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Le syndicalisme est-il une arme de la classe ouvrière ?
Né des convulsions qui déchirent la CNT-AIT française depuis plusieurs années, le Groupement d'Action et de Réflexion Anarcho-syndicaliste (GARAS)[1] publie depuis janvier 2002 une "Lettre de liaison" . Il rassemble des éléments qui font le constat de "l'échec de la CNT-AIT à résoudre ses problèmes internes, comme à être utile dans la lutte contre la classe dominante" et ont décidé de "préparer l'après CNT" [2] Convaincus qu'"aujourd'hui aucun groupe essayant de mettre en œuvre une pratique syndicale efficace en rupture avec le capitalisme n'arrive réellement à ses fins" , il se propose d'aborder les problèmes qui se posent " aux révolutionnaires sincères qui veulent agir au niveau syndical et promouvoir l'auto-organisation des luttes"[3]. Son but affirmé est de "mettre en place une confédération anarcho-syndicaliste sur des bases claires"[4]. L'article ci-dessous s'inspire en grande partie d'un texte adressé par le CCI il y a quelques mois au GARAS, lequel se déclarait "preneur de toute contribution à [sa] feuille". Il vise à montrer que le syndicalisme n'est pas une voie que peut emprunter la classe ouvrière pour développer son combat.
Le GARAS se donne comme objectif de promouvoir des méthodes de luttes " en rupture avec le capitalisme " et d'agir en faveur de "l'auto-organisation des luttes". Nous ne doutons pas de la sincérité de ces éléments, mais ce qu'ils ne comprennent pas c'est que pour rompre avec le capitalisme et favoriser l'auto organisation des luttes, il faut justement rompre avec le syndicalisme et non pas revendiquer un syndicalisme "efficace". Toute l'histoire du 20e siècle a montré que la forme syndicale non seulement n'est plus adaptée au besoins de la lutte de classe dans la période de décadence du capitalisme, mais que les syndicats sont devenus un rouage de l'Etat bourgeois visant à encadrer la classe ouvrière, saboter ses luttes et leur auto-organisation par les ouvriers eux-mêmes. Ce que ne comprennent pas les anarcho-syndicalistes, c'est que la classe ouvrière ne peut réformer les syndicats, les transformer en organe de lutte révolutionnaire en critiquant leur bureaucratie. Mais pour pouvoir comprendre la nature bourgeoise des syndicats et de l'idéologie syndicaliste en général, les éléments qui, comme le GARAS, veulent mener une activité révolutionnaire, ne peuvent faire l'économie de se réapproprier les leçons de l'histoire du mouvement ouvrier.
Les leçons de la vague révolutionnaire des années 1920
Ne pas se référer à l'histoire de
notre classe, et notamment de la vague révolutionnaire mondiale des années
1920, point le plus élevé atteint par sa lutte, constitue une importante erreur
de méthode interdisant toute clarification. L'examen des leçons léguées par
cette expérience nous enseigne non seulement que l'outil de la transformation
sociale dont se dote le prolétariat pour s'ériger en classe révolutionnaire
n'est pas le syndicalisme, mais les conseils ouvriers, de même que syndicalisme
et révolution s'excluent désormais totalement.
Comme l'Internationale Communiste l'affirme en 1919 : "(…) le prolétariat doit créer son propre
appareil pour (…) lui assurer la possibilité d'intervenir de manière
révolutionnaire dans le développement de l'humanité. Cet appareil, ce sont les
conseils ouvriers. Les vieux partis, les vieilles organisations syndicales se
sont montrées incapables en la personne de leurs chefs de comprendre les tâches
imposées par l'époque nouvelle et a fortiori de la résoudre. Le prolétariat a
créé un appareil qui englobe l'ensemble de la classe ouvrière, indépendamment
du métier et de la maturité politique, un appareil souple capable de se
renouveler en permanence, de s'élargir, d'entraîner dans sa sphère des couches
nouvelles. (…) Cette organisation, irremplaçable, du gouvernement de la classe
ouvrière par elle-même, de sa lutte et aussi de la conquête du pouvoir d'Etat[5] a été mise dans
différents pays à l'épreuve de l'expérience. Elle constitue la conquête la plus
importante et l'arme la plus puissante du prolétariat à notre époque. (…) C'est
au moyen des conseils que la classe ouvrière parviendra le plus sûrement et le
plus facilement au pouvoir, dirigera tous les domaines de la vie économique et
culturelle (…)"[6]. Les conseils ouvriers
sont "ce que la révolution ouvrière met à la place de la démocratie
bourgeoise ;(…) la forme de transition du capitalisme au socialisme, la forme
de la dictature du prolétariat"[7].
