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Révolution internationale n° 470 - mai juin 2018

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Contre les mensonges sur Mai 1968 !

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D’Emmanuel Macron à Daniel Cohn-Bendit, du Figaro à Marianne, de BFM TV à Radio France, de l’extrême droite à l’extrême gauche, en le honnissant ou en le célébrant, tous à leur façon commémorent les cinquante ans de Mai 68 en le couvrant d’un tombereau de mensonges.

Non, Mai 68 n’est pas une “spécificité française” !

Personne ne peut nier que Mai 68 s’inscrit dans une dynamique internationale. Mais en focalisant l’attention sur la nuit du 22 mars à Nanterre, l’éloquence “vivifiante” de Cohn Bendit, le paternalisme étouffant de De Gaulle, le choc entre “la nouvelle et la vieille France”… cette dimension internationale est volontairement passée au second plan pour faire finalement de Mai 68 une “spécificité française”. En réalité, la vague de contestation étudiante commence dès 1964, à l’Université de Berkeley en Californie avec pour revendication le droit de parole, la fin de la ségrégation raciale et l’arrêt de la guerre au Viêt-Nam. Cette vague se propage au Japon à partir de 1965, en Grande-Bretagne fin 1967, en Italie, en Espagne, en Allemagne, au Brésil, en Turquie et au Mexique début 1968. Mais surtout, Mai 68 appartient au mouvement ouvrier international. La vague de grèves qui commença en France en 1967 et atteint son paroxysme en Mai 68 va ainsi secouer le monde jusqu’en 1974 : le fameux Cordobazo argentin, “l’automne chaud” italien en 1969, l’Espagne et la Pologne en 1971, en passant par la Belgique et la Grande-Bretagne en 1972, la Scandinavie, l’Allemagne…

Non, Mai 68 n’est pas une “révolte étudiante” !

Le caractère prolétarien de Mai 68 est souvent masqué par la mise en avant du mouvement étudiant. La version la plus sophistiquée et sournoise de cette mystification étant évidemment celle émanant des gauchistes et des syndicats : “La force de Mai 68 c’est la convergence des étudiants et des ouvriers !” Mensonges ! Si Mai 68 a dynamisé la lutte partout dans le monde, c’est justement parce que la classe ouvrière ne s’est pas mise à la remorque du mouvement mais, au contraire, en est devenue la force motrice.

Le mouvement étudiant des années 1960 était de nature petite-bourgeoise, un des aspects les plus clairs étant la volonté de “changer la vie tout de suite”. A l’époque, il n’y avait pas de menace majeure de précarité à la fin des études. Le mouvement étudiant qui débute en 1964 se développe dans une période de prospérité. Mais, à partir de 1967, la situation économique se détériore sérieusement, ce qui pousse le prolétariat à entrer en lutte. Dès le début 1967, se produisent des affrontements importants à Bordeaux (à l’usine d’aviation Dassault), à Besançon et dans la région lyonnaise (grève avec occupation à Rhodia, grève à Berliet), dans les mines de Lorraine, dans les chantiers navals de Saint-Nazaire, à Caen,… Ces grèves préfigurent ce qui va se passer à partir du milieu du mois de mai 1968 dans tout le pays. On ne peut pas dire que l’orage ait éclaté dans un ciel d’azur. Entre le 22 mars et le 13 mai 1968, la répression féroce des étudiants mobilise de manière croissante la classe ouvrière portée par ses élans instinctifs de solidarité. Le 14 mai, à Nantes, de jeunes ouvriers lancent un mouvement de grève. Le 15 mai le mouvement gagne l’usine Renault de Cléon, en Normandie ainsi que deux autres usines de la région. Le 16 mai, les autres usines Renault entrent dans le mouvement : drapeau rouge sur Flins, Sandouville et le Mans. L’entrée de Renault-Billancourt dans la lutte est alors un signal : c’est la plus grande usine de France (35 000 travailleurs) et depuis longtemps, existe un adage : “Quand Renault éternue, la France s’enrhume”. Le 17 mai la grève commence à toucher toute la France. C’est un mouvement totalement spontané. Partout, les jeunes ouvriers sont devant. Il n’y a pas de revendications précises : c’est un ras le bol qui s’exprime. Le 18 mai, il y a un million de travailleurs en grève à midi. Le 22 mai, il y en a huit millions. C’est alors la plus grande grève de l’histoire du mouvement ouvrier international. Tous les secteurs sont concernés : industrie, transports, énergie, postes et télécommunications, enseignement, administrations, médias, laboratoires de recherche, etc. Au cours de cette période, les facultés occupées, certains bâtiments publics comme le Théâtre de l’Odéon à Paris, les rues, les lieux de travail deviennent des lieux de discussion politique permanente. “On se parle et on s’écoute” devient un slogan.

Non, Mai 68 n’est pas une “révolution des mœurs” !

Réduite frauduleusement à sa dimension “étudiante”, Mai 68 est présenté comme le symbole de la libération sexuelle et des femmes.

Les grands mouvements de lutte du prolétariat ont toujours mis en avant la question de la femme. Lors de la Commune de Paris en 1871, de la grève de masse de 1905 et de la révolution en 1917 en Russie, les femmes ouvrières jouèrent un rôle inestimable. Mais ce que vante la petite-bourgeoisie estudiantine de 1968 est une toute autre chose, c’est la libération “maintenant et tout de suite” dans le capitalisme, c’est la libération de l’humanité par la libération sexuelle et non comme le produit d’un long combat contre le système d’exploitation capitaliste. Bref, c’est l’abandon de toute forme de réflexion susceptible de remettre réellement en cause les racines de l’ordre établit, c’est la négation du processus même de grève, d’auto-organisation et de discussion de la classe ouvrière en France durant ces quelques semaines de mai. L’importance pour la bourgeoisie mondiale de réduire Mai 68 à un soutien-gorge qui brûle est donc évidente.

Non, Mai 68 n’est pas une grève générale et syndicale !

Aujourd’hui, avec la grève des cheminots en France, syndicats et organisations de gauche prétendent qu’une autre grève générale est possible. Comme en Mai 68 les syndicats seraient en train d’organiser la “convergence des luttes” face à la politique de Macron. Mensonges ! (1) La classe ouvrière est entrée spontanément en lutte en Mai 68, sans mots d’ordre ni appels syndicaux. Ceux-ci n’ont fait que courir après le mouvement, pour mieux le saboter. Le dessin ci-dessous de Siné, de mai 1968, est très explicite sur ce que ressentait alors la classe ouvrière face au sale travail des syndicats :

Les accords de Grenelle que gauche et syndicats célèbrent comme LA grande victoire de 68 sont au contraire l’aboutissement du travail main dans la main du gouvernement et des syndicats pour arrêter le mouvement dans la défaite. Ces accords actent en effet une élévation du pouvoir d’achat bien moindre que celle des années précédentes. Fait caché aujourd’hui, les ouvriers ressentent d’ailleurs immédiatement ces accords comme une gifle : venu les présenter à Renault-Billancourt le matin du 27 mai, Séguy, secrétaire général de la CGT, se fait abondamment siffler, et les cartes syndicales sont déchirées. Le 30 mai, De Gaulle annonce la dissolution de l’Assemblée nationale, la tenue d’élections fin juin et appelle à ouvrir des négociations branche par branche. Les syndicats se précipitent sur cette opportunité permettant de remettre au travail les secteurs (tel EDF-GDF) où les propositions patronales vont au-delà des accords de Grenelle. Ils renforcent cette pression en faveur de la reprise par toutes sortes de manœuvres comme la falsification des votes, les mensonges sur de prétendues “reprises”, l’intimidation au nom de la lutte contre les “provocateurs gauchistes”. Un de leurs grands arguments est qu’il faut reprendre le travail afin que les élections, sensées “compléter la victoire ouvrière”, puissent se dérouler normalement.

Non, Mai 68 n’est pas un “vieux truc du passé”

Mai 68 est présenté comme un mouvement de la période de prospérité. Autrement dit, d’un autre temps, du passé. Encore une fois, rien n’est plus faux ! A partir de 1967, la situation économique mondiale commence à se détériorer, ouvrant la période de crise permanente que nous connaissons depuis lors et confirmant ainsi que le capitalisme est un système décadent qu’il faut abattre. Mai 68 a confirmé que le prolétariat était la classe révolutionnaire, qu’elle avait la force de s’auto-organiser, de développer sa conscience par le débat en assemblées générales autonomes, de se dresser contre l’ordre établit et de le faire trembler. Mai 68 marque surtout la fin de 40 ans de contre-révolution stalinienne ! C’est le signe le plus clair du retour sur la scène mondiale du prolétariat en lutte. Il faut bien soupeser l’importance de cet événement : Mai 68 et la vague de luttes qui se développe ensuite dans de nombreux pays va signifier que la classe ouvrière n’est plus prête à accepter tous les sacrifices dans l’intérêt du Capital, et encore moins le sacrifice de sa vie. C’est ceci, et rien d’autre, qui va empêcher l’affrontement des blocs de l’Est et de l’Ouest de dégénérer en Troisième Guerre mondiale ! Depuis, le développement du mouvement prolétarien a rencontré bien des difficultés. L’idée que la “révolution est possible mais pas forcément nécessaire” a fait place à celle que “la révolution est absolument nécessaire mais est devenue impossible”. Le prolétariat a perdu confiance en lui. Mais justement, la réalité de la force prolétarienne de Mai 68 doit être une source d’inspiration pour le futur. La bourgeoisie, elle, le sait, voilà pourquoi elle la couvre d’autant de mensonges !

