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Deux idées sous-tendent essentiellement la
critique formulée par le camarade E. : la première consiste dans le rejet de
l'affirmation que "l'État est une institution conservatrice par
excellence" ; la seconde, dans la réaffirmation de l'identité État et
dictature du prolétariat au cours de la période de transition, car l'État est
toujours l'État de la classe dominante. Voyons donc de plus près le contenu de
ces deux arguments.
E. écrit : ..."on affirme (dans la résolution de R.I.) que l'État est une institution conservatrice par excellence. On rejoint là l'anti-historicisme de l'anarchisme et ses oppositions de principe à l'État. Les anarchistes tirent leurs convictions de la nécessité de l'affranchissement de sa seigneurie "l'autorité".
R.I. ne va pas jusque là, évidemment, mais exactement corme les anarchistes, juge l'État conservateur et réactionnaire dans toute époque sociale, n'importe quelle aire géographique, cruelle que soit la direction vers laquelle il s'oriente et donc quelle que soit la domination de classe dont il est l'expression, indépendamment de la période historique au cours de laquelle cette domination s'exerce."
Avant de voir pourquoi l'État est effectivement "une institution conservatrice par excellence", répondons à cet argument polémique qui consiste à assimiler notre position à celle des anarchistes.
Notre conception relèverait de l'"anti-historicisme anarchiste" parce qu'elle dégage une caractéristique de l'institution étatique (son caractère conservateur) indépendamment de "l'aire géographique", de la "domination de classe dont il est l'expression" et "de la période historique au cours de laquelle cette domination s'exerce". Mais en quoi dégager les caractéristiques générales d'une institution ou d'un phénomène au travers de l'histoire, indépendamment des formes spécifiques que celle-ci peut connaître suivant la période, relèverait-il d'une conception "a-historique" ? Qu'est ce donc que savoir se servir de l'histoire pour comprendre la réalité ni ce n'est d'abord et avant tout savoir dégager les lois générales qui se vérifient au travers de différentes périodes et conditions spécifiques. Le marxisme est-il "a-historique" lorsqu'il dit que depuis que la société est divisée en classes "la lutte de classes est le moteur de l'histoire" quelle que soit la période historique et quelles que soient les classes ?
On peut mettre en avant la nécessité de distinguer dans chaque État de l'histoire (État féodal, État bourgeois, État de la période de transition, etc.) ce qui lui est particulier, spécifique. Mais comment pourrait-on saisir ces particularités sans savoir par rapport à quelles généralités elles se définissent? Le fait de dégager les caractéristiques générales d'un phénomène au cours de l'histoire, à travers toutes les tonnes particulières aussi différentes soient-elles qu'il ait pu prendre suivant les périodes, est non seulement le fondement même d'une analyse historique mais aussi la condition première pour pouvoir comprendre en quoi consistent les spécificités de chaque expression particulière du phénomène.
Du point de vue marxiste, on peut être tenté de mettre en question la véracité de la loi générale que nous dégageons sur la nature conservatrice de l'État, mais en aucun cas s'attaquer au fait en soi de vouloir reconnaître la caractéristique historique générale d'une institution. Autrement, c'est nier la possibilité de toute analyse historique.
Il nous est ensuite dit que notre position relève encore de l'anarchiste par le fait qu'elle constituerait "une opposition de principe à l'État". Rappelons en quoi consiste cette opposition de principe des anarchistes à l'État : rejetant l'analyse de l'histoire en termes de classe et le déterminisme économique, les anarchistes n'ont jamais compris l'État comme le produit des besoins d'une société divisée en classes, mais comme un mal en soi qui, avec la religion et l'autoritarisme, serait à la base de tous les maux de la société ("je suis contre l'État parce que l'État est maudit", disait Louise Michel). Pour les mêmes raisons ils considèrent qu'entre le capitalisme et le communisme, il n'y a aucun besoin d'une période ce transition et encore moins d'État : l'État ouvra et devra être "aboli","interdit" par décret au lendemain même de l'Insurrection générale.
Qu'y a-t-il de commun entre cette vision et celle qui affirme que l'État, produit de la division de la société en classes, à une essence conservatrice car il a pour fonction de réfréner et de maintenir ce conflit dans l'ordre et la stabilité sociale ? Si nous soulignons le caractère conservateur de cette institution ce n'est pas pour préconiser une indifférence "apolitique" du prolétariat à son égard, ou pour colporter des illusions sur la possibilité de faire disparaître l'institution étatique par quelque interdiction que ce soit tant que la division de la société en classes subsistera, mais pour mettre en lumière pourquoi le prolétariat, loin de se soumettre inconditionnellement à l'autorité de cet État au cours de la période de transition -comme le préconise l'idée qui voit dans l'État l'incarnation de la dictature du prolétariat- doit, au contraire, soumettre cet appareil par un rapport de force permanent à sa propre dictature de classe. Qu'y a-t-il de commun entre cette vision et celle des anarchistes qui rejettent en bloc État, période de transition et surtout la nécessité de la dictature du prolétariat ?
Assimiler cette analyse à la vision anarchiste c'est se payer de mots avec des arguments de polémique dérisoire.
Mais venons-en au problème de fond : pourquoi l'État est-il une institution conservatrice par excellence ?
Le mot conservateur désigne par définition ce ou celui qui s'oppose à toute innovation, ce ou celui qui résiste au bouleversement de l'état de chose existant. Or, l'État, quel qu'il soit, est une institution dont la fonction essentielle n'est autre que celle du maintien de l'ordre, le maintien de l'ordre existant. Il est le produit du besoin de toute société divisée en classes de se doter d'un organe capable de maintenir par la force un ordre qu'elle n'est pas capable de maintenir de façon spontanée, harmonieuse, du fait même de son déchirement en groupes sociaux aux intérêts économiques antagonistes. Il constitue par là même la force à laquelle doit s'opposer toute action visant à bouleverser l'ordre social, et donc, toute action révolutionnaire.
- "L'État n'eut donc pas un pouvoir imposé du dehors de la société ; il n'est pas davantage "la réalité de l'idée morale", "l'image de la réalité de la raison”, comme le prétend Hegel. Il est bien plutôt un produit de la société à un stade déterminé de son développement ; il est l'aveu que cette société s'empêtre dans une insoluble contradiction avec elle-même, s'étant scindée en oppositions inconciliables qu'elle est impuissante à conjurer, Mais pour que les antagonistes, les classes aux intérêts économiques opposés, ne se consument pas, elles et la société, en une lutte stérile, le besoin s'impose d'un pouvoir qui, placé en apparence au-dessus de la société, doit estomper le conflit, le maintenir dans les limites de l'"ordre"; et "ce pouvoir, né de la société, mais qui se place au-dessus d'elle et lui devient de plus en plus étranger, c'est l'État". (Souligné par nous)
Dans la fameuse formulation d'Engels dans "L'origine de la famille, de la propriété privée et de l'État", expliquant le besoin auquel correspond l'État et la fonction qui en découle pour celui-ci se trouve clairement énoncé cet aspect essentiel du rôle de cette institution : estomper le conflit entre classes, le maintenir dans les limites de l'ordre. Et quelques pages plus loin, …"l'État est né du besoin de réfréner des oppositions de classes".