L'autre leçon fondamentale tirée de la révolution, formulée par le Parti
Communiste Ouvrier d'Allemagne (KAPD) dans son programme en mai 1920, c'est que
les syndicats et les formes de luttes qui s'y rattachent ont cessé d'être une
arme pour le prolétariat. Au contraire, les syndicats s'intègrent à l'Etat
capitaliste pour devenir le fer de lance de la contre-révolution. "Les syndicats forment le principal rempart
contre le développement de la révolution prolétarienne en Allemagne. (…) Leur
influence décisive sur l'orientation principielle et tactique du vieux parti
social-démocrate conduisit à la proclamation de "l'union sacrée" avec
la bourgeoisie allemande, ce qui équivalait à une déclaration de guerre au
prolétariat international. Leur efficacité social-traître trouva sa
continuation logique lors de l'éclatement de la révolution de novembre 1918 en
Allemagne : (…) Les syndicats sont ainsi, à côté des fondements bourgeois, l'un
des principaux piliers de l'Etat capitaliste. (…) Cette formation
contre-révolutionnaire ne peut être transformée de l'intérieur. La
révolutionnarisation des syndicats n'est pas une question de personnes : le
caractère contre-révolutionnaire de ces organisations se trouve dans leur
structure et dans leur système spécifique eux-mêmes : cela entraîne la sentence
de mort pour les syndicats ; seule la destruction même des syndicats peut
libérer le chemin de la révolution sociale en Allemagne. L'édification
socialiste a besoin d'autre chose que de ces organisations fossiles."
Ces leçons tirées au cours même de
l'affrontement révolutionnaire ont été amplement confirmées par la suite. A la
base de l'organisation des ouvriers en conseils se trouvent les assemblées
générales souveraines qui décident des moyens et des orientations de la lutte
et qui élisent sur des mandats précis des comités de grèves, constitués de
délégués révocables et chargés de faire appliquer les décisions de l'assemblée
générale. C'est la forme que prend spontanément la lutte ouvrière dans la
période de décadence du capitalisme, y compris dans les périodes où la classe
ouvrière n'est pas suffisamment forte pour s'organiser en conseils. Dans cette
période historique, les luttes de résistance de la classe ouvrière tendent
spontanément à s'élargir aux autres secteurs, à développer leur unification, à
faire éclater leur contenu révolutionnaire en mettant en question l'existence
même du système d'exploitation en s'affrontant à l'Etat capitaliste. En ce
sens, la révolution communiste constitue l'aboutissement ultime, et le seul
conséquent, des luttes revendicatives et de défense de ses conditions de vie
par le prolétariat.
La bourgeoisie ne laisse pas le champ libre à de telles tendances au sein de la
classe ouvrière et les combats en permanence justement à travers l'action des
syndicats. Aucun mouvement d'ampleur de la classe ouvrière depuis le début du
20e siècle ayant conduit à l'édification d'un rapport de force face à la
bourgeoisie n'a été permis par l'organisation des ouvriers au sein de
syndicats. Au contraire, de tels mouvements ont toujours eu à se confronter aux
syndicats, instruments indispensables du contrôle social par la bourgeoisie.
La trajectoire de
l'anarcho-syndicalisme
et du syndicalisme révolutionnaire vers la contre-révolution
La révolution russe et la vague
révolutionnaire mondiale ont montré que les assertions de Malatesta, selon
lesquelles "une entente entre tous
les ouvriers qui luttent pour leur émancipation ne peut avoir lieu que sur le
terrain économique (…)" et que "l'action politique, parlementaire ou
révolutionnaire du prolétariat, est également impuissante tant que celui-ci ne
constitue pas une puissance économique organisée et consciente"[8] sur
lesquelles les syndicalistes révolutionnaires fondent les principes de leur
action, désarment complètement la classe ouvrière.
Dans sa lutte vers la prise du pouvoir en Russie, le prolétariat n'a pas eu
besoin de "syndicats révolutionnaires". Ceux-ci n'ont alors joué
aucun rôle entre février et octobre 1917. C'est d'un parti politique que le
prolétariat a besoin[9].
