Les 12 et 19 avril, deux embarcations de fortune surchargées de migrants fuyant la plus extrême des misères sombraient dans les profondeurs de la Méditerranée, emportant avec elles plus de 1200 vies. Ces tragédies sont récurrentes depuis plusieurs décennies : dans les années 1990, le détroit de Gibraltar, cette forteresse ultra-sécurisée, était déjà le tombeau de nombreux migrants. Depuis 2000, 22 000 personnes ont disparu en tentant de gagner l’Europe par la mer. Et depuis le drame de Lampedusa en 2013, où périrent 500 personnes, cette migration et ses conséquences fatales connaissent un accroissement sans précédent. Avec près de 220 000 traversées et 3500 morts, l’année 2014 a pulvérisé les “records” (sic !). En quatre mois, la mer a déjà emporté 1800 migrants depuis le 1er janvier 2015.
Ces dernières années, nous assistons à une sorte d’industrialisation de ce trafic d’êtres humains. Les témoignages sont parfois édifiants : camps de réfugiés, traversées de zones de conflits, pillages, bastonnades, viols, esclavage, etc. La brutalité et le cynisme des “passeurs” semblent n’avoir aucune limite. Et tout cela pour être accueillis en Europe dans des conditions indignes et, pour reprendre l’expression du chef de l’opération Triton censée “sauver” les migrants des flots, de “fardeau” !
Si des hommes sont prêts à endurer de telles épreuves, c’est que ce qu’ils fuient est pire encore. A l’origine de l’augmentation des flux migratoires, il y a les conditions d’existence insoutenables dans des régions de plus en plus nombreuses de la planète. Ces conditions ne sont pas nouvelles, mais elles s’aggravent à vue d’œil. La faim et la maladie frappent encore. Mais c’est surtout une société pourrissant sur pied que fuient ces milliers de personnes : la décomposition accélérée de l’Afrique et du Moyen-Orient, avec leurs conflits inextricables, leurs bandes armées maffieuses et fanatisées, l’insécurité permanente, le racket, le chômage de masse…
Les grandes puissances, poussées par la logique d’un capitalisme de plus en plus irrationnel et meurtrier à défendre leurs intérêts impérialistes par les moyens les plus sordides, ont une part de responsabilité majeure dans la situation épouvantable de nombreuses régions du monde. Le chaos libyen est à ce titre caricatural : les bombes occidentales ont remplacé un tyran par des milices désorganisées sans foi ni loi. Outre que cela illustre parfaitement l’unique perspective que le capitalisme est en mesure d’offrir à l’humanité, la dislocation du pays a favorisé l’implantation au grand jour de filières de “passeurs” sans scrupules et souvent liés à divers acteurs impérialistes : cliques maffieuses, djihadistes et même gouvernements autoproclamés en lutte les uns contre les autres qui relèvent souvent de la première ou de la seconde catégorie, voire d’un savant mélange des deux.
A l’image des migrants traversant la Méditerranée, le déracinement est inscrit dans l’histoire de la classe ouvrière. Dès les origines du capitalisme, une partie de la population rurale issue du Moyen-Âge fut arrachée à la terre pour constituer la première main-d’œuvre manufacturière. Souvent victimes d’expropriations brutales, ces parias du système féodal, trop nombreux pour que le Capital naissant puisse tous les absorber, étaient déjà traités en criminels : “La législation les traita en criminels volontaires ; elle supposa qu’il dépendait de leur libre arbitre de continuer à travailler comme par le passé et comme s’il n’était survenu aucun changement dans leur condition” (Karl Marx, Le Capital). Avec le développement du capitalisme, le besoin croissant de main-d’œuvre généra d’innombrables flux migratoires. Au xixe siècle, alors que le capitalisme prospérait, des millions de migrants prirent le chemin de l’exode pour remplir les usines. Avec le déclin historique du système, qui débute avec la Première Guerre mondiale en 1914, les déplacements de populations n’ont jamais cessé et se sont même accrus. Guerres impérialistes, crises économiques ou catastrophes climatiques, nombreuses sont les raisons d’espérer échapper à l’enfer.
Et avec la crise permanente du système, les immigrés se heurtent désormais au fait que le Capital est incapable d’absorber significativement plus de force de travail. Les obstacles administratifs, policiers et judiciaires se sont ainsi peu à peu multipliés pour empêcher les migrants d’atteindre le territoire des États les plus développés : limitation de la durée des séjours, expulsions par charters ou reconductions massives, harcèlements juridiques, traque policière, patrouilles navales et aériennes aux frontières, camps de détention, etc. Ainsi, alors que les États-Unis à la recherche d’une main-d’œuvre nombreuse furent, avant la Première Guerre mondiale, le symbole d’une terre d’asile, le territoire américain est aujourd’hui à ce point verrouillé qu’une gigantesque et meurtrière muraille se dresse à la frontière mexicaine. L’Europe n’a bien entendu pas échappé à cette dynamique. Dès les années 1980, les très démocratiques États européens ont commencé à déployer une armada de navires de guerre dans la Méditerranée et n’ont pas hésité à collaborer étroitement avec feu le “Guide de la Révolution”, Mouammar Kadhafi et ses estimables homologues, Sa Majesté le roi du Maroc et le Président à vie de l’Algérie, Abdelaziz Bouteflika, afin de repousser les migrants vers le désert, avec des méthodes d’une extrême cruauté. Tandis que la bourgeoisie abattait triomphalement le rideau de fer, d’autres “murs de la honte” s’érigeaient un peu partout aux frontières. L’hypocrisie de la liberté démocratique de circulation au sein de l’espace Schengen apparaît à ce titre explicitement. Quant à ceux qui réussissent finalement la traversée, c’est la traque, l’humiliation et des conditions de détention infâmes. En définitive, derrière leurs larmes de crocodiles, le cynisme des États n’a pas plus de limites que celui des “passeurs”.
Les naufrages d’embarcations de fortune sont tristement courants depuis des décennies, des migrants sont incarcérés comme des criminels, réduits en esclavage ou assassinés quotidiennement. L’explosion du nombre de victimes en Méditerranée ne date pas non plus du mois dernier. Alors pourquoi un tel emballement médiatique, maintenant ?
Cela répond à une logique d’intoxication idéologique qui mobilise l’ensemble des fractions de la bourgeoisie. En effet, parallèlement à la transformation des États en forteresses, s’est enracinée une idéologie anti-immigrés nauséabonde, cherchant à rendre responsables les “étrangers” des effets de la crise et à les présenter comme des hordes de délinquants troublant la tranquillité publique. Ces campagnes parfois hystériques sont d’une idiotie abyssale et visent à diviser le prolétariat en lui faisant prendre fait et cause pour les intérêts de la Nation, c’est-à-dire ceux de la classe dominante, sur la base d’un formatage pernicieux des esprits selon lequel la division de l’humanité en nations serait normale, naturelle et éternelle. D’ailleurs, l’hypocrisie du filtrage entre “bons” et “mauvais” immigrés répond entièrement à cette logique, sont jugés “bons” ceux qui peuvent être utiles à l’économie nationale, les autres seraient des nuisibles ou des fardeaux à écarter.
