L’année dernière, les "élites" dominantes du capitalisme mondial ont été choquées par l’issue du referendum au Royaume-Uni sur l’appartenance des Britanniques à l’Union Européenne (avec le "Brexit"), et par le résultat des élections présidentielles aux États-Unis (avec le Président Trump). Dans les deux cas, les résultats obtenus ne correspondaient pas aux intentions, ni aux intérêts des fractions dirigeantes de la classe bourgeoise. Nous allons donc examiner une série d’éléments qui sont reliés entre eux dans le but de faire un premier bilan de la situation politique aux États-Unis et en Grande-Bretagne dans le sillage de ces événements. [1] Pour élargir l’angle d’attaque de notre examen, nous développerons aussi une analyse de la politique de la classe dominante dans les deux principaux pays d’Europe continentale : la France et l’Allemagne. En France, les élections présidentielles et législatives ont eu lieu au début de l’été 2017. En Allemagne, les élections générales au Bundestag ont eu lieu en septembre. La bourgeoisie des deux pays était obligée de réagir à ce qui s’est passé en Grande-Bretagne et aux États-Unis, et elle a réagi.
En choisissant de nous concentrer sur ces quatre pays, ces chapitres n’essaieront pas de faire une analyse de la vie politique de la bourgeoisie dans deux pays, la Russie et la Chine, qui jouent un rôle clef dans la constellation des puissances capitalistes impérialistes, aujourd’hui. Une étude de leur situation reste à faire. Ceci étant dit, nous devons dire que toutes deux, la Russie et la Chine, jouent un rôle extrêmement important dans notre analyse de la situation politique des quatre pays capitalistes centraux "de l’Ouest" qu’on doit examiner dans ces chapitres. Nous nous concentrerons aussi sur la vie politique des classes dominantes, sans entrer dans celle du prolétariat. Ici encore, il est clair que la situation actuelle pose une série de questions et de défis à la classe ouvrière que les organisations révolutionnaires doivent prendre à bras le corps et contribuer à clarifier, ce que nous essaierons de faire dans des articles à venir. Pour le moment, nous recommandons aux lecteurs de consulter la "Résolution sur la lutte de classe internationale [1]" de notre dernier congrès international, publiée également dans ce numéro de la Revue Internationale.
Le fondement historique de ces développements politiques réside dans un processus plus profond : la décomposition de l’ordre social capitaliste qui s’accélère. Nous recommandons vivement que la lecture de cet article et des suivants soit accompagnée d’une lecture ou d’une relecture de nos "Thèses sur la décomposition [2]" publiées dans la Revue Internationale n° 107, disponibles sur notre site. Pour nous, la situation actuelle est une grande confirmation de ce que nous avions souligné dans ce texte écrit il y a plus d’un quart de siècle. En particulier, l’examen concret de la situation actuelle confirme que c’est d’ailleurs la classe dominante elle-même qui est la première et la plus affectée par cette décomposition de son système, et que (sauf face à une menace prolétarienne) la bourgeoisie a de plus en plus de difficultés à maintenir son unité politique et sa cohésion.
(Steinklopfer, 23.08.17et réactualisé.)
[1] Ces chapitres qui sont conçus pour être lus comme une unité ont été d’abord écrits pendant l’été 2017 après les élections générales en Grande-Bretagne et les présidentielles et les législatives en France, mais avant les élections au Bundestag en Allemagne. Pour plusieurs raisons, ce travail n’a pu être publié à l’époque. Quelques mises à jour et corrections ont été faites, mais nous avons choisi de ne pas changer la section sur l’Allemagne où la situation même après les élections reste extrêmement incertaine. Voir notre analyse sur les élections en Allemagne [3]. Cela a aussi été écrit avant la dernière crise dans les rapports entre les États-Unis et la Corée du Nord et entre les États-Unis et l’Iran sur les problèmes des programmes atomiques et de fusées de ce que Washington appelle "les États-voyous". Pour la crise avec Corée du Nord, voir notre article "Menace de guerre entre la Corée du Nord et les États-Unis : c'est le capitalisme qui est irrationnel [4] "
En réaction à l’arrivée de Donald Trump à la Maison Blanche, les médias du reste du monde et les porte-paroles du "libéralisme" en Amérique même ont donné une image sinistre d’une planète bientôt plongée par Trump dans les affres d’une catastrophe protectionniste telle que celle qui s’était déjà produite après 1929. Il était affirmé que le protectionnisme était le programme du "populisme" politique en général et de Donald Trump en particulier. À ce moment-là déjà, dans notre article sur le populisme et sur l’élection de Trump, nous disions qu’un programme économique particulier (protectionniste ou autre) n’est pas une caractéristique majeure du populisme de droite. Au contraire, ce qui caractérise cette sorte de populisme, au niveau économique, est le manque de tout programme cohérent. Soit ces partis n’ont que peu ou rien à dire sur les questions économiques, soit – comme dans le cas de Trump – ils veulent une chose un jour et son contraire le lendemain. Bien que Trump au pouvoir ait déjà fait la preuve de son penchant pour "l’unilatéralisme" en menaçant ou en commençant à retirer les États-Unis de deux des plus importants accords commerciaux : celui de NAFTA (avec l’Amérique du Nord) et le TPP (avec l’Asie, sans la Chine). Dans le premier cas, cela reste une menace à laquelle vont s’opposer beaucoup de compagnies américaines importantes. Dans le second cas, l’accord réel n’a jamais été signé, si bien qu’un retrait formel des États-Unis n’est pas nécessaire. En même temps, Trump a suspendu les négociations sur le TTIP (Traité de Libre Echange Transatlantique) avec l’Union Européenne – mais son intention en procédant de la sorte reste peu claire. Selon ses propres propos, son but est d’imposer "un meilleur traité" pour l’Amérique. Jetant tout le poids des États-Unis pour faire pression sur les autres, Trump joue avec des enjeux importants, comme nous avions prévu qu’il le ferait. Le résultat reste, lui, imprévisible. Ce qui est clair, cependant, c’est qu’au niveau de la politique économique, les classes dominantes des autres pays ont profité de la rhétorique protectionniste de Trump pour blâmer unilatéralement les États-Unis pour ce qui est, d’abord et avant tout, un produit du capitalisme global. Ce dont nous avons été témoins récemment, ce n’est rien de moins qu’une étape qualitativement nouvelle de la vie économique ou de la lutte à mort entre les puissances capitalistes dominantes – quelque chose qui a déjà commencé avant que Trump ne devienne président. Et, en même temps que les autres gouvernements font à voix haute des déclarations "en défense du libre-échange" contre Trump, en réalité, ils ont tous adopté sa rhétorique contre le dumping et pour "le libre, mais aussi équitable, échange". Jadis un slogan des ONG, "le commerce équitable", est aujourd’hui le cri de guerre de la lutte économique bourgeoise. Le protectionnisme n’est ni nouveau, ni le monopole des États-Unis. Il fait partie de la compétition capitaliste, et il est pratiqué par tous les pays.
Le protectionnisme formel du marché n’est cependant qu’une des formes que prend le conflit. Une autre est l’arme des sanctions. Les sanctions économiques contre Moscou, surtout promues par les États-Unis, sont presqu’autant dirigées contre l’économie européenne que contre la Russie. En particulier, le renouvellement de ces sanctions et leur intensification (imposées par une coalition de Démocrates et de Républicains, contre la volonté du président), mettent ouvertement en question les arrangements de l’Europe de l’Ouest avec la Russie sur les nouveaux oléoducs et pipelines, et cela a provoqué une avalanche de protestations, surtout en Allemagne. Sous Obama déjà, la bourgeoisie américaine avait aussi commencé à poursuivre légalement en justice les compagnies allemandes qui opéraient aux États-Unis, comme la Deutsche Bank et Volkswagen. Il ne serait pas exagéré de parler d’une guerre commerciale offensive des Américains contre l’Allemagne, d’abord et avant tout contre son industrie automobile. Nous ne doutons pas une minute que les gens de VW ou Mercedes soient coupables de toutes les saloperies dont ils ont été accusés (centrées sur la falsification des contrôles de pollution). Mais ce n’est pas la principale raison pour laquelle ils sont poursuivis, et la preuve en est que d’autres "coupables" n’ont été que peu affectés par les procédures légales.
