Yanukovich avait l'intention de poursuivre l'orientation de Kuchma en 2001-2004 qui consistait à balancer entre l'Union européenne et la Russie avec un penchant plus fort pour la Russie. Yushchenko avait la réputation d'être pro-américain mais, en réalité, il penchait plutôt pour l'Union européenne et s'éloigner de la Russie. L'attitude du gouvernement depuis sa victoire le confirme entièrement. Mais lequel avait raison ?

En janvier 2005, le journal Uriadovy Courier publia de premières statistiques sur le développement du commerce extérieur de l'Ukraine en 2004. Elles nous forcent à conclure que la victoire de Yushchenko n'était pas accidentelle. Entre janvier et novembre 2004, les exportations ont augmenté de 42,7 % pour atteindre 29 482,7 millions de dollars tandis que les importations augmentaient de 28,2 % avec 26 070,3 millions de dollars. La balance positive du commerce est passée de 324,3 millions de dollars à 3412,4 millions de dollar. C'est une somme fantastique. Un tel revenu du commerce extérieur permettrait de rembourser la dette extérieure en 4 ans. Mais l'aspect le plus intéressant est que la part russe ne se monte qu'à 18 % des exportations ukrainiennes et celle des Etats-Unis seulement à 4,9. L'Union européenne est apparue comme principal partenaire commercial de l'Ukraine (29,4 ) alors que la part de la CIS est au total de 26,2 %. Parce que le développement industriel de l'Ukraine dépend de l'orientation de l'économie vers l'exportation, la poursuite de l'augmentation des profits de la bourgeoisie ukrainienne, y compris du clan du Donetsk, dépend du succès du développement du commerce avec l'Union européenne? Mais l'Union européenne, c'est bien connu, bloque l'accès de ses propres marchés aux hommes d'affaires d'Etats inamicaux. Aussi la bourgeoisie ukrainienne avait-elle de bonnes raisons de soutenir Yushchenko.


La conjoncture économique étrangère pouvait renforcer la position du groupe de Yushchenko dans la lutte contre Kuchma-Yanukovich, mais elle ne pouvait, par elle-même, créer les événements connus sous le nom de "révolution orange". Pour soulever les masses, un facteur interne était nécessaire. Ce facteur, c'était le mécontentement accumulé pendant des années dans la société. Mais cela non plus n'était pas suffisant. Il ne fait aucun doute qu'un même mécontentement existe aussi en Russie, il n'a cependant donné lieu à aucune "révolution orange". Aussi sommes-nous amenés à conclure que le facteur décisif, qui a servi d'exutoire au mécontentement, est la scission dans la classe dominante. L'opposition décida d'exploiter le mécontentement des exploités, de l'orienter à son profit et d'en faire un bélier pour détruire les positions du groupe dominant. Telle a été l'essence de la "révolution orange".

Le mouvement orange a utilisé les valeurs officielles du régime de Kuchma : le nationalisme, la démocratie, le marché et la prétendue "option européenne". Il n'y a pas grand chose de nouveau là-dedans. Ces éléments sous-tendent l'état d'esprit messianique incarné dans la formule "Yushchenko, sauveur de la nation" qui a déjà ouvert la voie à un culte de la personnalité. C’est ce qui a fait la seule différence du mouvement "orange" avec l'idéologie avec laquelle on a lavé le cerveau de la population ukrainienne depuis 14 ans. Dans ces circonstances, il ne fallait pas grand chose pour être un oppositionnel orange et prendre parti pour Yushchenko. Il suffisait de croire que Kuchma est un hypocrite qui ne faisait pas ce qu'il promettait.