Mais, comme en témoignent les élans de solidarité des ouvriers d’Italie à l’endroit des migrants atteignant finalement les côtes siciliennes, de nombreux prolétaires s’indignent du sort que la bourgeoisie réserve aux immigrés. Et quoi de mieux pour encadrer et canaliser cette indignation dans des impasses que des experts patentés en la matière : la gauche de l’appareil politique bourgeois ? A nouveau, les prétendus “amis du peuple” profitent de l’indignation généralisée pour jeter la classe ouvrière, pieds et poings liés, dans la gueule de l’État capitaliste. Les ONG, ces véritables éclaireurs impérialistes, n’ont ainsi pas eu de mots assez durs pour exiger plus de lois répressives et plus de “moyens” militaires aux États mêmes qui planifient depuis des années la tuerie, tout cela au nom des “Droits de l’Homme” et de la dignité humaine. Après le coup de la “guerre humanitaire” en Afrique, voici celui du “contrôle charitable des frontières” ! Quelle infâme hypocrisie ! En France, l’inénarrable organisation trotskiste Lutte ouvrière s’illustre ainsi à nouveau dans son article, “L’Europe capitaliste condamne à mort les migrants” () : “En réduisant le nombre et la portée des patrouilles, les dirigeants de l’UE ont fait le choix de laisser mourir ceux qui tenteraient la traversée. C’est de la non-assistance à personne en danger. Les dix-huit navires et les deux hélicoptères, qui ont été envoyés sur les lieux du drame mais après le naufrage, rajoutent à l’ignominie.” En un mot, ce parti bourgeois, prétendument marxiste, réclame lui-aussi plus de navires de guerre pour “sauver” les migrants. Ainsi, la bourgeoisie instrumentalise aussi l’hécatombe pour renforcer les moyens de répression contre les migrants avec l’augmentation et la sophistication des moyens de l’Agence Frontex chargée de coordonner le déploiement militaire aux frontières de l’Europe et les opérations anti-immigrés sur le territoire : flicage à grande échelle, fichage, rafles et charters ; la bourgeoisie semble avoir tout organisé pour “porter assistance” aux migrants. Des frappes aériennes en Libye ont même été envisagées ! Derrière cela, la bourgeoisie cherche aussi à renforcer davantage le climat anxiogène et menaçant qu’elle entretient soigneusement pour faciliter l’application des mesures répressives qui se multiplient partout dans le monde contre la classe ouvrière.
Truth Martini, 5 mai 2015
() Editorial de l’hebdomadaire Lutte ouvrière no 2438, 24 avril 2015.
“En Syrie, chaque jour qui passe apporte son nouveau lot de massacres. Ce pays a rejoint les terrains des guerres impérialistes au Moyen-Orient. Après la Palestine, l’Irak, l’Afghanistan et la Libye, voici maintenant venu le temps de la Syrie. Malheureusement, cette situation pose immédiatement une question particulièrement inquiétante. Que va-t-il se passer dans la période à venir ? En effet, le Proche et le Moyen-Orient dans leur ensemble paraissent au bord d’un embrasement dont on voit difficilement l’aboutissement. Derrière la guerre en Syrie, c’est l’Iran qui attise aujourd’hui toutes les peurs et les appétits impérialistes, mais tous les principaux brigands impérialistes sont également préparés à défendre leurs intérêts dans la région. Celle-ci est sur le pied de guerre, une guerre dont les conséquences dramatiques seraient irrationnelles et destructrices pour le système capitaliste lui-même.”
C’est ainsi que débutait l’article de la Revue internationale no 149, “La menace d’un cataclysme impérialiste au Moyen-Orient”, écrit il y a presque trois ans. La situation n’a fait qu’empirer depuis et la menace d’une conflagration généralisée est encore plus grande.
Cela fait cinq ans maintenant que la guerre impérialiste ravage la Syrie dans laquelle sont impliquées les grandes puissances – États-Unis, France, Grande-Bretagne, Russie – ainsi que des puissances régionales comme l’Iran, l’Arabie saoudite, la Jordanie, Israël, etc. Aucune issue n’apparaît à ce conflit. Au contraire, la guerre et l’instabilité s’étendent. En particulier, l’État islamique et son Califat, cette expression particulière de l’irrationalité et de la décomposition capitalistes, se renforcent. A Tikrit, à Mossoul, à Raqqa et d’autres régions encore, l’État islamique s’étend. Fin mars, les forces djihadistes d’al-Nosra ont pris la deuxième capitale provinciale de Syrie, Idleb, seulement quelques jours après que dans le Sud, al-Nosra, avec l’aide d’interventions militaires israéliennes qui, de facto, travaillent avec les djihadistes, a pris l’ancienne capitale arabo-romaine de Bosra dans la région de Deraa. Le même type de coopération a été observé dans l’immense camp de réfugiés palestiniens de Yarmouk près de Damas où al-Nosra a fait le lit de l’avancée meurtrière de l’État islamique dans une enclave, déjà soumise à deux ans de siège et de famine, qui se présente elle-même comme un microcosme de la décomposition générale.
Mais ce type d’alliance est fragile ; la tendance est même à des coalitions impérialistes de plus en plus éphémères. Ainsi à Yarmouk, les résistances à toute coopération avec les djihadistes sont très fortes. Et ces alliances au sein des différentes fractions sunnites sont elles-mêmes contingentes et périlleuses du fait que beaucoup de fractions sunnites se haïssent entre elles, encore plus qu’elles ne haïssent les chiites. A Yarmouk, une bataille sur trois ou quatre fronts est en train d’éclater ; des forces palestiniennes pro-Assad y sont impliquées ainsi que le groupe djihadiste sunnite anti-régime de Aqnaf Beit al-Maqdis (le Conseil Shura moudjahidine des environs de Jerusalem – également actif dans la péninsule du Sinaï) qui est haï à la fois par l’État islamique et par al-Nosra.
L’État islamique a aussi étendu son influence sur l’Afrique du Nord dans les régions de Libye déstabilisées par les États-Unis, la Grande-Bretagne et la France et dans la péninsule toujours instable du Sinaï, malgré l’intervention dans ces deux zones du régime militaire égyptien. Tout cela a des conséquences pour de nouvelles attaques terroristes en Europe et au-delà. L’instabilité et l’armement libyens, le chômage massif dans toute la région et l’idéologie religieuse irrationnelle issue du délitement général de la société capitaliste a ouvert un boulevard aux groupes liés à al-Qaïda, Boko-Haram au Nigéria et al-Shabaab au Kenya, qui répandent la terreur et la guerre à l’intérieur comme à l’extérieur de leurs frontières. Les pays qui subissent cela sont la Somalie, le Sud-Soudan (où des troupes chinoises sont présentes), le Cameroun (dont les forces spéciales entraînées par Israël sont mobilisées pour combattre) et le Tchad (dont les forces spéciales anti-terroristes basées à Fort Carson, Colorado, travaillent avec des formateurs britanniques et les forces spéciales françaises). Les forces de l’impérialisme français ont été augmentées avant et après les attentats de Paris, attentats qu’on dit inspirés par al-Qaïda dans la péninsule arabique (AQPA).
