Les anarchistes et la guerre (4e partie) : l'internationalisme, une question cruciale

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Dans la partie précédente de cet article, nous avons montré  que le bouillonnement de la lutte des classes du prolétariat à la fin des années 1960, la recherche d’une perspective véritablement révolutionnaire avaient impulsé la réapparition au sein du milieu anarchistes de courants prolétariens. En tant qu’expression de cet effort de prise de conscience du prolétariat, ceux-ci avaient été conduits à remettre en cause certaines des positions politiques des organisations de l’anarchisme officiel inféodé à l’état bourgeois qui avaient dominé l’ensemble du milieu anarchiste après 1945, à prendre leur distance avec celles-ci pour se rapprocher des groupes politiques de la Gauche communiste, notamment conseillistes.

Trois décennies plus tard, le système capitaliste en faillite révèle l’impasse barbare dans laquelle il enferme l’humanité et où le prolétariat reprend progressivement le chemin de la lutte et tente de faire émerger une perspective révolutionnaire. Dans cette situation historique, au sein du milieu qui se revendique de l’anarchisme, tendent à s’exprimer de plus en plus clairement, dans les débats, deux positions bien distinctes.

Une décantation dans le milieu anarchiste

L’importance de ces débats s’illustre dans le fait qu’il touche à la question de l’attitude à adopter face à la guerre impérialiste et aux principes fondamentaux du prolétariat, comme celui de l’internationalisme, qui détermine l’appartenance au camp ouvrier face à la bourgeoisie.

Abordons les positions qui s’expriment dans le milieu anarchiste à travers deux exemples :

Nous avons la position du KRAS, qui se place d'un point de vue authentiquement internationaliste, affirmant à propos de la guerre en Géorgie en 2008 que : “L’ennemi principal des gens simples n’est pas le frère ou la sœur de l’autre côté de la frontière ou d’une autre nationalité. L’ennemi, c’est les dirigeants, les patrons de tout poil, les présidents et ministres, les hommes d’affaire et les généraux, tous ceux qui provoquent les guerres pour sauvegarder leur pouvoir et leurs richesses. Nous appelons les travailleurs en Russie, Ossétie, Abkhazie et Géorgie à rejeter le joug du nationalisme et du patriotisme pour retourner leur colère contre les dirigeants et les riches, de quelque côté de la frontière qu’ils se trouvent” 1.

D'un autre côté, nous trouvons celle de l’Organisation communiste libertaire à propos de l’Irak qui appelle à : “soutenir matériellement et financièrement (…) les forces progressistes opposées à l’occupation” dont les “moyens militaires limités leur permettent tout de même d’organiser quelques ‘zones libérées’ dans les quartiers populaires où l’armée américaine ne s’aventure pas” tandis que “dans les pays qui maintiennent des troupes en Irak, outre les Etats-Unis, incluent notamment plusieurs pays de l’Union européenne (…), la tâche principale est d’affronter le gouvernement pour obtenir le retrait, bloquer les transports de troupes ou de matériel militaire” 2. Il n’y a donc pas là une simple divergence tactique pour atteindre un même but, comme se plaisent à nous le raconter certains libertaires.

La prise de position du KRAS exprime les intérêts du prolétariat à combattre en tant que classe universelle par delà les divisions de couleurs, de nationalités, de culture ou de religions que lui impose le capitalisme pour l’opprimer. L’autre position apporte son soutien à la “résistance” des peuples irakiens, libanais, etc., c’est-à-dire à certains secteurs de la bourgeoisie. Cette position constitue une trahison de l’internationalisme à un double point de vue : non seulement vis-à-vis des prolétaires des grandes puissances auxquels on masque la réalité des antagonismes entre grands requins impérialistes et leur enjeu réel ; mais aussi à l’égard des prolétaires appelés sur place à se soumettre à la guerre impérialiste et à se faire tuer pour la défense des intérêts impérialistes de leur bourgeoisie. La disparition des blocs depuis 1989 n’a fait disparaître ni l’impérialisme, ni la position belliciste de la plupart des représentants de l’anarchisme “officiel” de la FA à Alternative Libertaire !

Ces deux positions n’ont rien en commun : elles expriment des positions de classe diamétralement opposées et complètement antagoniques. Elles sont séparées par une frontière de classe.