Bien que Trump, à la différence de son prédécesseur, n’ait pas pris de telles mesures pour le moment, il continue à menacer massivement, pas tant l’Europe, mais surtout la Chine. De son point de vue, il a de bonnes raisons de le faire. Au niveau économique déjà, la Chine est actuellement en train de faire surgir deux menaces gigantesques pour les intérêts des États-Unis. La première d’entre elles est la soi-disant nouvelle Route de la Soie, un programme d’infrastructure massive visant à relier l'Asie du Sud-est, le Moyen Orient, l’Afrique et l’Europe à la Chine grâce à un vaste système de trains modernes, d’autoroutes, de ports et d’aéroports, par terre et par mer. Pékin a déjà promis mille milliards de dollars pour cela, le programme le plus ambitieux pour des infrastructures dans l’histoire jusqu’à nos jours. La seconde menace est que la Chine (mais aussi le Japon) a commencé à retirer des capitaux des États-Unis et de la zone dollar et à établir des accords bilatéraux avec d’autres gouvernements (les États qu’on appelle les BRICS, mais aussi le Japon et la Corée du Sud) pour accepter des paiements dans toutes les autres monnaies[1], au lieu de payer en dollars. Bien qu’il y ait évidemment des limites objectives au niveau jusqu’auquel peuvent aller la Chine et le Japon sans se créer eux-mêmes des problèmes, ces mouvements représentent une grave menace pour les États-Unis : "tôt ou tard, le marché de la monnaie reflètera le rapport de force dans le commerce international – signifiant un ordre multipolaire avec trois centres de pouvoir. Dans un futur prévisible, le dollar devra partager son rôle dominant avec l’Euro et le Yuan chinois. (…) Cela n’affectera pas que l’économie et le secteur social, mais aussi l’armement militaire de la puissance mondiale" 5. Cela risque d’ailleurs de saper, sur le long terme, la supériorité militaire écrasante des États-Unis, la suprématie écrasante du dollar comme la monnaie du commerce mondial finance actuellement à un degré considérable leur gigantesque machine militaire et leur dette d’État. Bien que les États-Unis et l’Union Européenne menacent tous deux la Chine de nouveaux droits de douane pour répondre à ce qu’ils appellent le dumping chinois, ce à quoi ils veulent avant tout arriver, c’est que Pékin soit dépouillé de son statut, dans les institutions économiques internationales, de "pays en voie de développement" (qui donne à la Chine beaucoup de possibilités légales de protéger son propre marché). L’élément dans le programme économique de Trump, qui a cependant le plus impressionné la classe dominante, pas seulement aux États-Unis, est sa "réforme des impôts" planifiée. Le Frankfurter Allgmeine Zeitung en Allemagne a déclaré que cela constituerait – si cela devait se réaliser – rien de moins qu’une "révolution des impôts"[2]. Son idée principale n’est pas nouvelle en elle-même, mais va dans la même direction que des "réformes" semblables dans l’ère "néo-libérale" : celle de taxer autant que possible la consommation plutôt que la production. Comme tout le monde paie la taxe à la consommation, de tels transferts constituent une espèce de suppression d’impôts pour les propriétaires des moyens de production. Convaincus que les États-Unis sont le seul grand pays où un tel système de taxation pourrait être imposé d’une façon réellement radicale, Trump espère, en rendant la production aux États-Unis virtuellement libre d’impôts, ramener at home les compagnies américaines, leurs quartiers généraux étant actuellement dans des endroits comme Dublin ou Amsterdam, mais aussi la production à l’étranger, et devenir plus attractive pour les investisseurs et les producteurs étrangers. Cela semble surtout être la contre-offensive que Donald Trump a en tête dans l’étape actuelle de l’économie de guerre.
Sur le plan économique, Trump n’est rien d’autre qu'en opposition à la politique "néolibérale" dont il se réclame parfois. S’il a un but, celui de son gouvernement de milliardaires ressemble plus au "parachèvement" de la "révolution néolibérale". Derrière la rhétorique de son conseiller précédent, Steve Bannon, sur la "destruction de l’État", se cache l’État néolibéral, une forme particulièrement brutale et puissante de capitalisme d’État. Mais le problème de l’administration Trump aujourd’hui n’est pas seulement que son programme économique se contredit. C’est aussi que ces éléments de son programme qui pourraient être des plus utiles à la bourgeoisie américaine sont vraiment peu certains d’être mis en œuvre. La raison en est le chaos dans l’appareil politique de la première classe dominante du monde.
[1] Josef Braml : Trump’s Amerika, page 211. Braml Work for the German Society for Foreign Policy. (DGAP)
[2] Frankfurter Allgemeine Zeitung 02.04.2017. Le journal FAZ est un des porte-paroles dominants de la bourgeoisie allemande.
Aujourd’hui, il y a dans le bureau ovale un président qui voudrait gérer le pays comme une simple entreprise capitaliste et qui semble n’avoir aucune compréhension de choses comme l’État et l’habileté politique ou la diplomatie. C’est en soi un signe clair de la crise politique dans un pays comme les États-Unis. Depuis 2010, la vie politique de la bourgeoisie aux États-Unis a été caractérisée par une tendance de tous les principaux protagonistes à se bloquer les uns les autres. Les Républicains radicaux ont retardé le plan budgétaire de la présidence Obama, par exemple, à un tel niveau que, à des moments critiques, l’État a été sur le point d’être incapable de payer même les salaires de ses employés. L’obstruction mutuelle entre le président et le Congrès, entre les Républicains et les Démocrates, et au sein des deux partis (en particulier, au sein du premier) a atteint un niveau tel que cela a commencé à handicaper gravement la capacité des États-Unis à remplir leur rôle de maintenir un minimum d’ordre au capitalisme global. Un exemple de cela en est la réforme des structures du Fond Monétaire International (FMI), qui devenait nécessaire pour répondre au poids croissant des BRICS en particulier (Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud) dans l’économie mondiale. Le président Obama reconnaissait que, si les institutions économiques internationales, inspirées par les États-Unis et sous leur conduite, devaient continuer à accomplir leur fonction de donner certaines "règles du jeu" à l’économie mondiale, il n’y avait aucun moyen d’éviter de donner aux "pays émergents" plus de droits et de votes en leur sein. Mais cette restructuration a été bloquée par le Congrès américain pendant pas moins de cinq ans. En conséquence, la Chine a pris l’initiative de créer la dite Banque asiatique d’investissement pour les infrastructures (BAII). Pire encore, l’Allemagne, la Grande-Bretagne et la France ont décidé de participer à la BAII (mars 2015). Un pas majeur a été fait dans la création d’une architecture institutionnelle alternative, dirigée par les Chinois, pour l‘économie mondiale. L’opposition en Amérique n’a même pas eu de succès en empêchant la "réforme" du FMI.
Donald Trump souhaitait mettre fin à cette tendance à une paralysie rampante du système de pouvoir américain en détruisant le pouvoir de l’establishment, des "élites" établies, en particulier au sein des partis politiques eux-mêmes. Il est évident que cet establishment n’a aucune intention de rendre son pouvoir. Le résultat de la présidence de Trump, au moins jusqu’à maintenant, a transformé cette tendance au blocage en une crise à grande échelle de l’appareil politique américain. Une furieuse lutte de pouvoir s’est enclenchée entre les trumpistes et leurs opposants, entre le président et le système judiciaire, entre le Maison Blanche et les parti politiques, au sein du parti Républicain lui-même – que Trump a plus ou moins kidnappé en tant que moyen de sa candidature présidentielle – et même dans l’entourage du président lui-même. Une lutte de pouvoir qui se mène aussi dans les media : CNN et la presse de la côte Est contre Breitbart et Fox News. Les tribunaux et les municipalités bloquent la politique de Trump en matière d’immigration. Sa "réforme de la santé" pour remplacer celle d’Obama manque de soutien dans son "propre" camp républicain. Les fonds pour construire son mur contre le Mexique n’ont pas été alloués. Même sa politique étrangère est ouvertement contestée, en particulier, son intention de faire une "bonne affaire" avec la Russie. Le président frustré, agissant par coups de tête, branché sur Twitter, a licencié des membres éminents de sa propre équipe les uns après les autres. En même temps, pas à pas, l’opposition construit un mur pare-feu autour de et contre lui, constitué de campagnes médiatiques, d’investigations et de la menace de poursuite, et même de destitution (impeachment). Sa capacité de gouverner le pays, et même sa santé mentale, sont mises en question publiquement. Ce développement n’est pas spécifique aux États-Unis. Au cours des deux dernières années, par exemple, on a vu une série de manifestations massives contre la corruption, que ce soit en Amérique latine (au Brésil par exemple), en Europe (Roumanie) ou en Asie (Corée du Sud). Ce sont des protestations, non contre l’État bourgeois, mais contre l’idée que l’État bourgeois fait correctement son travail (et bien sûr, il y a des protestations contre certaines factions – souvent à l’avantage d’une autre faction). En réalité, ladite corruption n‘est qu’un symptôme de problèmes plus profonds. La gestion permanente, non seulement de l’économie, mais de l’ensemble de la société bourgeoise par l’État, est un produit de la décadence du capitalisme, l’époque globale inaugurée par la Première Guerre mondiale. Le déclin du système nécessite un contrôle permanent de l’État avec une tendance de plus en plus totalitaire : le capitalisme d’État. Sous sa forme actuelle, l’appareil capitaliste d’État, y compris l’administration, le processus de prise de décisions et les partis politiques, est un produit des années 1930 et/ou de la période après Deuxième Guerre mondiale. En d’autres termes, tout cela existe depuis des décennies. Au cours du temps, la tendance innée à l’inertie, à l’inefficacité, à l’affirmation de l’intérêt personnel et à l'autoperpétuation devient de plus en plus marquée. Cela vaut aussi pour la "classe politique", avec une tendance croissante des politiciens et des partis politiques et d’autres institutions à préserver leurs propres intérêts acquis, au détriment de ceux du capital national dans son ensemble. Le "néolibéralisme" s’est en partie développé pour répondre à ce problème. Il essayait de rendre les bureaucraties plus efficaces en introduisant des éléments de compétition économique directe dans leur mode de fonctionnement. Mais sur beaucoup de plans, le système "néolib" a aggravé le mal qu’il voulait soigner. La volonté de faire des économies dans le fonctionnement de l’État a fait naître un nouvel appareil gigantesque, celui de ce qu'on appelle le lobbysmelobbyisme. En dehors de ce système de lobbies, s’est développé en retour la sponsorisation, de groupes ou d’individus privés, de ce qu’on appelle aux États-Unis les Comités d’Action Politique (CAP) : "think tanks", instituts politiques et soi-disant mouvements de base. En mars 2010, la Cour d’appel américaine garantissait le droit à des fonds illimités pour de tels organismes. Depuis lors, des groupes privés puissants ont de plus en plus exercé une influence directe sur la politique nationale. Un exemple en est le vote de la "Grover Norquist Initiative" (vote d’une motion lancée par le Républicain Grover Norquist) qui a réussi à obtenir une large majorité de Républicains à la Chambre des députés pour jurer publiquement et solennellement que jamais plus n'aurait lieu de vote en faveur d’augmentations d’impôts. Un autre exemple en est l’institut Cato et le Mouvement Tea Party sponsorisés par les frères Koch (des magnats du pétrole). L’exemple le plus pertinent, peut-être, dans le contexte actuel, est celui de Robert Mercer (appartenant à une espèce de droite équivalente à celle du "libéral" George Soros), apparemment un brillant mathématicien, qui a utilisé ses talents en mathématiques pour devenir un des leaders milliardaires en fonds spéculatifs et pour créer un puissant instrument d’investigation et de manipulation de l’opinion publique appelé Cambridge Analytica. Ce dernier institut, avec sa chaîne d'information Breitbart axée sur la supériorité de la race blanche, a probablement eu un rôle décisif dans la victoire à la présidence de Donald Trump, et a aussi été impliqué dans des manipulations d’opinions pour un résultat pro-Brexit dans le référendum au Royaume-Uni[1].