Une croyance aussi enthousiaste dans la propagande de Yushchenko était loin d'être partagée par tous les groupes sociaux. D'abord les ouvriers au sud et à l'est étaient en grande partie satisfaits des succès économiques des dernières années et sceptiques à l'égard des promesses faites par Yushchenko de sauver l'Ukraine. Une question sérieuse, c'est pourquoi le prolétariat de Kiev n'a pas eu la même attitude ? Alors que lui aussi pense qu'il bénéficie du développement industriel, cela ne l'a pas empêché de soutenir la fraction orange. Deuxièmement, parmi les populations du sud et de l'est, le nationalisme ukrainien de Yushchenko a rencontré peu d'écho parce qu'elles sont principalement composées de Russes et d'Ukrainiens russifiés.

A l'exception des jeunes dont la conscience s'est formée dans des conditions de propagande nationaliste, Yushchenko n'a pas reçu de large soutien dans ces régions, et même parmi la jeunesse, ce soutien était plus faible qu'au centre et à l'ouest.

En fin de compte, une grande partie du "mouvement orange" provient des couches petites-bourgeoises de l'Ukraine centrale et occidentale. Ce sont des paysans, des semi-prolétaires, des commerçants et des étudiants. Beaucoup de prolétaires de ces régions ont soutenu la fraction orange. Cela vaut la peine d'examiner leur caractère social. A l'exception de Liv, Lvov et d'autres villes plus petites, le prolétariat de l'Ukraine du centre et de l'ouest est concentré dans de petites villes éparpillées parmi les villages. Selon le recensement de 1989 au moment où le niveau d'urbanisation en Ukraine a atteint un sommet, 33,1 % de la population du pays vivait à la campagne. Des seize régions qui allaient soutenir la fraction orange (sans compter Kiev), dans trois d'entre elles seulement cette proportion était inférieure à 41 %. Dans cinq régions, elle était entre 43 et 47 %, et dans huit, elle dépassait 50% et dans certains cas de façon notable (oblast de Ternopol 59,2%, oblast de Zakarpate 58,9 %). Dans les années 1990, la situation n'a fait qu'empirer : l'industrie a été détruite, le niveau culturel de la population a régressé, les ouvriers ont dû avoir recours à leur jardin potager pour survivre et ont commencé à retourner travailler la terre, à restaurer leurs relations sociales avec les villages où ils ont, de plus, beaucoup de familles. Aussi l'influence de l'atmosphère petite-bourgeoise rurale a immensément augmenté. Finalement, les dernières années de montée industrielle se reflètent clairement, dans cette région agraire, sur le plan électoral : la bourgeoisie et la population de grands centres industriels a bénéficié de l'ascension, mais pas la zone orange. Le résultat, c'est que le potentiel de mécontentement s'est maintenu dans ces régions et le groupe Yushchenko l'a exploité dans sa lutte pour ses intérêts de faction en utilisant à ses fins un prolétariat infesté par une conscience petite-bourgeoise.

Yushchenko et sa sœur d’armes Timoshenko (elle joua une sorte de rôle à la Dolores Ibarruri3 dans la "révolution orange") n'ont probablement jamais entendu le raisonnement de certains marxistes tombés dans le menchevisme à la recherche d'un nouveau type révolutionnaire. Aussi les dirigeants orange ont-ils pris directement de l'expérience des Bolcheviks iv. Dans la nuit du 22 novembre, pendant le comptage des voix du second tour des élections, ils n'ont pas seulement appelé leurs supporters à descendre dans la rue à Kiev. Avant, ils les avaient unis et préparés, avaient assuré une base organisatrice correspondante et leur avaient offert une structure politique bien préparée. Les manifestations spontanées dans les squares de la ville avaient été préparées par une propagande et une organisation soigneuse des masses. Comme l'ont dit certains à Kiev, les tentes sont apparues Place de l'Indépendance avant le second tour et les supporters de Yushchenko avaient expliqué, depuis le printemps, qui était coupable et ce qu'il fallait faire. Evidemment, l'aide des autorités de la ville de Kiev leur a facilité la tâche. Mais ce n'était pas le principal facteur. Quand l'heure décisive arriva, les mécontents du résultat des élections savaient déjà où aller et qui rejoindre. Ils ont attendu avec "Pora", devant le quartier général de Yushchenko, devant les sièges des partis "Notre Ukraine" et "Batkivshchina" ("La patrie"). La protestation sociale (peu importe ce qu'il y a derrière) fut uniquement et clairement canalisée dans des luttes pour "sauver la nation". Les supporters de nouveaux types de révolution sauront-ils dire comment il est possible de neutraliser de pareils pièges de la bourgeoisie et de détacher au moins une partie de la population de son emprise sans lui opposer la même arme -un parti bien organisé et entraîné ?