Il apparaît clairement que l’anarchisme constitue un lieu où s’affrontent des positions ouvertement bourgeoises et nationalistes et des positions prolétariennes internationalistes. Dans cette confrontation entre deux tendances opposées, la question de la guerre au Moyen-Orient occupe une place importante. Après des décennies d’un règne sans partage dans le milieu libertaire de la défense inconditionnelle de la cause palestinienne, cette idée ne va désormais plus de soi. Une partie de ceux qui se réclament de l’anarchisme commence à remettre en cause les positions classiquement adoptées jusqu’alors, et à s’en détacher. Ainsi, dans un article abordant la question : : ‘pourquoi nous ne les soutiendrons jamais, le Hezbollah, le Hamas ou tout groupe armé dit de “résistance anti-impérialiste”’, Non Fides affirme : “Comment la majorité de l’extrême-gauche et une partie du mouvement libertaire peut-elle se solidariser avec ces partis totalitaires et ultra-religieux ? Cette solidarité, c’est “l’anti-impérialisme des imbéciles”. (...) La politique déplorable du commandement israélien les poussent à soutenir toute forme de contestation de cette politique belliqueuse, et ce quitte à opérer des alliances avec l’Islam politique, les ultra-religieux, les nationalistes et l’extrême-droite parfois néo-nazie” 3. Certains parviennent à affirmer nettement la position internationaliste du prolétariat vis-à-vis du Moyen-Orient. Ainsi a-t-on pu lire une campagne d’affiches anarchistes en Belgique affirmant que “De Gaza en Palestine à Nasiriya en Irak, du Kivu au Congo à Grozny en Tchétchénie, les massacres de milliers d’êtres humains sont quotidiens. Sous les différentes formes qu’il prend aux quatre coins du monde, ce système capitaliste et autoritaire dévaste des zones entières par la famine, la privation, la pollution, la guerre. (...) Opposer une logique de guerre contre tout un “peuple” à la terreur de l’Etat israélien ne sert qu’à faire oublier aux rejetés de Gaza comme aux exploités de Tel Aviv qu’il ne leur reste qu’une possibilité pour s’en sortir : se battre contre toute autorité, que ce soit celle de l’uniforme du soldat israélien ou du policier palestinien, de la camisole religieuse (...), du costume des capitalistes démocratiques et des usuriers (...) Il est urgent d’opposer à la guerre entre Etats, entre religions, entre ethnies, la guerre sociale contre toute exploitation et toute domination” 4.

Quand des conceptions aussi étrangères que l’internationalisme et les concessions au nationalisme se retrouvent face à face au sein d’un même courant ou d’une même organisation, leur caractère complètement inconciliable interdit toute cohabitation et rend toute unité impossible. C’est pourquoi nous soutenons sans réserve le KRAS-AIT de Moscou dans son combat mené pour rejeter les conceptions “culturalistes et ethno-identitaires” (qui ne sont rien d’autre qu’une expression du nationalisme) incompatibles avec les objectifs de la révolution sociale.

A l’image des événements survenus à l’échelle de cette organisation, c’est à l’ensemble du milieu libertaire que ce processus de clarification et de décantation s’impose pour séparer les éléments voués à rejoindre le combat révolutionnaire et les défenseurs de l’ordre bourgeois. Ceux des militants anarchistes attachés à l’internationalisme ont bien plus en commun avec les groupes de la Gauche communiste, l’appartenance au même camp du prolétariat et de la révolution, qu’avec le reste de leur “famille libertaire”. Aujourd’hui, le caractère crucial des enjeux, où la survie de l’humanité est menacée par la persistance du système capitaliste, exige que tous ceux qui se réclament de l’internationalisme et de la lutte de classe mondiale du prolétariat, indépendamment de leur horizon politique d’origine, se rapprochent, entrent en collaboration pour travailler ensemble à la cause qui leur est commune.