L’indication la plus claire du fait que l’obstruction mutuelle au sein de la classe dominante a franchi un nouveau pas qualitatif – celle d’une crise politique à grande échelle – est que, bien plus que dans les années passées, l’orientation impérialiste et la stratégie militaire de la superpuissance sont elles-mêmes devenues la principale pomme de discorde et des sujets donnant prise au blocage de l’État.
[1] Pour une analyse plus détaillée des contradictions entre la politique de Trump et les intérêts de la principale fraction de la bourgeoisie américaine, voir notre article "L'élection de Trump et le délitement de l'ordre capitaliste mondial [8]" de la Revue internationale n° 158, qui développe aussi le contexte du déclin global des États-Unis et le cancer du militarisme qui se développe toujours et qui pèse sur son économie.
Une des particularités des élections présidentielles américaines de 2016 a été (comme dans les "républiques bananières" proverbiales) qu’aucun des deux candidats n’acceptait sa défaite. Trump l’avait déjà annoncé avant le jour de l’élection, mais sans dire ce qu’il ferait dans le cas d’une défaite. En ce qui concerne Hillary Clinton, au lieu de blâmer qui que ce soit d’autre pour sa défaite (elle-même par exemple)[1], elle avait décidé d'en attribuer la responsabilité à Vladimir Poutine. En même temps, une grande partie de l’establishment politique américain a repris ce thème, si bien que le "Russia-gate" est devenu le principal instrument d’opposition à l’administration Trump au sein de la classe dominante américaine. Comme le monde entier le sait maintenant, les connexions de Trump avec la Russie remontent à l’année 1987, quand Moscou était encore la capitale de l’URSS et "l’Empire du Mal" aux yeux des États-Unis. Selon un film documentaire récent, sur ZDF, la deuxième chaine d’État en Allemagne[2], c’était la connexion russe de Trump, notamment ses liens d'affaires avec la pègre russe, qui a (peut-être plusieurs fois) sauvé Trump de la faillite. En tout cas, l’idée centrale des investigations contre Trump à propos de la Russie, c’est que la personne qui est devenue président des États-Unis dépend du Kremlin et est peut être l’objet de chantage de la part de ce dernier. Ce qui est surtout vrai, c’est que les trumpistes voulaient et veulent toujours changer radicalement la politique des États-Unis avec la Russie, faire une "une bonne affaire" avec Poutine.
Il est nécessaire, ici, de rappeler brièvement l’histoire des relations Amérique-Russie depuis l’effondrement de l’Union Soviétique.
Pendant les jours grisants de la "victoire" américaine dans la guerre froide, il y avait dans la classe dominante américaine un sentiment très fort que son ancien rival en tant que superpuissance pourrait devenir une espèce d’État vassal et, surtout, la source d’abondants profits. Le premier président russe, Boris Eltsine, se reposait sur des conseillers américains ("néolib") dans le processus de conversion du système stalinien existant en "économie de marché". Le résultat a été un désastre économique. En ce qui concerne les conseillers américains "experts", leur principale préoccupation était de faire passer autant que possible la fabuleuse richesse en matières premières de la Russie sous contrôle américain. La présidence d’Eltsine (1991-1999), un gouvernement de type mafieux, était plus ou moins prête à vendre les ressources du pays au meilleur offrant. L’administration qui lui a succédé, celle de Vladimir Poutine, bien qu’elle ait d’excellents rapports avec le milieu russe, s’est rapidement avérée être un régime d’une toute autre sorte, gérée par des bureaucrates des services secrets déterminés à défendre l’indépendance de la mère-patrie Russie et à garder ses richesses pour eux-mêmes. Ce fut donc Poutine qui a empêché la prise de contrôle américaine sur l’économie russe. Cette perte sérieuse a correspondu à un déclin plus global de l’autorité américaine, déclin qui voyait la plupart de ses anciens alliés, et même un certain nombre de puissances secondaires dépendantes, commencer à contester l’hégémonie de la seule superpuissance mondiale restante.
Depuis l’ascendance de Poutine, les soi-disant "néocons", les instituts et les think-tanks "conservateurs" et ouvertement belliqueux aux États-Unis, ont perpétuellement plaidé pour un "changement de régime" à Moscou. Une fois de plus, la Russie sous Poutine est devenue une espèce "d’empire du mal" pour la propagande guerrière de l’impérialisme américain. Malgré le changement abrupt dans la politique américaine de la Russie sous Poutine, la politique américaine est restée vis-à-vis de la Russie, jusqu’en 2014, fondamentalement la même. Son axe principal était l’encerclement de la Fédération de Russie, d’abord et avant tout avec le déploiement de l’OTAN de plus en plus près du cœur de la Russie. Avec l’intégration des anciens pays baltes de l’URSS dans l’OTAN, la machine militaire américaine s’est retrouvée à encercler l’enclave russe de Kaliningrad, à une distance presque accessible à pied des faubourgs de Saint-Pétersbourg, la deuxième ville de Russie. Cependant, quand Washington a offert à deux anciennes composantes de l’Union Soviétique de devenir membre de l’OTAN – l’Ukraine et la Géorgie –, ce sont d’autres "partenaires" de l’OTAN qui l’en ont empêché, en particulier l’Allemagne, qui a réalisé que cette étape allait vraisemblablement provoquer une espèce de réaction militaire de Moscou.
Les "partenaires" occidentaux ont d’ailleurs été d’accord sur une procédure plus subtile : l’Union Européenne a offert à l’Ukraine un accord de "libre échange". Mais comme l’Ukraine avait déjà un accord similaire avec la Fédération de Russie, les conséquences de l’arrangement entre Bruxelles et Kiev allaient être que les marchandises européennes, via l’Ukraine, pourraient entrer librement en Russie. Bruxelles a cependant délibérément exclu Moscou de ses négociations avec Kiev. La réaction de Moscou à cet arrangement entre Bruxelles et Kiev ne s’est donc pas fait attendre : l’Ukraine devait choisir entre un marché partagé avec l’UE, ou avec la Russie. Il est apparu une situation qui menait à une confrontation ouverte entre forces "pro-occidentales" et "pro-russes" en Ukraine. À l’époque, le Vieux Grand manitou de la diplomatie américaine, Henry Kissinger, disait à CNN que le changement de régime à Kiev était une espèce de répétition générale de ce qui arriverait à Moscou. [3] Mais il s’est alors produit quelque chose que personne à Washington ne semble avoir prévu : une contre-offensive militaire russe. Ses trois principales composantes étaient le mouvement séparatiste soutenu par Moscou en Ukraine orientale, l’annexion de la péninsule de Crimée sur la côte de la Mer Noire ukrainienne, et l’intervention militaire de la Russie en Syrie. Il est apparu une nouvelle situation, dans laquelle la cohérence et l’unité de la politique américaine vis-à-vis de la Russie ont commencé à s’effriter.
