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Célébrée en Ukraine et dans les puissances occidentales comme le triomphe de la légalité démocratique parachevant le processus de démocratisation ouvert en 1991 avec le détachement de ce pays de l’URSS, l’élection de Iouchtchenko à la présidence n’ouvre certainement pas la "nouvelle ère" promettant un "avenir radieux aux Ukrainiens et à l’Ukraine."
Dans le contexte désastreux de l’Ukraine qui, depuis l’indépendance en 1991, a perdu plus de 60% de son produit national brut et où le revenu par habitant a chuté de 42%, l’appel du nouveau président à tous les Ukrainiens "à retrousser leurs manches pour servir leur pays" va se répercuter par de nouveaux sacrifices et une plongée encore plus catastrophique dans la misère pour la population dont près de la moitié vit déjà en dessous du seuil de pauvreté. Rien ne différencie Iouchtchenko et Ianoukovitch : "la différence de programme entre les deux protagonistes est minime."1 Tous deux sont issus du sérail stalinien d’avant 1991, l’un et l’autre furent les Premiers Ministres du président Kouchma (Iouchtchenko de 1999 à 2001) et également responsables de nombreuses attaques contre la classe ouvrière.
Le prolétariat n’a rien à gagner à ce soi-disant avènement de la démocratie. Pour lui, et comme partout dans le monde, les élections capitalistes, "truquées" ou tenues selon les "standards occidentaux", ne sont toujours que tromperie. C’est toujours la bourgeoisie qui les gagne ; pour la classe ouvrière, elles ne peuvent que signifier soumission aux intérêts du capital, renforcement de son exploitation, paupérisation accrue et guerre impérialiste.
Un moment de l’affrontement entre puissances impérialistes
Le soutien apporté "au processus de démocratisation" en Ukraine n’est en réalité qu’une couverture à l’offensive américaine pour faire basculer l’Ukraine dans leur sphère d’influence et le masque de l’affrontement entre les grandes puissances occidentales pour les dépouilles de l’ex-bloc de l’Est effondré en 1989. Ce gigantesque bouleversement historique a relancé la lutte pour l’hégémonie mondiale et la redistribution des cartes en Europe. La montée en puissance de l’Allemagne qui se pose de plus en plus en rivale des Etats-Unis et la volonté de ces derniers de maintenir à tout prix leur suprématie sur le monde font de l’Europe un enjeu crucial dans les affrontements impérialistes.
"L’élection présidentielle en Ukraine n’a jamais été une affaire intérieure. On a beaucoup parlé de l’intervention des Russes. Mais en 2004, l’Agence américaine pour le développement international (USAID) a consacré 55 millions de dollars au développement de la démocratie en Ukraine. Trente médias d’opposition ont reçu un soutien organisationnel et financier. Dans tout le pays, les Américains ont supervisé, avec l’aide d’associations locales, la formation d’assistants et d’observateurs électoraux. Le secrétariat d’Etat a versé 10 millions de dollars supplémentaires en tant qu’aide directe au processus électoral. Les deux grands partis américains se sont engagés et ont envoyé des consultants sur place. (…) Ce n’est pas par idéalisme que les Etats-Unis mènent ce combat. Washington veut voir dans les Ukrainiens de "nouveaux Européens", susceptibles de servir l’OTAN et d’affaiblir l’UE. Dans le cadre de la stratégie de sécurité nationale américaine, tout doit être fait pour empêcher l’émergence de rivaux régionaux."2
Il n’est pas surprenant de voir dénoncer en Allemagne le rôle des Etats-Unis qui viennent de lui souffler la proie qu’elle aussi convoite !
Par leur mainmise impérialiste sur l’Ukraine, les Etats-Unis concrétisent un objectif formulé dès les années 1990, lorsqu’ils ambitionnaient déjà qu’"entre 2005 et 2010, l’Ukraine [devait] être prête à des discussions sérieuses avec l’OTAN", affectant à ce pays un futur rôle clé au sein du "noyau principal de sécurité en Europe", après 2010, ceci dans le cadre de leur stratégie de renforcer "la tête de pont américaine sur le continent eurasien."3 Les Etats-Unis visent à "empêcher toute puissance potentiellement hostile de dominer l’Europe."4 Ils encerclent l’Allemagne réunifiée qui espère tirer avantage de la situation historique inaugurée en 1989 pour postuler à la direction d’un nouveau bloc dirigé contre eux en cherchant à "combler le vide stratégique de l’Europe centrale"5 et en bloquant les tentatives de l’Allemagne d’accroître son influence dans l’est européen.
Les Etats-Unis prennent un coup d’avance sur l’Allemagne en prépositionnant leurs hommes liges sur les terres qui constituent la zone d’expansion de l’impérialisme allemand. Cependant il est complètement impossible pour Berlin de s’accommoder de la présence américaine, obstacle au développement de son "espace vital" et d’accepter de se voir ceinturée sur ses frontières par un carcan de nations qui ne lui sont pas favorables : l’Allemagne ne peut que tout entreprendre pour faire sauter ce verrou que veulent lui imposer les Etats-Unis, comme elle l’a fait dans les années 1990 face au verrou serbe dans les Balkans, provoquant le retour de la guerre sur le continent européen pour la première fois depuis 1945.
D’autre part, en dérobant l’Ukraine à la Russie, les Etats-Unis la ravalent brutalement au rang de puissance secondaire.
