Published on Courant Communiste International (https://fr.internationalism.org)

Home > ICConline - années 2010 > ICConline - 2014 > ICConline - janvier 2014

ICConline - janvier 2014

  • 1911 reads

Après la Seconde Guerre mondiale: débats sur la manière dont les ouvriers exerceront le pouvoir après la révolution

  • 3302 reads
 
 
 

L'éclatement de la guerre mondiale en 1939 porta un coup terrible aux petites minorités qui avaient survécu aux premières tempêtes de la contre-révolution dans les années 1920 et 1930. La Gauche communiste italienne en exil qui, pendant la plus grande partie de son existence, avait été si lucide sur les préparatifs et les perspectives de guerre, avait succombé aux consolations de la "théorie de l'économie de guerre" dont les tenants défendaient que si la guerre était déclenchée, ce serait pour contenir le début de la révolution mondiale ; puis à celle de "la non existence sociale du prolétariat" pendant la guerre, une formule qui aboutissait à liquider la Fraction. Comme les communistes de conseil, les éléments qui, en Belgique et en France, rejetaient ces théories et voulaient maintenir une activité révolutionnaire se virent rapidement confrontés à la terreur de l'occupation nazie ou à la répression des régimes de collaboration. Quelques groupes anarchistes internationalistes et quelques individus, éparpillés, maintinrent fermement leurs principes mais beaucoup d'autres, plus nombreux, avaient déjà capitulé à l'idéologie de l'antifascisme. Et la trahison la plus retentissante de toutes fut incarnée par le courant trotskyste dont l'écrasante majorité s'engagea dans la guerre impérialiste sous la bannière de l'antifascisme, de la défense de la démocratie et de l'URSS. Les débats sur la forme et sur le contenu de la future révolution qui avaient permis de vraies avancées théoriques au cours des années 1930, furent inévitablement relégués au second plan.

Mais après une courte période de désarroi, le mouvement révolutionnaire commença à se remettre, malgré l'énorme défi imposé par le travail clandestin et l'isolement de la minorité communiste vis-à-vis de la classe ouvrière qui avait, en grande partie, été convaincue du fait que cette guerre était différente, que c'était une guerre de défense de la civilisation contre la barbarie. En France, un petit groupe, surtout actif dans le Sud contrôlé par Vichy, s'étant fermement opposé à la tendance liquidationniste dans la Fraction italienne, se constitua en tant que Fraction française de la Gauche communiste en 1942 1. En Hollande, les survivants du courant communiste de conseils et en particulier le "Marx-Lénine-Luxemburg Front" autour de Sneevliet réussirent à maintenir une activité organisée, et même à intervenir en 1941 dans la grève héroïque des chantiers navals et d'autres ouvriers contre la déportation en Allemagne de collègues de travail et contre la persécution des Juifs 2. Dans le milieu trotskyste, un certain nombre de groupes se dressa contre la trahison des organisations "officielles" : le groupe de Stinas en Grèce, le groupe autour du révolutionnaire espagnol Munis, les RKD (Communistes révolutionnaires d'Allemagne) composés de révolutionnaires autrichiens exilés en France 3. En Italie en 1943, les grandes usines du Nord connurent une puissante vague de luttes, ce qui ranima l'espoir qu'avaient beaucoup de révolutionnaires que la Deuxième Guerre mondiale finirait comme la Première : par une vague de révolutions prolétariennes. Cette poussée d'optimisme amena rapidement à constituer en Italie le Partito Comunista Internazionalista (PCInt), composé d'éléments de la gauche italienne rentrant d'exil et de ceux restés en Italie qui soit s'étaient trouvés (périodiquement) en prison comme Damen, soit assignés à résidence comme Bordiga 4

Peu de temps après, la réflexion théorique et les débats sur les buts de la révolution reprirent aussi dans ce mouvement ré-émergent. Dans la Hollande occupée, Anton Pannekoek commença secrètement à écrire son livre Les Conseils ouvriers qui réaffirmait la perspective révolutionnaire et investiguait les formes et les méthodes de lutte nécessaires au renversement du capitalisme et à la création d'une société communiste. Dans la Fraction française eurent lieu d'intenses discussions sur la nature de classe de la Russie soviétique et sur les caractéristiques d'un régime prolétarien authentique. Et lorsque la fin de la guerre libéra les organisations des restrictions de l'activité clandestine, il y eut pendant quelque temps une floraison des débats dans les organisations et parfois entre elles comme dans les conférences d'internationalistes qui se tinrent en Hollande en 1947 5. C'est dans l'après-guerre que se constitua en Hollande le Spartacusbond qui rejetait les conclusions anti-organisationnelles qu'avait tirées la plupart des groupes hollandais au cours des années 1930 ; que Bordiga produisit des textes clés sur la dictature et la violence ; et que la Gauche communiste de France, groupe qui succéda à la Fraction française en 1946, entreprit un examen théorique inestimable de la nature de l'Etat de la période de transition.

C'est cet examen que nous publions ici, parce qu'il représente à la fois une continuité des travaux effectués par Bilan sur les problèmes de la période de transition (republiés précédemment dans cette série) et une avancée par rapport à ceux-ci. C'est à notre avis la contribution sur les problèmes de la transition au communisme la plus pérenne qui a été faite dans la période d'après-guerre.

Cela ne signifie pas pour autant qu'il n'y ait rien à retenir de ce que d'autres courants développaient à cette époque, au contraire.

Le livre de Pannekoek, Les Conseils ouvriers, par exemple, constitue une excellente présentation de sa compréhension de la dynamique de la lutte de classe et de la façon dont les caractéristiques fondamentales de celle-ci– le développement de la solidarité, de l'organisation et de la conscience et, surtout, la tendance à la grève de masse – furent portées sur un nouveau plan avec l'apparition des conseils ouvriers, la forme enfin trouvée qui permettait au prolétariat de renverser le capitalisme et de reconstruire une société sur des fondements communistes. Toute discussion sur le formes d'organisation de la classe à l'époque de la révolution prolétarienne nécessite d'assimiler ce travail.

Et, cependant, comme le souligne notre livre sur la gauche hollandaise, ce travail souffre de certaines faiblesses cléfondamentales 6.

En ce qui concerne la période de transition, le livre est en continuité avec le livre du GIC Principes fondamentaux de la production et de la distribution communistes et se centre sur la question des bons du travail et de la comptabilité "sociale" comme moyen pour la classe ouvrière de garder le contrôle du processus productif dans la construction de la nouvelle société. En d'autres termes, la question centrale, pour Pannekoek comme pour le GIC, se situe dans la sphère de l'économie, même s'il reconnaît que pour la classe ouvrière les domaines de l'économique et du politique ne peuvent être séparés de façon rigide et que les conseils ouvriers assumeraient certainement des tâches politiques dans le cours vers le renversement révolutionnaire du capitalisme. Cependant, ces tâches politiques restent extrêmement vagues. Le pouvoir collectif de la classe ouvrière dans ses conseils, élus par des assemblées sur les lieux de travail, est vu comme une expression de la "dictature du prolétariat" de Marx, mais le problème de l'Etat de transition – de son surgissement inévitable et des dangers qu'il entraîne – est tout bonnement absent de ses considérations ; cette sous-estimation de la dimension politique de la révolution s'exprime également par l'abandon par Pannekoek de la notion de parti communiste, parti qu'il avait défendu dans la phase ascendante de la vague révolutionnaire au début des années 1920.

Le texte de Bordiga "Force, violence et dictature dans la lutte de classe" (1946) 7 semble sous bien des aspects tomber dans des erreurs symétriques à celles de Pannekoek. La force de ce travail est de réaffirmer contre l'hypocrisie pacifiste du consensus "démocratique" qui incluait le parti communiste stalinien – et avait émergé sur la base du plus grand massacre de l'histoire de l'humanité – les bases de classe de la révolution qui était à l'ordre du jour de l'histoire, et la nécessité pour le prolétariat d'avoir recours à la violence organisée dans le renversement du régime capitaliste et l'établissement de sa propre dictature politique Bordiga mettait l'accent sur l'inévitabilité d'une guerre civile, d'un État transitoire pour écraser la résistance de la classe dominante, et d'un parti communiste pour exprimer et défendre les buts du communisme contre les confusions et les hésitations inévitables existant dans la classe.

Bordiga comprenait aussi l'importance historique des organes du type soviets ou conseils :

"Les conseils sont effectivement à la base des organes de classe et non pas, comme on l’a cru, des combinaisons de représentations corporatives ou professionnelles ; donc ils ne présentent pas les limitations qui affectent les organisations purement économiques. L’importance de ces conseils réside pour nous avant tout dans le fait qu’ils sont des organes de lutte et c’est en nous reportant à l’histoire de leur développement réel, et non à des modèles fixes de structure, que nous cherchons à les interpréter.

Ce fut donc un stade essentiel de la révolution que celui où les Conseils se dressèrent contre la Constituante à type démocratique qui venait d’être élue et où le pouvoir bolchévique dispersa par la force l’assemblée parlementaire réalisant le mot d’ordre historique génial de “Tout le pouvoir aux soviets”. " 8

En même temps, Bordiga mettait en garde contre le danger de transformer en fétiche les majorités démocratiques issues de ce type d'organes :

"Mais tout ceci ne suffit pas à nous faire accepter l’opinion qu’une telle représentation de classe une fois constituée, et mise à part la fluctuation en tous sens de sa composition représentative, il soit permis d’affirmer qu’à n’importe quel moment de la lutte difficile conduite par la révolution à l’intérieur et à l’étranger, la consultation ou l’élection des Conseils soit un moyen commode de résoudre à coup sûr toutes les questions et même d’éviter la dégénérescence contre-révolutionnaire.

Cet organisme décrit un cycle très complexe qui, dans l’hypothèse la plus optimiste, doit se conclure par sa disparition en même temps que l’État dépérira. Mais pour cette raison même, il faut admettre que le mécanisme du Soviet tout comme il est susceptible d’être un puissant instrument révolutionnaire, peut aussi tomber sous des influences contre-révolutionnaires. En conclusion, nous ne croyons à aucune immunisation constitutionnelle contre ce danger, qui se trouve uniquement dépendre du développement intérieur et mondial du rapport des forces sociales." (Idem)

Il est certain que ni un vote majoritaire ni une "forme constitutionnelle" ne constitue une garantie de la conscience de classe ni, automatiquement, une barrière contre l'opportunisme ou la dégénérescence. Cette critique de ce qu'on pourrait appeler le "démocratisme" avait déjà été élaborée dans de précédents travaux sur la période de transition par la Fraction italienne, comme dans les articles de Vercesi "Parti-Etat-Internationale" 9. Mais Bordiga semblait ignorer totalement l'existence du travail critique effectué par la Fraction sur le problème de l'Etat post-révolutionnaire – ces écrits qui, tirant des leçons de l'expérience de dégénérescence du pouvoir prolétarien en Russie, argumentaient contre la méconnaissance des aspects négatifs existant même dans le "demi-Etat". Bordiga, lui, ne faisait pas de distinction entre l' "Etat prolétarien" et le véritable exercice du pouvoir par le prolétariat et considérait même l'Etat comme le levier de la transformation révolutionnaire de la société ; et là où la Fraction avait analysé un véritable problème avec l'identification du parti à l'Etat, ce qui avait contribué de façon significative à la dégénérescence interne de la révolution en Russie, Bordiga niait totalement que cela ait été un facteur important dans la liquidation du pouvoir politique prolétarien. Pour lui, le parti était le principal instrument à la fois de l'insurrection prolétarienne et de la domination post-insurrectionnelle. Comme il l'écrit dans un texte de 1951, "Dictature du prolétariat et parti de classe" :

"Le parti communiste déclenche la guerre civile et la gagne, occupe les positions-clef au sens militaire et social, multiplie par mille ses moyens de propagande et d’agitation en conquérant les bâtiments et édifices publics, forme sans perdre de temps en procédures les “corps d’ouvriers armés” dont parle Lénine, la garde rouge, la police révolutionnaire. Aux assemblées des Soviets, il devient majorité sur le mot d’ordre : “Tout le pouvoir aux soviets !”. Cette majorité est-elle un fait juridique, froidement et banalement numérique ? Nullement. Quiconque – espion ou travailleur sincère mais trompé – vote pour que le Soviet renonce au pouvoir conquis grâce au sang versé par les combattants prolétariens ou pour qu’il en trafique avec l’ennemi, sera expulsé à coups de crosse par ses camarades de lutte. Et on ne perdra pas de temps à le compter dans une minorité légale, hypocrisie coupable dont la révolution n’a pas besoin, alors que la contre-révolution s’en nourrit. …

En conclusion, le parti communiste gouvernera seul et n’abandonnera jamais le pouvoir sans une lutte matérielle. Cette affirmation courageuse de la volonté de ne pas céder à la tromperie des chiffres et de ne pas en faire usage aidera à lutter contre la dégénérescence de la révolution." 10

L'idée de déléguer le pouvoir au parti allait être mise en question par Damen et par d'autres dans le PCInt et constitua l'un des éléments de la scission du parti en 1952 mais, de notre point de vue, c'est la GCF qui est allée le plus loin dans l'assimilation des véritables enrichissements théoriques réalisés par la Fraction italienne au cours de la précédente décennie. La GCF avait succédé à la Fraction française à la suite d'une scission sur la question de la constitution du parti en Italie. Un noyau de camarades en France s'était opposé à la dissolution hâtive de la Fraction italienne et avait vu que les espoirs d'une reprise révolutionnaire qui étaient nés en 1943, s'étaient avérés sans fondement : l'issue de la guerre avait renforcé la défaite du prolétariat et, par conséquent, la tâche de l'heure n'était pas la formation d'un nouveau parti mais essentiellement la poursuite du travail de la Fraction. Un élément de cette orientation fut l'engagement de la GCF à poursuivre et à développer l'ensemble du patrimoine théorique de la Fraction et elle appliqua cette méthode à la question de la période de transition.