Les conséquences de la montée du djihadisme constituent une spirale de violence et de destruction sans précédent au Moyen-Orient et en Afrique. Pour reprendre à l’État islamique la ville syrienne frontalière de Kobani, par exemple, où les combats se poursuivent encore aujourd’hui dans les villages avoisinants, les puissances occidentales et les combattants kurdes ont bombardé la ville et l’ont totalement détruite ; et c’est la même chose qui semble avoir lieu à Tikrit en Irak. À la politique de terre brûlée et à la terreur de l’État islamique répondent la terre brûlée et la terreur de l’Occident et de ses alliés. La dévastation de toute la région dépasse l’entendement et tandis que les démocrates de Grande-Bretagne, des États-Unis et de France ainsi que le repaire de bandits des Nations Unies dénoncent hypocritement la destruction par l’État islamique des anciens sites historiques et culturels, leurs propres avions ne sont pas moins destructeurs.
Malgré les bombardements qui le visent, l’État islamique constitue une force énorme et une menace qui s’étend. Patrick Cockburn, célèbre journaliste du The Independant, écrit : “L’État islamique ne va pas exploser du fait du mécontentement populaire qui s’accroît à l’intérieur de ses frontières. Ses ennemis peuvent railler ses prétentions d’être un État véritable mais, en ce qui concerne sa capacité à enrôler des troupes, à augmenter les impôts et à imposer sa variante brutale d’Islam, il est plus fort que ses nombreux voisins régionaux” (). L’exemple de Tikrit montre à quel point il est difficile de déloger l’État islamique. Dans cette ville, quelques centaines de djihadistes ont tenu tête à l’assaut coordonné de milliers de forces spéciales irakiennes et de milices chiites pendant des semaines et bien que Bagdad ait annoncé avoir repris Tikrit (), l’État islamique en contrôle toujours des parties ainsi que les provinces bien plus grandes d’Anbar et de Ninive. Pire ! L’assaut semble même avoir provoqué des problèmes entre le gouvernement irakien, les États-Unis et les milices chiites soutenues par l’Iran, l’issue étant une augmentation de frappes aériennes américaines et un soutien de facto aux forces iraniennes. Ces relations de coopération entre l’Amérique et l’Iran soulèvent une grande consternation et de grandes craintes parmi les anciens alliés de l’ex-bloc de l’Ouest, en particulier en Arabie saoudite et en Israël.
Un rapprochement a commencé à s’opérer durant la guerre menée par l’État islamique en Irak et en Syrie car la montée de l’État islamique a posé à la politique guerrière des États-Unis un dilemme encore plus grand. Si le régime d’Assad avait été vaincu, la route de Damas aurait été ouverte pour l’État islamique. Récemment, le directeur de la CIA, John Brennan, l’a reconnu explicitement quand il a déclaré qu’il ne voulait pas que le gouvernement d’Assad s’effondre (), des paroles auxquelles, quelques jours plus tard, le secrétaire d’État John Kerry a fait écho lors des discussions en vue d’un accord sur le nucléaire avec les officiels iraniens.
Les tensions entre les États-Unis et Israël, avec la clique de Netanyahou en particulier, ont émergé publiquement. Les Israéliens se sentent affaiblis et vulnérables du fait de ce que certains politiciens israéliens appellent la politique américaine de “Pivot vers la Perse” (après la politique appelée Pivot to Asia). Assad ou l’État islamique, la peste ou le choléra, tel est l’insoluble dilemme auquel la politique étrangère américaine est confrontée.
Si Israël s’inquiète du rapprochement irano-américain – une coopération qui existait en réalité jusqu’à la fin des années 1970 lorsque le Shah d’Iran était le gendarme de la région au service de la Grande-Bretagne et des États-Unis – l’Arabie saoudite aussi est préoccupée et c’est ce qui en premier lieu l’a poussée dans l’aventure actuelle au Yémen. La “révolution” islamique de 1979 qui a renversé le Shah, constituait une menace pour l’Arabie saoudite, avec ses “appels aux opprimés” – arme de l’impérialisme iranien pour gagner l’avantage sur ses rivaux locaux. Depuis cette époque, l’Iran a perdu les faveurs de l’Occident et, en même temps et indépendamment, le régime d’Arabie saoudite a développé une ligne dure d’islam wahhabite afin de promouvoir et d’encourager les sentiments et les activités anti-chiites extrémistes (). L’Etat saoudien, préoccupé par la possibilité que l’Iran devienne une puissance nucléaire, a clairement exprimé ses propres aspirations au nucléaire.
Un autre facteur qui joue en faveur d’un “axe” américano-iranien – dont nous sommes encore loin, même si un accord est obtenu sur la capacité nucléaire iranienne – est que ce serait, pour la Russie, principal allié de l’Iran et supporter d’Assad, un sérieux revers. La Russie serait repoussée à l’intérieur de ses territoires, encerclée et comprimée. Ce qui ferait de l’Europe un lieu encore plus dangereux car la menace d’un impérialisme russe cherchant à rompre cet encerclement augmenterait à long terme.
Même par rapport à ce qui est habituel au Moyen-Orient – les conflits entre communautés religieuses, la destruction gratuite, les machinations et les guerres impérialistes constantes et croissantes – l’attaque menée par l’Arabie saoudite au Yémen en mars dernier atteint de nouveaux sommets d’absurdité : l’Arabie saoudite dirige une coalition musulmane sunnite de dix nations comprenant le Pakistan, un pays non-arabe et disposant de l’arme nucléaire, pour attaquer le Yémen. Les gangsters locaux, comme les Emirats arabes unis, le Koweït et le Qatar sont impliqués mais, également, le dictateur égyptien al-Sissi ainsi que la clique génocidaire du Soudan d’el-Béchir. Tous ces despotes sont soutenus par les États-Unis et la Grande-Bretagne qui ont offert à la coalition un soutien “en logistique et en renseignements”. La force de cette coalition n’est toutefois pas claire, étant donné que le Sultanat d’Oman a refusé de s’y joindre, que le Qatar est hésitant et qu’apparemment, le Pakistan l’a finalement quittée. Difficulté supplémentaire, le Yémen, étant donné sa situation géographique, est une autre sorte d’Afghanistan comme les forces impérialistes britanniques, égyptiennes et autres l’ont appris à leurs dépens dans le passé. Le Yémen est le pays le plus pauvre du monde arabe. On estime à dix millions le nombre d’enfants au bord de la malnutrition ; la pauvreté et la corruption y sont rampantes. Ce pays qui n’a pas connu de conflits ethniques graves dans son histoire, a été sucé jusqu’à la moelle par d’autres puissances impérialistes et les guerres dans les dernières années, et cela est bien parti pour continuer. En septembre dernier, le président Obama a qualifié une opération de drone américain sur le territoire de “succès anti-terroriste”, et même de “modèle” () du genre. Le Yémen et sa population qui souffre depuis longtemps, vont subir une nouvelle série de tensions et de destructions qui ne feront, selon toute probabilité, que renforcer la position d’al-Qaïda et de l’État islamique dans la péninsule arabique.