Ayant subi un recul marqué de son influence depuis quinze ans avec l’adhésion de ses ex-satellites à l’OTAN et l’installation de troupes américaines dans plusieurs pays d’Asie centrale, la Russie avait misé gros sur les élections en Ukraine pour que ce pays ne soit pas le prochain à lui tourner le dos. Pour elle, perdre toute influence sur l’Ukraine, zone stratégique de première importance (à la fois accès maritime à la Méditerranée et lieu de stationnement de sa flotte), signifie la fin de ses rêves de grande puissance. Autant dire qu’il lui est impossible d’accepter de se laisser refouler dans les limites de la Russie du 18e siècle sans réagir de toutes ses forces.
Vers l’accélération du chaos
Les déclarations du président russe appelant l’Ukraine "au pragmatisme dans ses relations avec la Russie" ainsi que celles du ministre des affaires étrangères Lavrov reconnaissant "le droit de chaque Etat – y compris nos voisins – à choisir eux-mêmes leurs partenaires, à décider à quelle organisation ils veulent adhérer" ne mènent pas à un apaisement. Bien au contraire. Encaissant un échec cuisant en première manche, la Russie, en se déclarant "prête à coopérer avec la nouvelle direction de l’Ukraine", ne fait que changer son fusil d’épaule dans cette partie de bras de fer. Par la politique de l’étreinte du serpent, elle exerce une pression maximale sur l’Ukraine afin de ne lui laisser aucune marge de manœuvre.
Ainsi, la "victoire orange" augure de sérieuses convulsions, tant sont vives les tensions entre les différents gangs mafieux qui forment la classe dominante ukrainienne, eux-mêmes divisés sur le choix de l’alignement impérialiste. D’abord, parce qu’en échange du troisième tour, Iouchtchenko a accepté une réforme constitutionnelle qui privera la présidence, d’ici à la fin 2005, de l’essentiel de ses prérogatives en ce qui concerne la nomination du gouvernement.
Le clan Ianoukovitch, qui truste les médias d’Etat et détient le pouvoir économique, refuse de se laisser évincer. Non seulement il multiplie les recours pour retarder l’investiture du nouveau président et tenter d’invalider les élections, mais promettant une "opposition dure", s’emploie à enclencher une dynamique "anti-orange" et menace de faire déferler les manifestations de ses partisans sur Kiev. Les tendances à la dislocation de l’Ukraine, incarnées par les menaces séparatistes de la part des responsables politiques des régions russophones, constituent un puissant moyen de chantage au service du Kremlin. Un référendum sur l’autonomie sonnerait en effet le glas de l’actuel Etat ukrainien.
D’autre part, Moscou prend appui sur les "capitaux russes qui se sont récemment emparés de pans importants de l’économie ukrainienne" pour tenter de s’imposer à nouveau.
Pour l’Ukraine, dépendante à 85% des importations pour son énergie, l’interruption, début janvier, par le Turkménistan prorusse des livraisons de gaz sous prétexte de désaccords sur les tarifs, constitue tout autant un rappel de Moscou que sur ce plan elle est soumise à son bon vouloir et un sérieux avertissement.
Pour bien signifier la fin du protectorat russe, Iouchtchenko invite à Kiev le président géorgien Saakachvili, héros de la "révolution des roses" détesté par Moscou pour avoir fait basculer son pays dans le giron de Washington. Néanmoins, la pression de la Russie l’oblige à la plus prudente circonspection dans l’affirmation de ses orientations impérialistes. Réaffirmant que "l’Ukraine a des intérêts stratégiques tant à l’Est qu’à l’Ouest. Ce n’est pas ou l’Est ou l’Ouest, mais et l’Est et l’Ouest, les deux options sont liées"6 Iouchtchenko a du donner des gages à Moscou en s’engageant à retirer les 1600 soldats ukrainiens d’Irak et à respecter l’accord quadripartite de coopération économique avec la Russie, la Biélorussie et le Kazakhstan, qu’il disait vouloir remettre en cause.
La gifle magistrale administrée par les Etats-Unis à la Russie ne peut que conduire au développement de l’instabilité directement sur le territoire russe, instabilité qui à son tour, ne peut qu’aiguiser les appétits impérialistes des puissances voisines telles que l’Iran et la Turquie. La clique Poutine aux abois, fortement ébranlée par le fiasco ukrainien dans la légitimité qui fonde son pouvoir, (la reconquête de son "étranger proche"), prise sous la menace de voir se répéter le même scénario dans tous les pays de la CEI et en Russie même, ne peut qu’être conduite, si elle sent son influence sur l’Ukraine lui échapper complètement, à jouer son va-tout par tous les moyens à sa disposition.
Bloquées à l’Ouest par l'existence de puissances impossibles actuellement à soumettre, les tentatives de l’impérialisme allemand pour acquérir une stature mondiale passent par son affirmation hégémonique en Europe de l’est. Or, la "poussée vers l’est" de l’Allemagne ne peut que la conduire à contester aussi bien l’influence russe que la présence américaine en Ukraine.
L'affrontement entre les différents impérialismes, en Ukraine dont les protagonistes disposent de l’arme atomique, transforme cette région en véritable poudrière aux portes de l’Europe occidentale.
Scott
1 Le Nouvel Observateur, 02.12.04
2 Die Zeit, cité par Courrier International n°736
3 Z. Brzezinski, Le Grand échiquier, 1997
4 H. Kissinger, La Nouvelle Puissance américaine
5 idem
6 Libération du 3.12.04