Bmc, 28 avril 2018

 

1) Pour notre analyse du mouvement actuel, qui est un piège tendu à la classe ouvrière, nous renvoyons nos lecteurs à notre article [2] sur ce site.

 

Histoire du mouvement ouvrier: 

  • Mai 1968 [3]

Rubrique: 

Cinquantenaire de Mai 68

Grève “perlée” des cheminots: l’État et ses syndicats contre toute la classe ouvrière !

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Depuis quelques semaines, le mouvement de lutte à la SNCF tient le haut du pavé de l’actualité nationale. Les perturbations dans les transports, particulièrement en Île-de-France, nous sont présentées comme les conséquences d’un mouvement social d’une très grande ampleur, “du jamais vu depuis 1995”. L’offensive médiatique autour de la grève “perlée” des cheminots, appelés à faire grève deux jours sur cinq jusqu’au mois de juin, n’a pas fait dans la demi-mesure. Chaque jour qui passe est l’occasion de nous commenter la situation : nombre de trains en circulation, taux de grévistes le matin, taux de grévistes l’après-midi, dette de la SNCF, déclarations de tel syndicat, de tel député, de tel ministre… En réalité, il ne s’agit ni plus ni moins que de la mise en scène d’une fausse confrontation entre la CGT et Macron : “Bras de fer entre le gouvernement et la CGT !”, titrent les uns ; “La bataille de l’opinion est engagée !”, selon les autres ; “Qui l’emportera ?”. Il s’agit, bien sûr, de faire passer au mieux l’attaque contre les cheminots. Mais ce faux bras de fer est surtout une attaque contre l’ensemble de la classe ouvrière, une attaque qui va bien au-delà des seules questions économiques et des conditions de vie immédiates, une attaque qui prépare les coups à venir et vise à davantage fragiliser politiquement une classe ouvrière déjà affaiblie. Contrairement à ce que peuvent nous raconter les partis de la gauche du capital, NPA, France insoumise et consorts, contrairement à ce que répètent à tue-tête les syndicats, la classe ouvrière n’est aujourd’hui pas en position de force, ni susceptible de faire plier le gouvernement. Au contraire, tout est mis en œuvre pour dénaturer la lutte, l’isoler, la rendre impopulaire et donner, face aux attaques, un sentiment d’impuissance à l’ensemble des prolétaires.

Une pluie d’attaques contre une classe ouvrière déboussolée

Derrière l’attaque contre un secteur prétendument privilégié de la classe ouvrière, la dégradation des conditions de vie de tous est bien à l’ordre du jour. En ce moment, et depuis plusieurs mois, tous les travailleurs subissent les assauts répétés du gouvernement et du patronat. Que ce soit au niveau des salaires, les contrats de travail, des pensions, des allocations chômage, des taxes, de l’augmentation de certains prix comme l’essence ou les transports, le gouvernement assume totalement ces attaques au nom de “l’intérêt supérieur de la nation”. Son credo est de rendre plus compétitive l’économie nationale en “assouplissant” le marché du travail.

L’État montre d’ailleurs l’exemple en aggravant la précarité et en dégradant les conditions de travail de ses propres salariés : suppression de dizaines de milliers de postes dans la fonction publique, dans les hôpitaux, les écoles, les impôts, suppression des contrats aidés… Dans le secteur privé, les licenciements massifs pleuvent comme à Carrefour. Des dizaines de milliers de suppressions d’emplois sont annoncées pour les mois à venir : plans sociaux, fermetures, liquidations, licenciements partout. Les quelques chiffres déjà connus font froid dans le dos : RSI de 5 à 6 000 postes en moins ; SFR : 5 000 ; EDF : 4 000 cette année et 10 000 sur 3 ans ; BPCE : 3 600 ; Banque de France : 3 400 ; les prestataires de service de SFR : 3 000 ; Air France : de 3 à 5 000 ; Areva : 2 700 ; BNP : 2 à 3 000 ; Alstom : 2 à 3 000 ; Société Générale : 2 500 ; Office Dépôt : 1 900 ; Veolia : de 572 à 1 550 ; Michelin :1 500 ; Engie : 1 500 ; IBM : 1 200 ; Croix-Rouge : environ 1 000 ; fermeture de 100 magasins et plusieurs centaines FNAC et Darty… la liste est encore très longue !

Si face à ce torrent d’attaques, notamment destinées à rattraper le retard pris par le capital français sur ses concurrents étrangers, le mécontentement est bien réel et s’exprime parfois dans des grèves localisées (passées la plupart du temps sous silence), il ne se traduit pas mécaniquement par une forte combativité de l’ensemble de la classe, encore moins par une tentative significative de prise en main des luttes. Au contraire, l’expectative, le sentiment d’impuissance, le découragement et l’isolement corporatiste dominent. Les grèves dans les EHPAD, à Carrefour ou à Air France ont peut-être été les plus visibles avec celles de la SNCF, mais elles aussi sont restées enfermées dans “leur” entreprise, soigneusement isolées les unes des autres par les syndicats qui ne cessent d’appeler à la création d’un illusoire “rapport de force” pour “négocier les revendications” dans telles ou telles entreprise, branche ou administration. Même si l’impression veut être donnée que la mobilisation est un peu plus offensive à la SNCF ou dans certaines universités, le constat reste le même. La journée de manifestation du 22 mars, organisée par les syndicats, a ainsi été une nouvelle concrétisation des difficultés de la classe ouvrière. Les cortèges, totalement encadrés par les syndicats, CGT en tête, où la jeune génération était souvent très faible, étaient sans vie et plutôt minces.

Dans les universités, les syndicats s’emploient à isoler et diviser les étudiants par le blocage des locaux dans lesquels s’enferment de jeunes ouvriers souvent combatifs. Cela a permis au gouvernement de faire intervenir les flics ou les nervis dans plusieurs facs pour semer la terreur et pousser les minorités plus ou moins politisées dans une confrontation stérile avec les forces de l’ordre. Surtout, il s’agit de faire oublier les leçons du mouvement de 2006 contre le Contrat Première Embauche (CPE) qui fit reculer le gouvernement pour la dernière fois en France : l’extension et l’auto-organisation des luttes sur un terrain de classe sont les meilleures armes du prolétariat. Tout cela exprimait (de façon très embryonnaire) la tendance historique du mouvement ouvrier à l’action révolutionnaire à travers son unité et sa solidarité. Plutôt que de défendre la nécessaire unité du prolétariat, les syndicats enferment les étudiants dans leurs locaux, les isolent et les soumettent pieds et poings liés à la répression.

SNCF : une lutte exemplaire ?

La lutte à la SNCF nous est vendue comme le mouvement social de la décennie, celui qui fera date après celui de 1995. Nous allions voir ce que nous allions voir. Qu’en est-il en réalité ? Même si la mobilisation des cheminots est relativement importante depuis fin mars et encore aujourd’hui dans les dernières journées de grève, elle est loin d’être massive. Au contraire, la grève “perlée” proposée par les syndicats comme la “recette” efficace pour faire durer longtemps le mouvement et faire perdre le moins d’argent possible aux grévistes est rapidement devenue minoritaire chez les cheminots à cause, en partie, des nouveaux calculs pour la prise en compte des jours de grève qui ont fortement amputé les salaires, mais, surtout, parce qu’ils sentent, au fond, que l’organisation de cette lutte n’est pas entre leurs mains et qu’elle n’a pas d’avenir. Cette mobilisation exprime une expectative permettant aux syndicats un encadrement total : tout est déjà prévu, aucun besoin de débattre dans des assemblées générales, aucun besoin de réfléchir et prendre ensemble les décisions, aucun besoin de s’auto-organiser ; il suffit de suivre les syndicats sur le chemin tout tracé par leurs soins vers… la défaite et la démoralisation.