Les rebelles Houthis qui se renforcent en ce moment au Yémen viennent de la secte zaïdiste – branche obscure de l’islam chiite du clan al-Houthi au nord où cette population vit depuis mille ans. Ils sont nés au début des années 1990 en tant que mouvement évangéliste pacifique, appelé “la Jeunesse croyante”. Comme beaucoup d’autres, ce mouvement s’est radicalisé à la suite de l’invasion occidentale de l’Irak en 2003. L’Iran l’appelle la révolution “Ansarullah” et a certainement fourni une assistance mais à la très petite échelle de la situation de la région. Les Houthis ne sont pas de simples marionnettes de Téhéran. Ils avaient auparavant battu les forces gouvernementales américaines et le président Saleh, soutenu par l’Arabie saoudite ainsi que les troupes d’AQPA. Le président Saleh a démissionné en 2012, et lui, son fils et cent mille de ses soldats soutiennent maintenant l’avancée houthie, une avancée qui a été facilitée par le désespoir et la méfiance envers les autorités. Le nouveau président yéménite Hadi, soutenu par l’Arabie saoudite et l’Occident, a fui l’avancée houthie sur Aden où sont restées certaines forces qui lui sont favorables, et on rapporte qu’il serait actuellement à Ryad. L’affiliation sunnite de Hadi est hors-la-loi en Arabie saoudite, ce qui constitue un autre élément de cette situation alambiquée. Les ambassades ont été fermées et les troupes américaines ont aussi fui les Houthis. Les Houthis avancent, ayant ramassé du matériel militaire abandonné par l’armée américaine évalué à un demi-milliard de dollars. Autre facteur d’instabilité : l’alliance du président Saleh avec les Houthis est très fragile, certaines de ses troupes se sont ralliées à l’Arabie saoudite et ont fui les bombardements de leurs quartiers. Cela indique que le retournement de cette armée contre les Houthis est possible, si elle se réorientait vers l’Arabie saoudite et vers ses anciens soutiens occidentaux.
Certains journalistes () spécialistes du Moyen-Orient ont souligné la complexité ainsi que les dangers de la guerre qui se déroule au Yémen. Ils la qualifient de “multidimensionnelle”, ce qui est une description claire de la déliquescence à l’œuvre.
Il y a les Houthis, bien armés maintenant, non grâce à l’Iran mais grâce aux États-Unis ; d’AQPA – qui est mortellement efficace dans cette région contre des cibles occidentales et locales depuis 15 ans, l’État islamique qui a annoncé l’ouverture de sa branche yéménite l’an dernier et a commandité l’attentat d’une mosquée le 21 mars, tuant plus de cent chiites houthis ; les forces sunnites-croupion déclinantes soutenues par l’Arabie saoudite et la côte occidentale du pays qui est en partie dominée par des pirates et des seigneurs de guerre. Et c’est dans cet enfer, que l’Arabie saoudite, bien armée par l’Occident, veut mener des bombardements et envoyer des forces d’invasion ! L’Arabie saoudite est apparemment en train de mobiliser 150 000 soldats et prépare son artillerie pour attaquer le Yémen. Les dimensions militaire, économique et géostratégique du conflit au Yémen ne sont pas ignorées par les journalistes : d’un côté, il y a la mer Rouge et le canal de Suez, de l’autre le golfe d’Aden et le détroit de Bab-el-Mandeb, et c’est une autre raison pour laquelle le Yémen est un enjeu si important dans l’arène impérialiste. L’aviation saoudienne a commencé à bombarder le Yémen, frappant inévitablement les camps de réfugiés et les régions civiles. L’Arabie saoudite s’inquiète également pour sa propre population et la stabilité de son régime avec l’approfondissement général de la crise : il est notoire que près de la moitié de l’armée saoudienne est composée de tribus yéménites.
L’Arabie saoudite a appelé ses plans de guerre yéménites “Opération Tempête décisive”, en écho au nom de “Tempête du désert” donné à l’opération américaine en Irak en 1991 qui avait entraîné, entre autres, le massacre de soldats et de civils irakiens sur la fameuse “Autoroute de la mort” vers Bassorah. L’Iran n’appréciera pas l’implication de l’Arabie saoudite et est consciente de l’appel que celle-ci avait adressé à l’Amérique – révélé par Wikileaks en novembre 2010 – “il faut couper la tête du serpent” iranien (selon l’Agence Reuters du 29/11/2010). Qu’il y ait ou non un rapprochement entre les États-Unis et l’Iran, les tensions et la guerre dans cette région ne peuvent que s’exacerber. C’est le futur que le capitalisme réserve à cette région et, en fin de compte, au monde entier.
D’après World Revolution, organe de presse du CCI en Grande-Bretagne, 15 avril 2015
() 20/03/2015.
() The Guardian, 1/04/2015.
() Middle East Eye, 14/03/2015.
() Il est clair que les puissances impérialistes de la région et, évidemment, les divers gangs armés sunnites et chiites ont joué un rôle de premier plan en suscitant les divisons sunnites/chiites qui étaient bien moins importantes dans le passé. Mais l’exacerbation de ces divisions sont aussi une production “spontanée” de la décomposition, d’une société dans laquelle tous les liens sociaux se dissolvent et sont remplacés par une atmosphère fétide de pourrissement.
() Le Sunday Telegraph a récemment publié un article sur un rapport des Nations Unies montrant qu’en 2011, le président Saleh, tout en étant soutenu par l’Occident et l’Arabie saoudite, avait rencontré des représentants de haut rang de l’AQPA et leur avait accordé un asile sûr dans le sud du pays où ils ne seraient pas inquiétés par les mouvements de ses troupes. Cela est typique des rapports et combinaisons machiavéliques dans la décomposition du capitalisme. Comme ses compères du même acabit, Saleh et sa clique ont aussi escroqué des milliards de dollars.
() Voir par exemple les articles de Nussalbah Younis dans The Oberver du 29/03/2015 et de Robert Fisk dans The Independant du 28/03/2015.
Nous publions ci-dessous la traduction d’un tract diffusé par nos camarades du Pérou en janvier dernier contre une nouvelle loi sur l’emploi des jeunes qui permet au gouvernement, comme dans de nombreux autres pays, de faciliter le recrutement de jeunes prolétaires en les payant le moins possible. Cette attaque a provoqué une forte mobilisation qui s’est traduite par cinq manifestations à Lima et en province. Le mouvement a permis que se développent des discussions et des assemblées dans la rue avant d’être rapidement récupéré par les gauchistes et d’autres organisations bourgeoises (1.
Camarades, la scélérate “loi Pulpin” sur l’emploi des jeunes est un pas de plus dans la politique de l’Etat et de la bourgeoisie pour faire payer aux travailleurs la chute des bénéfices et la récession de l’économie. Avec les mesures de “relance” du président Humala et la bande des députés, on veut nous faire payer les pots cassés de la crise mondiale du capitalisme qui a éclaté en 2008 et dont les vagues ont frappé de plein fouet le Pérou et d’autres pays latino-américains (Brésil, Chili, Argentine, Venezuela).