Ensuite, la lutte que se livrent les conseils et l'Etat capitaliste dans la
période de dualité des pouvoirs, lutte éminemment politique dont l'enjeu est la
prise du pouvoir par l'insurrection prolétarienne ou la réduction à néant du
mouvement révolutionnaire, signe la faillite de la tactique de la grève
générale : elle "peut être un coup
dur pour la clique gouvernante l'obligeant à faire telle ou telle concession,
mais elle n'est pas en mesure de démolir tout le régime d'une classe"[10].
Lors du mouvement de grèves révolutionnaires en Italie en 1920, l'expropriation
des usines et leur autogestion, sans se préoccuper de la prise du pouvoir
politique, n'ont pas eu pour résultat la conquête de la société à partir des
positions investies dans les usines, mais au contraire l'émiettement de la
force de frappe de la classe ouvrière, son asphyxie dans l'isolement, puis la
répression étatique.
En niant la nécessité de l'organisation politique (avec l'argument que "les
partis corrompent et trahissent") et en limitant l'organisation du
prolétariat au domaine économique, le syndicalisme révolutionnaire fait
obstacle à son affirmation politique contre la classe dominante. En donnant la
primauté à l'organisation locale, l'autogestion économique et le fédéralisme
politique, le syndicalisme révolutionnaire reproduit les divisions entre les
secteurs de la production capitaliste. Il tend ainsi naturellement, de par ses
principes mêmes, à s'opposer aussi bien à la prise du pouvoir par la classe
ouvrière, qu'à l'exercice de sa dictature par les conseils.
Le syndicalisme révolutionnaire a
effectivement représenté une expression authentique de la classe ouvrière au
début du 20e siècle. Mais il n'a pas connu un sort différent des
autres formes du syndicalisme : celui de se transformer en instrument
contre-révolutionnaire aux mains de l'Etat capitaliste.
En dépit de sa radicalité en paroles, la CGT syndicaliste révolutionnaire
trahit le prolétariat en 1914, et passe à la bourgeoisie en appelant à l'union
sacrée.
Lors de la guerre civile en Espagne, en 1936-37, la mise en pratique des
principes de l'anarcho-syndicalisme par la CNT l'a conduit directement dans le
camp de la bourgeoisie contre la classe ouvrière.
Alors que les bolcheviks mettaient en avant à partir d'avril 1917 la
destruction de l'Etat capitaliste bourgeois par les conseils ouvriers, l'"apolitisme"
de la CNT, face aux campagnes idéologiques antifascistes, l'amène à la
capitulation devant l'Etat bourgeois : elle choisit la défense de la démocratie
bourgeoise républicaine contre Franco, sacrifiant l'autonomie politique de la
classe ouvrière[11]. Le réformisme radical de
"l'autogestion" et des "collectivités anarchistes" forme un
puissant moyen d'enfermement des ouvriers dans leur usine, leur région ou leur
localité pour empêcher toute confrontation directe avec l'Etat.
Alors que les bolcheviks refusaient tout compromis avec la bourgeoisie, la CNT
entre dans le gouvernement catalan, puis dans celui de Madrid, proclamant
qu'avec sa présence "le gouvernement
en tant qu'instrument régulateur des organes de l'Etat, a cessé d'être une
force d'oppression contre la classe ouvrière ; l'Etat ne représente déjà plus
l'organisme qui divise la société en classes. Tous deux cesseront
définitivement d'opprimer le peuple si des membres de la CNT interviennent dans
ces organes.[12]"
En Russie en 1917, le prolétariat et les bolcheviks transforment la guerre
impérialiste en guerre civile : en Espagne, la CNT s'unit aux socialistes de
l'UGT et aux forces démocrates du Front Populaire pour détourner les ouvriers
de leur lutte de classes et les envoyer servir de chair à canon sur les champs
de bataille, participant à l'embrigadement du prolétariat mondial dans la
Seconde guerre mondiale au nom de l'antifascisme.
La vision non prolétarienne du communisme libertaire
La défense du syndicalisme par le
GARAS et son inclination à créer une nouvelle fédération anarcho-syndicaliste
procèdent directement de sa vision non prolétarienne de la révolution. Dans
l'éther azuré de la perspective de la construction de la société "communiste au sens non marxiste du terme"[13]., il n'est nullement question de
l'action des classes (prolétarienne ou bourgeoise), ni de l'Etat capitaliste
qu'il faut briser, ni de l'élimination des lois économiques du système
capitaliste à l'échelle mondiale : "Nous
désirons une gestion et une propriété collective des moyens de production
puisque la production bénéficie à tout le monde (…) Rien ne doit entraver
l'épanouissement individuel et la volonté de participer réellement à la vie. A
chacun de participer, s'il le souhaite, à la vie de son quartier, de sa ville,
de son village… A chaque travailleur de participer à l'organisation de la
production : puisque personne ne travaille à notre place, que personne ne
décide à notre place. Nous sommes également attachés à la liberté d'association
ou non à un groupe, du moment qu'aucun individu ou groupe ne devienne nuisible
aux autres par ses actes." [14].