Le dénouement de la "révolution orange"

Il est nécessaire en même temps de revenir sur quelques points qui ont fait jusque là l’objet de certains doutes. D’abord, y avait-il eu de la fraude lors des élections présidentielles ? Oui, bien sur ! Des deux côtés. On a moins parlé des manœuvres des supporters de Yushchenko pour une simple raison : ils ne contrôlaient pas l’appareil d’Etat comme Yanukovich et c’est pour cela que leurs possibilités étaient sérieusement limitées. Il est possible que sans fraude, les deux Victor aient obtenu le même résultat au deuxième tour qu’au premier. Mais finalement, cela ne s’est pas produit.

Une autre explication affirme que le mouvement orange était artificiel, que les gens le soutenaient pour de l’argent, etc. En fait, il n’en a pas du tout été ainsi et quelquefois, même, de très loin. Commençons par les aspects négatifs. Il est connu que ceux qui opéraient pour Yushchenko ont été payés avant et pendant les élections. Ouvertement, les partis bourgeois n’agissent jamais autrement. On sait aussi que les activistes de "Pora" travaillaient pour de l’argent. D’ailleurs, les individus qui ont été poursuivis pour avoir bloqué le Cabinet ministériel pendant les événements orange, ont répondu aux enquêteurs avec des réponses apprises par cœur, ce qui montrait bien qu’ils n’agissaient pas par conviction. On sait aussi que certaines personnes ont vu leurs voyages à Kiev payés (cette information est cependant limitée à la région " bleu-blanc"). Enfin, c'est un fait que les grèves des patrons d'entreprises ont eu lieu du côté orange aussi bien que du côté " bleu-blanc". 4

Le journal russe Mirovaia Revolutsi ("Révolution mondiale") a déjà donné des éléments sur la nature de ce phénomène dans la CEI, bien que dans l’article en question il soit suggéré que cette facilité offerte ne serait pas nécessaire à la bourgeoisie ukrainienne dans le futur proche. Cependant, la réalité l’a obligé à revenir là-dessus. Les directeurs de compagnies dans le Donbass et dans la région de Pridneprovie ont les premiers pris l’initiative de soutenir Yanukovich. Avant le deuxième tour, ils ont mené une série de courtes "grèves" contre Yushchenko. A l’appel des sirènes de l’usine, les ouvriers devaient assister à un petit meeting et très vite, chacun retournait produire de nouveau de la plus-value. Les manœuvres des directeurs d’usine orange ne sont pas aussi bien connues et doivent être encore analysées, cependant il est déjà possible de confirmer que les vagues de grèves en Ukraine occidentale après le deuxième tour étaient pour la plupart artificielles ; l’initiative ne venait pas d’en bas, mais d’en haut. Par exemple, dans l'oblast de Vinnitsa, Petr Poroshenko a fermé toutes ses usines et proposé de laisser les gens aller aux meetings à Kiev. Cependant, on n’a pas entendu parler de l’apparition de représentants de groupes de travailleurs ou de comités de grève en relation avec la "révolution orange".5


