Il y a 100 ans, la révolution de 1905 en Russie (IV) - Le débat dans l'avant-garde ...

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Les premiers articles de cette série ont mis en évidence en quoi la forme et le contenu de la révolution de 1905 avaient constitué quelque chose de totalement nouveau, correspondant aux caractéristiques de la nouvelle période de la vie du capitalisme, celle de sa décadence. Nous avons montré que les syndicats avaient été supplantés par une forme d'organisation mieux adaptée aux objectifs et à la nature de la lutte engagée par la classe ouvrière dans cette période, les soviets. Nous avons démontré le caractère erroné de l'idée attribuant leur surgissement à l'arriération supposée de la Russie en mettant en évidence qu'au contraire, il correspondait à un niveau avancé de conscience atteint par la classe ouvrière. En fait, face aux nouvelles tâches qui se posent à la classe ouvrière, les syndicats cessent de constituer un outil de défense de ses intérêts pour devenir un obstacle au développement même de la lutte de classe. Si le mouvement en Russie en 1905, puis à nouveau en 1917, a fait surgir des syndicats là où il n'en existait pas auparavant, c'est l'expression à la fois de la ferveur révolutionnaire de la classe ouvrière qui a tenté d'utiliser tous les moyens pour faire avancer sa lutte mais aussi d'une inexpérience certaine vis-à-vis de ceux-ci. En fait, ce sont les soviets qui ont mené la lutte et lui ont conféré sa nature révolutionnaire ; les syndicats n'ont fait que suivre.


Le surgissement des soviets est inséparable de la grève de masse qui s'est révélé constituer le moyen de la lutte contre le capitalisme quand les réformes partielles et les palliatifs ne sont plus possibles. Tout comme les soviets, elle surgit des besoins de la classe dans son ensemble en étant capable d'entraîner les masses ouvrières, et de constituer un creuset pour le développement de leur conscience. Dans son développement même, elle s'est heurtée aux limites des syndicats et à une partie du mouvement ouvrier pour qui elle n'évoquait rien d'autre que le spectre de l'anarchisme. C'est à l'aile gauche du mouvement ouvrier, avec à sa tête Rosa Luxemburg puis Anton Pannekoek, qu'est revenue la tâche de défendre la grève de masse, non comme une simple tactique prônée par la direction des syndicats, mais comme une force élémentaire, révolutionnaire et sans cesse renouvelée, jaillissant du cœur de la classe ouvrière, capable d'unifier sa combativité et sa conscience à un niveau supérieur.

La caractéristique de 1905 qui concentre toutes les autres est que la lutte pour des réformes est désormais remplacée par la lutte pour la révolution.

Nous avons montré que ces changements n'étaient pas spécifiques à la Russie, mais concernaient l'ensemble de la classe ouvrière mondiale puisqu'il s'agissait de l'entrée du capitalisme dans sa phase de décadence. La classe ouvrière, qui s'était érigée en classe internationale capable de combattre pour ses intérêts propres, était désormais confrontée à la lutte pour le renversement du capitalisme et la transformation des rapports de production, et non plus à celle pour des améliorations en leur sein. Partout dans le monde, la Première Guerre mondiale a été précédée par une escalade et une intensification des grèves qui commençaient à remettre en question les vieilles formes d'organisation et les anciens objectifs de lutte, certaines de ces luttes ayant débouché sur des conflits ouverts avec l'Etat. Bref, après 1905, la lutte de la classe ouvrière est devenue la lutte pour le communisme.

Ainsi, la signification réelle de 1905, c'est qu'il montrait le futur, ouvrant la voie à toutes les luttes qui seront engagées ensuite par la classe ouvrière dans le capitalisme décadent. C'est-à-dire toutes celles du siècle dernier, celles d'aujourd'hui, et celles de demain.

1905 ouvre le chemin de l'avenir

Le rôle joué par 1905 dans la préparation de l'avenir s'est manifesté très clairement en l'année 1917, pendant laquelle les soviets ont constitué le premier instrument de la révolution. Le pouvoir soviétique s'est dressé contre le pouvoir bourgeois du gouvernement provisoire, comme Trotsky l'a écrit avec éloquence dans son Histoire de la Révolution Russe :

  • "Quelle fut la réelle constitution du pays après l'institution du nouveau pouvoir ?

La réaction monarchiste s'était cachée dans des fissures. Dès que surgirent les premières eaux du déluge, les propriétaires de toute espèce et de toute tendance se groupèrent sous le drapeau du parti cadet qui, du coup, se trouva être le seul parti non socialiste et, en même temps, l'extrême-droite dans l'arène ouverte.

  • (...) Les masses affluaient dans les soviets comme sous des arcs de triomphe de la révolution. Tout ce qui restait en dehors des soviets retombait en quelque sorte à l'écart de la révolution et semblait appartenir à un autre monde.
  • (...) Vers les soviets se précipita tout l'actif des masses, et, en temps de révolution, plus que jamais, l'activité est victorieuse ; et comme l'activité des masses s'accroissait de jour en jour, la base des soviets s'élargissait constamment. Ce fut même la seule base réelle de la révolution."1

Les soviets sont la seule forme d'organisation de la classe ouvrière qui soit en adéquation avec les moyens et les buts de la lutte pour le communisme. Cependant, c'était loin d'être clair à l'époque, en particulier pour les révolutionnaires en Russie. Cela ne s'est clarifié qu'avec la discussion sur la question des syndicats au Premier Congrès de la Troisième internationale, comme nous le montrons dans l'article "Les prises de position politiques de la 3e Internationale" (Revue Internationale n° 123). Dans la discussion, des délégués de beaucoup de pays européens ont fermement dénoncé le rôle contre-révolutionnaire désormais joué par les syndicats. A contrario, Zinoviev, dans sa présentation du rapport sur la Russie, argumentait : "La seconde forme d'organisation ouvrière en Russie sont les syndicats. Ils se sont développés ici d'une manière différente qu'en Allemagne : ils ont joué un rôle révolutionnaire important dans les années 1904-1905 et, aujourd'hui, ils marchent côte à côte avec nous dans la lutte pour le socialisme (...) Une grande majorité de membres des syndicats soutient les positions de notre parti, et toutes les décisions des syndicats sont prises dans l'esprit de ces positions". Ceci ne prouve nullement qu'en Russie, les syndicats aient eu des vertus qu'ils n'avaient pas ailleurs, mais, tout simplement, que du fait de certaines spécificités de la Russie et, comme le conclut le texte cité plus haut, "ils avaient été entraînés dans le sillage des soviets", ils ont, pendant la phase révolutionnaire, manifesté moins qu'ailleurs leur rôle d'instrument de l'Etat capitaliste contre la classe ouvrière.