Quand on sait que la force qui crée les bouleversements révolutionnaires n'est autre que la lutte des classes, c'est-à-dire, ce "conflit", cette "opposition" que l'État a pour tâche d'estomper" et de "réfréner", il est aisé de comprendre pourquoi l'État est une institution essentiellement conservatrice.
Dans les sociétés d'exploitation où l'État est ouvertement le gardien des intérêts de la classe économiquement dominante, le rôle conservateur de l'État face à tout mouvement tendant à mettre en question l'ordre économique existant et dont l'État est toujours, avec la classe dominante, Je bénéficiaire, apparaît assez clairement. Cependant, cette caractéristique conservatrice n'est pas moins présente dans l'État de la période de transition au communisme.
A chaque pas franchi par la révolution communiste (destruction du pouvoir politique de la bourgeoisie dans un ou plusieurs pays, puis dans le monde entier ; collectivisation de nouveaux secteurs de la production, développements de la collectivisation de la distribution dans les centres industriels, puis dans des régions agricoles avancées, puis arriérées, etc.) à chacune de ces étapes, et tant que le développement des forces productives n'aura pas atteint un degré suffisant permettant que chaque être humain suisse participer réellement à une production collectivisée à l'échelle mondiale et recevoir de la société "selon ses besoins", tant que l'humanité ne sera pas parvenue à ce stade de richesse qui lui permettra de se débarrasser enfin de tous les systèmes de rationnement de la distribution des produits et de s'unifier dans une communauté humaine sans divisions, à chaque pas franchi dans ces conditions, donc, la société devra se doter de règles de vie, de lois sociales stables et uniformes qui lui permettent de vivre en accord avec les conditions de production existantes, sans être pour autant déchirée par les conflits internes entre les classes qui subsistent, en attendant de pouvoir franchir de nouvelles étapes en avant.
Du fait qu'il s'agit de lois qui expriment encore un stade de pénurie, c'est-à-dire, un stade où le bien-être des uns tend à se faire toujours aux dépens du bien-être des autres, il s'agit de lois qui -même en instaurant "l'égalité dans la pénurie"- exigent pour être appliquées un appareil de contrainte et d'administration qui les impose et les fait respecter à l'ensemble de la société. Cet appareil n'est autre que l'État.
Si au cours de la période de transition nous décidions par exemple de distribuer gratuitement les biens de consommation dans ce qui seraient des centres de distribution, alors que la pénurie sévit encore dans la société, nous aurions peut-être quelques milliers ou milliards de personnes qui pourraient, le premier jour, se servir a leur faim -les premiers arrivés aux centres- mais au moins autant d'autres personnes se trouveraient réduites à la famine. Dans le manque, distribuer, même équitablement, impose d'instaurer des règle de rationnement et avec elles, des "fonctionnaires" : l'État des "surveillants et des comptables" dont parlait Lénine.
La fonction de cet État n'est pas une fonction révolutionnaire, même si l'ordre politique existant est celui de la dictature du prolétariat. Sa fonction intrinsèque est dans le meilleur des cas celle de stabiliser, régulariser, institutionnaliser les rapports sociaux existants. La mentalité du bureaucrate de la période de transition (et il n'y a pas d'État sans bureaucrates) n'est pas caractérisée par sa hardiesse révolutionnaire, loin de là. Elle tend invinciblement à être celle de tous les fonctionnaires : le maintien de l'ordre, la stabilité des lois qu'il est chargé de faire appliquer... et autant que possible, la défense de ses intérêts de privilégié. Plus la pénurie qui rend indispensable cet État se prolonge et plus s'accroît la force conservatrice de cet appareil et donc, avec elle, la tendance au resurgissement de toutes les caractéristiques de la vieille société.
Dans le Manifeste Communiste, Marx écrivait :
- "le développement des forces productives cet pratiquement la condition première condition nécessaire (du communisme) pour cette raison encore que l'on socialiserait sans lui l'indigence et que l'indigence ferait recommencer la lutte pour le nécessaire et par conséquent ressusciter tout le vieux fatras..."
La révolution russe où le pouvoir du prolétariat doit rester isolé, condamné à la pire pénurie fut la tragique démonstration par la pratique de cette vision. Mais elle montra du même coup que "le vieux fatras" ressuscitait d'abord et avant tout, là où on croyait que se trouvait l'incarnation de la dictature du prolétariat : dans l'État et sa bureaucratie.
Citons un témoin d'autant plus significatif qu'il fut un des principaux défenseurs de l'identité entre dictature révolutionnaire du prolétariat et État de la période de transition : Léon Trotsky :
- "L'autorité bureaucratique a pour base la pauvreté en articles de consommation et la lutte contre tous qui en résulte. Quand il y a assez de marchandises au magasin, les chalands peuvent venir à tout moment. Quand il y a peu de marchandises, les acheteurs sont obligés de faire la queue à la porte. Sitôt que la queue devient très longue, la présence d'un agent de police s'impose pour le maintien de l'ordre. Tel est le point de départ de la bureaucratie soviétique. Elle "sait" à qui donner et qui doit patienter "...
- ..."(La bureaucratie) surgit tout au début comme l'organe bourgeois de la classe ouvrière, établissant et maintenant les privilèges de la minorité, elle s'attribue naturellement la meilleure part : celui qui distribue les biens ne s'est encore jamais lésé. Ainsi naît de la société un organe qui, dépassant de beaucoup sa fonction sociale nécessaire, dévient un facteur autonome et en même temps la source de prends dangers pour tout l'organisme social". ("La Révolution Trahie")
Certes, le prochain mouvement révolutionnaire ne connaîtra certainement pas des conditions matérielles aussi désastreuses que le furent celles de la Russie. Mais la nécessité d'une période de transition, une période de lutte contre l'indigence et la pénurie à l'échelle de la planète ne sera pas moins inévitable que la subsistance d'une structure étatique. Le fait de disposer d'un potentiel plus grand de forces productives pour entreprendre la création des conditions matérielles de la société communiste constitue un éléments fondamental de l'affaiblissement de l'État et donc de sa force conservatrice sous la dictature du prolétariat. Mais il n'élimine pas pour autant cette caractéristique. Aussi reste-t-il de la première importance que le prolétariat ait su assimiler les leçons de l'expérience russe et sache voir dans l'État de cette période non pas l'incarnation suprême de sa dictature mais un organe qu'il devra soumettre à sa dictature et par rapport auquel il devra maintenir son autonomie organisationnelle.
