Pendant plusieurs semaines, le prolétariat en Europe a subi la frénésie médiatique des consultations électorales. Avec son cynisme habituel, la bourgeoisie, qui contrôle l’ensemble des moyens d’information, s’est saisie de l'occasion pour s'empresser de reléguer au second plan les horreurs de la barbarie de son système. Ainsi les informations sur l’Irak, qui s’enfonce dans une sauvagerie toujours plus meurtrière, sur la famine qui menace près du tiers de la population nigérienne et tant d'autres situations dramatiques sur la planète, ont cédé la place à l'étalage des multiples scénarios et mises en scène du cirque électoral.
Qu'il s'agisse du référendum sur la Constitution européenne, organisé par les bourgeoisies française et hollandaise, des élections législatives en Grande-Bretagne ou de l’élection en Rhénanie du Nord-Westphalie, région la plus peuplée d’Allemagne, à chaque fois, c’est l’ensemble des forces bourgeoises (partis de gauche, de droite, d’extrême droite, gauchistes, syndicats) qui a orchestré le battage électoral.
En dramatisant les enjeux du référendum européen (en affirmant notamment que l’avenir de l’Europe passe par le vote "populaire"), en appelant à voter pour ou contre la politique d’austérité du gouvernement Schröder ou pour ou contre le gouvernement Blair qui a "menti" sur les objectifs de la guerre en Irak, invariablement la classe dominante offre aux prolétaires un exutoire au malaise social.
C'est grâce à ces campagnes de mystifications électorales que la classe dominante a pu éviter que soit mis en accusation le capitalisme en masquant la faillite de son mode de production. Face à l’angoisse de l’avenir, à la peur du chômage, au ras le bol de l’austérité et de la précarité qui sont au cœur des préoccupations ouvrières actuelles, la bourgeoisie utilise et exploite ses échéances électorales afin de pourrir la réflexion des ouvriers sur ces questions, en exploitant les illusions, encore très fortes au sein du prolétariat, envers la démocratie et le jeu électoral.
Le refus de participer au cirque électoral ne s'impose pas de manière évidente au prolétariat du fait que cette mystification est étroitement liée à ce qui constitue le cœur de l’idéologie de la classe dominante, la démocratie. Toute la vie sociale dans le capitalisme est organisée par la bourgeoisie autour du mythe de l’Etat "démocratique" (1). Ce mythe est fondé sur l'idée mensongère suivant laquelle tous les citoyens sont "égaux" et "libres" de "choisir", par leur vote, les représentants politiques qu’ils désirent et le parlement est présenté comme le reflet de la "volonté populaire" (2). Cette escroquerie idéologique est difficile à déjouer pour la classe ouvrière du fait que la mystification électorale s’appuie en partie sur certaines vérités permettant d'éliminer toute réflexion sur l’utilité ou non du vote. C'est ainsi que la bourgeoisie s'appuie sur l'histoire de mouvement ouvrier en rappelant les luttes héroïques du prolétariat pour conquérir le droit de vote, pour développer sa propagande. Pour ce faire, elle n'hésite pas à faire usage du mensonge et à falsifier les événements. Ainsi, les partis de gauche et les syndicats n’ont de cesse de rappeler les combats passés de la classe ouvrière en vue de l'obtention du suffrage universel. Les trotskistes, tout en relativisant l’importance des élections pour le prolétariat, ne manquent pas une occasion de participer à celles-ci en se revendiquant des positions de la 3e Internationale sur la "tactique"de "parlementarisme révolutionnaire" ou de l’utilisation des élections comme tribune pour faire prétendument entendre la voix des intérêts ouvriers et défendre la politique d'une gauche soi-disant "anti-capitaliste". Quant aux anarchistes, certains participent et d’autres appellent à l’abstention. Face à tout ce fatras idéologique, notamment celui qui prétend s'appuyer sur l'expérience et les traditions de la classe ouvrière, il est nécessaire de revenir aux véritables positions défendues par le mouvement ouvrier et ses organisations révolutionnaires sur la question électorale. Et cela, non pas en soi, mais en fonction des différentes périodes de l’évolution du capitalisme et des besoins de la lutte révolutionnaire du prolétariat.
Le 19e siècle est la période du plein développement du capitalisme pendant laquelle la bourgeoisie utilise le suffrage universel et le Parlement pour lutter contre la noblesse et ses fractions rétrogrades. Comme le souligne Rosa Luxemburg, en 1904, dans son texte Social-démocratie et parlementarisme "Le parlementarisme, loin d’être un produit absolu du développement démocratique, du progrès de l’humanité et d’autres belles choses de ce genre, est au contraire une forme historique déterminée de la domination de classe de la bourgeoisie et ceci n’est que le revers de cette domination, de sa lutte contre le féodalisme. Le parlementarisme bourgeois n’est une forme vivante qu’aussi longtemps que dure le conflit entre la bourgeoisie et le féodalisme". Avec le développement du mode de production capitaliste, la bourgeoisie abolit le servage et étend le salariat pour les besoins de son économie. Le Parlement est l’arène où les différents partis, représentants des différentes cliques qui existent au sein de la bourgeoisie, s’affrontent pour décider de la composition et des orientations du gouvernement en charge de l’exécutif. Le Parlement est le centre de la vie politique bourgeoise mais, dans ce système démocratique parlementaire, seuls les notables sont électeurs. Les prolétaires n’ont pas le droit à la parole, ni le droit de s’organiser. Sous l’impulsion de la 1e puis de la 2e Internationale, les ouvriers vont engager des luttes sociales d’envergure, souvent au prix de leur vie, pour obtenir des améliorations de leurs conditions de vie (réduction du temps de travail de 14 ou de 12 à 10 heures, interdiction du travail des enfants et des travaux pénibles pour les femmes). Dans la mesure où le capitalisme était encore un système en pleine expansion, son renversement par la révolution prolétarienne n’était pas encore à l’ordre du jour. C'est la raison pour laquelle la lutte revendicative sur le terrain économique au moyen des syndicats et la lutte de ses partis politiques sur le terrain parlementaire permettaient au prolétariat d’arracher des réformes à son avantage à l’intérieur du système. "Une telle participation lui permettait à la fois de faire pression en faveur de ces réformes, d’utiliser les campagnes électorales comme moyen de propagande et d’agitation autour du programme prolétarien et d’employer le Parlement comme tribune de dénonciation de l'ignominie de la politique bourgeoise. C’est pour cela que la lutte pour le suffrage universel a constitué, tout au long du 19e siècle, dans un grand nombre de pays, une des occasions majeures de mobilisation du prolétariat". (3) Ce sont ces positions que Marx et Engels vont défendre tout au long de cette période d’ascendance du capitalisme pour expliquer leur soutien à la participation du prolétariat aux élections.