Comme l'avait fait la Fraction, le texte de la GCF renouait avec les critiques les plus approfondies de l'Etat, élaborées dans les écrits de Marx et Engels, montrant que le rapport entre le prolétariat et l'Etat – y compris l'Etat post-révolutionnaire – était très différent de celui qu'avaient avec lui les classes révolutionnaires précédentes dont la mission était d'introduire une nouvelle forme d'exploitation de classe. Mais alors que la Fraction avait repris, à la lumière de la dégénérescence de la révolution russe, les avertissements pleins d'intuition de Engels selon lesquels même l'Etat de transition devait être traité comme un "fléau" et où il insistait sur le fait que le prolétariat ne pouvait s'y identifier, la GCF accomplit un pas supplémentaire et conclut logiquement de cela que si le prolétariat ne pouvait s'identifier à l'Etat de transition, cela n'avait pas de sens de l'appeler prolétarien.

"L’obligation historique pour le prolétariat de se servir [de l'Etat] ne doit nullement entraîner l’erreur théorique et politique fatale, d’identifier cet instrument avec le socialisme. L’État, comme les prisons, n’est pas le symbole du socialisme, ni de la classe appelée à l’instaurer : le prolétariat.

La dictature du prolétariat exprimant la volonté de la classe révolutionnaire de briser les forces et les classes hostiles, et d’assurer la marche vers la société socialiste, exprime également son opposition fondamentale à la notion et à l’institution de 1’État. L’expérience russe a mis particulièrement en évidence l’erreur théorique de la notion de 'l’État ouvrier', de la nature de classe prolétarienne de l’État et de l’identification de la Dictature du prolétariat avec l’utilisation, par le prolétariat, de l’instrument de coercition qu’est l’État…

…L’histoire et l’expérience russe ont démontré qu’il n’existe pas d’État prolétarien proprement dit, mais un État entre les mains du prolétariat, dont la nature reste antisocialiste et qui, dès que la vigilance politique du prolétariat s’affaiblit, devient la place forte, le centre de ralliement et l’expression des classes dépossédées du capitalisme renaissant." ("Thèses" de la GCF, reproduites ci-dessous)

Egalement, alors que la Fraction avait commencé à développer une compréhension de la tendance générale au capitalisme d'Etat dans la période de décadence de la société bourgeoise, le texte de la GCF l'exprime de façon bien plus explicite tout en rejetant en même temps les ambiguïtés de Bilan sur la survie d'une 'économie prolétarienne' dans l'URSS d'avant-guerre, qui aurait été incarnée par la collectivisation des moyens de production. Le texte de la GCF est très clair sur le fait que le capitalisme ne dépend en aucune façon de la propriété "privée" individuelle et est en fait tout à fait compatible avec la propriété d'Etat même sous une forme extrême et totalitaire : donc le système en URSS, basé sur l'extraction de la plus-value du prolétariat par une minorité de bureaucrates d'Etat, était totalement capitaliste. Le texte de la GCF rejette l'idée même d'une "économie prolétarienne" et considère en revanche la période de transition non comme un mode de production stable mais comme un champ de bataille entre le capitalisme et le mouvement vers le socialisme.

Néanmoins, dans certains domaines, la GCF en 1946 n'avait pas encore dépassé certains des points plus faibles de la position de Bilan.

- La notion selon laquelle les tâches économiques de la période de transition se centrent autour du développement des forces productives jusqu'au point où l'abondance peut être réalisée, des tâches conçues comme un processus d' "accumulation de valeurs", quoique ce processus soit marqué par un accroissement proportionnel du capital variable en opposition au capital constant, par un changement fondamental de la production de biens de production vers la production de biens de consommation. Cette démarche sous-estime la nécessité de lutter dès le début contre le travail salarié, même si la Fraction tout comme la GCF avaient raison de considérer que la loi de la valeur n'allait pas disparaître en une nuit. De plus, aujourd'hui, plus d'un demi-siècle après que le texte de la GCF a été écrit, il est plus évident que jamais que la tâche principale du prolétariat ne sera pas de "développer" la technologie jusqu'à rendre l'abondance possible, mais de réorganiser et de transformer les rapports sociaux de production afin de libérer le potentiel déjà existant pour l'abondance. 11

- Le texte parle toujours, comme la Fraction, de l'exercice de la dictature du prolétariat par le parti, même si la GCF et la Fraction mettaient en garde contre le danger d'identifier le parti et l'Etat. Chez la GCF, c'est peut-être encore plus contradictoire, puisque le texte de 1946 montre une plus grande compréhension du rôle central joué par les conseils ouvriers dans le processus de transformation économique et sociale et qu'il dit explicitement que le parti "dirigera" les conseils uniquement à travers son rôle politique et sa capacité à convaincre la masse des ouvriers.

"C’est au travers de ces Conseils que les prolétaires, pour la première fois, apprennent, en tant que membres de la société, l’art d’administrer et de diriger eux-mêmes la vie de la société. Le Parti n’impose pas aux Conseils sa politique de gestion de l’économie par décrets ou en se réclamant du droit divin. II fait prévaloir ses conceptions, sa politique en la proposant, la défendant, la soumettant à l’approbation des masses travailleuses s’exprimant dans les Conseils (Soviets), et en s’appuyant sur les Conseils ouvriers et les délégués ouvriers au sein des Conseils supérieurs pour faire triompher sa politique de classe." (Ibid.)

Tout aussi explicite est le rejet de tout rapport de violence au sein de la classe et même entre la classe ouvrière et les autres classes non exploiteuses qui seront intégrées dans le nouvel Etat à travers des organisations de type soviétique. La violence, tout en étant nécessaire et inévitable dans la lutte contre la classe exploiteuse, est rejetée comme méthode de transformation sociale parce qu'elle est en contradiction avec les buts du communisme, et cette position est d'autant plus renforcée par l'observation que l'Etat capitaliste, par-dessus tout dans son époque de décadence, a évolué d'instrument de violence au nom de la classe dominante en un instrument qui tend à perpétuer la violence dans son propre intérêt.

Etant donné ces contradictions, il n'est pas surprenant que l'idée selon laquelle c'est le parti qui exerce la dictature, ait été définitivement et plutôt rapidement rejetée, en partie grâce à la capacité de la GCF à assimiler la contributions d'autres fractions de gauche, de la gauche germano-hollandaise en particulier. Aussi en juin 1948 (dans Internationalisme n°38), la GCF publia un texte programmatique "Sur la nature et la fonction du parti politique du prolétariat" qui établit que :

"Au cours de la période insurrectionnelle de la révolution, le rôle du parti n'est pas de revendiquer le pouvoir, ni de demander aux masses de lui "faire confiance". Il intervient et développe son activité en vue de l'auto-mobilisation de la classe, à l'intérieur de laquelle il tend à faire triompher les principes et les moyens d'action révolutionnaire.

La mobilisation de la classe autour du parti, à qui elle "confie" ou plutôt abandonne la direction, est une conception reflétant un état d'immaturité de la classe. L'expérience a montré que, dans de telles conditions, la révolution se trouve finalement dans l'impossibilité de triompher et doit rapidement dégénérer en entrainant un divorce entre la classe et le parti. Ce dernier se trouve rapidement dans l'obligation de recourir de plus en plus à des moyens de coercition pour s'imposer à la classe et devient ainsi un obstacle redoutable pour la marche en avant de la révolution.

Le parti n'est pas un organisme de direction et d'exécution. Ces fonctions appartiennent en propre à l'organisation unitaire de la classe. Si les militants du parti participent à ces fonctions, c'est en tant que membres de la grande communauté du prolétariat." 12

L'insistance sur les conseils – que la Gauche italienne des années 1930 avait hésité à généraliser à partir de l'expérience russe – est également en contradiction avec une autre faiblesse du texte : son attente que les syndicats (ou plutôt une forme renouvelée de syndicats) joue un rôle-clé dans la défense de l'autonomie de classe au cours de la période de transition. Cela se basait sur l'idée que les syndicats, malgré leur tendance à la bureaucratisation et à l'engagement dans l'Etat bourgeois, restaient des organes de la classe. Cette idée allait rapidement être abandonnée, partiellement à la lumière de l'expérience directe de la lutte de classe (comme lors de la grève de Renault en 1947) et en partie de nouveau à travers les débats avec des courants comme la gauche germano-hollandaise qui avaient plus rapidement vu que les syndicats s'étaient irrémédiablement intégrés au capitalisme. Ceci dit, le point essentiel dans la partie sur les syndicats reste valable : même après la prise du pouvoir, le communisme n'est pas encore instauré et les ouvriers devront continuer à se défendre contre toute tendance au rétablissement des rapports sociaux capitalistes.

La GCF n'a jamais considéré son texte comme étant le dernier mot sur les problèmes de la période de transition. Mais ces Thèses sont un exemple brillant de la méthode théorique nécessaire pour traiter cette question et toutes les autres questions authentiques : se baser solidement sur les acquis du passé mais être prêt à critiquer et à dépasser les aspects du travail de nos prédécesseurs qui se sont avérés non valables ou que l'histoire a laissés derrière elle.

CDW

 

Thèses sur la nature de l’État et la révolution prolétarienne

(Adoptées par la Gauche communiste de France, mars 1946)

1- L’État apparaît dans l’histoire sur la base de l’existence d' intérêts antagoniques divisant la société humaine. II est le produit, le résultat des rapports économiques antagoniques. Tout en jouant un rôle en tant que facteur réagissant au cours de l’histoire, il est avant tout un objet directement déterminé par le processus économique et au cours de celui-ci.

En apparence placé au-dessus des classes, il est en réalité l’expression juridique de la domination économique, la superstructure, le revêtement politique du règne économique d’une classe donnée dans la société.

Les rapports économiques entre les hommes, la formation des classes et la place qu’elles occupent dans la société sont déterminés par l’évolution, le développement des forces productives à un moment donné. La raison d'être de l’État est exclusivement dans la fonction de codifier, de légaliser un état économique déjà existant, de le sanctionner, de lui donner force de loi dont l’acceptation est obligatoire pour tous les membres de la société. Ainsi, l’État veille au maintien de l’équilibre, à la stabilisation des rapports entre les membres et les classes, rapports issus du processus économique même, en empêchant toute manifestation des classes opprimées, contre toute remise en question qui se traduirait par la perturbation et l’ébranlement de la société. Ainsi, l’État remplit une fonction importante dans la société assurant la sécurité, l’ordre indispensable à la continuation de la production, mais il ne peut le faire que par son caractère essentiellement conservateur. Au cours de l’histoire, l’État apparaît comme un facteur conservateur et réactionnaire de premier ordre, il est une entrave à laquelle se heurtent constamment l’évolution et le développement des forces productives.

2- Pour remplir son rôle double d’agent de sécurité et d’agent de réaction, l’État s’appuie sur une force matérielle, sur la violence. Son autorité réside dans la force de coercition. Il possède en monopole exclusif toutes les forces de violence existantes : la police, l’armée, les prisons.

De par le jeu de la lutte entre les classes, tout en étant le représentant de la classe dominante, l’État tend à acquérir une certaine indépendance. Avec le développement, la bourgeoisie déterminant des formations nationales, de vastes concentrations d’unités économiques, politiques, par le développement des antagonismes et des luttes des classes sur des échelles toujours plus grandes, par l’opposition aggravée contre les grands États capitalistes, l’État sera amené à pousser au paroxysme le développement de sa force coercitive afin de maintenir l’ordre à l’intérieur, en forçant le prolétariat et les autres classes travailleuses à subir et à accepter l’exploitation capitaliste tout en reconnaissant juridiquement et formellement la liberté de l’individu ; à l’extérieur, en garantissant les frontières des champs d’exploitation économique, contre la convoitise des autres groupes capitalistes et en tendant à les élargir aux dépens des autres États.

Ainsi, à l’époque capitaliste où la division horizontale et verticale de la société, et la lutte engendrée par cette division atteignent le point culminant de l’histoire humaine, l’État atteindra également le point le plus haut de son développement et de son achèvement en tant qu’organisme de coercition et de violence.

Ayant son origine dans la nécessité historique de la violence, trouvant dans l’exercice de la coercition, la condition de son épanouissement, l’État deviendra un facteur indépendant et supplémentaire de la violence dans l’intérêt de son autoconservation, de sa propre existence. La violence en tant que moyen deviendra un but en soi, entretenu et cultivé par l’État, répugnant de par sa nature même à toute forme de société tendant à se passer de violence en tant que régulateur des rapports entre hommes.

3- Dans la complexité des contradictions enchevêtrées et inextricables s’épanouissant avec le développement de l’économie capitaliste, l’État est appelé à s’immiscer à chaque instant dans tous les domaines de la vie : économique, social, culturel, politique, aussi bien dans la vie privée de chaque individu que dans ses rapports avec la société sur le terrain local, national et mondial.

Pour faire face à toutes ses obligations sociales immenses, l’État fera appel à une masse toujours plus grande de personnes, les enlevant à toute activité, à toute participation à la production, en créant ainsi un corps social à part, aux intérêts propres, ayant pour spécialité et pour charge d’assurer le fonctionnement de la machine étatique et gouvernementale.

Une fraction importante (10% et peut-être plus) de la société constitue ainsi une couche sociale indépendante, les politiciens, les hauts fonctionnaires, la bureaucratie, le corps juridique, la police et le militarisme ayant des intérêts économiques propres vivant en parasites de la société, ayant pour patrimoine et champ d’exploitation, réservé à eux, l’appareil étatique.

De serviteur de la société, au service de la classe dominante, ce corps social, de par sa masse et surtout de par sa place dans la société, à la direction du gouvernail étatique, tend à s’affranchir de plus en plus pour se poser en maître de la société, et en associé de la classe dominante. II possède en commun et en monopole exclusif les finances publiques, le droit de dicter les lois et de les interpréter, et la force matérielle de la violence pour les appliquer dans son intérêt.

Ainsi naît et surgit une couche sociale privilégiée nouvelle qui tire son existence matérielle de l’existence de l’État, couche parasitaire et essentiellement réactionnaire, intéressée à la perpétuation de l’État, relativement indépendante, mais toujours associée à la classe dont le système économique est basé sur l’exploitation de l’homme par l’homme, et dont le principe est le maintien et la perpétuation de l’exploitation humaine ainsi que la sauvegarde des privilèges économiques et sociaux.