La bourgeoisie utilise sciemment une stratégie maintes fois éprouvée en attaquant un secteur clé de notre classe pour nous infliger une défaite généralisée. Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, la SNCF a toujours été un secteur combatif et pesant sur la dynamique de la lutte de classe. En 1986, le mouvement de lutte à la SNCF, haut moment de lutte des années 1980, avait pris forme CONTRE l’expression classique syndicale. La CGT avait carrément dû organiser dans les premiers jours de la grève des “piquets de travail” contre les grévistes qui étaient partis en lutte hors des clous syndicaux. Il avait fallu déployer toute une stratégie autour du “syndicalisme de base”, l’enfermement sournois dans le corporatisme au nom-même de l’extension des luttes (en imposant l’extension totale de la lutte au sein de la SNCF avant d’aller voir ailleurs) pour mettre un terme à ce mouvement qui dura plusieurs semaines.

“En 1995, l’objectif essentiel de la manœuvre était de permettre aux syndicats discrédités par leurs actions de sabotage ouvert des luttes ouvrières tout au long des années 1980, de reprendre pied et de pouvoir revenir sur le devant de la scène sociale pour assumer plus efficacement leur fonction d’encadrement des ouvriers. Dans ce but, la bourgeoisie qui, à travers le plan Juppé, mettait en place une série d’attaques frontales sur la sécurité concernant l’ensemble de la classe ouvrière, a cristallisé l’attention sur la mobilisation derrière les cheminots contre l’attaque spécifique de leur régime spécial des retraites. Elle a fait une large publicité à la lutte de ce secteur, le plus combatif mais aussi un des plus corporatistes, désigné comme le phare de la lutte, derrière lequel les syndicats avaient mobilisé massivement, sous leur contrôle, le secteur public. Le retrait, programmé à l’avance, de l’attaque spécifique visant les cheminots a permis aux syndicats de crier “victoire” en semant l’illusion que “tous ensemble”, avec les syndicats, les ouvriers avaient fait reculer le gouvernement. Par la suite, sous les gouvernements successifs de gauche comme de droite, la bourgeoisie a pu aggraver sans être inquiétée les mesures du plan Juppé sur la sécurité sociale. Ce n’est pas un hasard non plus si la lutte des cheminots français était ensuite mise en avant comme modèle de lutte à l’échelle internationale et son exemple exploité par d’autres bourgeoisies, notamment en Allemagne et en Belgique pour entraîner les prolétaires le plus massivement possible derrière les actions syndicales.

Au printemps 2003, au milieu de l’attaque générale sur les retraites visant déjà prioritairement la fonction publique, le gouvernement rajoutait une couche supplémentaire d’attaques sur un secteur particulier, celui de l’Education nationale, avec un projet de délocalisation spécifique concernant les personnels ATOS. Cela constituait une véritable provocation alors que les travailleurs de l’enseignement manifestaient déjà depuis des mois un mécontentement croissant suite à la détérioration sensible de leurs conditions de travail au cours des dernières années. Le but essentiel de cette attaque spécifique était d’empêcher le développement d’une lutte massive de tous les secteurs contre la réforme des retraites. Rapidement, les luttes des personnels de l’enseignement sont apparues comme le fer de lance de la mobilisation ouvrière. Mais en leur sein, les syndicats n’ont cessé de mettre en avant les revendications spécifiques contre la délocalisation, dans lesquelles le reste de la classe ouvrière ne pouvait se reconnaître, qui ont pris le pas sur la question des retraites et fait passer celle-ci au second plan. Cette entreprise a non seulement permis au gouvernement de faire passer l’attaque sur les retraites mais d’entraîner le secteur enseignant, isolé et divisé, poussé par une partie de ces mêmes syndicats vers des actions radicales et impopulaires de boycott d’examens de fin d’année, dans une défaite la plus amère et cuisante possible, notamment à travers le non paiement des journées de grève”. (1)

Lors de ces mouvements de lutte, la bourgeoisie était donc à la manœuvre avec une stratégie simple, mais terriblement efficace : porter deux attaques en même temps, l’une dirigée contre les conditions de vie de l’ensemble de la classe ouvrière ; l’autre contre un secteur plus particulier du prolétariat pour créer un écran de fumée. Ce secteur particulier, étant alors plus combatif, fut poussé à mener une lutte “dure”, en demeurant néanmoins seul et impuissant, ce qui ressemble étrangement à la situation actuelle : une classe ouvrière qui partout voit ses conditions de vie et de travail se dégrader et le long mouvement de grève syndical, lancé à grands renforts médiatiques, d’un secteur particulier coupé du reste de la classe. Car le discours syndical actuel est évidemment un mensonge : selon eux, en refusant la privatisation et la réforme de leur statut, les cheminots seraient la véritable force de frappe contre toutes les attaques actuelles et à venir, un rempart pour la sauvegarde d’un “modèle social” dans lequel l’État “juste” serait le garant et le protecteur des “droits des salariés”. C’est comme cela que la solidarité des autres ouvriers serait censée s’exercer : en soutenant depuis les tribunes, comme des supporteurs, les cheminots en lutte.

L’hypocrite appel à la “convergence” des luttes est également l’expression d’une fausse radicalité et d’une fausse unité. En apparence, il s’agit de répondre à la nécessaire unification des luttes. En apparence seulement, car ce que proposent les syndicats n’est rien d’autre qu’une juxtaposition de revendications sectorielles où chacun fait grève pour ses “propres intérêts”.

Les syndicats “alternatifs”, comme Solidaire ou la CNT, sont par ailleurs là pour tenter d’encadrer la jeune génération ouvrière. Solidaire s’est ainsi particulièrement fait remarquer en s’opposant à la stratégie de la “grève perlée” et en proposant une “grève dure” sans interruption. Il s’agit évidemment d’encadrer et d’épuiser toujours et encore les ouvriers les plus combatifs dans des actions coup de poing, ultra-minoritaires, faussement radicales, et vouées à l’échec.

Quelles perspectives ?

De la SNCF aux facultés en passant par Air France ou les luttes des éboueurs, dans les transports urbains comme à Rouen et Toulouse, les luttes sont menées par les syndicats dont le but est de nous entraîner à la défaite. Est-ce à dire que les perspectives de lutte sont définitivement closes ? Bien évidemment, non. Face à la persistance des attaques, produits de la crise historique du système capitaliste, la bourgeoisie aura, à plus long terme, plus de difficultés pour contenir le mécontentement dans l’impuissance. Comme on le voit, la bourgeoisie prépare le terrain à son avantage en prévision des luttes futures qui ne peuvent que surgir.

Il est clair également que la bourgeoisie tente de stériliser tout un questionnement, une maturation dans les rangs ouvriers. Sur ce plan, l’objectif n’est pas encore gagné ! La classe ouvrière en France a un poids et une expérience que la bourgeoisie n’a jamais sous-estimés. C’est en conséquence qu’elle déploie de telles stratégies face à son ennemi de classe, qu’elle sait encore capable de défendre la perspective révolutionnaire. Partout dans le monde, à l’occasion de mouvements de luttes ou par besoin spontané de comprendre la situation, des petites minorités se réunissent pour discuter, réfléchir sur comment lutter, pour tirer les leçons de l’expérience des luttes passées, comprendre la nature du capitalisme, le communisme… La “vielle taupe”, expression que Marx utilisait pour désigner la conscience de classe, poursuit son chemin souterrain.

Stopio, 15 avril 2018

 

1) Décembre 1995, printemps 2003 : les leçons des défaites sont une arme pour les luttes futures, Révolution internationale n° 348 (juillet-août 2004).

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Géographique: 

  • France [4]

Situations territoriales: 

  • Lutte de classe en France [5]

Rubrique: 

Situation en France

A propos du livre Que faire de 1917?: une expérience démocratique pour Olivier Besancenot

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“Que faire de 1917 ?”, c’est la question que pose Olivier Besancenot en titre de son dernier livre. Le porte-parole du Nouveau Parti anticapitaliste (NPA) s’ingénie habilement à jouer le marchand de sable toujours prompt à endormir le prolétariat dans les draps de l’interclassisme et de la démocratie.

“Peuple” ou classe ?

Ce “révolutionnaire” officiel des médias et de la bourgeoisie s’est ici fixé l’objectif de jouer les redresseurs de torts en réhabilitant le personnage principal de cette histoire : “le peuple russe”, “ce héros oublié qui s’est dressé, il y a cent ans, contre le tsarisme et contre la guerre, et qui s’est auto-organisé à travers une multitude de conseils populaires”. A lire ces quelques lignes, figurant dans l’introduction du livre, on comprend très vite, et le contraire eut été étonnant, que cette prétendue “contre-histoire de la révolution russe” ne se démarque en rien de l’histoire officielle et mensongère dispensée depuis des décennies par des cénacles d’historiens s’acharnant à nier le caractère spécifiquement prolétarien de la révolution d’Octobre 1917. Comme à son habitude, sournoisement, la gauche du capital, travestit les leçons que le prolétariat d’aujourd’hui pourrait tirer de l’un des événements les plus glorieux de l’histoire de la classe ouvrière et de ses luttes.