Si la révolution de 1917 a été rendue possible par celle de 1905, elle n'a pas débouché sur la révolution communiste mondiale. Il aurait fallu pour cela que la révolution parvienne à s'étendre et vaincre en dehors de la Russie. L'immaturité de la conscience du prolétariat à l'époque ne l'a pas permis. Cependant, depuis lors, beaucoup de leçons de la vague révolutionnaire ont été tirées par les groupes isolés de révolutionnaires qui ont survécu à la répression de la vague révolutionnaire de 1917-1923 et à la contre-révolution, et qui ont cherché à reconstruire le mouvement révolutionnaire. C'est le rôle qu'a assumé la Gauche communiste. Ces leçons ont aussi été confirmées par l'expérience de la classe ouvrière dans sa lutte quotidienne et lors de ses efforts les plus importants, comme en Pologne au début des années 1980. L'élaboration de ces leçons avait commencé immédiatement après 1905, et c'est à ce travail que nous retournons maintenant.

Tirer les leçons de 1905 : la question de la méthode

Dans cette dernière partie consacrée à 1905, nous allons examiner comment le mouvement révolutionnaire a appréhendé les événements, l'analyse qu'il a en fait et avec quelle méthode. Ce dernier point n'est pas sans importance dans la mesure où un changement de la situation historique implique une adaptation des moyens permettant de la comprendre.

Ce qui frappe à propos du débat et de la lutte théorique entrepris après 1905 est leur caractère collectif et international, même si les protagonistes n'en avaient pas tous conscience.

Alors qu'après la Commune de Paris en 1870, Marx avait été capable, au nom du Conseil général de l'Association internationale des Travailleurs (la Première Internationale), de résumer sa signification dans une seule brochure, il n'a pas été possible de faire de même concernant les évènements de 1905, du fait en particulier de la complexité des questions posées.

En particulier, les révolutionnaires de l'époque étaient confrontés à un changement sans précédent de période historique, un changement qui remettait en question beaucoup d'hypothèses et d'acquis du mouvement ouvrier, comme le rôle des syndicats et la forme de la lutte de classe. La contribution essentielle de la gauche du mouvement ouvrier est non seulement d'avoir cherché à relever ce défi, mais aussi d'avoir fait preuve d'une grande lucidité sur beaucoup de questions à travers une utilisation remarquable de la méthode marxiste, laissant ainsi derrière elle un brillant héritage théorique. Un tel résultat l'emporte très largement sur les inévitables manques et faiblesses de ces efforts théoriques. Attendre quelque chose d'autre, attendre la perfection n'est pas seulement naïf, mais montre une incapacité à comprendre la réelle nature du marxisme et de toute la lutte de la classe ouvrière. Ce serait comme s'attendre à ce que la classe ouvrière soit victorieuse dans chaque grève, qu'elle démasque clairement chaque manœuvre de la classe dominante et, finalement, qu'elle soit capable de faire la révolution dès que sont présentes les conditions objectives de celle-ci.

Le caractère parfois fragmenté des contributions et du débat ne constituait pas une faiblesse en soi mais la conséquence inévitable du développement à chaud de la lutte théorique qui était le pendant du développement de la lutte "pratique". On pourrait même dire que le pendant de la grève de masse est la "lutte théorique de masse". Evidemment, cette dernière n'implique pas autant de monde que la première, mais elle exprime le même esprit collectif et exige les mêmes qualités de solidarité, de modestie et de dévouement. Par-dessus tout, elle exige un engagement actif, comme le soulignaient nos camarades d'Internationalisme il y a près de soixante ans :

  • "Contre l'idée que des militants ne peuvent agir que sur base de certitudes... nous insistons sur le fait qu'il n'y a aucune certitude, mais seulement un processus continuel de dépassement des vérités antérieures. Seule une activité basée sur les développements les plus récents, sur des fondements qui sont continuellement enrichis, est réellement révolutionnaire. Au contraire, une activité basée sur des vérités d'hier, qui ont déjà perdu leur actualité, est stérile, nocive et réactionnaire. On pourrait tenter de nourrir les militants de certitudes et de vérités absolues, mais seules des vérités relatives, qui contiennent une antithèse de doute peuvent conduire à une synthèse révolutionnaire" 2

C'est cela qui a séparé la gauche du mouvement ouvrier (Lénine, Luxemburg, Pannekoek, etc.) du centre représenté par Kautsky et de la droite ouvertement révisionniste, menée par Bernstein. L'abîme entre le centre et la gauche était manifeste dans le débat à propos de la grève de masse dans lequel Kautsky s'est montré incapable de voir les changements sous-jacents dans la lutte de classe, analysés par Luxemburg. Incapable de dépasser la vision du passé, Kautsky n'a rien saisi de l'argumentation de Luxemburg et, dans une seconde phase de la discussion, a même essayé d'en bloquer la publication 3.

Les débats après 1905

On peut identifier quelques caractéristiques centrales des documents et des débats auxquels a donné lieu 1905 :

  • de même que l'activité pratique en 1905, les écrits à son sujet étaient des ébauches plutôt qu'une élaboration achevée ;
  • aucune contribution n'a fourni à elle seule une analyse d'ensemble ;
  • aucun individu n'a pu traiter tous les aspects du sujet ;
  • la plupart des discussions ont surgi sur la base de discussions déjà existantes sur la grève de masse, le rôle de l'organisation révolutionnaire et le rôle de la classe ouvrière dans la révolution démocratique.

Tout ceci exprime la réalité d'une période de changements, faite à la fois de ruptures et de tentatives pour les comprendre et les maîtriser mais aussi de désorientation affectant beaucoup d'éléments. Certains rejetaient l'ensemble du passé, d'autres s'accrochaient à ce qu'ils connaissaient et tentaient d'ignorer les changements, alors que d'autres encore reconnaissaient les changements et cherchaient à s'y adapter, tout en conservant du passé ce qu'il y avait de valable. Ces différents types de réponses déterminaient, au sein du mouvement ouvrier, des divisions qui se développaient entre la droite, le centre et la gauche. En outre, les débats mettaient essentiellement aux prises ces tendances plutôt que des individus. C'est de la gauche qu'est venu le réel effort pour comprendre la nouvelle situation, alors que la droite tournait le dos aux conclusions et à la méthode du marxisme et que le centre abandonnait de plus en plus sa méthode en faveur d'une orthodoxie stérile et conservatrice, illustrée le plus clairement par Karl Kautsky.