Le GARAS calque sa vision du communisme "libertaire" sur le modèle de
la révolution bourgeoise où cette nouvelle classe exploiteuse pouvait alors
développer au sein même des rapports féodaux ses libertés locales face au
pouvoir royal dans le cadre des communes médiévales "libres" , avant
de renverser la monarchie ou de passer des compromis avec des parties de
l'ancienne classe dominante féodale. La révolution dont il parle n'est qu'une
réorganisation collective de la production au sein de la société actuelle ne
nécessitant pas la destruction préalable du système capitaliste et de l'Etat.
Elle se fonde sur de petites communautés soudées par la rigueur morale de ses
membres donnant l'exemple et séparées les unes des autres par leur "autonomie".
Les éléments du GARAS ne peuvent que trouver dans le syndicalisme le support et le débouché "naturel" à leurs perspectives "révolutionnaires", influencées et inspirées par l'idéologie dominante. En effet le syndicalisme, reproduisant les divisions sectorielles de branches imposées par la production capitaliste, va comme un gant aux propositions anarchistes des communes ou groupes de production autonomes. Il s'adapte parfaitement aux illusions du réformisme radical anarchiste, négateur de la politique, concevant la possibilité d'une transformation sociale gradualiste à petit pas, en se basant sur le plan économique. Et voici résolu le mystère sur lequel le GARAS se casse les dents, expliquant comment anarcho-syndicalistes et syndicalistes révolutionnaires s'accommodent parfaitement du rôle de partenaires de la gestion et de la planification capitaliste en raison même de leur syndicalisme. Celui-ci a toujours été utilisé comme instrument du capitalisme d'Etat pour soumettre la classe ouvrière aux impératifs de la production nationale depuis l'entrée en décadence du système capitaliste ! En dépit de ses dires et de ses craintes, c'est sur cette pente fatale que s'engage le GARAS.
C'est dans les fondements mêmes de l'anarcho-syndicalisme que résident les racines de son caractère nocif pour la classe ouvrière. C'est donc avec ces prémisses mêmes que les éléments formant le GARAS doivent rompre s'ils veulent être utiles à la cause du prolétariat. S'ils n'opèrent pas cette rupture avec l'idéologie syndicaliste, ils ne peuvent que servir de base "radicale" aux syndicats et apporter leur contribution au sabotage des luttes en rabattant les ouvriers derrière les forces d'encadrements capitalistes et derrière les illusions réformistes.
Scott[1] GARAS C/o S. L., 4 rue d'Arcole, 72000 Le Mans
[2] L'Anarcho du Val de Loire n°60
[3] Lettre de Liaison n°4, juin 2003
[4] Lettre de Liaison n°6, février 2004
[5] Selon la vision qui prévalait alors et remise en cause par le marxisme par la suite.
[6] Manifeste de l'IC aux prolétaires du monde entier, 6 mars 1919
[7] Lénine, Lettre à S. Pankhurst, septembre 1919.
[8] Manifeste des anarchistes au congrès de la IIe Internationale, Londres, 1896.
[9] Voir notre Revue Internationale n°17.
[10] Préobrajenski, Anarchisme et Communisme.
[11] "La lutte contre le fascisme sur les fronts de bataille se terminera bientôt parce que nombreuses sont les forces que nous mettons en jeu (…) L'Espagne grande, l'Espagne productrice, l'Espagne vraiment rénovatrice, c'est nous qui la faisons, républicains, socialistes, communistes et anarchistes, quand nous travaillons à la sueur de notre front (…) Nous sommes tous unis dans le front de lutte, union magnifique qui a fait disparaître toutes les classes, tous les partis politiques, toutes les tendances qui nous séparaient auparavant." Discours radiodiffusé de F. Montseny, cité par La Révolution prolétarienne n° 230, septembre 1936
[12] F. Montseny, 4 novembre 1936, citée dans La Révolution prolétarienne n°235.
[13] Lettre de Liaison n°6, février 2004
[14] Lettre de Liaison n°6, février 2004