La défense du “troisième front”, formule de confusion

Ainsi est-il utile de clarifier ce que recouvre l’utilisation au sein du milieu anarchiste d’un même lexique à propos de positions diamétralement opposées. C’est le cas concernant l’appel à la défense dans les conflits impérialistes d’un “troisième front” ou d’un “troisième camp”. Cette position quand elle est formulée par le KRAS, par exemple, correspond incontestablement à la position internationaliste prônant la nécessité de développer la lutte commune du prolétariat, par-delà toutes les divisions nationales, contre tous les camps bourgeois en présence. Il s’agit là de la seule position véritablement révolutionnaire et prolétarienne possible à adopter.

Inversement, pour les organisations de l’anarchisme officiel, la “défense du troisième camp” n’est rien d’autre qu’une formule destinée à rabattre les classes exploitées vers l’un des protagonistes dans la logique du choix d’un camp impérialiste. Un tel exemple nous est fourni par leur position concernant l’intervention israélienne au Liban dans l’été 2006. Lorsque la FA affirme que “dans cette escalade militaire sanglante, entre d’un côté les forces impérialistes des Etats-Unis et d’Israël et de l’autre les milices réactionnaires de l’Islam politique, les travailleuses et travailleurs, et plus largement les peuples de la région, n’ont rien à gagner mais tout à perdre (…), [et qu’]en tant que travailleuses et travailleurs internationalistes, une de [ses] tâches urgentes est de soutenir le développement d’un troisième camp, le camp des travailleurs, au Moyen-Orient à la fois contre la domination impérialiste et l’oppression islamiste.5, de quoi s’agit-il en réalité ? La FA deviendrait-elle internationaliste ? Absolument pas ! Elle ne fait que continuer à pousser à faire le choix de la résistance arabe contre Israël, mais sous une autre forme que celle des protagonistes directement aux prises ! Tout comme dans le conflit israélo-palestinien, complètement dépitée que “le Hamas et le Djihad islamique, arrivés au pouvoir par les urnes en profitant de la corruption et du discrédit du Fatah de Yasser Arafat et de la déliquescence de l’OLP, tirent profit de la colère, de la frustration de la majorité palestinienne en transformant ainsi le combat antisioniste en combat religieux”, le pseudo-internationalisme dont elle s’affuble ne lui sert qu’à faire de la publicité à une hypothétique direction politique laïque à la ‘résistance’. La lutte antisioniste, oui, mais pas avec les islamistes du Hezbollah ou du Hamas ! Pour la FA, “le troisième camp”, c’est celui des partis de la gauche bourgeoise ‘laïque et démocratique’ sur lesquels elle cherche à rabattre les travailleurs.

Dans la même veine, Alternative libertaire (AL) affirme sans détours que “le peuple libanais saura trouver la voie d’une résistance à l’impérialisme israélien, tout en se dégageant de l’ingérence de l’État syrien et de la réaction religieuse incarnés en partie par le Hezbollah. Il est dramatique que cette organisation rétrograde ait été hégémonique dans la résistance libanaise face à l’agression israélienne” 6. Ainsi les homologues d’AL au Liban, se retrouvent-ils du côté des “partis politiques ‘traditionnels’ et confessionnels” du ‘courant du 14 mars’, qualifié de “mouvement relativement novateur et pouvant ouvrir des perspectives pour un autre futur au Liban” opposé à celui des “corrupteurs de la tutelle syrienne et des nostalgiques du passé noir du Liban.7 L’anarcho-chauvinisme n’a vraiment rien à envier au patriotisme de ses amis bourgeois et leur sert de pourvoyeur en chair à canon dans les luttes qui fragmentent la classe dominante !

Dans la dernière partie de cette série, nous aborderons une question méconnue mais néanmoins importante, celle de “l’anationalisme” que revendiquent et défendent plusieurs éléments anarchistes, en l’opposant souvent à “l’internationalisme”.

Scott


1) Fédération pour l’éducation, la science et les ouvriers techniques, KRAS-AIT.

2) Courant alternatif, n°154.

3) Non Fides, n° 2, septembre 2008.

4) Affiche “A Gaza comme ailleurs...”, signée “Des anarchistes” diffusée début 2009 en Belgique.

5) Union locale CNT de Besançon, Syndicat CNT interco 39, FAU-IAA Boers (Allemagne), Fédération anarchiste francophone, 28 juillet 2006.

6) Alternative libertaire, 18 août 2006.

7) Alternative Libertaire, n°154.


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