"Le marxisme est une vision révolutionnaire du monde qui doit appeler à lutter sans cesse pour acquérir des connaissances nouvelles, qui n’abhorre rien tant que les formes figées et définitives et qui éprouve sa force vivante dans le cliquetis d’armes de l’autocritique et sous les coups de tonnerre de l’histoire." (Rosa Luxemburg, Critique des critiques)
Le CCI a tenu au printemps dernier son 21ème congrès. Cet événement coïncidait avec les 40 ans d'existence de notre organisation. De ce fait, nous avons pris la décision de donner à ce congrès un caractère exceptionnel avec comme objectif central de jeter les bases d'un bilan critique de nos analyses et de notre activité au cours de ces 4 décennies. Les travaux du congrès se sont donc attachés à identifier de la façon la plus lucide possible nos forces et nos faiblesses, ce qui était valable dans nos analyses et les erreurs que nous avons commises afin de nous armer pour les surmonter.
Ce bilan critique s’inscrit pleinement dans la continuité de la démarche qu’a toujours adoptée le marxisme tout au long de l’histoire du mouvement ouvrier. Ainsi, Marx et Engels, fidèles à une méthode à la fois historique et autocritique, ont été capables de reconnaître que certaines parties du Manifeste Communiste s’étaient avéré erronées ou étaient dépassées par l’expérience historique. C’est la capacité à faire la critique de leurs erreurs qui a toujours permis aux marxistes de réaliser des avancées théoriques et de continuer à apporter leur contribution à la perspective révolutionnaire du prolétariat. De la même façon que Marx a su tirer les leçons de l’expérience de la Commune de Paris et de sa défaite, la Gauche communiste d'Italie a été capable de reconnaitre la défaite profonde du prolétariat mondial à la fin des années 1920, de faire un "bilan" 1 de la vague révolutionnaire de 1917-23 et des positions programmatiques de la Troisième Internationale. C’est ce bilan critique qui lui a permis, malgré ses erreurs, d'accomplir des avancées théoriques inestimables tant sur le plan de l’analyse de la période de contre-révolution que sur le plan organisationnel en comprenant le rôle et les tâches d’une fraction au sein d'un parti prolétarien dégénérescent et comme pont vers un futur parti quand le précédent a été gagné par la bourgeoisie.
Ce Congrès exceptionnel du CCI s’est tenu dans le contexte de notre dernière crise interne qui avait donné lieu à la tenue d’une conférence internationale extraordinaire il y a un an 2. C’est avec le plus grand sérieux que toutes les délégations ont préparé ce Congrès et se sont inscrites dans les débats avec une compréhension claire des enjeux et de la nécessité, pour toutes les générations de militants, d'engager ce bilan critique des 40 ans d’existence du CCI. Pour les militants (et notamment les plus jeunes) qui n’étaient pas encore membres du CCI lors de sa fondation, ce Congrès, et ses textes préparatoires, leur ont permis d’apprendre de l’expérience du CCI tout en participant activement aux travaux du Congrès en prenant position dans les débats.
La fondation du CCI était une manifestation de la fin de la contre-révolution et de la reprise historique de la lutte de classe qui s’est illustrée notamment par le mouvement de Mai 68 en France. Le CCI est la seule organisation de la Gauche communiste à avoir analysé cet événement dans le cadre du resurgissement de la crise ouverte du capitalisme qui débute en 1967. Avec la fin des "30 glorieuses", et avec la course aux armements pendant la guerre froide, était de nouveau posée l’alternative "guerre mondiale ou développement des combats prolétariens". Mai 68 et la vague de luttes ouvrières qui s’est développée à l’échelle internationale a marqué l’ouverture d’un nouveau cours historique : après 40 ans de contre-révolution, le prolétariat relevait la tête et n’était pas prêt à se laisser embrigader dans une troisième guerre mondiale, derrière la défense des drapeaux nationaux.
Le Congrès a souligné que le surgissement et le développement d’une nouvelle organisation internationale et internationaliste avait confirmé la validité de notre cadre d’analyse sur ce nouveau cours historique. Armé de ce concept (ainsi que de l’analyse que le capitalisme était entré dans sa période historique de décadence avec l’éclatement de la première guerre mondiale), le CCI a continué tout au long de son existence à analyser les trois volets de la situation internationale – l’évolution de la crise économique, de la lutte de classe et des conflits impérialistes – afin de ne pas tomber dans l’empirisme et de dégager des orientations pour son activité. Néanmoins, le Congrès s’est appliqué à faire l’examen le plus lucide possible des erreurs que nous avons commises dans certaines de nos analyses afin de nous permettre d'identifier l’origine de ces erreurs et donc d'améliorer notre cadre d'analyse.
Sur la base du rapport présenté sur l’évolution de la lutte de classe depuis 1968, le congrès a souligné qu'une des principales faiblesses du CCI, depuis ses origines, a été ce que nous avons appelé l’immédiatisme, c’est-à-dire une démarche politique marquée par l’impatience et qui se focalise sur les événements immédiats au détriment d'une vision historique ample de la perspective dans laquelle s'inscrivent ces événements. Bien que nous ayons identifié, à juste raison, que la reprise de la lutte de classe à la fin des années 1960 avait marqué l’ouverture d’un nouveau cours historique, la caractérisation de ce cours historique comme "cours vers la révolution" était erronée et nous avons dû la corriger en utilisant l’expression "cours aux affrontements de classe». Cette formulation plus appropriée n'a pas cependant, du fait d'une certaine imprécision, fermé la porte à une vision schématique, linéaire de la dynamique de la lutte de classe avec une certaine hésitation en notre sein à reconnaitre les difficultés, les défaites et les périodes de recul du prolétariat.
L’incapacité de la bourgeoisie à embrigader la classe ouvrière des pays centraux dans une troisième guerre mondiale ne signifiait pas que les vagues internationales de luttes qui se sont succédées jusqu’en 1989 allaient se poursuivre de façon mécanique et inéluctable jusqu’à l’ouverture d’une période révolutionnaire. Le congrès a mis en évidence que le CCI a sous-estimé le poids de la rupture de la continuité historique avec le mouvement ouvrier du passé et l’impact idéologique, au sein de la classe ouvrière, de 40 ans de contre-révolution, impact qui se manifeste notamment pas une méfiance, voire un rejet, des organisations communistes.
Le Congrès a souligné également une autre faiblesse du CCI dans ses analyses du rapport de forces entre les classes : la tendance à voir le prolétariat constamment "à l’offensive" dans chaque mouvement de lutte alors que ce dernier n’a mené jusqu’à présent que des luttes de défense de ses intérêts économiques immédiats (aussi importantes et significatives soient-elles) sans parvenir à leur donner une dimension politique.
Les travaux du congrès nous ont permis de constater que ces difficultés d’analyse de l’évolution de la lutte de classe ont eu pour soubassement une vison erronée du fonctionnement du mode de production capitaliste, avec une tendance à perdre de vue que le capital est d’abord un rapport social, ce qui signifie que la bourgeoisie est obligée de tenir compte de la lutte de classe dans la mise en œuvre de ses politiques économiques et de ses attaques contre le prolétariat. Le congrès a également souligné un certain manque de maîtrise par le CCI de la théorie de Rosa Luxemburg comme explication de la décadence du capitalisme. Suivant Rosa Luxemburg, le capitalisme a besoin, pour être en mesure de poursuivre son accumulation, de trouver des débouchés dans des secteurs extra capitalistes. La disparition progressive de ces secteurs condamne le capitalisme à des convulsions croissantes. Cette analyse a été adoptée dans notre plateforme (même si une minorité de nos camarades s’appuie sur une autre analyse pour expliquer la décadence : celle de la baisse tendancielle du taux de profit). Ce manque de maîtrise par le CCI de l’analyse de Rosa Luxemburg (développée dans son livre "L’accumulation du capital") s’est répercutée par une vision "catastrophiste", voir apocalyptique de l’effondrement de l’économie mondiale. Le Congrès a constaté que tout au long de son existence, le CCI n’a cessé de surestimer le rythme de développement de la crise économique. Mais ces dernières années, et notamment avec la crise des dettes souveraines, nos analyses avaient en arrière fond l’idée sous-jacente que le capitalisme pourrait s’effondrer de lui-même puisque la bourgeoisie est "dans l’impasse" et aurait épuisé tous les palliatifs qui lui ont permis de prolonger de façon artificielle la survie de son système.
Cette vision "catastrophiste" est due, en bonne partie, à un manque d’approfondissement de notre analyse du capitalisme d’État, à une sous-estimation des capacités de la bourgeoisie, que nous avions pourtant identifiées depuis longtemps, à tirer les leçons de la crise des années 1930 et à accompagner la faillite de son système par toutes sortes de manipulations, de tricheries avec la loi de la valeur, par une intervention étatique permanente dans l’économie. Elle est due également à une compréhension réductionniste et schématique de la théorie économique de Rosa Luxemburg avec l’idée erronée que le capitalisme aurait déjà épuisé toutes ses capacités d’expansion depuis 1914 ou dans les années 1960. En réalité, comme le soulignait Rosa Luxemburg, la catastrophe réelle du capitalisme se trouve dans le fait qu’il soumet l’humanité à un déclin, à une longue agonie en plongeant la société dans une barbarie croissante.
C’est cette erreur consistant à nier toute possibilité d’expansion du capitalisme dans sa période de décadence qui explique les difficultés qu’a eues le CCI à comprendre la croissance et le développement industriel vertigineux de la Chine (et d’autres pays périphériques) après l’effondrement du bloc de l’Est. Bien que ce décollage industriel ne remette nullement en question notre analyse de la décadence du capitalisme 3, la vision suivant laquelle il n’y aurait aucune possibilité de développement des pays du Tiers-Monde dans la période de décadence ne s’est pas vérifiée. Cette erreur, soulignée par le Congrès, nous a conduits à ne pas envisager le fait que la faillite du vieux modèle autarcique des pays staliniens pourrait ouvrir de nouveaux débouchés, jusqu’alors gelés, aux investissements capitalistes 4 (y compris l'intégration dans le salariat d’une masse énorme de travailleurs qui vivait auparavant en dehors des rapports sociaux directement capitalistes et qui ont été soumis à une surexploitation féroce).
Concernant la question des tensions impérialistes, le Congrès a mis en évidence que le CCI a développé en général un cadre d’analyse très solide que ce soit à l’époque de la guerre froide entre les deux blocs rivaux ou après l’effondrement de l’URSS et des régimes staliniens. Notre analyse du militarisme, de la décomposition du capitalisme et de la crise dans les pays de l’Est nous a permis de percevoir les failles qui allaient conduire à l’effondrement du bloc de l’Est. Le CCI a ainsi été la première organisation à avoir prévu la disparition des deux blocs, celui dirigé par l’URSS et celui dirigé par les États-Unis, de même que le déclin de l’hégémonie américaine et le développement de la tendance au "chacun pour soi" sur la scène impérialiste avec la fin de la discipline des blocs militaires. 5
Si le CCI a été en mesure d’appréhender correctement la dynamique des tensions impérialistes, c’est parce qu’il a pu analyser l’effondrement spectaculaire du bloc de l’Est et des régimes staliniens comme manifestation majeure de l’entrée du capitalisme dans la phase ultime de sa décadence : celle de la décomposition. Ce cadre d’analyse fut la dernière contribution que notre camarade MC6 a léguée au CCI pour lui permettre d’affronter une situation historique inédite et particulièrement difficile. Depuis plus de 20 ans, la montée du fanatisme et de l’intégrisme religieux, le développement du terrorisme et du nihilisme, la multiplication des conflits armés et leur caractère de plus en plus barbare, le resurgissement des pogroms (et, plus généralement, d'une mentalité de recherche de "boucs émissaires), ne font que confirmer la validité de ce cadre d’analyse.
Bien que le CCI ait compris comment la classe dominante a pu exploiter l’effondrement du bloc de l’Est et du stalinisme pour retourner cette manifestation de la décomposition de son système contre la classe ouvrière en déchainant ses campagnes sur la "faillite du communisme", nous avons largement sous-estimé la profondeur de leur impact sur la conscience du prolétariat et sur le développement de ses luttes.
Nous avons sous-estimé le fait que l’atmosphère délétère de la décomposition sociale (de même que la désindustrialisation et les politiques de délocalisation dans certains pays centraux) contribue à saper la confiance en soi, la solidarité du prolétariat et à renforcer la perte de son identité de classe. Du fait de cette sous-estimation des difficultés de la nouvelle période ouverte avec l’effondrement du bloc de l’Est, le CCI a eu tendance à garder l’illusion que l’aggravation de la crise économique et des attaques contre la classe ouvrière allait nécessairement, et de façon mécanique, provoquer des "vagues de luttes" qui vont de développer avec les mêmes caractéristiques et sur le même modèle que celles des années 1970-80. En particulier, bien qu’ayant salué à juste raison le mouvement contre le CPE en France et des Indignés en Espagne, nous avons sous-estimé les énormes difficultés auxquelles se confronte aujourd’hui la jeune génération de la classe ouvrière pour développer une perspective à ses luttes (notamment le poids des illusions démocratiques, la peur et le rejet du mot "communisme", le fait que cette génération n’a pas pu bénéficier de la transmission de l’expérience vivante de la génération de travailleurs, aujourd’hui retraités, qui avaient participé aux combats de classe des années 1970 et 1980). Ces difficultés n’affectent pas seulement la classe ouvrière dans son ensemble mais également les jeunes éléments en recherche qui veulent s’engager dans une activité politisée.
L’isolement et l’influence négligeable du CCI (comme de tous les groupes historiques issus de la Gauche communiste) dans la classe ouvrière depuis quatre décennies, et particulièrement depuis 1989, révèlent que la perspective de la révolution prolétarienne mondiale est encore très éloignée. Lors de sa fondation, le CCI n’imaginait pas que 40 ans plus tard, la classe ouvrière n’aurait toujours pas renversé le capitalisme. Cela ne signifie nullement que le marxisme se serait trompé et que ce système est éternel. La principale erreur que nous avons commise et celle d’avoir sous-estimé la lenteur du rythme de la crise aiguë du capitalisme qui a ressurgi à la fin de la période de reconstruction du second après-guerre de même que les capacités de la classe dominante à freiner et accompagner l’effondrement historique du mode de production capitaliste.
Par ailleurs, le Congrès a mis en lumière que notre dernière crise interne (et les leçons que nous en avons tirées), a permis au CCI de commencer à se réapproprier clairement un acquis fondamental du mouvement ouvrier qui avait été mis en lumière par Engels : la lutte du prolétariat contient trois dimensions. Une dimension économique, une dimension politique et une dimension théorique. C’est cette dimension théorique que le prolétariat devra développer dans ses luttes futures pour pouvoir retrouver son identité de classe révolutionnaire, résister au poids de la décomposition sociale et mettre en avant sa propre perspective de transformation de la société. Comme l’affirmait Rosa Luxemburg, la révolution prolétarienne est avant tout un vaste "mouvement culturel" car la société communiste n’aura pas pour objectif la seule satisfaction des besoins matériels vitaux de l’humanité, mais également la satisfaction de ses besoins sociaux, intellectuels et moraux. À partir de la prise de conscience de cette lacune dans notre compréhension de la lutte du prolétariat (révélant une tendance "économiciste" et matérialiste vulgaire), nous avons pu non seulement identifier la nature de notre dernière crise mais également réaliser que cette crise "intellectuelle et morale" que nous avions déjà examinée lors de notre conférence extraordinaire de 2014 7 dure en réalité depuis plus de 30 ans. Et cela du fait que le CCI a souffert d’un manque de réflexion et de discussions approfondies sur les racines de toutes les difficultés organisationnelles auxquelles il a été confronté depuis ses origines, et notamment depuis la fin des années 1980.
Pour entamer un bilan critique des 40 ans d’existence du CCI, le Congrès a mis au centre de ses travaux la discussion non seulement d’un rapport d’activité générale mais aussi un rapport sur le rôle du CCI "en tant que fraction".
Notre organisation n’a jamais eu la prétention d’être un parti (et encore moins LE parti mondial du prolétariat).
Comme le soulignaient nos textes de fondation, "L’effort de notre courant pour se constituer en pôle de regroupement autour des positions de classe s’inscrit dans un processus qui va vers la formation du parti au moment des luttes intenses et généralisées. Nous ne prétendons pas être un "parti"" (Revue Internationale n° 1, "Bilan de la conférence internationale de fondation du CCI"). Le CCI doit encore faire un travail comportant de nombreuses similarités avec celui d'une fraction, même s’il n’est pas une fraction.
En effet, a surgi après une rupture organique avec les organisations communistes du passé et n’est pas issu d’une organisation pré-existante. Il n’y a donc aucune continuité organisationnelle avec un groupe particulier ou un parti. Le seul camarade (MC) qui venait d’une fraction du mouvement ouvrier issue de la 3ème Internationale, ne pouvait représenter la continuité d’un groupe, mais il était le seul "lien vivant" avec le passé du mouvement ouvrier. Parce que le CCI n’est pas enraciné ou sorti d’un parti qui avait dégénéré, trahi les principes prolétariens et était passé dans le camp du capital, il n’a pas été fondé dans le contexte d’un combat contre sa dégénérescence. La tâche première du CCI, du fait de la rupture de la continuité organique et de la profondeur de 40 ans de contre-révolution, était d’abord la réappropriation des positions des groupes de la Gauche communiste qui nous avaient précédés.
Le CCI devait donc se construire et se développer à l’échelle internationale en quelque sorte à partir de "zéro". Cette nouvelle organisation internationale devait apprendre "sur le tas" dans de nouvelles conditions historiques et avec une première génération de jeunes militants inexpérimentés, issue du mouvement estudiantin de Mai 68 et très fortement marquée par le poids de la petite bourgeoisie, de l’immédiatisme, de l’ambiance du "conflit des générations" et de la peur du stalinisme qui s’est particulièrement manifestée par une méfiance, dès le début, à l’égard de la centralisation.
Dès sa fondation, le CCI s’est réapproprié l’expérience des organisations du mouvement ouvrier du passé (notamment de la Ligue des communistes, de l’AIT, de Bilan, de la GCF) en se dotant de Statuts, de principes de fonctionnement qui font partie intégrante de sa plateforme. Mais contrairement aux organisations du passé, le CCI ne se concevait pas comme une organisation fédéraliste composée d’une somme de sections nationales, ayant chacune des spécificités locales. En se constituant d’emblée en organisation internationale et centralisée, le CCI se concevait comme un corps uni internationalement. Ses principes de centralisation étaient le garant de cette unité de l’organisation.
"Alors que pour Bilan et la GCF – étant donnée les conditions de la contre-révolution – il était impossible de grossir et de construire une organisation dans plusieurs pays, le CCI a entrepris la tâche de construire une organisation internationale sur la base de positions solides (…) En tant qu’expression du cours historique nouvellement ouvert à des affrontements de classe (…), le CCI a été international et centralisé internationalement dès le début, alors que les autres organisations de la Gauche communiste du passé étaient toutes confinées à un ou deux pays." (Rapport sur le rôle du CCI comme "fraction").
Malgré ces différences avec Bilan et la GCF, le Congrès a souligné que le CCI avait un rôle similaire à celui d’une fraction : celui de constituer un pont entre le passé (après une période de rupture) et le futur. "Le CCI se définit lui-même ni comme un parti, ni comme un ‘parti en miniature’, mais comme une ‘fraction d’une certaine façon’" (Rapport sur le rôle du CCI comme "fraction" présenté au Congrès). Le CCI devait être un pôle de référence, de regroupement international et de transmission des leçons de l’expérience du mouvement ouvrier du passé. Il devait aussi se garder de toute démarche dogmatique, en sachant faire une critique, quand c’était nécessaire, des positions erronées ou devenues obsolètes, pour aller au-delà et continuer à faire vivre le marxisme.
La réappropriation des positions de la Gauche communiste dans le CCI a été entreprise relativement rapidement même si son assimilation a été marquée dès le début par une grande hétérogénéité. "Réappropriation ne voulait pas dire que nous étions arrivés à la clarté et à la vérité une fois pour toute, que notre plateforme était devenue ‘invariante’ (…) Le CCI a modifié sa plateforme au début des années 1980 après un débat intense" (Ibid.). C’est sur la base de cette réappropriation que le CCI a pu faire des élaborations théoriques à partir de l’analyse de la situation internationale (par exemple, la critique de la théorie de Lénine des "maillons faibles" après la défaite de la grève de masse en Pologne en 1980 8, l’analyse de la décomposition comme phase ultime de la décadence du capitalisme annonçant l’effondrement de l’URSS) 9.
Dès le début, le CCI a adopté la démarche de Bilan et la GCF qui ont insisté tout au long de leur existence sur la nécessité d’un débat international (même dans les conditions de répression, du fascisme et de la guerre) visant à la clarification des positions respectives des différents groupes en s’engageant dans des polémiques sur les questions de principe. Tout de suite après la fondation du CCI en janvier 1975, nous avons repris cette méthode en engageant de nombreux débats publics et polémiques, non pas en vue d’un regroupement précipité mais pour favoriser la clarification.
Depuis le début de son existence, le CCI a toujours défendu l’idée qu’il existe un "milieu politique prolétarien" délimité par des principes et s’est attaché à jouer un rôle dynamique dans le processus de clarification au sein de ce milieu.
La trajectoire de la Gauche communiste d'Italie a été marquée, du début à la fin, par des combats permanents pour la défense des principes du mouvement ouvrier et du marxisme. Cela a été également une préoccupation permanente du CCI tout au long de son existence que ce soit dans les débats polémiques à l’extérieur ou dans les combats politiques que nous avons dû mener à l’intérieur de l’organisation, en particulier lors de situations de crise.
Bilan et la GCF étaient convaincus que leur rôle était également la "formation des cadres". Bien que ce concept de "cadres" soit très contestable et puisse prêter à confusion, leur principale préoccupation était parfaitement valable : il s’agissait de former la future génération de militants en lui transmettant les leçons de l’expérience historique afin qu’elle puisse reprendre le flambeau et poursuivre le travail de la génération précédente.
Les fractions du passé n’ont pas disparu uniquement à cause du poids de la contre-révolution. Leurs analyses erronées de la situation historique ont également contribué à leur disparition. La GCF s’est dissoute suite à l’analyse, qui ne s’est pas vérifiée, de l’éclatement imminent et inéluctable d’une 3ème guerre mondiale. Le CCI est l’organisation internationale qui a la plus longue durée de vie de l’histoire du mouvement ouvrier. Il existe encore, 40 ans après sa fondation. Nous n’avons pas été balayés par nos différentes crises. Malgré la perte de nombreux militants, le CCI a réussi à maintenir la plupart de ses sections fondatrices et à constituer de nouvelles sections permettant la diffusion de notre presse dans différentes langues, pays et continents.
Cependant, le Congrès a mis en évidence, de façon lucide, que le CCI est encore sous le poids du fardeau des conditions historiques de ses origines. Du fait de ces conditions historiques défavorables, il y a eu en notre sein une génération "perdue" après 1968 et une génération "manquante" (à cause de l’impact prolongé des campagnes anti-communistes après l’effondrement du bloc de l’Est). Cette situation a constitué un handicap pour consolider l’organisation dans son activité sur le long terme. Nos difficultés ont encore été aggravées depuis la fin des années 1980 par le poids de la décomposition qui affecte l’ensemble de la société, y compris la classe ouvrière et ses organisations révolutionnaires.
De la même façon que Bilan et la GCF ont eu la capacité de mener le combat "contre le courant", le CCI, pour pouvoir assumer son rôle de pont entre le passé et le futur, doit aujourd’hui développer ce même esprit de combat en sachant que nous sommes également à "contre-courant", isolés et coupés de l’ensemble de la classe ouvrière (comme les autres organisations de la Gauche communiste). Même si nous ne sommes plus dans une période de contre-révolution, la situation historique ouverte depuis l’effondrement du bloc de l’Est et les très grandes difficultés du prolétariat à retrouver son identité de classe révolutionnaire et sa perspective, (de même que toutes les campagnes bourgeoises pour discréditer la Gauche communiste) a renforcé cet isolement. "Le pont auquel nous devons contribuer sera celui qui passe au-dessus de la génération ‘perdue’ de 1968 et au-dessus du désert de la décomposition vers les futures générations" (Ibid.).
Les débats du Congrès ont souligné que le CCI, au fil du temps (et notamment depuis la disparition de notre camarade MC qui est survenue peu après l'effondrement du stalinisme), a grandement perdu de vue qu’il doit continuer le travail des fractions de la Gauche communiste. Cela s’est manifesté par une sous-estimation que notre tâche principale est celle de l’approfondissement théorique 10 (qui ne doit pas être laissé à quelques "spécialistes») et de la construction de l’organisation à travers la formation de nouveaux militants en leur transmettant la culture de la théorie. Le Congrès a fait le constat que le CCI a échoué à transmettre aux nouveaux camarades, au cours des 25 dernières années, la méthode de la Fraction. Au lieu de leur transmettre la méthode de construction sur le long terme d’une organisation centralisée, nous avons tendu à leur transmettre la vision du CCI comme un "mini parti" 11 dont la tâche principale serait l’intervention dans les luttes immédiates de la classe ouvrière.