Le courant anarchiste, par contre, s’est opposé à cette politique fondée sur une vision historique et une conception matérialiste de l’histoire. L’anarchisme s'est développé dans la seconde moitié du 19e siècle comme produit de la résistance des couches petites-bourgeoises (artisans, commerçants, petits paysans) au processus de prolétarisation qui les privait de leur "indépendance" sociale passée. La vision des anarchistes de la "révolte" contre le capitalisme était purement idéaliste et abstraite. Ainsi, ce n’est pas un hasard si une grande partie des anarchistes, dont Bakounine, figure légendaire de ce courant, ne voyait pas le prolétariat comme classe révolutionnaire mais tendait à lui substituer la notion bourgeoise de "peuple", englobant tous ceux qui souffrent, quelle que soit leur place dans les rapports de production, quelle que soit leur capacité à s’organiser, à devenir conscients d’eux-mêmes en tant que force sociale. Dans cette logique, pour l’anarchisme, la révolution est possible à tout moment et, de ce fait, toute lutte pour des réformes constitue fondamentalement une entrave à la perspective révolutionnaire. Pour le marxisme, ce radicalisme de façade ne fait pas illusion longtemps, dans la mesure où il exprime "l’incapacité des anarchistes à saisir que la révolution prolétarienne, la lutte directe pour le communisme, n’était pas encore à l’ordre du jour parce que le système capitaliste n’avait pas encore épuisé sa mission historique, et que le prolétariat était face à la nécessité de se consolider comme classe, pour arracher toutes les réformes qu’il pouvait à la bourgeoisie afin, avant tout, de se renforcer pour la lutte révolutionnaire future. Dans une période où le Parlement était une véritable arène de lutte entre fractions de la bourgeoisie, le prolétariat avait les moyens d’y entrer sans se subordonner à la classe dominante ; cette stratégie n’est devenue impossible qu’avec l’entrée du capitalisme dans sa phase décadente, totalitaire". (4)
Avec l’entrée dans le 20e siècle, le capitalisme a conquis le monde et, en se heurtant aux limites de son expansiongéographique, il rencontre aussi la limitation objective des marchés et des débouchés à sa production. Les rapports de production capitalistes se transforment en entraves au développement des forces productives. Le capitalisme, comme un tout, entre alors dans une période de crises et de guerres de dimension mondiale. (5)
Un tel bouleversement, sans précédent dans la vie du capitalisme, va entraîner une modification profonde du mode d’existence politique de la bourgeoisie, du fonctionnement de son appareil d’Etat et des conditions et moyens de la lutte du prolétariat. Le rôle de l’Etat devient prépondérant car il est le seul à même d'assurer "l’ordre", le maintien de la cohésion d'une société capitaliste déchirée par ses contradictions. Les partis bourgeois deviennent, de façon de plus en plus évidente, des instruments de l’Etat chargés de faire accepter la politique de celui-ci. Ainsi, les impératifs de la Première Guerre mondiale et l’intérêt national n’autorisent pas le débat démocratique au Parlement mais imposent une discipline absolue à toutes les fractions de la bourgeoisie nationale. Par la suite, cet état de fait va se maintenir et se renforcer. Le pouvoir politique tend alors à se déplacer du législatif vers l’exécutif et le Parlement bourgeois devient une coquille vide qui ne possède plus aucun rôle décisionnel. C’est cette réalité qu’en 1920, lors de son 2e congrès, l’Internationale communiste va clairement caractériser : "L’attitude de la 3e Internationale envers le parlementarisme n’est pas déterminée par une nouvelle doctrine, mais par la modification du rôle du Parlement même. A l’époque précédente, le Parlement en tant qu’instrument du capitalisme en voie de développement a, dans un certain sens, travaillé au progrès historique. Mais dans les conditions actuelles, à l’époque du déchaînement impérialiste, le Parlement est devenu tout à la fois un instrument de mensonge, de tromperie, de violence, et un exaspérant moulin à paroles... A l’heure actuelle, le Parlement ne peut être en aucun cas, pour les communistes, le théâtre d’une lutte pour des réformes et pour l’amélioration du sort de la classe ouvrière, comme ce fut le cas dans le passé. Le centre de gravité de la vie politique s’est déplacé en dehors du Parlement, et d’une manière définitive" (6).
Désormais, il est hors de question pour la bourgeoisie d’accorder dans quelque domaine que ce soit, économique ou politique, des réformes réelles et durables des conditions de vie de la classe ouvrière. C’est l’inverse qu’elle impose au prolétariat : toujours plus de sacrifices, de misère, d’exploitation et de barbarie. Les révolutionnaires sont alors unanimes pour reconnaître que le capitalisme a atteint des limites historiques et qu'il est entré dans sa période de déclin, de décadence comme en a témoigné le déchaînement de la Première Guerre mondiale. L’alternative était désormais : socialisme ou barbarie. L’ère des réformes était définitivement close et les ouvriers n'avaient plus rien à conquérir sur le terrain des élections.
Néanmoins un débat central va se développer au cours des années 1920 au sein de l’Internationale communiste sur la possibilité, défendue par Lénine et le parti bolchevique, d’utiliser la "tactique" du "parlementarisme révolutionnaire". Face à d’innombrables questions suscitées par l’entrée du capitalisme dans sa période de décadence, le poids du passé continuait à peser sur la classe ouvrière et ses organisations.