La contribution fondamentale de la gauche a été de reconnaître que quelque chose avait changé ; elle a vu que la société entrait dans une nouvelle période et a cherché à le comprendre. En cela, la gauche défendait la méthode marxiste, et donc le véritable héritage de Marx. Les travaux de Lénine, de Luxemburg et de Trotsky montrent clairement que leurs auteurs étaient poussés par les conditions objectives, chacun d'eux ayant développé des analyses essentielles :

  • Lénine, sur le rôle central de l'organisation et sur le rapport entre stratégie et tactique ;
  • Trotsky, sur la dynamique historique à l'œuvre, ce qui l'a conduit à s'approprier une claire vision du rôle des soviets et à commencer à percevoir l'ouverture de la période de la révolution prolétarienne ;
  • Luxemburg, sur la dynamique à l'œuvre au sein de la classe ouvrière trouvant son expression dans la grève de masse.

L'effort théorique au sein de la classe ouvrière est loin de se limiter à ces trois figures du mouvement ouvrier : des tendances de gauche ont émergé partout où il existait des expressions politiques organisées du mouvement ouvrier. Lénine à travers L'impérialisme, stade suprême du capitalisme et Luxemburg avec L'accumulation du capital ont essayé de saisir ce qui avait changé dans la structure du capitalisme comme un tout, mais ceci dépasse le périmètre de cet article.

L'héritage de 1905 est le patrimoine commun à toute la gauche du mouvement ouvrier et nous allons examiner les efforts accomplis par cette dernière pour comprendre successivement les questions vitales du but, de la forme et des moyens des luttes ouvrières dans la nouvelle période.

Le but : la révolution prolétarienne

Bien que cela n'ait fait l'objet d'aucune déclaration explicite, la reconnaissance que la révolution prolétarienne ne se situait plus à un horizon lointain, qu'elle cessait d'être une aspiration générale mais était devenue une réalité tangible, était partagée implicitement par tous. D'un point de vue formel, Lénine, Trotsky et Luxemburg définissent tous le but de la prochaine révolution comme étant celui de la révolution bourgeoise. Mais leur analyse de la nature de cette révolution bourgeoise et du rôle que la classe ouvrière sera amenée à y jouer, contredisent implicitement une telle perspective. Ils soulignent tous, de différente manière et à des degrés divers, que le prolétariat sera la principale force à l'œuvre dans cette révolution. Ils se trouvent ainsi, unis de fait, contre ceux qui ne font que répéter les schémas anciens devenus caducs.

En 1906, Trotsky publie Bilan et Perspectives où il expose l'idée de la révolution permanente, ou de la "révolution ininterrompue" comme on la désignait alors. Il explique aussi les conditions requises pour la révolution et suggère qu'elles sont quasiment toutes remplies.

La première condition concerne le niveau de développement des moyens de production. Il explique que ceux-ci sont en place :

  • "Cette première prémisse objective du socialisme existe de longue date : depuis que la division sociale du travail a abouti à la division du travail dans la manufacture, et plus encore depuis que la manufacture a fait place à l'usine, au machinisme."4. Il va jusqu'à suggérer que "des prémisses techniques suffisantes de la production collective existent déjà depuis cent ou deux cents ans". Cependant, il ajoute que "la seule supériorité technique du socialisme n'a pas du tout suffi à en assurer la réalisation.(...) Parce qu'il n'existait pas, à leur époque, de forces sociales aptes à les appliquer, et prêtes à le faire."

Cela nous mène à la seconde prémisse, la prémisse "socio-économique"; en d'autres termes, le développement du prolétariat. Ici, Trotsky s'interroge : "quel doit être le poids numérique relatif du prolétariat ? Doit-il constituer la moitié, les deux tiers, ou les neuf dixièmes de la population ?" Mais s'il pose la question, il rejette immédiatement une telle vision "automatique" et affirme que "l'importance du prolétariat dépend entièrement du rôle qu'il joue dans la production à grande échelle". Pour Trotsky, c'est le rôle qualitatif que joue le prolétariat qui compte, plus que le quantitatif. Ceci a deux implications importantes. Premièrement, il n'est pas nécessaire que le prolétariat constitue la majorité de la population pour instaurer le socialisme. Deuxièmement et en particulier, l'échelle de l'industrie et la concentration du prolétariat en Russie donnaient à celui-ci un poids relatif plus important que dans des pays comme la Grande-Bretagne ou l'Allemagne où il représentait cependant une même proportion de la population. Après avoir examiné le rôle du prolétariat dans d'autres pays importants, Trotsky poursuit : "Tout ceci nous amène à conclure que l'évolution économique - la croissance de l'industrie, des grandes entreprises, des villes, du prolétariat en général et du prolétariat industriel en particulier - a déjà préparé le terrain, non seulement pour la lutte du prolétariat pour le pouvoir politique, mais aussi pour la conquête de ce pouvoir."

La troisième prémisse est la "dictature du prolétariat", qui semble essentiellement recouvrir chez Trotsky le développement de la conscience de classe : "Il faut, en outre, que cette classe soit consciente de ses intérêts objectifs ; il faut qu'elle comprenne qu'il n'y a pas d'issue pour elle en dehors du socialisme; il faut qu'elle s'unisse en une armée assez puissante pour conquérir, dans une lutte ouverte, le pouvoir politique." Il ne se prononce pas explicitement sur la question de savoir si cette condition est remplie, mais rejette l'idée de "bien des idéologues socialistes" selon laquelle "Le prolétariat, et même "l'humanité" en général devraient tout d'abord se dépouiller de leur vieille nature égoïste, l'altruisme devrait dominer la vie sociale, etc." ; et il conclut : "Le socialisme n'a pas pour but de créer une psychologie socialiste comme prémisse du socialisme, mais de créer des conditions de vie socialiste comme prémisses d'une psychologie socialiste." Cette reconnaissance du rapport dynamique qui existe entre la révolution et la conscience constitue une des manifestations les plus importantes de sa clairvoyance vis-à-vis du processus de développement de la révolution. Lorsqu'il examine la situation particulière de la Russie, Trotsky suggère que 1905 a directement posé la question de la révolution : " ...le prolétariat russe a révélé une puissance colossale, dépassant les espoirs les plus optimistes des sociaux-démocrates russes. Le cours de la révolution russe a été déterminé, au moins dans ses traits fondamentau.. Ce qui, il y a deux ou trois ans, semblait du domaine du possible, s'est rapproché du probable et, tout l'indique, est tout près de devenir inévitable."5

Auparavant, toujours dans Bilan et Perspectives, Trotsky affirme que le développement historique implique que ce n'est plus la bourgeoisie mais le prolétariat à qui est dévolu, désormais le rôle révolutionnaire : la révolution de 1905 et la création du Soviet de Saint-Pétersbourg en ont été la confirmation. Cela signifiait que les révolutions bourgeoises telles qu'on les avait connues jusqu'alors n'étaient plus possibles. Trotsky rejette en particulier l'idée que le prolétariat mènerait une révolution et passerait ensuite la main à la bourgeoisie :