Un accord pouvait encore avoir lieu à Washington sur l’étranglement économique de la Russie, vu comme une réponse adéquate à la contre-offensive de Moscou. Les trois piliers de cette politique – encore en place – sont : des sanctions économiques : l'affaiblissement du secteur énergétique russe en maintenant le prix du pétrole et du gaz aussi bas que possible sur le marché mondial ; enfin, l’intensification de la course aux armements avec une Russie qui était économiquement incapable de tenir la cadence. Mais, à partir de 2014, il y a eu des dissensions croissantes sur la manière dont l’Amérique devait répondre à la Russie au niveau militaire. Une faction dure a surgi, qui devait soutenir Hillary Clinton à l’élection présidentielle de 2016. Un de ses représentants était le commandant en chef des forces de l’OTAN en Europe, Philip Breedlove. En novembre 2014, et de nouveau en mars 2015, Breedlove a répandu ce qui allait s’avérer être une fake-news, que l’armée russe avait envahi l’est de l’Ukraine. Cela ressemblait à une tentative de créer un prétexte pour une intervention de l’OTAN en Ukraine. Le gouvernement allemand était tellement alarmé qu’à la fois la chancelière Merkel et le ministre des affaires étrangères Steinmeier ont condamné publiquement ce qu’ils appelaient "la propagande dangereuse" du commandant de l’OTAN.[4] Breedlove, évidemment, n’engendrait pas l’amour, mais la guerre. Selon la revue allemande Cicero (04.03.16), Breedlove a aussi proposé au Congrès américain d’attaquer Kaliningrad, le port russe situé sur la mer Baltique, en guise de réponse adéquate à l’agression russe plus au sud. Il n’était pas le seul à partager cette manière de voir. L’agence Associated Press a rapporté que le Pentagone était en train d’envisager l’usage de l’arme atomique contre la Russie. Et, lors d’une conférence de l’Association de l’Armée américaine en octobre 2016, des généraux américains disaient qu’une guerre avec la Russie et même la Chine, était "presque inévitable".[5] Ces déclarations étaient extrêmes, mais elles montrent la force inébranlable de la position "antirusse" au sein des cercles militaires américains. Alarmé par cette escalade, celui qui avait été en dernier à la tête de l’État de l’URSS, Mikhaïl Gorbatchev, a écrit une contribution pour le Time Magazine (27.01.17), titrée "Il semble que le monde se prépare à la guerre", dans laquelle il voulait mettre en garde contre le danger d’une catastrophe nucléaire en Europe. Gorbatchev ne réagissait pas moins qu’à une idée qui était de plus en plus mise en avant par les think-tanks conservateurs aux États-Unis : que les risques imposés par un conflit nucléaire avec la Russie étaient devenus calculables et pouvaient être "minimisés" - au moins pour les États-Unis. Selon cette "école de pensée", un tel conflit ne serait pas déclaré mais se développerait à partir de la "guerre hybride" (Breedlove) avec la Russie, dans laquelle les distinctions entre les affrontements armés, la guerre conventionnelle et la guerre nucléaire s'estompent. C’est en réponse à une telle "pensée à haute voix" à Washington que le Kremlin a "assuré" le monde entier que la capacité de frappe nucléaire russe était encore telle que, non seulement Berlin, mais Washington aussi seraient "rasés jusqu’au sol" si l’OTAN attaquait la Russie. [6]
Face à cette considération croissante de l’option militaire contre la Russie, l’opposition s’est développée non seulement au sein de l’OTAN mais aussi au sein de la classe dominante américaine. Le sommet de l’OTAN de septembre 2014 au Pays de Galles a rejeté la proposition d’intervenir militairement en Ukraine et a abandonné, au moins temporairement, l'idée que Kiev devienne un membre de l’OTAN. Et à partir de ce moment, Barack Obama, tant qu’il a été en place, tout en contribuant à la modernisation des forces armées ukrainiennes, a toujours rejeté un engagement militaire américain direct dans ce pays. Mais la réaction la plus importante politiquement à la situation avec la Russie au sein de la bourgeoisie américaine a été celle de Donald Trump. Pour comprendre comment dans ce contexte, une nouvelle position sur la politique vis-à-vis de la Russie en est arrivée à être formulée dans la bourgeoisie américaine, il faut garder à l’esprit que la Russie n’a pas la même signification pour les États-Unis qu’elle avait il y a un quart de siècle, pendant "la période de lune de miel" entre Bill Clinton et Boris Eltsine. À cette époque, l’objectif principal de la politique russe de l’Amérique était la Russie elle-même, le contrôle de ses ressources. Aujourd’hui, le contrôle américain de la Russie serait plus un moyen d’un nouveau dessein : l’encerclement militaire du nouvel ennemi n°1 qui est la Chine. Dans ce contexte qui a changé, Donald Trump pose une question très simple au reste de sa classe : si la Chine est maintenant notre principal ennemi, pourquoi n’essayons-nous pas de gagner Moscou à une alliance contre la Chine ? La Russie n’est ni l’amie naturelle de la Chine, ni l’ennemi naturel des États-Unis.
La question qui pour le moment présente le plus d’intérêt pour le "courant dominant" de la bourgeoisie américaine (en particulier les supporters d’Hillary Clinton), est cependant différente : est-ce que le Kremlin a eu une influence sur l’issue des dernières élections présidentielles ? Répondre à cette question n’est pas difficile en fait. Poutine a non seulement influencé les élections, il a même contribué à créer au sein de la bourgeoisie américaine un groupe ouvert à conclure des arrangements avec Moscou. Les principaux moyens qu’il a utilisés dans ce but ont été des plus légitimes dans la société bourgeoise : la proposition de traités d’affaires. Par exemple, l’arrangement proposé à Exxon Oil et à son président, Rex Tilllerson – maintenant secrétaire d’État (ministère des affaires étrangères) – est estimé à 500 milliards de dollars. Nous pouvons donc comprendre comment, après tous les discours de la bourgeoisie au cours des dernières décennies sur les sources d’énergie fossile qui appartiennent au passé, il y a un gouvernement à Washington aujourd’hui avec une surreprésentation de l’industrie pétrolière et même du charbon : ce sont les parties de l’économie à qui la Russie peut le plus offrir.
Bien que Trump ait apparemment réussi à convaincre Henry Kissinger de sa proposition (Kissinger est devenu un conseiller de Trump et un avocat de la "détente" avec la Russie), il est très loin d’avoir convaincu la majorité des gros bonnets qui lui sont opposés. Une des raisons en est que, ce que Dwight Eisenhower, dans son discours d’adieu en tant que président des États-Unis (17.02.1961) appelait le "complexe militaro-industriel", se sent menacé dans son existence par un traité possible avec la Russie. C’est parce que la Russie, pour le moment, continue à être la principale justification du maintien d’un appareil aussi gigantesque. À la différence de la Russie, la Chine, au moins pour le moment, bien qu’étant une puissance atomique, n’a pas un tel assemblage de missiles nucléaires intercontinentaux menaçant directement les plus grandes villes des États-Unis.
[1] Son mari, l’ex-président Bill Clinton, aurait été furieux de l'incompétence avec laquelle sa campagne avait été gérée.
[2] ZDF Zoom : Gefärhrliche Verbindungen – Trump und seine Geselschäftspartner ("Connexions dangereuses – Trump et ses partenaires en affaires") de Johannes Hano et Alexander Sarovic.
[3] Youtube, 17.08.2015.
[4]Der Spiegel, 07.03.2015. "NATO Oberbefehlshaber Breeedlove irritiert die Allierten". (OTAN, le commandant en chef irrite les alliés.)
[5] Wolfgang Bittner : Die Eroberung Europas durch die États-Unis (La Conquête de l’Europe par les États-Unis), page 151.
[6] Youtube, 05.02.2015
En Grande-Bretagne, le premier ministre Theresa May a avancé les élections à juin 2017, dans le but de donner une plus grande majorité à son Parti Conservateur avant d’entrer dans la phase de négociations des conditions dans lesquelles le pays va quitter l’Union Européenne. Mais à la place, elle a perdu la majorité qu’elle avait, se rendant elle-même dépendante du soutien des unionistes protestants de l’Ulster (Irlande du Nord) du DUP (Parti unioniste nord-irlandais). Le seul succès du premier ministre à ces élections a été que le parti pour l’indépendance du Royaume-Uni (UKIP, la ligne dure des "brexiteurs" à la droite du Parti Conservateur) n’est plus représenté au parlement. Malgré cela, la dernière débâcle électorale des conservateurs a clairement mis en évidence que le problème fondamental reste irrésolu – le problème qui, il y a un an, rendait possible que le referendum sur l’appartenance de la Grande-Bretagne à l’Union Européenne ait produit un résultat – le "Brexit" - qu’une majorité des élites politiques n’avait pas voulu. Ce problème est la profonde division au sein des Conservateurs – un des deux principaux partis étatiques en Grande-Bretagne. Quand la Grande-Bretagne a adhéré à ce qui était alors la "communauté européenne", au début des années 1970, les Conservateurs (Tories) étaient déjà divisés sur cette question. Un fort ressentiment contre "l’Europe" n’a jamais été surmonté dans les rangs des Conservateurs. Dans les années récentes, ces tensions intérieures au Parti se sont développées en luttes ouvertes pour le pouvoir, qui ont de plus en plus entravé la capacité du parti à gouverner. En 2014, le premier ministre Tory, David Cameron, a réussi à mettre en échec les nationalistes écossais en organisant un referendum sur l’indépendance de l’Ecosse et en gagnant une majorité pour le maintien de l’Ecosse dans le Royaume-Uni. Enhardi par ce succès, Cameron a tenté de réduire au silence les opposants à l’adhésion britannique à l’Union Européenne de la même manière. Mais cette fois, il avait sérieusement mal calculé les risques. Le référendum a eu comme résultat une petite majorité pour quitter l’UE, alors que Cameron avait fait campagne pour rester. Un an plus tard, les Tories sont plus divisés que jamais sur cette question. Sauf qu’aujourd’hui, le conflit n’est plus entre être membre ou non de l’UE, mais de savoir si le gouvernement va adopter une attitude "souple" ou "dure" dans les négociations des conditions à la sortie de la Grande-Bretagne. Bien sûr, ces divisions au sein des partis politiques sont des émanations de tendances plus profondes au sein de la société capitaliste, l’affaiblissement de l’unité et de la cohésion nationale dans la phase de sa décomposition.