La guerre impérialiste, la révolution prolétarienne en Russie, puis le reflux de la vague de luttes prolétariennes au niveau mondial dès 1920 ont conduit Lénine et ses camarades à penser que l’on peut détruire de l’intérieur le Parlement ou utiliser la tribune parlementaire de façon révolutionnaire, comme l’avait fait Karl Liebknecht, au sein du parlement allemand, pour dénoncer la participation à la Première Guerre mondiale. En fait cette "tactique" erronée va conduire la 3e Internationale vers toujours plus de compromis avec l'idéologie de la classe dominante. Par ailleurs, l’isolement de la révolution russe, l'impossibilité de son extension vers le reste de l’Europe avec l'écrasement de la révolution en Allemagne, vont entraîner les bolcheviks et l’Internationale, puis les partis communistes, vers un opportunisme débridé. C'est cet opportunisme qui allait les conduire à remettre en question les positions révolutionnaires des 1er et 2e Congrès de l'Internationale communiste pour s’enfoncer vers la dégénérescence lors des congrès suivants, jusqu’à la trahison et l’avènement du stalinisme qui fut le fer de lance de la contre-révolution triomphante (7).
C’est contre cette dégénérescence et cet abandon des principes prolétariens que réagirent les fractions les plus à gauche dans les partis communistes. A commencer par la Gauche italienne avec Bordiga à sa tête qui, déjà avant 1918, préconisait le rejet de l'action électorale. Connue d'abord comme "Fraction communiste abstentionniste", celle-ci s'est constituée formellement après le Congrès de Bologne en octobre 1919 et, dans une lettre envoyée de Naples à Moscou, elle affirmait qu'un véritable parti, qui devait adhérer à l'Internationale communiste, ne pouvait se créer que sur des bases antiparlementaristes (8). Les gauches allemande et hollandaise vont à leur tour développer la critique du parlementarisme et la systématiser. Anton Pannekoek dénonce clairement la possibilité d’utiliser le Parlement pour les révolutionnaires, car une telle tactique ne pouvait que les conduire à faire des compromis, des concessions à l’idéologie dominante. Elle ne visait qu'à insuffler un semblant de vie à ces institutions moribondes, à encourager la passivité des travailleurs alors que la révolution nécessite, pour le renversement du capitalisme et l’instauration de la société communiste, la participation active et consciente de l’ensemble du prolétariat.
Dans les années 1930, la Gauche italienne, à travers sa revue Bilan, montrera de façon concrète comment les luttes des prolétaires français et espagnols avaient été détournées vers le terrain électoral. Bilan affirmait à juste raison que c’est la "tactique" des fronts populaires en 1936 qui avait permis d’embrigader le prolétariat comme chair à canon dans la 2e boucherie impérialiste mondiale. A la fin de cet effroyable holocauste, c’est la Gauche communiste de France qui publiait la revue Internationalisme (dont est issu le CCI) qui fera la dénonciation la plus claire de la "tactique" du parlementarisme révolutionnaire : "La politique du parlementarisme révolutionnaire a largement contribué à corrompre les partis de la 3e Internationale et les fractions parlementaires ont servi de forteresses de l’opportunisme, aussi bien dans les partis de la 3e qu’autrefois dans les partis de la 2e Internationale. La vérité est que le prolétariat ne peut utiliser pour sa lutte émancipatrice "le moyen de lutte politique" propre à la bourgeoisie et destiné à son asservissement … Le parlementarisme révolutionnaire en tant qu’activité réelle n’a, en fait, jamais existé pour la simple raison que l’action révolutionnaire du prolétariat quand elle se présente à lui, suppose sa mobilisation de classe sur un plan extra-capitaliste, et non la prise des positions à l’intérieur de la société capitaliste." (9) Désormais, l’antiparlementarisme, la non participation aux élections, est une frontière de classe entre organisations prolétariennes et organisations bourgeoises. Dans ces conditions, depuis plus de 80 ans, les élections sont utilisées, à l’échelle mondiale, par tous les gouvernements, quelle que soit leur couleur politique, pour dévoyer le mécontentement ouvrier sur un terrain stérile et crédibiliser le mythe de la "démocratie". Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si aujourd’hui, contrairement au 19e siècle, les Etats "démocratiques" mènent une lutte acharnée contre l’abstentionnisme et la désaffection des partis, car la participation des ouvriers aux élections est essentielle à la perpétuation de l’illusion démocratique. C'est justement ce que viennent d'illustrer de façon flagrante, les récentes élections en Europe qui, sur ce plan, constituent un véritable "cas d'école".
Contrairement à la propagande indigeste qui nous présente la victoire du "Non" à la Constitution européenne, tant en France qu’en Hollande, comme une "victoire du peuple", laissant ainsi entendre que ce sont les urnes qui gouvernent, il faut réaffirmer que les élections sont une pure mascarade. Certes, il peut y avoir des divergences au sein des différentes fractions qui composent l’Etat bourgeois sur la façon de défendre au mieux les intérêts du capital national mais, fondamentalement, la bourgeoisie organise et contrôle le carnaval électoral pour que le résultat soit conforme à ses besoins en tant que classe dominante. C’est pour cela que l’Etat capitaliste organise, planifie, manipule, utilise ses médias aux ordres. Néanmoins, il peut y avoir des "accidents", comme c'est souvent le cas en France (aujourd'hui avec la victoire du Non au référendum, en 2002 avec le Front National en deuxième position aux élections présidentielles, en 1997 avec la victoire de la gauche aux législatives anticipées ou en 1981 avec celle de Mitterrand aux présidentielles), mais qui n'ont évidemment rien à voir avec une quelconque remise en cause (la plus minime soit-elle) de l'ordre capitaliste. Une telle difficulté de la part de la bourgeoisie française à faire dire aux urnes ce qu’elle attend d'elles, révèle une faiblesse historique et un archaïsme de son appareil politique (10), qui n'existent pas dans des pays comme l'Allemagne ou la Grande-Bretagne (11).
Mais cette faiblesse ne signifie nullement que le prolétariat puisse en tirer profit pour imposer une autre orientation à la politique de la bourgeoisie. En effet (et c’est un constat que chaque prolétaire peut faire de sa propre expérience de participation à la mascarade électorale), depuis la fin des années 1920 et jusqu’à aujourd’hui, quel que soit le résultat des élections, que ce soit la droite ou la gauche qui sorte victorieuse des urnes, c’est finalement toujours la même politique antiouvrière qui est menée.