Et comme cela s’est produit aux Etats-Unis, en Europe, au Japon ou en Chine, la formule appliquée est toujours la même : attaquer les conditions de vie des ouvriers, facilitant les licenciements massifs, le gel des salaires, l’augmentation des cadences, les heures supplémentaires non payées et maintenant le recrutement d’une main-d’œuvre jeune et bon marché.
Mais il ne faut pas croire que cette offensive vient à peine de commencer. Elle provient de tous les gouvernements passés. Ce gouvernement a commencé en 2012 à attaquer les enseignants avec la loi sur l’enseignement à laquelle on a répondu par un mois de grève, finalement sabotée et vendue par le syndicat SUTEP et le parti Patria Roja (). Ont suivi la réforme sur la santé ciblée contre le secteur médical et infirmier et la nouvelle loi sur l’université principalement dirigée contre les étudiants. Aujourd’hui sous la forte pression accrue de la crise économique, l’Etat a abaissé les impôts au profit des capitalistes (670 000 entreprises en ont bénéficié !) avec le coup de main donné par les députés qui ont voté les lois qui favorisent encore plus les licenciements. Comme nous le voyons, l’offensive anti-ouvrière marche à plein régime et nous devons sortir dans la rue pour nous y opposer.
Comme nous l’avons dit plus haut, les lois contre les travailleurs peuvent seulement s’expliquer dans le cadre d’une crise du capitalisme mondial. Le capitalisme est un système entré en décadence il y a un siècle et depuis les années 1980, il est entré dans sa phase terminale de décomposition avec les pires manifestations que nous pouvons voir aujourd’hui : phénomène de bandes, insécurité des quartiers, narcotrafic, augmentation des agressions et de la criminalité, actes terroristes politiques ou religieux, catastrophes pour l’environnement, meurtres de masse (comme les 43 étudiants massacrés au Mexique), guerres impérialistes (Syrie, Irak, Ukraine), corruption généralisée. Le capitalisme, dans sa phase de décomposition, représente le règne absolu de l’amoralité dont le poids idéologique contamine même les rangs de la classe ouvrière. Mais nous, les prolétaires, sommes les seuls qui pouvons changer cette situation avec notre vision morale de la lutte et de la solidarité de classe.
Nous sommes (ou serons) tous des esclaves salariés
A toi qui dois lutter de manière associée, nous te disons que la “dignité dans le travail” ou le “je ne veux pas être exploité” est impossible à l’intérieur du système capitaliste pour la simple raison que tout travail en échange d’une rémunération ou d’un salaire repose sur une exploitation et que toute exploitation est une atteinte à la dignité. Parce que le travail salarié signifie l’extorsion d’une plus-value au profit des chefs d’entreprise ; parce que le capitaliste est un vampire qui suce le sang et aspire la sueur des travailleurs. Dans ce système, notre force de travail est transformée en une simple marchandise de plus qui s’achète ou se vend au prix du marché au gré des capitalistes. Nous, les travailleurs, jeunes ou non, sommes en conséquence obligés et contraints par nécessité de consacrer 8 ou 10 heures par jour au travail, ou même davantage. Comment cela s’appelle-t-il ? De l’esclavage salarié !
Attention : quand nous parlons de capitalistes ou de chefs d’entreprise, nous ne nous référons pas seulement aux patrons des grandes entreprises et des usines regroupés dans les organismes patronaux comme la CONFIEP ou l’ADEX mais aussi aux entreprises du secteur public ou nationalisées qui n’appartiennent nullement au peuple comme on nous le raconte et toutes les autres PME : boutiques, galeries, ateliers, restaurants, bureaux, imprimeries, boulangeries, collèges, cliniques et bien d’autres partout où il y a un chef d’entreprise et des travailleurs à son service, il y a exploitation !
Cette fameuse “loi Pulpin” est une façon de faire prospérer le chef d’entreprise avec ton travail et tes droits réduits le plus possible mais qui cherche en même temps à te faire plier à la discipline de l’esclavage salarié, à te faire entrer dans la tête que travailler au profit de quelqu’un d’autre, qu’être exploité, doit être considéré comme une chose “normale”. Le “Nous devons tous travailler” fait partie intégrante de la morale et du bon sens commun inculqués dans le cerveau des gens par la bourgeoisie et son Etat depuis l’école. Et quand, en tant que travailleurs qui subissons la rigueur et cette exploitation, nous brisons cette “normalité” avec des grèves ou des manifestations, alors l’Etat et la démocratie se mobilisent tous avec leurs gestionnaires successifs (Fujiimori, Garcia, Toledo, Humala et tous ceux à venir) pour lâcher leurs meutes des forces de répression en faisant usage de leurs bâtons, de leurs balles ou de leur prison contre les “révoltés”.
L’Etat et les capitalistes jouent leur jeu pour nous maintenir divisés (les “jeunes” contre les “vieux”, les ouvriers de base contre les ingénieurs ou les techniciens hautement spécialisés, les cols bleus contre les cols blancs). Nous devons briser le carcan du localisme, de l’isolement et de la lutte chacun de son côté par entreprise, corporation ou secteur. Nous devons coordonner nos luttes avec tous ceux qui se battent comme nous. Les récentes grèves à Antamina (), à la SERPOST (employés de la poste), dans ESSALUD (le secteur de la santé), dans le secteur bancaire, ne font-elles pas partie de nos luttes ? N’en font-elles pas aussi partie les récentes mobilisations aux Etats-Unis, en Belgique ou en Italie contre les mesures d’austérité et les licenciements ? Bien sûr que si ! Parce que nous sommes une classe mondiale, notre lutte dépasse le cadre des frontières, elle est internationale.
Nous devons nous mobiliser mais aussi nous devons nous réunir, nous connaître, parler entre nous, discuter et débattre des moyens de la lutte entre tous sans en laisser les rênes à une camarilla qui prend les décisions dans notre dos. Formons des assemblées de lutte ouvertes à tous les exploités pour réfléchir et faire un bilan quotidien de la situation et donnons-nous les moyens pour faire appliquer nos propres décisions,.
Ouvriers, étudiants, retraités, sans emplois, saisonniers, nous avons tous quelque chose à dire et à apporter à la lutte.
Camarades, commençons à forger l’unité des exploités en rupture avec les divisions imposées et faisons reculer ce système inhumain. Prenons conscience une fois pour toutes que nous appartenons à la classe des prolétaires, à une armée d’esclaves obligée de vendre sa force de travail. Nous ne sommes pas des machines au travail, “du capital humain” comme aiment le dire les économistes à la solde de la bourgeoisie.
Non ! Nous sommes une classe historique qui a derrière elle une expérience de 150 ans de luttes et qui porte un projet de libération pour toute l’humanité exploitée ! Nous formons la communauté humaine mondiale.