À l’époque de la fondation du CCI, une responsabilité immense reposait sur les épaules de MC qui était le seul camarade qui pouvait transmettre à une nouvelle génération la méthode du marxisme, de construction de l’organisation, de défense intransigeante de ses principes. Il y a aujourd’hui au sein de l’organisation beaucoup plus de militants expérimentés (et qui étaient présents lors de la fondation du CCI), mais il existe toujours un danger de "rupture organique" étant donné nos difficultés à faire ce travail de transmission.
En fait, les conditions qui ont présidé à la fondation du CCI ont constitué un énorme handicap pour la construction de l’organisation sur le long terme. La contre-révolution stalinienne a été la plus longue et la plus profonde de toute l’histoire du mouvement ouvrier. Jamais auparavant, depuis la Ligue des Communistes, il n’y avait eu de discontinuité, de rupture organique entre les générations de militants. Il y a toujours eu un lien vivant d’une organisation à l’autre et le travail de transmission de l’expérience n’a jamais reposé sur les épaules d’un seul individu. Le CCI est la seule organisation qui ait connu cette situation inédite. Cette rupture organique qui s'étend sur plusieurs décennies constituait une faiblesse très difficile à surmonter et elle a été encore aggravée par la résistance de la jeune génération issue de Mai 68 à "apprendre" de l’expérience de la génération précédente. Le poids des idéologies de la petite bourgeoisie en révolte, du milieu estudiantin contestataire et fortement marqué par le "conflit des générations" (du fait que la génération précédente était justement celle qui avait vécu au plus profond de la contre-révolution) a renforcé encore le poids de la rupture organique avec l’expérience vivante du mouvement ouvrier du passé.
Évidemment, la disparation de MC, au tout début de la période de décomposition du capitalisme, ne pouvait que rendre encore plus difficile la capacité du CCI à dépasser ses faiblesses congénitales.
La perte de la section du CCI en Turquie a été la manifestation la plus évidente de ces difficultés à transmettre à de jeunes militants la méthode de la Fraction. Le Congrès a fait une critique très sévère de notre erreur consistant à avoir intégré de façon prématurée et précipitée ces ex-camarades alors qu’ils n’avaient pas réellement compris les Statuts et les principes organisationnels du CCI (avec une très forte tendance localiste, fédéraliste, consistant à concevoir l’organisation comme une somme de sections "nationales" et non comme un corps uni et centralisé à l’échelle internationale).
Le Congrès a également souligné que le poids de l’esprit de cercle (et des dynamiques de clans) 12 qui fait partie des faiblesses congénitales du CCI, a constitué un obstacle permanent à son travail d’assimilation et de transmission des leçons de l’expérience du passé aux nouveaux militants.
Les conditions historiques dans lesquelles le CCI a vécu ont changé depuis sa fondation. Pendant les premières années de notre existence, nous pouvions intervenir dans une classe ouvrière qui était en train de mener des luttes significatives. Aujourd’hui, après 25 ans de quasi-stagnation de la lutte de classe au niveau international, le CCI doit maintenant s’attacher à une tâche semblable à celle de Bilan à son époque : comprendre les raisons de l’échec de la classe ouvrière à retrouver une perspective révolutionnaire près d’un demi-siècle après la reprise historique de la lutte de classe à la fin des années 1960.
"Le fait que nous soyons presque seuls aujourd’hui à examiner des problèmes colossaux peut préjuger des résultats, mais non de la nécessité d’une solution." (Bilan n°22, septembre 1935, "Projet de résolution sur les problèmes des liaisons internationales").
"Ce travail ne doit pas porter seulement sur les problèmes que nous avons besoin de résoudre aujourd’hui pour établir notre tactique mais sur les problèmes qui se poseront demain à la dictature du prolétariat" (Internationalisme n°1, janvier 1945, "Résolution sur les tâches politiques")
Les débats sur le bilan critique des quarante ans d’existence du CCI nous ont obligés à prendre la mesure du danger de sclérose et de dégénérescence qui a toujours menacé les organisations révolutionnaires. Aucune organisation révolutionnaire n’a jamais été immunisée contre ce danger. Le SPD (Parti Social-Démocrate d'Allemagne) a été gangréné par l’opportunisme, jusqu’à une remise en cause totale des fondements du marxisme, en grande partie parce qu’il avait abandonné tout travail théorique au profit des taches immédiates visant à gagner de l’influence dans les masses ouvrières à travers ses succès électoraux. Mais le processus de dégénérescence du SPD a commencé bien avant cet abandon des tâches théoriques. Il a commencé avec la destruction progressive de la solidarité entre les militants. Du fait de l’abolition des lois antisocialistes (1878-1890) et de la légalisation du SPD, la solidarité entre les militants qui était une exigence au cours de la période précédente n’était plus une évidence puisqu’ils ne risquaient plus d’être soumis à la répression et à la clandestinité. Cette destruction de la solidarité (permise grâce aux conditions "confortables" de la démocratie bourgeoisie) a ouvert la voie à une dépravation morale croissante au sein du SPD qui était pourtant le parti phare du mouvement ouvrier international et qui s'est manifesté, par exemple, par le colportage des ragots les plus nauséabonds visant la représentante la plus intransigeante de son aile gauche, Rosa Luxemburg. 13 C’est cet ensemble de facteurs (et pas seulement l’opportunisme et le réformisme) qui a ouvert les vannes d’un long processus de dégénérescence interne jusqu’à l’effondrement du SPD en 1914. 14 Pendant longtemps, le CCI n’avait abordé la question des principes moraux que d’un point de vue empirique, pratique, notamment lors de la crise de 1981 lorsque nous avons été confrontés, pour la première fois, à des comportements de voyous avec le vol de notre matériel par la tendance Chénier15. Si le CCI n’avait pas pu aborder cette question d’un point de vue théorique, c’est essentiellement parce qu’il existait un rejet et une certaine "phobie" du terme "morale" lors de la fondation du CCI. La jeune génération issue du mouvement de Mai 68 ne voulait pas (contrairement à MC) que le mot "morale" figure dans les Statuts du CCI (alors que l’idée d’une morale prolétarienne était présente dans les Statuts de la GCF). Cette aversion pour la "morale" était encore une manifestation de l’idéologie et de la démarche la petite bourgeoisie estudiantine de l’époque.
C’est seulement lors de la répétition, lors de la crise de 2001, des comportements de voyous de la part des ex-militants qui allaient constituer la FICCI que le CCI a compris la nécessité d’une réappropriation théorique des acquis du marxisme sur la question de la morale. Il aura fallu plusieurs décennies pour que nous commencions à réaliser la nécessité de combler cette faille. Et c’est à partir de notre dernière crise que le CCI a commencé une réflexion pour mieux comprendre ce que voulait dire Rosa Luxemburg lorsqu’elle affirmait que "le parti du prolétariat est la conscience morale de la révolution".
Le mouvement ouvrier dans son ensemble a négligé cette question. Le débat à l’époque de la Deuxième Internationale n’a jamais été suffisamment développé (notamment sur le livre de Kautsky "Éthique et conception matérialiste de l’Histoire") et la perte morale a été un élément décisif dans sa dégénérescence. Bien que les groupes de la Gauche communiste aient eu le courage de défendre pratiquement les principes moraux prolétariens, ni Bilan, ni la GCF n’ont traité de cette question de façon théorique. Les difficultés du CCI sur ce plan doivent donc être vues à la lumière des insuffisances du mouvement révolutionnaire au cours du 20ème siècle.
Aujourd’hui, le risque de dégénérescence morale des organisations révolutionnaires est aggravé par les miasmes de la putréfaction et de la barbarie de la société capitaliste. Cette question ne concerne pas seulement le CCI mais aussi les autres groupes de la Gauche communiste.
Après notre dernière Conférence extraordinaire qui s’était attachée à identifier la dimension morale de la crise du CCI, le Congrès s’est donné comme objectif de discuter de sa dimension intellectuelle. Tout au long de son existence, le CCI n’a cessé de signaler régulièrement ses difficultés sur le plan de l’approfondissement des questions théoriques. La tendance à perdre de vue le rôle que doit jouer notre organisation dans la période historique présente, l’immédiatisme dans nos analyses, les tendances activistes et ouvriéristes dans notre intervention, le mépris pour le travail théorique et de recherche de la vérité ont constitué le terreau pour le développement de cette crise.
Notre sous-estimation récurrente de l’élaboration théorique (et particulièrement sur les questions organisationnelles) trouve ses sources dans les origines du CCI : l’impact de la révolte estudiantine avec sa composante académiste (de nature petite-bourgeoise) à laquelle s’est opposée une tendance activiste "ouvriériste" (de nature gauchisante) qui confondait anti-académisme et mépris de la théorie. Et cela dans une atmosphère de contestation infantile de l’"autorité" (représentée par le "vieux" MC). À partir de la fin des années 1980, cette sous-estimation du travail théorique de l’organisation a été alimentée par l’ambiance délétère de la décomposition sociale qui tend à détruire la pensée rationnelle au profit de croyances et préjugés obscurantistes, qui substitue la "culture du ragot" à la culture de la théorie. 16 La perte de nos acquis (et le danger de sclérose qu’elle comporte) est une conséquence directe de ce manque de culture de la théorie. Face à la pression de l’idéologie bourgeoise, les acquis du CCI (que ce soit sur le plan programmatique, de nos analyses ou organisationnels) ne peuvent se maintenir que s’ils sont enrichis en permanence par la réflexion et le débat théorique.
Le Congrès a souligné que le CCI est toujours affecté par son "péché de jeunesse", l’immédiatisme, qui nous a fait perdre de vue, de façon récurrente, le cadre historique et à long terme dans lequel s’inscrit la fonction de l’organisation. Le CCI a été constitué par le regroupement de jeunes éléments qui se sont politisés au moment d’une reprise spectaculaire des combats de classe (en Mai 68). Beaucoup d’entre eux avaient l’illusion que la révolution était déjà en marche. Les plus impatients et immédiatistes se sont démoralisés et ont abandonné leur engagement militant. Mais cette faiblesse s’est également maintenue parmi ceux qui sont restés dans le CCI. L’immédiatisme continue à nous imprégner et s’est manifesté en de nombreuses occasions. Le Congrès a pris conscience que cette faiblesse peut nous être fatale car, associée à la perte des acquis, au mépris de la théorie, elle débouche inévitablement sur l’opportunisme, une dérive qui vient toujours saper les fondements de l’organisation.
Le Congrès a rappelé que l’opportunisme (et sa variante, le centrisme) résulte de l’infiltration permanente de l’idéologie bourgeoise et petite-bourgeoise au sein des organisations révolutionnaire nécessitant une vigilance et un combat permanents contre le poids de ces idéologies. Bien que l’organisation des révolutionnaires soit un "corps étranger", antagonique au capitalisme, elle surgit et vit au sein de la société de classes et est donc en permanence menacée par l’infiltration des idéologies et pratiques étrangères au prolétariat, par des dérives remettant en cause les acquis du marxisme et du mouvement ouvrier. Au cours de ces 40 années d’existence, le CCI a dû constamment défendre ses principes et combattre en son sein, à travers des débats difficiles, toutes ces idéologies qui se sont manifestées, entre autres, par des déviations gauchistes, modernistes, anarcho-libertaires, conseillistes.
Le Congrès s’est penché également sur les difficultés du CCI à surmonter une autre grande faiblesse de ses origines : l’esprit de cercle et sa manifestation la plus destructrice l’esprit de clan. 17 Cet esprit de cercle constitue, comme le révèle toute l’histoire du CCI, un des poisons les plus dangereux pour l’organisation. Et cela pour différentes raisons. Il porte en lui la transformation de l’organisation révolutionnaire en simple regroupement d’amis, dénaturant ainsi sa nature politique comme émanation et instrument du combat de la classe ouvrière. À travers la personnalisation des questions politiques, il sape la culture du débat et la clarification des désaccords à travers la confrontation, cohérente et rationnelle, des arguments. La constitution de clans ou de cercles d’amis s’affrontant à l’organisation ou à certaines de ses parties détruit le travail collectif, la solidarité et l’unité de l’organisation. Du fait qu’il est alimenté par des démarches émotionnelles, irrationnelles, par des rapports de force, des animosités personnelles, l’esprit de cercle s’oppose au travail de la pensée, à la culture de la théorie au profit de l’engouement pour les ragots, les commérages "entre amis" et la calomnie, sapant ainsi la santé morale de l’organisation.
Le CCI n’a pas réussi à se débarrasser de l’esprit de cercle malgré tous les combats qu’il a menés au cours de ses quarante années d’existence. La persistance de ce poison s’explique par les origines du CCI qui s’est constitué à partir de cercles et dans une ambiance "familialiste" ou les affects (sympathies ou antipathies personnelles) prennent le pas sur la nécessaire solidarité entre les militants luttant pour la même cause et rassemblés autour d’un même programme. Le poids de la décomposition sociale et la tendance au "chacun pour soi", aux démarches irrationnelles, a encore aggravé cette faiblesse originelle. Et surtout, l’absence de discussions théoriques approfondies sur les questions organisationnelles n’a pas permis à l’organisation dans son ensemble de surmonter cette "maladie infantile" du CCI et du mouvement ouvrier. Le Congrès a souligné (en reprenant le constat déjà fait par Lénine en 1904 dans son ouvrage "Un pas en avant, deux pas en arrière") que l’esprit de cercle est véhiculé essentiellement par la pression de l’idéologie de la petite bourgeoisie.
Pour affronter toutes ces difficultés, et face à la gravité des enjeux de la période historique actuelle, le Congrès a mis en évidence que l’organisation doit développer un esprit de combat contre l’influence de l’idéologie dominante, contre le poids de la décomposition sociale. Cela signifie que l’organisation révolutionnaire doit lutter en permanence contre le routinisme, la superficialité, la paresse intellectuelle, le schématisme, développer l’esprit critique en identifiant avec lucidité ses erreurs et insuffisances théoriques.
Dans la mesure où "la conscience socialiste précède et conditionne l’action révolutionnaire de la classe ouvrière" (Internationalisme, "Nature et fonction du parti politique du prolétariat"), le développement du marxisme est la tâche centrale de toutes les organisations révolutionnaires. Le Congrès a dégagé comme orientation prioritaire pour le CCI, le renforcement collectif de son travail d’approfondissement, de réflexion en se réappropriant la culture marxiste de la théorie dans tous nos débats internes.
En 1903, Rosa Luxemburg déplorait ainsi l’abandon de l’approfondissement de la théorie marxiste : "C’est seulement dans le domaine économique qu’il peut être plus ou moins question chez Marx d’une construction parfaitement achevée. Pour ce qui est, au contraire, de la partie de ses écrits qui présente la plus haute valeur, la conception matérialiste, dialectique de l’histoire, elle ne reste qu’une méthode d’enquête, un couple d’idées directrices générales, qui permettent d’apercevoir un monde nouveau (…) Et pourtant, sur ce terrain aussi, à part quelques petites recherches, l’héritage de Marx est resté en friche. On laisse rouiller cette arme merveilleuse. La théorie même du matérialisme historique est encore aujourd’hui aussi schématique, aussi peu fouillée que lorsqu’elle nous est venue des mains de son créateur. (…) Penser que la classe ouvrière, en pleine lutte, pourrait, grâce au contenu même de sa lutte de classe, exercer à l’infini son activité créatrice dans le domaine théorique, serait se faire illusion." ("Arrêt et progrès du marxisme")
Le CCI est aujourd’hui dans une période de transition. Grace au bilan critique qu'il a engagé, à sa capacité à examiner ses faiblesses, à reconnaître ses erreurs, il est en train de faire une critique radicale de la vision de l’activité militante que nous avions jusqu’à présent, des rapports entre les militants et des militants à l’organisation, avec comme ligne directrice la question de la dimension intellectuelle et morale de la lutte du prolétariat. C’est donc dans une véritable "renaissance culturelle" que nous devons nous engager pour pouvoir continuer à "apprendre" afin d’assumer nos responsabilités. C’est un processus long et difficile, mais vital pour l’avenir.
Tout au long de son existence, le CCI a dû mener des combats permanents pour la défense de ses principes, contre la pression idéologique de la société bourgeoise, contre les comportements anti-prolétariens ou les manœuvres d’aventuriers sans foi ni loi. La défense de l’organisation est une responsabilité politique et aussi un devoir moral. L’organisation révolutionnaire n’appartient pas aux militants, mais à l’ensemble de la classe ouvrière. C’est une émanation de sa lutte historique, un instrument de son combat pour le développement de sa conscience en vue de la transformation révolutionnaire de la société.
Le Congrès a porté l’insistance sur le fait que le CCI est un "corps étranger" au sein de la société, antagonique et ennemi du capitalisme. C’est justement pour cela que la classe dominante s’intéresse de près à nos activités depuis le début de notre existence. Et cette réalité n’a rien à voir avec de la paranoïa ou la "théorie du complot". Les révolutionnaires ne doivent pas avoir la naïveté des ignorants de l’histoire du mouvement ouvrier et encore moins céder aux chants de sirène de la démocratie bourgeoise (et de sa "liberté d’expression"). Si aujourd’hui, le CCI n’est pas soumis à la répression directe de l’État capitaliste, c’est parce que nos idées sont très minoritaires et ne représentent aucun danger immédiat pour la classe dominante. Tout comme Bilan et la GCF, nous nageons "à contre-courant". Cependant, même si le CCI n’a aujourd’hui aucune influence directe et immédiate dans le cours des luttes de la classe ouvrière, en diffusant ses idées, il sème les graines pour le futur. C’est pour cela que la bourgeoisie est intéressée à la disparition du CCI qui est la seule organisation internationale centralisée de la Gauche communiste ayant des sections dans différents pays et continents.
C’est aussi ce qui attise la haine des éléments déclassés 18 qui sont toujours à l’affût des "signes annonciateurs" de notre disparition. La classe dominante ne peut que jubiler de voir toute une constellation d’individus se réclamant de la Gauche communiste s’agiter autour du CCI (à travers des blogs, sites, forum Internet, Facebook et autres réseaux sociaux) pour colporter des ragots, des calomnies contre le CCI, des attaques ordurières et des méthodes policières ciblant, de façon répétée et ad nauseam, certains de nos militants.
Le Congrès a souligné que la recrudescence des attaques contre le CCI de ce milieu parasite 19, qui cherche à récupérer et dénaturer le travail militant des groupes de la Gauche communiste, est une manifestation de la putréfaction de la société bourgeoise.
Le Congrès a pris toute la mesure de la dimension nouvelle qu’a prise le parasitisme depuis le début de la période de décomposition. Son objectif, avoué ou non, vise aujourd’hui non seulement à semer le trouble et la confusion, mais surtout à stériliser les forces potentielles qui pourraient se politiser autour des organisations historiques de la Gauche communiste. Il vise à constituer un "cordon sanitaire" (notamment en agitant le spectre du stalinisme qui sévirait encore à l’intérieur du CCI !) pour empêcher les jeunes éléments en recherche de se rapprocher de notre organisation. Ce travail de sape vient compléter aujourd’hui les campagnes anticommunistes déchainées par la bourgeoisie lors de l’effondrement des régimes staliniens. Le parasitisme est le meilleur allié de la bourgeoisie décadente contre la perspective révolutionnaire du prolétariat.
Alors que le prolétariat a d’énormes difficultés à retrouver son identité de classe révolutionnaire et à renouer avec son propre passé, les calomnies, les attaques et la mentalité nauséabonde des individus se réclamant de la Gauche communiste et qui dénigrent le CCI ne peuvent que faire le jeu et défendre les intérêt de la classe dominante. En assumant la défense de l’organisation, nous ne défendons pas notre "chapelle". Il s’agit pour le CCI de défendre les principes du marxisme, de la classe révolutionnaire et de la Gauche communiste qui risquent d’être engloutis par l’idéologie du "no future" que le parasitisme draine avec lui.
Le renforcement de la défense publique et intransigeante de l’organisation est une orientation que le Congrès a dégagée. Le CCI a parfaitement conscience que cette orientation peut conduire momentanément à ne pas être compris, a été critiqué pour son manque de "fair play", et donc à un isolement encore plus grand. Mais le pire serait de laisser le parasitisme faire son travail destructeur sans réagir. Le Congrès a mis en avant que, sur ce plan là aussi, le CCI doit avoir le courage de "nager contre le courant", comme il a eu le courage de faire une critique implacable de ses erreurs et difficultés pendant ce Congrès et d’en rendre compte publiquement.
"Pour le mouvement prolétarien, l’autocritique, une autocritique sans merci, cruelle, allant jusqu’au fond des choses, c’est l’air, la lumière sans lesquels il ne peut vivre (…) Mais nous ne sommes pas perdus et nous vaincrons pourvu que nous n’ayons pas désappris d’apprendre. Et si jamais le guide actuel du prolétariat, la social-démocratie, ne savait plus apprendre, alors elle périrait "pour faire place aux hommes qui soient à la hauteur d’un monde nouveau"" (Rosa Luxemburg, La crise de la social-démocratie)
CCI (décembre 2015)
1 Bilan était, entre 1933 et 1938, le nom de la publication en langue française de la Fraction de Gauche du Parti communiste d'Italie devenue, en 1935, la Fraction italienne de la Gauche communiste.
2 Voir notre article "Conférence internationale extraordinaire du CCI : la "nouvelle" de notre disparition est grandement exagérée! [2]" (Revue Internationale n° 153) ()
3 Voir notamment notre article "Ressorts, contradictions et limites de la croissance en Asie de l’Est [3]"
4 Cette analyse fait l'objet à l'heure actuelle d'une discussion et d'un approfondissement au sein de notre organisation.
5 Voir notamment notre article "Après l'effondrement du bloc de l'est, déstabilisation et chaos [4]" dans la Revue Internationale n° 61
6 MC (Marc Chirik) était un militant de la Gauche communiste né à Kichinev (Bessarabie) en 1907 et décédé à Paris en 1990. Son père était rabbin et son frère ainé secrétaire du parti bolchevique de la ville. C’est à ses côtés que Marc a assisté aux révolutions de février et octobre 1917. En 1919, pour échapper aux pogroms antijuifs des armées blanches roumaines, toute la famille émigre en Palestine et Marc, âgé d’à peine 13 ans, devient membre du Parti communiste de Palestine fondé par ses frère et sœurs plus âgés. Très vite, il entre en désaccord avec la position de l’Internationale communiste de soutien aux luttes de libération nationale ce qui lui vaut une première exclusion de celle-ci en 1923. En 1924, alors que certains membres de la fratrie reviennent en Russie, Marc et un de ses frères viennent vivre en France. Marc entre dans le PCF où, très vite, il mène le combat contre sa dégénérescence et dont il est exclu en février 1928. Membre pendant un temps de l’Opposition de Gauche internationale animée par Trotski, il engage le combat contre la dérive opportuniste de celle-ci et participe en novembre 1933, en compagnie de Gaston Davoust (Chazé), à la fondation de l’Union Communiste qui publie l’Internationale. Au moment de la Guerre d’Espagne, ce groupe adopte une position ambigüe sur la question de l’antifascisme. Après avoir mené le combat contre cette position, MC rejoint, début 1938, la Fraction italienne de la Gauche communiste avec laquelle il était en contact et qui défend une position parfaitement prolétarienne et internationaliste sur cette question. Peu après, il engage un nouveau combat contre les analyses de Vercesi, principal animateur de cette organisation, qui considère que les différents conflits militaires qui se déroulent à l’époque ne sont pas des préparatifs d’une nouvelle guerre mondiale mais qu’ils ont pour but d’écraser le prolétariat afin de l’empêcher de se lancer dans une nouvelle révolution. De ce fait le déclenchement de la guerre mondiale en septembre 1939 créée une débandade au sein de la Gauche italienne. Vercesi théorise une politique de retrait politique pendant la période de guerre alors que Marc regroupe dans le Sud de la France les membres de la Fraction qui refusent de suivre Vercesi dans son retrait. Dans les pires conditions qui soient, Marc et un petit noyau de militants poursuivent le travail mené par la Fraction italienne depuis 1928 mais en 1945, apprenant la constitution en Italie du Partito comunista internazionalista qui se réclame de la Gauche communiste italienne, la Fraction décide son autodissolution et l’intégration individuelle de ses membres dans le nouveau parti. Marc, en désaccord avec cette décision, qui va à l’encontre de toute l’orientation qui avait distingué la Fraction italienne auparavant, rejoint la Fraction française de la Gauche communiste (dont il inspirait déjà les positions) qui deviendra, peu après, la Gauche communiste de France (GCF). Ce groupe va publier 46 numéros de sa revue Internationalisme, poursuivant la réflexion théorique menée par la Fraction auparavant, notamment en s'inspirant des apports de la Gauche communiste fermano-hollandaise. En 1952, considérant que le monde s'acheminait vers une nouvelle guerre mondiale dont l'Europe serait à nouveau le principal champ de bataille, ce qui aurait menacé de destruction les minuscules forces révolutionnaires ayant subsisté, la GCF décide la dispersion de plusieurs de ses militants sur d'autres continents, Marc allant vivre au Venezuela. C'était là une des principales erreurs commises par la GCF et par MC dont la conséquence fut la disparition formelle de l'organisation. Cependant, dès 1964, Marc regroupe autour de lui un certain nombre de très jeunes éléments avec qui il va former le groupe Internacionalismo. En mai 1968, dès qu'il apprend le déclenchement de la grève généralisée en France, Marc se rend dans ce pays pour recontacter ses anciens camarades et il joue un rôle décisif (avec un élément qui avait été membre d'Internacionalismo au Venezuela) dans la formation du groupe Révolution Internationale qui va impulser le regroupement international dont sera issu, en janvier 1975, le Courant communiste international. Jusqu'à son dernier souffle, en décembre 1990, Marc Chirik va jouer un rôle essentiel dans la vie du CCI, notamment dans la transmission des acquis organisationnels de l'expérience passée du mouvement ouvrier et dans ses avancées théoriques. Pour plus d'éléments sur la biographie de MC, voir nos articles dans les numéros 65 [5] et 66 [6] de la Revue Internationale.