Autrement dit, l’Etat "démocratique" parvient toujours à défendre les intérêts de la classe dominante et du capital national, indépendamment des résultats des consultations électorales organisées à cadence accélérée (12).
La focalisation orchestrée par la bourgeoisie européenne autour du référendum sur la Constitution a réussi à capter l’attention des ouvriers et à les persuader que la construction de l’Europe était un enjeu pour leur avenir et celui de leurs enfants. Mensonge ! Rien n’est plus faux ! Ce qui se jouait à travers l'adoption de cette nouvelle Constitution, c’était pour la classe dominante des Etats fondateurs de l’Europe, dans un contexte d’élargissement à 25 pays membres, la capacité de pouvoir exercer au sein des institutions européennes une influence équivalente à celle qu'ils avaient avant l'arrivée des nouveaux Etats-membres, laquelle n'a fait que diminuer le poids relatif de chacun.
La classe ouvrière n’a pas à prendre parti dans les luttes d'influence entre des fractions de la bourgeoisie. En fait, cette Constitution européenne ne faisait que prendre acte d'une politique déjà à l’œuvre aujourd'hui, une politique de toute façon étrangère aux intérêts de la classe ouvrière. La classe ouvrière sera autant exploitée avec le "Non" qu'elle l'aurait été avec le "Oui".
La classe ouvrière doit rejeter autant l’illusion de pouvoir utiliser le parlement national dans sa lutte contre l’exploitation capitaliste que l'illusion de pouvoir faire de même vis-à-vis du parlement européen. (13)
Dans ce concert d’hypocrisie et de fourberie, la palme revient, d'une part, aux forces de gauche qui se sont regroupées pour dire Non à la Constitution et qui prétendent que l’on peut construire une "autre Europe", plus "sociale" et, d'autre part, aux populistes de tout poil qui exploitent la peur, le désespoir, l’incertitude vis-à-vis de l’avenir, existant dans la population et dans une partie de la classe ouvrière. Comme en France et en Allemagne, par exemple, la Hollande vient de connaître une aggravation du chômage (dont le taux est passé de 2% en 2003 à 8% aujourd'hui) et des attaques remettant en cause la protection sociale.
C'est d'ailleurs face à l'aggravation de ces attaques qu'on a assisté à un début de mobilisation sociale d'ampleur également dans ce pays. Inévitablement le retour du prolétariat sur la scène sociale (14) implique qu’il est en train de développer une réflexion en profondeur sur la signification du chômage massif, sur les attaques à répétition, sur le démantèlement des systèmes de retraite et de protection sociale. A terme, la politique anti-ouvrière de la bourgeoisie et la riposte prolétarienne ne peuvent que déboucher sur une prise de conscience croissante, au sein de la classe ouvrière, de la faillite historique du capitalisme. C’est justement pour saboter ce début de prise de conscience que les promoteurs d’une Europe plus "sociale" s’agitent dans tous les sens, en demandant à l’Etat capitaliste d’arbitrer le conflit entre classes sociales antagoniques et en exhortant les ouvriers à se mobiliser pour rejeter le libéralisme dans le seul objectif de mieux les soumettre à la mystification de l’Etat "social", cette nouvelle fumisterie et camelote idéologique qu’on agite dans les salons feutrés de l’altermondialisme (15). Toute cette propagande idéologique a pour but de récupérer le mécontentement social pour le ramener vers le terrain bourgeois des urnes. Ainsi, le référendum a été présenté comme le moyen de refuser une politique, d’exprimer son ras-le-bol si bien qu'il a constitué un exutoire au mécontentement social qui ne cesse de s’accumuler depuis des années. D’ailleurs, les forces de gauche "anticapitalistes" crient victoire et appellent déjà les ouvriers à rester mobilisés pour les prochaines échéances électorales où "il s’agira de transformer, encore dans les urnes, la victoire du Non au référendum". C’est la même politique de dévoiement du mécontentement social qu'on a vu se manifester en Allemagne où les ouvriers ont été amenés à sanctionner la coalition de Schröder lors de la dernière élection régionale en Rhénanie du Nord.
Dans la phase décadente des modes de production antérieurs au capitalisme, une tactique délibérée, consciemment réfléchie de la part des classes dominantes consistait à fournir l’occasion aux exploités de se défouler dans les journées de carnaval, où tout était permis, lors des combats à mort ou des compétitions sportives, dans les tribunes des stades.
Dans le même but, la bourgeoise a systématisé l'abrutissement par les compétitions sportives et utilise aujourd'hui le cirque électoral comme défouloir à la colère ouvrière. Non seulement la bourgeoisie plonge le prolétariat dans la paupérisation absolue, mais en plus elle l’humilie en lui donnant "des jeux et du cirque électoral". Le prolétariat n’a pas à participer à la fabrication de ses propres chaînes, mais à les briser !
Au renforcement de l’Etat capitaliste, les ouvriers doivent répondre par la volonté de sa destruction !
Ainsi, aujourd’hui comme hier et demain, le prolétariat n’a pas le choix. Ou bien il se laisse entraîner sur le terrain électoral, sur le terrain des Etats bourgeois qui organisent son exploitation et son oppression, terrain où il ne peut être qu’atomisé et sans force pour résister aux attaques du capitalisme en crise. Ou bien, il développe ses luttes collectives, de façon solidaire et unie, pour défendre ses conditions de vie. Ce n’est que de cette façon qu’il pourra retrouver ce qui fait sa force en tant que classe révolutionnaire : son unité et sa capacité à lutter en dehors et contre les institutions bourgeoises (parlement et élections) en vue du renversement du capitalisme. Ce n’est que de cette façon qu’il pourra, dans le futur, édifier une nouvelle société débarrassée de l’exploitation, de la misère et des guerres.
L’alternative qui se pose aujourd’hui est donc la même que celle dégagée par les gauches marxistes dans les années 1920 : électoralisme et mystification de la classe ouvrière ou développement de la conscience de classe et extension des luttes vers la révolution !