Assurons la continuité de ceux qui nous ont précédés et luttons aussi pour une société différente organisée par les travailleurs du monde entier dans laquelle n’existera plus d’exploitation, ni de classes sociales ni de frontières et dans laquelle la socialisation de la production à l’échelle mondiale, où la satisfaction des besoins de l’humanité seront primordiaux et où le travail serait une activité humaine pour le bénéfice de tous.
Le capitalisme est aujourd’hui un système décadent dont l’enfoncement dans la dynamique de décomposition nous entraîne vers une barbarie généralisée, vers un désastre écologique et accélère le processus d’extinction de notre propre espèce. Organisons-nous dès maintenant et unissons notre lutte avec les travailleurs du monde entier pour en finir avec cet ordre insupportable de souffrance et de misère.
Révolution mondiale ou destruction de toute l’humanité !
Prolétaires de tous les pays, unissons-nous !
Internacionalismo Perú, 21 janvier 2015
1) Pour nos lecteurs lisant l’espagnol, voir l’article tirant le bilan de cette mobilisation : “Balance de las movilizaciones contra la Ley de Empleo Juvenil”.
() Le SUTEP est le syndicat unitaire des travailleurs du pays dont plusieurs dirigeants viennent du maoïsme. Patria Roja est un parti politique stalinien dérivé du Parti communiste péruvien. Ils entretiennent entre eux des liens étroits.
() Antamina est une mine à ciel ouvert située dans la région d’Ancash dans le nord du pays le long de l’Océan Pacifique, sur les contreforts de la chaîne andine, où les mineurs extraient principalement du cuivre et du zinc et où, en novembre et décembre 2014, 1700 mineurs avaient entamé une longue grève pour réclamer une amélioration de leurs conditions de travail.
Absent du livre précédent de l’auteur cubain Léonardo Padura (), l’ex-inspecteur Conde est de retour dans Hérétiques (). Cet anti-héros est le prototype du latino-américain macho qui cache sous ses dehors revêches une profonde sensibilité. Ses espoirs perdus et ses illusions tenaces donnent à ce personnage une sorte de crédibilité pour dénoncer les souffrances de ceux qui vivent à Cuba. Les passages sur la réalité vécue sur cette île constituent indéniablement l’une des grandes forces du récit : “Il regarda au loin, au-delà des maisons et des immeubles couronnés d’antennes, de pigeonniers où séchaient des draps si usés qu’ils en étaient presque transparents” (). Mais ce livre est aussi et surtout un hommage aux esprits libres qui se dressent contre l’oppression sans craindre d’être rejeté par leur famille, leur communauté, la société. Cette nouvelle enquête menée par Conde, la recherche d’un tableau de Rembrandt, est en effet l’occasion d’un voyage extraordinaire dans le temps et l’espace, de La Havane à Amsterdam en passant par Miami, du castrisme à l’Inquisition en passant par le nazisme, à la rencontre de personnages tous différents mais tous hérétiques à leur manière. Léonardo Padura use de sa maestria pour faire ressentir le courage, la volonté, l’impérieuse attirance pour la vérité et la révulsion pour le mensonge et les carcans sociaux qui animent tous ses hérétiques. Autant de valeurs morales indispensables à cultiver pour résister au conformisme mortifère de ce monde inhumain.
Cuba, 1939. Un enfant de 8 ans regarde plein d’espoir et d’angoisse un paquebot planté au milieu du port de la Havane. A son bord, son père, sa mère et sa sœur attendent l’autorisation de poser pieds à terre. En vain. Ils n’en descendront jamais et mourront quelques années plus tard dans les chambres à gaz en Allemagne. Il s’agit d’une histoire vraie, celle du Saint-Louis. Le 13 mai 1939, ce paquebot quitta le port de Hambourg avec 937 Juifs à son bord. Quelques mois auparavant, en novembre 1938, avait lieu le pogrom de la Nuit de Cristal durant laquelle une centaine de Juifs étaient assassinés et des milliers déportés vers les premiers camps de concentration. Les 937 Juifs du Saint-Louis, au prix de toutes leurs économies, croyaient donc en quittant Hambourg réussir à fuir l’horreur des massacres nazis. Mais l’espoir de ces migrants allait bientôt être déçu. Le navire passa de port en port. À Cuba, aux États-Unis et au Canada, partout ces passagers étaient rejetés. Finalement, presque personne ne descendra de ce navire. Ils seront renvoyés vers l’Europe et vers la mort. Cet épisode historique en rappelle un autre, celui de Joël Brand qui, en pleine guerre mondiale, avait reçu d’Himmler l’ordre d’échanger avec les alliés plusieurs milliers de Juifs contre l’envoi de camions (). Cette occasion inespérée de sauver de nombreuses vies humaines fut elle-aussi refusée obstinément par les adversaires d’Hitler, Churchill en tête.
La force du récit de Léonardo Padura est de faire vivre cet événement tragique à travers les yeux d’un enfant tout en faisant ressentir que se joue aussi la grande Histoire, que cet enfant et sa famille sont le symbole de la barbarie antisémite, tout comme ce paquebot est symbolique de l’hypocrisie et de l’inhumanité de toutes les nations.
Cette famille juive est banale. Le père ne rêve que d’une chose : “être transparent”. Et pourtant ils subiront les foudres de la haine. L’auteur met ici en évidence que leur seul tort est d’être Juifs. Rien d’autre. Ce paquebot condamné à errer, à être rejeté de port en port puis à revenir à son point de départ, transporte 937 personnes à l’image de cette famille : elles-aussi n’ont commis comme seul crime que d’être juives et seront pour cela rejetées de toute part. Pour elles toutes, pour tous les Juifs, la planète est devenue sans visa. Pourquoi cette haine ? Quelles sont les racines de cet antisémitisme mondial ? Léonardo Padura n’a pas la prétention de répondre de manière exhaustive à cette énigme mais il semble dessiner deux pistes au moins à la réflexion. “Pourquoi le fait de croire en un Dieu et de suivre ses commandements de ne pas tuer, ni voler, ni convoiter, pouvait faire de l’histoire des Juifs un enchaînement de martyres” (), fait-il se demander à l’un de ses personnages ; ce faisant, l’auteur suggère que les hautes valeurs morales de la religion juive et les règles qui en découlent constituent l’une des sources de la haine antisémite. Quant à la seconde raison, elle n’est pas affirmée mais ressort plutôt de l’ensemble du récit telle une image impressionniste : toutes les nations rejettent ce “peuple” parce qu’il n’est justement attaché à aucune nation. La vindicte, les persécutions, les pogroms dirigés contre les Juifs remontent certes à une époque bien antérieure, en fait quand le christianisme a étendu sa domination sur une bonne partie du monde (alors que l’Islam reconnaît au moins aux yeux des chrétiens dans le Christ un prophète) mais ils prennent une toute autre ampleur à partir du xvii siècle avec l’essor du capitalisme naissant. Dans le monde capitaliste, découpé par les frontières et divisé en nations devant chacune être considérée par ses habitants respectifs comme la mère-patrie, celle pour qui chacun doit retrousser ses manches, se serrer la ceinture et verser son sang selon les circonstances, être apatride est déjà en soi une hérésie (). Et pour les hérétiques, l’Histoire a maintes fois démontré que le bûcher est la fin la plus commune.