  • "Imaginer que le rôle des sociaux-démocrates consiste tout d'abord à entrer dans un gouvernement provisoire et à le diriger pendant la période des réformes démocratiques révolutionnaires, en luttant pour leur donner un caractère tout à fait radical, et en s'appuyant, à cette fin, sur le prolétariat organisé, puis, une fois le programme démocratique entièrement réalisé, à quitter l'édifice qu'ils auront construit pour y laisser la place aux partis bourgeois et passer dans l'opposition, ouvrant ainsi une période de parlementarisme, c'est envisager la chose d'une manière susceptible de compromettre l'idée même d'un gouvernement ouvrier. Cela, non pas parce qu'une telle attitude est inadmissible "en principe" - poser la question sous cette forme abstraite n'a pas de sens -, mais parce qu'elle est absolument irréelle, parce que c'est de l'utopisme de la pire espèce : de l'utopisme philistin-révolutionnaire "6.

Si le prolétariat détient la majorité dans un gouvernement, sa tâche n'est plus de réaliser le programme minimum de réformes, mais le programme maximum de la révolution sociale. Ce n'est pas une question de choix, mais de dynamique de la situation. Trotsky illustre ceci avec l'exemple de la journée de huit heures. Bien que "cette revendication [ne soit] nullement en contradiction avec l'existence de rapports capitalistes, (...) il est hors de doute qu'elle provoquerait une résistance organisée et résolue des capitalistes, qui prendrait, par exemple, la forme de lock-out et de fermetures d'usines." Un gouvernement bourgeois confronté à une telle situation reculerait et réprimerait les ouvriers, mais il n'y aurait "pour un gouvernement ouvrier, qu'une seule réponse possible à un lock-out général : l'expropriation des usines, et l'introduction, au moins dans les plus grandes, de la production sur une base socialisée". En un mot, pour Trotsky, "...la révolution russe créera des conditions favorables au passage du pouvoir entre les mains des ouvriers - et, si la révolution l'emporte, c'est ce qui se réalisera en effet - avant que les politiciens du libéralisme bourgeois n'aient la chance de pouvoir faire pleinement la preuve de leur talent à gouverner"7.

Lénine, comme Trotsky, situe la révolution dans le contexte du développement international des conditions objectives :

  • " ...nous ne devons pas craindre (...) la victoire complète de la social démocratie dans la révolution démocratique, c'est-à-dire la dictature démocratique révolutionnaire du prolétariat et de la paysannerie, car cette victoire nous permettra de soulever l'Europe ; et le prolétariat socialiste européen, après avoir secoué le joug de la bourgeoisie, nous aidera, à son tour, à faire la révolution socialiste. (...) Vperoyd 8 assignait au prolétariat révolutionnaire de Russie une tâche active : vaincre dans la lutte pour la démocratie et tirer parti de cette victoire pour porter la révolution en Europe." 9

Ceci est un extrait de la longue polémique qui a opposé les Bolcheviks aux Mencheviks sur la révolution de 1905 que tous les deux considéraient de nature démocratique-bourgeoise. Les premiers (auteurs de la résolution citée dans le passage ci-dessous) appellent le prolétariat à en prendre la direction, alors que les seconds (à l'origine de la résolution de la Conférence10) tendent à laisser l'initiative à la bourgeoisie :

"La résolution de la conférence parle de la liquidation de l’ancien régime dans une lutte entre les divers éléments de la société. La résolution du congrès dit que nous, parti du prolétariat, devons procéder à cette liquidation ; que la fondation d'une République démocratique sera la seule liquidation réelle de l'ancien régime ; que nous devons conquérir cette République ; que nous nous battrons pour elle et pour une liberté absolue, non seulement contre l'autocratie, mais aussi contre la bourgeoisie lorsque celle-ci tentera (et elle n'y manquera pas) de nous arracher nos conquêtes. La résolution du congrès appelle au combat une classe déterminée, en lui assignant un objectif immédiat nettement déterminé. La résolution de la conférence traite d'une lutte entre des forces diverses. Des deux résolutions, l'une traduit la psychologie de la lutte active, l'autre celle de la contemplation passive."11.

Lénine est inlassablement revenu sur la nécessité pour le prolétariat d'assumer le rôle dirigeant, contre la position des Mencheviks qu'il qualifiait de droite dans le parti :

  • "L'aile droite de notre parti ne croit pas en la victoire complète de la révolution présente, démocratique-bourgeoise, en Russie ; elle craint une telle victoire ; elle n'avance pas avec insistance et assurance le slogan d'une telle victoire face au peuple. Elle est constamment trompée par l'idée, essentiellement erronée, qui est réellement une vulgarisation du marxisme, que seule la bourgeoisie peut indépendamment "faire" la révolution bourgeoise, ou que seule la bourgeoisie devrait prendre la tête de la révolution bourgeoise. Le rôle du prolétariat comme avant-garde dans la lutte pour la victoire complète et décisive de la révolution bourgeoise n'est pas clair pour les sociaux-démocrates de droite"12. "Les conditions actuelles en Russie imposent aux sociaux-démocrates des tâches d'une ampleur qu'aucun parti social-démocrate ne connaît en Europe occidentale. Nous sommes incomparablement plus loin que nos camarades occidentaux de la révolution socialiste ; mais nous sommes confrontés à une révolution paysanne démocratique-bourgeoise dans laquelle le prolétariat va jouer le rôle dirigeant"13.

Ces citations montrent la nature dynamique de la position bolchevique : bien que ne reconnaissant pas l'existence des conditions pour une révolution prolétarienne, elle a cependant été capable de saisir le rôle central joué par le prolétariat et de l'exprimer clairement en termes de lutte pour le pouvoir. Bien que Lénine affirme explicitement que 1905 était une révolution bourgeoise 14, l'analyse qu'il développe du rôle particulier que doit y jouer le prolétariat constitue une base qui permettra l'évolution de sa position en avril 1917 et son appel à la révolution prolétarienne :

  • "Ce qu'il y a d'original dans la situation actuelle en Russie, c'est la transition de la première étape de la révolution, qui a donné le pouvoir à la bourgeoisie par suite du degré insuffisant de conscience et d'organisation du prolétariat, à sa deuxième étape, qui doit donner le pouvoir au prolétariat et aux couches pauvres de la paysannerie."15.

La question de la tactique immédiate qui occupe tant de place dans les écrits de Lénine et mène à d'apparents revirements de position (comme sur les élections à la Douma), résulte de la préoccupation constante de relier la compréhension générale de la situation à l'activité réelle de la classe ouvrière et de son organisation révolutionnaire, au lieu de rester enfermé dans des schémas hors du temps.