D. (26 juin 2005)
(1) Lire notre article "Le mensonge de l’Etat démocratique", dans la Revue Internationale n°76.
(2) Comme contribution à la défense de la démocratie bourgeoise, on peut citer Le Monde diplomatique, le chantre du mouvement altermondialisme, dont le radicalisme a accouché d’un nouveau mot d’ordre "révolutionnaire. "Une autre Europe est possible" exulte son éditorial du mois de juin, intitulé "Espoirs" (de la victoire du Non au référendum et de la mobilisation de la population). Selon lui cette victoire "constitue à elle seule un succès inespéré pour la démocratie" permettant d'affirmer que "Le peuple a fait son grand retour…"
(3) Plate-forme du CCI.
(4) Lire notre article "Anarchisme ou communisme" dans la Revue Internationale n°79.
(5) Lire notre brochure La Décadence du capitalisme.
(6) Lire "La Question parlementaire dans L’Internationale communiste", Edition "Programme communiste" du P.C.I (Parti communiste international).
(7) Lire notre brochure "La terreur stalinienne : un crime du capitalisme, pas du communisme".
(8) C'est en fait l'appui implicite de l'IC au 2e Congrès mondial à la tendance intransigeante de Bordiga qui allait sortir la Fraction communiste abstentionniste de l'isolement minoritaire dans le parti. A ce sujet, lire notre livre La Gauche communiste d'Italie.
(9) Lire cet article de Internationalisme n°36 de juillet 1948, reproduit dans la Revue Internationale n°36
(10) Les faiblesses congénitales de la droite en France plongent leurs racines dans l’histoire même du capitalisme français, marqué par le poids de la petite et moyenne entreprise, du secteur agricole et du petit commerce. Ces archaïsmes n’ont cessé de peser sur l’appareil politique qui n’a jamais réussi à donner naissance à un grand parti de droite directement lié à la grande industrie et à la finance, tel que le parti conservateur en Grande-Bretagne ou le parti chrétien-démocrate en Allemagne. Au contraire, la Seconde Guerre mondiale verra l’irruption du gaullisme qui va marquer profondément la vie de la bourgeoisie française et dont les scories de l’UMP sont les descendants. Pour davantage d'explications sur cette question lire notre article sur le référendum en France dans Révolution internationale n°357.
(11) La réélection de Blair s’est faite avec l’approbation de toute la classe politique, syndicats y compris. Ce social-démocrate est réélu car il a été capable de mettre en œuvre tant sur le plan économique qu’impérialiste, la politique que souhaitait au plus haut niveau l’Etat britannique. La controverse autour des "mensonges" de Blair sur les armes de destruction massive en Irak a permis de mobiliser l’électorat populaire auquel on a donné l’illusion d’une contestation possible par les urnes qui obligerait le chef des travaillistes à tenir compte de l’opinion de son peuple. En fait, comme on l’a vu au moment du déclenchement des hostilités en Irak et jusqu’à aujourd’hui, la "démocratie" capitaliste est tout à fait capable d’absorber l’opposition pacifiste à la guerre et de maintenir l’engagement militaire qu’elle estime nécessaire pour préserver ses intérêts. Pour l’Allemagne, là aussi, la défaite de Schröder à l’élection régionale en Rhénanie-du-Nord-Westphalie (1/3 de la population allemande) et la victoire de la CDU correspondent aux besoins du capital allemand. Cette défaite va impliquer la tenue d’élections anticipées à l’automne permettant que le nouveau gouvernement soit investi de la "volonté populaire" pour poursuivre la politique de "réformes" dont il est nécessaire pour le capital allemand qu'elle ne marque pas le pas. Si, comme c'est le plus probable à l'heure actuelle, la CDU va l’emporter, cela permettra au SPD de se refaire une "santé" dans l’opposition. En effet, la coalition rouge/vert au gouvernement depuis 1998 est considérablement décrédibilisée auprès de la classe ouvrière, du fait du chômage massif (plus de 5 millions de personnes) et des mesures d’austérité draconiennes ayant résulté du plan "Agenda 2010".
(12) Nos camarades d’Internationalisme dénonçaient déjà avec clairvoyance en mai 1946 dans leur journal L’étincelle, le référendum en France pour la Constitution de la 4e République : "Pour détourner l’attention des masses affamées des causes de leur misère, le capitalisme monte la scène de la comédie électorale et les amuse avec des référendums. Pour les divertir des crampes de leurs ventres affamés, on leur donne des bulletins de vote à digérer. A la place du pain, on leur jette de la "constitution" à ronger".
(13) Lire notre article "L’élargissement de l’Union européenne", Revue Internationale n°112.
(14) Lire notre "Résolution sur la situation internationale du 16e congrès du CCI" dans ce numéro de la Revue internationale.
(15) Lire notre article "L’altermondialisme, un piège idéologique contre le prolétariat", Revue internationale n°116.
La révolution de 1905 s’est produite alors que le capitalisme commençait à entrer dans sa période de déclin. La classe ouvrière s’est trouvé dès lors confrontée à la nécessité non pas d’une lutte pour des réformes au sein du capitalisme mais d’une lutte contre le capitalisme en vue de son renversement dans laquelle, plus que des concessions au plan économique, c’était la question du pouvoir qui était centrale. Le prolétariat a répondu à ce défi en créant les armes de son combat politique : la grève de masse et les soviets.
Dans la première parti de cet article (Revue internationale n°120), nous avons vu comment la révolution s’est développée à partir d’une pétition au Tsar en janvier 1905 jusqu’à mettre ouvertement en question le pouvoir politique de la classe dominante. Nous avons montré que c’était une révolution prolétarienne qui affirmait la nature révolutionnaire de la classe ouvrière et qui était à la fois une expression et un catalyseur du développement de la prise de conscience de la classe révolutionnaire. Nous avons montré que la grève de masse de 1905 n’avait rien à voir avec la vision confuse qu’en avait le courant anarcho-syndicaliste qui se développait à la même époque (voir les articles dans les n° 119 et 120 de la Revue internationale) et qui considérait la grève de masse comme un moyen de transformation économique immédiate du capitalisme.
