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"La guerre de 14-18 comme jamais nous ne l’avions vue au cinéma". C’est ainsi que débute la critique, pour le moins dithyrambique, du magazine Historia à propos du film Joyeux Noël de Christian Carion, sorti le 9 novembre dernier dans les salles, et sélectionné pour représenter la France aux Oscars 2006.
Que peut-il y avoir de si merveilleux dans ce film qui mérite un tel engouement ?
Le cinéaste a choisi de traiter une "soirée particulière" au cours de cette vaste boucherie, celle du 24 décembre 1914, la première nuit de Noël depuis le déclenchement de la guerre en août. Ce soir-là, comme le dit Carion dans le roman inspiré de son film, "l’impensable s’est produit". Malgré l’impératif qu’ils avaient de s’entretuer, malgré la haine du "boche" ou du "französe" apprise 10 ans plus tôt sur les bancs de l’école primaire en vue de cette guerre, les soldats de part et d’autre vont, ce soir-là, poser les fusils, chanter ensemble quelques cantiques de Noël puis vont tout aussi spontanément sortir des tranchées pour se serrer la main et partager le vin, le schnaps, le pain et les cigarettes. Des parties de football seront même organisées le lendemain, d’après les archives militaires. Ce sont ces moments de fraternisations de décembre 1914 que met en scène le film.
Evidemment, la bourgeoisie ne laisse pas entrer n’importe quel film dans le Panthéon de sa grande cinémathèque, surtout lorsqu’il traite d’un sujet aussi délicat que les fraternisations de la "Grande Guerre". Alors, si elle est prête à la gratifier d’un Oscar, c’est que la version de Carion lui convient parfaitement.
En effet, si les moments du film où les soldats fraternisent ne peuvent que nous submerger d’émotions vives, la signification, ou plutôt l’absence de signification donnée à cet événement est un véritable seau d’eau glacée jeté à la face du spectateur qui ne relève que de la falsification historique.
Finalement, Noël 1914 devient une jolie et émouvante parenthèse sans lendemain, qui devra très vite se refermer parce que "les affaires" doivent nécessairement reprendre. Les dialogues entre les officiers français, britanniques et allemands sont édifiants :
"- L’issue de la guerre ne se jouera probablement pas ce soir… Personne ne nous reprochera d’avoir posé nos fusils une nuit de Noël !
- Rassurez-vous ! C’est juste pour cette nuit renchérit Horstmayer, [l’officier allemand] qui veut "rassurer" son homologue français…"
Et dans l’épilogue du roman, on peut lire en guise de conclusion : "Bien sûr, la guerre a repris ses droits (…) Lorsque Noël 1915 a pointé son nez, les états-majors avaient bien retenu la leçon et ne se sont pas laissé prendre au dépourvu : ils ont fait bombarder les secteurs trop calmes à leurs yeux. Il n’y a plus eu de fraternisations comme en 1914." Et voilà, fin de l’histoire, pour reprendre les mots d’Audebert (l’officier français), la "parenthèse est refermée".
Dès 1914, les journaux, notamment ceux d’Angleterre, sont au courant des fraternisations de Noël mais ils ne chercheront pas à les dissimuler, bien au contraire, ils en feront l’étalage dans leurs colonnes avec un traitement similaire à celui que l’on retrouve aujourd’hui dans Joyeux Noël. Ainsi, on pouvait lire dans le Manchester Guardian du 7 janvier 1915 : "‘Mais ils sont rentrés dans leurs tranchées’ pourrait dire un observateur parfaitement avisé et totalement inhumain, venu d’une autre planète, ‘et ils se sont brutalement remis à tuer et à se faire tuer. A l’évidence, cette attitude qui partait d’un bon sentiment est restée sans lendemain’. Ce à quoi, naturellement nous aurions raison de lui rétorquer qu’il y avait encore beaucoup à faire – qu’il fallait encore délivrer la Belgique de l’horrible joug qui pesait sur elle, comme il nous fallait apprendre à l’Allemagne que la culture ne pouvait être imposée par l’épée."
"Il y a encore beaucoup à faire, donc trêve de plaisanterie et regagnons nos tranchées respectives", c’est exactement ce que Carion fait dire aux soldats de son film, à l’image de l’un des personnages principaux, le soldat allemand Nikolaus qui refuse la désertion que lui propose sa belle parce que, tout de même, "Je suis soldat ici ! J’ai des devoirs, des obligations comme tous les autres !".
C’est ici, dans cette morale à deux sous, que le film dérape copieusement pour devenir une pure fiction, un fantasme de la classe dominante qui réécrit l’Histoire à sa guise et confisque de cette manière celle de la classe ouvrière.
Les fraternisations de Noël 1914 n’ont jamais été ces sortes de "miracles sans lendemain" ou "une pause, un entracte avant l’acte suivant du drame effroyable", pour reprendre l’expression de l’historien Malcolm Brown, coauteur avec Marc Ferro de Frères de tranchées (disponible en librairie un peu avant la sortie du film de Carion).