Par ailleurs, une multitude de témoignages montre que la majorité des supporters orange allait occuper les places de la ville par conviction.. Les meetings à Kiev rassemblaient plusieurs centaines de milliers de personnes. On peut évaluer leur audience en prenant en compte que la Place de l’Indépendance et les rues adjacentes étaient incapables de contenir tous ceux qui voulaient venir. La marée orange se répandait jusqu’à la Place Sophia, où il y a un monument à Bogdan Khmelnitsky. Ceux qui connaissent la géographie de Kiev n’ont pas besoin d’explication pour voir ce que cela représente. Les supporters orange n'étaient pas effrayés par la température glaciale qui sévissait dans la capitale à la fin novembre. Ni la neige, ni une température de – 10° ne les ont dispersés. Quant à la population de Kiev, elle apportait une aide active aux visiteurs : elle les nourrissait ou leur offrait un endroit où dormir. Alors que pendant les premiers jours de la "révolution", l’état-major de Yushchenko n’avait pas encore réussi à faire des provisions pour les participants aux meetings, c’est le soutien des habitants de la capitale qui a largement contribué au succès des manifestations. En quelques occasions, les élèves ont pratiquement fait l’école buissonnière pour participer aux actions revendicatives malgré les efforts des professeurs pour les en empêcher. Dans les Universités de Lvov et de Kiev, et dans d’autres grandes écoles, les cours étaient suspendus, non parce que les administrations des universités favorables à Yushchenko le voulaient, mais parce que les étudiants abandonnaient leurs études et allaient manifester. On ne peut pas organiser tout cela qu’avec de l’argent.

Il faut aussi mentionner le haut degré de discipline existant chez les supporters orange. Un service d'ordre pour protéger les meetings fut organisé presque immédiatement à Kiev. Selon des personnes dignes de confiance, ce service d’ordre apparut d’abord spontanément. Naturellement, par la suite ce sont les patrons orange qui en prirent les rênes. Malgré le froid, les participants aux meetings ne buvaient pas d’alcool. Les alcooliques et les drogués étaient immédiatement repérés et éjectés de la place. Ainsi le mouvement réussit-il à éviter les provocations, le tapage et les désordres spontanés. Ces faits règlent son compte à une thèse philistine largement répandue : "comment est-il possible de faire une révolution avec un tel peuple ?" Si les gens ont été capables de montrer de telles qualités dans le combat pour des objectifs bourgeois, que seront-ils capables de montrer en matière de discipline et d’organisation quand ils combattront pour leurs propres intérêts de classe !

Dans les conditions actuelles, cependant, on doit reconnaître que malheureusement des centaines de milliers de personnes en Ukraine n’ont ménagé ni leur temps, ni leur énergie, ni leur santé dans le combat d’une partie de la bourgeoisie contre l’autre, pour que le premier ministre écarté par Kuchma l’emporte sur celui en poste.

De ce point de vue, nous devons reconnaître que, depuis la période de la Perestroïka, la bourgeoisie n’avait jamais dominé aussi complètement le prolétariat que maintenant.v Nous n’avons même pas vu la moindre tentative de défendre une position de classe prolétarienne indépendante, sauf si on prend en compte les efforts de quelques groupes marxistes microscopiques. Cela ressemble à un retour à 1987, quand les gens étaient unis au parti et même prêts à mourir pour lui. La bourgeoisie a restauré son hégémonie absolue sur le prolétariat avec la victoire de Yushchenko, mais elle l’a fait de telle manière que cette hégémonie s’avérera de courte durée. Elle va bientôt commencer à s’effriter, bien que nous devions voir plus précisément le pourquoi et le comment. Je voudrais en même temps souligner que dans les circonstances actuelles, le leadership de Yushchenko a un tel crédit qu’il peut complètement ignorer les intérêts du prolétariat. C’est pourquoi le "pouvoir honnête" pour lequel se bat actuellement Yushchenko se montrera bientôt d’un arbitraire sans précédent par rapport aux exploités. Il suffit de dire que les plans pour abolir le jour férié du premier mai est déjà en chantier6. C’est un début symbolique – tout un programme dans un seul geste.