Une force de stabilisation, non de bouleversement
Mais, nous dit-on, l'histoire montre que l'État assume une fonction révolutionnaire lorsque la classe qui l'instaure est elle-même révolutionnaire :
- "Dans le passé et dans les phases révolutionnaires, à peine une classe a t’elle conquis le pouvoir qu'elle stabilise le type d'organisation étatique répondant le mieux à la poursuite de ses intérêts de classe. L'État assumait alors la fonction révolutionnaire qu'avait alors la classe révolutionnaire qui l'avait institué. C'est à dire : faciliter par ses interventions despotiques -après avoir brisé par la terreur la résistance des anciennes classes- le développement des forces productives en balayant les obstacles qui barrent ce chemin, en stabilisant et imposant par le monopole des forces armées un cadre de lois et de rapports de production qui favorisent ce développement et répondent aux intérêts de la nouvelle classe au pouvoir. Par exemple, pour n'en citer qu'un, l'État français de 1793 assuma une fonction éminemment révolutionnaire".
Il ne s'agit pas ici de jouer avec les mots. "Assumer une fonction révolutionnaire" d'une part, "stabiliser un cadre de lois et de rapports qui répondent aux intérêts de la nouvelle classe au pouvoir" d'autre part, ne décrivent pas la même chose. A partit du moment où la lutte d'une classe révolutionnaire aboutit à établir un rapport de forces dans la société en sa faveur, il est évident que le cadre légal, l'institution étatique qui a pour fonction de stabiliser les rapports de force existants dans la société est amené à traduire ce nouvel état de fait dans les lois et des interventions de l'exécutif pour les faire appliquer. Toute action politique d'envergure dans une société divisée en classes et donc chapeautée par une structure étatique, ne peut atteindre son but sans se traduire, tôt ou tard, par une concrétisation au niveau des lois et de l'action de l'État. C'est ainsi que l'État de 1793 en France, par exemple, fut amené à légaliser des mesures révolutionnaires imposées dans les faits par les forces révolutionnaires : exécution du roi, loi des suspects et instauration de la Terreur contre les éléments réactionnaires, réquisitions et rationnements, confiscation et vente des biens des immigrés, impôt sur les riches, "déchristianisation" et fermeture des églises, etc.. De même l'État des soviets en Russie prit des mesures révolutionnaires, telles la consécration du pouvoir des soviets et la destruction du pouvoir politique de l'ancienne classe, l'organisation de la guerre civile contre les armées blanches, etc…
Mais peut-on dire que l'État ait assumé pour autant la fonction révolutionnaire des classes qui l'ont instauré ?
La question qui se pose est de savoir si ces faits montrent que l'État n'est conservateur que dans la mesure où la classe dominante l'est elle-même, et inversement, révolutionnaire lorsque cette dernière est elle-même révolutionnaire. En d'autres termes, l'État n'aurait aucune tendance conservatrice ou révolutionnaire intrinsèque par lui-même. Il serait tout simplement l'incarnation institutionnelle de la volonté de la classe dominante politiquement, ou, pour reprendre une formulation de Boukharine sur l'État et le prolétariat pendant la période de transition :
- "La raison collective de la classe ouvrière (...) trouve son incarnation matérielle dans l'organisation suprême et universelle, celle de l'appareil d'État", (Questions économiques de la Période de transition -Edts EDI, page 110).
Regardons donc ces événements de plus près, et commençons par :
- "L'État français de 93 fut le plus radical par ses mesures de tous les États bourgeois de l'histoire" (nous traiterons de la révolution russe dans le point suivant).
L'État de 93 est celui de la Convention Nationale, instaurée à la fin de 92 après la destitution de la Monarchie par la Commune Insurrectionnelle de Paris et la terreur imposée par celle-ci la Convention succédait à l'État de l'Assemblée Législative qui avait "organisé" les guerres révolutionnaires, mais dont l'existence se trouve mise en question par la chute du trône et par le pouvoir réel de la Commune Insurrectionnelle dont elle tenta, en vain, de déclarer la dissolution (le 1er septembre, la Législative proclama la dissolution de la Commune mais dut revenir sur sa décision le soir même).
La Législative succédait elle-même à la Constituante qui, après avoir déclaré abolis les droits seigneuriaux et adopté la déclaration universelle des droits de l'homme, avait refusé de prononcer la déchéance du roi.
Avant de voir comment ont été prises les fameuses mesures radicales de 1793, constatons donc déjà que les évènements qui vont de la conquête du pouvoir par la bourgeoisie en 89 à l'avènement de la Convention, trois ans plus tard (septembre 92), n'ont rien à voir avec la description simpliste que nous offre le camarade E. : "Dans le passé et dans les phases révolutionnaires, à peine une classe a t’elle conquis le pouvoir qu'elle stabilise (sic) le type d'organisation étatique répondant le mieux à la poursuite de ses intérêts de classe".
Dans la réalité, à peine la bourgeoisie a t’elle conquis le pouvoir politique en 89 que commence un processus long et complexe au cours duquel la classe révolutionnaire, au lieu de stabiliser l'État qu'elle vient d'instaurer, se voit contrainte de le mettre, systématiquement en question pour pouvoir mener à bien sa mission révolutionnaire.
A peine l'État a t’il consacré un nouveau rapport de forces instauré par les forces vives de la société (l'abolition des droits seigneuriaux par la Constituante après les événements de Juillet 89 à Paris, par exemple) que déjà le cadre institutionnel, qui se trouve par cet acte stabilisé, s'avère insuffisant et se transforme en entrave aux nouveaux développements du bouleversement révolutionnaire (refus de la Constituante de prononcer la déchéance du roi et répression par celle-ci des mouvements populaires en ce sens).
Si de 89 a 93, il a déjà fallu à la révolution trois forces étatiques (chacune ayant connu elle-même divers gouvernements), c'est justement parce qu'aucun de ces États ne parvient à "assumer la fonction révolutionnaire de la classe qui l'a institué". Chaque nouveau pas en avant de la révolution prend ainsi la forme d'une lutte, non seulement contre les classes de l'ancien régime, mais aussi contre l'État "révolutionnaire" et son inertie légaliste et conservatrice.
L'année 93 elle-même ne marque pas une "stabilisation du type d'organisation étatique répondant le mieux à la poursuite des intérêts de la bourgeoisie". Elle correspond au contraire à l'apogée de la déstabilisation de l'institution étatique. Il faut attendre Napoléon, ses codes juridiques, sa réorganisation de l'administration et son "Citoyens ! La révolution est fixée aux principes qui l'ont commencés, elle est finie !" pour que véritablement on puisse commencer à parler de stabilisation[1].