7 Voir notre article sur cette conférence extraordinaire dans la Revue Internationale n° 153
8 Voir nos documents publiés dans la Revue Internationale : "Les conditions historiques de la généralisation de la lutte de la classe ouvrière [7]" (Revue n° 26); "Le prolétariat d'Europe occidentale au centre de la généralisation de la lutte de classe [8]" (Revue n° 31); "Débat : a propos de la critique de la théorie du 'maillon le plus faible' [9]" (Revue n° 37).
9 Voir dans la Revue Internationale n° 62, "La décomposition, phase ultime de la décadence du capitalisme [10]", point 13
10 Cela ne signifie nullement que cet approfondissement ne soit pas d'actualité lors d'une période révolutionnaire ou de mouvements importants de la classe ouvrière où l'organisation peut exercer une influence déterminante sur le cours des combats de celle-ci. Par exemple, Lénine a rédigé son ouvrage théorique le plus important, L'État et la révolution au cours même des événements révolutionnaires de 1917. De même, Marx a publié Le Capital, en 1867, alors que depuis septembre 1864 il était pleinement engagé dans l'action de l'AIT.
11 Cette notion de "mini parti" ou "parti en miniature" contient l'idée que même dans les périodes où la classe ouvrière ne mène pas des combats d'envergure une petite organisation révolutionnaire pourrait avoir un impact du même type (à une échelle plus réduite) qu'un parti au plein sens du terme. Une telle idée est en contradiction totale avec l'analyse développée par Bilan qui souligne la différence qualitative fondamentale entre le rôle d'un parti et celui d'une fraction. Il faut noter que la Tendance communiste internationaliste, qui pourtant se réclame de la Gauche communiste italienne, n'est pas claire sur cette question puisque sa section en Italie continue aujourd'hui de s'appeler "Partito comunista internazionalista".
12 Sur cette question, voir en particulier notre texte "La question du fonctionnement de l'organisation dans le CCI [11]" publié dans la Revue Internationale n° 109, et plus particulièrement le point 3.1.e, Les rapports entre militants.
13 Ces campagnes abjectes contre Rosa Luxemburg constituaient, en quelque sorte, les préparatifs de son assassinat sur ordre du gouvernement dirigé par le SPD lors de la semaine sanglante à Berlin en janvier 1919 et plus globalement les appels au pogrom contre les spartakistes lancés par ce même gouvernement.
14 Voir notre article "Le chemin vers la trahison de la Social-démocratie allemande [12]" dans le numéro spécial de la Revue Internationale consacré à la Première Guerre mondiale
15 Sur "l’affaire Chénier" voir notre article de la Revue Internationale n° 28 "Convulsions actuelles du milieu révolutionnaire [13]", notamment les parties "Les difficultés organisationnelles" et "Les récents événements".
16 "Les différents éléments qui constituent la force du prolétariat se heurtent directement aux diverses facettes de cette décomposition idéologique :- l'action collective, la solidarité, trouvent en face d'elles l'atomisation, le "chacun pour soi", la "débrouille individuelle" ; - le besoin d'organisation se confronte à la décomposition sociale, à la déstructuration des rapports qui fondent toute vie en société ;
- la confiance dans l'avenir et en ses propres forces est en permanence sapée par le désespoir général qui envahit la société, par le nihilisme, par le "no future" ;
- la conscience, la lucidité, la cohérence et l'unité de la pensée, le goût pour la théorie, doivent se frayer un chemin difficile au milieu de la fuite dans les chimères, la drogue, les sectes, le mysticisme, le rejet de la réflexion, la destruction de la pensée qui caractérisent notre époque." (Revue Internationale n° 62, "La décomposition, phase ultime de la décadence du capitalisme [10]", point 13).
17 Voir la note 12.
18 Voir notre texte "Construction de l'organisation des révolutionnaires : thèses sur le parasitisme [14]" (et notamment le point 20) publié dans la Revue Internationale n° 94
19 Voir nos "Thèses sur le parasitisme", cf. note précédente.
Dès ses origines, le CCI a toujours cherché à analyser la lutte de classe dans son contexte historique. L'existence même de notre organisation est le produit non seulement des efforts des révolutionnaires du passé et de ceux qui ont assumé rôle de pont entre une génération de révolutionnaires et l'autre mais, aussi, du changement du cours historique, ouvert par la résurgence du prolétariat au niveau mondial après 1968 ; celui-ci avait mis fin aux "quarante années de contre-révolution" qui avaient suivi les dernières ondes de la grande vague révolutionnaire de 1917-27. Mais aujourd'hui, quarante autres années après sa fondation, le CCI se trouve face à la tâche de réexaminer tout le corpus de travail considérable qu'il a effectué par rapport à la réapparition historique de la classe ouvrière et aux immenses difficultés que celle-ci rencontre sur la voie de son émancipation.
Ce rapport ne constitue que le début de cet examen. Il n'est pas possible de revenir en détail sur les luttes elles-mêmes ni sur les différentes analyses qui en ont été faites par les historiens ou par d'autres éléments du milieu prolétarien. Nous devons nous limiter à ce qui constitue, déjà, une tâche assez importante : examiner comment le CCI lui-même a analysé le développement de la lutte de classe dans ses publications, principalement dans son organe théorique international, la Revue internationale, qui contient globalement la synthèse des discussions et des débats qui ont animé notre organisation au cours de son existence.
Avant le CCI, avant Mai 1968, les signes d'une crise de la société capitaliste apparaissaient déjà : sur le plan économique, les problèmes des devises américaine et britannique ; sur le plan socio-politique, les manifestations contre la Guerre au Viêtnam et contre la ségrégation raciale aux États-Unis ; sur le plan de la lutte de classe, les ouvriers chinois se rebellaient contre la prétendue "révolution culturelle", les grèves sauvages éclataient dans les usines automobile américaines, etc. (voir par exemple l'article de Accion proletaria, publié dans World Revolution n°15 et 16, qui parle d'une vague de luttes ayant débuté en réalité en 1965). Tel est le contexte dans lequel Marc Chirik (MC) 1 et ses jeunes camarades au Venezuela établirent le pronostic souvent cité (par nous au moins) : "Nous ne sommes pas des prophètes, et nous ne prétendons pas deviner quand et de quelle façon vont se dérouler les événements futurs. Mais ce dont nous sommes effectivement conscients et sûrs, concernant le processus dans lequel est plongé actuellement le capitalisme, c'est qu'il n'est pas possible de 1'arrêter avec des réformes, des dévaluations ni aucun autre type de mesures économiques capitalistes et qu'il mène directement à la crise". "Et nous sommes sûrs également que le processus inverse de développement de la combativité de la classe, qu'on vit actuellement de façon générale, va conduire la classe ouvrière à une lutte sanglante et directe pour la destruction de l'État bourgeois." (Internacionalismo n°8, "1968: une nouvelle convulsion du capitalisme commence")
Ici réside toute la force de la méthode marxiste héritée de la Gauche communiste : une capacité à discerner les changements majeurs dans la dynamique de la société capitaliste, bien avant qu'ils soient devenus trop évidents pour pouvoir être niés. Et ainsi MC, qui avait passé la plus grande partie de sa vie militante dans l'ombre de la contre-révolution, fut capable d'annoncer le changement du cours historique : la contre-révolution était finie, le boom d'après-guerre touchait à sa fin et la perspective était à une nouvelle crise du système capitaliste mondial et à la résurgence de la lutte de classe prolétarienne.
Mais il y avait une faiblesse-clé dans la formulation utilisée pour caractériser ce changement de cours historique qui pouvait donner l'impression que nous entrions déjà dans une période révolutionnaire – en d'autres termes une période où la révolution mondiale était à l'ordre du jour à court terme, comme elle l'était en 1917. L'article ne dit évidemment pas que la révolution est au coin de la rue et MC avait appris la vertu de la patience dans les circonstances les plus éprouvantes. Pas plus qu'il ne commit la même erreur que les Situationnistes qui pensaient que Mai 1968 constituait vraiment le début de la révolution. Mais cette ambiguïté allait avoir des conséquences pour la nouvelle génération de révolutionnaires qui allaient constituer le CCI. Pendant la plus grande partie de son histoire par la suite, même après avoir reconnu l'inadéquation de la formulation "cours à la révolution" et l'avoir remplacée par "cours aux affrontements de classe" lors de son 5e Congrès, le CCI allait souffrir en permanence d'une tendance à sous-estimer à la fois la capacité du capitalisme à se maintenir malgré sa décadence et sa crise ouverte, et la difficulté de la classe ouvrière à surmonter le poids de l'idéologie dominante, de se constituer en tant que classe sociale avec sa propre perspective.
Le CCI s'est constitué en 1975 sur la base de l'analyse selon laquelle une nouvelle ère de luttes ouvrières s'était ouverte, engendrant également une nouvelle génération de révolutionnaires dont la tâche première était de se réapproprier les acquis politiques et organisationnels de la Gauche communiste et de travailler au regroupement à l'échelle mondiale. Le CCI était convaincu qu'il avait un rôle unique à jouer dans ce processus, se définissant comme l' "axe" du futur parti communiste mondial. ("Rapport sur la question de l'organisation de notre courant international", Revue internationale n°1)
Cependant, la vague de luttes inaugurée par le mouvement massif en France en mai-juin 1968 était plus ou moins terminée quand le CCI s'est formé puisque, globalement, on la voit se dérouler de 1968 à 1974, même si d'importantes luttes aient eu lieu en Espagne, au Portugal, en Hollande, etc. en 1976-77. Comme il n'y a pas de lien mécanique entre la lutte immédiate et le développement de l'organisation révolutionnaire, la croissance relativement rapide du début du CCI se poursuivit malgré le reflux. Mais ce développement était toujours profondément influencé par l'atmosphère de Mai 1968 lorsqu'aux yeux de beaucoup, la révolution avait semblé presque à portée de main. Rejoindre une organisation qui était ouvertement pour la révolution mondiale ne semblait pas à l'époque être un pari particulièrement téméraire.
Ce sentiment que nous vivions déjà dans les derniers jours du capitalisme, que la classe ouvrière développait sa force de façon presque exponentielle, était renforcé par une caractéristique du mouvement de la classe à l'époque où il n'y avait que de courtes pauses entre ce qu'on identifiait comme des "vagues" de lutte de classe internationale.
Parmi les facteurs que le CCI a analysés dans le reflux de la première vague, il y a la contre-offensive de la bourgeoisie qui avait été surprise en 1968 mais avait rapidement développé une stratégie politique ayant pour but de dévoyer la classe et de lui offrir une fausse perspective. C'était l'objectif de la stratégie de "la gauche au pouvoir" qui promettait la fin rapide des difficultés économiques qui étaient encore relativement légères à l'époque.
La fin de la première vague coïncida en fait plus ou moins avec le développement plus ouvert de la crise économique après 1973, mais ce fut cette évolution qui créa les conditions de nouvelles explosions de mouvements de classe. Le CCI analysa le début de "la deuxième vague" en 1978, avec la grève des chauffeurs routiers, le Winter of Discontent ("l'hiver du mécontentement") et la grève des sidérurgistes en Grande-Bretagne, la lutte des ouvriers du pétrole en Iran qui fut organisée dans des shoras ("conseils"), de vastes mouvements de grève au Brésil, la grève des dockers de Rotterdam avec son comité de grève indépendant, le mouvement combattif des ouvriers sidérurgistes à Longwy et Denain en France et, par-dessus tout, l'énorme mouvement de grève en Pologne en 1980.
Ce mouvement qui partit des chantiers navals de Gdansk fut une claire expression du phénomène de la grève de masse et nous permit d'approfondir notre compréhension de ce phénomène en revenant sur l'analyse qu'avait faite Rosa Luxemburg après les grèves de masse en Russie ayant culminé dans la révolution de 1905 (voir par exemple l'article "Notes sur la grève de masse", Revue internationale n°27). Nous avons vu dans la réapparition de la grève de masse le point le plus haut de la lutte depuis 1968, qui répondait à beaucoup de questions qui s'étaient posées dans les luttes précédentes, en particulier sur l'auto-organisation et l'extension. Nous défendions alors – contre la vision d'un mouvement de classe condamné à tourner en rond jusqu'à ce que "le parti" soit capable de le diriger vers le renversement révolutionnaire – que les luttes ouvrières suivaient une trajectoire, qu'elles tendaient à avancer, à tirer des leçons, à répondre à des questions posées dans les luttes précédentes. Par ailleurs, nous avons été capables de voir que la conscience politique des ouvriers polonais était en retard sur le niveau de la lutte. Ils formulaient des revendications générales qui allaient au-delà de questions simplement économiques, mais la domination du syndicalisme, de la démocratie et de la religion était très forte et tendait à déformer toute tentative d'avancer sur le terrain explicitement politique. Nous avons vu aussi la capacité de la bourgeoisie mondiale à s'unir contre la grève de masse en Pologne, en particulier via la création de Solidarnosc.
Mais nos efforts pour analyser les manœuvres de la bourgeoisie contre la classe ouvrière ont aussi donné naissance à une tendance très fortement empirique, marquée par "le bon sens commun", le plus clairement exprimée par le "clan" Chénier (voir note 3). Lorsque nous avons observé la stratégie politique de la bourgeoisie à la fin des années 1970 – stratégie de la droite au pouvoir et de la gauche dans l'opposition dans les pays centraux du capitalisme - nous avons dû approfondir la question du machiavélisme de la bourgeoisie. Dans l'article de la Revue internationale n° 31 sur la conscience et l'organisation de la bourgeoisie, nous examinions comment l'évolution du capitalisme d'État avait permis à cette classe de développer activement des stratégies contre la classe ouvrière. Dans une grande mesure, la majorité du mouvement révolutionnaire avait oublié que l'analyse marxiste de la lutte de classe est une analyse des deux classes principales de la société, pas seulement des avancées et des reculs du prolétariat. Ce dernier n'est pas engagé dans une bataille dans le vide mais il est confronté à la classe la plus sophistiquée de l'histoire qui, malgré sa fausse conscience, a montré une capacité à tirer des leçons des événements historiques, surtout quand il s'agit de faire face à son ennemi mortel, et est capable de manipulations et de tromperies sans fin. Examiner les stratégies de la bourgeoisie était une donnée évidente pour Marx et Engels, mais nos tentatives de poursuivre cette tradition ont souvent été rejetées par beaucoup d'éléments comme relevant de la "théorie du complot" alors qu'eux-mêmes étaient "ensorcelés" par l'apparence des libertés démocratiques.
Analyser le "rapport de force" entre les classes nous amène également à la question du cours historique. Dans la même Revue internationale où a été publié le premier texte le plus important sur la gauche dans l'opposition (Revue n°18, 2e trimestre 1979, qui contient les textes du 3e Congrès du CCI) et en réponse aux confusions des Conférences internationales et dans nos propres rangs (par exemple la tendance RC/GCI 2 qui annonçait un cours à la guerre), nous avons publié une contribution cruciale sur la question du cours historique qui était une expression de notre capacité de poursuivre et développer l'héritage de la Gauche communiste. Ce texte s'attache à réfuter certaines des idées fausses les plus communes dans le milieu révolutionnaire, en particulier l'idée empirique qu'il n'est pas possible pour les révolutionnaires de faire des prévisions générales sur le cours de la lutte de classe. Contre une telle vision, le texte réaffirme que la capacité de définir une perspective pour le futur – et pas seulement l'alternative générale socialisme ou barbarie – est l'une des caractéristiques du marxisme et l'a toujours été. Plus particulièrement, le texte insiste sur le fait que les marxistes ont toujours fondé leur travail sur leur capacité à comprendre le rapport de forces particulier entre les classes dans une période donnée, comme nous l'avons vu précédemment dans la partie de ce rapport sur la "reprise historique du prolétariat. De même, le texte montre que l'incapacité à saisir la nature du cours avait amené des révolutionnaires dans le passé à commettre des erreurs sérieuses (par exemple, les désastreuses aventures de Trotsky dans les années 1930).
Une extension de cette vision agnostique du cours historique a été le concept, défendu en particulier par le BIPR (Bureau International pour le Parti Révolutionnaire qui deviendra plus tard la TCI – Tendance Communiste Internationaliste – dont il sera question dans la suite de cet article), d'un cours "parallèle" vers la guerre et vers la révolution : “D'autres théories ont également surgi plus récemment suivant lesquelles "avec l'aggravation de la crise du capitalisme, ce sont les deux termes de la contradiction qui se renforcent en même temps : guerre et révolution ne s'excluraient pas mutuellement mais avanceraient de façon simultanée et parallèle sans qu'on puisse savoir laquelle arriverait à son terme avant l'autre". L'erreur majeure d'une telle conception est qu'elle néglige totalement le facteur lutte de classe dans la vie de la société, tout comme la conception développée par la Gauche italienne [la théorie de l’économie de guerre] pêchait par une surestimation de l'impact de ce facteur. Partant de la phrase du Manifeste communiste suivant laquelle "l'histoire de toute société jusqu'à nos jours est l'histoire de la lutte de classes", elle en faisait l'implication mécanique à l'analyse du problème de la guerre impérialiste en considérant celle-ci comme une réponse à la lutte de classe sans voir, au contraire, qu'elle ne pouvait avoir lieu qu'en l'absence de celle-ci ou grâce à sa faiblesse. Mais pour fausse qu'elle fût, cette conception se basait sur un schéma correct, l'erreur provenant d'une délimitation incorrecte de son champ d'application. Par contre, la thèse du ‘parallélisme et de la simultanéité du cours vers la guerre et la révolution’ fait carrément fi de ce schéma de base du marxisme car elle suppose que les deux principales classes antagonistes de la société puissent préparer leurs réponses respectives à la crise du système – la guerre impérialiste pour l'une et la révolution pour l'autre – de façon complètement indépendante l'une de l'autre, du rapport entre leurs forces respectives, de leurs affrontements. S'il ne peut même pas s'appliquer à ce que détermine toute l'alternative historique de la vie de la société, le schéma du Manifeste communiste n'a plus de raison d'exister et on peut ranger tout le marxisme dans un musée au rayon des inventions ‘farfelues’ de l'imagination humaine”.3
Bien qu'il ait fallu quatre ans avant que nous changions de façon formelle la formule "cours à la révolution", avant tout parce qu'elle contenait l'implication d'une sorte de progrès inévitable et même linéaire vers des confrontations révolutionnaires, nous avions compris que le cours historique n'était ni statique, ni prédéterminé, mais qu'il était sujet aux changements dans l'évolution du rapport de forces entre les classes. D'où notre "slogan" au début des années 1980 en réponse à l'accélération tangible des tensions impérialistes (en particulier l'invasion de l'Afghanistan par la Russie et la réponse qu'elle avait provoquée de la part de l'Occident) : les Années de Vérité. Vérité non seulement dans le langage brutal de la bourgeoisie et de ses nouvelles équipes de droite mais vérité également dans le sens où l'avenir même de l'humanité allait se décider. Il est certain qu'il y a des erreurs dans ce texte, en particulier l'idée de "la faillite totale" de l'économie et d'une "offensive" prolétarienne déjà existante, quand les luttes ouvrières étaient encore nécessairement sur un terrain fondamentalement défensif. Mais le texte montrait une réelle capacité de prévision, non seulement parce que les ouvriers polonais nous ont rapidement offert une claire preuve que le cours à la guerre n'était pas ouvert et que le prolétariat était capable de fournir une alternative mais, aussi, parce que les événements de 1980 se sont avérés décisifs, même si ce n'était pas de la façon dont nous l'avions envisagé au départ. Les luttes en Pologne ont été un moment clé dans un processus menant à l'effondrement du bloc de l'Est et à l'ouverture définitive de la phase de décomposition, l'expression de l'impasse sociale dans laquelle aucune classe n'était capable de mettre en avant son alternative historique.
La "deuxième vague" a aussi été la période pendant laquelle MC nous a exhortés à "descendre du balcon" et à développer la capacité à participer aux luttes, à mettre en avant des propositions concrètes pour l'auto-organisation et l'extension comme, par exemple, pendant la grève des sidérurgistes en France. Ceci donna lieu à un certain nombre d'incompréhensions, par exemple la proposition de distribuer un tract appelant les ouvriers des autres secteurs à rejoindre la marche des sidérurgistes à Paris a été considérée comme une concession au syndicalisme parce que cette marche était organisée par les syndicats. Mais la question qui se posait n'était pas abstraite – dénoncer les syndicats en général - il fallait montrer comment, dans la pratique, les syndicats s'opposaient à l'extension de la lutte et pousser en avant les tendances à remettre en cause les syndicats et à prendre en main l'organisation de la lutte. Que cela était une possibilité réelle, l'écho que certaines de nos interventions dans des meetings massifs formellement appelés par les syndicats ont reçu, comme à Dunkerque, le montre. La question des "groupes ouvriers" qui naissaient de ces luttes fut posée également.4 Mais tout cet effort d'intervention active dans les luttes a eu également un aspect "négatif", l'apparition de tendances immédiatistes et activistes qui réduisaient le rôle de l'organisation révolutionnaire à apporter une assistance pratique aux ouvriers. Dans la grève des dockers de Rotterdam, nous avons joué un rôle de "porteurs d'eau" pour le comité de grève, ce qui donna lieu à une contribution extrêmement importante de MC5 qui établit de façon systématique comment le passage de l'ascendance à la décadence avait apporté de profonds changements dans la dynamique de la lutte de classe prolétarienne et donc à la fonction première de l'organisation révolutionnaire qui ne pouvait plus se considérer comme "l'organisateur" de la classe, mais comme une minorité lucide qui fournit une direction politique. Malgré cette clarification vitale, une minorité de l'organisation tomba encore plus dans l'ouvriérisme et l'activisme, caractérisés par l'opportunisme envers le syndicalisme manifesté dans le clan Chénier qui voyait les comités de grève syndicaux de la grève de la sidérurgie en Grande-Bretagne comme des organes de classe, tout en refusant en même temps de reconnaître la signification historique du mouvement de Pologne. Le texte de la Conférence extraordinaire de 1982 sur la fonction de l'organisation identifiait beaucoup de ces erreurs.6
La deuxième vague de luttes a touché à sa fin avec la répression en Pologne et cela a aussi accéléré le développement d'une crise dans le milieu révolutionnaire (la rupture des conférences internationales, la scission dans le CCI 7, l'effondrement du PCI : voir les Revue internationale n°28 et 32). Mais nous avons continué à développer notre compréhension théorique, en particulier en soulevant la question de la généralisation internationale comme prochaine étape de la lutte, et par le débat sur la critique de la théorie du maillon faible (voir Revue n°31 et 37). Ces deux questions, qui sont liées entre elles, font partie de l'effort pour comprendre la signification de la défaite en Pologne. A travers ces discussions nous avons vu que la clé de nouveaux développements majeurs de la lutte de classe mondiale – que nous définissions non seulement en termes d'auto-organisation et d'extension, mais de généralisation et de politisation internationales - résidait en Europe occidentale. Les textes sur la généralisation et d'autres polémiques réaffirmaient aussi que ce n'était pas la guerre qui constituait les meilleures conditions pour la révolution prolétarienne, comme la plupart des groupes de la tradition de la Gauche italienne continuaient à le défendre, mais la crise économique ouverte ; et c'était précisément cette perspective qui avaient été ouverte après 1968. Finalement, à la suite de la défaite en Pologne, certaines analyses clairvoyantes sur la rigidité sous-jacente des régimes staliniens furent mises en avant dans des articles tels que "La crise économique en Europe de l'Est et les armes de la bourgeoisie contre le prolétariat" dans la Revue internationale n°34. Ces analyses furent la base de notre compréhension des mécanismes de l'effondrement du bloc de l'Est après 1989.
Une nouvelle vague de luttes fut annoncée par les grèves du secteur public en Belgique et confirmée au cours des années suivantes par la grève des mineurs en Grande-Bretagne, les luttes des travailleurs des chemins de fer et de la santé en France, des chemins de fer et de l'éducation en Italie, des luttes massives en Scandinavie, en Belgique de nouveau en 1986, etc. Quasiment chaque numéro de la Revue internationale de cette période comporte un article éditorial sur la lutte de classe et nous avons publié les différentes résolutions des congrès sur la question. Il est certain que nous tentions de situer ces luttes dans un contexte historique plus large. Dans les Revue internationale n°39 et 41, nous avons publié des articles sur la méthode nécessaire pour analyser la lutte de classe, cherchant à répondre à l'empirisme et au manque de cadre dominant dans le milieu qui pouvait passer d'une grande sous-estimation à des exagérations soudaines et absurdes. Le texte de la Revue n°41 en particulier réaffirmait certains éléments fondamentaux sur la dynamique de la lutte de classe – son caractère irrégulier, fait de "vagues", provenant du fait que la classe ouvrière est la première classe révolutionnaire à être une classe exploitée et qu'elle ne peut avancer de victoire en victoire comme la bourgeoisie mais doit passer par un processus de douloureuses défaites qui peuvent être le tremplin de nouvelles avancées de la conscience. Ce contour en dents de scie de la lutte de classe est encore plus prononcé dans la période de décadence de sorte que, pour comprendre la signification d'une explosion particulière de luttes de classe, nous ne pouvons l'examiner isolément comme une "photographie" : nous devons la situer dans une dynamique plus générale qui nous ramène à la question du rapport de forces entre les classes et du cours historique.