Rosa Luxemburg a mis en évidence que la grève de masse unissait la lutte économique de la classe ouvrière à sa lutte politique et, ce faisant, marquait un développement qualitatif dans la lutte de classe même si, à ce moment là, il n’était pas possible de comprendre pleinement ce qui était une conséquence du changement historique dans le mode de production capitaliste :
"En Russie la population laborieuse et, à la tête de celle-ci, le prolétariat mènent la lutte révolutionnaire en se servant des grèves de masse comme de l'arme la plus efficace en vue très précisément de conquérir ces mêmes droits et conditions politiques dont, les premiers, Marx et Engels ont démontré la nécessité et l'importance dans la lutte pour l'émancipation de la classe ouvrière, et dont ils se sont fait les champions au sein de l'Internationale, les opposant à l'anarchisme. Ainsi la dialectique de l'histoire, le fondement de roc sur lequel s'appuie toute la doctrine du socialisme marxiste, a eu ce résultat que l'anarchisme auquel l'idée de la grève de masse était indissolublement liée, est entré en contradiction avec la pratique de la grève de masse elle-même; en revanche la grève de masse, combattue naguère comme contraire à l'action politique du prolétariat, apparaît aujourd'hui comme l'arme la plus puissante de la lutte politique pour la conquête des droits politiques." (1)
Les soviets ont aussi été l’expression d’un changement qualitatif important dans le mode d’organisation de la classe ouvrière. Au même titre que la grève de masse, ils ne constituaient pas un phénomène spécifiquement russe. Trotsky, comme Rosa Luxemburg, soulignait ce changement qualitatif, même si, comme Luxemburg aussi, il n’avait pas les moyens d’en saisir toute la signification :
"Le soviet organisait les masses ouvrières, dirigeait les grèves et les manifestations, armait les ouvriers, protégeait la population contre les pogroms. Mais d’autres organisations révolutionnaires remplirent les mêmes tâches avant lui, à coté de lui et après lui : elles n’eurent pourtant pas l’influence dont jouissait le soviet. Le secret de cette influence réside en ceci que cette assemblée sortit organiquement du prolétariat au cours de la lutte directe, prédéterminée par les évènements, que mena le monde ouvrier pour la conquête du pouvoir. Si les prolétaires d’une part et la presse réactionnaire de l’autre donnèrent au soviet le titre de "gouvernement prolétarien", c’est qu’en fait cette organisation n’était autre que l’embryon d’un gouvernement révolutionnaire. Le soviet personnalisait le pouvoir dans la mesure où la puissance révolutionnaire des quartiers ouvriers le lui garantissait ; il luttait directement pour la conquête du pouvoir, dans la mesure où celui-ci restait encore entre les mains d’une monarchie militaire et policière.
Avant l’existence du soviet, nous trouvons parmi les ouvriers de l’industrie de nombreuses organisations révolutionnaires à direction surtout social-démocrate. Mais ce sont des formations à l’intérieur du prolétariat ; leur but immédiat est de lutter pour acquérir de l’influence sur les masses. Le soviet devient immédiatement l’organisation même du prolétariat ; son but est de lutter pour la conquête du pouvoir révolutionnaire.
En devenant le foyer de concentration de toutes les forces révolutionnaires du pays, le soviet ne se laissait pas dissoudre dans l’élément de la démocratie révolutionnaire ; il était et restait l’expression organisée de la volonté de classe du prolétariat." (2)
La signification réelle à la fois de la grève de masse et des soviets ne pouvait être perçue qu’en les replaçant dans le contexte historique correct, en comprenant comment les changements des conditions objectives du capitalisme déterminaient les tâches et les moyens d'action tant de la bourgeoisie que du prolétariat.
Dans la dernière décennie du 19e siècle, le capitalisme est entré dans une période de changement historique. Alors que le dynamisme qui lui avait permis de s’étendre à travers la planète était encore en partie à l'oeuvre avec l'ascension économique de pays comme le Japon et la Russie, des signes de tensions accrues et de déséquilibres de la société dans son ensemble faisaient leur apparition dans différentes parties du monde.
Le mécanisme d’alternance régulière de crise et de boom économique, analysé par Marx au milieu du siècle, avait commencé à s’altérer avec des crises plus longues et plus profondes. (3)
Après des décennies de paix relative, la fin du 19e siècle et le début du 20e avaient vu se développer des tensions croissantes entre les impérialismes rivaux car, de plus en plus, la lutte pour les marchés et les matières premières ne pouvait être menée que grâce à l’éviction d’une puissance par une autre. Ceci est illustré par la "bousculade pour l’Afrique" ("Scramble for Africa") quand, en l’espace de 20 ans, un continent entier s’est trouvé partagé entre puissances coloniales et soumis à l’exploitation la plus brutale qu’on ait jamais vue. La "bousculade pour l’Afrique" conduisait à de fréquents affrontements diplomatiques et à des face-à-face militaires, tels que l’incident de Fachoda en 1898, à la suite duquel l’impérialisme anglais a obligé son rival français à lui céder le Haut Nil.
Pendant cette même période, la classe ouvrière s’était lancée dans un nombre de plus en plus grand de grèves qui étaient plus étendues et plus intenses que par le passé. Par exemple, en Allemagne, le nombre de grèves est passé de 483 en 1896 à 1468 en 1900, retombant à 1144 et 1190 en 1903 et 1904 respectivement (4). En Russie en 1898 et en Belgique en 1902, les grèves de masse se sont développées, préfigurant celles de 1905. Le développement du syndicalisme révolutionnaire et de l’anarcho-syndicalisme était, en partie, une conséquence de cette combativité croissante, mais il avait pris cette forme du fait de l’opportunisme grandissant dans de nombreux secteurs du mouvement ouvrier, comme nous l’avons montré dans la série d’articles que nous avons commencé à écrire sur ce sujet (5).
