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Nous publions ci-dessous des extraits de la réponse faite par Acción Proletaria (AP), section du CCI en Espagne, à Comunistas Revolucionarios (CR), un regroupement d'éléments "radicaux" de la ville de Ferrol en Galice qui rejettent très justement les syndicats et appellent à leur destruction mais sur une base largement erronée.
Ce débat n'est évidemment pas un débat "espagnol". Certains conflits ont eu une grande répercussion en Espagne, en lien avec l'extrême précarisation de la main d'œuvre mise en place dans ce pays depuis longtemps. Mais les questions qui s'en dégagent sur le rôle et la fonction des syndicats sont posées, se posent et se poseront aussi partout dans le monde. Notamment en France, ces questions ne peuvent que traverser l'esprit des milliers d'ouvriers confrontés à la précarisation de leurs conditions de travail et qui, à la suite du mouvement du printemps, se sont sentis floués par les agissements des syndicats.
Les syndicats sont-ils une expression de "l'aristocratie ouvrière" ?
Du texte de CR publié dans AP nº 172 (15 sept.-15 nov. 2003) paraît se
dégager l'idée suivante : si les syndicats sont ce qu'ils sont c'est parce
qu'ils seraient l'expression d'une minorité de travailleurs en CDI[1],
privilégiés, une "aristocratie ouvrière". Voyons quelques citations
significatives de ce texte :
"Ses connivences avec le patronat sont la démonstration la plus grave du
corporatisme syndical et aristocratique de ce secteur de travailleurs, dont les
conditions de travail sont bien supérieures à celles de la majorité des
salariés, et qui à aucun moment n'essaie, même de façon minoritaire, de
s'opposer ne serait-ce qu'à ses dirigeants syndicaux (lesquels, soit dit en
passant, trahissent ce secteur depuis des années). Ces travailleurs sont même
arrivés à changer un jour de congé pour éviter le retard dans la livraison des
nouvelles frégates qui se construisent dans les chantiers navals de Ferrol,
pour ainsi ne pas 'porter préjudice à la compétitivité de l'entreprise'."
Par rapport à l'attitude des syndicats, CR avance : "Eux aussi ont tiré
leurs leçons : ils savent parfaitement que notre précarité et surexploitation
sont à la base de leur fonction de serviteurs du capital, et de leur position
dirigeante grâce à l'accommodement de la couche de la classe qu'ils
représentent (…) dans ce contexte de stratification de la classe entre un secteur
avec un travail garanti et un autre en emploi précaire, avec des conditions de
travail et de vie largement différenciées et encadrées par les syndicats dans
le cadre institutionnel et légal établi, les luttes ouvrières chez Izar[2] sont,
par leur nature même, des luttes réactionnaires pour conserver une position
privilégiée", contrairement aux luttes des précaires 'essentiellement
révolutionnaires', car ils luttent pour l'égalité des conditions de travail
avec les ouvriers de l'entreprise principale et contre les fondements du
capitalisme actuel".
Nous n'allons pas réfuter ici les racines historiques de la fausse théorie de
"l'aristocratie ouvrière". Nous l'avons déjà fait dans notre presse[3]. Ce
que nous nous proposons de traiter ici, c'est la thèse selon laquelle les
syndicats représenteraient une minorité de travailleurs privilégiés, ce qu'on
appelle "l'aristocratie ouvrière".
Cette position n'est pas propre aux camarades de CR. En effet, beaucoup de
jeunes ouvriers précaires affirment clairement que les syndicats ne les
représentent pas, en ajoutant que cela est dû au fait qu'ils "ne défendent
que les travailleurs en CDI". Dans le même sens, on n'a pas arrêté de nous
rabâcher que les chômeurs sont méprisés par les syndicats, lesquels ne s'occuperaient
que des fonctionnaires et des travailleurs en CDI.
Les syndicats ne sont l'expression
d'aucune couche particulière de la classe ouvrière.