Ainsi, tout au long de cet essai, l’action de la classe ouvrière en Russie est noyée dans les méandres du peuple russe. En effet, ce dernier aurait été “le véritable acteur de cette période”, composé “de millions de mains invisibles, populaires et besogneuses”. Ce centenaire serait l’occasion “de se mettre dans les pas de cette plèbe anonyme qui se constitua sciemment en peuple souverain et en classe sociale assumée”. Pour finir, sur la réduction de la révolution d’Octobre à une confrontation entre “les classes populaires” et la classe dominante. Comme on l’aura compris, cette référence à l’initiative populaire ne quitte pas l’argumentation du leader de la gauche radicale. Ici, la classe ouvrière est enfouie sous un amas de couches sociales, faisant de la révolution d’Octobre un mouvement informe et insaisissable où le prolétariat ne semble pas avoir joué un rôle particulier et déterminant. Au contraire, pour Besancenot, ce mouvement serait donc l’alliance concertée des ouvriers, des paysans et de toutes les couches non-exploiteuses de la société qui aurait sonné le glas du tsarisme et creusé les sillons d’une société nouvelle. En réalité, la révolution d’Octobre représente, à ce jour, la tentative d’émancipation de l’humanité la plus poussée parce que la classe ouvrière, consciente de ses potentialités, a pu s’affirmer de manière autonome et a su se placer à l’avant-garde de toutes les autres couches sociales exploitées. En centrant sa lutte sur l’arrêt de la guerre impérialiste, en créant des soviets comme organisation de tous les exploités, en cherchant à remettre en cause la propriété privée des moyens de production et la loi de la valeur, le prolétariat a su affirmer ses propres revendications, son propre être historique et ainsi, il a pu se rallier les autres couches non exploiteuses. En véritable agent de la conservation sociale, la gauche du capital préfère célébrer un mouvement mensongèrement interclassiste et faire oublier que seul le prolétariat peut jouer un rôle déterminant dans l’émancipation de l’humanité.

Négation de l’internationalisme et lunettes démocratiques petites-bourgeoises

Par ailleurs, bien que Besancenot s’en défende, l’événement n’est pas du tout replacé dans le contexte international et sa portée, en tant que point culminant de la vague révolutionnaire mondiale, est très largement masquée. Par conséquent, en enfermant la classe ouvrière à l’intérieur du “peuple russe”, en négligeant la dimension mondiale d’Octobre 1917, ce livre porte un coup à l’internationalisme qui reste encore aujourd’hui le principe phare qui permettra de guider le prolétariat sur la route de la révolution mondiale.

Après avoir célébré le peuple russe, Besancenot entreprend de réduire l’ensemble des luttes du mouvement ouvrier et tout particulièrement la révolution d’Octobre 1917 à un combat en faveur de la démocratie. Octobre n’exprimerait pas autre chose, tout comme la Commune de Paris qui est réduite à un “type inédit de démocratie conciliant contrôle direct à la base et suffrage universel”. Du début à la fin du livre, la révolution d’Octobre se voit attribuer le même label à travers plusieurs qualificatifs fallacieux : “démocratie nouvelle”, “foyer de la démocratie”, “démocratie politique différente”… En falsifiant complètement le but que s’est fixée la classe ouvrière mondiale à partir de 1917, la prise du pouvoir international et la destruction du capitalisme, ce livre leurre et stérilise le rôle révolutionnaire de la classe ouvrière d’aujourd’hui. La révolution d’Octobre n’avait pas vocation à améliorer les institutions de la démocratie bourgeoise. Au contraire, elle tenta d’arracher les racines de la société bourgeoise en appelant à l’abolition des classes sociales et de l’État ainsi qu’à la socialisation des moyens de production. La démocratie, elle, en particulier sous sa forme de “gauche”, prétendument “socialiste” fut le chien sanglant de la bourgeoisie contre le prolétariat en lutte en Allemagne et a fait le lit de la contre-révolution mondiale ; c’est par exemple sous le masque de la démocratie que Noske (ministre de la défense et membre du SPD), Ebert (chancelier en 1918 et membre du SPD) et Scheidemann (chancelier à partir de février 1919 et membre du SPD) et, avec eux, toute la social-démocratie au pouvoir orchestrèrent la répression féroce de la vague révolutionnaire de 1918-1923 en Allemagne, avec l’assassinat de milliers d’ouvriers, notamment des spartakistes Rosa Luxemburg et Karl Liebknecht en janvier 1919.

L’un des grands apports de la Gauche communiste d’Italie est d’avoir levé le voile sur cette forme de gouvernement dont le fondement est basé sur le mensonge selon lequel toutes les classes et les couches sociales auraient tout à gagner à participer au jeu électoral où l’équilibre entre la majorité et la minorité serait enfin trouvé. Comme l’a énoncé la fraction de la Gauche italienne, “la démocratie, en tant que forme de vie sociale, représentait une forme plus avancée seulement quand le capitalisme ne s’était pas encore emparé du pouvoir, c’est-à-dire lorsqu’il représentait lui-même une classe révolutionnaire. Dans la situation actuelle au contraire, où le capitalisme est au poste de commandement de l’économie mondiale, la démocratie ne représente aucunement un pas en avant pour le prolétariat, au contraire, elle apparaît comme une ressource immédiate que l’ennemi manœuvre contre la révolution communiste”. (1)

En bon porte-parole du NPA, Besancenot exploite et déforme lui au contraire les errances théoriques de Trotsky et l’opportunisme congénital du courant trotskiste. Il joue à merveille son rôle d’agent de la bourgeoisie qui, derrière un langage et des mots d’ordre en apparence radicaux, ne fait que mystifier un prolétariat incapable pour le moment d’entrevoir la perspective dont il est porteur.

Besancenot brouille les cartes sur les causes de la contre-révolution

Après avoir réduit la révolution de 1917 à un mouvement populaire et démocratique, le leader gauchiste s’interroge sur les causes de la dégénérescence et les moyens de parvenir à une “démocratie intégrale”. Bien que le rôle contre-révolutionnaire des grandes puissances impérialistes soit évoqué, il faut malgré tout constater que le livre lui attribue un rôle secondaire et néglige cet aspect. Or, la bourgeoisie mondiale a joué un rôle actif dans la répression de la Révolution et dans son isolement. Besancenot préfère se focaliser sur la “contre-révolution bureaucratique”, fruit du “communisme de guerre” et d’une lente dépossession des organes du pouvoir dans les mains du prolétariat au profit du Parti et de sa fusion dans l’État. En insistant sur la dérive bureaucratique de la Révolution, Besancenot ne fait pas seulement qu’inverser la cause et l’effet, il sous-estime volontairement l’action déterminée des principales puissances mondiales de l’époque afin d’éviter à tout prix que la Révolution ne s’étende dans leurs propres pays. Si les erreurs des bolcheviks ont joué leur rôle, c’est avant tout dû à l’échec de l’action internationale du prolétariat. Comme nous le mettions en évidence dans notre article, La dégénérescence de la Révolution russe, dans la Revue Internationale n° 3 : “Du fait de l’impossibilité du socialisme dans un seul pays, la question de la dégénérescence de la révolution russe est avant tout une question de défaite internationale du prolétariat. La contre révolution a triomphé en Europe avant de pénétrer totalement le contexte russe “de l’intérieur”. Ceci ne doit pas, répétons – le, “excuser” les erreurs de la révolution russe ou du parti bolchevik. (…) Les marxistes n’ont rien à faire “d’excuser” ou de ne pas “excuser” l’histoire. Leur tâche est d’expliquer pourquoi ces événements ont eu lieu et d’en tirer des leçons pour la lutte prolétarienne à venir”. Ne nous trompons pas. Le ver n’était pas dans le fruit en 1917. L’ennemi se trouvait à l’extérieur du camp prolétarien. Le cordon sanitaire tendu par la France, l’Angleterre, l’Allemagne, les États-Unis et d’autres pays européens a été le point de départ de la dégénérescence de la Révolution et sa confiscation entre les mains d’une bureaucratie qui a su finir le travail ! Et le développement de la bureaucratie stalinienne, ce fut en fait la reprise en main du pouvoir par la bourgeoisie elle-même ! Omettre toute cette dimension de la contre-révolution ne peut que désarmer la classe ouvrière en la rendant incapable d’identifier son véritable ennemi.