Pour comprendre pourquoi la classe dominante en Grande-Bretagne est aussi divisée sur ces questions, il est important de rappeler qu’il n’y a pas si longtemps, Londres était le fier souverain de l’empire le plus grand et le plus étendu dans l’histoire humaine. C’est grâce à ce passé doré que la haute société britannique est encore aujourd’hui la classe dominante la plus riche en Europe occidentale. [1] Et, alors qu’un bourgeois allemand moyen s’engage traditionnellement dans une entreprise industrielle, son homologue, bourgeois britannique moyen, va vraisemblablement posséder une mine en Afrique, une ferme en Nouvelle-Zélande, un ranch en Australie, et/ou une forêt au Canada (pour ne pas citer des biens immobiliers et des actions aux États-Unis) du fait d’un héritage familial. Bien que l’Empire britannique et même le Commonwealth britannique appartiennent au passé, ils jouissent d’une "vie après la mort" très tangible. Les "dominions blancs" (qui ne sont plus appelés ainsi à l’heure actuelle), le Canada, l’Australie et la Nouvelle-Zélande partagent encore formellement avec la Grande-Bretagne le même monarque à la tête de l’État. Ils partagent aussi par exemple (de même qu’avec une autre ancienne colonie de la couronne : les États-Unis) une coopération privilégiée entre leurs services secrets. Nombreux sont ceux dans la classe dominante de ces pays qui ont le sentiment de toujours appartenir, sinon à la même nation, au moins à la même famille. D’ailleurs, ils sont souvent reliés entre eux par les mariages, par des partages de la même propriété et par des intérêts d’affaires. Quand la Grande-Bretagne, en 1973, sous le premier ministre conservateur Heath a rejoint ce qui était alors le "Marché commun" européen, ce fut un choc et même une humiliation pour des parties de la classe dominante britannique que leur pays ait été obligé de réduire ou même de rompre ses relations privilégiées avec leurs anciennes "colonies de la couronne". Tous les ressentiments accumulés pendant des décennies sur la perte de l’Empire britannique ont commencé, et continué, à se décharger contre "Bruxelles". Un ressentiment qui allait vite être accru par le courant néolibéral (très important en Grande-Bretagne depuis l’époque de Margaret Thatcher jusqu’à maintenant) pour qui la "bureaucratie monstrueuse" de Bruxelles était un anathème. Un ressentiment partagé par la classe dominante dans les anciens dominions tels que Rupert Murdoch, le milliardaire australien des médias, aujourd’hui un des "Brexiteurs" les plus fanatiques. Mais au-delà de la force de ces liens ancestraux, il était assez humiliant qu’une Grande-Bretagne qui autrefois "régnait sur les flots" ait les mêmes droits de vote en Europe que le Luxembourg ou que la tradition de la loi romaine règne dans les institutions européennes continentales et l’emporte sur la vieille loi anglo-saxonne.
Mais tout cela ne veut pas dire que les "Brexiteurs" ont, ou aient jamais eu, un programme cohérent pour quitter l’Union Européenne. La résurrection de l’Empire, ou même du Commonwealth dans sa forme originelle, est clairement impossible. La motivation de beaucoup des dirigeants du Brexit, à part le ressentiment, et même une certaine perte de vue de la réalité, est le carriérisme. Boris Johnson, par exemple, le leader de la fraction "Brexit" des Tories l’année dernière, semblait encore plus surpris et consterné que son opposant, le leader du Parti, David Cameron, quand il a entendu les résultats du referendum. Son but ne semblait pas, en fait, être le Brexit, mais de remplacer Cameron à la tête du parti.
Le fait est que ce soit les conservateurs, plus que le Labour, qui sont autant divisés sur cette question est également un produit de l’histoire. Le capitalisme en Grande-Bretagne a triomphé, non pas grâce à l’élimination, mais à travers l’embourgeoisement de l’aristocratie : les grands propriétaires terriens sont devenus eux-mêmes des capitalistes. Mais leurs traditions orientaient plus leurs intérêts dans le capitalisme vers la propriété de terres, de biens immobiliers et de matières premières que vers l’industrie. Comme ils possédaient déjà plus ou moins l’ensemble de leur propre pays, leur appétit pour les profits capitalistes est devenu un des principaux moteurs de l’expansion britannique au-delà des mers. Plus grand devenait l’empire, plus cette couche de propriétaires de terre et de biens immobiliers pouvait prendre le dessus sur la bourgeoisie industrielle (cette partie qui avait été initialement la pionnière de la première "révolution industrielle" dans l’histoire). Et tandis que le Labour, de par à son lien étroit avec les syndicats, est traditionnellement plus proche du capital industriel, les grands propriétaires terriens et de biens immobiliers tendent à se rassembler dans les rangs des Tories. Bien sûr, dans le capitalisme moderne, la vieille distinction entre capital industriel, foncier, marchand et financier, tend à s’atténuer du fait de la concentration du capital et de la domination de l’État sur l’économie. Néanmoins, les traditions différentes, tout autant que les différents intérêts qu’elles expriment encore partiellement, mènent toujours leur propre vie.
Aujourd’hui, il y a un risque de paralysie partielle du gouvernement. Les deux ailes du Parti Conservateur (qui se présentent actuellement comme les partisans d'un Brexit "dur" contre un Brexit "mou"), sont plus ou moins prêtes à faire tomber le premier ministre May. Mais, au moins pour le moment, aucune des deux fractions ne semble oser donner le premier coup, si grande est la peur d’élargir le fossé au sein de ce parti. Si le parti conservateur s’avérerait incapable de résoudre rapidement ce problème, d’importantes fractions de la bourgeoisie britannique pourraient commencer à penser à l’alternative d’un gouvernement travailliste. Immédiatement après le Brexit, le Labour s’est présenté dans un état encore pire que le parti conservateur, si cela est possible. La fraction parlementaire "modérée" était mécontente de la rhétorique de gauche du leader de son parti, Jeremy Corbyn - dont ils avaient le sentiment qu’il repoussait les électeurs - et de son refus de s’engager lui-même en faveur du maintien de la Grande-Bretagne dans l’UE. Ils semblaient aussi prêts à faire tomber leur leader. En même temps, Corbyn les a impressionnés par sa capacité à mobiliser les jeunes électeurs dans les élections récentes. D’ailleurs, si l’incendie tragique de Grenfell Tower (dont la population tient le gouvernement conservateur pour responsable) avait eu lieu avant les élections, au lieu de juste après, il n’est pas interdit de penser que Corbyn serait maintenant premier ministre à la place de May. En l’état actuel des choses, Corbyn a déjà commencé à se préparer à gouverner en laissant tomber certaines de ses revendications les plus "extrêmes", telles que l’abolition des sous-marins Trident dotés de têtes nucléaires qui sont en cours de modernisation.
[1] Des magazines tels que Fortune publient des données annuelles sur les banques, les compagnies, les familles et les individus les plus riches du monde
En France, Emmanuel Macron et son nouveau mouvement "La République En Marche" (LREM) ont remporté de façon spectaculaire les élections présidentielles et les élections législatives (au parlement) de l’été 2017. Cette victoire du meilleur candidat possible pour battre le populisme en France a été le produit de sa capacité à recueillir un large soutien autour de cet objectif dans la bourgeoisie française, la bureaucratie de l’Union Européenne et de la part de personnages politiques influents comme Angela Merkel. Le Front National (FN), le principal parti "populiste" du pays, n’a eu aucune chance au deuxième tour des élections présidentielles contre Macron. Plombée par l’arriération de ses origines, en particulier par la domination du clan Le Pen, la double défaite électorale du FN l’a plongée dans une crise ouverte. Dans un éditorial de première page sur la situation, sous le titre "La France tombe en morceaux", le quotidien suisse souvent astucieux, le Neue Zürcher Zeitung écrit que : "le système de partis français tombe en morceaux". Cette analyse a été publiée le 4 février 2017, bien avant que la victoire de Macron puisse détourner l’attention de l’effritement des partis établis. Si, comme nous l’avons vu, le parti Républicain aux États-Unis a été pris en otage par Donald Trump et si le parti conservateur en Grande Bretagne est divisé, en France, deux des principaux partis établis sont en train de patauger. Le parti conservateur "Les Républicains" n’a remporté que 22% des votes, tandis que le Parti socialiste (PS) a fait encore moins bien, n’obtenant que 5,6% aux élections législatives. Au préalable, aucun des deux candidats de ces deux partis n’avait réussi à se qualifier pour le second tour des élections présidentielles (où étaient opposés les deux candidats qui avaient remporté le plus de voix au premier tour). Au lieu de cela, la candidate populiste spectaculairement incompétente, Marine Le Pen, a perdu contre la nouvelle star montante Macron, qui n’avait même pas un parti derrière lui.