Nous vivons sous le poids de l'idéologie démocratique. Cette idéologie sert
à la bourgeoisie pour justifier toutes les agressions contre les ouvriers et
l'humanité tout entière. Si le gouvernement espagnol envoie des troupes en Irak
et mène une politique économique mauvaise pour la majorité, ce serait la faute
des "citoyens" (les ouvriers y inclus) qui auraient voté pour lui. De
toutes les formes d'Etat qui ont existé dans l'histoire, c'est la forme
démocratique de domination et d'exploitation la plus cynique et mystificatrice.
L'Etat démocratique défend les intérêts de la classe capitaliste et, en son
nom, il prend des mesures de licenciements, de misère et de guerre, mais il
justifie tout avec l'argumentation universelle selon laquelle il
"représente" la "majorité", il exprime la
"volonté" des citoyens.
Le catéchisme de l'idéologie démocratique dit aussi que toute couche de la
population possède une "représentation propre", et dans le cas des
ouvriers, elle serait constituée par les syndicats. Par conséquent, si les
syndicats signent des pactes et des conventions contre les intérêts des
travailleurs, s'ils sabotent les grèves, s'ils avalisent des mesures qui vont
provoquer immanquablement des accidents de travail mortels, ce serait "la
faute aux ouvriers" qui les auraient mandatés pour les représenter.
Il y a des prolétaires qui réagissent contre les syndicats, mais encore sous
l'influence de l'idéologie démocratique, ils s'entêtent à leur trouver à tout
prix une représentativité quelconque. Et où voient-ils cette représentativité ?
Quand ils disent que les syndicats sont des traîtres parce qu'ils représentent
une couche spéciale d'ouvriers (l'aristocratie ouvrière), laquelle aurait trahi
sa classe pour quelques miettes et le petit privilège d'avoir une garantie de
l'emploi[4].
Le piège se trouve dans le fait de penser que l'Etat démocratique est
"représentatif" et que les syndicats sont représentatifs, autrement
dit, d'accepter, même à contrecoeur, la mystification la plus dangereuse avec
laquelle le capitalisme justifie sa domination. Contre tout cela, le marxisme a
montré que l'Etat ne représente que le capital, qu'il ne protège que l'intérêt
national du capital, qu'il ne sert, en exclusivité, que la minorité constituée
par la classe capitaliste dans son ensemble.
Dans ce sens, les syndicats ne représentent aucune catégorie d'ouvriers, mais
représentent l'Etat capitaliste, ils sont l'expression de l'intérêt du capital
national. Leur rôle consiste à imposer dans les lieux de travail ce dont les
capitalistes comme classe ont besoin.
L'Etat démocratique du capital prétend intégrer en son sein tous les secteurs
de la société, en tant que prétendu organe neutre "au dessus des
classes". En fait, sa fonction est justement le contraire : il étend ses
tentacules dans tous les secteurs sociaux (et plus particulièrement au sein de
la classe ouvrière) pour qu'ils soient bien contrôlés. Ce que l'idéologie
démocratique appelle "intégration" et "représentation"
n'est, en réalité, que contrôle, oppression, subordination au service de
l'exploitation.
Au sein de cette entreprise étatique, les syndicats jouent un rôle particulier
: contrôler la classe ouvrière, la diviser, briser ses luttes, lui faire avaler
les plans de licenciements et de destruction des salaires sociaux que l'intérêt
national du capital exige, tel un dieu despotique et insatiable.
Est-ce que la division entre les "intérimaires" (CDD) et ceux qui ont
un contrat à durée indéterminée (CDI) est née de la "volonté" des CDI
de prétendre "conserver leurs privilèges" ? Cette
"explication" nie l'histoire des 80 dernières années de la classe
ouvrière, histoire qui fait apparaître les syndicats comme ennemis de toutes
les catégories d'ouvriers, qu'ils soient employés dans le secteur public ou
dans celui du privé, travailleurs en CDI, précaires, journaliers, émigrés, etc.