Et comment pourrait-il en être autrement ? Comment une classe véritablement révolutionnaire pourrait-elle traiter, au moment même du combat le représentant du maintien de l'ordre" (même du sien) autrement qu'à coups de pieds pour le faire sortir de ses préoccupations administratives et ses formalités juridiques où il s'attache, suivant le mot d'Engels, à "estomper le conflit (entre classes), à le maintenir dans les limites de ‘l'ordre’".
Croire que l'institution étatique puisse être "l'incarnation matérielle" de la volonté révolutionnaire d'une classe est aussi absurde qu'imaginer qu'une révolution puisse se dérouler dans l'ordre ! ; C’est demander à un organe dont la fonction essentielle est d'assurer la stabilité de la vie sociale, d'incarner l'esprit de subversion qu'il a précisément pour tâche d'étouffer dans les forces vives de la société ; c'est demander à un corps de bureaucrates d'avoir l'esprit d'une classe révolutionnaire.
Une révolution est la formidable explosion des forces vives de la société qui prennent directement en mains la destinée du corps social, bouleversement sans respect ni atermoiements sur toute institution (même créée par elle) qui entrave leur mouvement. La puissance d'une révolution se mesure ainsi en premier lieu dans la capacité de la classe révolutionnaire à ne pas se laisser enfermer dans le carcan légal de ses premières conquêtes, à savoir être aussi impitoyable avec les insuffisances de ses propres premiers pas qu'avec les forces de l'ancien régime. La supériorité politique de la révolution bourgeoise en France par rapport à celle de la bourgeoisie anglaise résida précisément dans sa capacité à ne pas être paralysée par le fétichisme de l'État et d'être parvenue à bouleverser sans cesse et sans pitié sa propre institution étatique jusqu'aux dernières conséquences.
Mais, venons-en donc au fameux État de 93 et à ses mesures, puisqu'il constitue précisément d'une part l'exemple proposé par le camarade E. pour démontrer les soi-disant capacités révolutionnaires de l'institution étatique, et d'autre part, une des plus éclatantes illustrations de l'impuissance de cette institution dans ce domaine.
En fait, les grandes mesures révolutionnaires de la période de 93 n'ont pas été prises par l'initiative de l'État mais contre celui-ci. C'est à l'action directe des fractions les plus radicales de la bourgeoisie parisienne, appuyées et souvent emportées par l'énorme pression du prolétariat des faubourgs de la capitale, qu'elles doivent leur réalisation.
La Commune Insurrectionnelle de Paris, ce corps constitué avec les événements des 9-10 août 92, par les éléments les plus radicaux de la bourgeoisie disposant de la force des bourgeois armés, la Garde Nationale et les Sectionnaires armés des faubourgs reposant essentiellement sur l'élan des masses populaires, c'est ce corps, expression organique directe du mouvement révolutionnaire, qui impose d'abord à la Législative, puis à la Convention -dont elle provoque l'instauration par les élections au suffrage universel indirect et 90% d'abstentions d'électeurs terrorisés- les mesures les plus radicales de la révolution. C'est elle qui provoque la chute du roi le 10 août 92, qui emprisonne la famille royale au Temple le 13, c'est elle qui empêcha sa propre dissolution par l'État de la Législative, elle qui instaura directement les tribunaux révolutionnaires et la terreur des journées de septembre 92 ; c'est elle qui, en 93, impose à la Convention l'exécution du roi, la loi sur les suspects, la proscription des Girondins, la fermeture des églises, l'instauration officielle de la Terreur, etc. Et, comme pour mettre en évidence son caractère de force vive distincte de l'État, elle impose encore à la Convention la prééminence de Paris comme "guide la Nation et tuteur de l'Assemblée", le droit d'intervention directe du "peuple" au besoin contre "ses représentants" et enfin "le droit à l'insurrection" !
L'exemple de Cromwell en Angleterre dissolvant par la force l'Assemblée et faisant apposer sur la porte d'entrée une affiche : "A LOUER", traduit la même nécessité.
Si les événements de 92-93 montrent quelque chose, ce n'est donc pas que l'institution étatique est d'autant plus révolutionnaire que l'est la classe qui la domine, mais au contraire que :
- plus cette classe est révolutionnaire et plus elle est amenée à se heurter au caractère conservateur de l'État ;
- plus elle a besoin de prendre des mesures radicales et plus elle est contrainte de refuser de se soumettre à l'autorité étatique pour soumettre au contraire cette institution à sa dictature.
Nous avons dit au début de ce point : "assumer une fonction révolutionnaire" et "stabiliser un cadre de lois et de rapports qui répondent aux intérêts de la nouvelle classe au pouvoir" ne veut pas dire la même chose. La différence entre les deux dans les phases révolutionnaires, l'histoire La résout par un rapport de forces entre la vraie force révolutionnaire, la classe réelle elle-même, et son expression juridique, l'État.
S'identifier à un organe stabilisateur
Nous avons jusqu'à présent traité de la nature conservatrice de l'État en restant sur un terrain historique général. En revenant au domaine de la période de transition au communisme, nous sommes amenés à voir à quel point cet antagonisme entre révolution et institution étatique, larvé ou ponctuel dans les révolutions du passé, prend dans la révolution communiste un caractère plus profond et irréconciliable.
Le camarade E. nous dit :
- "Les difficultés commencent quand on affirme que l'État a une nature historique anti-communiste et anti-prolétarienne et essentiellement conservatrice et que donc "sa dictature" (celle du prolétariat) ne peut trouver dans une institution conservatrice par excellence sa propre expression "authentique et totale" et l'anarchisme (pardonnes-moi la brutalité des mots) chassé par la porte revient par la fenêtre".
Laissons de côté l'argument polémique qui consiste à traiter notre position d'anarchiste : nous en avons déjà parlé. Et voyons pourquoi le prolétariat ne peut trouver dans une institution conservatrice son "expression authentique et totale".
Nous avons vu comment au cours de la révolution bourgeoise, il se produit des moments où, du fait de la tendance conservatrice qui s'exprimait dans les premières formes de son propre État, la bourgeoisie s'est vue contrainte, à travers ses fractions les plus radicales de prendre une distance réelle par rapport à cette institution et d'imposer sa dictature "despotique" non seulement sur les autres classes de la société, mais aussi sur l'État qu'elle venait d'instaurer.
Cependant, cette opposition entre bourgeoisie et État ne pouvait être que momentanée. Le but des révolutions bourgeoises, aussi radicales et populaires soient-elles, ne peut jamais être autre que l'affermissement et la stabilisation d'un ordre social dont elle est bénéficiaire. Aussi grande que puisse être son opposition à l'ancienne classe dominante, elle ne déstabilise la société et l'institution étatique que pour mieux la figer par la suite, une fois affirmé son pouvoir politique dans un nouvel ordre stable où elle peut, sans entrave, épanouir sa force de classe exploiteuse.