Ainsi, pour chacune des deux classes principales, la période était celle d’un immense changement dans lequel des enjeux nouveaux demandaient de nouvelles réponses au niveau qualitatif. Pour la bourgeoisie, c’était la fin d’une période d’expansion coloniale et le début d’une période de rivalités impérialistes toujours plus aigües qui allait conduire à la guerre mondiale en 1914. Pour la classe ouvrière, ce changement signifiait la fin d’une époque dans laquelle des réformes pouvaient être conquises dans un cadre légal ou semi-légal établi par la classe dominante, et le début d’une époque dans laquelle ses intérêts ne pouvaient être défendus qu’en mettant en cause le cadre de l’État bourgeois. Cette situation allait conduire en dernier ressort à la lutte pour le pouvoir en 1917 et à la vague révolutionnaire qui a suivi. 1905 était la "répétition générale" de cette confrontation, avec des leçons évidentes à l’époque mais aussi encore valables aujourd’hui pour ceux qui veulent les voir.
La Russie ne faisait pas exception à cette tendance générale, mais les caractéristiques du développement de la société russe devaient amener le prolétariat à se confronter plus rapidement et de façon plus aiguë à certaines des conséquences de la nouvelle période qui débutait.
Cependant, alors que nous allons considérer ces aspects particuliers un peu plus loin, il est nécessaire de mettre d’abord l’accent sur le fait que la cause sous-jacente de la révolution résultait de conditions qui affectaient la classe ouvrière dans son ensemble, comme l’a souligné Rosa Luxemburg :
"De même il y a beaucoup d'exagérations dans l'idée qu'on se faisait de la misère du prolétariat de l'Empire tsariste avant la révolution. La catégorie d'ouvriers actuel-lement la plus active et la plus ardente dans la lutte économique aussi bien que politique, celle des travailleurs de la grande industrie des grandes villes, avait un niveau d'existence à peine inférieur à celui des catégories corres-pondantes du prolétariat allemand ; dans un certain nombre de métiers on rencontre des salaires égaux et même parfois supérieurs à ceux pratiqués en Allemagne. De même, en ce qui concerne la durée du travail, la différence entre les grandes entreprises industrielles des deux pays est insi-gnifiante. Ainsi cette idée d'un prétendu ilotisme matériel et culturel de la classe ouvrière russe ne repose sur rien. Si l'on y réfléchit quelque peu, elle est réfutée par le fait même de la révolution et du rôle éminent qu'y a joué le prolétariat. Ce n'est pas avec un sous-prolétariat misé-rable qu'on fait des révolutions de cette maturité et de cette lucidité politique. Les ouvriers de la grande industrie de Saint-Pétersbourg, de Varsovie, de Moscou et d'Odessa, qui étaient à la pointe du combat, sont sur le plan culturel et intellectuel beaucoup plus proches du type occidental que ne l'imaginent ceux qui considèrent le parlementarisme bourgeois et la pratique syndicale régulière comme l'unique et indispensable école du prolétariat. Le dévelop-pement industriel moderne de la Russie et l'influence de quinze ans de social-démocratie dirigeant et encourageant la lutte économique ont accompli, même en l'absence des garanties extérieures de l'ordre légal bourgeois, un travail civilisateur important." (6).
Il est vrai que le développement du capitalisme en Russie s’était fondé sur une exploitation brutale des ouvriers, avec des journées de travail longues et des conditions de travail qui rappelaient celles du début du 19e siècle en Angleterre, mais les luttes ouvrières se sont développées rapidement à la fin du 19e siècle et au début du 20e.
Ce développement, on pouvait le voir, en particulier, dans l’usine Poutilov à Saint-Pétersbourg, qui fabriquait des armes et construisait des bateaux. L’usine employait plusieurs dizaines de milliers d’ouvriers et était capable de produire à une échelle qui lui permettait de concurrencer ses rivales les plus développées de l’étranger.
Les ouvriers de cette usine avaient développé une tradition de combativité et ils furent au centre des luttes révolutionnaires du prolétariat russe tout autant en 1905 qu’en 1917. Si l’usine Poutilov sortait du rang par sa taille, elle constituait néanmoins une illustration d’une tendance générale au développement d'usines plus grandes en Russie.
Entre 1863 et 1891, le nombre d’usines en Russie d’Europe est passé de 11 810 à 16 770, un accroissement de près de 42%, tandis que le nombre des ouvriers s’est élevé de 357 800 à 738 100, soit un accroissement de 106% (7). Dans des régions comme celle de Saint-Pétersbourg, le nombre d’usines diminuait alors qu'augmentait le nombre d’ouvriers, ce qui indique une tendance encore plus grande à la concentration de la production et donc du prolétariat (8).
La situation des cheminots en Russie confirme l’argument de Rosa Luxemburg sur la situation des secteurs les plus avancés de la classe ouvrière russe. Au niveau matériel, il y avait eu des acquis significatifs : entre 1885 et 1895, les salaires réels dans les chemins de fer ont aumenté en moyenne de 18%, bien que cette moyenne cache de grandes disparités entre ouvriers effectuant des travaux différents et entre les différentes régions du pays.
Au niveau culturel, il y avait une tradition de lutte qui remontait aux années 1840-1850, quand les serfs avaient d’abord été recrutés pour construire les chemins de fer. Mais dans le dernier quart du siècle, les cheminots étaient devenus une fraction centrale du prolétariat urbain avec une expérience significative de la lutte : entre 1875 et 1884, il y a eu 29 "incidents" et dans la décennie suivante, 33.
Quand les salaires et les conditions de travail ont commencé à se dégrader après 1895, les cheminots ont réagi : "… entre 1895 et 1904, le nombre de grèves de cheminots a été trois fois supérieur à celui des deux décennies précédentes ensemble… Les grèves de la fin des années 1890 devenaient plus déterminées et moins défensives… Après 1900, les travailleurs ont répondu au début de la crise économique par une résistance et une combativité croissantes et les métallurgistes des chemins de fer agissaient souvent de concert avec les ouvriers de l’industrie privée ; les agitateurs politiques, la plupart sociaux-démocrates, gagnaient une influence significative." (9)
Dans la révolution de 1905, les cheminots devaient jouer un rôle majeur, mettant leur habileté et leur expérience au service de la classe ouvrière dans son ensemble, impulsant l’extension de la lutte et le passage de la grève à l’insurrection. Ce n’était pas une lutte de miséreux poussés à l’émeute par la faim ni une lutte de paysans en habits d’ouvriers, mais celle d’une partie vitale et dotée d’une forte conscience de classe du prolétariat international. C’est dans ces conditions et ce contexte communs à la classe ouvrière internationale que les aspects particuliers de la situation en Russie, la guerre avec le Japon à l’extérieur et la répression politique à l’intérieur, ont eu un impact.