4- Le développement de la technique et des forces productives ne peut plus être enfermé dans le principe bourgeois de la possession privée des moyens de production. Même la production capitaliste est obligée de porter atteinte à son principe sacro-saint de la possession privée des moyens de production, et de recourir à une nationalisation capitaliste de certaines branches de son économie, comme les Chemins de Fer, les PTT et, partiellement, l’aviation, la marine marchande, la métallurgie et les mines. L’immixtion de l’État se fera de plus en plus sentir dans toute la vie économique, évidemment et dans l’intérêt et pour la sauvegarde du régime capitaliste dans son ensemble. D’autre part, dans la lutte de classe entre les forces antagoniques de la société, classes et groupes économiques, l’État ne pourrait assumer son rôle de représentant et de “médiateur” qu’en s’appuyant lui-même sur une base matérielle, économique, indépendante et solide.

Dans cette évolution historique de la société capitaliste, l’État acquerra une figure de plus en plus nouvelle, un caractère nouveau, économique, d’État Patron. Tout en gardant sa fonction politique d’État capitaliste et en l’accentuant, il évoluera sur le terrain économique vers un capitalisme d’État. L’État prélèvera une masse de plus-value en tant que part d’associé dans les branches et secteurs où subsiste la possession privée des moyens de production, au même titre que tout autre capital (bancaire ou foncier), ou il exploitera directement les branches ou secteurs étatisés en unique patron collectif, en vue de la création de la plus-value. La répartition de cette plus-value se fait entre les fonctionnaires de l'Etat (sauf la partie qui est capitalisée en étant réinvestie dans la production) selon leur rang et les privilèges qu'ils ont obtenus.

La tendance économique vers le capitalisme d’État tout en ne pouvant pas s’achever dans une socialisation et une collectivisation complètes dans la société capitaliste, reste néanmoins une tendance très réelle affranchissant en quelque sorte l’État d’un rôle strictement instrumental, le fait apparaître dans son caractère économique nouveau de patron collectif anonyme exploitant et extirpant collectivement la plus-value.

La possession privée des moyens de production, tout en ayant été la base fondamentale du système économique du capitalisme et en subsistant encore aujourd’hui, peut parfaitement subir des modifications profondes dans la phase finale du capitalisme sans pour cela mettre en danger les principes mêmes de l’économie capitaliste. L’étatisation plus ou moins grande des moyens de production, loin de signifier la fin du système, s’accorde parfaitement avec ce système et peut être même la condition de son maintien, à condition que le principe fondamental du capitalisme persiste, à savoir l’extirpation toujours plus grande de plus-value des ouvriers se poursuivant au bénéfice d’une minorité privilégiée et puissante. L’opposition fondamentale entre l’économie capitaliste et l’économie socialiste ne réside donc pas dans la possession privée des moyens de production. Si le socialisme est incompatible avec la possession privée des moyens de production, l’absence de cette dernière (tout en étant une condition indispensable pour l’instauration de l’économie socialiste) n’est pas forcément du socialisme, puisque la réalité nous démontre l’accommodation du capitalisme avec l’étatisation des moyens de production en s’acheminant vers le capitalisme d’État.

L’opposition fondamentale entre l’économie capitaliste et socialiste réside :

  • dans le moteur et le but de la production : le principe capitaliste a pour moteur et but la recherche de plus en plus grande de la plus-value, le principe socialiste, au contraire, a pour but la recherche de la satisfaction des besoins de la société et de ses membres ;

  • dans la répartition immédiate des produits et des valeurs créées, le principe capitaliste est caractérisé par une part de plus en plus réduite de la masse des valeurs créées laissées pour la consommation, la plus grande part servant au réinvestissement en vue de l’élargissement de la production, le principe socialiste réside dans l’accroissement proportionnel plus grand de la part des producteurs à la valeur produite pour la jouissance immédiate. La partie des valeurs produites directement consommables doit tendre à s’accroître par rapport à la partie destinée à être investie dans la production en vue d’une reproduction.

Ainsi la tendance grandissante de l’État à l’indépendance au sein du capitalisme, tendance non seulement politique mais aussi économique, loin de présenter un affaiblissement de la société capitaliste ne fait que transférer la puissance économique du capitalisme à l’État en érigeant ce dernier en la puissance, l’essence même du capitalisme. Face au prolétariat et à sa mission historique d’instauration de la société socialiste, l’État se présente comme le Goliath historique. De par sa nature, il présente toute l’histoire passée de l’humanité, toutes les classes exploiteuses, toutes les forces réactionnaires. Sa nature étant, comme nous l’avons démontré, conservatisme, violence, bureaucratisme, maintien des privilèges et exploitation économique, il incarne le principe d’oppression irréductiblement opposé au principe de libération, incarné par le prolétariat et le socialisme.

5- Toutes les classes jusqu’à ce jour n’ont fait que substituer leur domination, dans l’intérêt de leurs privilèges, à la domination des autres classes. Le développement économique des classes nouvelles se faisait lentement et longtemps avant d’instaurer leur domination politique au sein de l’ancienne société. Parce que leurs intérêts économiques coïncidant avec le développement des forces productives n’étaient que les intérêts d’une minorité, d’une classe, leur force s’accroissait au sein de l’ancienne société, économiquement d’abord. Ce n’est qu’à un certain degré de ce développement économique, après avoir économiquement supplanté, en partie résorbé l’ancienne classe dominante, que le pouvoir politique, l’État, la domination juridique, viennent consacrer le nouvel état de fait. La bourgeoisie s’est développée longuement économiquement, le capital marchand s’est affermi, et ce n’est que lorsque la bourgeoisie a dominé économiquement l’ancienne société féodale qu’elle a accompli sa révolution politique. La révolution bourgeoise doit briser la résistance des féodaux, la superstructure idéologique, le droit féodal devenus des entraves au développement des forces productives, mais elle ne brisa pas l’État. Le principe de l’État étant la sauvegarde de l’exploitation de l’homme par l’homme, la bourgeoisie n’a fait que s’emparer et continuer à faire fonctionner la machine de l’État pour son propre intérêt de classe. Le processus des révolutions des autres classes dans l’histoire se présente donc de façon suivante :

  • Édification et affermissement économique de la nouvelle classe au sein de l’ancienne société.

  • Domination économique, révolution économique pacifique.

  • Révolution politique violente consacrant le fait économique.

  • Maintien de l’appareil d’État en le faisant fonctionner dans l’intérêt de la nouvelle classe.

  • Résorption graduelle des anciennes classes dirigeantes qui survivent dans la nouvelle classe dominante.

6- Le prolétariat à l’encontre des autres classes dans l’histoire, ne possède aucune richesse, aucune propriété matérielle. Il ne peut édifier aucune économie, aucune assise économique dans l’enceinte de la société capitaliste. Sa position de classe révolutionnaire réside dans le déroulement objectif de l’évolution, rendant l’existence de la propriété privée incompatible avec le développement des forces productives, d’une part, et de l’impossibilité de la production de la plus-value, d’autre part [de poursuivre la reproduction élargie en une économie dont la base est la production de la plus–value d'autre part.]. [La société capitaliste] se heurte ainsi à l’absence du marché susceptible de réaliser cette plus-value. La nécessité objective de la société socialiste en tant que solution dialectique aux contradictions internes du système capitaliste trouve en le prolétariat la seule classe dont les intérêts s’identifient avec l’évolution historique. La dernière classe de la société ne possédant rien, n’ayant aucun privilège à défendre se rencontre avec la nécessité historique de supprimer tout privilège. Le prolétariat est la seule classe qui peut remplir cette tâche révolutionnaire de suppression de tout privilège, de toute propriété privée, pouvant développer les forces productives libérées des entraves du système capitaliste, au bénéfice et dans l’intérêt de toute l’humanité. Le prolétariat n’a et ne peut avoir, une politique économique au sein du régime capitaliste.***

Il n’a aucune économie de classe à édifier avant ou après la révolution. A l’encontre des autres classes, et pour la première fois dans l’histoire, c’est une révolution politique qui précède et crée les conditions d’une transformation sociale et économique. La libération économique du prolétariat est la libération économique de toute entrave d’intérêt de classe, la disparition des classes. II se libère en libérant toute l’humanité, et en se dissolvant dans son sein.

L’État, principe de domination et d’oppression économique de classe, ne peut être conquis dans le sens classique par le prolétariat. Au contraire, les premiers pas vers son émancipation consistent dans la destruction révolutionnaire de cet État. N’ayant aucune assise économique, aucune propriété, le prolétariat puise sa force dans la conscience qu’il acquiert des lois historiques, objectives du processus économique. Sa force est exclusivement sa conscience et son organisation. Le parti de classe cristallisant la conscience de la classe, présente la condition indispensable pour l’accomplissement de la mission historique au même titre que ses organisations unitaires de lutte représentent sa capacité matérielle et pratique de l’action.

Les autres classes dans l’histoire, parce qu’ayant une assise économique au sein de la société, pouvaient plus ou moins se passer d’un parti ; elles étaient elles-mêmes à peine conscientes de l’aboutissement de leur action, et elles s’identifiaient avec l’État, principe de privilèges et d’oppression. Le prolétariat se heurte, à chaque moment de son action en tant que classe, à l’État ; il est l’antithèse historique de l’État.

La conquête de l’État par une classe exploiteuse dans un pays donné marquait le terme historique, le dernier acte révolutionnaire de cette classe. La destruction de l’Etat par le prolétariat n’est que le premier acte révolutionnaire de classe ouvrant pour lui et son parti tout un processus révolutionnaire en vue de la révolution mondiale d’abord et ensuite sur le terrain économique en vue de l’instauration de la société socialiste.

7- Entre le degré atteint par les forces productives entrant en opposition avec le système capitaliste, et qui font sauter les cadres de ce système, et le degré de développement nécessaire pour l’instauration de la société socialiste, de la pleine satisfaction des besoins de tous les membres de la société, existe un décalage historique très grand. Ce décalage ne peut être effacé par une simple affirmation programmatique comme le croyaient les anarchistes, mais doit être comblé sur le terrain économique, par une politique économique du prolétariat. C’est en cela que réside la justification théorique de l’inévitabilité d’une phase historique transitoire entre le capitalisme et le socialisme. Phase transitoire ou la domination politique, et non économique, appartient à la classe révolutionnaire qui est la dictature du prolétariat.

La maturation des conditions économiques en vue du socialisme est l’œuvre politique du prolétariat, de son parti et ne peut être solutionnée sur le terrain national, mais exige des assises mondiales. Le capitalisme, s’il est un système mondial, ne l’est que dans la mesure de la domination mondiale du capital et le développement économique des différents secteurs de l’économie mondiale, de même que celui des différentes branches industrielles ne se fait que dans la limite compatible avec l’intérêt du Capital.

Autrement dit, le développement de différents secteurs et branches de l’économie mondiale a été profondément entravé. Le socialisme, par contre, trouve ses assises dans un très haut degré de développement économique de tous les secteurs de l’économie mondiale. La libération des forces productives des entraves capitalistes dans tous les pays par la révolution prolétarienne sur l’échelle mondiale est donc la première condition d’une évolution économique de la société vers le socialisme.

La politique économique du prolétariat se développe sur la base de la généralisation de la révolution à l’échelle mondiale et est contenue, non dans l’affirmation unilatérale de développement de la production, mais essentiellement dans le rythme harmonieux de développement de la production avec la progression proportionnelle du niveau de vie des producteurs.

La phase transitoire exprime sa filiation économique avec l’ère historique présocialiste, en ce sens qu’elle ne peut satisfaire tous les besoins de la société et contient la nécessité de la poursuite de l’accumulation. Toute politique qui misera sur la plus haute accumulation en vue de l’élargissement de la production n’exprimera pas une tendance prolétarienne, mais ne serait que la suite d’une économie capitaliste. Tandis que la politique économique du prolétariat s’exprimera par l’accumulation nécessaire, compatible et conditionnée avec l’amélioration des conditions de vie des ouvriers, avec l’augmentation relative et progressive du capital variable.

Après sa victoire sur la bourgeoisie, le prolétariat, d’une part, devient la classe dominante politiquement qui, à travers son parti de classe, assure pendant toute la phase transitoire la dictature de sa classe en vue d’acheminer la société vers le socialisme et, d’autre part, conserve sa position de classe dans la production ayant des intérêts économiques particuliers immédiats à défendre et à faire prévaloir au travers de ses organisations économiques propres, les syndicats et ses moyens de lutte : la grève durant toute la phase transitoire.

8- La destruction révolutionnaire de l’État capitaliste, instrument de la domination de classe, est loin de signifier la destruction des positions économiques de l’ennemi, et sa disparition. L’expropriation et la socialisation des principales branches clés de la production sont des mesures premières et indispensables de la politique économique du prolétariat. L’existence de secteurs économiques arriérés dans l’espace comme dans diverses branches de la production, et particulièrement l’agriculture, ne permet pas de passer immédiatement à une économie socialiste et à la disparition totale de la propriété privée. L’édification socialiste ne pouvant surgir d’une affirmation programmatique, est le fruit d’un long processus économique sous la direction politique du prolétariat durant lequel la gestion socialiste doit battre et vaincre la gestion capitaliste sur le terrain économique.

L’existence de ces secteurs économiques arriérés, la subsistance inévitable de la propriété privée présentent un danger redoutable, un terrain économique de conservation, de consolidation et de renaissance des forces sociales s’opposant à la marche vers le socialisme

La phase transitoire est la phase d’une lutte acharnée entre le capitalisme et le socialisme avec l’avantage pour le prolétariat d’avoir conquis une position politique dominante mais non définitive pouvant automatiquement assurer la victoire finale.

L’issue de la lutte, la garantie de la victoire finale réside pour le prolétariat exclusivement dans la force de sa conscience idéologique et dans l’aptitude à la traduire dans la politique pratique.