Au cours de la même période s'est développé le débat sur le centrisme par rapport au conseillisme qui, dans un premier temps, s'est posé sur le plan théorique – le rapport entre conscience et lutte ainsi que la question de la maturation souterraine de la conscience (voir l'article à ce sujet dans la Revue internationale n°43). Ces débats ont permis au CCI de faire une critique importante de la vision conseilliste selon laquelle la conscience ne se développe qu'au moment des luttes ouvertes et d'élaborer la distinction entre deux dimensions de la conscience : celle de son extension et celle de sa profondeur ("la conscience de – ou dans – la classe et la conscience de classe", une distinction qui fut immédiatement considérée comme "léniniste" par la future tendance FECCI). La polémique avec la CWO sur la question de la maturation souterraine notait des similarités entre les visions conseillistes de notre "tendance" et la vision de la CWO qui, à ce moment-là, défendait ouvertement la théorie kautskyste de la conscience de classe (comprise comme importée de l'extérieur à la classe ouvrière par les intellectuels bourgeois). L'article cherchait à avancer dans la vision marxiste des rapports entre l'inconscient et le conscient tout en faisant la critique de la vision de la CWO relevant du "bon sens" commun.
Il est un autre domaine dans lequel la lutte contre le conseillisme n'avait pas été menée jusqu'au bout : tout en reconnaissant en théorie que la conscience de classe peut se développer en dehors des périodes de lutte ouverte, il y avait une tendance de longue date à espérer que, néanmoins, du fait que nous ne vivions plus dans une période de contre-révolution, la crise économique provoquerait des sauts soudains dans la lutte de classe et la conscience de classe. La conception conseilliste d'un lien automatique entre la crise et la lutte de classe revenait ainsi par la fenêtre et, depuis lors, elle est revenue souvent nous hanter, y compris dans la période qui a suivi le crash de 2008.
Un prolétariat à l'offensive ? Les difficultés de la politisation
Appliquant l'analyse que nous avions développée dans le débat sur le maillon faible, nos principaux textes sur la lutte de classe dans cette période reconnaissent l'importance d'un nouveau développement de la lutte de classe dans les pays centraux d'Europe. Les "Thèses sur la lutte de classe [17]" (1984) publiées dans la Revue internationale n°37 soulignent les caractéristiques de cette vague :
"Les caractéristiques de la vague présente, telles qu'elles se sont déjà manifestées et qui vont se préciser de plus en plus, sont les suivantes :
Le plus important de ces "pièges et mystifications" fut le déploiement du syndicalisme de base contre les vraies tendances à l'auto-organisation des ouvriers, une tactique assez sophistiquée capable de créer des coordinations prétendument antisyndicales qui, en réalité, servaient de dernier rempart du syndicalisme. Mais tout en n'étant en aucune façon aveugles vis-à-vis des dangers auxquels était confrontée la lutte de classe, les Thèses, comme le texte sur les Années de Vérité, contenaient toujours la notion d'une offensive du prolétariat et prévoyaient que la troisième vague atteindrait un niveau supérieur aux précédentes, ce qui impliquait qu'elle atteindrait nécessairement le stade de la généralisation internationale.
Le fait que le cours soit à des confrontations de classe n'implique pas que le prolétariat soit déjà à l'offensive : jusqu'à la veille de la révolution, ses luttes seront essentiellement défensives face aux attaques incessantes de la classe dominante. De telles erreurs étaient le produit d'une tendance de longue date à surestimer le niveau immédiat de la lutte de classe. C'était souvent en réaction à l'incapacité du milieu prolétarien à voir plus loin que le bout de son nez, thème souvent développé dans nos polémiques et, aussi, dans la Résolution sur la situation internationale du 6e Congrès du CCI en 1985, publiée dans la Revue internationale n°44, qui contient un long passage sur la lutte de classe. Cette partie est une excellente démonstration de la méthode historique du CCI pour analyser la lutte de classe, une critique du scepticisme et de l'empirisme qui dominaient le milieu, et elle identifie aussi la perte des traditions historiques et la rupture entre la classe et ses organisations politiques comme les faiblesses clé du prolétariat. Mais, rétrospectivement, elle insiste trop sur la désillusion envers la gauche et en particulier envers les syndicats, et sur la croissance du chômage comme facteurs potentiels de radicalisation de la lutte de classe. Elle n'ignore pas les aspects négatifs de ces phénomènes mais ne voit pas comment, avec l'arrivée de la phase de décomposition, le désillusionnement passif vis-à-vis des anciennes organisations ouvrières et la généralisation du chômage, en particulier parmi les jeunes, pourraient devenir de puissants éléments de démoralisation du prolétariat et saper son identité de classe. Il est également parlant, par exemple, qu'en 1988 (Revue internationale n°54), nous continuions à publier une polémique sur la sous-estimation de la lutte de classe dans le camp prolétarien. Les arguments sont corrects en général mais ils montrent aussi le manque de conscience de ce qui se profilait – l'effondrement des blocs et le reflux le plus long que nous ayons connu.
Mais, vers la fin des années 1980, il est devenu clair, pour une minorité d'entre nous au moins, que le mouvement en avant de la lutte de classe qui avait été analysé dans tant d'articles et de résolutions au cours de cette période, s'enlisait. Il y eut un débat à ce sujet au 8e Congrès du CCI (Revue internationale n°59), en particulier par rapport à la question de la décomposition et de ses effets négatifs sur la lutte de classe. Une partie considérable de l'organisation voyait la "troisième vague" se renforcer sans cesse et l'impact de certaines défaites était sous-estimé. Cela avait été le cas notamment pour la grève des mineurs en Grande-Bretagne dont la défaite n'arrêta pas la vague mais qui eut un effet à long terme sur la confiance de la classe ouvrière en elle-même et pas seulement dans ce pays, tout en renforçant l'engagement de la bourgeoisie dans le démantèlement des "vieilles" industries. Le 8e Congrès fut aussi celui où fut émise l'idée que, désormais, les mystifications bourgeoises "ne duraient pas plus que trois semaines".
La discussion sur le centrisme envers le conseillisme avait soulevé le problème de la fuite du prolétariat vis-à-vis de la politique mais nous ne fumes pas capables d'appliquer cette question à la dynamique du mouvement de classe, en particulier à la question de son manque de politisation, de sa difficulté à développer une perspective même lorsque les luttes étaient auto-organisées et montraient une tendance à s'étendre. Nous pouvons même dire que le CCI n'a jamais développé une critique adéquate de l'impact de l'économisme et de l'ouvriérisme dans ses propres rangs, le menant à sous-estimer l'importance des facteurs qui poussent le prolétariat au-delà des limites du lieu de travail et des revendications économiques immédiates.
Ce n'est qu'avec l'effondrement du bloc de l'Est que nous avons vraiment pu saisir tout le poids de la décomposition et que nous avons prévu alors une période de nouvelles difficultés pour le prolétariat (Revue internationale n°60). Ces difficultés dérivaient précisément de l'incapacité de la classe ouvrière à développer sa perspective, mais allaient être activement renforcées par la vaste campagne idéologique de la classe dominante sur le thème de "la mort du communisme" et de la fin de la lutte de classe.
Suite à l'effondrement du bloc de l'Est, confrontée au poids de la décomposition et des campagnes anti-communistes de la classe dominante, la lutte de classe a subi un reflux qui s'est avéré très profond. Malgré quelques expressions de combattivité au début des années 1990 et de nouveau à la fin de celles-ci, le reflux devait persister au siècle suivant, tandis que la décomposition avançait de façon visible, (exprimée le plus clairement dans l'attaque des Twin Towers et les invasions de l'Afghanistan et de l'Irak qui l'ont suivie). Face à l'avancée de la décomposition, nous avons été obligés de réexaminer toute la question du cours historique dans un rapport pour le 14e Congrès (publié dans la Revue internationale n°107 [18]). D'autres textes notables sur ce thème ont été produits : "Pourquoi le prolétariat n'a pas encore renversé le capitalisme" dans les Revue n°103 [19] et 104 [20] et la Résolution sur la situation internationale du 15e Congrès du CCI [21] (2003), Revue n°113).
Le rapport sur le cours historique de 2001 après avoir réaffirmé les acquis théoriques des révolutionnaires du passé et notre propre cadre tel qu'il est développé dans le document du 3e Congrès, est centré sur les modifications apportées par l'entrée du capitalisme dans sa phase de décomposition, où la tendance à la guerre mondiale est contrecarrée non seulement par l'incapacité de la bourgeoisie à mobiliser le prolétariat mais, aussi, par la dynamique centrifuge du "chacun pour soi" qui impliquait des difficultés grandissantes pour la reformation de blocs impérialistes. Cependant, comme la décomposition contient le risque d'une descente graduelle dans le chaos et la destruction irrationnelle, elle crée d'immenses dangers pour la classe ouvrière et le texte réaffirme le point de vue des Thèses d'origine selon lequel la classe pourrait être graduellement écrasée par l'ensemble de ce processus au point de ne plus être capable de se dresser contre la marée de la barbarie. Le texte tente aussi de distinguer entre les événements matériels et idéologiques impliqués dans le processus de "broyage" : les éléments idéologiques émergeant spontanément du sol du capitalisme en déclin et les campagnes consciemment orchestrées par la classe dominante, comme la propagande sans fin sur la mort du communisme. En même temps, le texte identifiait des éléments matériels plus directs comme le démantèlement des anciens centres industriels qui avaient souvent été au cœur de la combattivité ouvrière au cours des précédentes vagues de luttes (les mines, la sidérurgie, les docks, les usines automobile, etc.). Mais, tandis que ce nouveau rapport ne cherchait pas à masquer les difficultés qu'affrontait la classe, il examinait les signes de reprise de la combattivité et les difficultés persistantes de la classe dominante à entraîner la classe ouvrière dans ses campagnes guerrières et concluait que les potentialités de revitalisation de la lutte de classe étaient toujours intactes ; et cela allait se confirmer deux ans après, dans les mouvements sur les "réformes des retraites" en Autriche et en France (2003).
Dans le rapport sur la lutte de classe dans la Revue internationale n°117 [22], nous identifions un tournant, une reprise de la lutte manifestée dans ces mouvements sur les retraites et dans d'autres expressions. Cela se confirma dans de nouveaux mouvements en 2006 et en 2007 comme lors du mouvement contre le CPE en France et dans les luttes massives dans l'industrie textile et dans d'autres secteurs en Égypte. Le mouvement des étudiants en France fut en particulier un témoignage éloquent de l'existence d'une nouvelle génération de prolétaires confrontée à un avenir très incertain (voir les "Thèses sur le mouvement des étudiants en France [23]" dans la Revue n°125 et aussi l'éditorial de ce même numéro). Cette tendance fut confirmée par la suite par la "jeunesse" en Grèce en 2008-2009, la révolte étudiante en Grande-Bretagne en 2010 et, par-dessus tout, par le printemps arabe et les mouvements des Indignados et d'Occupy en 2011-2013 qui ont donné lieu à plusieurs articles de la Revue internationale, en particulier celui de la Revue n°147 [24]. Il y eut clairement des acquis dans ces mouvements – l'affirmation de la forme assemblée, un engagement plus direct envers des questions politiques et morales, un clair sens internationaliste, éléments sur la signification desquels nous reviendrons plus tard. Dans notre rapport au BI plénier d'octobre 2013, nous avons critiqué le rejet économiste et ouvriériste de ces mouvements et la tentative de voir le cœur de la lutte de classe mondiale dans les nouvelles concentrations industrielles d'Extrême-Orient. Mais nous n'avons pas caché le problème fondamental révélé dans ces révoltes : la difficulté pour leurs jeunes protagonistes de se concevoir comme faisant partie de la classe ouvrière, l'énorme poids de l'idéologie de la citoyenneté et donc du démocratisme. La fragilité de ces mouvements fut clairement indiquée au Moyen-Orient où nous avons pu voir depuis lors de claires régressions de la conscience (comme en Egypte et en Israël) et, en Libye et en Syrie, une chute quasi immédiate dans la guerre impérialiste. Il y a eu d'authentiques tendances à la politisation dans ces mouvements puisqu'ils ont posé des questions profondes sur la nature même du système social existant et, comme lors des précédents surgissements dans les années 2000, ils produisirent une minuscule minorité d'éléments en recherche mais, au sein de cette minorité, il existait une immense difficulté à aller vers un engagement militant révolutionnaire. Même lorsque ces minorités semblaient avoir échappé aux chaînes les plus évidentes de l'idéologie bourgeoise se décomposant, elles les ont souvent rencontrées sous des formes plus subtiles et plus radicales qui sont cristallisées dans l'anarchisme, la théorie de la "communisation" et des tendances similaires, toutes fournissant une preuve supplémentaire que nous avions tout-à-fait raison de voir "le conseillisme comme le plus grand danger" dans les années 1980 puisque tous ces courants échouent précisément sur la question des instruments politiques de la lutte de classe et, avant tout, l'organisation révolutionnaire.
Un bilan complet de ces mouvements (et de nos discussions à ce sujet) n'a pas encore été fait et on ne peut le faire ici. Mais il semble que le cycle de 2003-2013 touche à sa fin et que nous sommes face à une nouvelle période de difficultés 8. C'est particulièrement évident au Moyen-Orient où les protestations sociales ont rencontré la répression la plus rude et la barbarie impérialiste ; et cette involution terrible ne peut qu'avoir un effet déprimant sur les ouvriers du monde entier. De toute façon, si nous nous rappelons notre analyse du développement inégal de la lutte de classe, le reflux après ces explosions est inévitable et, pour quelque temps, cela tendra à exposer plus la classe à l'impact nocif de la décomposition.
“... Selon les rapports, vous avez dit que j'avais prévu l'effondrement de la société bourgeoise en 1898. Il y a une légère erreur quelque part. Tout ce que j'ai dit, c'est que nous pourrions peut-être prendre le pouvoir d'ici 1898. Si cela n'arrive pas, la vieille société bourgeoise pourrait encore végéter un moment, pourvu qu'une poussée de l'extérieur ne fasse pas s'effondrer toute la vieille bâtisse pourrie. Un vieil emballage moisi comme ça peut survivre à sa mort intérieure fondamentale encore quelques décennies si l'atmosphère n'est pas troublée” (Engels à Bebel, 24-26 octobre 1891).
Dans ce bref passage, l'erreur est si évidente qu'il n'est pas nécessaire de la commenter : l'idée de la classe ouvrière venant au pouvoir en 1898 était une illusion probablement générée par la croissance rapide du parti social-démocrate en Allemagne. Une dérive réformiste se mélange à un optimisme exagéré et à une impatience qui, dans le Manifeste communiste, avaient donné lieu à la formulation selon quoi "la chute de la bourgeoisie et la victoire du prolétariat sont inévitables" (et peut-être pas si loin). Mais à côté de cela, il y a une idée très valable : une société condamnée par l'histoire peut encore maintenir son "vieil emballage moisi" longtemps après que le besoin de la remplacer ait surgi. En fait non des décennies mais un siècle après la Première Guerre mondiale, nous voyons la sinistre détermination de la bourgeoisie de maintenir son système en vie quel qu'en soit le prix pour l'avenir de l'humanité.
La plupart de nos erreurs des quarante dernières années semblent résider dans la sous-estimation de la bourgeoisie, de la capacité de cette classe à maintenir son système pourri et donc de l'immensité des obstacles auxquels fait face la classe ouvrière pour assumer ses tâches révolutionnaires. Pour faire le bilan des luttes de 2003-2013, ce doit être un élément-clé.
Le rapport pour le 21e Congrès de la section en France en 2014 [25] réaffirme l'analyse du tournant : les luttes de 2003 ont soulevé la question-clé de la solidarité et le mouvement de 2006 contre le CPE en France fut un mouvement profond qui prit la bourgeoisie par surprise et la força à reculer car il posait le réel danger d'une extension aux travailleurs actifs. Mais à sa suite, il y a eu tendance à oublier la capacité de la classe dominante à récupérer de tels chocs et à renouveler son offensive idéologique et ses manœuvres, en particulier quand il s'agit de restaurer l'influence des syndicats. Nous avons vu cela en France dans les années 1980 avec le développement des coordinations et nous l'avons vu à nouveau en 1995 mais, comme le souligne le rapport du dernier Congrès de la section en France, nous l'avons oublié dans nos analyses des mouvements en Guadeloupe et dans les luttes sur les retraites en 2010 qui ont effectivement épuisé le prolétariat français et l'ont empêché d'être réceptif au mouvement en Espagne l'année suivante. Et de nouveau, malgré notre insistance passée sur l'énorme impact des campagnes anti-communistes, le rapport à ce Congrès suggère également que nous avons trop rapidement oublié que les campagnes contre le marxisme et contre le communisme ont toujours un poids considérable sur la nouvelle génération qui est apparue pendant la précédente décennie.
Certaines autres faiblesses au cours de cette période commencent seulement à être reconnues.
Dans nos critiques de l'idéologie des "anticapitalistes" des années 1990, avec leur insistance sur la mondialisation comme étant une phase totalement nouvelle dans la vie du capitalisme – et des concessions faites dans le mouvement prolétarien à cette idéologie, en particulier par le BIPR qui semblait mettre en question la décadence – nous n'avons pas reconnu les éléments de vérité au cœur de cette mythologie : que la nouvelle stratégie de "la mondialisation" et le néo-libéralisme ont permis à la classe dominante de résister aux récessions des années 1980 et même à ouvrir de vraies possibilités d'expansion dans des zones où les anciennes divisions entre blocs et les modèles économiques semi-autarciques avaient érigé de considérables barrières au mouvement du capital. L'exemple le plus évident de ce développement est évidemment la Chine dont nous n'avons pas pleinement anticipé la montée au statut de "superpuissance", bien que depuis les années 1970 et la rupture entre la Russie et la Chine nous ayons toujours reconnu que c'était une sorte d'exception à la règle de l'impossible "indépendance" par rapport à la domination des deux blocs. Nous avons donc été en retard pour comprendre l'impact qu'allait avoir sur le développement global de la lutte de classe l'émergence de ces énormes concentrations industrielles dans certaines de ces régions.. Les raisons théoriques sous-jacentes de notre incapacité à prévoir la montée de la Nouvelle Chine devront être recherchées plus en profondeur dans les discussions sur notre analyse de la crise économique.
De façon peut-être plus significative, nous n'avons pas investigué de façon adéquate le rôle joué par l'effondrement de beaucoup d'anciens centres de combattivité de classe dans les pays centraux en sapant l'identité de classe. Nous avons eu raison d'être sceptiques envers les analyses purement sociologiques de la conscience de classe mais le changement de composition de la classe ouvrière dans les pays centraux, la perte des traditions de lutte, le développement des formes de travail les plus atomisées, ont certainement contribué à l'apparition de générations de prolétaires qui ne se voient plus comme partie de la classe ouvrière, même quand ils s'engagent dans la lutte contre les attaques de l'État, comme on l'a vu pendant les mouvements des Occupy et des Indignados en 2011-2013. Particulièrement important est le fait que l'échelle des "délocalisations" qui ont eu lieu dans les pays occidentaux résultait souvent de défaites majeures – les mineurs en Grande-Bretagne, les sidérurgistes en France à titre d'exemple. Ces questions, bien que soulevées dans le rapport de 2001 sur le cours historique, n'ont pas vraiment été traitées et ont été reposées dans le rapport de 2013 sur la lutte de classe. C'est là un retard très important et nous n'avons toujours pas incorporé ce phénomène dans notre cadre, ce qui requerrait certainement une réponse aux tentatives erronées de courants comme les autonomistes et la TCI pour théoriser la "recomposition" de la classe ouvrière.
En même temps, la prévalence du chômage à long terme ou de l'emploi précaire a exacerbé la tendance à l'atomisation et à la perte de l'identité de classe. Les luttes autonomes des chômeurs, capables de se relier aux luttes des ouvriers actifs, furent bien moins significatives que nous l'avions prévu dans les années 1970 et 1980 (cf. Les "Thèses sur le chômage [26]" dans la Revue internationale n°14 ou la Résolution sur la situation internationale du 6e Congrès du CCI évoquée plus haut) et de nombreux chômeurs et employés précaires sont tombés dans la lumpenisation, la culture de bandes ou les idéologies politiques réactionnaires. Les mouvements des étudiants en France en 2006 et les révoltes sociales vers la fin de la décennie du nouveau siècle commencèrent à apporter des réponses à ces problèmes, offrant la possibilité d'intégrer les chômeurs dans les manifestations de masse et les assemblées de rue, mais c'était toujours dans un contexte où l'identité de classe est encore très faible.
Notre principale insistance pour expliquer la perte de l'identité de classe a porté sur le plan idéologique, soit en tant que produit immédiat de la décomposition (chacun-pour-soi, culture de bande, fuite dans l'irrationalité, etc.) ou bien par l'utilisation délibérée des effets de la décomposition par la classe dominante – de façon la plus évidente, les campagnes sur la mort du communisme mais, aussi, l'assaut idéologique au jour le jour des médias et de la publicité autour de fausses révoltes, l'obsession du consumérisme et des célébrités, etc. C'est évidemment vital mais, d'une certaine façon, nous n'avons fait que commencer à investiguer comment ces mécanismes idéologiques opèrent au niveau le plus profond – une tâche théorique clairement posée par les "Thèses sur la morale" 9 et dans nos efforts pour développer et appliquer la théorique marxiste de l'aliénation.
L'identité de classe n'est pas, comme la TCI l'a parfois défendu, une sorte de sentiment simplement instinctif ou à demi-conscient qu'auraient les ouvriers, qu'il faudrait distinguer de la véritable conscience de classe préservée par le parti. Elle est elle-même une partie intégrante de la conscience de classe, fait partie du processus où le prolétariat se reconnaît en tant que classe distincte avec un rôle et un potentiel uniques dans la société capitaliste. De plus, elle n'est pas limitée au domaine purement économique mais dès le début comportait un puissant élément culturel et moral : comme Rosa Luxemburg l'écrivait, le mouvement ouvrier ne se limite pas à une question de "couteau et de fourchette" mais est "un grand mouvement culturel". Le mouvement ouvrier du 19e siècle a donc incorporé non seulement les luttes pour les revendications économiques et politiques immédiates mais aussi l'organisation de l'éducation, des débats sur l'art et sur la science, des activités de sport et de loisir, etc. Le mouvement fournissait tout un milieu dans lequel les prolétaires et leurs familles pouvaient s'associer en dehors des lieux de travail, renforçant la conviction que la classe ouvrière était le véritable héritier de tout ce qui était sain dans les précédentes expressions de la culture humaine. Ce genre de mouvement de la classe ouvrière a atteint son summum dans la période de la social-démocratie mais c'était aussi les prémisses de sa chute. Ce qui fut perdu dans la grande trahison de 1914, ce fut non seulement l'Internationale et les anciennes formes d'organisation politique et économique mais, aussi, un milieu culturel plus vaste qui ne survécut que dans la caricature constituée par les "fêtes" des partis staliniens et gauchistes. 1914 constitua donc le premier de toute une série de coups contre l'identité de classe au cours du siècle passé : la dissolution politique de la classe dans la démocratie et dans l'antifascisme dans les années 1930 et 1940, l'assimilation du communisme au stalinisme, la rupture de la continuité organique avec les organisations et les traditions du passé apportée par la contre-révolution : bien avant l'ouverture de la phase de décomposition, ces traumatismes pesaient déjà lourdement sur la capacité du prolétariat à se constituer en classe avec un réel sens de lui-même en tant que force sociale portant en lui "la dissolution de toutes les classes". Ainsi, toute investigation du problème de la perte de l'identité de classe devra revenir sur l'ensemble de l'histoire du mouvement ouvrier et ne pas se restreindre aux dernières décennies. Même si c'est dans les dernières décennies que le problème est devenu si aigu et si menaçant pour l'avenir de la lutte de classe, c'est seulement l'expression concentrée de processus qui ont une histoire bien plus longue.
Pour revenir au problème de notre sous-estimation de la classe dominante : la culmination de notre sous-estimation de longue date de l'ennemi - et qui constitue aussi la plus grande faiblesse de nos analyses - a été atteinte après le crash financier de 2007-08, quand est revenue au premier plan une ancienne tendance à considérer que la classe dominante au centre du système aurait plus ou moins épuisé toutes les options, que l'économie aurait atteint une impasse totale. Ceci ne pouvait qu'augmenter les sentiments de panique, exacerber l'idée souvent non exprimée et tacite selon laquelle la classe ouvrière et le minuscule mouvement révolutionnaire étaient face à leur dernière chance, ou avaient déjà "raté le coche". Certaines formulations sur la dynamique de la grève de masse avaient nourri cet immédiatisme. En réalité, nous n'avions pas tort de voir des "germes" de la grève de masse dans le mouvement des étudiants en France en 2006, ou dans d'autres comme celui des sidérurgistes en Espagne la même année, celui d'Egypte en 2007, au Bangladesh ou ailleurs. Notre erreur réside dans le fait d'avoir pris la graine pour la fleur et de ne pas avoir compris que la période de germination ne pouvait qu'être longue. Il est clair que ces erreurs d'analyse étaient très liées aux déformations activistes et opportunistes de notre intervention au cours de cette période, bien que ces erreurs doivent également être comprises dans la discussion plus large de notre rôle comme organisation (voir le texte sur le travail de la fraction).