Léonardo Padura nous transporte ensuite dans l’Amsterdam du xvii siècle à la rencontre de deux hérétiques, Rembrandt et l’un de ses disciples, un jeune Juif. Au fil des pages, l’impression est saisissante : nous sommes réellement là, avec “le maître”, dans son atelier, au milieu des huiles, des couleurs et des senteurs.
Amsterdam vit alors sa période la plus florissante. Les Juifs séfarades contribuent à cette richesse orgueilleuse qui ne cesse de croître depuis l’indépendance gagnée sur l’occupant espagnol. Rembrandt (1606-1669) y connaît la fortune et la gloire. Il profite des largesses des commerçants, des bourgeois et des princes qui lui commandent des tableaux toujours plus onéreux. Mais il est surtout le fruit de ce vent de liberté qui flotte sur la ville alors que la féodalité est en train de se fissurer face au développement du commerce. Par là même, il est entraîné toujours plus loin dans la remise en cause des règles établies, tout comme son voisin, Baruch Spinoza, persécuté pour ses idées révolutionnaires, excommunié en 1656 par la communauté juive d’Amsterdam et banni de sa propre famille.
Sa manière de baigner ses tableaux de lumière – en prolongeant et dépassant les recherches sur le clair-obscur de Caravage ou les effets d’ombre et de lumière de Georges de La Tour () –, son utilisation nouvelle de la matière, l’importance accordé au regard “miroir de l’âme”, la représentation réaliste de la chair humaine, avec ses imperfections, ses Christs incarnés tel un homme ordinaire, tout devait finir par heurter le conformisme des commanditaires de Rembrandt. Les dettes s’accumulent, on l’accuse de mener une vie dissolue. En 1656, Rembrandt est exproprié. Rembrandt est l’anti-Rubens. Lui peint l’Homme tel qu’il est et non des êtres idéalisés, tout en muscles et en graisse, pour flatter les rêves de puissance des dominants. L’insubordination de l’un s’oppose à la soumission intéressée de l’autre. Mais il faut dire aussi qu’entre Rubens et Rembrandt, l’époque est en train de changer sous la houlette du capitalisme naissant, évolution que fondamentalement “le maître” refuse. Voici ce que Léonardo Padura fait ainsi dire à Rembrandt : “Dans cette ville où tout le monde fait du commerce, nous sommes en train d’inventer quelque chose : le commerce de la peinture. Nous travaillons pour vendre à de nouveaux clients avec des goûts nouveaux. Sais-tu qui est le meilleur acheteur des tableaux de Vermeer de Delft ? Eh bien, c’est un boulanger enrichi. Un mécène vendeur de gâteaux, et pas un évêque ou un comte... ! Et pour avoir l’argent de ceux qui se font appeler les bourgeois, qu’ils soient boulangers, banquiers, armateurs ou marchands de tulipes, la peinture a dû évoluer pour satisfaire les goûts d’hommes qui n’ont jamais mis un pied à l’université. C’est pour cela qu’est apparue la spécialisation : il y a ceux qui peignent des scènes champêtres et qui les vendent bien, alors va pour les scènes champêtres ; même chose pour ceux qui peignent des batailles, des marines, des natures mortes, des portraits... Nous avons inventé la représentation commerciale : chacun doit avoir la sienne et la cultiver pour en recueillir les fruits sur le marché comme n’importe quel commerçant. Mon problème, […] c’est que je ne m’inscris pas dans ce genre de spécialisation, et que je ne cherche pas à ce que ma peinture soit brillante et harmonieuse comme ils le veulent maintenant... Ce qui m’intéresse, c’est de représenter la nature, y compris celle de l’homme, y compris celle de Dieu, et non pas de respecter les canons ; j’aime peindre ce que j’éprouve, comme je l’éprouve”. A la recherche de la nature humaine, Rembrandt passera sa vie à essayer de représenter au mieux le regard, ce miroir de l’âme.
Quant à son jeune élève juif, son destin est plus tragique encore. Passionné par la peinture et les portraits, il doit se cacher pour apprendre son art puisque sa communauté rejette toute forme de représentation comme idolâtrie. Malgré les pressions et le danger croissant, il refuse de renoncer à ce qui est pour lui sa raison de vivre. Il sera pour cela condamné à fuir vers la Pologne. Il y mourra, seul et démuni, lors de pogroms particulièrement meurtriers et barbares.
“Hérétiques ordinaires” est un oxymore. Et pourtant telle est bien la sensation qui se dégage de la galerie de personnages que dessine la plume de Léonardo Padura.
Ici, un Juif de Cuba qui devient peu à peu “plus sceptique, mécréant, irrespectueux, rebelle devant un supposé dessein divin si débordant de cruauté”. Ailleurs, un ex-flic qui continue de croire à la justice mais vomit le système judiciaire et politique et tous les mensonges étatiques. Là, un autre Juif, parti de Cuba pour les États-Unis et qui vit de l’art de peindre, défiant lui aussi, comme l’élève de Rembrandt quelques trois siècles auparavant, l’interdiction juive de l’idolâtrie. Là encore toutes ces familles et amis cubains coupés en deux, une partie à Cuba et une autre aux États-Unis, qui continuent malgré tout de s’aimer et de se soutenir, défiant ainsi l’autorité de l’Etat cubain selon lequel celui qui vit de l’autre côté de la mer est un traître à la solde de l’impérialisme yankee. “L’Homme Nouveau ne pouvait avoir de relations fraternelles qu’avec ceux qui partageaient son idéologie. Un père aux États-Unis, c’était comme une maladie contagieuse. Il fallait tuer la mémoire du père, de la mère, du frère, s’ils n’habitaient pas à Cuba.”1 Là, enfin, toute une jeunesse désabusée qui se replie sur elle-même face à un monde qu’elle rejette. Léonardo Padura décrit admirablement l’état d’esprit de ces diverses tribus urbaines de La Havane, les gothiques, les freaks, les métalleux, les emos, à la fois révoltées par ce monde sans issue mais aussi incapables de percevoir une quelconque alternative. Il s’agit de l’un des faits les plus marquants de ce livre : les jeunes hérétiques d’aujourd’hui qui étouffent dans les carcans et les mensonges de la société cubaine sont très différents de ceux de l’Amsterdam du xvii siècle ou même du Cuba des années 1960-1970 ; ils n’ont aucune illusion mais aussi aucun espoir, ils sombrent dans le nihilisme et retournent leur colère contre eux-mêmes en se scarifiant et en s’automutilant. L’héroïne emo de Léonardo Padura finira ainsi par se suicider. Ce no-future est particulièrement significatif de la période que l’humanité traverse aujourd’hui : la conscience que le capitalisme est moribond et barbare est très largement partagée, mais plus répandu encore est le manque de confiance et de perspectives de tous ces hérétiques pour changer le monde ().