Terminons avec une analyse des conflits internes de la classe bourgeoise. La vague orange a immédiatement brisé les structures sur lesquelles s’appuyait Yanukovich. Les conseils régionaux et municipaux dans plusieurs oblast de l’Ukraine occidentale et centrale ont déclaré qu’ils reconnaîtraient le président Yushchenko, un conseil de Kiev a pris aussi son parti. Litvin, le président du Soviet Suprême a, par précaution, commencé à accompagner Yushchenko et les représentants du haut commandement de l’armée ont déclaré que celle-ci ne s’opposerait pas au peuple. En ce qui concerne le président Kuchma, il s’est retiré de lui-même des événements, à la surprise complète de tous les observateurs. Pendant les premiers jours de la "révolution orange", il y avait des craintes qu’il ne disperse les meetings par la force. Mais cela ne s’est pas produit. Leonid Kuchma n’a rien essayé du tout. C’est une des énigmes de la "révolution orange". Les contradictions entre les hommes du Donetsk et de Dniepropetrovsk ont probablement affaibli la position de Kuchma. Comme nous l’avons dit, ce dernier avait déjà probablement déjà ressenti le poids de l’expansion des premiers. En tous cas, le clan Kuchma a refusé de soutenir Yanukovich. Trois faits majeurs en sont la preuve : 1. l’inaction de Kuchma ; 2. le puissant businessman Sergei Tigibko qui, à cette époque, dirigeait à la fois la Banque nationale d’Ukraine et la campagne électorale de Yanukovich, donnait sa démission et abandonnait les états-majors de son patron à l’arbitraire du destin ; 3. quand il est devenu clair que la "Révolution orange" n’allait pas être anéantie, un soulèvement s’est produit à Dniepropetrovsk. Le gouverneur en poste, V. Yatsuba, qui était le protégé de Yanukovich, démissionna parce que les députés du conseil de l’oblast avaient élu Shvets, le prédécesseur de Yatsuba, comme nouveau président. Le gouverneur refusa naturellement de travailler avec son ennemi. Cependant, prudemment, Kuchma ne confirma pas cette démission.

Une lutte acharnée se développa aussi dans la région de Kharkov. Les cercles d’affaire dans la ville virent une chance de s’émanciper de la tutelle des hommes du Donetsk et soutinrent le mouvement orange. Le conseil municipal de Kharkov était favorable à Yushchenko. Le "sauveur de la Nation" vint lui-même dans cette ville spécialement pour traiter avec les hommes d’affaire locaux. Mais les autorités locales combattirent pour Yanukovich, et Karkhov, malgré l’activité orange, resta bleu-blanc.

La vague orange a donc ainsi provoqué une division dans la classe dominante et miné la position de Yanukovich. Beaucoup parmi ses supporters changèrent de camp et passèrent dans celui de Yushchenko. Le contrôle de l’appareil d’Etat commençait à lui échapper. Là, nous pouvons voir l’avantage de Yushchenko sur son rival. Il avait un mouvement populaire massif de son côté alors que Yanukovich n’en avait pas. Grâce à l’inaction de Kuchma, la "révolution orange" commençait à remporter des victoires. Son succès est en grande partie dû à la paralysie de l’autorité de l’Etat central. Cependant, à la fin de la première semaine, les bleu-blanc se lançaient dans une contre offensive, conduite par une convention de représentants de gouvernements locaux dans la ville de Severodonetsk. Elle réclamait la transformation de l’Ukraine en fédération et agitait la menace d’une sécession des régions bleu-blanc d’avec l’Ukraine. En même temps commençait une fameuse session de la cour constitutionnelle d’Ukraine qui décidait que les résultats du vote n’étaient pas valables et fixait de nouvelles élections. La décision de la cour représentait un nouveau succès pour les orange. Après ces succès, la lutte se limita à des batailles pour des positions, bien qu’il fût clair que les bleu-blanc perdaient. Ils obtenaient néanmoins quelques succès. Ils réussirent à organiser un mouvement massif pour soutenir Yanukovich, beaucoup plus faible cependant que le mouvement orange.