"Si le propriétaire de la force de travail a travaillé aujourd'hui, il doit pouvoir recommencer demain dans les mêmes conditions de vigueur et de santé. Il faut donc que la somme des moyens de subsistance suffise pour l'entretenir dans son état de vie normal.
Les besoins naturels, tels que nourriture, vêtements, chauffage, habitation, etc., diffèrent suivant le climat et autres particularités physiques d'un pays. D'un autre côté le nombre même de soi-disant besoins naturels, aussi bien que le mode de les satisfaire, est un produit historique, et dépend ainsi, en grande partie, du degré de civilisation atteint. Les origines de la classe salariée dans chaque pays, le milieu historique où elle s'est formée, continuent longtemps à exercer la plus grande influence sur les habitudes, les exigences et par contrecoup les besoins qu'elle apporte dans la vie. La force de travail renferme donc, au point de vue de la valeur, un élément moral et historique, ce qui la distingue des autres marchandises." (Marx, Le Capital, volume I, chapitre 6).
Aborder Le Capital sans vraiment saisir que Marx cherche à comprendre le fonctionnement de rapports sociaux particuliers qui sont le produit de milliers d'années d'histoire et qui, comme d'autres rapports sociaux, sont condamnés à disparaître, c'est se trouver ensorcelé par la vision réifiée du monde que l'étude de Marx a pour but de combattre. Cette démarche affecte tous les marxologues intellectuels, qu'ils se considèrent comme de confortable professeurs ou des communistes ultra-radicaux, qui tendent à analyser le capitalisme comme un système auto-suffisant, aux lois éternelles, opérant de la même façon dans toutes les conditions historiques, pendant la décadence du système comme dans son ascendance. Mais les remarques de Marx sur la valeur de la force de travail nous ouvrent les yeux sur ce point de vue purement économique sur le capitalisme et montrent en quoi les facteurs "historiques et moraux" jouent un rôle crucial dans la détermination d'un fondement "économique" de cette société : la valeur de la force de travail. En d'autres termes, contrairement aux affirmations de Paul Cardan (alias Castoriadis, le fondateur du groupe Socialisme ou Barbarie) pour qui Le Capital était un livre sans lutte de classe, Marx défend que l'affirmation de la dignité humaine par la classe exploitée - la dimension morale par excellence – ne peut pas, par définition, être retranchée d'un examen scientifique de la façon dont opère le système capitaliste. Dans la même phrase, Marx répond aussi à ceux qui le considèrent comme un relativiste moral, comme un penseur qui rejette toute morale comme étant des phrases creuses et hypocrites provenant de telle ou telle classe dominante.
Aujourd'hui, le CCI est obligé d'approfondir sa compréhension de l' "élément historique et moral" dans la situation de la classe ouvrière – historique non seulement dans le sens des luttes des 40 dernières années ou des 80 ou des 100 dernières années, ou même depuis les tout premiers mouvements des ouvriers à l'aube du capitalisme, mais dans le sens de la continuité et de la rupture entre les luttes de la classe ouvrière et celles des précédentes classes exploitées et, au-delà de cela, avec toutes les tentatives précédentes de l'espèce humaine pour surmonter les entraves à la réalisation de ses vraies potentialités, pour libérer "ses facultés qui sommeillent", comme Marx définit la caractéristique centrale du travail humain en soi. C'est là que l'histoire et l'anthropologie se rejoignent et parler d'anthropologie, c'est parler de l'histoire de la morale. D'où l'importance des "Thèses sur la morale" et de la discussion de celles-ci.
En extrapolant à partir des Thèses, nous pouvons noter certains moments-clés qui marquent la tendance à l'unification de l'espèce humaine : le passage de la horde au communisme primitif plus large, l'avènement de "l'âge axial" en lien avec la généralisation naissante des rapports marchands qui ont vu l'émergence de la plupart des religions du monde, expressions dans l'"esprit" de l'unification d'une humanité qui ne pouvait cependant pas être unie en réalité ; l'expansion globale du capitalisme ascendant qui, pour la première fois, tendait à unifier l'humanité sous le règne il est vrai brutal d'un mode de production unique ; la première vague révolutionnaire qui contenait la promesse d'une communauté humaine matérielle. Cette tendance a reçu un terrible coup avec le triomphe de la contre-révolution et ce n'est pas par hasard si, à la veille de la guerre la plus barbare de l'histoire, Trotski en 1938 pouvait déjà parler de "crise de l'humanité". Il est clair qu'il avait à l'esprit comme preuve de cette crise la Première Guerre mondiale, la Russie stalinienne, la Grande Dépression et la marche vers la Deuxième Guerre mondiale, mais c'était peut-être par-dessus tout l'image de l'Allemagne nazie (même s'il ne vécut pas pour être témoin des expressions les plus horribles de ce régime barbare) qui confirmait cette idée, celle que l'humanité elle-même était soumise à un test, parce qu'ici avait lieu un processus sans précédent de régression au sein de l'un des berceaux de la civilisation bourgeoise : la culture nationale qui avait donné naissance à Hegel, Beethoven, Goethe succombait maintenant à la domination des voyous, des occultistes et des nihilistes, motivés par un programme qui cherchait à mettre un point final à toute possibilité d'une humanité unifiée.
Dans la décomposition, cette tendance à la régression, ces signes que l'ensemble du progrès de l'humanité jusqu'à présent s'effondre sur lui-même, est devenue "normalisée" sur la planète. Ceci s'exprime avant tout dans le processus de fragmentation et de chacun pour soi : l'humanité, à un stade où la production et la communication sont plus unifiés que jamais, est en danger de se diviser et de se sous-diviser en nations, régions, religions, races, gangs, tout cela accompagné d'une régression tout aussi destructrice au niveau intellectuel avec la montée de nombreuses formes de fondamentalisme religieux, de nationalisme et de racisme. La montée de l'État islamique fournit un résumé de ce processus à l'échelle historique : là où par le passé l'Islam fut le produit d'une avancée morale et intellectuelle à travers et au-delà de toute la région, aujourd'hui l'Islamisme, sous sa forme sunnite comme sous sa forme chiite, est une pure expression de négation de l'humanité – de pogromisme, de misogynie et d'adoration de la mort.
Clairement, ce danger de régression contamine le prolétariat lui-même. Des parties de la classe ouvrière en Europe par exemple, ayant vu la défaite de toutes les luttes des années 1970 et 1980 contre la décimation de l'industrie et des emplois, sont ciblées avec succès par des partis racistes qui ont trouvé de nouveaux boucs-émissaires à accuser pour leur misère – les vagues d'immigrants vers les pays centraux, fuyant le désastre économique, écologique, militaire de leurs régions. Ces immigrants sont généralement plus "visibles" que ne l'étaient les Juifs dans l'Europe des années 1930, et ceux d'entre eux qui adoptent la religion musulmane peuvent se lier directement aux forces engagées dans les conflits impérialistes de leurs pays d' "accueil". Cette capacité de la droite plutôt que de la gauche à pénétrer des parties de la classe ouvrière (en France par exemple, d'anciens "bastions" du Parti communiste sont tombés dans le giron du Front National) est une expression significative d'une perte d'identité de classe : là où par le passé on pouvait voir les ouvriers perdre leurs illusions dans la gauche du fait de l'expérience du rôle qu'elle jouait dans le sabotage de leurs luttes, aujourd'hui l'influence déclinante de cette gauche est plus un reflet du fait que la bourgeoisie a moins besoin de forces de mystification prétendant agir au nom de la classe ouvrière parce que cette dernière est carrément moins capable de se voir comme une classe. Cela reflète aussi l'un des conséquences les plus significatives du processus global de décomposition et du développement inégal de la crise économique mondiale : la tendance de l'Europe et de l'Amérique du Nord à devenir des îlots de "santé" relative dans un monde devenu fou. L'Europe en particulier ressemble de plus en plus à un bunker aux stocks garnis se défendant contre des masses désespérées cherchant refuge contre une apocalypse générale. La réponse de "bon sens commun" de tous les assiégés, quelle que soit la rudesse du régime au sein du bunker, est de resserrer les rangs et de s'assurer que les portes du bunker sont soigneusement fermées. L'instinct de survie devient alors totalement séparé de tout sentiment ou de toute impulsion morale.
Les crises de "l'avant-garde" doivent aussi être situées au sein de ce processus d'ensemble : l'influence de l'anarchisme sur les minorités politisées générées par les luttes de 2003-13, avec sa fixation sur l'immédiat, le lieu de travail, la "communauté" ; la montée de l'ouvriérisme à la Mouvement communiste et son pôle opposé, la tendance "communisatrice" qui rejette la classe ouvrière come sujet de la révolution ; le glissement vers la banqueroute morale au sein de la Gauche communiste elle-même que nous analyserons dans d'autres rapports. Bref, l'incapacité de l'avant-garde révolutionnaire à saisir la réalité de la régression à la fois morale et intellectuelle balayant le monde et de lutter contre.
En réalité, la situation apparaît très grave. Cela a-t-il encore un sens de parler d'un cours historique vers les confrontations de classe ? La classe ouvrière aujourd'hui est aussi éloignée dans le temps de 1968 que 1968 l'était des débuts de la contre-révolution et, de plus, sa perte d'identité de classe signifie que la capacité à se réapproprier les leçons des luttes qui ont pu avoir lieu au cours des décennies précédentes a diminué. En même temps, les dangers inhérents au processus de décomposition – d'un épuisement graduel de la capacité du prolétariat à résister à la barbarie du capitalisme – ne sont pas statiques mais tendent à s'amplifier au fur et à mesure que le système social capitaliste s'enfonce plus profondément dans le déclin.
Le cours historique n'a jamais été déterminé pour toujours et la possibilité de confrontations de classe massives dans les pays-clés du capitalisme n'est pas une étape préétablie dans le voyage vers le futur.
Néanmoins nous continuons à penser que le prolétariat n'a pas dit son dernier mot, même quand ceux qui prennent la parole n'ont pas tellement conscience de parler pour le prolétariat.
Dans notre analyse des mouvements de classe de 1968-89, nous avions noté l'existence de certains hauts moments qui fournissaient une inspiration pour les luttes futures et un instrument pour mesurer leur progrès. Ainsi l'importance de 1968 en France soulevant la question d'une nouvelle société ; des luttes en Pologne en 1980 qui réaffirmaient les méthodes de la grève de masse ; de l'extension et de l'auto-organisation de la lutte, etc. Dans une grande mesure, ce sont des questions restées sans réponse. Mais nous pouvons aussi dire que les luttes de la dernière décennie ont également connu des points hauts, avant tout parce qu'elles ont commencé à poser la question-clé de la politisation que nous avons identifiée comme une faiblesse centrale des luttes du cycle précédent. De plus, ce qu'il y a de plus important dans ces mouvements – comme celui des étudiants en France en 2006 ou la révolte des Indignados en Espagne – c'est d'avoir posé beaucoup de questions montrant que, pour le prolétariat, la politique ce n'est pas "de savoir s'il faudrait garder ou faire sortir l'équipe gouvernementale", mais le changement des rapports sociaux ; que la politique du prolétariat concerne la création d'une nouvelle morale opposée à la vision du monde du capitalisme où l'homme est un loup pour l'homme. À travers leur "indignation" contre le gâchis de potentiel humain et le caractère destructeur du système actuel ; de par leurs efforts pour gagner les secteurs les plus aliénés de la classe ouvrière (l'appel des étudiants français à la jeunesse des banlieues) ; par le rôle d'avant-garde joué par les jeunes femmes, par leur démarche envers la question de la violence et la provocation policière, dans le désir pour le débat passionné dans les assemblées et l'internationalisme naissant de tant de slogans du mouvement 10, ces mouvements ont porté un coup à l'avancée de la décomposition et ont affirmé qu'y céder passivement n'était pas du tout la seule possibilité, qu'il était toujours possible de répondre au no-future de la bourgeoisie avec ses attaques incessantes contre la perspective du prolétariat par la réflexion et le débat sur la possibilité d'un autre type de rapports sociaux. Et, dans la mesure où ces mouvements étaient eux-mêmes forcés de s'élever à un certain niveau, de poser des questions sur tous les aspects de la société capitaliste - économiques, politiques artistiques, scientifiques et environnementaux - ils nous ont donné une idée de la façon dont un nouveau "grand mouvement culturel" pourrait réapparaître dans les feux de la révolte contre le système capitaliste.
Il y a certainement eu des moments où nous avons eu tendance à être emportés par l'enthousiasme pour ces mouvements et à perdre de vue leurs faiblesses, renforçant nos tendances à l'activisme et à des formes d'intervention qui n'étaient pas guidées par un point de départ théorique clair. Mais nous n'avons pas eu tort, en 2006 par exemple, de déceler des éléments de la grève de masse dans le mouvement contre le CPE. Il est certain que nous avons tendu à voir cela d'une manière immédiatiste plutôt que dans une perspective à long terme mais il n'y a pas à mettre en question le fait que ces révoltes ont réaffirmé la nature sous-jacente de la lutte de classe en décadence : des luttes qui ne sont pas organisées à l'avance par des organes permanents mais qui tendent à s'étendre à toute la société, qui posent le problème de nouvelles formes d'auto-organisation, qui tendent à intégrer la dimension politique à la dimension économique.
Evidemment la grande faiblesse de ces luttes fut que, dans une grande mesure, elles ne se considéraient pas comme prolétariennes, comme des expressions de la guerre de classe. Et si cette faiblesse n'est pas surmontée, les points forts de tels mouvements tendront à devenir des points faibles : les préoccupations morales dériveront vers une vague forme d'humanisme petit-bourgeois qui tombe facilement dans les politiques démocratiques et "citoyennes" – c'est-à-dire ouvertement bourgeoises ; les assemblées deviendront de simples parlements de rue où les débats ouverts sur les questions fondamentales sont remplacées par les manipulations des élites politiques et des revendications qui limitent le mouvement à l'horizon de la politique bourgeoise. Et ceci fut évidemment le destin des révoltes sociales de 2011-2013.
Il est nécessaire de lier la révolte de rue à la résistance des travailleurs actifs, aux divers produits du mouvement de la classe ouvrière ; de comprendre que cette synthèse ne peut que se baser sur une perspective prolétarienne pour l'avenir de la société et que celle-ci, à son tour, implique que l'unification du prolétariat doit inclure la restauration du lien entre la classe ouvrière et les organisations de révolutionnaires. Telle est la question non répondue, la perspective non assumée, posée non seulement par les luttes des dernières années mais aussi par toutes les expressions de la lutte de classe depuis 1968.
Contre le bon sens commun de l'empirisme qui ne peut voir le prolétariat que lorsqu'il apparaît à la surface, les marxistes reconnaissent que le prolétariat est comme Albion, le géant endormi de Blake dont le réveil mettra le monde sens dessus dessous. Sur la base de la théorie de la maturation souterraine de la conscience, que le CCI est plus ou moins le seul à défendre, nous reconnaissons que le vaste potentiel de la classe ouvrière reste pour sa plus grande partie caché et même les révolutionnaires les plus clairs peuvent facilement oublier que cette "faculté qui sommeille" peut avoir un impact énorme sur la réalité sociale même lorsqu'apparemment, elle s'est retirée de la scène. Marx fut capable de voir dans la classe ouvrière la nouvelle force révolutionnaire dans la société sur la base de ce qui pouvait sembler constituer des preuves bien maigres comme quelques luttes des tisserands en France qui n'avaient pas encore complètement dépassé le stade artisanal de développement. Et malgré les immenses difficultés auxquelles est confronté le prolétariat, malgré toutes nos surestimations des luttes et nos sous-estimations de l'ennemi, le CCI voit encore assez d'éléments dans les mouvements de classe au cours des 40 dernières années pour conclure que la classe ouvrière n'a pas perdu sa capacité d'offrir à l'humanité une nouvelle société, une nouvelle culture et une nouvelle morale.
Ce Rapport est déjà bien plus long que prévu et même, il s'est souvent limité à poser des questions plutôt qu'à y répondre. Mais nous ne cherchons pas des réponses immédiates ; notre but est de développer une culture théorique où chaque question est examinée avec profondeur, en la reliant aux trésors intellectuels du CCI, à l'histoire du mouvement ouvrier et aux classiques du marxisme comme guides indispensables dans l'exploration de problèmes nouveaux soulevés par la phase finale du déclin du capitalisme. Une question-clé implicitement soulevée dans ce Rapport – dans sa réflexion sur l'identité de classe ou sur le cours historique – est la notion même de classe sociale et le concept de prolétariat comme classe révolutionnaire de cette époque. Le CCI a fait d'importantes contributions dans ce domaine – en particulier "Le prolétariat est toujours la classe révolutionnaire" dans les Revue n°73 [27] et 74 [28] et "Pourquoi le prolétariat n'a pas encore renversé le capitalisme" dans les Revue n°103 [19] et 104, les deux articles cherchant à répondre aux doutes au sein du mouvement politique prolétarien sur la possibilité même de la révolution. Il est nécessaire de revenir à ces articles mais, aussi, aux textes et aux traditions marxistes sur lesquels ils se basent, tout en testant en même temps nos arguments à la lumière de l'évolution réelle du capitaliste et de la lutte de classe dans les dernières décennies. Il est clair qu'un tel projet ne peut être entrepris qu'à long terme. Il en va de même pour d'autres aspects du Rapport qui n'ont pu qu'être effleurés, comme la dimension morale de la conscience de classe et son rôle essentiel dans la capacité de la classe ouvrière à surmonter le nihilisme et le manque de perspective inhérents au capitalisme dans sa phase de décomposition, ou la nécessité d'une critique très détaillée des différentes formes d'opportunisme qui ont affecté à la fois l'analyse de la lutte de classe par le CCI et son intervention, en particulier les concessions au conseillisme, à l'ouvriérisme et à l'économisme.
Peut-être que l'une des faiblesses qui apparaît le plus clairement dans le Rapport est notre tendance à sous-estimer les capacités de la classe dominante à maintenir son système en déclin, à la fois sur le plan économique (élément qui doit être développé dans le Rapport sur la crise économique) et sur le plan politique à travers sa capacité à anticiper et à dévoyer le développement de la conscience dans la classe à travers toute une panoplie de manœuvres et de stratagèmes. Le corollaire de cette faiblesse de notre part est que nous avons été trop optimistes sur la capacité de la classe ouvrière de contrer les attaques de la bourgeoisie et d'avancer vers une claire compréhension de sa mission historique – une difficulté qui est aussi reflétée dans le développement souvent extrêmement lent et tortueux de l'avant-garde révolutionnaire. C'est une caractéristique des révolutionnaires d'être impatients de voir la révolution : Marx et Engels considéraient que les révolutions bourgeoises de leur époque pourraient être rapidement "transformées" en révolution prolétarienne ; les révolutionnaires qui ont constitué l'IC étaient confiants que les jours du capitalisme étaient comptés ; notre propre camarade MC espérait qu'il vivrait assez pour voir le début de la révolution. Pour les cyniques et les colporteurs du bon vieux sens commun, c'est parce que la révolution et la société sans classe sont au mieux des illusions et des utopies, aussi on peut tout aussi bien les attendre pour demain ou pour dans cent ans. D'un autre côté, pour les révolutionnaires, cette impatience de voir l'aube de la nouvelle société est le produit de leur passion pour le communisme, une passion qui "ne repose nullement sur des idées, des principes inventés ou découverts par tel ou tel réformateur du monde" mais sont simplement "l'expression générale des conditions réelles d'une lutte de classes existante, d'un mouvement historique qui s'opère sous nos yeux" (Le Manifeste communiste). Evidemment la passion doit aussi être guidée et parfois tempérée par l'analyse la plus rigoureuse, la capacité la plus sérieuse de tester, vérifier et d'autocritiquer ; et c'est ce que nous cherchons à faire en premier lieu pour le 21e Congrès du CCI. Mais, pour citer Marx encore une fois, une telle autocritique "n'est pas une passion de la tête mais la tête de la passion."
1 Pour une présentation du militant MC voir la note 6 de l'article "Quel bilan et quelles perspectives pour notre activité ?" du présent numéro de la Revue internationale.
2 Pour davantage d'information sur cette tendance, lire notre article de la Revue internationale n ° 109 "La question du fonctionnement de l'organisation dans le CCI [11]".
3 "Le cours historique [29]", dans la Revue internationale n°18.
4 Cf. “L’organisation du prolétariat en dehors des périodes de luttes ouvertes (groupes, noyaux, cercles. Etc.) [30]” dans la Revue internationale n°21.
5 Cf. “La lutte du prolétariat dans la décadence du capitalisme [31]” dans la Revue internationale n°23.
6 Cf. “Rapport sur la fonction de l'organisation révolutionnaire [32]” dans la Revue internationale n°29.
7 Pour davantage d'information sur cette scission voir notre article de la Revue internationale n ° 109, "La question du fonctionnement de l'organisation dans le CCI [11]", dont le passage suivants est extrait : "Lors de la crise de 1981, il s'était développé (avec la contribution de l'élément trouble Chénier, mais pas seulement) une vision qui considérait que chaque section locale pouvait avoir sa propre politique en matière d'intervention, qui contestait violemment le Bureau international (BI) et son Secrétariat (SI) (auxquels on reprochait notamment leur position sur la gauche dans l'opposition et de provoquer une dégénérescence stalinienne) et qui, tout en se réclamant de la nécessité des organes centraux, leur attribuait un rôle de simple boîte aux lettres".
8 Cette question est encore en discussion dans le CCI.
9 Un document interne encore en discussion dans l'organisation.
10 Nous pouvons parler de l'expression ouverte de solidarité entre les luttes aux Etats-Unis et en Europe et ceux du Moyen-Orient, en particulier en Égypte ou les slogans du mouvement en Israël définissant Netanyahou, Moubarak et Assad comme le même ennemi.
(1e partie : La notion de Fraction dans l'histoire du mouvement ouvrier)
Comme il est dit dans l’article "40 ans après la fondation du CCI - Quel bilan et quelles perspectives pour notre activité ?", le 21e congrès du CCI a adopté un rapport sur le rôle du CCI en tant que "Fraction". Ce rapport comportait deux parties, une première partie présentant le contexte de ce rapport ainsi qu’un rappel historique de la notion de "Fraction" et une seconde partie analysant concrètement la façon dont notre organisation s’était acquittée de sa responsabilité. Nous publions ci-dessous la première partie de ce rapport qui présente un intérêt général au-delà des questions auxquelles est spécifiquement confronté le CCI.
Le 21e congrès international va mettre au centre de ses préoccupations un bilan critique des 40 années d’existence du CCI. Ce bilan critique concerne :
La réponse à cette deuxième question suppose évidemment que soit bien défini le rôle qui incombe au CCI dans la période historique actuelle, une période où les conditions n'existent pas encore pour le surgissement d'un parti révolutionnaire, c'est-à-dire d'une organisation ayant une influence directe sur le cours des affrontements de classe :
"On ne peut étudier et comprendre l'histoire de cet organisme, le Parti, qu'en le situant dans le contexte général des différentes étapes que parcourt le mouvement de la classe, des problèmes qui se posent à elle, de l'effort de sa prise de conscience, de sa capacité à un moment donné de répondre de façon adéquate à ces problèmes, de tirer les leçons de son expérience et d'en faire un nouveau tremplin pour ses luttes à venir.
S'ils sont un facteur de premier ordre du développement de la classe, les partis politiques sont donc, en même temps, une expression de l'état réel de celle-ci à un moment donné de son histoire." (Revue Internationale n° 35, "Sur le parti et ses rapports avec la classe", point 9)
"Tout au long de son mouvement, la classe a été soumise au poids de l'idéologie bourgeoise qui tend à déformer, à corrompre les partis prolétariens, à dénaturer leur véritable fonction. À cette tendance, se sont opposées les fractions révolutionnaires qui se sont donné pour tâche d'élaborer, de clarifier, de préciser les positions communistes. C'est notamment le cas de la Gauche Communiste issue de la 3ème Internationale : la compréhension de la question du Parti passe nécessairement par l'assimilation de l'expérience et des apports de l'ensemble de cette Gauche Communiste Internationale.
Il revient cependant à la Fraction italienne de la Gauche Communiste le mérite spécifique d'avoir mis en évidence la différence qualitative existant dans le processus d'organisation des révolutionnaires selon les périodes : celle de développement de la lutte de classe et celle de ses défaites et de ses reculs. La FIGC a dégagé avec clarté, pour chacune des deux périodes, la forme prise par l'organisation des révolutionnaires et les tâches correspondantes : dans le premier cas la forme du parti, pouvant exercer une influence directe et immédiate dans la lutte de classe ; dans le second cas, celle d'une organisation numériquement réduite, dont l'influence est bien plus faible et peu opérante dans la vie immédiate de la classe. À ce type d'organisation, elle a donné le nom distinctif de Fraction qui, entre deux périodes de développement de la lutte de classe, c'est-à-dire deux moments de l'existence du Parti, constitue un lien et une charnière, un pont organique entre l'ancien et le futur Parti." (Ibid., point 10)
Nous sommes amenés à nous poser un certain nombre de questions à ce propos :
Dans la première partie de ce rapport, nous allons aborder essentiellement le premier de ces 4 points afin d'établir un cadre historique à notre réflexion et nous permettre de mieux aborder la seconde partie du rapport qui se propose de répondre à la question centrale évoquée plus haut : quel bilan peut-on tirer sur la façon dont le CCI a joué son rôle en vue de participer à la préparation du futur parti ?