C'est ainsi que l'ouragan révolutionnaire de 93 fut suivi de la soumission de la Commune Insurrectionnelle de Paris au gouvernement du Comité de Salut Public de Robespierre, puis de l'exécution de Robespierre lui-même par la "réaction" de Thermidor, pour aboutir à l'État fort de Napoléon, où État et bourgeoisie se retrouveront fraternellement enlacés dans un désir absolu d'ordre et de stabilité.
En fait, plus se consolide et se développe le système de la bourgeoisie et plus cette dernière se reconnaît entièrement dans son État, garant absolu et conservateur de ses privilèges. Plus la bourgeoisie devient conservatrice et plus elle s'identifie à son gendarme et administrateur.
Il en est tout autrement pour le prolétariat. Le but de la classe ouvrière au pouvoir n'est ni de maintenir son existence comme classe ni de conserver l'État, produit de la société divisée en classes. Son objectif déclaré, c'est la disparition des classes et en conséquence de l'État. La période de transition au communisme n'est pas un mouvement vers la stabilisation du pouvoir prolétarien mais au contraire vers sa disparition. Il en découle, non pas que le prolétariat ne doive pas affirmer sa dictature sur l'ensemble de la société mais qu'il se sert de cette dictature pour bouleverser en permanence l'état de choses existant. Ce mouvement de bouleversement est permanent jusqu'au communisme : toute stabilisation de la révolution prolétarienne constitue pour elle un recul et une menace de mort. La fameuse sentence de Saint-Just : "Ceux qui font une révolution à moitié creusent leur propre tombe" s'applique au prolétariat du fait de sa nature de classe exploitée plus qu'à toute classe révolutionnaire dans l'histoire.
Contrairement à l'idée de Trotsky qui -incapable de reconnaître dans le développement de la bureaucratie après 17 la force de la contre-révolution- parlait d'un "Thermidor prolétarien", il n'y a pas de "thermidor" pour la révolution prolétarienne. Thermidor fut pour la bourgeoisie une nécessité correspondant à la recherche d'une stabilisation de son pouvoir. Pour le prolétariat, toute stabilisation constitue non pas un aboutissement, une réussite, mais une faiblesse, et à moyen terme, un recul de son oeuvre révolutionnaire.
Le seul moment où la stabilisation des rapports sociaux pourrait correspondre aux intérêts du prolétariat serait celui d'une société sans classe, le communisme. Mais alors, il n'y aura plus ni prolétariat, ni dictature du prolétariat, ni État. C'est pourquoi le prolétariat ne peut jamais trouver dans cette institution dont la fonction est"d'estomper le conflit entre les classes" et de stabiliser l'état de choses existant, "son expression authentique et totale".
Contrairement à ce qui se produisait pour la bourgeoisie, le développement de la révolution prolétarienne ne se mesure pas au renforcement de l'institution étatique, mais au contraire à la dissolution de celle-ci dans la société civile, la société des producteurs.
Mais l'attitude du prolétariat au cours de sa dictature à l'égard de l'État -non identification, organisation autonome par rapport à lui et exercice de sa dictature sur lui- se distingue de celle de la bourgeoisie installée, non seulement parce que pour la première, la dissolution de l'appareil étatique est une nécessité, mais aussi -et sans cela cette nécessité ne serait qu'un voeu pieux- parce qu'elle est une possibilité.
Divisée par la propriété privée et la concurrence sur lesquelles elle fonde sa domination économique, la bourgeoisie ne peut engendrer longtemps de corps organisé qui incarne ses intérêts de classe en dehors de l'État. L'État est pour la bourgeoisie non seulement le défenseur de sa domination à l'égard des autres classes, il est aussi le seul lien d'unification de ses intérêts. Dans la division en mille intérêts privés et antagonistes de la bourgeoisie, seul l'État constitue une force capable d'exprimer les intérêts de l'ensemble de la classe. C'est pourquoi, si elle ne pouvait se passer, à un moment donné, ni en France ni en Angleterre, de l'action autonome de ses fractions les plus radicales contre l'État qu'elle avait instauré pour mener à bout sa révolution, elle ne pouvait pas plus prolonger longtemps cet état de choses, sous peine de perdre toute unité politique et donc toute force (voir le sort réservé à la Commune Insurrectionnelle de Paris et à ses dirigeants une fois leur fulgurante action révolutionnaire accomplie).
Le prolétariat ne connaît pas cette impuissance. N'ayant pas d'intérêts antagonistes en son sein et trouvant dans son unité autonome la principale force de son action, le prolétariat peut exister unifié et puissant sans recours à un arbitre armé au-dessus de lui. Sa représentation comme classe, il la trouve en lui-même, dans ses propres organes unitaires : les Conseils Ouvriers.
Ce sont ces Conseils qui doivent et peuvent constituer le seul et véritable organe de la dictature du prolétariat. C'est en eux et en eux seuls que la classe ouvrière trouve son "expression authentique et totale".
Le prolétariat comme classe dominante
Le camarade E. reprend à son compte les positions de Lénine dans "l'État et la Révolution", basées elles-mêmes sur les écrits et l'expérience pratique passée du mouvement prolétarien. Mais il le fait en simplifiant à l'extrême cette position, en oubliant le contexte politique où elle fut définie et évidemment en laissant de côté la plus importante expérience de la dictature du prolétariat : la révolution russe.
Le plus grand et le plus riche moment de l'histoire du combat prolétarien n'aurait d'après E., rien, strictement rien modifié aux formulations des révolutionnaires avant Octobre. Le résultat est une grossière simplification des inévitables insuffisances de la théorie révolutionnaire avant 1917, dans un domaine où la seule expérience existante alors était celle de la Commune de Paris.
E. écrit :
- "L'essence de celle-ci (la conception de l'État et de son rôle chez Lénine) est très simple : le prolétariat s’érigeant en classe dominante crée son propre organe d'État différent des autres par la forme, mais jouant par essence la même fonction : oppression des autres classes, violence concentrée contre elles pour le triomphe de ses intérêts historiques comme classe dominante, même si ceux-ci coïncident à long terme avec ceux de l'humanité".
Il est vrai que l'essence de la fonction de l'État a toujours été le maintien de l'oppression des classes exploitées par la classe exploiteuse. Mais au moment de transporter cette idée à l'analyse de la période de transition au communisme, cette simplicité est plus qu'insuffisante. Et cela pour deux raisons principales :
- premièrement parce que la classe exerçant la dictature n'est pas une classe exploiteuse mais exploitée ;
- deuxièmement, parce que, de ce fait, ainsi que pour les raisons que nous avons vues, le rapport entre prolétariat et État ne peut être celui qui caractérisait la domination des classes exploiteuses.