Besancenot entretient la méfiance envers les organisations ouvrières

L’escamotage des leçons de la dégénérescence se poursuit lorsqu’il s’agit d’aborder le rôle du parti. Comme on l’a vu, les erreurs de celui-ci ne sont pas véritablement replacées dans le contexte de l’isolement. Derrière l’apparente sympathie à son égard, Besancenot n’hésite pas à faire planer l’idée que l’autoritarisme y fut très tôt en germe. Il fait notamment référence à la critique de Trotsky en 1903 qui apparentait Lénine à Robespierre et la présente comme visionnaire avec le recul. Si pour Besancenot, “1917 nous enseigne qu’aucune organisation politique, à elle seule, ne peut prétendre incarner la classe révolutionnaire”, c’est d’abord et avant tout pour semer la suspicion et la méfiance envers les organisations révolutionnaires. Car s’il est indispensable de tirer les leçons des erreurs du parti bolchevique, il en est tout autant de retenir les moments où ce dernier a su guider le prolétariat et le prémunir des pièges de la bourgeoisie (en avril 1917, lors des journées de juillet ou encore au moment de l’insurrection) quand les autres passaient dans le camp ennemi. (2)

Quelles formes d’organisation de la classe a légué Octobre 17 ? Quelle leçon retenir sur la prise du pouvoir ? Sur ces questions, le livre dévoie une fois encore les enseignements que le prolétariat doit retenir pour la victoire de la révolution. Prônant “l’autogestion de la société” par des organisations de forme soviets ou apparentées dans lesquels se retrouvent “des partis, des syndicats, des organisations du mouvement social, féministe, écologique ou les collectifs de quartier”, ce livre appelle la classe ouvrière à lutter main dans la main avec les différentes organisations de la classe dominante. En réalité, comme en Russie en 1917, les futurs conseils ouvriers seront aussi des lieux où il s’agira de mener une lutte politique contre toutes les organisations et les éléments qui freineront la lutte du prolétariat, ceux qui, comme Besancenot, agissent comme un cheval de Troie de la classe dominante en s’immisçant dans les rangs ouvriers afin de stériliser le combat.

Un défenseur du vieux monde

Par ailleurs, à aucun moment, Besancenot n’affirme clairement les véritables buts de la révolution et de la dictature du prolétariat, c’est-à-dire la destruction de l’État, l’abolition des classes sociales, des nations et l’instauration d’une société où les moyens de production seraient aux mains de la communauté tout entière. Non, au lieu de cela, il préfère prôner une forme de gouvernement populaire hétéroclite qui transformerait progressivement la société en s’accommodant de l’État et en mettant des garde-fous afin de se prémunir de la bureaucratisation : non-cumul des mandats, formation universelle pour éviter l’émergence de spécialistes, système de rotation. Autant de mystifications qui cachent une défense en règle du capitalisme d’État et du réformisme pour le compte de la société bourgeoise.

En ménageant savamment la chèvre et le chou, en adoptant un verbiage en apparence radical, en laissant un certain nombre de zones d’ombre, Besancenot mystifie complètement Octobre 1917 pour mieux désorienter la classe ouvrière d’aujourd’hui. Il escamote complètement le but que s’était fixé la classe ouvrière en Russie et les organes dont elle s’est dotée. Il tronque les relations entre le parti d’avant-garde et la classe elle-même qui s’auto-organise avec les soviets. Il instrumentalise la désorientation du prolétariat d’aujourd’hui pour lui proposer l’autogestion de la société capitaliste dans un paradis démocratique. Mais il se garde bien d’appeler à la destruction du système capitaliste, à l’abolition des classes sociales et de l’État. Tout cela reste, encore aujourd’hui, la tâche de la classe révolutionnaire.

Joffrey, 31 mars 2018

 

1) Sur les mots d’ordre démocratiques, Résolution de la commission exécutive de la Fraction de la Gauche italienne, Bulletin international de l’Opposition Communiste de gauche, n° 5, mars 1931.

2) Pour toutes ces questions voir notre brochure : Octobre 1917, début de la révolution mondiale.

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Histoire du mouvement ouvrier: 

  • Révolution Russe [6]

Courants politiques: 

  • Trotskysme [7]

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Campagne idéologique

Le nazisme et le fascisme pouvaient-ils voir le jour en Russie? (courrier des lecteurs)

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Dans le numéro précédent (RI n° 469), nous avons publié le courrier d’un lecteur [8] sur Octobre 1917 et notre réponse. Une lectrice, Leïla, a à son tour réagi à cet article en nous envoyant une lettre. Nous saluons chaleureusement cette initiative. Le débat prolétarien est une tradition du mouvement ouvrier, une tradition nécessaire à la clarification en vue de favoriser le développement de la conscience ouvrière. C’est d’ailleurs le sens de notre rubrique “courrier des lecteurs” que nous concevons comme une ouverture au débat, comme un moyen d’échange dans le cadre de la perspective révolutionnaire.

Courrier de lectrice

“Pourquoi, après la défaite de la révolution, le fascisme ou le nazisme ne sont-ils pas survenus en Russie ?”

Je remercie le lecteur d’avoir posé cette question : la réponse paraît évidente, mais quand on essaie de la formuler, c’est beaucoup plus difficile.

Je vais donc, à mon niveau, essayer de m’atteler à cette tâche, en tant que sympathisante de longue date du CCI, censée avoir un minimum de conscience ouvrière, de connaissances historiques et de convictions quant à l’avenir de l’humanité et à la nature de la classe ouvrière.

Il faut se placer dans le contexte historique et utiliser les armes du matérialisme dialectique pour comprendre ce qui se passe, l’enchaînement causal des faits.

Le fascisme, comme le nazisme ou le stalinisme, sont le produit du développement historique de chaque pays.

Le cadre dans lequel ces formes de la domination bourgeoise sont apparues est : la Décadence du mode de production capitaliste.

Chaque système de production, depuis les débuts de l’humanité, connaît plusieurs phases : naissance, apogée, décadence.

Le capitalisme n’échappe pas à cette règle et la dernière phase de son existence, la décadence, correspond au Capitalisme d’État.

Le Capitalisme est le mode de production le plus dynamique de l’Histoire : les forces productives se sont développées de manière exponentielle, les réseaux de transport se sont développés, surtout dans les pays centraux, permettant une circulation toujours plus rapide des marchandises.

Mais la caractéristique du capitalisme est de s’étendre toujours plus, de conquérir sans arrêt de nouveaux marchés, de vendre ses marchandises à des secteurs non capitalistes (colonies, paysannerie) pour réaliser le cycle de l’accumulation ; de par son histoire, l’Allemagne n’a pu construire un empire colonial où piller les ressources naturelles, exploiter une main d’œuvre peu chère et écouler ses marchandises : en effet, l’Allemagne n’existe comme nation que depuis 1870, alors que les pays centraux comme la France ou la Grande-Bretagne existent comme nations depuis beaucoup plus longtemps (de plus, ces deux empires ont des accès maritimes beaucoup plus importants qui leur ont permis de conquérir le monde). Les colonies de l’Allemagne se limitaient en 1918 à quatre ou cinq “pays” d’Afrique et pas les plus riches (Namibie, Cameroun, Togo, Tanganyika…). L’Allemagne est à l’origine de la guerre de 1914 car elle lutte pour sa survie, elle a besoin d’un repartage du gâteau colonial pour écouler ses marchandises et accumuler du capital. En 1918, l’Allemagne demande l’armistice, suite au début de la Révolution Allemande, qui rejoint la Révolution Russe en vue de la Révolution Mondiale. Malheureusement la révolution est écrasée dans le sang.

La classe ouvrière Allemande est vaincue, l’Allemagne est à terre, le traité de Versailles est un traité de pillage de l’Allemagne. La contre-révolution se développe du fait que la classe ouvrière est écrasée physiquement et moralement ; ses dirigeants (Karl Liebknecht et Rosa Luxembourg) ont été assassinés par la Social-Démocratie. La famine, la maladie, le froid, la mort règnent ; c’est sur ce terreau que se développe le national-socialisme qui va devenir le nazisme. La propagande anti-sémite est un outil de la bourgeoisie pour désigner un coupable des conditions de vie atroces que supporte la population en général et la classe ouvrière en particulier. Cette propagande excite les sentiments les plus vils dans la population et la classe ouvrière désorientée. Cette propagande se double d’une campagne sur la “supériorité de la race aryenne”, qui détourne encore plus la classe ouvrière de son combat.

Hitler est porté au pouvoir par les grands industriels Allemands (Krupp, Thyssen, Flick, Bosch…), qui voient en lui un bon défenseur de leurs intérêts, capable de haranguer les foules et d’encourager les ouvriers à travailler dur dans les usines pour reconstruire l’outil industriel et guerrier. Jusqu’à la guerre, se développe une main-mise totale de l’État sur la population, avec incitation à la délation, militarisation de la société, emprisonnements, exactions, terreur, règne de l’arbitraire, jusqu’à la guerre.