Au début de la campagne présidentielle, la plupart des experts s’attendaient à un combat entre le président en place à cette époque, François Hollande du PS, et, à droite, Alain Juppé, un modernisateur, très prisé par des courants importants au sein de la bourgeoisie française. Cinq ans avant, François Hollande devenait président, après avoir été nommé par le parti socialiste, dans une primaire hautement médiatisée, une procédure d’élection du candidat présidentiel par chaque parti sur le modèle américain. Les Républicains, pensant que ce qui avait marché pour les socialistes ne pouvaient être un échec pour eux, ont décidé de faire leur propre "primaire". En faisant cela, ils perdaient le contrôle du processus de nomination. À la place de Juppé, ou d’un autre candidat plus ou moins solide, François Fillon a été nommé. Bien que favori du vote catholique et de parties de la haute société très conservatrice, il était clair pour une partie importante de la bourgeoisie française que Fillon n’était en aucune façon assuré de la victoire contre Marine Le Pen s’il se qualifiait pour le deuxième tour. Mais si le jugement politique n’était pas une qualité particulière du candidat Fillon, son entêtement l’était. Malgré le scandale dirigé contre lui, Fillon a refusé de démissionner et les LR sont restés coincés avec leur candidat "canard boiteux". Du côté des socialistes, le président en exercice Hollande renonçait à une deuxième candidature au vu de l’absence de soutien des électeurs comme à l’intérieur de son parti. En ce qui concerne le premier ministre sous Hollande, Manuel Valls, il échouait à la primaire du parti, dans laquelle, pour protester contre la direction, la base nommait à la place le candidat à peine connu mais réputé plus à gauche, Benoît Hamon.
La perte de contrôle des partis établis a été une occasion pour Emmanuel Macron. Ce dernier s’était déjà fait la main en tant que réformateur économique et politique quand il avait servi de conseiller au premier gouvernement dirigé par le PS sous la présidence de Hollande, et ensuite en tant que membre du second gouvernement dirigé par Valls. À cette époque, son but semble d’avoir été de démarrer un processus de modernisation économique en France, quelque chose dans la ligne de "l’Agenda 2010" de Gerhard Schröder en Allemagne. Mais Macron n’est pas resté longtemps au gouvernement, réalisant bien vite qu’à la différence du SPD en Allemagne, le parti socialiste n’était pas assez fort, pas assez discipliné et uni pour faire passer un tel programme.
Au début de 2017, le capitalisme français a vu surgir une situation très dangereuse pour lui. Confronté à l’incompétence des principaux partis établis, le danger d’une victoire électorale du Front National ne pouvait plus être écarté. Ses idées de faire sortir la France de la zone Euro étaient en contradiction flagrante avec les intérêts des fractions dominantes du capital français. Face à ce danger, ce fut Macron qui a sauvé la situation. Il l’a fait, dans une grande mesure, en utilisant la méthode du populisme contre les populistes.
D’abord, Macron a réussi à voler un des thèmes courants favoris des populistes : celui de la faillite historique de la droite et de la gauche traditionnelles parce qu’elles ont été trop occupées à s’opposer l’une à l’autre idéologiquement et dans leurs luttes de pouvoir, pour bien servir la "cause de la nation". Mais Macron n’a pas seulement adopté ce langage, il l’a mis en pratique en recrutant délibérément des soutiens et des supporters à la fois de gauche et de droite pour son nouveau mouvement "En marche". Son affirmation de ne servir "ni la gauche ni la droite, mais seulement la France" l’a aidé à désarmer politiquement Marine Le Pen. Il a même été capable de présenter le FN comme appartenant lui-même à "l’establishment", comme un parti de droite depuis longtemps.
En second lieu, Macron a répondu au dégoût général croissant vis-à-vis des partis existants en mettant en avant, non pas un parti, mais un mouvement et surtout en se mettant en avant … lui-même. Ce faisant, il prenait en considération une mode de plus en plus grande au sein de parties de la société bourgeoise : l’aspiration à l’autorité d’un leader fort. Si un politicien "irresponsable" comme Trump pouvait avoir du succès avec cette tactique, pourquoi pas Macron (qui se voit comme hautement responsable !) ? Au lieu de prendre en otage un ou deux des principaux partis établis, Macron a incité, de l’extérieur, à une sorte de mutinerie dans les partis et à la défection dans chacun d’entre eux. En tant que tel, il a sérieusement contribué à faire des dégâts dans ces partis. Selon une théorie du sociologue allemand Max Weber (1864-1920), la "direction charismatique" est une des trois formes de la domination bourgeoise. Dans la période après Deuxième Guerre mondiale, en France, il y a une tradition : celle du Général de Gaulle (1890-1970) qui en 1958, "a sauvé" une nation qui était dans les affres de la guerre d’Algérie. Ce faisant, De Gaulle a modifié la structure de la Constitution nationale et de la politique des partis d’une façon qui, à long terme, s’est avérée n’être ni particulièrement efficace, ni stable.
Mais Macron ne s’inscrit pas seulement la tradition de De Gaulle. Il est aussi l’expression d’une nouvelle tendance dans la bourgeoisie en réponse à la montée du "populisme". Aux élections du printemps de cette année, aux Pays-Bas, le premier ministre en exercice, Mark Rutte, décrivait la victoire électorale des partis "pro-Euro et pro-UE" sur l’enfant terrible du populisme de droite, Geert Wilders, comme la victoire du "bon" populisme sur le "mauvais". En Autriche, dans une tentative de contrer le FPÖ populiste, l’ÖVP conservateur, pour la première fois, est allé dans la campagne électorale, non pas sous son propre nom, jadis prestigieux, mais en tant que "liste électorale de Sebastian Kurz – ÖVP". En d’autres termes, le parti avait décidé de se cacher derrière le nom du jeune vice-chancelier dont on comptait sur le "charisme" et d’un ministre des affaires étrangères qui avait récemment menacé de mobiliser les tanks sur la frontière avec l’Italie contre les réfugiés.
En troisième lieu, Macron a suivi l’exemple de la chancelière allemande, Angela Merkel, en défendant ouvertement le "projet européen". Alors que les partis établis sapaient leur crédibilité en adoptant la rhétorique anti-européenne du FN, tout en continuant en réalité à maintenir l’adhésion de la France à l’Union Européenne, à la zone Euro et à la "zone Schengen". Cette position claire contribuait à rappeler à une société bourgeoise en désordre que le capital français est un des principaux bénéficiaires de ces institutions européennes.
Comme De Gaulle dans les années 1940 et 1950, Macron a été un coup de chance pour la bourgeoisie française aujourd’hui. C’est en grande partie grâce à lui que la France a évité d’atterrir dans une impasse politique similaire à celles où se trouvent actuellement ses homologues américain et britannique. Mais le succès à plus long terme de cette opération de sauvetage est tout, sauf garanti. En particulier, s’il arrivait quelque chose à Macron, ou si sa réputation politique s’altérait gravement, sa République en Marche risque de tomber en morceaux. C’est le handicap caractéristique de la "direction charismatique". Il en va de même pour la nouvelle star politique de l’opposition de gauche française : Jean-Luc Mélenchon, qui a réussi à répondre à la désagrégation de la gauche bourgeoise traditionnelle (les partis socialistes et communistes comme le trotskisme) en créant un mouvement de gauche autour de lui, d’une manière qui ressemble de façon frappante à celle de Macron lui-même. Mélenchon n’a pas perdu de temps pour jouer son rôle : canaliser le mécontentement prolétarien face aux attaques économiques à venir dans les impasses de la bourgeoisie. Quasiment du jour au lendemain, la division du travail entre les deux M, Macron et Mélenchon, est devenue un des axes de la politique de l’État français. Mais là encore, le mouvement autour de Mélenchon reste instable pour le moment, avec un risque d’éclatement si son leader chancelle.
Les élections générales en Allemagne sont prévues pour la mi-septembre. L’Allemagne a aussi vu la montée d’un parti populiste d’opposition de droite, "l’Alliance pour l’Allemagne" (AfD). Mais bien qu’il semble que ce parti puisse entrer vraisemblablement pour la première fois au parlement national, le Bundestag, il a peu de chance pour le moment de mettre à mal les plans des principales fractions de la bourgeoisie allemande, politiquement et économiquement relativement stables. La campagne électorale actuelle de la chancelière Merkel nous en dit beaucoup sur la situation du capitalisme allemand. Son mot d’ordre est : stabilité. Sans utiliser les mêmes mots, sa démarche semble inspirée par celle d’après-guerre de son prédécesseur, le chancelier démocrate- chrétien, Konrad Adenauer, qui jadis faisait campagne avec la devise "pas d’expériences nouvelles". Dans les circonstances présentes, "pas d’expériences nouvelles" est l’expression de la compréhension que l’Allemagne a d’elle-même comme étant plus ou moins le seul havre de stabilité politique parmi les puissances majeures du monde occidental actuellement. Mais derrière cette fixation sur la stabilité, il y a aussi une alarme croissante. La principale source de consternation de la classe dominante allemande, ce sont les États-Unis. Nous avons déjà mentionné les menaces protectionnistes de Trump. Il y aussi son retrait unilatéral de l’accord de Paris sur le climat, et en particulier, l’offensive américaine contre l’industrie automobile allemande qui a commencé sous l’administration Obama. Mais la menace contre les intérêts de l’impérialisme allemand ne se limite pas aux questions économiques ou environnementales. Elle concerne d’abord et avant tout les questions militaires et soi-disant de sécurité. Une brève récapitulation historique est ici nécessaire.