Luxemburg reconnaît également que 1905 a posé la question de la révolution prolétarienne, tout en affirmant, elle aussi, que la tâche est celle de la révolution bourgeoisie. Cela paraît évident à la lecture de son analyse de la grève de masse comme expression de la révolution :

  • "La grève de masse est simplement la forme prise par la lutte révolutionnaire (...)...la grève de masse, comme la révolution russe nous en offre le modèle, n'est pas un moyen ingénieux inventé pour renforcer l'effet de la lutte prolétarienne, mais elle est le mouvement même de la masse prolétarienne, la force de manifestation de la lutte prolétarienne au cours de la révolution." 16. Elle souligne également le rôle central joué par le prolétariat : "... le 22 janvier... pour la première fois, le prolétariat russe apparaît en tant que classe sur la scène politique ; pour la première fois, la seule force ayant la capacité historique de jeter le tsarisme à la poubelle et de hisser la bannière de la civilisation, en Russie et partout ailleurs, est apparue en action sur la scène (...) le pouvoir et l'avenir du mouvement révolutionnaire repose entièrement et exclusivement sur le prolétariat russe conscient" 17.

Luxemburg est la plus explicite à propos du changement de période historique lorsqu'elle compare les révolutions française, allemande et russe :

  • "la révolution russe actuelle éclate à un point de l'évolution historique situé déjà sur l'autre versant de la montagne, au-delà de l'apogée de la société capitaliste ; la révolution bourgeoise ne peut plus être étouffée par l'opposition entre la bourgeoisie et le prolétariat ; au contraire elle s'étend sur une longue période de conflits sociaux violents qui font apparaître les vieux règlements de comptes avec l'absolutisme comme dérisoires comparés à ceux nouveaux réclamés par la révolution. La révolution d'aujourd'hui réalise, dans ce cas particulier de la Russie absolutiste, les résultats du développement capitaliste international ; elle apparaît moins comme l'héritière des vieilles révolutions bourgeoises que comme le précurseur d'une nouvelle série de révolutions prolétariennes. Le pays le plus arriéré, précisément parce qu'il a mis un retard impardonnable à accomplir sa révolution bourgeoise, montre au prolétariat d'Allemagne et des pays capitalistes les plus avancés les voies et les méthodes de la lutte de classe à venir" 18.

Plus loin, elle semble même affirmer que la tâche à laquelle le prolétariat allemand est confronté, est la révolution prolétarienne : "Aussi une période de luttes politiques ouvertes n'aurait nécessairement en Allemagne pour seul objectif historique que la dictature du prolétariat." 19.

La forme : la grève de masse

La contribution la plus importante de Luxemburg à la discussion alimentée par 1905 est son oeuvre Grève de masse, parti et syndicats, écrit en août 1906 20, dans laquelle elle analyse la nature et les caractéristiques de la grève. Après avoir passé en revue la position marxiste traditionnelle sur la grève de masse, fait une critique des positions anarchiste et révisionniste et examiné le développement réel de la grève en Russie, Luxemburg esquisse les aspects principaux de la grève de masse.

Premièrement, et contrairement à la conception des anarchistes et de beaucoup de membres du parti social-démocrate allemand, elle met en avant que la grève de masse n'est pas "un acte, unique", mais "un terme qui désigne collectivement toute une période de la lutte de classes s'étendant sur plusieurs années, parfois sur des décennies." 21. Cela conduit à faire une distinction entre grèves politiques de masse "de démonstration" et "grèves de masse de lutte". Les premières sont une tactique utilisée par le parti, qui "exigent un niveau très élevé de discipline de parti, une direction politique et une idéologie politique conscientes, et apparaissent donc selon le schéma comme la forme la plus haute et la plus mûre de la grève de masse" 22, mais qui, en réalité, appartiennent au début du mouvement et deviennent moins importantes "avec le développement des luttes révolutionnaires."23. Elles ouvrent la voie à la force plus élémentaire de la grève de masse de lutte.

Deuxièmement, cette forme de la grève de masse dépasse la séparation artificielle entre luttes économiques et politiques :

  • "Chaque nouvel élan et chaque nouvelle victoire de la lutte politique donnent une impulsion puissante à la lutte économique en élargissant ses possibilités d'action extérieure et en donnant aux ouvriers une nouvelle impulsion pour améliorer leur situation en augmentant leur combativité. Chaque vague d'action politique laisse derrière elle un limon fertile d'où surgissent aussitôt mille pousses nouvelles, les revendications économiques. Et inversement, la guerre économique incessante que les ouvriers livrent au capital tient en éveil l'énergie combative même aux heures d'accalmie politique ; elle constitue en quelque sorte un réservoir permanent d'énergie d'où la lutte politique tire toujours des forces fraîches..." 24.

L'unité des luttes économiques et politiques "est précisément la grève de masse" 25.

Troisièmement, "la grève de masse est inséparable de la révolution". Cependant, Luxemburg rejette le schéma, largement répandu dans le mouvement ouvrier, selon lequel la grève de masse ne peut conduire qu'à une confrontation sanglante avec l'Etat et mènerait inévitablement à un immense bain de sang puisque que ce dernier détient le monopole des armes. C'était l'argument de base utilisé par les détracteurs de la grève de masse qui la présentait comme de futiles gesticulations. Au contraire, alors que la révolution russe contenait sans aucun doute des heurts avec l'Etat, elle est issue des conditions objectives de la lutte de classe ; elle est issue du mouvement de masses en action toujours plus nombreuses. Bref, "ce n'est pas la grève de masse qui produit pas la révolution, mais la révolution qui produit la grève de masse" 26.

Quatrièmement, comme l'implique le point précédent, de véritables grèves de masse ne peuvent pas être décrétées ou planifiées à l'avance. Cela conduit Luxemburg à souligner l'élément de spontanéité tout en rejetant l'idée que celui-ci serait le produit d'une prétendue arriération de la Russie :

  • "Même si le prolétariat avec la social-démocratie à sa tête, y joue le rôle dirigeant, la révolution n'est pas une manœuvre du prolétariat, mais une bataille qui se déroule alors qu'alentour tous les fondements sociaux craquent, s'effritent et se déplacent sans cesse. Si l'élément spontané joue un rôle aussi important dans les grèves de masses en Russie, ce n'est pas parce que le prolétariat russe est "inéduqué", mais parce que les révolutions ne s'apprennent pas à l'école" 27.

Mais cela ne l'a pas amenée à rejeter l'importance de l'organisation :

  • "La résolution et la décision de la classe ouvrière y jouent aussi un rôle et il faut préciser que l'initiative ainsi que la direction des opérations ultérieures en incombent tout naturellement à la partie la plus éclairée et la mieux organisée du prolétariat" 28.