En Italie, c’est un peu le même schéma : l’unité nationale a été réalisée tard (en 1861 Victor-Emmanuel II est proclamé roi de la péninsule moins Venise et Rome). L’Italie a très peu de colonies elle aussi (Érythrée Somalie…) L’industrialisation est récente et moins spectaculaire qu’en Allemagne. Mussolini (un journaliste, bon orateur et aventurier qui prend position contre la guerre en 1914 et soutient l’intervention par la suite) est intervenu pendant la guerre en tant que journaliste, pour défendre la neutralité de l’Italie dans la guerre ; puis, il crée son propre journal “il popolo d’Italia” dans lequel il écrit des articles exaltant le nationalisme. L’Italie fait cependant partie des pays vainqueurs de la Première Guerre Mondiale, même si elle n’a récolté que des miettes, alors qu’elle espérait plus. De 1919 à 1922, l’Italie est secouée par une crise sociale, économique et politique ; Mussolini se fait bien voir de la cofindustria, qui regroupe les grands industriels Italiens (Fiat, Pirelli, Olivetti, Edison …) en brisant violemment les grèves ouvrières avec ses escouades composées d’anciens soldats “d’élite” démobilisés après la guerre et désœuvrés. Ces escouades deviendront les “faisceaux d’action révolutionnaires”, le roi Victor Emmanuel II lui confie le gouvernement en 1924, il remplit son rôle de militarisation de la société en vue d’une prochaine guerre, la classe ouvrière étant battue et sans perspective après l’écrasement de la révolution et le développement de la contre-révolution en Russie.

En Russie, comme le dit très bien le camarade, “Staline était membre du Parti Bolchevique. Plus tard, il l’a utilisé à ses propres fins.” Staline était lui aussi, un aventurier sans scrupules, qui a saisi l’opportunité de jouer un rôle historique en profitant des faiblesses de la révolution russe. Le stalinisme est l’expression de la contre-révolution et du développement du capitalisme d’État en Russie, au nom de la classe ouvrière : comme le dit le camarade, “[tout] a été transformé en mensonge, le vrai devint le mensonge et le mensonge le vrai”.

Le camarade aurait pu aussi se poser la question : quelle était la forme de domination de la bourgeoisie en France et en Grande-Bretagne, après 1918 ?

La période de l’entre-deux guerres est une période de contre-révolution, “il est minuit dans le siècle”, le capitalisme d’État prend la forme d’une dictature ouverte de la bourgeoisie, avec militarisation de la société et préparation à la guerre.

Pour l’avenir, la classe ouvrière devra s’armer pour résister aux chants de sirènes démagogiques de la bourgeoisie : on constate que, pour finaliser sa victoire sur la classe ouvrière après “le début de la fin” de la période révolutionnaire après 1918, la bourgeoisie s’est emparée du langage de la classe ouvrière pour la tromper.

Ainsi, c’est au nom du national-socialisme que Hitler entame son ascension irrésistible vers le pouvoir absolu.

En Italie, Mussolini fait d’abord partie du Parti Socialiste Italien, il en est expulsé en novembre 1914 après avoir retourné sa veste en soutenant la participation de l’Italie à la guerre au nom du nationalisme ; il rejoint un conglomérat favorable à l’entrée de l’Italie dans le conflit, regroupant des anarchistes – partisans de la guerre pour hâter la révolution – et des réactionnaires nationalistes. Il crée les “Faisceaux d’action révolutionnaire” – les sinistres “Chemises Noires” – et le Parti National Fasciste en 1921.

En conclusion, fascisme, nazisme ou stalinisme ont été des expressions équivalentes de la dictature de la bourgeoisie en période de contre-révolution et de préparation à la guerre, dans les pays les plus industrialisés ; dans les trois formes de domination on voit se développer un contrôle absolu sur la population, l’ouverture de camps de concentration, la militarisation du travail, le développement de l’industrie de guerre.

Leïla, 28 mars 2018

Réponse du CCI

De notre point de vue, la contribution de la camarade Leila constitue un panorama historique des événements qui ont conduit au fascisme, au nazisme et au stalinisme. Même si certains aspects peuvent nous paraître trop schématiques (pouvant conduire à des analyses erronées) et les situations juxtaposées, l’ensemble brasse toute une période inscrite, à juste titre, dans la phase de décadence du capitalisme.

Pour mesurer la portée de cette contribution, il faut se demander si elle répond à la question posée par le précédent courrier ? En partie assurément oui, mais des zones à explorer existent encore. Il y a bien une réponse formulée à l’issue de tout un effort de synthèse et qu’on retrouve plus particulièrement dans la conclusion : “fascisme, nazisme ou stalinisme ont été des expressions équivalentes (souligné par nous) de la dictature de la bourgeoisie en période de contre-révolution et de préparation à la guerre, dans les pays les plus industrialisés”. Il s’agit d’un point de vue général, mais qui, selon nous, doit être davantage précisé au vu des interrogations du premier courrier.

En effet, si les conditions historiques s’inscrivent bel et bien dans une globalité avec des caractéristiques permettant de dégager des éléments “d’équivalence”, pour reprendre l’idée de la camarade Leila, ceux-ci ne permettent pas pour autant de mettre en évidence la singularité du stalinisme par rapport aux autres formes totalitaires. En ce sens, en dépit de la richesse des éléments apportés, la réponse de Leila ne semble pas aller au bout du raisonnement, bien qu’elle ait évoqué certains éléments qui vont nous permettre justement de mettre l’accent sur les différences. Bien entendu, nous ne prétendons pas apporter “La” réponse dans cet article. L’objectif que nous nous fixons ici est plus modeste et consiste plutôt à souligner des aspects qui peuvent peut-être permettre d’aller plus loin dans cette réflexion. Donc, au-delà des aspects communs, que peut-on dégager du cas plus particulier de la Russie stalinienne ?

Il nous semble que le premier élément majeur dont il faut tenir compte est celui de la prise du pouvoir par le prolétariat en Russie. Contrairement à l’Allemagne où le mouvement a été totalement brisé lors de la commune de Berlin en janvier 1919 par une répression sanglante et contrairement aux grandes grèves des années 1920 en Italie qui ont été totalement réprimées avant la possibilité d’une prise du pouvoir, le prolétariat en Russie a été capable, a contrario, de prendre le pouvoir à l’issue d’une insurrection victorieuse. Cela n’est pas sans conséquence dans la façon dont la bourgeoisie a dû s’y prendre pour écraser le prolétariat. Non seulement la bourgeoise mondiale s’est liguée contre le prolétariat russe pour l’isoler et le réprimer, mais elle a aussi œuvré sur le terrain idéologique pour aboutir, grâce au stalinisme, au plus grand mensonge de l’histoire : l’assimilation du stalinisme au communisme. De ce point de vue, ni le nazisme ni le fascisme ne pouvaient couvrir la nécessité de dénaturer durablement la nature de la révolution russe et l’idée de communisme.

Le deuxième élément qu’on peut mettre en avant pour pousser plus loin la réflexion, c’est la forme même et la façon dont s’est exprimée la tendance universelle de la décadence qu’est le capitalisme d’État. Comme nous l’écrivions dans notre brochure L’effondrement du stalinisme : “dans les pays de l’Est, la forme particulière que prend le capitalisme d’État, se caractérise essentiellement par le degré extrême d’étatisation de leur économie. C’est sur cette caractéristique qu’a d’ailleurs reposé le mythe de leur nature “socialiste” distillé pendant des décennies par l’ensemble de la bourgeoisie mondiale, qu’elle soit de gauche ou de droite. L’étatisation de l’économie à l’Est n’est pas un acquis d’Octobre 1917, comme le prétendent les staliniens et les trotskystes de tous bords. C’est un produit monstrueux de la contre-révolution stalinienne (qui s’est imposée avec la défaite de la révolution russe) qui trouve sa source dans les circonstances historiques de la constitution de l’URSS. En effet, contrairement au reste du monde, le développement du capitalisme d’État en URSS n’est pas un produit direct de l’évolution “naturelle” du capitalisme dans la période de décadence”. Dans sa contribution, la camarade Leila évoque indirectement l’existence en Italie et en Allemagne de grands conglomérats industriels, l’existence d’un fort secteur privé au service de l’État. Tout cela induit nécessairement un encadrement institutionnel et juridique différent de celui qui pouvait être instauré en Russie.

En Russie, même s’il existait un capital très concentré dans les principales métropoles, comme pour les usines Poutilov de Pétrograd, par exemple, la situation était totalement différente, la bourgeoisie ayant été expropriée et l’ensemble de l’économie comprenant encore un secteur agricole très important et archaïque. L’expropriation brutale des moyens de production a donc conduit à une forme de centralisation étatique radicale extrême, cela afin de tenter de pallier aux retards accumulés, aux besoins de modernisation et d’orienter, plus tard, le capital russe de la nouvelle classe bourgeoise, la nomenkaltura, vers l’industrie lourde et la production d’armements en vue de la guerre. Naturellement, au nom du socialisme ! Cela, l’idéologie Nazie et celle du fascisme, malgré leur brutalité, n’auraient probablement pas pu le permettre avec autant de rapidité et d’efficacité.

Bien entendu, ces éléments que nous soumettons à la réflexion ne sont pas forcément les seuls aspects et méritent d’être eux-mêmes approfondis. Mais il nous semble que ces différents éléments permettent de souligner pourquoi en Russie la forme capitaliste d’État ne pouvait être strictement identique à celle du fascisme ou au nazisme.