Sous le règne de la coalition "Vert-Rouge", dirigée par les sociaux-démocrates de Gerhard Schröder (1998-2005), l’Allemagne s’était rapprochée de la Russie de Poutine, en développant des projets communs pour l’énergie, et en rejoignant Moscou (et Paris) dans le refus de soutenir la guerre de George W. Bush en Irak. La successeuse de Schröder, Merkel, comme beaucoup de politiciens de l’ancienne Allemagne de l’Est (RDA), une "atlantiste" loyale, a modifié cette orientation en réaffirmant le "partenariat" avec l’Amérique comme pierre angulaire de la politique étrangère allemande. Sous Obama, Washington a offert à Berlin le rôle de bras droit des États-Unis en Europe. L’Allemagne était appelée à assumer une plus grande partie du travail de l’OTAN en Europe, permettant à l’Amérique de se concentrer d'avantage sur l’Extrême-Orient et son principal rival, la Chine. En retour, pour ce rehaussement de statut, Merkel devait abandonner "le rapport spécial" avec Moscou que Schröder avait inauguré. Mais en même temps, Washington réassurait Berlin qu’il "n’abandonnait pas l’Europe à son destin", en modernisant la présence militaire américaine en Allemagne, y compris au niveau militaire. Mais sous la surface, déjà pendant le second mandat d’Obama, des tensions sont apparues entre Berlin et Washington. C’est devenu visible pendant la "crise des réfugiés" de l’été 2015. Les appels de la bourgeoisie allemande à un soutien américain ont été négligés de manière presque démonstrative. Ce que demandait Berlin n’était pas que les États-Unis accueillent des Syriens ou d’autres réfugiés, mais qu’ils interviennent politiquement et même militairement de manière à tenter de stabiliser la situation en Syrie, Lybie et ailleurs dans le bassin méditerranéen. Mais Washington n’a rien fait en ce sens. Au contraire, Obama a affirmé de façon répétée que la "crise des réfugiés était seulement le problème de l’Europe". Mais c’est surtout sur la politique à l’égard de la Russie que les rapports entre Berlin et Washington sont devenus de plus en plus conflictuels. L’Allemagne sous Merkel a soutenu et soutient encore la politique de l’OTAN d’encerclement de la Russie et espère, en tant que bras droit de l’Amérique, être un de ses principaux bénéficiaires. Mais elle s’est opposée et s’oppose à la stratégie américaine (dont Hillary Clinton était la championne, bien plus que Barak Obama) de remplacer le gouvernement Poutine à Moscou. D’ailleurs, sur cette question, l’opposition au sein de la bourgeoisie européenne s’amplifie, même si elle ne s’exprime pas toujours ouvertement.[1] Après la chute de la coalition "Rouge-Vert" de Schröder, la fraction de la bourgeoisie allemande qui a des liens étroits avec la Russie n’a ni disparu, ni n’est restée inactive. En particulier, avec la formation du gouvernement de la Grande Coalition entre les démocrates-chrétiens et les sociaux-démocrates il y a 4 ans, les "amis de Poutine" au sein du SPD sont revenus au pouvoir. On peut parler d’une certaine division du travail entre les fractions de Merkel et de Schröder, et c’est probablement plus astucieux et plus favorable aux intérêts allemands, si les amis de Schröder ne jouent que le rôle de partenaires mineurs dans le gouvernement (comme c’est le cas actuellement). Mais il y a aussi eu des activités en coulisses de cette fraction. Selon les premiers résultats des investigations publiques sur les connexions de la Russie avec Trump aux États-Unis, la Deutsche Bank a joué un rôle central en encourageant les affaires et d’autres transactions entre Trump et "l’oligarchie russe". Elle préfère voir Poutine soutenu plutôt que renversé par "l’Occident". On sait aussi que des parties de l’industrie allemande ont généreusement contribué à la campagne électorale de Trump.
***Et c’est un secret de Polichinelle que l’un des bastions de la fraction Schröder-Gabriel [2] en Allemagne est la province de Basse-Saxe et la firme Volkswagen que cet État provincial possède et exploite en partie. Avec cet éclairage, on peut mieux comprendre que les procès contre Volkswagen et la Deutsche Bank aux États-Unis ne sont pas motivés qu’économiquement, mais surtout politiquement, et pourquoi, sept semaines avant les élections générales nationales, une lutte de pouvoir s’est instaurée en Basse-Saxe (et chez Volkswagen) mettant fin à la coalition Rouge-Vert à Hanovre. Bien qu’elle ne partage pas nécessairement ses orientations, la chancelière Merkel a, dans une certaine mesure, toléré les activités de cette autre fraction et a essayé de bénéficier de ses liens à la fois avec Poutine et Trump. Aujourd’hui cependant, les "faucons" antirusses à Washington font monter la pression non seulement sur Trump, mais aussi sur le gouvernement Merkel. La réponse de Merkel a été typiquement à double face. D’un côté, elle maintient ses contacts avec les trumpistes. De l’autre, elle maintient le nouveau leadership américain à une distance démonstrative en public. Il y a peu de pays en Europe occidentale où la critique de la nouvelle administration à Washington soit aussi ouverte et sévère, et autant partagée par l’ensemble de la classe politique qu’en Allemagne. De pair avec Erdogan, Trump a éclipsé Poutine en tant que "méchant" comme cible favorite des médias allemands. Nous sommes en droit de conclure que la bourgeoisie allemande a d'avantage profité des mauvaises manières politiques et autres déclarations à l’emporte-pièce dans le camp de Trump, pour prendre des distances politiques avec les États-Unis à un degré où, dans d’autres circonstances, cela aurait provoqué un scandale international. Dans ces circonstances, la pression exercée par Washington (accrue par Trump) sur les "partenaires" européens de l’OTAN – l’Allemagne en particulier - pour qu’ils augmentent leur budget militaire est en réalité plus que bienvenue (même si beaucoup de politiciens affirment le contraire en public). Berlin a déjà mis en œuvre cette augmentation. Le projet est d’augmenter les dépenses militaires des 1,2% actuels du PIB allemand à 2% en 2024 – presque le double du taux actuel. Si c’était conforme à la demande de Trump de 3% du PIB, l’Allemagne aurait le plus gros budget militaire des États européens (au moins 70 milliard par an). De plus, l’Allemagne a récemment changé officiellement sa "doctrine de défense". Après la fin de la Guerre froide, il avait été officiellement déclaré que l’Allemagne et l’Europe occidentale n’étaient plus sous menace militaire directe. Aujourd’hui, cette doctrine a été révisée, établissant que la "défense du territoire" est une fois de plus le principal but de la Bundeswehr. Avec cette nouvelle doctrine, l’État allemand ne réagit pas qu’à la contre-offensive récente de la Russie en Ukraine et en Syrie, mais aussi aux craintes grandissantes à l’égard de la stabilité politique de la Russie, et du chaos qui pourrait s’y développer. L’Allemagne profite aussi du "Brexit" pour accroître la militarisation des structures de l’Union Européenne et manifester une certaine indépendance vis-à-vis de l’OTAN (chose que la Grande-Bretagne était capable d’empêcher tant qu’elle était un membre actif de l’UE). Sous le mot d’ordre de "guerre au terrorisme", et "guerre à l’entrée illégale d’immigrants", l’UE a déclaré ne plus être seulement une union économique ou politique, mais aussi (et même "par-dessus tout" selon Merkel et Macron) une "union sécuritaire".
[1] Par exemple, lors d’un symposium à Berlin, cet été, organisé par le Neue Zürcher Zeitung, il était mis en avant que le principal danger pour la stabilité de l’Europe n’est pas le régime de Poutine, mais l’effondrement possible du régime de Poutine.
[2] Schröder est officiellement sur la liste du personnel du projet de pipeline allemand avec Gazprom russe. Gabriel, qui en est venu récemment à prôner une "solution fédérale" au conflit en Ukraine peu différente de celle dont Moscou fait la propagande, est le nouveau ministre des affaires étrangères d’Allemagne.
La bourgeoisie allemande a été parmi les toutes premières à reconnaître le talent et le potentiel politiques d’Emmanuel Macron. Dès le début de la campagne électorale française, une grosse partie de la classe politique en Allemagne et presque l’ensemble des médias soutenaient vigoureusement sa candidature. Evidemment, la bourgeoisie allemande ne dispose que de moyens limités pour influencer directement une élection française. En France, le grand public ne suit ni les médias allemands, ni ce qu’y disent les politiciens. Mais "l’élite politique" française prend nécessairement note de ce qui est dit ou fait de l’autre côté du Rhin. Avec sa position claire en sa faveur, la bourgeoisie allemande a contribué à convaincre les sphères influentes proches du pouvoir en France que Macron était un homme politique capable et sérieux. Ce soutien des Allemands à Macron n’était pas seulement motivé par la volonté d’arrêter Marine Le Pen, et de sauver l’Union Européenne. Macron a aussi été le seul candidat présidentiel à faire du renouveau du tandem franco-germanique un des points centraux de son programme électoral.