Rappelons seulement quelques expériences : en 1968, en France, à un moment où
il n'existe pratiquement pas d'emploi précaire, ils se sont consacrés avec
acharnement à saboter la grève de 10 millions d'ouvriers. Et ce fut la même
chose en Grande-Bretagne, en Italie, en Argentine etc. En Espagne, ils firent
tout pour saboter les grèves en 1971-76 (à une époque où ils n'étaient même pas
légalisés par le franquisme), par la suite, ils ont soutenu le Pacte de la
Moncloa, signé les accords de reconversion, la réforme de la Sécurité Sociale.
Face aux grèves de 1983-87 contre les "reconversions" et les
restructurations dans l'industrie (qui entraînèrent près d'un million de
licenciements), ils ont fait aux "CDI" la pire des choses : ils ont
contribué à leur mise à la porte, ils les ont reconvertis en chômeurs.
Comment s'est développé le travail précaire ? Est-ce qu'il a été la
concrétisation d'une "aspiration sociale" où convergerait l'intérêt
du patronat et des "aristocratiques" travailleurs en CDI ? Une
pareille "explication" est de celles dont raffole l'idéologie
démocratique et avec laquelle elle nous abreuve tous les jours. La précarité a
été imposée par les besoins du capitalisme face à l'aggravation inexorable de
sa crise mondiale. En Espagne, les premières mesures dans ce sens furent
imposées par le Gouvernement "socialiste"[5] en
1984, en développant la loi que, deux ans auparavant, les syndicats Commissions
Ouvrières (proches du PC) et l'UGT (proche du Parti socialiste) avec le
gouvernement de droite d'alors avaient imposée (l'ANE, Accord National sur
l'Emploi). En 1992 (sous le gouvernement "socialiste" du PSOE) et,
par la suite, en 1997 (sous le gouvernement actuel d'Aznar), avec l'aval des
deux syndicats, d'autres mesures furent imposées pour favoriser encore plus le
travail intérimaire et les contrats pourris.
Le moyen le plus important dont dispose le capitalisme pour répondre à la crise
qui le frappe est celui de réduire les coûts de la force de travail. Pour cela,
d'un coté, il élimine ou réduit des "prestations sociales" : santé,
pensions, allocations chômage, primes de licenciement, etc. ; d'un autre coté,
il prend des mesures qui rendent l'emploi de plus en plus précaire. Mais, alors
que les coups de hache sur les "prestations sociales" sont une
attaque contre tous les travailleurs (les intérimaires, les CDI, les chômeurs,
les immigrés), les mesures de précarisation apportent au capital un grand
avantage politique : elles lui servent à semer la zizanie au sein de la classe
ouvrière, en attisant la concurrence dans ses rangs.
Les syndicats se sont consacrés avec acharnement à accroître cette zizanie
qu'ils ont contribué à semer. Ils ont deux discours : aux travailleurs en CDI
ils disent que les travailleurs temporaires, ceux des entreprises
sous-traitantes, les jeunes avec un contrat pourri, sont leurs rivaux dont l'aspiration
intime est de "leur prendre ce qu'ils possèdent". Mais, aux
travailleurs précaires, ils tiennent un autre discours totalement opposé : les
travailleurs avec CDI seraient une bande de fainéants privilégiés et sans la
moindre solidarité, une "aristocratie du travail", avec qui on ne
peut pas compter au moment de se lancer dans une grève.
Dans la situation actuelle, où la combativité et la conscience ouvrières
mûrissent avec d'énormes difficultés, le plus grand triomphe des syndicats
(sous toutes leurs formes et quelle que soit leur étiquette) est celui de
lancer les ouvriers les uns contre les autres. Pour l'instant, la combativité
n'est pas du tout homogène dans la classe dans son ensemble : il y a des
secteurs bien plus combatifs que d'autres. Les syndicats tirent profit de cette
difficulté pour empêcher que les plus combatifs ne contaminent le reste de la
classe avec leur esprit combatif. Le travail "sanitaire" des
syndicats pour arrêter l'épidémie consiste à enfermer les plus combatifs dans
des luttes isolées et dirigées non pas contre le capitalisme ou l'Etat, mais
contre les autres ouvriers.