Pour examiner cette notion de Fraction aux différents moments de l'histoire du mouvement ouvrier, qui a permis à la Fraction italienne d'élaborer son analyse, nous allons distinguer 3 périodes :
Mais, pour commencer, il peut être utile de faire un très court rappel sur l'histoire des partis du prolétariat puisque la question de la Fraction revient, fondamentalement, à poser la question du Parti, ce dernier constituant, en quelque sorte, le point de départ et le point d'arrivée de la Fraction.
La notion de parti a été élaborée progressivement, tant théoriquement que pratiquement, au cours de l'expérience du mouvement ouvrier (Ligue des communistes, AIT, partis de la 2e internationale, partis communistes).
La Ligue, qui est une organisation clandestine, appartient encore à la période des sectes :
"À l’aube du capitalisme moderne, dans la première moitié du 19e siècle, la classe ouvrière encore dans sa phase de constitution menant des luttes locales et sporadiques ne pouvait donner naissance qu’à des écoles doctrinaires, à des sectes et des ligues. La Ligue des Communistes était l’expression la plus avancée de cette période en même temps que son Manifeste et son Appel de "prolétaires de tous les pays, unissez-vous", elle annonçait la période suivante." ("Sur la nature et la fonction du parti politique du prolétariat", point 23, Internationalisme n° 38, octobre 1948)
L'AIT a eu justement pour rôle le dépassement des sectes, permettant un large rassemblement des prolétaires européens et une décantation par rapport à de nombreuses confusions qui pesaient sur leur conscience. En même temps, avec sa composition hétéroclite (syndicats, coopératives, groupes de propagande, etc.) elle n'était pas encore un parti au sens que cette notion a acquise par la suite au sein et grâce à la 2e Internationale.
"La première Internationale correspond à l’entrée effective du prolétariat sur la scène des luttes sociales et politiques dans les principaux pays d’Europe. Aussi groupe-t-elle toutes les forces organisées de la classe ouvrière, ses tendances idéologiques les plus diverses. La première Internationale réunit à la fois tous les courants et tous les aspects de la lutte ouvrière contingente : économiques, éducatifs, politiques et théoriques. Elle est au plus haut point L’ORGANISATION UNITAIRE de la classe ouvrière, dans toute sa diversité.
La Deuxième Internationale marque une étape de différenciation entre la lutte économique des salariés et la lutte politique sociale. Dans cette période de plein épanouissement de la société capitaliste, la Deuxième Internationale est l’organisation de la lutte pour des réformes et des conquêtes politiques, l’affirmation politique du prolétariat, en même temps qu’elle marque une étape supérieure dans la délimitation idéologique au sein du prolétariat, en précisant et élaborant les fondements théoriques de sa mission historique révolutionnaire." (Ibid.)
C'est au sein de la Deuxième Internationale que s'est opérée clairement la distinction entre l'organisation générale de la classe (les syndicats) et son organisation spécifique chargée de défendre son programme historique, le parti. Une distinction qui était bien claire lorsqu'a été fondée la 3e Internationale au moment où la révolution prolétarienne était, pour la première fois, à l'ordre du jour de l'histoire. Pour l'IC, l'organisation générale de la classe n'est plus constituée, dans cette nouvelle période, par les syndicats (qui, de toutes façons ne regroupent pas l'ensemble du prolétariat) mais par les conseils ouvriers (même s'il subsiste dans l'IC des confusions sur la question syndicale et sur celle du rôle du parti).
Malgré toutes les différences entre ces quatre organisations, il y a un point commun entre elles : elles ont un impact sur le cours de la lutte de classe et c'est en ce sens qu'on peut leur attribuer le nom de "parti".
Cet impact est encore faible pour la Ligue des communistes lors des révolutions de 1848-49 où elle agit principalement comme aile gauche du mouvement démocratique. Ainsi, la Neue Rheinische Zeitung dirigée par Marx, et qui a une certaine influence en Rhénanie et même dans le reste de l'Allemagne, n'est pas directement l'organe de la Ligue mais se présente comme "Organe de la Démocratie". Comme le note Engels : "(…) la Ligue, une fois que les masses populaires se furent mises en mouvement, s'avéra bien trop faible comme levier." ("Quelques mots sur l'histoire de la Ligue des communistes", novembre 1885). Une des causes importantes de cette faiblesse réside dans la faiblesse même du prolétariat en Allemagne où la grande industrie n'a pas encore pris son essor. Cependant, le même Engels relève que "La Ligue était incontestablement la seule organisation révolutionnaire qui eût de l'importance en Allemagne". L'impact de l'AIT est bien plus important puisque celle-ci devient une "puissance" en Europe. Mais c'est surtout la 2e Internationale (en fait à travers les différents partis qui la composent) qui peut, pour la première fois dans l'histoire, revendiquer une influence déterminante dans les masses ouvrières.
La question s'est posée déjà au temps de Marx mais a revêtu une importance bien plus grande par la suite : que devient le parti lorsque l'avant-garde qui défend le programme historique de la classe ouvrière, la révolution communiste, n'a pas la possibilité d'avoir un impact immédiat sur les luttes de classe du prolétariat ?
À cette question, l'histoire a donné différentes réponses. La première réponse est celle de la dissolution du parti lorsque les conditions de son existence ne sont plus présentes. Ce fut le cas de la Ligue et de l'AIT. Dans les deux cas, Marx et Engels ont joué un rôle décisif dans cette dissolution.
C'est ainsi qu'en novembre 1852, après le procès des communistes de Cologne qui venait ponctuer la victoire de la contre-révolution en Allemagne, ils ont appelé le Conseil central de la Ligue à prononcer la dissolution de celle-ci. Il vaut la peine de souligner que la question de l'action de la minorité révolutionnaire dans une période de réaction avait déjà été soulevée dès l'automne 1850 au sein de la Ligue. Au milieu de l'année 1850, Marx et Engels avaient constaté que la vague révolutionnaire refluait du fait de la reprise de l'économie :
"Étant donné cette prospérité générale dans laquelle les forces productives de la société bourgeoise se développent aussi abondamment que le permettent les conditions bourgeoises, on ne saurait parler de véritable révolution. Une telle révolution n'est possible que dans les périodes où ces deux facteurs, les forces productives modernes et les formes de production bourgeoises entrent en conflit les uns avec les autres." (Neue Rheinische Zeitung, Politisch-ökonomische Revue, fascicules V et VI)
Ils sont conduits à combattre la minorité immédiatiste de Willich-Schapper qui veut continuer à appeler les ouvriers à l'insurrection malgré le recul :
"Lors du dernier débat sur la question 'de la position du prolétariat allemand dans la prochaine révolution', des membres de la minorité du Conseil central ont exprimé des points de vue qui sont en contradiction directe avec l'avant-dernière circulaire, voire avec le Manifeste. Ils ont substitué à la conception internationale du Manifeste une conception nationale et allemande, en flattant le sentiment national de l'artisan allemand. À la place de la conception matérialiste du Manifeste, ils ont une conception idéaliste : au lieu de la situation réelle, c'est la volonté qui devient la force motrice de la révolution. Tandis que nous disons aux ouvriers : il vous faut traverser quinze, vingt, cinquante ans de guerres civiles pour changer les conditions existantes et vous rendre aptes à la domination sociale, ils disent au contraire : nous devons immédiatement arriver au pouvoir, ou bien nous pouvons aller nous coucher ! À la manière dont les démocrates utilisent le mot 'peuple', ils utilisent le mot 'prolétariat', comme une simple phrase. Pour réaliser cette phrase, il faudrait proclamer prolétaires tous les petits-bourgeois, c'est-à-dire représenter la petite bourgeoisie, et non le prolétariat. À la place du développement historique réel, il faudrait mettre la phrase 'révolution'". (Intervention de Marx à la réunion du Conseil central de la Ligue du 15 septembre 1850, marxists.org)
De même, au congrès de la Haye de 1872, Marx et Engels soutiennent la décision de transférer le Conseil Général à New York afin de le soustraire à l'influence des tendances bakouninistes qui gagnent en influence à un moment où le prolétariat européen a subi une importante défaite avec l'écrasement de la Commune de Paris. Ce déplacement hors d'Europe du Conseil Général signifie la mise en sommeil de l'AIT qui prélude à sa dissolution. Cette dissolution devient effective à la conférence de Philadelphie en juillet 1876.
D'une certaine façon, la dissolution du parti lorsque les conditions ne permettent plus son existence était bien plus facile dans le cas de la Ligue et de l'AIT que par la suite. La Ligue était une petite organisation clandestine (sauf au moment des révolutions de 1848-49) qui n'avait pas pris une place "officielle" dans la société. Concernant l'AIT, sa disparition formelle ne signifiait pas pour autant que disparaissaient toutes ses composantes. C'est ainsi que les Trade unions anglais ou le parti ouvrier allemand ont survécu à l'AIT. Ce qui avait disparu, c'était le lien formel existant entre ses différentes composantes.
Les choses sont différentes par la suite. Les partis ouvriers ne disparaissent plus mais ils passent à l'ennemi. Ils deviennent des institutions de l'ordre capitaliste ce qui confère aux éléments révolutionnaires une responsabilité différente de celle qu'ils avaient lors des premières étapes du mouvement ouvrier.
Lorsque la Ligue a été dissoute, il n'a pas subsisté la moindre organisation formelle en charge de constituer un pont vers le nouveau parti qui devrait surgir à un moment ou à un autre. Marx et Engels estiment d'ailleurs que le travail d'élaboration et d'approfondissement théorique constitue la première priorité au cours de cette période et comme, à ce moment-là, ils sont pratiquement les seuls à maîtriser la théorie qu'ils ont élaborée, ils n'ont pas besoin d'une organisation formelle pour faire ce travail. Cela dit, un certain nombre d'anciens membres de la Ligue sont restés en contact entre eux, notamment dans l'émigration en Angleterre. On assiste même à la réconciliation, en 1856, entre Marx et Schapper. En septembre 1864, c'est Eccarius, ancien membre du Conseil central de la Ligue, et qui a des liens étroits avec le mouvement ouvrier anglais, qui demande que Marx soit présent à la tribune du célèbre meeting du 28 septembre à Saint-Martin's Hall où est décidée la fondation de l'Association Internationale des Travailleurs.1 Et c'est ainsi, également, qu'on va retrouver dans le Conseil général de l'AIT un nombre significatif d'anciens membres de la Ligue : Eccarius, Lessner, Lochner, Pfaender, Schapper et, bien sûr, Marx et Engels.
Lorsque l'AIT disparait, il subsiste, comme on l'a vu, des organisations qui vont être à l'origine de la fondation de la 2e internationale, notamment le parti allemand issu de l'unification de 1875 (SAP) dont la composante d'Eisenach (Bebel, Liebknecht) était affiliée à l'AIT.
Il faut faire ici une remarque concernant le rôle que se donnaient ces deux premières organisations lorsqu'elles se sont constituées. Dans le cas de la Ligue, il est clair dans le Manifeste que la perspective est celle de la révolution prolétarienne à assez court terme. C'est à la suite de la défaite des révolutions de 1848-49 que Marx et Engels comprennent que les conditions historiques n'en sont pas encore mûres. De même, au moment de la fondation de l'AIT, il existe l'idée d'une "émancipation des travailleurs" (suivant le terme de ses statuts) à court ou moyen terme (malgré la diversité des visions que recouvrait cette formule pour les différentes composantes de l'Internationale : mutuellisme, collectivisme, etc.). La défaite de la Commune de Paris a mis en évidence une nouvelle fois l'immaturité des conditions pour le renversement du capitalisme, d'autant plus que dans la période qui suit on assiste à un épanouissement considérable du capitalisme avec notamment la constitution de la puissance industrielle de l'Allemagne qui dépasse celle de l'Angleterre au début du 20e siècle.
Au cours de cette période d'épanouissement du capitalisme, alors que la perspective révolutionnaire reste éloignée, les partis socialistes acquièrent une importance majeure au sein de la classe ouvrière (particulièrement en Allemagne, évidemment). Cet impact croissant, alors que l'état d'esprit de la majorité des ouvriers n'est pas révolutionnaire, est lié au fait que les partis socialistes, non seulement affichent dans leur programme la perspective du socialisme, mais défendent aussi, au quotidien, le "programme minimum" de réformes au sein de la société capitaliste. C'est d'ailleurs cette situation qui conduit à l'opposition entre ceux pour qui "Le but final, quel qu’il soit, n’est rien, le mouvement est tout" (Bernstein) et ceux pour qui "Le but final du socialisme est le seul élément décisif distinguant le mouvement socialiste de la démocratie bourgeoise et du radicalisme bourgeois, le seul élément qui, plutôt que de donner au mouvement ouvrier la vaine tâche de replâtrer le régime capitaliste pour le sauver, en fait une lutte de classe contre ce régime, pour l’abolition de ce régime." "Pour la social-démocratie, lutter à l’intérieur même du système existant, jour après jour, pour les réformes, pour l’amélioration de la situation des travailleurs, pour des institutions démocratiques, c’est la seule manière d’engager la lutte de classe prolétarienne et de s’orienter vers le but final, c’est-à-dire de travailler à conquérir le pouvoir politique et à abolir le système du salaire." (Rosa Luxemburg dans la préface de Réforme sociale ou Révolution) En fait, malgré le rejet officiel des thèses de Bernstein par la SPD et par l'Internationale socialiste, cette vision devient en réalité majoritaire au sein du SPD (et particulièrement dans l'appareil) et au sein de l'Internationale.
"L’expérience de la Deuxième Internationale confirme l’impossibilité de maintenir au prolétariat son parti dans une période prolongée d’une situation non révolutionnaire. La participation finale des partis de la Deuxième Internationale à la guerre impérialiste de 1914 n’a fait que révéler la longue corruption de l’organisation. La perméabilité et pénétrabilité, toujours possibles, de l’organisation politique du prolétariat par l’idéologie de la classe capitaliste régnante, prennent dans des périodes prolongées de stagnation et de reflux de la lutte de classe, une ampleur telle que l’idéologie de la bourgeoisie finit par se substituer à celle du prolétariat, qu’inévitablement le parti se vide de son contenu de classe primitif pour devenir l’instrument de classe de l’ennemi." ("Sur la nature et la fonction du parti politique du prolétariat", point 12)
C'est dans ce contexte que, pour la première fois, surgissent de véritables fractions. La première fraction est celle des bolcheviks qui, après le congrès de 1903 du POSDR, entreprend la lutte contre l'opportunisme, d'abord sur les questions d'organisation puis sur les questions de tactique face aux tâches du prolétariat dans un pays semi-féodal comme la Russie. Il faut noter que, jusqu'en 1917, même si la fraction bolchevique et la fraction menchevique menaient leur politique de façon indépendante, elles appartenaient formellement au même parti, le POSDR.
Le courant marxiste qui s'est développé autour de l'hebdomadaire De Tribune (dirigé par Wijnkoop, Van Raveysten et Ceton mais auquel collaboraient notamment Gorter et Pannekoek) a engagé à partir de 1907 un travail similaire dans le SDAP, le parti hollandais. Ce courant a mené le combat contre la dérive opportuniste au sein du parti représentée principalement par la fraction parlementaire et Troelstra qui, dès le congrès de 1908, propose d'interdire De Tribune. Troelstra aura finalement gain de cause lors du congrès extraordinaire de Deventer (13-14 février 1909) qui décide la suppression de De Tribune et exclut ses trois rédacteurs du parti. Cette politique, qui visait à séparer les "chefs" tribunistes des sympathisants de ce courant provoque en fait une vive réaction de ces derniers. En fin de compte, cette politique d'exclusion de Troelstra, celle du Bureau international de l'IS qui est sollicité pour un arbitrage mais qui est dominé par les réformistes, mais aussi la volonté de rupture des trois rédacteurs (volonté que Gorter ne partage pas3) conduit les "tribunistes" à fonder en mars un nouveau parti, le SDP (Parti social-démocrate). Ce parti, jusqu'à la guerre mondiale, restera très minoritaire, avec une influence électorale insignifiante, mais il bénéficie du soutien de la Gauche au sein de l'Internationale, et notamment des bolcheviks, ce qui lui permet, en fin de compte, d'être réintégré dans l'IS en 1910 (après un premier refus par le BSI en novembre 1909) et d'envoyer des délégués (un mandat contre 7 au SDAP) aux congrès internationaux de 1910 (Copenhague) et 1912 (Bâle). Au cours de la Guerre, à laquelle la Hollande ne participe pas mais qui pèse considérablement sur la classe ouvrière (chômage, approvisionnement, etc.) le SDP gagne en influence, y compris sur le plan électoral, par sa politique internationaliste et de soutien aux luttes ouvrières. Finalement, le SDP prendra le nom de Parti communiste des Pays-Bas (CPN) en novembre 1918, avant même la fondation du Parti Communiste d'Allemagne (KPD).
Le 3ème courant qui a joué un rôle de fraction décisif dans un parti de la 2ème Internationale est celui qui allait justement former le KPD. Dès le 4 août au soir, après le vote unanime des crédits de guerre par les députés socialistes au Reichstag, un certain nombre de militants internationalistes se retrouvent dans l'appartement de Rosa Luxemburg pour définir les perspectives de lutte et les moyens de regrouper tous ceux qui, dans le parti, combattent la politique chauvine de la direction et de la majorité. Ces militants sont unanimes pour estimer qu'il faut mener ce combat AU SEIN du parti. Dans de nombreuses villes, la base du parti dénonce le vote des crédits de guerre par la fraction parlementaire. Même Liebknecht est critiqué pour avoir voté le 4 août, par discipline, son soutien. Lors du 2e vote, le 2 décembre, Liebknecht est le seul à voter contre et il est rejoint par Otto Rühle lors des 2 votes suivants, puis par un nombre croissant de députés. Dès l'hiver 1914-1915, des tracts clandestins sont distribués (notamment celui intitulé "L'ennemi principal est dans notre propre pays"). En avril 1915 est publié le premier et unique numéro de Die Internationale dont la vente s'élève à 5000 exemplaires dès le premier soir et qui donne son nom au Gruppe Internationale, animé notamment par Rosa Luxemburg, Jogiches, Liebknecht, Mehring, Clara Zetkin. Dans la clandestinité, soumis à la répression4 ce petit groupe, qui prend le nom de "Groupe Spartacus" puis de "Ligue Spartacus", anime le combat contre la guerre et le gouvernement de même que contre la droite et le centre de la social-démocratie. Il n'est pas seul dans ce combat puisque d'autres groupes, notamment à Hambourg et Brême (où se trouvent Pannekoek, Radek et Frölich) défendent une politique internationaliste avec encore plus de clarté que les spartakistes. Début 1917, lorsque la direction du SPD exclut les oppositionnels pour stopper le progrès de leurs positions au sein du parti, ces groupes poursuivent leur activité de façon autonome alors que les spartakistes poursuivent un travail de fraction au sein de l'USPD centriste. Finalement, ces différents courants se regroupent lors de la constitution du KPD le 31 décembre 1918, mais il est clair que ce sont les spartakistes qui constituent l'axe du nouveau parti.
C'est avec un certain retard sur le mouvement ouvrier en Russie, Hollande et Allemagne que se constitue une fraction de Gauche en Italie. Il s'agit, évidemment, de la "Fraction abstentionniste" qui se regroupe autour du journal Il Soviet publié à Naples par Bordiga et ses camarades à partir de décembre 1918 et qui se constitue formellement en fraction au congrès du PSI en octobre 1919. Pourtant, depuis 1912, au sein de la Fédération des jeunes socialistes et dans la fédération de Naples du PSI, Bordiga a animé un courant révolutionnaire intransigeant. Ce retard s'explique en partie par le fait que Bordiga, mobilisé, ne peut intervenir dans la vie politique avant 1917 mais surtout par le fait que, au moment de la guerre, la direction du parti est entre les mains de la gauche, suite au congrès de 1912, qui a expulsé la droite réformiste et celui de 1914 qui a expulsé les francs-maçons. Avanti, le journal du PSI, est dirigé par Mussolini qui, à ces congrès, a présenté les motions d'exclusion. Celui-ci profite de cette position pour publier le 18 octobre 1814 un éditorial intitulé "De la neutralité absolue à la neutralité active et agissante" qui se prononce pour l'entrée en guerre de l'Italie au côté de l'entente. Il est évidemment limogé de son poste mais à peine un mois après, il publie Il Popolo d'Italia grâce aux subsides apportés par le député socialiste Marcel Cachin (futur dirigeant du PCF) pour le compte du gouvernement français et de l'Entente. Il est exclu du PSI le 29 novembre. Par la suite, même si la situation dominée par la Guerre mondiale pousse à la décantation entre une Gauche, une Droite et un Centre, la direction du parti oscille entre droite et gauche, entre prises de positions "maximalistes" et prises de position réformistes. "C'est seulement en cette année 1917, qu'au congrès de Rome se cristallisèrent nettement les tendances de droite et de gauche. La première obtint 17 000 voix contre 14 000 pour la seconde. La victoire de Turati, Treves, Modigliani, au moment où se développait la révolution russe accéléra la formation d'une Fraction intransigeante révolutionnaire à Florence, Milan, Turin et Naples." (Notre livre, La Gauche communiste d'Italie). Ce n'est qu'à partir de 1920, sous l'impulsion de la révolution en Russie, de la formation de l'IC (qui lui apporte son soutien) et aussi des grèves ouvrières en Italie, notamment à Turin, que la Fraction abstentionniste gagne en influence dans le parti. Elle entre aussi en contact avec le courant regroupé autour du journal Ordine Nuovo, animé par Gramsci, même s'il existe d'importants désaccords entre les deux courants (Gramsci est favorable à la participation aux élections, il défend une sorte de syndicalisme révolutionnaire et hésite à rompre avec la droite et le centre en se constituant en fraction autonome). "En octobre 1920, à Milan, se formait la Fraction communiste unifiée qui rédigeait un Manifeste appelant à la formation du parti communiste par l'expulsion de l'aile droite de Turati ; elle renonçait au boycottage des élections en application des décisions du IIe congrès du Komintern". (Ibid.) C'est à la Conférence d'Imola, en décembre 1920 qu'est décidé le principe d'une scission : "notre œuvre de fraction est et doit être terminée maintenant (…) immédiate sortie du parti et du congrès (du PSI) dès lors que le vote nous aura donné la majorité ou la minorité. Il s'ensuivra… la scission d'avec le Centre." (Ibid.) Au congrès de Livourne qui s'ouvre le 21 janvier, "la motion d'Imola obtient le tiers de votes des adhérents socialistes : 58 783 sur 172 487. La minorité quitte le congrès et décide de siéger comme Parti communiste d'Italie, section de l'Internationale communiste. (…) Avec fougue, Bordiga concluait, juste avant de sortir du congrès : 'Nous emportons avec nous l'honneur de votre passé'." (Ibid.)
Cet examen (très rapide) du travail des principales fractions qui se sont constituées au sein des partis de la seconde Internationale permet de définir un premier rôle qui incombe à une fraction : défendre au sein du parti en dégénérescence les principes révolutionnaires :
Il faut noter que pratiquement tous les courants de Gauche ont eu pour souci de rester le plus longtemps possible au sein du parti. Les seules exceptions sont celles des tribunistes (mais Gorter et Pannekoek ne partageaient pas cette précipitation) et des "gauches radicales" animées par Radek, Pannekoek et Frölich qui, après l'expulsion en 1917 des opposants au sein du SPD, refusent d'entrer dans l'USPD (contrairement aux Spartakistes). La séparation de la Gauche d'avec le vieux parti qui a trahi résultait, soit de son exclusion, soit de la nécessité de fonder un parti capable de se porter à l'avant-garde de la vague révolutionnaire.
Il faut noter aussi que l'action de la Gauche n'est pas condamnée à rester minoritaire au sein du parti dégénérescent : au Congrès de Tours du Parti socialiste français, la motion de la Gauche appelant à l'adhésion à l'IC est majoritaire. C'est pour cela que le Parti communiste qui est fondé à ce moment-là conserve le journal L'Humanité fondé par Jaurès. Il conserve aussi, malheureusement, le secrétaire général du PS, Frossard, qui devient pour un certain temps le nouveau principal dirigeant du PC.
Une dernière remarque : cette capacité de la fraction de Gauche à constituer d'emblée le nouveau parti n'a été possible que parce qu'il s'est écoulé peu de temps (3 ans) entre la trahison avérée du vieux parti et le surgissement de la vague révolutionnaire. Par la suite, la situation sera bien différente.