RI, avril 2018

 

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Courrier de lecteur

Polémique: les failles du PCI sur la question du populisme (Partie II)

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Dans cette seconde partie, nous répondrons aux principales critiques que nous adresse le PCI (Le Prolétaire) en opposant à leur démarche notre méthode et notre cadre d’analyse afin de dégager une compréhension claire des enjeux de la situation du combat du prolétariat.

Le rôle des révolutionnaires ne se limite pas à proclamer des principes prolétariens ; il consiste surtout à contribuer à la prise de conscience du prolétariat, à analyser et expliquer les rapports de force posés par la situation pour dégager les enjeux réels de la lutte. En d’autres termes, il s’agit, comme le préconisait Lénine de “faire une analyse politique concrète d’une situation concrète”. Les prolétaires qui essaient de comprendre la situation actuelle, qui cherchent à aller aux racines des problèmes, ne trouvent malheureusement pas dans les publications du PCI une explication satisfaisante du phénomène international et relativement massif du populisme mais des affirmations qui, de notre point de vue, alimentent la confusion. Or, le développement du phénomène populiste correspond à une situation concrète historiquement nouvelle qui reste à analyser et pour cela nous devons mener un débat avec rigueur et méthode à travers des polémiques. Mais pour pouvoir mener ce débat, absolument nécessaire et vital à l’intérieur du camp prolétarien, il faut d’abord distinguer et écarter ce qui relève du faux débat et de l’interprétation.

Un cadre d’analyse clair : une nécessité pour la conscience du prolétariat

Le PCI nous prête l’idée que “les victoires de Trump ou des partisans du Brexit constituent des “revers” pour la démocratie” (1) en se référant à un article paru dans Révolution Internationale n°461. Nous ne devons absolument pas déduire de nos analyses que le populisme remettrait en cause et affaiblirait la démocratie bourgeoise et son État. Pour nous, toutes les fractions de la bourgeoisie sont réactionnaires ; le populisme, comme expression politique, appartient à la bourgeoisie et s’inscrit pleinement dans la défense des intérêts capitalistes. Les partis populistes sont des fractions bourgeoises, des parties de l’appareil capitaliste d’État totalitaire. Ce qu’ils répandent, c’est l’idéologie et le comportement bourgeois et petit-bourgeois, le nationalisme, le racisme, la xénophobie, l’autoritarisme, le conservatisme culturel. Ils catalysent les peurs, expriment la volonté de replis sur soi et un rejet des “élites”. Ceci dit, le populisme est un produit de la décomposition qui trouble le jeu politique avec pour conséquence une perte de contrôle croissante de l’appareil politique bourgeois sur le terrain électoral. Cela n’empêche pas la bourgeoisie d’exploiter autant que possible ce phénomène politique négatif pour la défense de ses intérêts pour tenter de le retourner contre le prolétariat en essayant justement de renforcer la mystification démocratique, en rappelant l’importance de “chaque vote”, en accusant l’absentéisme électoral de “faire le lit de l’extrême-droite”. Dans ce cadre, les partis traditionnels tentent eux-mêmes d’atténuer leur image impopulaire en essayant de se présenter malgré tout comme plus “humanistes” et plus “démocratiques” que les populistes. Un piège dangereux qui consiste à vouloir enfermer les ouvriers dans la fausse alternative : populisme ou défense de la démocratie.

Contrairement au CCI, le PCI rejette la notion de décadence du capitalisme, pourtant essentielle pour les marxistes, comme l’avaient compris les fondateurs de la IIIᵉ Internationale, qui inscrivaient en 1919 dans leur plateforme, après l’expérience de la Première Guerre mondiale et d’Octobre 1917 : “Une nouvelle période est née. Époque de désintégration du capitalisme, de son effondrement intérieur. Époque de la révolution communiste du prolétariat”. Alors qu’il y a plus d’un siècle, les bolcheviks et Rosa Luxemburg, notamment, affirmaient que la période historique ouverte par la Première Guerre mondiale est définitivement marquée par l’alternative : guerre ou révolution, socialisme ou barbarie, Le Prolétaire au contraire, sur la base de son interprétation “invariante” du Manifeste communiste de 1848 continue à répéter que les crises du capitalisme sont “cycliques” et ignore les implications de son entrée en décadence, en particulier vis-à-vis de la question de la guerre. Parce qu’il rejette la notion fondamentale de décadence du capitalisme, le PCI ne peut que manquer de clarté sur la nature des crises et des guerres impérialistes du XXᵉ siècle et donc manquer de clarté sur l’analyse de la situation actuelle et de son évolution vers la phase finale de l’agonie du capitalisme, la décomposition. (2)

Il n’est pas politiquement armé pour comprendre que la décomposition a été déterminée par une qualité nouvelle portée par les contradictions du capitalisme décadent et initialement “l’incapacité (…) des deux classes fondamentales et antagonistes, que sont la bourgeoisie et le prolétariat, à mettre en avant leur propre perspective (guerre mondiale ou révolution) engendrant une situation de “blocage momentané” et de pourrissement sur pied de la société”. Il l’interprète au contraire ironiquement sans en saisir la réelle nature : “Les prolétaires qui au quotidien voient leurs conditions d’exploitation s’aggraver et leurs conditions de vie se dégrader, seront heureux d’apprendre que leur classe est capable de bloquer la bourgeoisie et de l’empêcher de mettre en avant ses “perspectives””.

Le PCI interprète ce que nous disions quand il nous attribue l’idée de “blocage de la bourgeoisie par le prolétariat”, sans se pencher sérieusement sur le contenu politique que nous défendons réellement : toute la société se retrouve sans perspective affirmée d’une des deux classes fondamentales de la société. Elle se trouve donc privée de tout futur autre que l’exploitation immédiate générée par le capitalisme. Dans ce contexte, la bourgeoisie n’est plus en mesure d’offrir un horizon politique capable de mobiliser et de susciter une adhésion. Inversement, la classe ouvrière ne parvient pas à se reconnaître comme classe et ne joue aucun rôle véritablement décisif et suffisamment conscient. C’est cela qui a conduit à un blocage en terme de perspective. La phase de décomposition de la société capitaliste n’est nullement une “élucubration”, une “idée fumeuse”, “inventée” par le CCI. Marx lui-même au tout début du Manifeste communiste envisageait cette éventualité tirée de l’expérience historique de l’évolution des sociétés de classe quand il écrivait : “L’Histoire de toute société jusqu’à nos jours, c’est l’histoire de la lutte des classes. Homme libre et esclave, patricien et plébéien, baron et serf, maître de jurande et compagnon, en un mot : oppresseurs et opprimés, se sont trouvés en constante opposition ; ils ont mené une lutte sans répit, tantôt déguisée, tantôt ouverte, qui chaque fois finissait soit par une transformation révolutionnaire de la société tout entière, soit par la ruine des diverses classes en lutte”. Parmi les “diverses classe en lutte” aujourd’hui, il est bien question de la bourgeoise et du prolétariat ! Le marxisme a toujours posé en termes d’alternative, de manière non mécaniste, le dénouement de l’évolution historique. Aujourd’hui, avec les conditions actuelles : soit la classe révolutionnaire finira par s’imposer et ouvrira la voie vers le nouveau mode de production, le communisme, soit par incapacité ou défaite historique, la société capitaliste sombrera définitivement dans le chaos et la barbarie : ce serait alors la “ruine des diverses classes en lutte”.

Les bases de la phase de décomposition

Qu’est-ce qui détermine et explique la phase actuelle d’enfoncement du capitalisme décadent dans la décomposition de la société ? (3)

La bourgeoisie s’enlise dans une crise économique sans issue réduisant les prolétaires à subir toujours davantage la misère, la précarité, les attaques contre ses conditions de vie et l’exploitation. En même temps, elle a été incapable d’imposer sa propre “solution” à cette crise : une nouvelle Guerre mondiale. Entre 1968 et 1989, avec le resurgissement international du prolétariat sur la scène de l’histoire par le retour de ses luttes, elle ne pouvait embrigader le prolétariat dans la préparation d’un nouveau conflit mondial. Après 1989, avec la dissolution des deux blocs impérialistes née de l’effondrement du bloc de l’Est disparaissaient les conditions diplomatiques et militaires d’une nouvelle guerre mondiale : la bourgeoisie n’était plus en mesure de reconstituer de nouveaux blocs impérialistes.

Cependant, la disparition des blocs n’a pas mis fin aux conflits militaires. Au contraire, l’impérialisme n’a pas disparu ; il prend d’autres formes, où chaque État cherche à satisfaire ses propres intérêts ou appétits impérialistes contre les autres, aux dépens de la stabilité des alliances, où prédomine une tendance vers la guerre de tous contre tous et au déchaînement d’un chaos meurtrier et de la barbarie guerrière. Depuis lors, on assiste à la multiplication des conflits dans lesquels les grandes et moyennes puissances continuent de s’affronter par petits États, par bandes rivales armées ou même par ethnies interposées.