Toute faute politique, toute erreur tactique devient une position de renforcement de l’ennemi de classe. L’anéantissement des formations politiques de l’ennemi de classe, de ses organes, de sa presse, est une mesure indispensable pour briser sa force. Mais cela ne suffit pas. Le prolétariat doit avant tout veiller à l’indépendance de ses organismes de classe qui lui sont propres et empêcher leur altération en les exposant à des tâches et à des fonctions étrangères à leur nature. Le parti représentant la conscience de la mission historique de la classe et du but final à atteindre exercera la dictature au nom du prolétariat ; le syndicat, organisation unitaire de la classe exprimant sa position économique et ses intérêts immédiats qu’il est appelé à défendre ne peut s’identifier à l’État, ni s’intégrer à ce dernier.

9- L’État, dans la mesure où il est reconstitué après la révolution, exprime l’immaturité des conditions de la société socialiste. Il est la superstructure politique d’une structure économique non encore socialiste. Sa nature reste étrangère et opposée au socialisme. De même que la phase transitoire est une inévitabilité historique objective par laquelle passe le prolétariat, de même l’État est un instrument de violence inévitable -pour le prolétariat- dont il se sert contre les classes dépossédées mais avec lequel il ne peut s’identifier et le moins qu’on puisse dire c’est qu’il (l’Etat) est un fléau dont le prolétariat hérite dans sa lutte pour arriver à sa domination de classe. (Engels, Préface à La Guerre civile en France)

Dans sa nature en tant qu’institution sociale, l’État instauré après la victoire de l’insurrection prolétarienne, reste une institution étrangère et hostile au socialisme.

L’expropriation et la nationalisation, l’exclusivité de la gestion de l’économie, l’impréparation historique des classes travailleuses et du prolétariat à la direction de l’économie, la nécessité de recourir à des spécialistes techniciens, à des hommes venant des couches et des classes exploiteuses et de leurs serviteurs séculaires, l’état désastreux de l’économie à la sortie de la guerre civile, sont autant de faits historiques concourant à renforcer la machine d’État et ses caractères fondamentaux de conservatisme, de coercition. L’obligation historique pour le prolétariat de s’en servir ne doit nullement entraîner l’erreur théorique et politique fatale, d’identifier cet instrument avec le socialisme. L’État, comme les prisons, n’est pas le symbole du socialisme, ni de la classe appelée à l’instaurer : le prolétariat.

La dictature du prolétariat exprimant la volonté de la classe révolutionnaire de briser les forces et les classes hostiles, et d’assurer la marche vers la société socialiste, exprime également son opposition fondamentale à la notion et à l’institution de 1’État. L’expérience russe a mis particulièrement en évidence l’erreur théorique de la notion de "l’État ouvrier", de la nature de classe prolétarienne de l’État et de l’identification de la Dictature du prolétariat avec l’utilisation, par le prolétariat, de l’instrument de coercition qu’est l’État.

10- En se rendant maître de la société par la révolution victorieuse contre la bourgeoisie, le prolétariat hérite d’un état social nullement mûr pour le socialisme et qui ne peut atteindre cette maturité que sous sa direction. Il hérite dans tous les domaines, économique, politique, culturel, social, des États et des nations, des structures et des superstructures, des institutions et des idéologies extrêmement variées, arrièrées qu’il ne peut effacer de par sa simple volonté, avec lesquels il doit compter, dont il doit combattre et atténuer les effets les plus nuisibles. La violence n’est pas le moyen essentiel et ne doit être employée que strictement dans la limite de la violence employée par l’ennemi de classe, et pour la briser. La violence doit être absolument et catégoriquement exclue des rapports du prolétariat avec les classes laborieuses, et dans son sein. D’une manière générale, les moyens employés pour aller vers le socialisme relèvent et découlent du but à atteindre, c’est-à-dire du socialisme même.

Dans les premiers temps de la phase transitoire, le prolétariat sera obligé d’utiliser les instruments qui lui ont été légués par toute l’histoire passée, histoire de violence et de domination de classe. L’État est un des instruments de la force et le plus haut symbole de violence, de spoliation et d’oppression dont le prolétariat hérite, et dont il ne peut se servir qu’à la double condition :

  • de considérer et de proclamer la nature anti-socialiste de l’État avec lequel il ne peut jamais et à aucun moment s’identifier; en s’organisant et lui opposant constamment ses organismes de classe : parti et syndicats, en l’entourant du contrôle vigilant et de chaque instant de toute la classe.

  • "d’atténuer les plus fâcheux effets dans la mesure du possible, comme l’a fait la Commune." (Engels, Préface à La Guerre civile en France).

L’expérience russe nous prouve que la conscience qu’ils avaient du danger que continue à représenter l’État dans les mains du prolétariat, et les mesures nécessaires à prendre à son égard, préconisées par nos maîtres, n’étaient pas vaines.

Ces mesures - élection de représentants par les masses laborieuses, révocables à tout moment ; destruction de la force armée détachée du peuple et son remplacement par l’armement général du prolétariat et des classes laborieuses ; démocratie la plus large pour la classe et ses organisations ; contrôle vigilant et permanent de toute la classe sur le fonctionnement de l’État ; un salaire limité et ne dépassant pas celui de l’ouvrier qualifié pour les fonctionnaires de l’État - doivent cesser d’être des formules, mais être appliquées à la lettre et renforcées autant que possible par des mesures politiques et sociales complémentaires.

L’histoire et l’expérience russe ont démontré qu’il n’existe pas d’État prolétarien proprement dit, mais un État entre les mains du prolétariat, dont la nature reste antisocialiste et qui, dès que la vigilance politique du prolétariat s’affaiblit, devient la place forte, le centre de ralliement et l’expression des classes dépossédées du capitalisme renaissant.

Les syndicats après la révolution

11- Les syndicats, organismes unitaires et de défense des intérêts économiques du prolétariat, ont leur racine dans le mécanisme de la production. Ils surgissent de la nécessité où se trouve le prolétariat d’opposer une résistance à son exploitation économique, à l’extirpation d’une masse toujours plus grande de plus-value, c’est-à-dire à l’augmentation du temps de travail non payé.

Le développement de la technique, en augmentant la productivité, diminue le temps de travail nécessaire à l’entretien des producteurs. En régime capitaliste la plus grande productivité n’entraîne pas la diminution du temps de travail ni l’amélioration proportionnelle du niveau de vie des ouvriers, Au contraire le développement de la productivité poursuivi par les capitalistes est fait dans le but unique d’accroître la production de la plus-value.

L’opposition entre Capital et Travail, entre le capital constant et le capital variable, entre le capitalisme et le prolétariat, autour du problème économique : la part de chacun dans la production, est une opposition fondamentale engendrant une lutte de classe constante. C’est dans cette lutte contre le capital que le prolétariat donne le sens à son organisation de classe de défense de ses intérêts économiques immédiats, par l’association de tous les exploités : le syndicat.

Quelle que soit l’influence des agents de la bourgeoisie, c’est-à-dire de la bureaucratie réformiste dans le syndicat et la politique qu’elle fait prévaloir, sabotant et dévoyant la fonction des syndicats, elle ne peut changer sa nature de classe qui reste telle tant que cet organisme reste indépendant, non rattaché à l’État capitaliste.

12- La révolution prolétarienne ne détruit pas d’emblée l’existence des classes dans la société et les rapports de production entre les différentes classes. La révolution victorieuse n’est que "l’organisation du prolétariat en classe dominante" qui au travers de son Parti ouvre un cours historique, imprime une tendance économique partant de l’existence de classes et de leur exploitation vers une société sans classe.

Cette phase transitoire du capitalisme au socialisme sous la dictature politique du prolétariat se traduit sur le terrain des rapports post-économiques par une politique énergique tendant à diminuer l’exploitation des classes, à augmenter constamment la part du prolétariat dans le revenu national, du capital variable par rapport au capital constant. Cette politique ne peut être donnée par une affirmation programmatique du Parti et encore moins être dévolue à l’État, organe de gestion et de coercition. Cette politique trouve sa condition, sa garantie et son expression dans la classe elle-même et exclusivement en elle, dans la pression qu’exerce la classe dans la vie sociale, dans son opposition et sa lutte contre les autres classes.

L’organisation syndicale en régime capitaliste est une tendance au groupement d’ouvriers contre leur exploitation, tendance qui est constamment empêchée, entravée par la pression et la répression de la bourgeoisie dominante. C’est seulement après la révolution que l’organisation syndicale devient réellement l’organisation unitaire groupant tous les ouvriers sans exception, et peut réellement prendre et imposer pleinement la défense des intérêts immédiats du prolétariat.

13- Le rôle de l’organisation syndicale après la révolution ne réside pas seulement dans le fait qu’elle est la seule organisation pouvant assurer la défense des intérêts immédiats du prolétariat, ce qui à lui seul suffirait à justifier la pleine liberté et l’indépendance totale des syndicats, le rejet de toute tutelle et immixtion de L’État, mais encore l’organisation syndicale est un baromètre vivant extrêmement sensible, reflétant instantanément la tendance qui prédomine dans la gestion et émane dans le sens du socialisme (augmentation proportionnelle du capital variable) ou dans le sens capitaliste (accroissement proportionnel plus grand du capital constant).

Dans l’oscillation de la gestion économique vers une politique capitaliste (déterminée par la pression économique de l’immaturité relative et par les classes non prolétariennes subsistantes), le prolétariat, au travers de l’existence de son organisation syndicale indépendante et de sa lutte spécifique, intervient, réagit et représente le facteur social exerçant la contre-pression dans le mécanisme économique en vue d’une gestion socialiste.

Attribuer aux syndicats la fonction de la gestion économique ne fait nullement disparaître les difficultés essentielles issues de la situation économique ni son immaturité réelle, et ne résout aucunement ses difficultés. Par contre, on aliène la liberté du prolétariat et de son organisation, on annihile la capacité de son organisation d’exercer la pression nécessaire dans le processus économique en vue d’assurer simultanément la défense de ses intérêts immédiats et la garantie d’une politique socialiste dans l’économie.

14- En régime capitaliste, l’organisation syndicale reflète très imparfaitement le degré de la conscience de classe. Cette conscience, le prolétariat ne peut l’acquérir pleinement qu’après la révolution, une fois libéré de toute entrave de la bourgeoisie et de ses agents : les chefs réformistes.

Les syndicats après la révolution, reflètent au mieux le degré de conscience atteint par l’ensemble de la classe et présentent le milieu, le terrain de classe où se fait l’éducation politique de la masse. Les communistes s’inspirent de ce postulat : le maintien de la révolution et l’édification du socialisme ne sont pas le fait de la volonté d’une élite mais trouvent uniquement leur force dans le degré de maturité politique des masses prolétariennes. La violence exercée contre ou sur les masses prolétariennes, même si elle a pour but de garantir la marche vers le socialisme, n’offre nullement cette garantie. Le socialisme n’est pas le résultat du viol sur le prolétariat, il est exclusivement conditionné par sa conscience et sa volonté.

Les communistes rejetteront la méthode de violence au sein du prolétariat comme étant en opposition avec la marche vers le socialisme, qui obscurcit et empêche la classe d’atteindre la conscience de sa mission historique. Au sein des syndicats, les communistes s’efforceront de maintenir la plus grande liberté d’expression, de critique, de vie politique. C’est devant le prolétariat organisé dans les syndicats qu’ils tenteront de faire triompher leur politique face aux autres tendances existantes, et traduisant l’influence bourgeoise, petite bourgeoise subsistant encore dans le prolétariat et dans certaines couches arriérées. La liberté de fraction, de tendance au sein des syndicats, la liberté de parole et de presse pour tous les courants à l’intérieur des syndicats, sont les conditions permettant au Parti de la classe de connaître, de mesurer le degré d’évolution de la conscience de la masse, d’assurer la marche vers le socialisme Par l’élévation de cette conscience au travers de l’éducation politique des masses, de vérifier sa propre politique et de la corriger. Le rapport entre le Parti et la classe n’est que le rapport entre le Parti et les syndicats.

15- Toute tendance à diminuer le rôle des syndicats après la révolution, qui sous prétexte de l’existence de “l’État ouvrier” interdirait la liberté d’action syndicale et la grève, qui favoriserait l’immixtion de l’État dans les syndicats, qui, au travers de la théorie en apparence révolutionnaire de remettre la gestion aux syndicats, incorporerait en fait ces derniers dans la machine étatique, qui préconiserait l’existence de la violence au sein du prolétariat et de son organisation, sous le couvert et avec la meilleure intention révolutionnaire du but final, qui empêcherait l’existence de la plus large démocratie ouvrière par le libre jeu de la lutte politique et des fractions au sein des syndicats, exprimerait une politique anti-ouvrière faussant les rapports du Parti et de la classe, affaiblissant la position du prolétariat dans la phase transitoire. Le devoir communiste serait de dénoncer et de combattre avec la plus grande énergie toutes ces tendances et d’œuvrer au plein développement et à l’indépendance du mouvement syndical, indispensable pour la victoire de l’économie socialiste.

La gestion économique

16 - La gestion économique après la guerre civile est le problème le plus difficile, le plus complexe, auquel doit faire face le prolétariat et son Parti. Il serait puéril de vouloir donner la solution a priori de tous les aspects pratiques que présentent ces problèmes. Ce serait transformer la doctrine marxiste en un système de préceptes définitifs, valables et applicables à tout moment et cela sans tenir compte des situations concrètes, circonstancielles, variées se présentant différemment dans divers pays et dans divers secteurs de la vie économique.

C’est exclusivement dans l’étude pratique que nous dégagerons des situations, au fur et à mesure qu’elles se présenteront, la solution nécessaire contenue et donnée par les situations elles-mêmes. A l’instar de nos maîtres, nous pouvons seulement indiquer aujourd’hui, dans les grandes lignes, les principes généraux devant présider à la gestion économique dans la phase transitoire, et cela à la lumière de la première expérience donnée par la révolution russe.

17- L’avènement du socialisme exige un très haut développement de la technique et des forces productives. Le prolétariat, au lendemain de la révolution victorieuse ne trouve pas achevé le développement de la technique. Il ne résulte nullement de cette affirmation que la révolution soit prématurée, mais au contraire, le degré atteint par le développement se heurte à l’existence du capital isolé, justifiant l’affirmation de la maturité des conditions objectives de la révolution, c’est-à-dire de la nécessite de la destruction du capitalisme devenu une entrave au développement des forces productives. Il appartient au prolétariat de présider à une politique de plein développement des forces productives permettant au socialisme de devenir une réalité économique.