Macron a pris cet axe Paris-Berlin très au sérieux. Selon lui, la France n’est pas encore capable d’assumer son rôle dans une telle "alliance", parce qu’elle n’a pas encore résolu ses problèmes économiques. Il n’y a qu’une France revivifiée économiquement, dit-il, qui pourrait représenter quelque chose de similaire à un partenaire égal de l’Allemagne. Il voit sa perte relative de compétitivité économique comme la principale menace de la stature de la France dans sa capacité à jouer un rôle dans "la cour des grands" à une échelle internationale. Pour cette raison, Macron pose l’acceptation de son programme économique comme condition de la constitution d’un axe solide avec l’Allemagne. En posant les choses en ces termes, il a formulé un programme d’action qui peut apparaître à première vue souhaitable et réaliste pour la classe dominante de son pays. Il présente sa "réforme" comme la condition du maintien de la gloire impérialiste de la France, et en même temps, comme quelque chose de souhaitable et de réalisable – parce que ce sera soutenu par l’Allemagne. Par la même occasion, il a formulé un objectif à la fois souhaitable et réalisable pour la classe dominante allemande. Que ce soit vis-à-vis de la Russie ou vis-à-vis des États-Unis, Berlin a besoin de l’appui de Paris. Pour l’obtenir, Berlin devra soutenir la "modernisation" économique de la France.
L’insistance de Macron sur son programme économique comme étant la condition de tout le reste ne signifie pas qu’il a une vision économique limitée des problèmes auxquels la France est confrontée. Selon une ancienne analyse d’un de ses prédécesseurs en tant que président français, Valery Giscard d’Estaing, le principal problème économique de la France n’est pas son appareil industriel et agricole, qui est en grande partie hautement et efficacement compétitif, mais son appareil politique arriéré, et le rapport bureaucratique, rigide, qui lie la politique à son économie (le "système étatique" existant en France, qu’Helmut Schmidt et d’autres dirigeants allemands ont critiqué depuis des décennies). Macron veut faire face à ce problème aujourd’hui. À sa façon, un peu comme Trump aux États-Unis, il veut "bousculer" les vieilles élites. Mais il doit aussi surmonter la résistance possible de la classe ouvrière française. Que Macron soit capable ou non d’imposer ses attaques contre les conditions de vie et de travail du prolétariat français, pourrait bien décider du sort de l’expérience d’En Marche et de la présidence de Macron, pouvant se solder par un succès comme par un échec.
Chaque fois que Macron parle du tandem franco-germanique, alors qu’il mentionne toujours ces dimensions politiques et économiques, il insiste sur le fait que cela doit être vu, d’abord et avant tout, comme une question militaire (une question de "sécurité"). En réalité, l’axe dont parlent Macron et Merkel n’est pas une alliance impérialiste stable, comme c’était encore possible dans les conditions de la Guerre froide. Cela ressemble plus à un arrangement fondé sur une plus grande détermination à défendre une politique commune de certains pays de l’UE –exprimée par la réaction au Brexit– et à diminuer la dépendance vis-à-vis des États-Unis en réaction aux "positions" de Trump. L’association entre l’Allemagne et la France dans un tandem dirigeant de l’UE est rendue possible par la complémentarité entre ces deux pays. La France est la puissance militaire dominante en Europe, sur le même pied que la Grande-Bretagne, et réellement plus forte que l’Allemagne, et pas seulement du fait qu’elle possède l’arme nucléaire. La codirection avec la France pourrait bénéficier à l’Allemagne en lui conférant une crédibilité politique et diplomatique plus grande. Par ailleurs, la France pourrait attendre des retombées positives d’une alliance avec le leader économique de l’Europe, principalement une contre-tendance au déclin économique et politique qu’elle subit. Et plus. L’existence d’une telle codirection présente l’avantage de susciter moins de craintes chez les autres partenaires de l’UE qu’une Allemagne qui en assume à elle seule le leadership.
Les premières consultations gouvernementales franco-germaniques après l’élection de Macron ont décidé, entre autres, de la mise en chantier d’un avion de combat commun pour remplacer à la fois l’Eurofighter et le Rafale ; le renforcement de "Frontex" contre les réfugiés et la mise en place d’un registre commun d’entrée et de sortie dans l’UE ; sous la direction de l’Allemagne, le développement, avec l’Italie et l’Espagne, d’un drone militaire européen ; de nouveaux investissements dans des tanks modernes, dans la technologie spatiale et des bateaux de guerre. Le "ministre des affaires étrangères" de l’UE, Mogherini, s’est joint à Merkel et Macron pour déclarer une "alliance européenne pour la zone du Sahel". L’Allemagne a déclaré sa volonté, "en principe", d’accroitre ses investissements privés et publics en Europe et d’apporter son soutien financier aux missions militaires françaises actuelles en Afrique. Tout cela derrière le mot d’ordre : "Protéger l’Europe".
L’œil du cyclone du capitalisme en décomposition est aujourd’hui le pays central du système bourgeois : les États-Unis. Le triomphe électoral d’un président qui personnifie la vague populiste a déjà démontré à quel point cette émergence est contraire aux intérêts "rationnels" du capital national et des factions de la bourgeoisie qui les représentent le mieux (au niveau sécuritaire, militaire, diplomatique et politique) qui ont le plus le sens des "besoins de l’État". Là, la tendance dominante à présent est clairement l’intensification des tensions et même une impasse authentique au sein de la classe dominante. Mais, précisément parce que les États-Unis sont si centraux pour le monde capitaliste, la pression sur la bourgeoisie américaine s’accroît chaque jour pour essayer de trouver une solution à cette situation difficile. Mais comment ? Pour le moment, il ne semble pas que l’administration Trump soit capable d’imposer sa politique – la résistance au sein de la classe dominante semble être trop forte. Une autre possibilité est que les trumpistes cèdent et adoptent tacitement la politique de leurs opposants (ou au moins, se montrent plus enclins à des compromis). Bien qu’il y ait des signes dans ce sens, il y a aussi des signes qui vont aussi dans le sens contraire. L’option la plus en discussion est "l’impeachment" du président. L’inconvénient de cette méthode, qui vise à écarter Trump du bureau ovale, est qu’elle menace de devenir une procédure politique, légalement compliquée et qui s’éternise. D’autres options, prometteuses d’une résolution plus rapide du problème, sont sans aucun doute sur la table aussi, même si elles ne sont pas discutées aussi librement : l’une d’entre elles est de faire reconnaître et déclarer le président "dément", donc incapable. Il est aussi possible que Trump (ou quelqu’un d’autre) essaie de sortir de l’impasse avec des aventures militaires à l’étranger. Un des avantages de la "guerre contre le terrorisme" menée par George W. Bush était qu’il permettait à son gouvernement, au moins temporairement, d’unifier la classe dominante derrière lui, et d’imposer de grandes parties de son programme "néo-conservateur". Aujourd’hui, des pays comme la Corée du Nord ou l’Iran offrent des cibles tentantes pour de telles opérations, puisqu’elles sont étroitement liées, non seulement à la Russie, mais aussi à la Chine. S’il y a une chose sur laquelle la bourgeoisie américaine est d’accord, c’est que Pékin est le principal rival aujourd’hui.
Steinklopfer, 23.08.17et réactualisé.
Links
[1] https://fr.internationalism.org/revue-internationale/201711/9602/22eme-congres-du-cci-resolution-lutte-classe-internationale
[2] https://fr.internationalism.org/french/rint/107_decomposition.htm
[3] https://de.internationalism.org/content/2731/nach-dem-erfolg-der-populisten-schadensbegrenzung-durch-die-deutsche-bourgeoisie
[4] https://fr.internationalism.org/icconline/201711/9616/menace-guerre-entre-coree-du-nord-et-etats-unis-cest-capitalisme-qui-irrationn
[5] https://fr.internationalism.org/en/tag/30/475/donald-trump
[6] https://fr.internationalism.org/en/tag/7/482/brexit
[7] https://fr.internationalism.org/en/tag/5/50/etats-unis
[8] https://fr.internationalism.org/revue-internationale/201703/9537/lelection-trump-et-delitement-lordre-capitaliste-mondial
[9] https://fr.internationalism.org/en/tag/7/535/tea-party
[10] https://fr.internationalism.org/en/tag/5/513/russie
[11] https://fr.internationalism.org/en/tag/30/534/poutine
[12] https://fr.internationalism.org/en/tag/5/37/grande-bretagne
[13] https://fr.internationalism.org/en/tag/30/484/theresa-may
[14] https://fr.internationalism.org/en/tag/5/36/france
[15] https://fr.internationalism.org/en/tag/30/476/marine-pen
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[17] https://fr.internationalism.org/en/tag/5/38/allemagne
[18] https://fr.internationalism.org/en/tag/30/494/angela-merkel