Mais la bourgeoisie ne peut plus non plus mobiliser le prolétariat dans un projet de société : le leurre du “nouvel ordre mondial de paix et de prospérité” promis par Bush père au lendemain de l’effondrement du bloc de l’Est a fait long feu.

De son côté, la classe ouvrière qui, bien que depuis 1968 et jusqu’à la fin des années 1980 a su développer des vagues de luttes de résistance face à la crise et aux attaques, a démontré qu’elle n’était pas prête dans les pays centraux à se sacrifier dans une guerre mondiale. Néanmoins, elle n’a pas réussi à politiser son combat de classe et à dégager une perspective consciente de révolution mondiale pour renverser le capitalisme à cause du poids énorme des années de contre-révolution et des illusions encore très fortes sur la nature prétendument ouvrière des partis de gauche et des syndicats. Contrairement à 1905 et 1917, elle a été incapable, notamment après août 1980 en Pologne, de s’affirmer sur un terrain politique, comme force de transformation révolutionnaire de la société et d’élever ses luttes de résistances à un combat politique international pour affirmer une perspective révolutionnaire.

La faillite des régimes staliniens, lors de l’effondrement brutal du bloc de l’Est a, par ailleurs, permis à la bourgeoisie de renforcer le plus grand mensonge du XXe siècle, l’identification du stalinisme au communisme, et d’alimenter une énorme campagne de matraquage idéologique pour proclamer la “faillite du marxisme” et la “mort du communisme”. C’est ce qui a conduit à l’idée qu’il ne reste plus aucune alternative à opposer au capitalisme. Cela explique les énormes difficultés que rencontre la classe ouvrière actuellement : la perte de son identité de classe, la perte de confiance en ses propres forces, la perte du sens de son combat, sa désorientation.

La montée du populisme et des phénomènes antisociaux

Ces difficultés ont permis, entre autres manifestations, le développement des idées populistes dans la société, y compris dans les rangs des ouvriers les plus fragilisés car le prolétariat est lui aussi affecté par l’ambiance délétère liée à la décomposition de la société bourgeoise et à la politique de la bourgeoisie.

Dans un contexte caractérisé par l’absence de toute perspective politique, la défiance envers tout ce qui relève de “la politique” s’accroît (tout comme le discrédit des partis traditionnels de la bourgeoisie) au profit de partis populistes prônant comme instrument majeur de propagande un prétendu rejet des “élites”. Cela débouche sur un sentiment répandu de no future et toutes sortes d’idéologies de repli sur soi, de retour vers des modèles réactionnaires archaïques ou nihilistes.

L’article du Prolétaire affirme : “l’orientation populiste est typiquement de nature petite-bourgeoise : la petite bourgeoisie, placée entre les deux classes fondamentales de la société, redoute la lutte entre ces deux classes, dans laquelle elle risque fort d’être broyée ; c’est pourquoi elle répugne à tout ce qui évoque la lutte de classe et ne jure que par “le peuple”, “l’unité populaire”, etc”. Pour le PCI, le populisme est, depuis ses origines, l’expression de la nature et de l’idéologie de la petite bourgeoisie et tout est dit. Il n’analyse pas le populisme comme une expression d’un monde capitaliste sans avenir, qui s’inscrit dans la dynamique de la période de décomposition. Si la montée actuelle du populisme a été alimentée par différents facteurs (la crise économique de 2008, l’impact de la guerre, du terrorisme et de la crise des réfugiés), elle apparaît surtout comme une expression concentrée de l’incapacité actuelle de l’une et l’autre classe majeures de la société d’offrir une perspective pour le futur à l’humanité.

Telle est la réalité globale à laquelle le prolétariat comme l’ensemble de la société sont confrontés. Il est important de voir comment la montée actuelle des faits antisociaux comme la faiblesse actuelle du prolétariat pour développer sa perspective révolutionnaire sont des aspects essentiels de la situation. Cela traduit un problème de fond dans la société qui n’est pas identique à celui de la période précédant les années 1990, encore moins à la simple nature petite-bourgeoise du populisme du XIXᵉ siècle.

Le PCI peut ne pas partager une telle analyse, mais il se doit alors de fournir un cadre général de compréhension alternative adapté à la période actuelle. Faire seulement de l’ironie dans sa critique est insuffisant.

Les enjeux réels pour le prolétariat face à la décomposition

A terme, si le prolétariat s’avérait incapable de retrouver le chemin de la lutte révolutionnaire, toute la société serait engloutie dans des désastres en tous genres : faillites, catastrophes écologiques, extension des guerres locales, enfoncement dans la barbarie, chaos social, famines… Tout ceci n’a rien d’une prophétie : il ne peut en être autrement pour la simple et bonne raison que la logique destructrice du capital et du profit, que l’on voit tous les jours à l’œuvre, est, elle, totalement irréversible. Le capitalisme, par nature, ne peut pas devenir “raisonnable” et s’enlise dans ses propres contradictions.

1. La lutte de classe du prolétariat n’est pas, comme le pense le PCI, “l’instrument” mécanique d’un “destin historique” absolument déterminé. Dans L’Idéologie allemande, Marx et Engels critiquent fortement une telle vision : “L’histoire n’est pas autre chose que la succession des différentes générations dont chacune exploite les matériaux, les capitaux, les forces productives qui lui sont transmis par toutes les générations précédentes ; de ce fait, chaque génération continue donc, d’une part, le mode d’activité qui lui est transmis, mais dans des circonstances radicalement transformées et, d’autre part, elle modifie les anciennes circonstances en se livrant à une activité radicalement différente ; ces faits on arrive à les dénaturer par la spéculation en faisant de l’histoire récente le but de l’histoire antérieure ; c’est ainsi par exemple qu’on prête à la découverte de l’Amérique cette fin : aider la Révolution française à éclater”.

2. Il ne faudrait pas pour autant en déduire que, parce qu’une partie de la classe ouvrière vote pour des partis populistes, le prolétariat serait devenu xénophobe ou foncièrement nationaliste. Comme nous l’avons souligné dans notre Résolution sur la lutte de classe internationale adoptée lors du XXIIe Congrès du CCI : “Beaucoup d’ouvriers qui, aujourd’hui, votent pour un candidat populiste peuvent, du jour au lendemain, se retrouver en lutte aux côtés de leurs frères de classe, et la même chose vaut pour les ouvriers entraînés dans des manifestations antipopulistes”.

Cependant, l’issue de la lutte n’a rien d’inéluctable, contrairement à la vision erronée qu’en tirait Bordiga : “est révolutionnaire (selon nous) celui pour qui la révolution est tout aussi certaine qu’un fait déjà advenu”. (4) Non, la révolution prolétarienne n’est pas écrite d’avance ! Personne d’autre ne peut la prendre en charge que l’action consciente du prolétariat par un véritable combat historique face à tous les obstacles et contre ceux que dresse la bourgeoisie qui se défend en déchargeant tout son venin et sa bestialité, comme le fait un animal blessé à l’agonie.

Face aux difficultés que rencontre le prolétariat, plus que jamais les révolutionnaires ont besoin de comprendre, analyser les enjeux et dénoncer au passage l’instrumentalisation idéologique que la bourgeoisie fait des tendances au délitement de la société actuelle pour mystifier et brouiller davantage les consciences.

Comprendre le populisme, c’est comprendre la décomposition, c’est-à-dire le danger qui pèse sur la classe ouvrière et sur toute l’humanité, les difficultés et les obstacles que nous devons affronter dans ce contexte pour mieux les combattre et s’armer face à eux. Malgré le poids du populisme et ses dangers, le prolétariat offre toujours la seule alternative possible au capitalisme et ses ressources sont intactes pour mener et développer ce combat.

CB, 26 mars 2018

 

1) Populisme, vous avez dit populisme ?, Le Prolétaire n°523, (févr.-mars-avr. 2017).

2) Nous renvoyons nos lecteurs à la polémique que nous avons déjà mené avec le PCI sur la question centrale de la décadence : Le rejet de la notion de décadence conduit à la démobilisation du prolétariat face à la guerre, Revue Internationale n°77 et 78, 2ᵉ et 3ᵉ trimestre 1994.

3) Nous renvoyons le lecteur à nos Thèses : la décomposition, phase ultime de la décadence capitaliste, écrites en mai 1990 et republiées dans la Revue Internationale n° 107, 4ᵉ trimestre 2001 comme à l’article Les racines marxistes de la notion de décomposition, Revue Internationale n°117, 2ᵉ trimestre 2004.

4) La Maladie infantile, condamnation des futurs renégats (sur la brochure de Lénine “La maladie infantile du communisme”), Il programma comunista n°19 (1960).

 

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