Le développement de la technique et des forces productives est la base de la politique du prolétariat nécessitant l’accumulation d’une partie de la valeur produite en vue d’améliorer, d’intensifier et d’assurer une reproduction élargie. Mais le socialisme n’est pas donné par la vitesse du développement des forces productives; le rythme est subordonné et limité aux possibilités concrètes issues de l’état politique et économique existant.

18- La gestion économique ne peut à aucun instant être séparée du développement de la lutte politique de la classe, et cela sur la scène internationale. La révolution victorieuse dans un seul pays ne peut s’assigner comme tâche le développement de son économie, indépendamment de la lutte du prolétariat dans les autres pays. La révolution russe a donné la démonstration historique que la poursuite séparée d’un développement économique de la Russie en dehors de la marche ascendante de la révolution dans les autres pays, a amené la Russie à une politique de compromission avec le capitalisme mondial, politique de pactes et d’accords économiques à l’extérieur qui se sont avérés autant de moyens de renforcement économique du capitalisme en pleine situation de crise, le sauvant de l’écroulement et, d’autre part, apportant un trouble profond dans les rangs du prolétariat en pleine lutte révolutionnaire (Accord de Rapallo 13).

Les accords économiques qui devaient avoir pour seul résultat la recherche du renforcement économique partiel du pays de la révolution, ont en réalité abouti à un renforcement économique et politique du capitalisme, à un renversement du rapport de forces dans la lutte de classes en faveur du capitalisme contre le prolétariat. Ainsi, le pays de la révolution victorieuse a accentué son isolement et perdait sa seule alliée, garantie du développement ultérieur : la Révolution Internationale, et devient une force économique et politique dévoyée et résorbée sous la pression grandissante de son ennemi historique : le capitalisme.

La politique économique du prolétariat dans un pays ne peut donc s’assigner comme but de résoudre les difficultés et de résorber le retard du développement de la technique dans le cadre étroit d’un pays. Le sort de l’économie et son développement sont indissolublement liés et directement subordonnés à la marche de la révolution internationale et doivent consister dans une politique en vue de l’attente provisoire à l’intérieur, et d’aide à la révolution internationale.

19- La poursuite du rythme accéléré non en proportion du développement de la capacité de la consommation aboutit, comme l’a démontré l’expérience russe, au développement de la production d’articles destinés à la destruction, suivant sur ce plan la tendance générale du capitalisme mondial qui, dans sa phase décadente, ne peut assurer la poursuite de la production que par l’instauration de l’économie de guerre.

En opposition à cette politique ayant pour but le plus grand rythme de développement industriel, sacrifiant les intérêts immédiats du prolétariat culbutant dans l’économie de guerre, la politique prolétarienne consistera dans un rythme proportionnel au développement de la capacité d’absorption des producteurs, et déterminant la production des articles de consommation immédiatement nécessaires pour satisfaire les besoins des travailleurs.

L’accumulation ne suivra pas le critère d’un plus grand rythme de développement industriel, mais exclusivement celui compatible avec la satisfaction progressive des besoins immédiats. La gestion économique aura pour base et pour principe, avant tout, la production des articles de première nécessité, l’harmonisation graduelle des diverses branches de la production, ensuite et particulièrement entre la ville et la campagne, entre l’industrie et l’agriculture.

20- Tant que les forces productives et la technique n’ont pas atteint un développement suffisamment haut, supplantant, partout dans toutes les branches de la production, la petite production, il ne pourra être question de la disparition complète des classes moyennes, de l’artisanat et de la petite paysannerie.

Le prolétariat après la révolution ne pourra collectiviser que la grande industrie développée et concentrée, les industries-clés, les transports et les banques, la grande propriété foncière. II expropriera la grande bourgeoisie. Mais la petite propriété privée subsistera et ne sera résorbée que par un long processus économique. A côté du secteur socialiste (collectif) dans l’économie, subsistera un secteur privé de petits producteurs, et les relations économiques entre ces divers secteurs se présenteront d’une façon variée, multiple, allant du socialisme au coopérativisme et à l’échange des marchandises entre l’État et les particuliers, aussi bien qu’entre les producteurs individuels et isolés. Comme dans la production, le problème de l’échange, des prix, du marché et de la monnaie aura une grande diversité, la politique économique du prolétariat consistera à tenir compte de cette situation, à rejeter la violence bureaucratique comme moyen de régulariser la vie économique et se basant seulement sur le terrain des possibilités réelles de résorption et de supplantation par le développement de la technique et tendra à liquider progressivement la petite propriété et la production isolée en incorporant ces couches de travailleurs dans la grande famille du prolétariat.

21- La vie et la gestion économique de la société exigent un organisme centralisé. La théorie consistant à laisser à chaque groupe de producteurs le souci de sa propre gestion est le rêve utopique d’un idéal petit bourgeois, réactionnaire. Le développement de la technique exige la participation des grandes masses de travailleurs, leur coopé ration dans la production.

La production de chaque branche est étroitement liée à l’ensemble de la production nationale. Elle exige la mise en mouvement de grandes forces, de grandes puissances, de plans d’ensemble que seule une administration centralisée peut assurer.

D’autre part, c’est vouloir transformer chaque membre et chaque groupe de la société en autant de petits propriétaires aux intérêts propres et opposés, et revenir à l’époque marchande que la grande industrie a depuis longtemps rayée de l’histoire. La société socialiste engendrera l’organe de l’administration sociale et de la gestion économique. A l’époque transitoire, cette fonction de gestion économique ne peut être assumée que par le pouvoir issu de la révolution qui, sous le contrôle de toute la population travailleuse, dirige et gère l’économie de la société.

La participation la plus large, effective, directe de tous les travailleurs à tous les échelons du nouveau pouvoir parait être le seul mode assurant la gestion de l’économie par les travailleurs eux-mêmes. La Commune de Paris nous a donné une première indication de ce nouveau type d’État, et la révolution russe en reprenant et reproduisant cette première ébauche lui a donné sa forme définitive par les organisations de représentants de tous les travailleurs sur leur lieu de travail et de localité : l’organisation des Conseils (Soviets).

22- Dans les élections aux organes de direction et de gestion, dans les conseils, participe tout homme qui travaille, et ne sont exclus que ceux qui ne travaillent pas ou vivent du travail d’autrui. Dans les Conseils se trouve l’expression des intérêts de tous les travailleurs, c’est-à-dire aussi des couches non prolétariennes. Le prolétariat de par sa conscience, sa force politique, la place qu’il occupe au cœur de l’économie de la société, dans l’industrie moderne, par sa concentration dans les villes et les usines, ayant acquis un esprit d’organisation et de discipline, joue le rôle prépondérant dans toute la vie et l’activité de ces Conseils, entraînant, sous sa direction et son influence, les autres couches de travailleurs.

C’est au travers de ces Conseils que les prolétaires, pour la première fois, apprennent, en tant que membres de la société, l’art d’administrer et de diriger eux-mêmes la vie de la société. Le Parti n’impose pas aux Conseils sa politique de gestion de l’économie par décrets ou en se réclamant du droit divin. II fait prévaloir ses conceptions, sa politique en la proposant, la défendant, la soumettant à l’approbation des masses travailleuses s’exprimant dans les Conseils (Soviets), et en s’appuyant sur les Conseils ouvriers et les délégués ouvriers au sein des Conseils supérieurs pour faire triompher sa politique de classe.

23- De même que les rapports du Parti avec la classe s’expriment au travers de l’organisation syndicale, de même les rapports entre le prolétariat et son Parti avec les autres classes travailleuses s’expriment au travers des Conseils (Soviets). De même que la violence au sein de la classe ne fait que fausser les rapports de celle-ci avec le Parti, de même la violence doit être rejetée dans les rapports entre le prolétariat et les autres classes ou couches travailleuses. Ces rapports devraient être assurés par la pleine liberté d’expression et de critique au sein des Conseils des députés ouvriers et paysans. D’une façon générale, la violence en tant que moyen d’action entre les mains du prolétariat sera indispensable pour briser la domination du capitalisme et de son État, et pour garantir par la force la victoire du prolétariat contre la résistance et la violence des classes contre-révolutionnaires pendant la guerre civile.

Mais en dehors de cela, la violence n’est d’aucun secours dans l’œuvre constructive d’édification socialiste et de la gestion économique. Au contraire elle risque de dévoyer l’action du prolétariat, de fausser ses rapports avec les autres couches laborieuses, et de déformer sa vision des solutions de classe qui sont contenues et garanties exclusivement par la maturation politique des masses et de leur développement.

Gauche communiste de France (avril 1946)

 

1 Voir notre livre La Gauche communiste d'Italie, page 193 et suivantes

2 Voir notre livre La Gauche hollandaise pages 243-249

3 La Gauche communiste d'Italie, pages 197-198

4 Ibid., page 215

5 Voir l'article : "Il y a soixante ans, une conférence de révolutionnaires internationalistes", Revue internationale n°132,

https://fr.internationalism.org/rint132/il_y_a_60_ans_une_conference_de_... [1]

6 Voir le livre La Gauche hollandaise, page 198 et suivantes. Le livre note que la façon dont Pannekoek traite les problèmes auxquels le prolétariat sera confronté immédiatement après la révolution est plus réaliste que les descriptions quelque peu idylliques du GIC dans les Grundprinzipien. Ce n'est pas surprenant étant donné que Pannekoek voyait alors l'Europe ruinée à la suite de l'affrontement impérialiste. Voir les deux précédents articles de cette série : "Bilan, la Gauche hollandaise et la transition au communisme" -I et II, Revue internationale n°151 et 152,

https://fr.internationalism.org/revue-internationale/201304/6968/bilan-gauche-hollandaise-et-transition-au-communisme-communisme-len [2]

https://fr.internationalism.org/revue-internationale/201309/8652/bilan-g... [3]

7 Bordiga, dans un curieux parallèle avec Pannekoek (voir La Gauche hollandaise), s'abstint de rejoindre formellement l'organisation dont il avait inspiré la constitution, mais ses textes devinrent automatiquement des documents officiels du parti.

8 Brochure du PCI (Programme) : Les textes du Parti communiste international n° 6, page 52.

9 "Les années 1930 : le débat sur la période de transition" ("1934: la série Parti-État-Internationale"), Revue internationale n°127

https://fr.internationalism.org/rint127/communisme_periode_de_transition... [4]

10 Brochure du PCI (Programme) : Les textes du Parti communiste international n° 2, page 101 et 98

11 Nous projetons de revenir sur la question de l'accumulation dans une société communiste dans un article à venir dans la série sur l'écologie.

12 Le texte sur le Parti, les Thèses sur l'Etat et un certain nombre d'autres travaux fondateurs de la GCF ont été écrits par notre camarade Marc Chirik. Dans le prochain article de cette série, nous tenterons de donner plus d'explications sur la façon dont nous voyons le rôle qu'a joué Marc dans le mouvement politique prolétarien et, en particulier, dans le débat sur la nature de la révolution communiste qui est redevenu un sujet de débats passionnés au début des années 1970 quand les minorités révolutionnaires nées de la nouvelle génération de 1968 commencèrent à s'organiser de façon plus réfléchie et délibérée.

13 L'accord de Rapallo est un traité signé en 1922 entre l'Allemagne de Weimar et l'Etat soviétique comportant un volet militaire secret.

 

 

Rubrique: 

Histoire et mouvement ouvrier

En Ukraine, la Russie cherche à desserrer l'étau de ses rivaux impérialistes

  • 1979 reads

Depuis le 21 novembre, l'Ukraine vit une crise politique aux faux airs de la prétendue "révolution orange" de 2004. Comme en 2004, la fraction pro-russe est aux prises avec celle de l'opposition, partisane déclarée d'une "ouverture vers l'Ouest". Les mêmes tensions diplomatiques entre la Russie, les pays de l'Union Européenne (UE) et des Etats-Unis s'exacerbent.

Ce remake n'est cependant pas une simple copie. Si la contestation des élections archi-truquées  de novembre 2004 avait alors mis le feu aux poudres, aujourd'hui, le rejet de l'accord d'association proposé par l'UE par le président Viktor Ianoukovitch est à l'origine de la crise. Ce pied de nez à l'UE, une semaine avant la date prévue de la signature, a aussitôt déclenché une violente offensive des différentes fractions pro-européennes de la bourgeoisie ukrainienne contre le gouvernement, criant à la "haute trahison" et demandant la destitution du président Ianoukovitch. Suite aux appels à "l'ensemble du peuple à réagir à cela comme il le ferait à un coup d’État, c'est-à-dire : descendre dans les rues," ([1]) les manifestants ont occupé le centre-ville de Kiev et la place de l'Indépendance, lieu symbolique de la révolution orange. La répression brutale, les affrontements et les nombreux blessés permirent au premier Ministre, Mykola Azarov, de déclarer : "Ce qui se passe présente tous les signes d'un coup d’État" et d'organiser des contre-manifestations.  Comme en 2004, les  médias des grands pays démocratiques ont monté au pinacle cette « volonté du peuple ukrainien » de se "libérer" de la clique inféodée à Moscou. En revanche, les photos et les reportages n'ont pas vraiment mis en avant la perspective démocratique mais plutôt la dictature et la violence des répressions de la fraction pro-russe, les mensonges de la Russie et les diktats de Poutine. Contrairement à 2004, l'espoir d'une vie meilleure et plus libre n'est plus étayé par la perspective d'une victoire électorale de l'opposition, aujourd'hui en minorité, contrairement à 2004,  ou Victor Iouchtchenko était assuré de la victoire.