Globalement, la "révolution orange" s’est achevée avec une victoire partielle du groupe Yushchenko. D’abord, quelques accords furent conclus entre Yushchenko et Kuchma. Aussi tard qu’en février 2005, le cabinet des ministres proposait de réduire les privilèges de Kuchma, l’édit garantissant Kuchma contre les poursuites (comme celui promulgué pour Eltsine par Poutine) n’était pas signé, et les attaques gouvernementales contre l’Usine de Pinchuk, "Krivorozhsteel", commençaient en vue de la nationaliser7. Il est possible que Kuchma n’ait réussi à n’en tirer que peu de profit pour lui-même et que ce fut fondamentalement Yushchenko qui ait bénéficié du compromis. Mais les détails des négociations restent inconnus. Ensuite, les forces du camp Kuchma-Yanukovich décidaient d’assurer leur sécurité et menaient des réformes constitutionnelles à cette fin. L’accord avec la réforme constitutionnelle devint une base pour un compromis entre la bourgeoisie orange et la bleu-blanc. Au niveau général, la destinée de la réforme constitutionnelle est très intéressante. D’abord, elle avait été conçue pour renforcer un pouvoir présidentiel et, en même temps, pour adapter le système politique ukrainien aux standards européens. Par la suite, à la fin de 2003, la majorité présidentielle décidait qu’il fallait changer de direction et diminuer le pouvoir du président. Il y avait probablement des inquiétudes sur le fait que le pouvoir ne tombe dans les mains du populaire Yushchenko, tout autant que des craintes de donner trop de pouvoir à un protégé des hommes du Donetsk qui apparaissait indubitablement comme le successeur de Kuchma. L’opposition, avec Yushchenko et Timoshenko à sa tête, soutint le nouveau projet au début, mais se prononça contre lui par la suite. Le vote sur les amendements échoua lamentablement en juin 2004. Il ne manquait que 5 voix pour qu’ils soient acceptés. Mais il restait l’espoir qu’ils puissent être votés pendant la session d’automne du Soviet suprême. Pendant la "révolution orange", ceux qui restaient dans la majorité présidentielle ont justement utilisé cette opportunité. Ils se sont déclarés en faveur de la réforme constitutionnelle comme condition essentielle de la satisfaction d’un certain nombre d’exigences politiques orange8. La faction Yushchenko fut d’accord9. Seul le clan Timoshenko vota contre. Timoshenko peut cependant le regretter aujourd’hui. Etant devenue premier ministre, elle bénéficie de la plupart des avantages de la réforme. Depuis janvier 2006, le pouvoir du président a été fortement limité et le personnage clef devient le premier ministre, désigné par la majorité parlementaire devant laquelle il est responsable. Cela ne fait rien qu’il n’y ait pas actuellement de majorité dans le Soviet Suprême. Quand le Soviet Suprême a voté pour Timoshenko comme premier ministre, 357 députés sur 425 présents ont voté pour. On n’avait pas vu une telle "approbation" depuis 1989. La bourgeoisie d’Ukraine a ainsi célébré un retour de sa complète hégémonie sur le prolétariat.