À Puertollano, cela a été on ne peut plus clair. En août 2003, dans une grande
raffinerie (Repsol), quand les ouvriers des entreprises sous-traitantes se sont
mis en grève, les syndicats ont fait tout leur possible pour que les
"travailleurs fixes" de l'entreprise principale restent passifs, en
organisant une campagne ignoble de calomnies contre les intérimaires.
Cependant, en octobre, ils ont fait l'inverse : ils ont entraîné exclusivement
les intérimaires dans la grève en disant à ceux-ci que les travailleurs de
Repsol "ne voulaient pas lutter", "qu'ils ne bougeaient
pas", "qu'ils avaient des problèmes différents". Alors, la campagne
de calomnies a été dirigée contre les travailleurs en CDI[6].
Il y a, à l'heure actuelle, en Espagne, deux grandes générations ouvrières :
d'un coté, ceux qui ont 45-55 ans, qui ont vécu les grandes luttes autonomes
des années 70 et les combats contre les reconversions du gouvernement
"socialiste" des années 80. Ces ouvriers connaissent bien, par
expérience, ce que sont les syndicats et ce qu'est la lutte directe en dehors
de ces outils castrateurs au service de l'Etat capitaliste. Mais, en même
temps, ils sont atteints de scepticisme, ils sont désorientés, ils sont
réticents vis-à-vis de la lutte, tenaillés par la peur de recevoir un coup
supplémentaire. D'un autre coté, il y a les jeunes, intérimaires et précaires
dans une grande majorité d'entre eux, qui supportent des conditions de travail
très dures, avec beaucoup de questions sur l'avenir que cette société leur
offre. Beaucoup d'entre eux veulent se mettre en lutte, mais ils n'ont que peu
d'expérience et gardent des illusions sur les syndicats. Ce dont la classe
ouvrière a besoin c'est l'unité de ces deux générations, c'est le débat et la
lutte commune, pour pouvoir unir expérience et combativité, pouvoir forger sa
conscience pour ainsi avancer ensemble vers une lutte révolutionnaire. Tout
l'intérêt de la bourgeoisie -et par conséquent de ses syndicats- va évidemment
dans le sens contraire : il s'agit pour elle de créer une muraille entre une
génération et l'autre, en les opposant, en les séparant, en les lançant l'une
contre l'autre. Voilà la raison des deux discours différents que tiennent ces
cyniques et fidèles serviteurs de l'Etat capitaliste que sont les syndicats.
[1] Contrat à durée indéterminée. En Espagne, on parle de "travailleurs fixes", plus particulièrement pour les ouvriers des grandes entreprises, privées comme d'Etat.
[2] Entreprise de Chantiers navals en Espagne, anciennement "publique".
[3] Voir notamment Revue Internationale n° 25 (2e trimestre 1981).
[4] Il y a des éléments qui rejettent la "démocratie" et l'idéologie démocratique, mais qui n'admettent pas l'explication matérialiste de la trahison des syndicats, croyant la trouver dans cette idée selon laquelle ils représenteraient les intérêts économiques mesquins de "l'aristocratie ouvrière". Cette vision économiste et sociologique prétendument "matérialiste" est, en fait, du matérialisme vulgaire, soumise à l'idéologie démocratique qui voit les institutions de l'Etat (et parmi elles, les syndicats) comme représentantes des catégories sociologiques. Le fait que les différentes couches sociales aient des intérêts économiques "légitimes", c'est-à-dire compatibles avec l'intérêt général du capital national, n'est pas contraire à l'idéologie démocratique.
[5] Le ministre du Travail de l'époque, Joaquín Almunia, (qui aux élections de 2000 s'est présenté à la tête d'une coalition "radicale" avec le PC) avait déclaré la guerre aux travailleurs en disant qu'"il fallait en finir avec la propriété privée du poste de travail".
[6] Voir l'article publié dans Révolution internationale, n° 339, octobre 2003.