L'Ukraine : un enjeu impérialiste

En 2005, nous écrivions à propos de la révolution orange : "Derrière tout ce battage, l'enjeu réel n'est nullement dans la lutte pour la démocratie. Il se trouve en réalité dans l'affrontement de plus en plus aigu entre les grandes puissances et particulièrement dans l'offensive actuelle menée par les États-Unis, dans le cadre de leur stratégie dite du 'refoulement', contre la Russie avec la perspective de faire sortir l'Ukraine de la zone d'influence russe. Il est significatif que la grande colère de Poutine est dirigée essentiellement contre l'Amérique car c'est elle qui est derrière le candidat Iouchtchenko et son mouvement 'orange'. Depuis la dislocation de l'URSS et la constitution en catastrophe de la Communauté des États Indépendants en 1991, destinée à sauver les débris de son ex-empire, la Russie n'a cessé d'être menacée sur ses frontières, du fait même de la tendance permanente à l'éclatement qui lui est inhérente et sous la pression de l'Allemagne et des États-Unis. Le déclenchement de la première guerre tchétchène en 1992, puis de la deuxième en 1996, sous prétexte de lutte contre le terrorisme, a exprimé la brutalité d'une puissance sur le déclin tentant de sauvegarder coûte que coûte sa mainmise sur la région du Caucase, stratégiquement vitale pour l’Etat russe. Il s'agissait pour Moscou de s'opposer par cette guerre aux menées impérialistes de Washington visant à déstabiliser la Russie et à celles de Berlin qui développait une agressivité impérialiste indéniable, comme on l'avait vu au printemps 1991 avec son rôle de premier ordre dans l'éclatement du conflit yougoslave. En 2003  les États-Unis continuent résolument à avancer leurs pions au Caucase. C'est le sens qu'il faut donner à l'éviction de Chevarnadzé en 2003 avec la 'révolution des roses' en Géorgie qui a porté une clique pro-américaine au pouvoir et renforcé son influence déjà présente au Kirghizistan et en Ouzbékistan, au nord de l'Afghanistan, venant renforcer leur présence militaire au sud de la Russie et leur menace d'encerclement de celle-ci. Avec la question de l'Ukraine, qui a toujours été, que ce soit pour la Russie tsariste ou soviétique, une pièce maîtresse, le problème se pose de façon bien plus cruciale. En effet, Moscou n'a pas d'accès direct à la Méditerranée, l'Ukraine est la seule et dernière voie qui lui reste vers l'Asie et la Turquie via la mer Noire où se trouvent en outre la base nucléaire russe de Sébastopol et la flotte russe. La perte de l'Ukraine reculerait de façon dramatique la position russe face aux pays européens, en premier lieu l'Allemagne et affaiblirait tout autant sa capacité à jouer un rôle dans les destinées de l'Europe et des pays de l'Est, pour la plupart déjà largement pro-américains. Mais de plus, il est certain qu'une Ukraine tournée vers l'Ouest (donc contrôlée par celui-ci et en particulier par les Etats-Unis), mettant plus à nu que jamais l'inanité grandissante du pouvoir russe, provoquerait une accélération du phénomène d'éclatement de la CEI, avec son cortège d'horreurs. Sans compter qu'il est plus que probable qu'une telle situation ne pourrait que pousser des régions entières de la Russie elle-même (dont les petits potentats locaux ne demandent qu'à ruer dans les brancards) à déclarer leur indépendance, encouragées par les grandes puissances déjà à l'œuvre."

La grande différence avec cette situation en 2004 provient de l'affaiblissement de la puissance américaine ([2]) qui s'est accéléré avec ses aventures guerrières, notamment au Moyen-Orient. Le recul de la Russie sur la scène internationale va alors s'atténuer, notamment avec la guerre Russo-Géorgienne en 2008. Ce conflit renverse la tendance au rapprochement avec l'OTAN de la Géorgie auquel l'Ukraine aspirait également. Ainsi, tandis que la première "révolution" était une offensive américaine contre la Russie, la deuxième est de toute évidence une contre-offensive de la Russie. C'est en effet le président Viktor Ianoukovitch qui a lancé les hostilités en annulant  l'accord d'association avec l'UE au profit d'une "commission tripartite" incluant l'UE et la Russie. L'accord initialement prévu aurait permis d'établir une zone de libre-échange permettant à l'Ukraine d'entrer par la petite porte dans l'UE et ainsi de se rapprocher de l'OTAN. Bien sûr, ces tentatives de rapprochement avec l'UE sont perçues par Moscou comme des provocations puisqu'il s'agit d'arracher l'Ukraine à son influence. La situation en Ukraine est donc essentiellement déterminée par les conflits impérialistes.

L'origine immédiate de cette nouvelle crise remonte aux pressions exercées par les russes et les occidentaux sur la bourgeoisie ukrainienne dès la prise de pouvoir de la fraction pro-russe lors des élections de 2010. Dès cette époque, Angela Merkel s'était  proposée de jouer les intermédiaires à propos des contrats gaziers signés par l'ancienne premier Ministre, Ioulia Timochenko, avec Moscou en 2009. Mais Moscou a aussitôt décliné l'offre, empêchant ainsi les Européens de mettre leur nez dans les affaires russo-ukrainiennes.

Trois mois avant le sommet de Vilnius qui devait aboutir à la signature de l'accord entre l'UE et l'Ukraine, la Russie a lancé un premier avertissement en fermant ses frontières aux exportations ukrainiennes. De nombreux secteurs, dont ceux du métal et des turbines, ont souffert. L'Ukraine a perdu 5 milliards de dollars dans cette affaire ; 400 000 emplois sont en jeu, comme de nombreuses entreprises qui travaillent uniquement avec le marché russe. Moscou a également exercé le chantage suivant : si l'Ukraine n’adhère pas à l'Union Douanière autour de la Russie, le Kremlin demandera aux autres membres de cette Union ([3]) de fermer leurs frontières.

Les cliques bourgeoises ukrainiennes sont fortement divisées face aux pressions. Certains oligarques, comme Rinat Akhmetov, étaient opposés à la signature de l’accord d’association à Vilnius. A présent, tous sont dans l’attente. Les oligarques pro-UE et ceux proches de la Russie craignent un face-à-face exclusif avec Moscou. Ils voudraient maintenir le plus longtemps possible la position de "neutralité" de l’Ukraine. Les oligarques veulent maintenir la stabilité et le statu quo jusqu’aux prochaines élections pour repousser l'affrontement avec la Russie. L'alignement exclusif de l'Ukraine sur la politique impérialiste de la Russie n'est donc pas accepté, y compris par la fraction pro-russe.

A l'opposé, les pressions de l'UE ne sont pas sans contradictions. Les principaux débouchés de l'industrie et de l'agriculture ukrainienne sont les pays de l'ancienne Union Soviétique. En revanche, l'Ukraine n'exporte presque rien dans les pays de l'UE, qui s’apprêtait donc à signer un accord de libre-échange pour des marchandises qui n'existent pas ! Pour que les marchandises ukrainiennes puissent s'aligner sur les standards européens, les industries devraient investir environs 160 milliards de dollars dans l'appareil de production.

En revanche, les occidentaux pourront se servir de l'Ukraine comme d'une aire d’influence supplémentaire. Or, les barrières douanières entre l'Ukraine et la Russie sont presque inexistantes ; il y a très peu de droits de douane. Ainsi, du point de vue occidental comme du point de vue de Moscou, cet accord reviendrait à ouvrir aux marchandises occidentales les portes de la Russie. Évidemment, ceci est inacceptable pour la Russie.

La bourgeoisie Ukrainienne ne peut s'affranchir de ces contradictions ; elle ne peut que jouer l'équilibriste en misant sur sa "neutralité" dans le rapport de force entre l'UE et la Russie.

La classe ouvrière ne doit pas se laisser bercer par le mensonge démocratique

L'Ukraine est traversée par des contradictions entre ses intérêts économiques et les pressions impérialistes. Cette impasse tend à faire éclater la cohérence de ses fractions bourgeoises dans une fuite en avant irrationnelle, notamment de la politique de l'opposition. Si le parti au gouvernement envisage plutôt l'option de la "neutralité" de l'Ukraine, l'opposition essaye de vendre à la population ukrainienne l'illusion d'un niveau de vie comparable à celui des européens si l'Ukraine signe l'accord d'association avec l'UE. Mais sa composition hétéroclite (contrairement à 2004) traduit à quel point la décomposition marque de son empreinte toute perspective politique. Les analystes européens les plus lucides ([4]) en principe partisan de l'orientation européenne de la politique internationale de l'Ukraine, ne s'en cachent pas : "Il est évident que si cette opposition prenait le pouvoir, je ne vois pas très bien comment une opposition composée d'un boxeur apparemment sympathique certes mais qui n'a pas tout à fait le niveau pour gouverner semble-t-il ! Ensuite la deuxième personne c'est l'équipe de Tchimosenko, tout le monde sait que c'est une équipe de mafieux au départ, il y a vraiment des questions à se poser sur l'honnêteté financière de cette équipe : c'est pour ça qu'elle est en prison. Puis le troisième volet c'est un volet Nazi. ([5]) Alors des Nazis plus des mafieux plus des gens incompétents ce serait une catastrophe : on retrouverait un gouvernement qui serait digne de certains États de l'Afrique subsaharienne." Nous pouvons ici vérifier que "le terrain où se manifeste de façon la plus spectaculaire la décomposition de la société capitaliste est celui des affrontements guerriers et plus généralement des relations internationales." ([6])

L'encadrement idéologique des différentes fractions de l'appareil politique ukrainien est miné par les contradictions. Le partage ordinaire du travail dans les démocraties des pays développés  est fortement mis à mal. Cependant, cela n'empêchera en rien la mystification démocratique de jouer à plein régime contre la classe ouvrière, autant en Ukraine qu'au niveau international, sur le thème de la lutte de la démocratie contre la dictature et ses diktats. Par ailleurs, la bourgeoisie garde intacte la possibilité de jouer sur la fibre nationaliste soigneusement entretenue en Ukraine. Les intérêts de la "nation ukrainienne" revendiquée par la fraction pro russe font échos aux nombreux drapeaux nationaux déployés dans les manifestations.

La "vague orange" de 2004 fut le résultat de la division de la classe dominante qui a miné la position de Viktor Ianoukovitch. ([7]) Le contrôle de l’appareil d’État commençait à lui échapper. Le succès de son rival, Viktor  Iouchtchenko, était en grande partie dû à la paralysie de l’autorité de l’État central mais surtout à sa capacité à utiliser les valeurs officielles du régime de Léonid Kuchma, président de 1994 à 2005 : le nationalisme, la démocratie, le marché et la prétendue "option européenne". Viktor  Iouchtchenko devint le "sauveur de la nation" et l'objet d'un culte de la personnalité. Le mouvement "orange" n'a en rien différé de l'idéologie avec laquelle la bourgeoisie a lavé le cerveau de la population ukrainienne depuis 14 ans. Les masses qui ont soutenu Viktor  Iouchtchenko ou qui se sont rangés derrière Viktor Ianoukovitch n'étaient que des pions, manipulés et baladés derrière l'une ou l'autre des fractions bourgeoises rivales pour le compte de telle ou telle orientation impérialiste. Aujourd'hui, comme nous l'avons montré, la situation n'est pas différente à cet égard. Le "choix démocratique" n'est qu'un leurre et un piège.

On peut ajouter que Viktor  Iouchtchenko qui a pris, avec son clan, le pouvoir à la suite de la "révolution" orange, n'a pas plus manqué d'imposer des sacrifices et la répression à la classe ouvrière lorsqu'il était premier ministre et banquier du gouvernement de son prédécesseur pro-russe, Léonid Kuchma. Le clan Iouchtchenko, non seulement s'est servi des illusions de la population ukrainienne pour arriver au pouvoir, mais s'est  considérablement enrichi sur le dos de l’État, ce qui lui a valu sa réputation de clique mafieuse et la détention de sa complice, Ioulia Timochenko.

Mais la même Ioulia Timochenko, héroïne de la démocratie et de la révolution orange, est à l'origine d'un crédit de 15 milliards de dollars au FMI qu'elle a négocié âprement pendant trois ans. En annexe de l'accord voici les conditions qu'elle a obtenues pour la classe ouvrière en Ukraine : augmentation de l'âge de départ à la retraite, augmentation des charges communales, du prix de l'électricité, de l'eau, etc.

En dépit de leurs désaccords sur les orientations impérialistes, les différentes fractions politiques de la bourgeoisie, de gauche ou de droite, n'ont pas d'autres perspectives que d'imposer la misère au prolétariat. Prendre parti dans les élections pour telle ou telle clan politique ne ralentira pas les attaques. Surtout, en se rangeant derrière une fraction politique de la bourgeoisie et derrière ses slogans démocratiques, les ouvriers perdent toute capacité à lutter sur leur terrain de classe.

L’Ukraine et tous les requins qui gravitent autour d'elle expriment la réalité d'un système capitaliste à bout de souffle. La classe ouvrière est la seule classe radicalement opposée à ce système. Elle doit avant tout défendre sa propre perspective historique et combattre les campagnes de recrutement qui visent à l'embrigader dans les combats que se livrent les cliques bourgeoises concurrentes toutes plus dans l'impasse les unes que les autres. La révolution prolétarienne ne s'opposera non pas à une clique bourgeoise particulière au profit d'une autre, mais à leur système : le capitalisme.

Sam (22 décembre 2013)



[1]              Appel de  l'opposante Ioulia Timochenko depuis sa prison, chef du clan au pouvoir de 2005 à 2009.

[2]              La tendance à l'affaiblissement US depuis l'effondrement du bloc de l'Est en 1990 n'a cessé de se confirmer. Voir nos : Thèses sur la décomposition.

                (https://fr.internationalism.org/icconline/2013/la_decomposition_phase_ul... [5])

[3]              Kazakhstan, Biélorussie et Arménie, principaux débouchés commerciaux de l'Ukraine avec la Russie.

[4]              Voir l'interview d'Yvan Blot sur La Voix de la Russie à propos de l'opposition Ukrainienne.

                (https://www.agoravox.tv/actualites/international/article/ukraine-intox-s... [6])

[5]              Le parti Svoboda s'appelait : Parti national-socialiste d'Ukraine. Il se réclame historiquement de l'Organisation des nationalistes ukrainiens (OUN), dont la branche armée (UPA) collabora activement avec les nazis pendant la Seconde Guerre mondiale et massacra les juifs de Galicie (ouest de l'Ukraine)

[6]              Résolution sur la situation internationale, du XXe congrès du CCI.