L'Internationale communiste est fondée en mars 1919. À cette époque, il existe très peu de partis communistes constitués (les partis communistes de Russie, des Pays-Bas, d'Allemagne, de Pologne et quelques autres de moindre importance). Et pourtant, dès ce moment-là, on a déjà vu surgir une première fraction "de Gauche" (qui se proclame comme telle) au sein du principal parti communiste, celui de Russie (qui n'a pris le nom de communiste qu'en mars 1918, lors du 7e congrès du POSDR) ; il s'agit du courant regroupé, au début 1918, autour du journal Kommunist et animée par Ossinsky, Boukharine, Radek et Smirnov. Le désaccord principal de cette fraction vis-à-vis de l'orientation suivie par le parti concerne la question des négociations de Brest-Litovsk. Les "Communistes de Gauche" sont opposés à ces négociations et préconisent la "guerre révolutionnaire", "l'exportation" de la révolution vers d'autres pays au bout des fusils. Mais, en même temps, cette fraction entreprend une critique des méthodes autoritaires du nouveau pouvoir prolétarien et insiste sur la plus large participation des masses ouvrières à ce pouvoir, des critiques qui sont assez proches de celles de Rosa Luxemburg (Cf. "La révolution russe"). La signature de la paix de Brest-Litovsk va sonner la fin de cette fraction. Par la suite, Boukharine va être un représentant de l'aile droite du parti, mais certains éléments de cette fraction, tel Ossinsky, vont appartenir à des fractions de gauche qui vont surgir plus tard. Ainsi, alors qu'en Europe occidentale certaines des fractions au sein des partis socialistes qui allaient former les partis communistes ne sont pas encore constituées (la Fraction abstentionniste animée par Bordiga ne se constitue qu'en décembre 1918), les révolutionnaires de Russie engagent déjà le combat (évidemment de façon très confuse) contre des dérives qui affectent le parti communiste dans leur pays. Il est intéressant de remarquer (même s'il n'y a pas lieu ici d'analyser ce phénomène) que, sur toute une série de questions, les militants de Russie ont fait figure de précurseurs tout au long du début du 20e siècle : constitution de la fraction bolchevique après le 2e congrès du POSDR, clarté face à la guerre impérialiste en 1914, animation de la Gauche de Zimmerwald, nécessité de fonder une nouvelle internationale, fondation du premier parti communiste en mars 1918, impulsion et orientation politique du 1er congrès de l'IC. Et cette "précocité" se retrouve même dans la formation de fractions au sein du parti communiste. En fait, de par son rôle particulier de premier (et seul) parti communiste à accéder au pouvoir, le parti de Russie est aussi le premier à subir la pression de l'élément principal qui va signer sa perte (outre, évidemment, la défaite de la vague révolutionnaire mondiale), son intégration au sein de l'État. De ce fait, les résistances prolétariennes, aussi confuses qu'elles fussent, à ce processus de dégénérescence du parti ont commencé beaucoup plus tôt qu'ailleurs.
Par la suite, le parti russe verra surgir un nombre significatif d'autres courants "de Gauche" :
Pendant la période de la guerre civile, les critiques envers la politique menée par le parti se font beaucoup plus rares du fait de la menace des armées blanches qui pèse sur le nouveau régime mais dès que celle-ci prend fin avec la victoire de l'Armée Rouge sur les Blancs, elles reprennent de plus belle :
De tous les courants qui ont mené le combat contre la dégénérescence du Parti bolchevique, c'est certainement le "Groupe ouvrier" qui est le plus clair politiquement. Il est très proche du KAPD (qui publie ses documents et avec qui il est en contact). Surtout, ses critiques à la politique suivie par le Parti se basent sur une vision internationale de la révolution, contrairement à celles des autres groupes qui se polarisent uniquement sur des questions de démocratie (dans le Parti et dans la classe ouvrière) et de gestion de l'économie. C'est pour cela qu'il rejette les politiques de front unique des 3e et 4e congrès de l'IC, alors que le courant trotskiste continue à se revendiquer des 4 premier congrès. Il faut noter qu'il existe des discussions (notamment en déportation) entre l'aile gauche du courant trotskiste et les éléments du Groupe ouvrier.
De tous les courants de Gauche qui ont surgi au sein du parti bolchevique, le Groupe ouvrier est probablement le seul qui s'apparente à une fraction conséquente. Mais la terrible répression que Staline déchaîne contre les révolutionnaires (et à côté de laquelle la répression tsariste fait pâle figure) lui ôte toute possibilité de se développer. Finalement, Miasnikov décide de revenir en Russie après la 2de Guerre mondiale. Comme c'était prévisible, il disparaît aussitôt ce qui prive les faibles forces de la Gauche communiste d'un de ses combattants les plus valeureux.
Le combat des fractions de Gauche dans les autres pays que la Russie a nécessairement pris des formes différentes mais, si on revient sur les trois autres partis communistes dont la fondation a été évoquée plus haut, on constate que c'est aussi très tôt que les courants de Gauche engagent le combat bien que sous des formes différentes.
Lors de la fondation du parti communiste d'Allemagne, les positions de la Gauche sont majoritaires. Sur la question syndicale, Rosa Luxemburg, qui a rédigé le programme du KPD et le présente au Congrès, est très claire et catégorique : "(… les syndicats) ne sont plus des organisations ouvrières mais les protecteurs les plus solides de l'État et de la société bourgeoise. Par conséquent, il va de soi que la lutte pour la socialisation ne peut pas être menée en avant sans entraîner celle pour la liquidation des syndicats. Nous sommes d'accord sur ce point." Sur la question parlementaire, contre la position des Spartakistes (Rosa Luxemburg, Liebknecht, Jogiches, etc.), le congrès rejette la participation aux élections qui doivent se tenir peu après. Après la disparition de ces militants (tous assassinés) la nouvelle direction (Levi, Brandler) semble, dans un premier temps, faire des concessions à la gauche (qui reste majoritaire) sur la question syndicale mais, dès août 1919 (conférence de Francfort du KPD), Levi, qui veut se rapprocher de l'USPD, se prononce pour un travail dans le parlement aussi bien que dans les syndicats et, au congrès d'Heidelberg, en octobre, il réussit, grâce à une manœuvre, à faire exclure la gauche antisyndicale et antiparlementaire pourtant majoritaire. Les militants exclus refusent majoritairement de former immédiatement un nouveau parti car ils sont contre la scission et ils espèrent réintégrer le KPD. Ils sont soutenus fermement par les militants de gauche hollandais (notamment Gorter et Pannekoek) qui jouissent à ce moment-là d'une forte autorité au sein de l'IC et qui impulsent l'orientation du Bureau d'Amsterdam nommé par l'Internationale pour prendre en charge le travail en direction de l'Europe occidentale et de l'Amérique. Ce n'est que 6 mois plus tard (les 4 et 5 avril 1920), devant le refus du congrès du KPD de février 1920 de réintégrer les militants exclus et aussi devant l'attitude conciliatrice de ce parti envers le SPD lors du Putsch de Kapp (13-17 mars) que ces militants fondent le KAPD (Parti communiste ouvrier d'Allemagne). Leur démarche est confortée par le soutien du Bureau d'Amsterdam lequel a organisé en février une conférence internationale où les thèses de la Gauche ont triomphé (sur les questions syndicale, parlementaire et sur le rejet du tournant opportuniste de l'IC manifestée notamment par la demande que les communistes anglais entrent dans le Labour)6. Le nouveau parti bénéficie du soutien de la minorité de gauche (animée par Gorter et Pannekoek) du parti communiste des Pays-Bas (CPN) qui publie dans son journal le programme du KAPD adopté par son congrès de fondation. Cela n'empêche pas Pannekoek de faire un certain nombre de critiques à ce parti (lettre du 5 juillet 1920), notamment à propos de sa position envers les "Unionen" (mise en garde contre toute concession au syndicalisme révolutionnaire) et surtout de la présence dans ses rangs du courant "National bolchevik" qu'il considère comme une "aberration monstrueuse". À ce moment-là, sur toutes les questions essentielles auxquelles se confronte le prolétariat mondial (questions syndicale, parlementaire, du parti7, de l'attitude envers les partis socialistes, de la nature de la révolution en Russie, etc.) la Gauche hollandaise (et particulièrement Pannekoek) qui inspire la majorité du KAPD, se situe à la toute avant-garde du mouvement ouvrier.
Le congrès du KAPD qui se tient du 1er au 4 août se prononce en faveur de ces orientations : les "national-bolcheviks" quittent le parti à ce moment-là et, quelques mois plus tard, c'est le tour des éléments fédéralistes qui sont hostiles à l'appartenance à l'IC. Pour sa part, Pannekoek, Gorter et le KAPD sont résolus à rester au sein de l'IC pour mener le combat contre la dérive opportuniste qui gagne de plus en plus. C'est pour cette raison que le KAPD envoie 2 délégués en Russie, Jan Appel et Franz Jung, en vue du 2e congrès de l'IC qui doit se tenir à Moscou à partir du 17 juillet 1920 8 mais sans nouvelles d'eux, il envoie 2 autres délégués, dont Otto Rühle, qui, au vu de la situation catastrophique dont souffre la classe ouvrière et du processus de bureaucratisation de l'appareil gouvernemental, décident de ne pas participer au Congrès malgré le fait que celui-ci leur ait proposé d'y défendre leurs positions et d'y avoir voix délibérative. C'est en vue de ce congrès que Lénine rédige "La maladie infantile du communisme". Il faut noter que dans cette brochure, Lénine écrit que : "l'erreur représentée par le doctrinarisme de gauche dans le mouvement communiste est, à l'heure présente, mille fois moins dangereuse et moins grave que l'erreur représentée par le doctrinarisme de droite".
Aussi bien du côté de l'IC et des bolcheviks que du côté du KAPD, la volonté existe que ce dernier soit intégré dans l'Internationale, et donc dans le KPD, mais le regroupement de ce dernier avec la Gauche de l'USPD en décembre 1920 pour former le VKPD, regroupement auquel étaient hostiles tous les courants de gauche de l'IC, barre la route à cette possibilité. Le KAPD acquiert néanmoins le statut de "parti sympathisant de l'IC", disposant d'un représentant permanent dans son Comité exécutif, et il envoie des délégués à son 3e congrès en juin 1921. Entretemps, cependant, cette communauté de travail s'est fortement altérée suite notamment à "l'action de mars" (une "offensive" aventuriste promue par le VKPD) et à la répression de l'insurrection de Cronstadt (que la Gauche a soutenue dans un premier temps croyant que cette insurrection était effectivement l'œuvre des Blancs comme le prétendait la propagande du gouvernement soviétique). En même temps, la direction de droite du PCN (Wijnkoop est appelé le "Levi hollandais"), qui a la confiance de Moscou, entreprend une politique d'exclusions anti statutaire des militants de la Gauche. Finalement, ces militants vont fonder en septembre un nouveau parti, le KAPN, sur le modèle du KAPD.
La politique de Front unique adoptée lors du 3e congrès de l'IC ne fait qu'aggraver les choses de même que l'ultimatum adressé au KAPD de fusionner avec le VKPD. En juillet 1921, la direction du KAPD, avec le soutien de Gorter, adopte une résolution coupant les ponts avec l'IC et appelant à la constitution d'une "Internationale communiste ouvrière", et cela deux mois avant le congrès du KAPD prévu en septembre. C'était de toute évidence une décision totalement précipitée. À ce congrès, la question de la fondation d'une nouvelle internationale est discutée (les militants de Berlin, et notamment Jan Appel, y sont opposés) et le congrès décide finalement de créer un Bureau d'information en vue d'une telle constitution. Ce Bureau d'information agit comme si la nouvelle internationale avait déjà été formée alors que sa conférence constitutive n'a eu lieu qu'en avril 1922. À ce moment-là, le KAPD a connu une scission entre, d'une part, la "tendance de Berlin", majoritaire et qui est hostile à la formation d'une nouvelle internationale, et la "tendance d'Essen" (qui rejette les luttes salariales). Seule cette dernière participe à cette conférence qui compte cependant sur la présence de Gorter, rédacteur du programme de la KAI (Internationale Communiste Ouvrière, nom de la nouvelle internationale). Les groupes participants sont en petit nombre et représentent des forces très limitées : outre la tendance d'Essen, il y a le KAPN, les communistes de Gauche bulgares, le Communist Workers Party (CWP) de Sylvia Pankhurst, le KAP d'Autriche, qualifié de "village Potemkine" par le KAPD de Berlin. Finalement, cette "Internationale" croupion va disparaître avec la disparition ou le retrait progressif de ses constituants. C'est ainsi que la tendance d'Essen connaît de multiples scissions et que le KAPN se désagrège, d'abord par l'apparition en son sein d'un courant qui se rattache à la tendance de Berlin, hostile à la formation de la KAI, puis par des luttes intestines d'ordre clanique plus que principielles.
En fait, l'élément essentiel qui permet d'expliquer l'échec piteux et dramatique de la KAI est constitué par le reflux de la vague révolutionnaire qui avait servi de tremplin à la fondation de l'IC :
"L'erreur de Gorter et de ses partisans de proclamer artificiellement la KAI, alors que subsistaient dans l'IC des fractions de gauche qui auraient pu être regroupées au sein d'un même courant communiste de gauche international, a été très lourde pour le mouvement révolutionnaire. (…) Le déclin de la révolution mondiale, très net en Europe à partir de 1921, ne permettait guère d'envisager la formation d'une nouvelle Internationale. En croyant que le cours était toujours à la révolution, avec la théorie de la "crise mortelle du capitalisme", les courants de Gorter et d'Essen avaient une certaine logique dans la proclamation de la KAI. Mais les prémisses étaient fausses." (Notre livre, La Gauche hollandaise, Chapitre V.4.d)
La déconfiture finale du KAPD et du KAPN illustre de façon saisissante la nécessité qu'ont les révolutionnaires d'avoir la vision la plus claire possible de l'évolution du rapport de forces entre prolétariat et bourgeoisie.
Si c'est avec beaucoup de retard que la Gauche germano-hollandaise a pris conscience du reflux de la vague révolutionnaire9, ce ne fut pas le cas pour les Bolcheviks et les dirigeants de l'Internationale communiste ni, non plus, pour la Gauche communiste d'Italie. Mais les réponses que les uns et les autres ont apportées à cette situation étaient radicalement différentes :
En réalité, le cours opportuniste qui a affecté l'IC, dès le 2e congrès mais surtout à partir du 3e, et qui remettait en cause la clarté et l'intransigeance affirmée à son 1er congrès, exprimait, non seulement les difficultés rencontrées par le prolétariat mondial à poursuivre et renforcer son combat révolutionnaire, mais aussi la contradiction insoluble dans laquelle s'enfonçait le parti bolchevique qui dirigeait de fait l'IC. D'un côté, ce parti se devait d'être le fer de lance de la révolution mondiale après l'avoir été dans la révolution en Russie. Il avait d'ailleurs toujours affirmé que cette dernière n'était qu'une toute petite étape de la première et il était bien conscient qu'une défaite du prolétariat mondial signifiait la mort de la révolution en Russie. D'un autre côté, en tant que détenteur du pouvoir dans un pays, il était soumis aux exigences propres à la fonction d'un État national notamment celle d'assurer la "sécurité" extérieure et intérieure, c'est-à-dire de mener une politique extérieure conforme aux intérêts de la Russie et une politique intérieure garantissant la stabilité du pouvoir. En ce sens, la répression des grèves de Petrograd et l'écrasement sanglant de l'insurrection de Cronstadt en mars 1921 étaient le pendant d'une politique de "main tendue", sous couvert de "Front unique", vers les partis socialistes dans la mesure où ces derniers pouvaient exercer une pression sur les gouvernements pour orienter leur politique extérieure dans un sens favorable à la Russie.
L'intransigeance de la Gauche communiste italienne, laquelle dirigeait de fait le PCI (les "Thèses de Rome" adoptées par son 2e congrès en 1922 ont été rédigées par Bordiga et Terracini) s'est notamment exprimée, et de façon exemplaire, face à la montée du fascisme en Italie suite à la défaite des combats de 1920. Sur le plan pratique, cette intransigeance se manifestait par un total refus de nouer des alliances avec des partis de la bourgeoisie (libéraux ou "socialistes) face à la menace fasciste : le prolétariat ne pouvait combattre le fascisme que sur son propre terrain, la grève économique et l'organisation de milices ouvrières d'autodéfense. Sur le plan théorique, on doit à Bordiga la première analyse sérieuse (et qui reste toujours valable) du phénomène fasciste, une analyse qu'il a présentée devant les délégués du 4e congrès de l'IC en réfutation de l'analyse faite par cette dernière :
Cette intransigeance s'est exprimée aussi à l'égard de la politique de Front unique, de "main tendue" envers les partis socialistes et son corollaire, le mot d'ordre de "Gouvernement ouvrier" lequel "revient à nier en pratique le programme politique du communisme, c'est-à-dire la nécessité de préparer les masses à la lutte pour la dictature du prolétariat". (Citation de Bordiga dans La Gauche communiste d'Italie)
Elle s'est exprimée également à propos de la politique de l'IC visant à fusionner les PC et les courants de gauche des partis socialistes ou "centristes" qui, en Allemagne, a conduit à la formation du VKPD et qui, en Italie, s'est traduite par l'entrée en août 1924 de 2000 "terzini" (partisans de la 3e Internationale) dans un parti qui ne comptait plus que 20 000 membres du fait de la répression et de la démoralisation.
Elle s'est enfin exprimée envers la politique de "bolchevisation" des PC à partir du 5e congrès de l'IC en juillet 1924, une politique combattue également par Trotski et qui, à grands traits, consistait à renforcer la discipline dans les partis communistes, une discipline bureaucratique destinée à faire taire les résistances contre sa dégénérescence. Cette bolchevisation consistait aussi à promouvoir un mode d'organisation des PC à partir des "cellules d'usine" ce qui polarisait les ouvriers sur les problèmes qui se posaient dans "leur" entreprise au détriment, évidemment, d'une vision et d'une perspective générales du combat prolétarien.
Alors que la Gauche est encore largement majoritaire au sein du parti, l'IC impose une direction de droite (Gramsci, Togliatti) qui soutient sa politique, une opération qui est facilitée par l'emprisonnement de Bordiga entre février et octobre 1923. Pourtant, à la conférence clandestine du PCI de mai 1924 les thèses présentées par Bordiga, Grieco, Fortichiari et Repossi, et qui sont très critiques envers la politique de l'IC, sont approuvées par 35 secrétaires de fédération sur 45 et par 4 secrétaires interrégionaux sur 5. C'est en 1925 que se déchaîne au sein de l'IC la campagne contre les oppositions, à commencer par l'Opposition de Gauche" menée par Trotski. "En mars-avril 1925, l'Exécutif élargi de l'IC mit à l'ordre du jour l'élimination de la tendance 'bordiguiste' à l'occasion du 3e congrès du PCd'I. Il interdit la publication de l'article de Bordiga favorable à Trotski. La bolchevisation de la section italienne commença par la destitution de Fortichiari de son poste de secrétaire fédéral de Milan. Alors, soudainement, en avril, la Gauche du parti, avec Damen, Repossi, Perrone et Fortichiari fonda un "Comité d'entente (…) afin de coordonner une contre-offensive. La direction de Gramsci attaqua violemment le 'Comité d'entente' en le dénonçant comme 'fraction organisée'. En fait, la Gauche ne voulait pas se constituer encore en fraction : elle ne tenait pas à fournir un prétexte à son expulsion, alors qu'elle demeurait encore majoritaire dans le parti. Au début, Bordiga se refusa d'adhérer au Comité, ne voulant pas briser le cadre de la discipline imposée. C'est en juin seulement qu'il se rallia aux vues de Damen, Fortichiari et Repossi. Il fut chargé de rédiger une 'Plate-forme de la gauche' qui est la première démolition systématique de la bolchevisation." (Ibid.)
"Sous la menace d'exclusion, le 'Comité d'entente' dut se dissoudre… C'était le commencement de la fin de la Gauche italienne comme majorité." (Ibid.)
Au congrès de janvier 1926, qui se tient à l'étranger du fait de la répression fasciste, la Gauche présente les "Thèses de Lyon" qui ne recueillent que 9,2% des voix : la politique menée, en application des consignes de l'IC, de recrutement intensif d'éléments jeunes et peu politisés a donné ses fruits… Ces thèses de Lyon vont orienter la politique de la Gauche italienne dans l'émigration.
Bordiga va mener un dernier combat lors du 6e Exécutif élargi de l'IC de février-mars 1926. Il dénonce la dérive opportuniste de l'IC et évoque la question des fractions, sans pourtant en envisager l'actualité immédiate, affirmant que "l'histoire des fractions est l'histoire de Lénine" ; elles ne sont pas une maladie, mais le symptôme de cette maladie. Elles sont une réaction de "défense contre les influences opportunistes".
Dans une lettre à Karl Korsch, en septembre 1926, Bordiga écrivait : "Il ne faut pas vouloir la scission des partis et de l'Internationale. Il faut laisser s'accomplir l'expérience de la discipline artificielle et mécanique en respectant cette discipline jusque dans ses absurdités de procédure tant que cela sera possible, sans jamais renoncer aux positions de critique idéologique et politique et sans jamais se solidariser avec l'orientation dominante. (…) D'une façon générale, je pense que ce qui doit être mis aujourd'hui au premier plan, c'est, plus que l'organisation et la manœuvre, un travail préalable d'élaboration d'une idéologie politique de gauche internationale, basée sur les expériences éloquentes qu'a connues le Komintern. Comme ce point est loin d'être réalisé, toute initiative internationale apparait difficile." (Cité dans La Gauche communiste d'Italie)
Ce sont là aussi des bases sur laquelle va finalement se constituer la Fraction de Gauche du Parti communiste d'Italie et qui va tenir sa première conférence en avril 1928 à Pantin, dans la banlieue de Paris. Elle compte alors 4 "fédérations" : Bruxelles, New York, Paris et Lyon avec des militants aussi au Luxembourg, à Berlin et à Moscou.
Cette conférence adopte à l'unanimité une résolution définissant ses perspectives dont voici des extraits :
Comme on le voit :
La Fraction va alors entreprendre un travail remarquable jusqu'en 1945, un travail poursuivi et complété par la GCF jusqu'en 1952. Nous avons déjà souvent évoqué ce travail dans nos articles, textes internes et discussions et il n'y a pas lieu d'y revenir ici.
Une des contributions essentielles de la Fraction italienne, et qui est au cœur du présent rapport, va être justement l'élaboration de la notion de Fraction sur la base de toute l'expérience du mouvement ouvrier. Cette notion est déjà définie, à grands traits, au début du rapport. En outre, dans une annexe, nous portons à la connaissance des camarades une série de citations de textes de la Fraction italienne et de la GCF permettant de se faire une idée plus précise de cette notion. Aussi, nous nous contenterons ici de redonner un extrait de notre presse où la notion de Fraction avait été définie ("La fraction italienne et la gauche communiste de France", Revue Internationale n° 90) :
"La minorité communiste existe en permanence comme expression du devenir révolutionnaire du prolétariat. Cependant l'impact qu'elle peut avoir sur les luttes immédiates de la classe est étroitement conditionné par le niveau de celles-ci et du degré de conscience des masses ouvrières. Ce n'est que dans des périodes de luttes ouvertes et de plus en plus conscientes du prolétariat que cette minorité peut espérer avoir un impact sur ces luttes. Ce n'est que dans ces circonstances qu'on peut parler de cette minorité comme d'un parti. En revanche, dans les périodes de recul historique du prolétariat, de triomphe de la contre-révolution, il est vain d'espérer que les positions révolutionnaires puissent avoir un impact significatif et déterminant sur l'ensemble de la classe. Dans de telles périodes, le seul travail possible, et il est indispensable, est celui d'une fraction : préparer les conditions politiques de la formation du futur parti lorsque le rapport de forces entre les classes permettra à nouveau que les positions communistes aient un impact dans l'ensemble du prolétariat." (Extrait de la note 4)
"La Fraction de Gauche se forme à un moment où le parti du prolétariat tend à dégénérer victime de l'opportunisme, c'est-à-dire de la pénétration en son sein de l'idéologie bourgeoise. C'est la responsabilité de la minorité qui maintient le programme révolutionnaire que de lutter de façon organisée pour faire triompher celui-ci au sein du parti. Soit la Fraction réussit à faire triompher ses principes et à sauver le parti, soit ce dernier poursuit son cours dégénérescent et il finit alors par passer avec armes et bagages dans le camp de la bourgeoisie. Le moment du passage du parti prolétarien dans le camp bourgeois n'est pas facile à déterminer. Cependant, un des indices les plus significatifs de ce passage est le fait qu'il ne puisse plus apparaître de vie politique prolétarienne au sein du parti. La fraction de Gauche a la responsabilité de mener le combat au sein du parti tant que subsiste un espoir qu'il puisse être redressé : c'est pour cela que dans les années 1920 et au début des années 1930, ce ne sont pas les courants de gauche qui ont quitté les partis de l’IC mais ils ont été exclus, souvent par des manœuvres sordides. Cela dit, une fois qu'un parti du prolétariat est passé dans le camp de la bourgeoisie, il n'y a pas de retour possible. Nécessairement, le prolétariat devra faire surgir un nouveau parti pour reprendre son chemin vers la révolution et le rôle de la Fraction est alors de constituer un "pont" entre l'ancien parti passé à l'ennemi et le futur parti dont elle devra élaborer les bases programmatiques et constituer l'ossature. Le fait qu'après le passage du parti dans le camp bourgeois il ne puisse exister de vie prolétarienne en son sein signifie aussi qu'il est tout à fait vain, et dangereux, pour les révolutionnaires de pratiquer "l'entrisme" qui constituait une des "tactiques" du trotskisme et que la Fraction a toujours rejeté. Vouloir entretenir une vie prolétarienne dans un parti bourgeois, et donc stérile pour les positions de classe, n'a jamais eu comme autre résultat que d'accélérer la dégénérescence opportuniste des organisations qui s'y sont essayées et non de redresser en quoi que ce soit ce parti. Quant au "recrutement" que ces méthodes ont permis, il était particulièrement confus, gangrené par l'opportunisme et n'a jamais pu constituer une avant-garde pour la classe ouvrière.