Dans "l'État et la Révolution", Lénine fut amené à mettre au premier plan cette conception simple de l'État, du fait même de la polémique qu'il y développait contre la social-démocratie. Cette dernière, pour justifier sa participation au gouvernement de l'État bourgeois, prétendait ne voir dans l'État (et l'État bourgeois en particulier) qu'un organe de conciliation entre les classes : elle en déduisait qu'en y participant et développant l'influence électorale des partis ouvriers, on pourrait le transformer en outil du prolétariat pour l'avènement du socialisme. Lénine rappela avec force que dans une société divisée en classes l'État avait toujours été l'État de la classe dominante, l'appareil du maintien du pouvoir de cette dernière, sa force armée contre les autres classes.
La pensée d'une classe révolutionnaire et à fortiori celle d'une classe révolutionnaire exploitée ne peut jamais se développer dans un univers de paisible recherche scientifique. Arme d'un combat global, elle ne peut s'exprimer qu'en opposition violente à l'idéologie dominante dont elle s'attache en permanence à démontrer la fausseté. C'est pourquoi, on ne trouvera jamais un texte révolutionnaire qui ne prenne, d'une façon ou d'une autre, la forme de critique ou de polémique. Même les morceaux les plus "scientifiques" du Capital sont rédigés dans un esprit de combat critique contre les théories économiques de la classe dominante. Aussi faut-il savoir, quand on reprend les écrits révolutionnaires, les replacer en permanence dans le combat auquel ils s'intègrent. La polémique, si elle est vivante, conduit inévitablement à polariser la pensée sur des aspects particuliers de la réalité parce qu'étant les plus importants dans tel combat particulier. Mais ce qui est essentiel dans une discussion ne l'est pas automatiquement dans une autre. Reprendre mot pour mot les formulations et les préoccupations exprimées dans des textes traitant d'un problème particulier pour les appliquer telles quelles, sans les replacer dans leur contexte, à d'autres problèmes fondamentalement différents, conduit la plupart du temps à des aberrations où ce qui pouvait être une simplification nécessaire dans une polémique se transforme, transposé ailleurs, en une absurdité théorique. C'est pourquoi l'exégèse est toujours une entrave pour la théorie révolutionnaire.
Transposer telles quelles les insistances dégagées du combat contre la participation de la social-démocratie dans l'État bourgeois et son rejet de la dictature du prolétariat, aux problèmes posés par le rapport entre la classe ouvrière et l'État de la période de transition au communisme est un exemple de ce type d'erreur. Erreur qui fut souvent commise aussi bien par Marx et Engels que par Lénine et tous les révolutionnaires dont l'union fut forgée au feu du combat contre la social-démocratie pendant la première guerre. Compréhensible peu avant Octobre 17, elle ne l'est cependant plus aujourd'hui.
L'expérience de la révolution russe a mis en évidence à quel point le rapport entre le prolétariat au pouvoir et l'État était différent de celui qu'entretenaient les classes exploiteuses.
Le prolétariat exerçant sa dictature s'affirme comme classe dominante dans la société. Mais dominante n'a rien à voir ici avec le contenu de ce terme dans les sociétés passées. Le prolétariat est classe dominante politiquement, mais non économiquement. Non seulement la classe ouvrière ne peut exploiter aucune autre classe de la société, mais, qui plus est, elle demeure dans une certaine mesure classe exploitée.
Exploiter économiquement une classe, c'est tirer profit de son travail au détriment de sa propre satisfaction, c'est amputer une classe d'une partie du fruit de son travail en la privant par cela de la possibilité d'en jouir. Or, au lendemain de la prise du pouvoir par le prolétariat, la situation économique de la société connaît les deux caractéristiques suivantes :
- Par rapport aux besoins humains (mêmes considérés dans leur définition minimum de ne souffrir ni de faim, ni de froid ni de maladies curables), la pénurie règne en maître absolu pour près de doux tiers de l'humanité ;
- L'essentiel de la production mondiale est réalisée dans les régions industrialisées par une fraction largement minoritaire de la population : le prolétariat.
Dans ces conditions, la marche vers le Communisme implique un énorme effort de production visant à permettre d'une part la plus grande satisfaction des besoins humains et, d'autre part (liée à cette première nécessité) l'intégration au processus productif (à ses niveaux de technicité les plus élevés) de l'immense masse de la population qui est improductive, soit (dans les pays développés) parce qu'elle remplissait des fonctions improductives dans le capitalisme, soit (et c'est le cas pour la majorité dans le tiers-monde) parce que le capitalisme n'avait pu les intégrer à la production sociale. Or, qu'il s'agisse d'augmenter la production de biens de consommation ou qu'il s'agisse de produire les moyens de production qui permettront d'intégrer les masses improductives (le paysannat indigent du tiers-monde ne sera pas intégré à la production socialisée avec des charrues de bois ou d'acier, mais avec les moyens industriels les plus avancés... qu'il faudra créer), cet effort donc repose essentiellement sur le prolétariat.
Tant que subsiste la pénurie dans le monde et tant que le prolétariat reste une fraction de la société (c'est à dire tant que sa condition ne s'est pas étendue à toute la population du globe), il se trouvera à produire un surplus de biens (de consommation et de production) dont il ne bénéficiera qu'à long terme. De ce point de vue, donc, le prolétariat non seulement n'est pas classe exploiteuse mais demeure encore classe exploitée.
Dans les sociétés passées, l'État tendait à s'identifier à la classe dominante et à la défense de ses privilèges dans la mesure où cette classe était économiquement dominante, c'est à dire bénéficiant du maintien des rapports production existants. La tâche de "l'État de maintien de l'ordre est dans une société d'exploitation inévitablement le maintien de l'exploitation et donc des privilèges de l'exploiteur.
Mais au cours de la période de transition au communisme, le maintien des rapports économiques existants, s'il peut constituer, par certains aspects et à court terme, un moyen d'empêcher un recul en deçà des pas franchis par le prolétariat (et c'est en cela que l'État est inévitable au cours de la période de transition), il représente par ailleurs le maintien d'une situation économique où le prolétariat supporte le poids de la subsistance et du développement de l'ensemble de la société. Contrairement à ce qui passait dans les sociétés où la classe politiquement dominante était une classe bénéficiant directement de l'ordre économique existant, au cours de la dictature du prolétariat, la convergence entre État et classe politiquement dominante perd tout fondement économique. Qui plus est, comme organe exprimant les besoins de cohérence de la société et la nécessité d'empêcher que les antagonismes entre classes se développent, l'État tend inévitablement à s'opposer, sur le terrain économique, aux intérêts immédiats de la classe ouvrière. L'expérience russe au cours de laquelle, on vit l'État exiger du prolétariat un effort de production toujours plus grand au nom de la nécessité de pouvoir satisfaire aux exigences de l'échange avec les paysans ou avec les puissances étrangères, mit en évidence, à travers la répression des grèves ouvrières (dès les premiers mois de la révolution) à quel point cet antagonisme pouvait être déterminant dans les rapports entre prolétariat et État.