En définitive, une leçon importante de la "révolution orange" peut être tirée en ce qui concerne le fonctionnement de la cour constitutionnelle d’Ukraine. Comme on le sait, les victimes firent appel deux fois exactement pour les mêmes raisons. En novembre 2004, Yushchenko entreprit une action contre la falsification des résultats du deuxième tour et en janvier 2005, Yanukovich fit la même chose pour les résultats du troisième tour. Mais les résultats ne furent pas seulement différents mais le jugement aussi. Dans le premier cas, la cour a travaillé de bonne foi, et sur le fond, a répondu positivement à la réclamation du plaignant. Dans le deuxième cas, une réunion a tourné à la farce et il était hors de question de répondre positivement à la plainte. Les adeptes de Yanukovich disent que la cour est vendue aux Oranges. Mais c’est absurde. En réalité, tout est déterminé par le rapport de force. Des centaines de milliers d’individus soutenaient Yushchenko, prêts à prendre des mesures extrêmes pour s’emparer du pouvoir par la violence et ils n’étaient pas concentrés à la périphérie mais dans la capitale même. Yanukovich ne pouvait pas jeter une telle force dans la rue. Le mouvement bleu-blanc avait alors notablement moins de puissance que les orange et n’était pas soutenu dans la capitale. Rien d’étonnant à ce qu’il ait perdu. Il en découle :

1. que la concentration du pouvoir de tout mouvement social (indépendamment de sa nature) dans la capitale est un facteur important de sa victoire ;

2. que dans les moments de conflits sociaux aigus, ce sont les masses qui décident de l’issue de la lutte vi ;

3. que le droit du pouvoir est toujours plus fort que le pouvoir de la loi, et que quelles que soient les lois, les revendications publiques massives sont capables de passer outre.

Ces conclusions ne sont pas nouvelles et confirment la validité des tactiques révolutionnaires élaborées au temps des grandes révolutions européennes. Il est bon aussi de se rappeler que la similitude de méthode ne signifie pas toujours similitude de nature. La "révolution orange" n’avait rien de révolutionnaire par elle-même. Tous ses virages et ses zigzags ne peuvent être expliqués par des motifs de "lutte de classe" mais pour des motifs de "luttes de clans". Le peuple, qui a joué un rôle décisif dans la victoire de Yushchenko, n’en est pas du tout ressorti comme étant l’acteur social principal, il s’en est volontairement remis au "sauveur de la nation". J’espère que cet article le montre suffisamment bien et que les chefs orange détruiront, de façon non moins persuasive, les illusions des lecteurs qui seraient un peu sceptiques par rapport à cette prise de position.10

Yuri Shakin





1En 2004, la prétendue révolution - dite "des roses"- a renversé le pouvoir du président Chevarnadzé en Géorgie

2En novembre 2000, le corps du journaliste de l'opposition Gueorgui Gongadze, disparu en septembre, est retrouvé mutilé et décapité. Le président Kuchma est soupçonné d'être impliqué dans cette affaire.

3Pour les lecteurs en occident, cela vaut la peine de préciser que, contrairement à Dolores Ibarruri, Yulia Timoshenko est multimilliardaire, soupçonnée d’avoir bâti sa fortune en partie grâce au vol du gaz en provenance de la Russie et et sa revente hors taxes de manière parfaitement illégale.

4Des protestations d’ouvriers avec arrêt de travail organisées par les chefs d’entreprises. Ainsi les ouvriers "faisaient grève» à la demande de leurs patrons et pas pour leurs intérêts de classe.

5Aujourd’hui, on ne connaît que trois grèves réelles en faveur de Yushchenko au moment de la révolution Orange. Elles se sont produites à Kieveet dans les régions de Lvov et Volyn.

6Bien que ces plans aient été abandonnés aujourd’hui, la tendance générale démontre que le pouvoir est de plus en plus arbitraire.

7Cette grande entreprise a été réellement nationalisée mais immédiatement vendue pour faire plus d’argent.

8Démission du procureur général et du président de la commission centrale électorale, révision des résultats officiels des élections, etc. Les Oranges obtinrent cela en donnant leur accord à la réforme constitutionnelle.

9Leurs voix suffisaient pour que les amendements soient acceptés.

10Les dernières élections parlementaires montrent que j’étais un peu trop optimiste dans ma conclusion. Les illusions dans les rangs d’orange sont en cours de disparition, mais elles meurent aussi lentement qu’elles étaient nées.