L'analyse de Luxemburg est très différente de celle des anarchistes et des marxistes orthodoxes du fait qu'elle se situe dans un contexte différent : celui de la révolution. Dans les premières pages de Grève de masse, parti et syndicats, elle affirme clairement que ses conclusions, apparemment si contradictoires avec celles de Marx et Engels eux-mêmes, sont la conséquence de l'application de leur méthode à une nouvelle situation :

  • "... ce sont les mêmes raisonnements, les mêmes méthodes dont s'inspire la tactique de Marx et d'Engels et qui fondent encore aujourd'hui la pratique de la social-démocratie allemande, et qui dans la révolution russe ont produit de nouveaux éléments et de nouvelles conditions de la lutte de classe".

Bref, Luxemburg présente une analyse de la dynamique révolutionnaire, avec la classe ouvrière à sa tête, qui surgit de conditions objectives en plein changement. Cela l'amène à souligner correctement la spontanéité de la grève de masse, mais aussi à reconnaître que cette spontanéité est en fait le produit de l'expérience de la classe ouvrière. Cela l'éloigne de Kautsky et de ses proches qui, bien qu'étant perçus à l'époque comme soutenant la grève de masse, demeuraient prisonniers de la vision orthodoxe et étaient incapables de saisir les changements fondamentaux qui intervenaient dans la situation et ont été concrétisés dans la révolution russe de 1905.

Le débat sur la grève de masse a connu une seconde phase en 1910 29 et a abouti à la scission finale entre Luxemburg et Kautsky. Dans ce débat, Pannekoek a joué un rôle important et a non seulement défendu des positions proches de celles de Luxemburg mais, de plus, les a développées. Il commence par explicitement lier la question de la grève de masse aux leçons de 1905 :

  • "Le prolétariat russe... a enseigné au peuple allemand l'utilisation d'une nouvelle arme, la grève générale" ; "La révolution russe a créé les conditions d'un mouvement révolutionnaire en Allemagne" 30.

Il partage avec Luxemburg sa conception de la nature de la grève de masse ; il la considère comme un processus et critique la conception de Kautsky d'un "événement ayant lieu une fois pour toutes". Il affirme qu'elle forme une continuité avec la lutte au jour le jour et il établit un lien entre la forme d'action actuelle, à petite échelle, et les luttes qui mèneront à la conquête du pouvoir.

Il met en relation l'action de masse et le développement du capitalisme :

  • "le capitalisme, dans sa structure moderne, a engendré des formes d'action nouvelles dans le mouvement ouvrier : les actions de masse… en apparaissant comme une forme d'action pleine de vigueur, ces grèves vinrent à poser de nouveaux problèmes ; jusqu'alors, la question de la Révolution sociale se présentait comme un but final situé à une distance inaccessible ; elle se transforma alors aux yeux du prolétariat combattant en question d'actualité" 31.

Il poursuit en défendant les aspects dynamiques de la grève de masse :

  • "... au fur et à mesure que se développent ces actions qui expriment les intérêts et les mouvements les plus profonds des masses, ce qui pèse d'un poids sans cesse plus lourd, ce n'est pas l'appartenance à l'organisation, pas une idéologie traditionnelle, c'est le caractère de classe véritable de la masse " 32.

Il conclut que la différence fondamentale entre cette position et celle de Kautsky concerne la question de la révolution et, ce faisant, il montre où le centrisme de Kautsky va le mener :

  • " C'est à propos de cette révolution que nos opinions sont main-tenant venues à diverger. Pour Kautsky, il s'agit d'un acte projeté dans l'avenir, d'un développement politique cataclysmique, et, jusqu'alors, nous devons nous contenter de nous préparer à ce combat gigantesque, décisif, en ramassant toutes nos forces, en rassemblant nos troupes, en les exerçant au combat. Pour nous, la révolution est un processus qui, dès ses premières phases, nous permet déjà d'aller de l'avant, car les masses ne peuvent être ras-semblées, aguerries, organisées de manière à conquérir le pouvoir que dans ce combat pour le pouvoir lui-même (…)Cette divergence débouche sur une appréciation totalement différente des actions présentes; et il est clair que le refus de toute action révolutionnaire (qui est le propre des révisionnistes) et son rejet aux calendes grecques (qui est le fait de Kautsky) les rappro-cheront considérablement sur nombre de questions d'actualité à propos desquelles ils s'opposent conjointement à nous." 33

Les moyens : les soviets

Trotsky décrit parfaitement les soviets dans son livre 1905, comme nous l'avons vu dans les parties précédentes de cette série. A la fin du livre, dans un passage déjà cité dans cette série, il résume l'importance du soviet durant la révolution :

  • "Avant l'existence du soviet, nous trouvons parmi les ouvriers de l'industrie de nombreuses organisations révolutionnaires à direction surtout social-démocrate. Mais ce sont des formations à l'intérieur du prolétariat, et leur but immédiat est de lutter pour acquérir de l'influence sur les masses. Le soviet devient immédiatement l'organisation même du prolétariat ; son but est de lutter pour la conquête du pouvoir révolutionnaire.
  • En devenant le foyer de concentration de toutes les forces révolutionnaires du pays, le soviet ne se laissait pas dissoudre dans l'élément de la démocratie révolutionnaire ; il était et restait l'expression organisée de la volonté de classe du prolétariat. Dans sa lutte pour le pouvoir, il appliquait les méthodes qui procèdent naturellement du caractère du prolétariat considéré en tant que classe – ces méthodes sont liées au rôle du prolétariat dans la production, à l'importance de ses effectifs, à son homogénéité sociale. Bien plus, en combattant pour le pouvoir à la tête de toutes les forces révolutionnaires, le soviet n'en guidait pas moins à chaque instant et de toutes les manières l'action spontanée de la classe ouvrière : non seulement il contribuait à l'organisation des syndicats, mais il intervenait même dans les conflits particuliers entre ouvriers et patrons. Et c'est précisément parce que le soviet, en tant que représentation démocratique du prolétariat pendant la période révolutionnaire, se tenait à la croisée de tous ses intérêts de classe qu'il subit dès le début l'influence toute puissante de la social-démocratie. Ce parti eut là, du premier coup, la possibilité de réaliser les immenses avantages que lui donnait son initiation au marxisme ; capable d'orienter sa pensée politique dans le vaste “chaos”, il n'eut pour ainsi dire aucun effort à faire pour transformer le soviet, qui n'appartenait formellement pas à tel ou tel parti, en appareil de propagande et d'organisation.
  • La principale méthode de lutte appliquée par le soviet fut la grève politique générale. L'efficacité révolutionnaire de ce genre de grève réside en ceci que, dépassant le capital, elle désorganise le pouvoir gouvernemental. Plus "l'anarchie” qu'elle entraîne est multiple et variée en ses objectifs, plus la grève se rapproche de la victoire. Il y faut cependant une condition indispensable : cette anarchie ne doit pas être suscitée par des moyens anarchiques. La classe qui, en suspendant momentanément tout travail, paralyse l'appareil de production et en même temps l'appareil centralisé du pouvoir, en isolant l’une de l'autre les diverses régions du pays et en créant une ambiance d'incertitude générale, cette classe doit être par elle-même suffisamment organisée pour ne pas être la première victime de l'anarchie qu'elle aura provoquée. Dans la mesure où la grève abolit l'organisation gouvernementale existante, les organisateurs mêmes de la grève sont forcés d'assumer les fonctions gouvernementales. Les conditions de la grève générale, en tant que méthode prolétarienne de lutte, étaient les conditions mêmes qui permirent au soviet des députés ouvriers de prendre une importance illimitée".