                (https://fr.internationalism.org/internationalisme/201310/8706/tensions-i... [7])

[7]                              Voir : A propos de la "révolution orange" en Ukraine : la prison de l'autoritarisme et le piège de la démocratie.

                (https://fr.internationalism.org/rint126/orange.html#sdfootnote6sym [8])

 

Géographique: 

  • Russie, Caucase, Asie Centrale [9]

Rubrique: 

Conflits impérialistes

Notes sur la lutte de classes en Amérique

  • 2331 reads

Nous publions ci-dessous la traduction d’un article de World Revolution, organe de presse du CCI en Grande-Bretagne sur l’histoire de la lutte des classes en Amérique.

La naissance du prolétariat Américain

« La découverte des contrées aurifères et argentifères de l’Amérique, la réduction des indigènes en esclavage, leur enfouissement dans les mines et leur extermination, les commencements de conquête et de pillage aux Indes Orientales, la transformation de l’Afrique en une sorte de garenne commerciale pour la chasse aux peaux noires, voilà les procédés idylliques d’accumulation primitive qui signaient l’ère capitaliste à son aurore. »1

Dans la mythologie bourgeoise, les pionniers de l’Amérique étaient des hommes et des femmes libres qui construisirent une société démocratique et égalitaire à partir du surgissement du Nouveau Monde.

La réalité est que le prolétariat Américain est né dans les entraves du travail et de l’esclavage, confronté à la barbarie des châtiments s’il résistait, obligé de lutter pour la défense de ses droits de base contre un règne capitaliste brutal qui ressemblait davantage à une prison sans murs.

Les colonies du travail des esclaves du Capital

Avides de récolter leur part du gâteau, à la fin du XVI° siècle, les capitalistes mercantiles du quartier des affaires de Londres commencèrent à piller les ressources naturelles du Nouveau Monde. Les premières colonies Anglaises en Amérique du Nord étaient des entreprises, capitalistes dès le départ, dans lesquelles, même les pèlerins Puritains qui embarquèrent sur le Mayflower espéraient tirer un profit de leurs investissements prometteurs. Mais, pour exploiter ce Nouveau Monde, le capital avait besoin de bras.

En Amérique Centrale et en Amérique du Sud, les Espagnols avaient réduit en esclavage des millions de personnes pour satisfaire leur soif d’or. Ne trouvant pas les richesses minières escomptées, le capital Anglais a été obligé de se tourner vers la culture des plants de tabac et pour cela, il avait besoin d’une main d’œuvre docile et très disciplinée. Les indigènes étaient trop difficiles à asservir en nombre suffisant et ils résistaient à l’invasion violente de leur terre natale, mais heureusement pour les marchands aventuriers, une réserve de travailleurs existait encore plus près de chez eux ; pendant les siècles précédents, la paysannerie anglaise avait été chassée de sa terre et comme Marx le décrit : « a été violemment expropriée et réduite au vagabondage, a été rompue à la discipline qu’exige le système du salariat par des lois d’un terrorisme grotesque ».2

Ces lois inhumaines ont été utilisées pour exiler les « crapules incorrigibles » et les envoyer « de l’autre côté des mers ». Cela signifiait que des dizaines de milliers d’hommes, de femmes et d’enfants, dont on considérait qu’ils constituaient une menace contre l’ordre social et un surplus par rapport aux besoins du capital local ont été simplement évacués et embarqués pour aller travailler dans les champs de tabac de Virginie ; là, beaucoup sont morts au travail ou ont été torturés s’ils essayaient de s’échapper. Parmi les premiers à avoir été envoyés, il y avait des enfants, dont la moitié mourut au cours de la première année. Le groupe le plus important était celui des repris de justice ; et, comme la pendaison était la sanction habituelle pour les plus petites offenses, il n’y avait pas de pénurie de criminels qui auraient pu bénéficier d’une grâce royale en échange de l’émigration vers les colonies –même si le taux de décès était si important que certains aimaient mieux être pendus tout de suite. D’autres étaient en réalité des prisonniers politiques de la bourgeoisie Anglaise dans son combat impitoyable pour la suprématie des Iles Britanniques. Dans une opération qui offre des similitudes avec le goulag stalinien du XX° siècle, on se débarrassait des prisonniers de guerre de la royauté : les Quakers, les rebelles Anglais, les « Covenantaires » Ecossais, les catholiques Irlandais, les Jacobites et des dissidents de toute sorte étaient obligés de se laisser transporter en Amérique pour s’y épuiser jusqu’à la mort dans le travail d’esclave. L’Irlande a été longtemps distinguée par la classe dominante Anglaise pour ce genre de traitement et un nombre infini d’hommes, de femmes et d’enfants Irlandais ont été vendus comme esclaves avant et après la conquête sanglante de l’Irlande par Cromwell et le nettoyage ethnique.

Environ les deux-tiers de tous les immigrants blancs vers les colonies Américaines de l’Angleterre-quelque 350-375000 personnes- arrivèrent comme domestiques engagés sous contrat non résiliable, requis pour travailler pendant 3 à 11 ans ou plus afin de payer leur passage et subvenir à leurs besoins.

Le contrat « indenture » est souvent présenté comme un banal système contractuel équitable. En réalité, c’était une forme d’esclavage limité dans le temps, en même temps qu’une source de profits juteux pour les marchands concernés qui employaient des agents de recrutement pour débusquer, attirer ou enlever les personnes qui ne se doutaient de rien et les embarquer de force pour l’Amérique, où ils deviendraient le bien personnel de leur propriétaire et pourraient être achetés et vendus, punis pour toute désobéissance, fouettés et marqués au fer rouge s’ils s’enfuyaient. Beaucoup étaient des enfants. Même s’ils survivaient à la fin de leur contrat, ils étaient plus susceptibles de rejoindre les rangs du prolétariat que de devenir propriétaires d’un lopin de terre dans le Nouveau Monde.3

Dans son insatiable soif de profit, le capital a réduit en esclavage toute personne dont il pouvait s’emparer, sans discrimination : les Africains, les Indiens d’Amérique, les Anglais, les Écossais , les Irlandais, les Français, les Allemands, les Suisses… Les premiers esclaves Africains arrivèrent en 1619, mais jusqu’à la fin du XVIII° siècle, la majorité des esclaves en Amérique étaient Européens.

Tout d’abord, les esclaves Africains furent traités plutôt comme domestiques apprentis. Noirs et blancs travaillaient côte à côte dans les mêmes conditions. Il y avait une réelle tendance à la fraternisation entre les deux, confirmée par les premières lois passées pour l’interdire expressément. La classe dominante vivait dans la peur constante d’un soulèvement collectif de son armée d’esclaves, notamment dans les plantations de Virginie.

Malgré la dureté des punitions qu’ils ont dû affronter, les esclaves blancs et noirs ont montré leur refus de se soumettre en s’enfuyant ensemble, s’engageant dans des actes de sabotage, de grève, de diminution des cadences et autres formes de résistance, incluant des attaques contre leurs oppresseurs. Le mécontentement grandit. En 1663, les domestiques blancs et les esclaves noirs de Virginie fomentèrent une insurrection ayant pour objectif de renverser le gouverneur et d’instaurer une république indépendante.4 Cela se termina par un procès et l’exécution des dirigeants qui étaient d’anciens soldats de Cromwell tombés dans la servitude.

On a dit des vétérans de la « New Model Army » [armée instituée par Cromwell dans laquelle la priorité était donnée aux compétences et non à la naissance pour la nomination des officiers] qu’ils avaient été mêlés à tous les soulèvements de domestiques en Virginie5 et la persistance des idées radicales de la révolution Anglaise eut une influence importante sur les débuts de la lutte de classe en Amérique. « Le mot d’ordre d’Egalisation » (c’est-à-dire l’attaque contre la propriété des riches pour redistribuer aux pauvres) était derrière les actions spontanées des blancs pauvres contre les riches de toutes les colonies Anglaises, un siècle et demie avant la Révolution Américaine6. En 1644, par exemple, pendant une action commando dirigée par des Puritains dans le Maryland catholique, les maîtres et les esclaves, à la fois protestants et catholiques, saisirent l’opportunité d’exproprier les propriétaires fonciers et de se partager leurs propriétés pour leur propre usage7.

Insurrection et guerre civile en Virginie

L’influence de la révolution Anglaise se voit clairement dans l’insurrection de Virginie en 1676, connue sous le nom de « Révolte de Nathaniel Bacon ». Environ un millier de blancs pauvres vivant à la frontière furent rejoints par des esclaves et des domestiques blancs et noirs. Ils marchèrent sur la capitale Jamestown ; ils y mirent le feu, renversèrent le gouvernement colonial, dénonçant ses dirigeants comme « traîtres au peuple » et s’emparèrent de leurs propriétés. Ce fut de loin le combat le plus important et le plus significatif dans l’Amérique coloniale avant la révolution de 1776, avec la menace importante de devenir une guerre civile totale et de s’étendre à toute la région du Chesapeake. De plus, l’Angleterre perdit le contrôle de sa colonie et dut envoyer des bateaux et dix mille hommes de troupe pour réimposer son joug impérieux. En une démonstration de force, 23 dirigeants furent pendus.

La cause immédiate de ce conflit était le refus par le gouvernement colonial d’user de représailles contre les attaques indiennes qui avaient lieu à la frontière, où étaient installés les colons. Les insurgés lancèrent de violentes attaques contre les tribus indiennes, même celles qui étaient pacifiques. Nathaniel Bacon lui-même était un propriétaire terrien et membre du Conseil du Gouvernement et la rébellion était dirigée par les planteurs qui trouvaient que leur prospérité économique était entravée par la clique de propriétaires fonciers corrompue et incompétente entourant le gouverneur royaliste. D’autres récriminations concernaient les taxes lourdes et inappropriées, le bas prix du tabac et les restrictions anglaises sur le commerce colonial (les « Navigation Acts »).

Mais la rébellion exprimait aussi le ressentiment des blancs pauvres de la frontière ; beaucoup d’entre eux étaient d’anciens serviteurs qui avaient été exclus de la distribution des terres riches par les gros propriétaires fermiers avides et avaient été obligés d’aller vers l’ouest, où ils entraient inévitablement en collision avec les Indiens. La peur profonde (et justifiée) de la faction dominante était que toute tentative de représailles risquait de provoquer un soulèvement armé des classes travailleuses qui, à cause d’une crise économique s’approfondissant, devaient faire face à la pauvreté et à la faim. Selon un membre de la classe dominante de cette époque : « la sympathie de la multitude » pour N. Bacon était due à « l’espoir de la répartition équitable des richesses ».

Les esclaves blancs et noirs, les domestiques, se joignirent à l’insurrection. Ils étaient parmi les derniers à tenir tête aux forces anglaises ; la reddition finale des rebelles eut lieu entre « quatre cents Anglais et Nègres armés » dans une garnison et trois cents « hommes libres et serviteurs sous contrat blancs et noirs » dans l’autre. Environ 80 esclaves noirs et 20 esclaves blancs refusèrent de rendre les armes.8 Mais il y eut aussi beaucoup de désertions dans les rangs des deux armées opposées, ce qui suggère que le prolétariat ne savait pas trop quel camp soutenir dans ce conflit.

Pour autant qu’elle ait eu une idéologie ou un programme cohérent, la direction de la « rébellion de N.Bacon » était très proche politiquement des Indépendants, l’aile gauche de la bourgeoisie dans la « Guerre Civile Anglaise »9 ; elle voyait l’insurrection comme une partie d’une attaque plus large contre la monarchie. N. Bacon lui-même semble avoir argumenté en faveur de l’expulsion des troupes anglaises, du renversement du gouvernement royal et de la fondation d’une république indépendante avec l’aide des Français et des Hollandais, rivaux de l’Angleterre.

Sans surprise, l’insurrection a été vue comme un élément précurseur de la Révolution Américaine et nous y reviendrons dans le prochain article. A l’époque, sa signification réelle était un signal d’alarme envers la classe dominante au sujet de la nécessité de tenir compte de la menace grandissante que constituait le prolétariat Américain. A cette fin, la faction dominante fut d’abord autorisée à porter sa vengeance sur les insurgés et à se permettre une orgie d’exécutions. Puis, une fois l’ordre rétabli et le prolétariat à nouveau réduit en esclavage, l’Etat Anglais l’exclut du pouvoir, réduisit l’autonomie politique de la colonie et imposa un gouvernement soutenu par l’armée directement contrôlé par Londres.

Le racisme – une stratégie délibérée pour diviser le prolétariat Américain

La classe dominante Américaine a été obligée de reconnaître que sa dépendance à l’égard du « travail forcé » [forme d’esclavage], combinée à l’avidité de la bourgeoisie foncière locale, assoiffée de bonnes terres, était en train de créer une classe toujours plus nombreuse et mécontente d’ouvriers agricoles sans terre, en Amérique. C’est pourquoi sa réponse à long-terme a consisté à instaurer une distance entre travailleurs blancs et noirs, en redéfinissant l’esclavage en des termes purement raciaux, établissant d’un point de vue juridique que les esclaves noirs étaient la propriété de leurs maîtres pour la vie, avec tout un attirail de châtiments barbares pour toute résistance ou tentative de fuite, incluant le fouet, les brûlures, la mutilation et le démembrement. Ayant institutionnalisé l’idée raciste que les blancs étaient supérieurs aux noirs, elle plaça les ouvriers dans une position de force vis-à-vis des noirs : des lois furent votées, donnant aux domestiques blancs sous contrat qui avaient fini leur engagement, le droit d’avoir une terre et des outils. Ces lois devaient encourager le développement d’une nouvelle classe moyenne de petits planteurs et de fermiers indépendants qui pourraient s’identifier sur un socle racial avec leurs exploiteurs. Cela constituerait un tampon contre les luttes des esclaves noirs, des Indiens de la frontière et des blancs très pauvres.

Ainsi, les divisions raciales entre noirs et blancs n’étaient pas basées sur de quelconques différences naturelles mais participèrent d’une stratégie délibérée mise en place par la classe dominante pour empêcher la menace réelle d’une lutte commune des ouvriers blancs et noirs contre leurs exploiteurs.