C'est pourquoi encore le prolétariat au pouvoir ne peut reconnaître dans l'État, comme le voulait Boukharine, "l'incarnation matérielle de sa raison collective", mais un instrument de la société qui ne se soumettra pas à son pouvoir "automatiquement" -comme c'était le cas pour les classes exploiteuses, une fois leur domination politique définitivement assurée- mais qu'il devra au contraire soumettre sans relâche à son contrôle et à sa dictature, s'il ne veut le voir se retourner contre lui, comme en Russie.
Une dictature sur l'État
Mais, dernier argument du camarade E., on nous dit qu'un État qui serait soumis à une dictature qui lui est extérieure, n'aurait pas les moyens de jouer son rôle. Nous oublierons que, si État et dictature d'une classe ne sont pas identiques, il n'y a pas de dictature réelle.
- "En fait, on accepte la dictature du prolétariat, mais on oublie qu'État et dictature, ou pouvoir exécutif d'une classe sont synonymes (...) C'est donc un non-sens de parler d'un État qui soit soumis à une dictature qui lui est extérieure et qui ne peut alors intervenir despotiquement dans la réalité économique et sociale pour l'orienter dans une certaine direction de classe".
Il est vrai qu'il ne peut y avoir de dictature d'une classe quelle qu'elle soit sans qu'existe dans la société une institution de type étatique : d'une part, parce que division de la société en classes implique existence d'un État, d'autre part, parce que tout pouvoir de classe nécessite l'existence d'un appareil qui traduise dans un cadre de lois et de moyens de contraintes son pouvoir dans, la société: l'État. Il est vrai aussi qu'un État qui ne disposerait pas d'un pouvoir réel ne serait pas un État. Mais il est faux de dire que dictature de classe est identique à État et "qu'un État qui soit soumis à une dictature qui lui est extérieure est un non-sens".
La situation de dualité de pouvoir (celui d'une classe d'une part, celui de l'État d'autre part le premier s'exerçant sur le second) s'est déjà produite dans l'histoire, en particulier au cours des grandes révolutions bourgeoises. Et, pour toutes les raisons que nous avons vues, elle s'imposera comme une nécessité au cours de la période de dictature du prolétariat.
Ce qui est réel, c'est qu'une telle situation ne peut s'éterniser sans entraîner la société dans une contradiction inextricable dans laquelle elle se consommerait elle-même. Elle constitue une contradiction vivante qui doit se résoudre inévitablement. Mais la façon dont elle se résout diffère fondamentalement suivant qu'il s'agisse de la révolution bourgeoise ou de la révolution prolétarienne.
Dans le premier cas, cette dualité du pouvoir se résout rapidement par une identification du pouvoir de la classe dominante avec le pouvoir d'État qui sort du processus révolutionnaire renforcé et investi du pouvoir suprême sur l'ensemble de la société, la classe dominante incluse.
Dans le cas de la révolution prolétarienne au contraire, elle se résout dans la dissolution de l'État et la prise en mains de toutes les destinées dé la vie sociale par la société elle-même.
C'est là une opposition fondamentale qui se traduit par des caractéristiques dans le rapport entre classe dominante et État dans la révolution prolétarienne différentes de celles de la révolution bourgeoise, non seulement par la forme mais aussi par le contenu.
Pour mieux cerner ces différences, il est nécessaire de tenter de se représenter les lignes générales des formes du pouvoir du prolétariat au cours de la période de transition telles qu'elles peuvent être esquissées à partir de l'expérience historique du prolétariat. Sans vouloir s'attacher à définir les détails institutionnels d'une telle période, car s'il est une caractéristique majeure des périodes révolutionnaires, c'est que toutes les formes institutionnelles tendent à apparaître comme des coquilles vides que les forces vives de la société remplissent et bouleversent au gré du besoin de leurs affrontements, il est cependant possible de dégager les axes très généraux suivants :
- L'organe du pouvoir direct du prolétariat sera constitué par les organisations unitaires de cette classe, les conseils ouvriers, assemblées de délégués élus et révocables par l'ensemble des prolétaires, c'est à dire l'ensemble des travailleurs produisant de façon collective dans le secteur socialisé (ouvriers de l'ancienne société et travailleurs intégrés au fur et à mesure du développement de la révolution dans le secteur collectivisé). Armés de façon autonome, tels sont les instruments authentiques de la dictature du prolétariat ;
- L'institution étatique est constituée à sa base par les conseils existant sur une base non pas de classe, c'est à dire non pas en fonction de la place occupée dans la production (le prolétariat se doit empêcher toute organisation de classe autre que la sienne) mais géographique : assemblées et conseils de délégués de la population par quartiers, villes, régions, etc. culminant dans un conseil central (qui constitue l'organe central de l'État).
Emanation de ces institutions, se dresse tout l'appareil d'État avec d'une part, ceux chargés du maintien de l'ordre : "surveillants" et armée pendant la guerre civile et, d'autre part le corps des fonctionnaires chargés de l'administration et de la gestion de la production et de la distribution.
Cet appareil de gendarmes et de fonctionnaires pourra être plus ou moins important, plus ou moins dissout dans la population elle-même suivant le cours du processus révolutionnaire, mais il serait illusoire d'ignorer l'inévitabilité de leur existence dans une société qui connaît encore les classes et la pénurie.
La dictature du prolétariat sur l'État de la période de transition, c'est la capacité de la classe ouvrière à maintenir l'armement et l'autonomie de ses conseils par rapport à l'État et à imposer à celui-ci (à ses organes centraux comme à ses fonctionnaires) sa volonté.
La dualité de pouvoir qui en résulte tendra à se résoudre au fur et à mesure que l'ensemble de la population sera intégrée dans le prolétariat et ses conseils et que l'abondance se développant, la fonction des gendarmes et autres fonctionnaires disparaîtra, "le gouvernement des hommes cédant la place à l'administration des choses" par les producteurs eux-mêmes. Le développement du pouvoir du prolétariat se fait dans le même mouvement que la diminution de celui des fonctionnaires de l'État et l'absorption par le prolétariat de l'ensemble de l'humanité transforme son pouvoir de classe en action consciente de la communauté humaine.
Mais, pour qu'un tel processus ait cours, il est nécessaire non seulement que les conditions matérielles de son épanouissement se trouvent réunies (en particulier extension mondiale de la révolution, développement des forces productives) main encore que le prolétariat, force motrice essentielle de ce processus, sache conserver et développer l'autonomie et la force de son pouvoir sur l'État.
Loin de constituer un non-sens, cette dictature de conseils ouvriers à laquelle est soumis l'État et qui lui est "extérieure", représente le mouvement même du dépérissement de l'État.