Après la défaite de la révolution, il a continué à étudier le rôle que devrait jouer le soviet dans le futur :

  • "La Russie urbaine était une base trop étroite pour la lutte. Le soviet a essayé d'étendre la lutte à l'échelle nationale, mais il est resté une institution de Saint Petersbourg avant tout... Il ne fait aucun doute que dans le prochain surgissement révolutionnaire, de tels Conseils ouvriers seront formés partout dans le pays. Un soviet panrusse des ouvriers, organisé par un Congrès national... assurera la direction... L'histoire ne se répète pas. Le nouveau soviet ne devra pas refaire l'expérience de ces cinquante jours. Mais de ces cinquante jours, il sera capable de déduire tout son programme d'action...: coopération révolutionnaire avec l'armée, la paysannerie, et les parties plébéiennes des classes moyennes ; abolition de l'absolutisme ; destruction de la machine militaire de l'absolutisme ; démantèlement partiel et transformation partielle de l'armée ; abolition de la police et de l'appareil bureaucratique ; la journée de huit heures ; l'armement du peuple, en particulier des ouvriers ; la transformation des soviets en organes de gouvernement révolutionnaire et urbain ; la formation de soviets paysans pour prendre en charge la révolution agraire immédiate ; élections à l'assemblée constituante... Il est plus facile de formuler un tel plan que de le mettre en œuvre. Mais si la révolution est destinée à être victorieuse, seul le prolétariat peut jouer ce rôle. Il réalisera une performance révolutionnaire telle que le monde n'en a jamais vue"34.

Dans Bilan et Perspectives, Trotsky souligne que les soviets ont été une création de la classe ouvrière qui correspondait à la période révolutionnaire :

  • "ll ne s'agissait pas là d'organisations conspiratives préparées à l’avance, dans le but d'assurer, au moment de la révolte, la prise du pouvoir par les ouvriers. Non, les soviets étaient des organes créés, de façon concertée, par les masses elles-mêmes, afin de coordonner leurs luttes révolutionnaires. Et ces soviets, élus par les masses et responsables devant les masses, sont d’incontestables institutions démocratiques, faisant la politique de classe la plus résolue dans l'esprit du socialisme révolutionnaire" 35.

L'attitude de Lénine envers les soviets en 1905 a déjà été évoquée dans la Revue Internationale n° 123, où nous citions une lettre inédite dans laquelle il rejetait l'opposition aux soviets de la part de quelques Bolcheviks et défendait "à la fois le soviet des députés ouvriers et le parti" 35, tout en rejetant l'argument selon lequel il devrait s'aligner sur un quelconque parti. Après la révolution, Lénine a constamment défendu le rôle des soviets dans l'organisation et l'unification de la classe.

Avant le congrès unificateur de 1906 36, il avait écrit un projet de résolution sur les soviets de députés ouvriers qui les reconnaissait comme une caractéristique de la lutte révolutionnaire plutôt que comme une spécificité de 1905 :

  • "Les soviets de députés ouvriers surgissent spontanément dans le cours des grèves politiques de masse (...) ces soviets sont un embryon de l'autorité révolutionnaire" 37.

La résolution poursuit sur l'attitude des Bolcheviks envers les soviets et conclut que les révolutionnaires doivent y prendre une part active et inciter la classe ouvrière, aussi bien que les paysans, les soldats et les marins, à y participer, mais mettait en garde sur le fait que l'extension des activités et de l'influence du soviet s'effondrerait si elle n'était pas soutenue par une armée "et par conséquent, une des tâches principales de ces institutions dans chaque situation révolutionnaire doit être d'armer le peuple et de renforcer les institutions militaires du prolétariat" 38. Dans d'autres textes, Lénine défend le rôle des soviets comme organes de la lutte révolutionnaire générale, tout en soulignant qu'ils ne sont pas suffisants à eux seuls pour organiser l'insurrection armée. En 1917, Lénine voit que les événements sont allés bien au-delà de la révolution bourgeoise, vers la révolution prolétarienne, et qu'en son centre se trouvaient les soviets :

  • "Pas une république parlementaire –revenir du soviet des députés ouvriers à une république parlementaire serait un pas en arrière- mais une républiques des soviets de députés d'ouvriers, de travailleurs agricoles et de paysans à travers tout le pays, de haut en bas" 39.

Dans des termes étonnamment similaires à ceux de Trotsky, il analysait alors la nature du double pouvoir qui existait en Russie :

  • "Ce double pouvoir se remarque de façon évidente dans l'existence de deux gouvernements : l'un est le principal, le réel, le gouvernement de fait de la bourgeoisie, le "gouvernement provisoire" de Lvov et Cie, qui détient entre ses mains tous les organes de pouvoir ; l'autre est un gouvernement supplémentaire et parallèle, un gouvernement "de contrôle" sous la forme du soviet de députés d'ouvriers et de soldats de Petrograd, qui ne possède aucun organe du pouvoir d'Etat, mais se repose directement sur le soutien d'une évidente et indiscutable majorité du peuple, sur les ouvriers en armes et les soldats" 40.