Avant décembre 1914 et bien après, tout au long de la guerre, les scènes de fraternisation se sont répétées sur tout les fronts : à l’Ouest entre soldats allemands et britanniques ou français, à l’Est entre soldats russes et allemands ou austro-hongrois, sur le front austro-italien entre soldats autrichiens et italiens. Partout, les mêmes scènes de partage de boisson, nourriture et cigarettes qui volent de tranchée à tranchée, les mêmes tentatives pour s’échanger quelques mots (certains regrettent de ne pas parler la langue de celui d’en face). Et l'on s’entend le plus souvent pour ne pas s’entretuer (les historiens eux-mêmes ont appelé ça le "vivre et laisser vivre"). Les cas de fraternisation sont parfois si poussés que les officiers sont obligés de demander à l’artillerie ennemie de canarder leurs hommes pour qu’ils daignent enfin retourner dans leurs tranchées.
L’idée selon laquelle les fraternisations étaient "sans lendemain" implique un autre mensonge que celui consistant à dire que le phénomène fut "rare et limité". Le "sans lendemain" veut dire aussi "sans espoir" de mettre un terme au carnage. Le film, appuyé par une ribambelle d’historiens bourgeois, cherche en effet à vider de tout contenu politique de tels événements. Comme le fait Marc Ferro en disant : "C’était un cri de désespoir poussé contre les offensives inutiles par des soldats qui n’en pouvaient plus… Mais elles n’ont pas été un pas vers une remise en cause de la guerre", mieux, elles n’ont "pas eu de contenu révolutionnaire".
Si un prix Nobel de la mauvaise foi existait, alors Monsieur Ferro serait un sérieux concurrent. Il est pourtant évident que des soldats que l’on envoie s’entredéchirer et qui, au contraire, posent leurs fusils pour aller se serrer la main, remettent de facto en cause la guerre.
"Ces fraternisations n’ont pas de signification politique", mais c’est tout le contraire qui est vrai. En effet, elles expriment la nature internationale de la classe ouvrière, le fait qu’elle n’a aucun intérêt à se faire massacrer pour des intérêts qui sont ceux de ses exploiteurs et de leur patrie. Les fraternisations depuis 1914 puis les mutineries de 1917 (voir RI n°285, décembre 1998) [1] sont l’expression de la révolte montante de la classe ouvrière, excédée au front comme à l’arrière par les souffrances imposées par la guerre, dont le point d’orgue sera la révolution russe de 1917. Les exemples de ce qu’annoncent les fraternisations ne manquent pas. Ainsi, le caporal Barthas rapporte qu’en décembre 1915, dans le secteur de Neuville-Saint-Vast, les tranchées étant inondées, soldats français et allemands durent sortirent et commencèrent à fraterniser. Un peu plus tard, après un discours, un soldat allemand brise son fusil dans un geste de colère, alors, écrit Barthas, "des applaudissements éclatèrent de part et d’autre et l’Internationale retentit". De même, un soldat français rapporte en janvier 1917 : " Les boches nous font signe avec leurs fusils qu’ils ne veulent plus tirer sur nous ; si on les obligeait, ils lèveraient en l’air" (lever la crosse en l’air est un signe de mutinerie). Encore dans le témoignage de Barthas, cette fois dans les Vosges en septembre 1917 : " … il y en a un [soldat allemand] qui a pris son fusil et l’a agité la crosse en l’air et il a achevé son geste en mettant son fusil en joue mais en nous tournant le dos et en visant vers l’arrière. C’était très explicite et nous en avons déduit qu’il faudrait qu’ils tirent mais vers ceux qui les menaient ".
Le mouvement ouvrier sait pertinemment la valeur et la signification des fraternisations. Lénine, lui-même, dans un article de la Pravda en date du 28 avril 1917 le dit magistralement : "Les capitalistes tournent en ridicule les fraternisations… or les ouvriers, les semi-prolétaires et paysans pauvres qui, guidés par l’instinct même des classes opprimées, marchent dans les traces des ouvriers conscients, voient les fraternisations avec la plus vive sympathie ; il est évident que les fraternisations sont une voie vers la paix."
Il est évident que cette voie ne va pas dans le sens des gouvernements capitalistes, mais va au contraire dans un sens opposé. Elle développe, renforce, consolide le sentiment de confiance fraternelle qui unit les travailleurs de différents pays. Elle commence à miner la discipline maudite des casernes-prisons… Il est évident que les fraternisations constituent une initiative révolutionnaire des masses, qu’elle signifie l’éveil de leur conscience, l’esprit de courage des classes opprimées, qu’elles sont en d’autres mots un des nœuds de la chaîne qui conduit à la révolution socialiste prolétarienne.
Vivent les fraternisations : vive la révolution socialiste mondiale prolétarienne !"
C’est cette réalité que le film Joyeux Noël fait disparaître. Il choisit les fraternisations de 1914 en escamotant leur contenu et ce qu’elles préfigurent : l’éclatement de la révolution prolétarienne de 1917 en Russie. Ce genre de film, sous couvert de bons sentiments humanistes et pacifiques " tourne en ridicule les fraternisations" pour confisquer et altérer la mémoire de la classe ouvrière et par là sa perspective révolutionnaire.
Azel (2/01/2006)
[1] Article : "Les mutins de 1917 appartiennent à la mémoire du prolétariat international, pas à celle de la nation !"