La révolution russe ne connut pas les conditions matérielles d'un tel épanouissement, mais par les difficultés énormes auxquelles elle se heurta, mit en relief le contenu des tendances intrinsèques de l'appareil étatique, le rôle de ce dernier s'étant trouvé du fait même de ces difficultés amplifié jusqu'aux dernières limites.
Au lendemain d'Octobre 17, existaient en Russie aussi bien les conseils ouvriers, protagonistes d'Octobre, que les conseils d'État, les soviets et leur appareil étatique en développement. Mais, reposant sur la conviction que l'État ne pouvait être distinct de la dictature du prolétariat, les conseils ouvriers se transformèrent en institution étatique s'intégrant dans l'appareil d'État. Avec le développement du pouvoir de la bureaucratie, provoquée par l'absence de toutes les conditions matérielles du développement de la révolution, l'opposition entre État et prolétariat ne tarda pas à apparaître au grand jour, on crut pouvoir résoudre l'antagonisme en plaçant partout où l'on pouvait dans l'appareil étatique, à la place ces fonctionnaires, les ouvriers les plus résolus et les plus expérimentés, les membres du Parti. Le résultat ne fut pas une prolétarisation de l'État, mais une bureaucratisation des révolutionnaires. A la fin de la guerre civile, le développement de l'antagonisme entre classe ouvrière et État aboutit à la répression par l'État des grèves de Petrograd en 1920 puis de l'insurrection des ouvriers de Kronstadt qui revendiquaient entre autres, des mesures contre la bureaucratie et la révocation des délégués aux Soviets.
Il ne s'agit pas d'en déduire ici que si le prolétariat avait gardé l'autonomie de ses conseils à l'égard de l'État et su imposer sa dictature à l'État au lieu de voir dans ce dernier son "incarnation matérielle", la révolution aurait définitivement triomphé en Russie.
La dictature du prolétariat en Russie ne fut pas étouffée par son incapacité à résoudre les problèmes de ses rapports avec l'État mais par l'échec de la révolution dans les autres pays, qui la condamnait à l'isolement. Cependant, son expérience à l'égard de ce problème crucial ne fut ni inutile ni "un cas particulier" sans signification pour l'ensemble du mouvement historique. L'expérience russe jeta une lumière fondamentale sur cette question complexe qui demeurait dans la théorie révolutionnaire encore particulièrement confuse. Non seulement, elle apporta avec les conseils ouvriers et l'organisation Soviétique, une réponse pratique au problème des formes du pouvoir prolétarien, mais elle permit de mieux résoudre ce qui se présentait dans les théories dégagées de l'expérience de la Commune de Paris comme une contradiction : de Marx et Engels à Lénine d'une part, on affirmait que l'État était l'incarnation de la dictature du prolétariat et d'autre part, on tirait de l'expérience de la Commune la leçon que le prolétariat devrait se prémunir contre les "effets nuisibles" (Engels) de cet État en soumettant tous ses fonctionnaires à un contrôle du prolétariat : réduction du revenu à celui d'un ouvrier et révocabilité à tout instant des fonctionnaires d'État par le prolétariat. Si l'État est identique à la dictature du prolétariat, pourquoi celui-ci devrait-il se méfier de ses effets nuisibles ? Comment la dictature d'une classe pourrait-elle avoir des effets contraires à ses propres intérêts ?
En fait, la nécessité d'une distinction nette entre dictature du prolétariat et État ainsi que d'un pouvoir dictatorial de la première sur le second se trouve en germe, sinon comme intuition du moins comme nécessité théorique dans les écrits des révolutionnaires sur cette question avant 17. Ainsi, par exemple, dans "l'État et la Révolution", Lénine est amené à parler d'une distinction entre quelque chose qui serait "l'État des fonctionnaires" et une autre qui serait "l'État des ouvriers armés": "en attendant l'avènement de la phase supérieure du communisme, les socialistes réclament de la société et de l'État qu'ils exercent le contrôle le plus rigoureux sur la mesure de travail et la mesure de consommation ; mais ce contrôle doit commencer par l'expropriation des capitalistes, par le contrôle des ouvriers sur les capitalistes, et il doit être exercé non par l'État des fonctionnaires mais par l'État des ouvriers armés" (souligné dans le texte).
Et dans un autre passage du même ouvrage où il tente de faire une comparaison entre l'économie de la période de transition et l'organisation de la poste dans le capitalisme, il affirme la nécessité du contrôle de ce corps de fonctionnaires par le corps des ouvriers armés :
- "Toute l'économie nationale organisée comme la poste, de façon que les techniciens, les surveillants, les comptables reçoivent, comme tous les fonctionnaires, un traitement n'excédant pas des "salaires d'ouvriers", sous le contrôle et la direction du prolétariat armé : tel est notre but immédiat", (souligné par nous).
La révolution russe montre tragiquement à quel point ce qui pouvait paraître comme une contradiction théorique dans la pensée révolutionnaire exprimait en fait une contradiction réelle entre la dictature du prolétariat et l'État de la période de transition ; elle mit en lumière à quel point "le contrôle et la direction du prolétariat armé" sur l'État constitue une condition sine qua non de l'affirmation de la dictature du prolétariat.
Le camarade E. croit certainement rester fidèle à l'effort théorique du prolétariat tel qu'il se concrétise avant Octobre 17 et en particulier dans "l'État et la Révolution" de Lénine dont il prend ici une défense intransigeante. Mais c'est trahir l'esprit de cet effort que de se camper sur une position qui presque par principe se refuse de mettre en question ces acquis théoriques à la lumière de la plus grande expérience de dictature du prolétariat. Pour conclure, nous ne pouvons que rappeler ce que Lénine écrivait justement dans "l'État et la Révolution" à propos de ce que doit être l'attitude des révolutionnaires dans ce domaine :
- "Marx ne se contenta pas d'admirer l'héroïsme des communards "montant à l'assaut du ciel", selon son expression. Dans le mouvement révolutionnaire des masses bien que celui-ci n’eut pas atteint son but, il voyait une expérience historique d'une portée immense, un certain pas en avant de la révolution prolétarienne universelle, un pas réel bien plus important que des centaines de programmes et de raisonnements. Analyser cette expérience, y puiser des leçons de tactique, s’en servir pour passer au crible sa théorie : telle est la tâche que Marx se fixe".
"Etant donné qu'il ne nous appartient pas de forger un plan qui vaille pour tous les temps à venir, il est d'autant plus certain que ce que nous devons faire pour le présent, c'est une évaluation critique impitoyable de tout ce qui est, impitoyable au sens où notre critique ne doit craindre ni ses propres résultats ni le conflit avec les pouvoirs établis."
(Karl Marx)
[1]Et encore : l'État
français connaîtra les forte suivit l'Empire Napoléonien et celles de 1848.