Le nombre d’esclaves africains grossit rapidement après 1680, stimulé par les énormes profits en perspective grâce au Commerce Triangulaire, le moindre coût pour les planteurs utilisant des esclaves noirs et la diminution du coût du travail sous contrat, dans un contexte où la révolution industrielle finissait d’absorber les travailleurs sans terre dans la production capitaliste locale. En 1750, les esclaves africains avaient quasiment remplacé les esclaves Européens. En fait, dans quelques colonies comme la Caroline du Sud, ils étaient plus nombreux que la population blanche et la classe dominante avait une conscience aigüe de sa situation précaire, qui requerrait non seulement la suppression impitoyable de tout signe de résistance mais aussi, un haut niveau de surveillance et de contrôle, avec l’aide de policiers désignés pour pérenniser la division de ses ennemis.

Les méthodes utilisées par la bourgeoisie pour contrôler son armée d’esclaves noirs ont été construites à partir des leçons tirées des précédentes vagues de luttes de serviteurs et d’esclaves. Ces leçons ont été affinées dans un système d’une barbarie toujours plus sophistiquée, élaboré pour aboutir à la destruction mentale et psychologique des esclaves, leur dégradation, leur humiliation de toutes les manières afin de les empêcher de reconnaître leurs propres intérêts contre leurs exploiteurs.

« On apprenait aux esclaves la discipline, on leur martelait l’idée de leur propre infériorité, d’ « où était leur place », à voir la négritude comme une marque de subordination, à être respectueux et craintifs vis-à-vis du pouvoir du maître, à confondre leur intérêt avec celui du maître, abolissant leurs propres besoins personnels. Pour accomplir ce dessein, il y avait la discipline du dur travail, la rupture des liens familiaux dans l’esclavage, les effets apaisants de la religion (qui parfois conduisaient à « une grande sottise » comme un propriétaire d’esclaves l’a rapporté), la création d’une désunion entre esclaves des champs et esclaves de maison privilégiés et finalement le pouvoir de la loi et le pouvoir direct du contremaître qui commandait le fouet, le feu, la mutilation et la mort. »10

Malgré tous ces obstacles à l’organisation de la résistance, il y a eu environ 250 soulèvements ou attentats incluant un minimum de dix mouvements d’esclaves africains avant la révolution Américaine. Ce n’étaient pas simplement des tentatives désespérées pour la liberté ; quelques-unes impliquaient également des travailleurs blancs et ont été rapportées comme ayant eu des buts politiques conscients comme la répartition équitable des richesses et le renversement de la classe des maîtres.11

Mais les efforts de la classe dirigeante pour diviser la classe ouvrière Américaine selon un axe racial a constitué un garde-fou : lorsqu’une vague de soulèvements d’esclaves noirs commença dans la première moitié du XVIII° siècle, elle a été effectivement isolée des luttes du reste du prolétariat et les petits colons blancs eux-mêmes étaient maintenant la cible de la colère noire.

Lors de la première révolte à grande échelle à New York en 1712, environ 25 à 30 esclaves armés firent feu sur un immeuble et tuèrent neuf blancs qui passaient par là. La plupart furent capturés par la troupe en moins de 24 heures et 21 furent brûlés vifs, pendus ou soumis au supplice de la roue ; un esclave fut suspendu vivant avec des chaînes pour servir de « châtiment exemplaire ».12

Des soulèvements organisés ou spontanés suivirent ultérieurement, particulièrement en Caroline du Sud et en Virginie, causés par la famine ou la dépression économique. Il y a aussi des récits de communautés issues d’esclaves Africains fugitifs et d'Indiens d’Amérique, établies dans des endroits reculés comme « Blue Ridge Mountain », qui ont été écrasées par la milice en 1729.

Le plus grand soulèvement d’esclaves noirs en Amérique avant la révolution de 1776 fut celui de Stono en 1739. Environ 20 esclaves armés, peut-être d’anciens soldats, rejoints par une centaine d’autres « appelèrent à la liberté, marchèrent avec les Couleurs affichées et deux tambours battants », se dirigeant vers la Floride Espagnole, jusqu’à ce qu’ils soient interceptés par la milice. Environ 25 blancs et 50 esclaves furent tués et les têtes des rebelles décapités furent piquées sur des poteaux le long des routes en guise d’avertissement.13

La classe dominante a délibérément provoqué une atmosphère de suspicion et de peur afin d’empêcher la fraternisation entre les prolétaires blancs et noirs, à tel point que, encore aujourd’hui, on ne sait pas quelles « conspirations » d’esclaves étaient réelles ou non. La répression, elle, était bien réelle :

« A New York en 1741, il y avait dix mille blancs dans la ville et deux mille esclaves noirs. L’hiver avait été rude et les pauvres – esclaves et hommes libres- avaient beaucoup souffert. Quand de mystérieux incendies éclatèrent, les blancs et les noirs furent accusés de conspirer. Une hystérie de masse se développa contre les accusés. Après un procès rempli d’accusations affreuses lancées par des indicateurs et de confessions forcées, deux hommes blancs et deux femmes blanches furent exécutés, 18 esclaves pendus et 13 esclaves furent brûlés vifs. »14

Il y eut ultérieurement d’autres rébellions d’esclaves organisées pendant les années 1740, mais un essoufflement se fit sentir, dû à la combinaison entre l’épuisement après l’échec des premières luttes et l’efficacité impitoyable de la classe dominante dans la répression et le contrôle de son armée toujours grossissante d’esclaves Africains.

Bien sûr, certains sont aussi allés en Amérique de leur propre volonté. A cause de la rareté de l’offre de travail, particulièrement le travail qualifié, les ouvriers pouvaient demander des salaires de 30 à 100% plus élevés qu’en Angleterre. Cela signifiait qu’il était souvent possible pour eux de demander et obtenir une paye plus élevée et de meilleures conditions. Et, s’ils ne les obtenaient pas, ils partaient chercher du travail ailleurs. Mais la peur de la révolte, les tentatives de la bourgeoisie de contrôler la classe ouvrière et d’imposer des bas salaires impliquaient que, surtout dans les villes, les travailleurs en lutte s’affrontaient rapidement à l’état :

« Dès 1636, un employeur de la côte du Maine rapporta que ses employés et ses pêcheurs avaient « déclenché une mutinerie » parce qu’il avait retenu leurs salaires. Ils avaient abandonné leur poste en masse. Cinq ans plus tard, des charpentiers du Maine, protestant contre une nourriture insuffisante, diminuèrent les cadences. Aux chantiers navals de Gloucester dans les années 1640, (…) les patrons empêchèrent les ouvriers d’entrer sur le chantier pour la première fois dans l’histoire du mouvement ouvrier Américain, quand les autorités dirent à un groupe de charpentiers de navires gêneurs qu’ils ne pouvaient pas « faire une grève de plus »

« Il y eut des grèves précoces de tonneliers, de bouchers, boulangers, protestant contre le contrôle du gouvernement sur les prix qu’ils pratiquaient. A New York dans les années 1650, les porteurs refusèrent de transporter le sel et les intermédiaires (les routiers, les équipiers, les transporteurs) qui se mirent en grève furent poursuivis pour n’avoir pas « respecté l’Ordre et fait leur Devoir comme il leur revenait de le faire pour rester à leur place ».

Les seules tentatives de mettre en place des organisations permanentes à cette époque furent les « sociétés amicales » fondées selon les métiers, comprenant souvent des employeurs aussi bien que des ouvriers. Cependant, la classe dominante les regardait avec beaucoup de suspicion et, dès 1680, une association de tonneliers de New York City fut poursuivie pénalement en tant qu’organisation criminelle.15

Avec l’émergence de la classe ouvrière urbaine dans les villes qui croissaient rapidement, la bourgeoisie déploya de manière toujours plus forte sa stratégie pour renforcer les divisions entre les ouvriers noirs et blancs, cultivant le soutien aux ouvriers blancs qualifiés en les protégeant de la compétition :

« Dès 1686, le Conseil de New York statua qu’ « aucun Nègre ou esclave n’est autorisé à travailler sur le pont en tant que porteur de marchandises importées ou exportées à l’extérieur ou dans cette ville. » Dans les villes du Sud, également, les artisans et les commerçants blancs étaient protégés de la concurrence nègre. En 1764, la législation de Caroline du Sud défendit aux maîtres de Charleston d’employer des nègres ou autres esclaves aux travaux de mécanique ou de commerce d’objets artisanaux. »16

En agissant ainsi, la bourgeoisie espérait développer une nouvelle classe moyenne blanche, à partir d’ouvriers qualifiés qui viendraient grossir la classe des petits planteurs et des fermiers indépendants, afin d’empêcher une lutte généralisée au-delà des barrières raciales.

Conclusions

Les premières colonies américaines de l’Angleterre ont été établies sur des bases capitalistes ; certainement, dans la vision de Marx, une société comme celle d’Amérique du Nord se développa dès le départ à un plus haut niveau et grandit plus vite qu’en Europe, où la montée du capitalisme était entravée par les liens sociaux de la féodalité sur le déclin17 (19). Que le prolétariat Américain fût né dans l’asservissement et soumis au travail forcé et aux traitements barbares n’avait rien d’exceptionnel au moment de l’aube rosée du mode de production capitaliste décrit d’une manière si vivante par Marx. Le capitalisme, à ses débuts en Amérique du Nord, était basé fermement sur le régime de contrôle du prolétariat naissant, déjà existant dans l’Angleterre des Tudor ; si Marx a passé tant de temps à rédiger le Volume I du Capital, faisant l’inventaire des « lois terrorisantes » qui accompagnaient l’expropriation de la paysannerie Anglaise et sa préparation au monde du travail salarié, c’est parce que l’Angleterre offrait le premier et le meilleur exemple de la genèse du capitalisme industriel. Pour le capital, l’usage systématique des méthodes les plus barbares était absolument nécessaire à sa survie en Amérique, compte-tenu de l’âpreté des conditions, de la pénurie chronique de travail et des menaces extérieures contre son existence.

Ce qui distingue la lutte de la classe ouvrière à ses débuts en Amérique, bien que ce ne soit pas la seule distinction, est l’institutionnalisation de l’esclavage noir Africain, qui a conduit à la division de la classe ouvrière naissante selon un axe racial et l’isolement de ses luttes qui en a été la conséquence. Cette division raciale est demeurée comme une barrière immensément efficace contre l’unification du prolétariat Américain et contre sa capacité à imposer ses intérêts communs de classe dans la société capitaliste.

Cependant, depuis sa naissance, le prolétariat Américain a montré sa volonté de se battre contre ce régime capitaliste de terreur. Il a affiché d’une part un courage parfois désespéré contre tous les abus ; d’autre part, il a montré une réelle solidarité, au-delà des barrières raciales, face à l’exploitation et à l’oppression partagées. Enfin, il a développé une conscience politique de soi et des buts ultimes pour son combat – ce qui est précisément la raison pour laquelle la classe dominante a été obligée d’adopter des stratégies et des tactiques sophistiquées pour diviser et régner.

Le prochain article examinera la lutte de classe en Amérique pendant la période conduisant à la Déclaration de l’Indépendance et la création des Etats-Unis d’Amérique.

MH (14 janvier 2013) 

 

1 Le Capital Economie I, page 1212 la Pléiade

2 Chapitre XXVIII Economie I, page 1195 la Pléiade-

3 See D. Jordan & M. Walsh, White Cargo. The forgotten history of Britain’s white slaves in America, Mainstream, 2007.

4 Richard B. Morris, Government and Labor in Early America, Harper Torchbook edition, 1965, p.173.

5 Ibid., p.206.

6 Howard Zinn, A People’s History of the United States, Harper Perennial edition, 2005, p.42.

7 Edward Toby Terrar, “Gentry Royalists or Independent Diggers? The Nature of the English and Maryland Catholic Community in the Civil War Period of the 1640s,” Science and Society (New York), vol. 57, no. 3 (1993), pp. 313-348, www.angelfire.com/un/tob-art/art-html/18c-ar10.html [10].

8 Quoted in Zinn, Op. Cit., p.55

9 See the articles on the “Lessons of the English revolution” in World Revolution nos. 325 and 329.

10 Zinn, Op. Cit., p.35.

11 Herbert Aptheker, American Negro Slave Revolts, International Publishers edition, 1993, pp.162-163.

12 Ibid., pp.172-173.

13 Ibid., pp.187-189.

14 Zinn, Op. Cit., p.37.

15 Morris, Op. Cit., p.159.

16 Zinn, Op. Cit., p.57.

17 The German Ideology, Part I: Feuerbach. Opposition of the Materialist and Idealist Outlook. D. Proletarians and Communism, https://www.marxists.org/archive/marx/works/1845/german-ideology/ch01d.htm [11]).

 

 

Géographique: 

  • Etats-Unis [12]

Rubrique: 

Histoire et mouvement ouvrier

Source URL:https://fr.internationalism.org/en/node/8849

Links
[1] https://fr.internationalism.org/rint132/il_y_a_60_ans_une_conference_de_revolutionnaires_internationalistes_gauche_communiste_de_france.html [2] https://fr.internationalism.org/revue-internationale/201304/6968/bilan-gauche-hollandaise-et-transition-au-communisme-communisme-len [3] https://fr.internationalism.org/revue-internationale/201309/8652/bilan-gauche-hollandaise-et-transition-au-communisme-ii [4] https://fr.internationalism.org/rint127/communisme_periode_de_transition.html [5] https://fr.internationalism.org/icconline/2013/la_decomposition_phase_ultime_de_la_decadence_du_capitalisme.html [6] https://www.agoravox.tv/actualites/international/article/ukraine-intox-sur-la-vraie-nature-42159 [7] https://fr.internationalism.org/internationalisme/201310/8706/tensions-imperialistes-phase-decomposition-extraits-resolution-situati [8] https://fr.internationalism.org/rint126/orange.html#sdfootnote6sym [9] https://fr.internationalism.org/en/tag/5/60/russie-caucase-asie-centrale [10] http://www.angelfire.com/un/tob-art/art-html/18c-ar10.html [11] https://www.marxists.org/archive/marx/works/1845/german-ideology/ch01d.htm [12] https://fr.internationalism.org/en/tag/5/50/etats-unis