En fait, une des différences fondamentales entre la Fraction italienne et le trotskisme réside dans le fait que la Fraction, dans la politique de regroupement des forces révolutionnaires, mettait toujours en avant la nécessité de la plus grande clarté, de la plus grande rigueur programmatique, même si elle était ouverte à la discussion avec tous les autres courants qui avaient engagé le combat contre la dégénérescence de l'IC. En revanche, le courant trotskiste a essayé de constituer des organisations de façon précipitée, sans une discussion sérieuse et une décantation préalables des positions politiques, misant essentiellement sur des accords entre "personnalités" et sur l'autorité acquise par Trotski comme un des principaux dirigeants de la révolution de 1917 et de l'IC à son origine."
Ce passage évoque les méthodes du courant trotskiste que nous n'avons pas, faute de place, évoqué plus haut. Mais il est significatif que deux des caractéristiques de ce courant, avant qu'il ne rejoigne le camp bourgeois, sont les suivantes :
La volonté de clarté qui a toujours animé la Gauche italienne comme condition fondamentale pour remplir sa tâche est évidemment inséparable de la préoccupation pour la théorie et de la nécessité permanente d'être capable de remettre en cause des analyses et des positions qui semblaient définitives.
Pour conclure cette partie du rapport, il nous faut très brièvement revenir sur la trajectoire des courants qui sont sortis de l'IC et dont nous avons plus haut évoqué uniquement l'origine.
Le courant issu de la Gauche germano-hollandaise s'est maintenu même après la disparition du KAPD et du KAPN. Son principal représentant était le GIK (Groupe des communistes internationalistes) en Hollande, un groupe qui avait une influence en dehors de ce pays (par exemple Living Marxism animé par Paul Mattick aux États-Unis). Durant l'un des moments les plus tragiques et critiques des années 1930, la Guerre d'Espagne, ce groupe a défendu une position parfaitement internationaliste, sans aucune concession à l'antifascisme. Il a animé la réflexion des communistes de Gauche y compris de Bilan (qui reprend la position de Rosa Luxemburg et de la Gauche allemande sur la question nationale) de même que celle de la GCF qui a rejeté la position classique de la Gauche italienne sur les syndicats pour reprendre celle de la Gauche germano-hollandaise. Cependant, ce courant a adopté deux positions qui allaient lui être fatales (et qui n'étaient pas celles-du KAPD) :
Cela l'a conduit à rejeter dans le camp bourgeois toute une série d'organisations prolétariennes du passé, à rejeter, en fin de compte, l'histoire du mouvement ouvrier et les leçons qu'elle pouvait apporter pour le futur.
Cela l'a conduit également à s'interdire tout rôle de fraction puisque la tâche de cette dernière est de préparer un organisme dont le courant conseilliste ne veut pas, le parti.
En conséquence de ces deux faiblesses, il s'interdisait de jouer un rôle significatif dans le processus qui conduira au futur parti, et donc à la révolution communiste, même si les idées conseillistes continuent à avoir une influence sur le prolétariat.
Un dernier point introductif à la 2e partie du rapport : peut-on considérer le CCI comme une fraction ? La réponse saute aux yeux, évidemment non puisque notre organisation, à aucun moment, ne s'est constituée au sein d'un parti prolétarien. Mais cette réponse, elle avait déjà été donnée au début des années 50 par le camarade MC dans une lettre aux autres camarades du groupe Internationalisme :
“La Fraction était une continuation organique, directe, parce qu’elle n’existait que pour un temps relativement court. Souvent elle continuait à vivre au sein de l’ancienne organisation jusqu’au moment de la rupture. Sa rupture équivalait souvent à sa transformation en nouveau Parti (exemple de la fraction Bolchevique et du Spartakusbund, comme presque toutes les fractions de gauche de l’ancien Parti). Cette continuation organique est aujourd’hui quasiment inexistante. (…) Parce que la Fraction n’avait pas à répondre à des problèmes fondamentalement nouveaux comme le pose notre période de la crise permanente et de l’évolution vers le capitalisme d’État et ne se trouvait pas disloquée en une poussière de petites tendances, elle était plus ancrée en ses principes révolutionnaires acquis qu’appelée à formuler de nouveaux principes, elle avait plus à maintenir qu’à construire. Pour cette raison et pour celle de sa continuité organique directe dans un laps de temps relativement court, elle était le nouveau Parti en gestation. (…)
[Le groupe], s’il a comme tâches en partie celles de la Fraction, à savoir: réexamen de l’expérience, formation des militants, a en plus celle de l’analyse de l’évolution nouvelle et la perspective nouvelle, et en moins celle de reconstruire le programme du futur Parti. Il n’est qu’un apport à cette reconstruction, comme il n’est qu’un élément du futur Parti. Sa fonction dans son apport programmatique est partielle du fait de sa nature organisationnelle”.
Aujourd'hui, au moment des 40 ans du CCI, c'est la même démarche que nous devons avoir en nous rappelant ce que nous écrivions à l'occasion de ses 30 ans :
"La capacité du CCI à faire face à ses responsabilités tout au long de ses trente années d'existence, nous la devons en très grande partie aux apports de la Fraction italienne de la Gauche communiste. Le secret du bilan positif que nous tirons de notre activité au cours de cette période, c'est dans notre fidélité aux enseignements de la Fraction et, plus généralement, à la méthode et à l'esprit du marxisme qu'elle s'était pleinement appropriés." ("Les trente ans du CCI : s'approprier le passé pour construire l'avenir", Revue Internationale n° 123).
1 Il faut noter que, d'après une lettre de Marx à Engels envoyée peu après ce meeting, Marx avait accepté l'invitation d'Eccarius parce que cette fois l'affaire lui paraissait sérieuse contrairement aux tentatives précédentes de constituer des organisations auxquelles il avait été invité et qu'il estimait artificielles.
2 Dans cette partie, de même que dans la partie suivante, nous nous penchons sur les fractions ayant surgi dans quatre partis différents, ceux de Russie, de Hollande, d'Allemagne et d'Italie sans nous intéresser aux partis de deux pays majeurs, la Grande-Bretagne et la France. En réalité, dans ces derniers partis, il n'a pas existé de fractions de Gauche dignes de ce nom du fait, en particulier, de l'extrême faiblesse de la pensée marxiste en leur sein. Ainsi, en France, la première réaction organisée contre la Première guerre mondiale ne provient pas d'une minorité au sein du Parti socialiste mais d'une minorité au sein de la centrale syndicale CGT, le noyau autour de Rosmer et Monatte qui a publié La Vie ouvrière.
3 "J'ai continuellement dit contre la rédaction de De Tribune : nous devons tout faire pour attirer les autres vers nous, mais si cela échoue après que nous nous soyons battus jusqu'au bout et que tous nos efforts aient échoué, alors nous devons céder [c'est-à-dire accepter la suppression de De Tribune]." (Lettre de Gorter à Kautsky, 16 février 1909). "Notre force dans le parti peut grandir ; notre force en dehors du parti ne pourra jamais croître." (Intervention de Gorter au congrès de Deventer). (D'après l'article "La gauche hollandaise (1900-1914) : Le mouvement 'Tribuniste' 3ème partie", Revue Internationale n° 47)
4 Parmi les nombreux militants frappés par la répression, on peut signaler Rosa Luxemburg qui passe une bonne partie de la guerre en prison, Liebknecht qui est d'abord mobilisé puis enfermé en forteresse après avoir pris la parole pour dénoncer la guerre et le gouvernement dans la manifestation du 1er mai 1916 ; même Mehring, âgé de plus de 70 ans, est emprisonné.
5 Les deux autres positions sont celle de Trotski qui veut intégrer les syndicats dans l'État afin d'en faire des organes d'encadrement des ouvriers (sur le modèle de l'Armée Rouge) pour une plus grande discipline au travail et de Lénine qui, au contraire, estime que les syndicats doivent jouer un rôle dans la défense des ouvriers contre l'État qui connait de "fortes déformations bureaucratiques".
6 Suite au "danger" que le Bureau d'Amsterdam ne constitue un pôle de regroupement de la Gauche au sein de l'IC, le Comité Exécutif de celle-ci annonce par radio sa dissolution le 4 mai 1920.
7 À cette époque, la Gauche hollandaise et Pannekoek sont particulièrement clairs pour combattre la vision développée par Otto Rühle qui rejette la nécessité du parti à l'image de la position qui sera plus tard celle des conseillistes… et de Pannekoek.
8 On connait de quelle façon ces délégués sont parvenus en Russie (alors que la guerre civile et le "cordon sanitaire" rend quasiment impossible un accès par voie terrestre) : ils ont détourné un navire marchand jusqu'à Mourmansk.
9 Dans ses derniers écrits, à la veille de sa mort, Gorter fait la preuve qu'il a compris ses propres erreurs et il incite ses camarades à en faire autant et à en tirer les leçons (Voir La gauche hollandaise, fin du chapitre V.4.d)
1. En faisant un bilan de ses analyses de la situation internationale au cours des 40 dernières années, le CCI peut s’inspirer de l’exemple du Manifeste Communiste de 1848, la première déclaration ouverte du courant marxiste dans le mouvement ouvrier. Les acquis du Manifeste sont bien connus : l’application de la méthode matérialiste au processus historique, montrant la nature transitoire de toutes les formations sociales ayant existé jusque-là ; la reconnaissance que, alors que le capitalisme jouait encore un rôle révolutionnaire en unifiant le marché mondial et en développant les forces productives, ses contradictions inhérentes, qui se manifestaient dans les crises répétées de surproduction, indiquaient que lui aussi n’était qu’une étape transitoire dans l’histoire humaine ; l’identification de la classe ouvrière comme fossoyeur du mode de production bourgeois ; la nécessité pour la classe ouvrière de hisser ses luttes au niveau de la prise de pouvoir politique pour établir les fondements d’une société communiste ; le rôle nécessaire d’une minorité communiste, en tant que produit et facteur actif dans la lutte de classe du prolétariat.
2. Ces pas en avant sont encore une partie fondamentale du programme communiste aujourd’hui. Mais Marx et Engels, fidèles à une méthode qui est à la fois historique et autocritique, ont été capables par la suite de reconnaître que certaines parties du Manifeste avaient été dépassées, ou démenties, par l’expérience historique. Ainsi, à la suite des événements de la Commune de Paris en 1871, ils en conclurent que la prise du pouvoir par la classe ouvrière impliquait la destruction et non pas la conquête de l’État bourgeois existant. Et longtemps avant, dans les débats de la Ligue des Communistes qui suivirent la défaite des révolutions de 1848, ils réalisèrent que le Manifeste s’était trompé en estimant que le capitalisme s’était déjà engagé dans une impasse fondamentale et qu’il pourrait y avoir une transition rapide de la révolution bourgeoise à la révolution prolétarienne. Contre la tendance hyper-activiste autour de Willich et Schapper, ils mettaient en avant la nécessité pour les révolutionnaires de développer une réflexion beaucoup plus profonde sur les perspectives d’une société capitaliste encore ascendante. Cependant, en reconnaissant ces erreurs, ils ne remettaient pas en question leur méthode sous-jacente – ils y revenaient plutôt pour donner aux acquis programmatiques du mouvement des fondements plus solides.
3. La passion du communisme, le désir brûlant de voir la fin de l’exploitation capitaliste, ont fréquemment conduit les communistes à tomber dans des erreurs semblables à celles de Marx et Engels en 1848. L’éclatement de la Première Guerre mondiale, et l’immense soulèvement révolutionnaire qu’elle provoqua dans les années 1917-20, ont été vus de façon correcte par les communistes comme une preuve définitive que le capitalisme était entré dans une nouvelle époque, l’époque de son déclin, et donc l’époque de la révolution prolétarienne. La révolution mondiale avait d’ailleurs été mise à l’ordre du jour par la prise du pouvoir par le prolétariat de Russie en octobre 1917. Mais l’avant-garde communiste de l’époque a aussi tendu à sous-estimer les énormes difficultés auxquelles se confrontait le prolétariat dont la confiance en soi et la boussole morale avaient subi un coup sévère du fait de la trahison de ses vieilles organisations ; un prolétariat qui était épuisé par des années de massacre impérialiste et sur lequel pesait encore fortement le réformisme et des influences opportunistes qui avaient grandi dans le mouvement ouvrier au cours des trois décennies précédentes. La réponse de la direction de l’Internationale Communiste à ces difficultés a été de tomber dans de nouvelles versions de l’opportunisme qui visaient à gagner de l’influence au sein des masses, comme la "tactique" de front unique avec des agents avérés de la bourgeoisie actifs au sein de la classe ouvrière. Ce tournant opportuniste a fait surgir des réactions saines des courants de gauche au sein de l’Internationale, en particulier les gauches italienne et allemande, mais elles se confrontaient elles-mêmes à des obstacles considérables pour comprendre les nouvelles conditions historiques. Dans la Gauche allemande, ces tendances qui avaient adopté la théorie de la "crise mortelle" se sont méprises en voyant le début de la décadence du capitalisme. Alors que cette décadence devait se comprendre comme toute une période de crises et de guerres – elle signifiait pour ces courants que le système se heurtait à un mur et serait totalement incapable de récupérer. Un résultat de cette analyse a été le déclenchement d’actions aventuristes qui visaient à provoquer le prolétariat pour qu’il assène un coup mortel au capitalisme ; un autre en a été l’instauration d’une "Internationale communiste ouvrière" éphémère, suivie par une phase "conseilliste", un abandon croissant de la notion même de parti de classe.
4. L’incapacité de la majorité de la Gauche allemande à répondre au reflux de la vague révolutionnaire a été un élément crucial de désintégration de la plupart de ses expressions organisées. À la différence de la Gauche allemande, la Gauche italienne a été capable de reconnaître la défaite profonde subie par le prolétariat mondial à la fin des années 1920 et de développer les réponses théoriques et organisationnelles exigées par la nouvelle phase de la lutte de classe, lesquelles étaient incluses dans le concept d’un changement dans le cours de l’histoire, dans la formation de la Fraction, et dans l’idée de faire un "bilan" de la vague révolutionnaire et des positions programmatiques de l’Internationale Communiste. Cette clarté a permis à la Fraction italienne de faire des avancées théoriques inestimables, en défendant en même temps des positions internationalistes quand, tout autour d’elle, on succombait à l’antifascisme et à la marche vers la guerre. Cependant, même la Fraction n’était pas immunisée contre les crises et les régressions théoriques ; en 1938, la revue Bilan a été renommée Octobre en anticipant une nouvelle vague révolutionnaire qui résulterait de la guerre imminente et de la "crise de l’économie de guerre" qui s’ensuivrait. Dans la période d’après-guerre, la Gauche Communiste de France – qui était née en réaction à la crise de la Fraction pendant la guerre et à la précipitation immédiatiste qui avait conduit à former le Parti Communiste Internationaliste en 1943, qui avait été capable, dans une période très fructueuse entre 1946 et 1952, de faire la synthèse des meilleures contributions des gauches italienne et allemande et de développer une meilleure compréhension de l’adoption par le capitalisme de formes totalitaires et étatiques – s’était elle-même désagrégée à cause d’une compréhension erronée de la période après-guerre, en prévoyant à tort l’éclatement imminent d’une troisième guerre mondiale.
5. En dépit de ces erreurs sérieuses, la démarche fondamentale de Bilan et de la GCF restaient valables, et ont été indispensables pour la formation du CCI au début des années 1970. Le CCI s’est formé sur la base de tout un ensemble d’acquis clefs de la Gauche communiste : pas seulement les positions de classe telles que l’opposition aux luttes de libération nationale et à toutes les guerres capitalistes, la critique des syndicats et du parlementarisme, la reconnaissance de la nature capitaliste des partis "ouvriers" et des pays "socialistes" mais aussi :
6. La question de la capacité du CCI de reprendre et de développer l’héritage organisationnel de la Gauche communiste est traitée dans d’autres rapports pour le 21ème congrès. Cette résolution se concentre sur les éléments qui guident notre analyse de la situation internationale depuis nos origines. Et là, il est clair que le CCI n’a pas simplement hérité des acquis du passé mais a été capable de les développer de nombreuses façons :
7. A côté de cette capacité à s’approprier et à développer les acquis du mouvement ouvrier passé, le CCI comme toutes les organisations révolutionnaires précédentes, est aussi soumis à de multiples pressions exercées par l’ordre social dominant, et donc aux formes idéologiques que ces pressions engendrent – par-dessus tout, l’opportunisme, le centrisme et le matérialisme vulgaire. En particulier, dans ses analyses de la situation mondiale, il a été la proie de l’impatience et de l’immédiatisme que nous avons identifiés dans les organisations du passé et qui relèvent, en partie, d’une forme mécanique de matérialisme. Ces faiblesses se sont aggravées dans l’histoire du CCI, du fait des conditions dans lesquelles il était né, puisqu’il souffrait de la rupture organique avec les organisations du passé, de l’impact de la contre-révolution stalinienne qui a introduit une vision fausse de la lutte et de la morale prolétariennes et de l’influence puissante de la révolte petite bourgeoise des années 1960 – la petite bourgeoisie, en tant que classe sans avenir historique, étant presque par définition l’incarnation de l’immédiatisme. De plus, ces tendances ont été exacerbées dans la période de décomposition qui est à la fois le produit et un facteur actif de la perte de perspective pour le futur.
8. Depuis le début, le danger d’immédiatisme s’est exprimé dans l’évaluation que le CCI faisait du rapport de forces entre les classes. Tout en identifiant correctement la période après 1968 comme la fin de la contre-révolution, sa caractérisation du nouveau cours historique comme "cours à la révolution" impliquait une montée linéaire et rapide des luttes immédiates jusqu’au renversement du capitalisme, et même après que cette formulation ait été corrigée, le CCI a conservé la vision que les vagues de luttes qui se sont suivies entre 1978 et 1989, malgré des reculs temporaires, représentaient une offensive semi-permanente du prolétariat. Les immenses difficultés de la classe pour passer du mouvement défensif à la politisation de ses luttes, et au développement d’une perspective révolutionnaire n’étaient pas suffisamment mises en lumière et analysées. Même si le CCI a été capable de reconnaître le début de la décomposition et le fait que l’effondrement des blocs impliquait un profond recul de la lutte de classe, nous étions toujours fortement influencés par l’espoir que l’approfondissement de la crise économique ramènerait les "vagues" de lutte des années 70 et 80 ; alors que nous avions considéré avec raison qu’il y avait eu un tournant dans le recul après 2003, nous avons souvent sous-estimé les énormes difficultés auxquels se confrontait la jeune génération de la classe ouvrière pour développer une perspective claire à ses luttes, un facteur qui affecte à la fois la classe ouvrière dans son ensemble et ses minorités politisées. Les erreurs d’analyse ont aussi alimenté certaines démarches fausses et même opportunistes dans l’intervention dans les luttes et la construction de l’organisation.
9. Si la théorie de la décomposition (qui était en fait le dernier legs du camarade MC au CCI) a donc été un guide indispensable et fondamental pour comprendre la période actuelle, le CCI a souvent bataillé pour comprendre toutes ses implications. C’est vrai en particulier quand il a fallu expliquer et reconnaître les difficultés de la classe ouvrière depuis les années 1990. Alors que nous étions capables de voir comment la bourgeoisie a utilisé les effets de la décomposition pour monter d’énormes campagnes idéologiques contre la classe ouvrière - la plus notable, le déluge de mensonges sur la "mort du communisme" après l’effondrement du bloc de l’Est – nous n’avons pas suffisamment examiné en profondeur à quel point le processus même de la décomposition tendait à saper la confiance en soi et la solidarité du prolétariat. De plus, nous avons éprouvé des difficultés pour comprendre l’impact sur l’identité de classe de la destruction des vieilles concentrations ouvrières dans certains pays centraux du capitalisme et leur relocalisation dans des nations antérieurement "sous-développées". Alors que nous avions au moins une compréhension partielle de la nécessité pour le prolétariat de politiser ses luttes pour résister à la décomposition, c’est seulement très tard que nous avons commencé à saisir que, pour le prolétariat, retrouver son identité de classe et adopter une perspective politique comporte une dimension morale et culturelle vitale.
10. C’est probablement dans le domaine du suivi de la crise économique que se sont exprimées de la façon la plus évidente les difficultés du CCI ; en particulier :
11. Dans le domaine des tensions impérialistes, le CCI a en général un cadre d’analyse vraiment solide, qui montre les différentes phases de confrontation entre les blocs dans les années 70 et 80 ; et bien qu’ayant été quelque peu "surpris" par l’effondrement brutal du bloc de l’Est et de l’URSS après 1989, il avait déjà développé les outils théoriques pour analyser les faiblesses inhérentes aux régimes staliniens ; en liant cela à sa compréhension de la question du militarisme et au concept de décomposition qu’il avait commencé à élaborer dans la dernière moitié des années 80, le CCI a été le premier dans le milieu prolétarien à prévoir la fin du système des blocs, le déclin de l’hégémonie américaine et le développement très rapide du "chacun pour soi" au niveau impérialiste. Tout en restant conscients que la tendance à la formation de blocs impérialistes n’avait pas disparu après 1989, nous montrions les difficultés auxquelles faisait face même le candidat le plus vraisemblable au rôle de tête de bloc contre les États-Unis, l’Allemagne nouvellement réunifiée, difficulté à être un jour capable d’assumer son ambition impérialiste. Cependant, nous avons été moins capables de prévoir la capacité de la Russie de ré-émerger en tant que force qui compte sur la scène mondiale, et plus important, nous avons beaucoup tardé à voir la montée de la Chine en tant que nouvel acteur significatif dans les rivalités entre grandes puissances qui se sont développées dans les deux ou trois dernières décennies – un échec étroitement connecté à notre problème de reconnaissance de la réalité de l’avancée économique de la Chine.
12. L’existence de toutes ces faiblesses, prises dans leur ensemble, ne doit pas être un facteur de découragement, mais un stimulus pour entreprendre un programme de développement théorique qui rendra le CCI capable d’approfondir sa vision de tous les aspects de la situation mondiale. Le début d’un bilan critique des 40 dernières années entrepris dans les rapports du congrès, les tentatives d’aller aux racines de notre méthode d’analyse de la lutte de classe et de la crise économique, la redéfinition de notre rôle en tant qu’organisation dans la période de décomposition capitaliste - tout cela est le signe annonciateur d’une réelle renaissance culturelle dans le CCI. Dans la période à venir, le CCI devra aussi revenir sur des questions théoriques fondamentales telles que la nature de l’impérialisme et de la décadence de façon à fournir le cadre le plus solide à nos analyses de la situation internationale.
13. Le premier pas dans le bilan critique de 40 ans d’analyse de la situation mondiale est de reconnaitre nos erreurs et de commencer à creuser jusqu’au fond quelles sont leurs origines. Il serait donc prématuré d’essayer de prendre en compte toutes leurs implications dans l'analyse de la situation actuelle du monde et de ses perspectives. Néanmoins, nous pouvons dire qu’en dépit de nos faiblesses, les fondamentaux de nos perspectives restent valides ;
Les prémices de cette spirale sont déjà discernables et elles ont les conséquences les plus négatives pour le prolétariat, dont les fractions "périphériques" sont directement mobilisées ou massacrées dans les conflits actuels et dont les fractions centrales se trouvent dans l’incapacité de réagir à la barbarie croissante, ce qui renforce la tendance à tomber dans l’atomisation et le désespoir. Mais malgré tous les dangers bien réels que fait courir la marée montante de la décomposition, le potentiel de la classe ouvrière pour répondre à cette crise sans précédent de l’humanité n’a pas été épuisé comme l’ont indiqué les meilleurs moments du mouvement étudiant en France en 2006 ou les révoltes sociales de 2011, dans lesquels le prolétariat, sans même se reconnaître comme classe, a montré des signes évidents de sa capacité à s’unifier au-delà de toutes ses divisions, dans les rues et dans les assemblées générales. Par-dessus tout, les jeunes prolétaires engagés dans ces mouvements, dans la mesure où ils ont commencé à défier la brutalité des rapports sociaux capitalistes et à poser la question d’une nouvelle société, ont fait les premiers pas timides vers la réaffirmation que la lutte de classe n’est pas qu’une lutte économique mais une lutte politique, et que son but ultime reste ce que soulignait de façon si audacieuse le Manifeste de 1848 : l’établissement de la dictature du prolétariat et l’inauguration d’une nouvelle culture humaine.
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[1] https://fr.internationalism.org/files/fr/pdf/fr_156.pdf
[2] https://fr.internationalism.org/revue-internationale/201409/9119/conference-internationale-extraordinaire-du-cci-nouvelle-notre-disp
[3] https://fr.internationalism.org/ICConline/2008/crise_economique_Asie_Sud_est.htm
[4] https://fr.internationalism.org/rinte61/est.htm
[5] https://fr.internationalism.org/rinte65/marc.htm
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[7] https://fr.internationalism.org/rinte26/generalisation.htm
[8] https://fr.internationalism.org/nation_classe.htm
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[13] https://fr.internationalism.org/rinte28/mpp.htm
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[15] https://fr.internationalism.org/en/tag/vie-du-cci/defense-lorganisation
[16] https://fr.internationalism.org/en/tag/vie-du-cci/prises-position-du-cci
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[25] https://fr.internationalism.org/revolution-internationale/201405/9090/france-1re-partie-quand-bourgeoisie-fait-croire-au-proletariat
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