On peut désormais en être convaincu : Padura fait partie des grands écrivains contemporains. Il pratique cette sorte de littérature qui provoque toujours une tristesse ou une joie subtile et, sans y prendre garde, nous relie au grand combat universel pour l’émancipation de l’humanité. C’est au fond ce que déclarait Vincent Van Gogh, avec les mots de son époque. Dessinateur débutant installé au milieu des mineurs dans ce Borinage (Belgique) où dominait la misère, il écrivit à son frère Théo : “Je ne connais pas encore de meilleure définition de “l’art” que celle-ci : l’art, c’est l’homme ajouté à la nature ‒ la nature, la réalité, la vérité, dont l’artiste fait ressortir le sens, l’interprétation, le caractère, qu’il exprime, qu’il démêle, qu’il libère, qu’il éclaircit” (). Ce n’est ainsi pas un hasard si tous les hérétiques choisis par Padura sont des artistes.
Comme ses détracteurs aux ordres du pouvoir, Leonardo Padura en appelle donc à l’art de l’écriture, la littérature, et il proteste : “Parce que vous êtes un écrivain cubain, on vous assaille de questions politiques.” Il vaut mieux pour lui ne parler politique qu’entre les lignes et il en parle très bien, y compris de l’impérialisme américain et de tous les impérialismes, comme celui de Cuba qui fit la guerre en Angola pour payer sa dette à l’impérialisme russe.
Padura sait aussi nous amener dans le registre de l’absurde, typique de l’univers des pays du “socialisme réel” et de sa théorie de “L’Homme Nouveau.”. La description objective de ces souffrances, toujours niées (ou relativisées) par les partisans du stalinisme dans le monde, débouche forcément sur la révélation ‒ jamais énoncée explicitement par l’auteur ‒ que la prétendue révolution de Guevara et de Castro (comme celle de Mao) n’était communiste que de nom, qu’elle était tout “simplement” nationaliste et le produit des affrontements entre cliques bourgeoises. Il n’est pas étonnant que l’auteur ait dû recourir à ce procédé : il est interdit sous peine de prison, de critiquer le régime au pouvoir à Cuba. Les écrivains officiels du castrisme et leurs amis ne s’y sont pas trompés. Le sociologue argentin Atilio Boron rageait ainsi : “Celui qui n’est pas disposé à parler de l’impérialisme devrait se réduire au silence à l’heure d’émettre une opinion sur la réalité cubaine.” Pour l’écrivain Guillermo Rodriguez Rivera, Padura n’est “absolument pas représentatif de la réalité cubaine”, et il le dénonce comme l’un des dissidents qui “dépendent économiquement de certaines institutions qui les soutiennent et politiquement de certains pouvoirs” (). La sacro-sainte police politique cubaine sait sur qui compter pour réduire au silence les hérétiques.
Les pogroms que décrit l’auteur tout au long de son livre existent encore aujourd’hui. Ils ont pris pour cible au cours de l’histoire les Juifs, les Roms, les homosexuels, les malades mentaux, les communards, les spartakistes, les opposants à Staline, etc. Dans L’Homme qui aimait les chiens, Leonardo Padura écrit justement sur l’assassinat de Trotski commandité par Staline. La Gauche communiste eut, elle-aussi, son contingent de persécutés traqués par la Guépéou dans les années 1920-1945, cette Gauche communiste dont le Courant communiste international est l’un des héritiers. Sans oublier ceux qui se consacraient à la science, dont beaucoup ont fini eux-aussi sur des bûchers. Dans Dialectique de la nature, Engels rappelait que “Calvin a fait brûler Servet au moment où il était sur le point de découvrir la circulation du sang, et cela en le mettant à griller tout vif pendant deux heures” ().
Léonardo Padura décrit de façon extrêmement poignante quelques uns de ces moments dramatiques de notre Histoire. Son apprenti peintre de Rembrandt s’entend ainsi raconter par son grand-père l’exécution massive des Juifs quelques années avant leur expulsion d’Espagne – le tribunal de l’Inquisition avait alors condamné sept cent Juifs à mourir sur le bûcher. Ce jeune homme ne pourra plus se défaire de cette image : “Le sang du condamné bouillait pendant plusieurs minutes avant qu’il ne perde connaissance et meurt asphyxié par la fumée” (). L’insistance de l’auteur cubain à décrire, et même à nous faire ressentir toute l’horreur des pogroms, vise à nous empêcher d’oublier combien il est important de refuser les carcans étroits et bornés de ce système moribond et de chercher à comprendre le monde fou dans lequel nous vivons, il nous rappelle aussi combien agir ainsi, rechercher la vérité, implique un grand courage, le courage d’affronter la répression, mais peut-être plus encore celui d’affronter la désapprobation sociale et l’exclusion.
Shaun & Bitzer
() Voir notre article consacré à ce livre, L’Homme qui aimait les chiens, dans Révolution internationale no 437, novembre 2012.
() Paris, éd. Métailié, 2014.
() P. 529.
() Cf. Alexander Weissberg, La mission de Joel Brand, Paris, éd. Les Nuits rouges, 2014.
() P. 72.
() Ce qui était aussi le cas des Tziganes à cette époque, appelés Roms aujourd’hui.
() William Turner se considérera comme un disciple de Rembrandt et cherchera à aller encore plus loin en faisant de la lumière le sujet même de ses tableaux. Dans le film récent, Monsieur Turner, on le voit revenir d’Amsterdam où il a étudié avec passion la technique de la lumière chez Rembrandt.
1) P. 112.
() Se sentir comme étranger à ce monde capitaliste déliquescent, être indigné par le traitement infligé à l’humanité, est une réaction saine face à ce système étouffant et moribond. Mais alors, un nouveau piège, tout aussi mortel, se dresse : celui de la réaction individuelle, de l’isolement, de l’impuissance et, au bout du chemin, de la mort. La dimension véritablement révolutionnaire capable de bouleverser le monde existant et d’abolir la déshumanisation grandissante des conditions d’existence ne peut être acquise que par une classe sociale non seulement exploitée et dont les intérêts s’opposent diamétralement à ceux de ses exploiteurs mais aussi capable d’imposer une transformation universelle en travaillant au quotidien de manière associée et en pouvant agir de façon solidaire, unie et internationalement. C’est ce qu’ont compris lumineusement Marx et Engels dès la création précisément de l’Association internationale des travailleurs. Se reconnaître en la classe ouvrière, en son histoire, son expérience, son avenir, en sa capacité à débattre et à se soutenir, telle est la voie qui mène de l’indignation à l’espérance, telle est la voie, la seule, qui peut mener à retrouver confiance en soi, dans les autres, dans l’humanité.
() Cité dans David Haziot, Van Gogh, Paris, éd. Gallimard, Coll. Folio Biographies, 2007, p. 110.
() Cité par Le Monde du 24 octobre 2014.
() Friedrich Engels, Dialectique de la nature, Paris, Éditions sociales, 1975. Miguel Servet (1511-1553) est un médecin espagnol qui a fait d’importantes découvertes sur la circulation du sang.
() Page 373.
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