 

Notes de la rédaction 

i Nous sommes tout à fait d'accord avec cette caractérisation. Nous voulons insister ici sur le fait que c'est la capacité de mystification de la classe ouvrière que possède cette forme particulièrement efficace de la dictature du capital qui détermine pourquoi la bourgeoisie n'a en général pas d'autre choix que d'y recourir face aux fractions les plus importantes du prolétariat mondial, lorsqu'elles ne sont pas sous le coup d'une défaite physique et politique profonde comme c'était le cas dans les années 1930 dans certains pays tels l'Allemagne ou l'Italie.

ii Nous sommes tout à fait d'accord avec la profonde différence de nature entre la révolution prolétarienne et les "illusions de révolution" correspondant aux formes que peuvent être amenées à prendre les luttes entre fractions de la bourgeoisie. Mais nous voulons insister sur le caractère extrêmement superficiel de la ressemblance dont il est question dans le texte, entre la révolution prolétariennes et la mobilisation par la bourgeoisie du peuple dans la rue, à ses propres fins. Pour nous, sur ce plan, il n'y a pas similitude dans la forme de la lutte et encore moins dans ses méthodes. Il suffit, pour s'en rendre compte, de relire les pages de Trotsky à propos des révolutions de 1905 et 1917 en Russie. Ce qui en ressort c'est la spontanéité des masses ouvrières, leur activité créatrice et leur capacité à s'organiser par elles-mêmes.

iii Il s’agit ici sans doute d’une difficulté dans les termes. Dire que le prolétariat a surgi comme "force politique indépendante" implique une capacité de sa part d’agir, pour ses intérêts propres, sur le terrain politique face au pouvoir étatique. Cela suppose, de sa part, un haut degré de conscience, dont une des expressions est la formation de son propre parti de classe. Il est clair que cette situation n’existait pas en Ukraine (ni nulle part ailleurs) en 1993, et qu’il serait sans doute plus correct de dire que le prolétariat luttait à l’époque sur son propre terrain de classe, c’est-à-dire pour ses intérêts économiques propres, contrairement à la situation en 2004

iv Il est indéniable que c'est la capacité du parti bolchevique à déjouer les pièges de la bourgeoisie, et notamment la provocation de juillet 1917 visant à déclencher une insurrection prématurée, qui a rendu possible la révolution d'Octobre ; de même que sa contribution essentielle à la constitution du Comité militaire révolutionnaire a permis la victoire de l'insurrection. Mais avancer comme le fait le texte, sans plus de précautions, que grâce à de telles qualités politiques, le parti bolchevique aurait pu constituer une source d'inspiration pour les dirigeants orange, cela tend à confiner ce parti dans un rôle d'état major de la classe ouvrière. C'est effectivement une telle vision du parti bolchevique, dont nous ignorons si elle est celle de l'auteur, qui a été véhiculée par le stalinisme et le trotskisme dégénérescent. Pour nous, elle ne correspond pas à la réalité des liens entre le prolétariat et son parti de classe. En particulier, elle fait passer au second plan l'élément fondamental, à savoir le combat politique mené par ce parti pour le développement de la conscience au sein du prolétariat.

v Si cela peut être vrai ponctuellement dans la situation ukrainienne, il faut préciser que le rapport de forces entre bourgeoisie et prolétariat n’est pas déterminé fondamentalement sur le plan national, dans chaque pays, mais internationalement. Le rapport de forces actuellement défavorable aux ouvriers en Ukraine pourra très bien se voir renversé à l’avenir par le développement des luttes dans d’autres pays.

vi Nous trouvons que la généralisation est abusive et que, de ce fait, elle prête à confusion. Comme l'histoire l'a montré, la bourgeoisie est capable de mettre les masses en mouvement, de façon prématurée par rapport à leur niveau général de préparation, afin de leur infliger une défaite militaire décisive comme cela fut le cas lors de l'insurrection à Berlin en janvier 1919.

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