De 1905 à la révolution communiste

Les questions que la révolution de 1905 a posées ont marqué toute la pratique révolutionnaire et les débats qui l'ont suivie. Dans ce sens, nous pouvons conclure que 1905 n'était pas une simple répétition générale de 1917, comme on le dit souvent, mais le premier acte d'un drame qui aujourd'hui n'est pas encore dénoué. Les questions de pratique et de théorie discutées au début du 20e siècle et que nous avons évoquées tout au long de cette série, ont depuis lors continué à être développées. Une constante, c'est que c'est toujours la gauche du mouvement ouvrier qui a pris en charge ce travail. Pendant la vague révolutionnaire, Lénine, Luxemburg et Pannekoek ont été rejoints par beaucoup d'autres. A la suite de la défaite, leurs rangs ont été dramatiquement décimés à mesure que la contre-révolution en général, et le stalinisme en particulier, triomphaient. Le stalinisme a été la négation de tout ce que 1905 contenait de vital et de prolétarien : les ouvriers ont été massacrés au nom de l'Etat "ouvrier", les soviets ont été dissous au profit d'une bureaucratie centralisée et la notion de révolution prolétarienne a été pervertie pour en faire une arme idéologique de la politique étrangère de l'Etat stalinien.

Cependant, un peu partout dans le monde, des minorités ont résisté à la contre-révolution. Les plus déterminées et les plus rigoureuses de ces minorités étaient ces organisations que nous définissons comme appartenant à la Gauche communiste et qui ont été l'objet de nombreuses études de la part du CCI41. Les questions du but, de la méthode et des formes de la révolution ont été au cœur de tout leur travail et grâce à leurs efforts et à leur dévouement, beaucoup des leçons de 1905 ont été approfondies et clarifiées.

Sur la question centrale de la révolution prolétarienne elle-même, le plus grand pas en avant a été la reconnaissance que les conditions matérielles pour la révolution communiste mondiale étaient présentes dès le début du 20e siècle. C'est ce qui fut défendu au Premier Congrès de la Troisième Internationale, puis développé ensuite par la Gauche communiste italienne, au travers de l'élaboration de la théorie de la décadence du capitalisme. Ainsi se trouva clarifié le fait que l'ère des révolutions bourgeoises était terminée. En fait, la discussion à propos du rôle du prolétariat en Russie n'était pas l'expression du retard de la révolution bourgeoise dans ce pays, mais un indicateur de l'entrée du monde entier dans une nouvelle période dans laquelle la tâche était, et demeure, la révolution communiste mondiale. Cette clarification a fourni le seul cadre permettant la compréhension de toutes les autres questions.

Reconnaître le rôle irremplaçable de la grève de masse, c'était réaffirmer la position marxiste fondamentale selon laquelle c'est le prolétariat qui fait la révolution communiste dans son combat de classe contre la bourgeoisie. La voie parlementaire n'a jamais constitué un moyen de changer la société ; de même, le communisme ne sera pas le résultat d'une accumulation de réformes arrachées par des luttes partielles. L'action de masse met aux prises une classe contre l'autre. Elle est aussi le moyen à travers lequel le prolétariat développe sa conscience et son expérience pratique. Comme l'ont constaté Luxemburg et Pannekoek, c'est l'action de masse qui a accéléré l'éducation des ouvriers et leur entraînement à la lutte. C'est un mouvement hétérogène qui surgit de la classe ouvrière et dans lequel les minorités révolutionnaires jouent un rôle dynamique. Sa réalité même confirme la position marxiste fondamentale sur l'interaction mutuelle entre conscience et action.

La discussion sur le rôle des soviets ou conseils ouvriers a mené à une clarification sur le rôle des syndicats, sur les rapports entre l'organisation révolutionnaire et les conseils et sur toute la question de la période de transition du capitalisme au communisme.

 

North (2 février 2006)

1 Volume I, chapitre X, "Le nouveau pouvoir".

2 "Contre la conception du chef génial" dans la Revue Internationale n° 33

3 Voir "Théorie et pratique" par Rosa Luxemburg.

4 Trotsky, Bilan et perspectives.

5 Ibid.

6 Ibid.

7 Ibid.

8 Vperoyd a été créé après que les Mencheviks ont pris le contrôle de l'Iskra suite au 2e Congrès du Parti ouvrier social démocrate de Russie en 1903.

9 Lénine, Deux tactiques de la Social-démocratie.

10 En avril 1905, les Bolcheviks ont appelé au Troisième Congrès du POSDR. Les Mencheviks ont refusé d'y participer et ont tenu leur propre Conférence.

11 Lénine, Deux tactiques de la Social-démocratie.

12 Lénine, "Rapport sur le Congrès d'unification du POSDR", avril 1906.

13 Lénine, "La victoire électorale social-démocrate à Tiflis".

14 "Le degré de développement économique de la Russie (condition objective) et le degré de conscience et d'organisation des grandes masses du prolétariat (condition subjective indissolublement liée à la condition objective) rendent impossible l'émancipation immédiate et totale de la classe ouvrière. Seuls les gens les plus ignares peuvent méconnaître le caractère bourgeois de la révolution démocratique en cours …" (Deux tactiques de la Social-démocratie).

15 Lénine, Thèses d'Avril ("Les tâches du prolétariat dans la révolution présente ")

16 Rosa Luxemburg, Grève de Masse, parti et syndicats.

17 Rosa Luxemburg, The revolution in Russia, 1905.

18 Rosa Luxemburg, Grève de Masse, parti et syndicats.

19 Ibid.

20 Cet ouvrage a été écrit en Finlande après sa sortie de prison en Pologne, où elle avait participé au mouvement révolutionnaire. Il est peut-être significatif qu'elle ait alors passé beaucoup de temps en Finlande en compagnie de l'avant-garde bolchevique, y compris Lénine.

21 Rosa Luxemburg, Grève de Masse, parti et syndicats.

22 Ibid.

23 Ibid.

24 Ibid.

25 Ibid.

26 Ibid.

27 Ibid.

28 Ibid.

29 Voir notre livre La Gauche communiste Germano hollandaise pour davantage d'informations sur ce sujet.

30 “Prussia in Revolt”, International Socialist Review, Vol X, No.11, May 1910

31 Théorie marxiste et tactique révolutionnaire dans "Socialisme : la voie occidentale", PUF, Paris 1983.

32 Ibid.

33 Ibid.

34 Issu d'une contribution à "L'histoire du Soviet" cité par I.Deutscher, Le prophète armé, "La révolution permanente".

35 Lénine, Nos tâches et le Soviet des députés ouvriers.

35 Lénine, Nos tâches et le Soviet des députés ouvriers.

36 Le Congrès d'unification du POSDR qui s'est tenu en avril 1906 et à réuni les Mencheviks et les Bolcheviks a été une conséquence de la dynamique de la révolution.

37 Lénine, "Une plate-forme tactique pour l'unité du Congrès"

38 Ibid. Il n'y a pas eu de discussion sur les soviets au Congrès qui était dominé par les Mencheviks.

39 Lénine, Thèses d'Avril ("Les tâches du prolétariat dans la révolution présente ")

40 Ibid.

41 Voir nos livres La Gauche communiste d'Italie 1926-1945, La Gauche communiste germano hollandaise, The Russian Communist Left et The British Communist Left

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