La guerre entre la Russie et le Japon de 1904-1905 était une conséquence des rivalités impérialistes qui s’étaient développées entre ces deux nouvelles puissances capitalistes à la fin du 19e siècle. La confrontation se dessine dans les années 1890 autour de la question de leur influence respective en Chine et en Corée. Au début de la décennie ont commencé les travaux du Transsibérien qui devait permettre à la Russie d’accéder à la Mandchourie, alors que le Japon développait des intérêts économiques en Corée. Les tensions se développèrent au cours de cette décennie car la Russie a obligé le Japon à se retirer d’un certain nombre de positions qu’il avait sur le continent ; elles culminèrent quand la Russie commença à développer ses propres intérêts en Corée.
Le Japon proposa que les deux pays se mettent d’accord pour respecter chacun la sphère d’influence de l’autre. Comme la Russie ne répondait pas, le Japon lança une attaque surprise sur Port-Arthur en Janvier 1904.
L’énorme disparité entre les forces militaires des deux protagonistes rendait l’issue de la guerre comme jouée d'avance au premier abord, et son déclenchement fut salué au début en Russie par une explosion de ferveur patriotique et la dénonciation des "insolents mongols" ainsi que par des manifestations étudiantes pour soutenir la guerre.
Cependant, il n’y eut pas de victoire rapide. Le Transsibérien n’était pas achevé si bien que les troupes ne pouvaient être acheminées rapidement sur le front ; l’armée russe fut obligée de reculer ; en mai, la garnison fut isolée et la flotte russe envoyée pour la relever fut détruite ; et le 20 décembre, après un siège de 156 jours, Port-Arthur tombait.
Au niveau des moyens militaires, cette guerre n’avait pas de précédent. Des millions de soldats furent envoyés au front, 1 200 000 réservistes furent appelés en Russie ; l’industrie était mise au service de la guerre, ce qui a conduit à des pénuries et à l’approfondissement de la crise économique. A la bataille de Mukdon en mars 1904, 600 000 hommes combattirent pendant deux semaines, laissant 160 000 tués.
C’était la plus grande bataille dans l’histoire et un indice de ce que serait 1914. La chute de Port-Arthur a signifié pour la Russie la perte de sa flotte du Pacifique et l’humiliation de l’autocratie. Lénine en tira de grandes leçons : "Mais la débâcle infligée à l'autocratie sur les champs de bataille acquiert une signification plus grande encore en tant que symptôme de l'effondrement de tout notre système politique. Les temps où la guerre se faisait à l'aide de mercenaires ou de représentants de castes à demi détachées du peuple sont révolus (…) Les guerres sont maintenant menées par les peuples, et c'est pourquoi l'on voit ressortir aujourd'hui, avec un relief particulier, ce qui caractérise essentiellement la guerre : la mise en évidence par des faits, devant des dizaines de millions d'hommes, de l'incompatibilité du peuple et du gouvernement, incompatibilité que la minorité consciente voyait seule jusqu'à présent. La critique de l'autocratie formulée par tous les russes avancés, par la social-démocratie russe, par le prolétariat russe, est maintenant confirmée par la critique des armes japonaises, confirmée avec une telle force que l'impossibilité de vivre sous l'autocratie est de plus en plus perçue de ceux-là mêmes qui ne savent pas ce qu'est l'autocratie, de ceux-là mêmes qui le savent et voudraient de toute leur âme défendre ce régime. L'incompatibilité de l'autocratie et des intérêts du développement social, des intérêts du peuple entier (une poignée de fonctionnaires et de magnats exceptée) est apparue dès que le peuple a dû, en fait, payer de son sang la rançon du régime. Par son aventure coloniale, sotte et criminelle, l'autocratie s'est fourrée dans une telle impasse que le peuple seul peut en sortir et ne peut en sortir qu'au prix de la destruction du tsarisme" (10).
En Pologne, l’impact économique de la guerre fut particulièrement dévastateur : 25 à 30 % des ouvriers de Varsovie furent licenciés et leurs salaires réduits jusqu'à la moitié pour certains. En mai 1904, il y eut des affrontements entre les ouvriers et la police, les cosaques venant à la rescousse de celle-ci. La guerre commençait à provoquer une opposition de plus en plus forte. Pendant le "dimanche sanglant", quand les troupes commencèrent à massacrer les ouvriers qui étaient venus porter une supplique au tsar, "A en croire tous les correspondants étrangers, les ouvriers [de Saint-Pétersbourg] criaient non sans raison aux officiers qu’ils combattent mieux le peuple russe qu’ils ne combattent les japonais" (11).
Par la suite, des secteurs de l’armée se sont rebellés contre leur situation et se sont rangés du côté des ouvriers : "Le moral des soldats a été très affaibli par la défaite en Orient et par l’incapacité notoire de leurs dirigeants. Ensuite, le mécontentement s’est accru du fait de la résistance du gouvernement à tenir sa promesse d’une démobilisation rapide. Le résultat, ce furent des mutineries dans beaucoup de régiments et, en certaines occasions, des batailles rangées. Des rapports sur des désordres de ce type venaient de lieux aussi éloignées que Grodno et Samara, Rostov et Koursk, de Rembertow près de Varsovie, de Riga en Lettonie et Vyborg en Finlande, de Vladivostok et d’Irkoutsk.
A l’automne, le mouvement révolutionnaire dans la Marine avait également gagné en puissance, avec pour conséquence une mutinerie à la base navale de Cronstadt dans la Baltique en octobre, mutinerie qui ne fut arrêtée que grâce à l’usage de la force. Elle fut suivie encore par une autre mutinerie dans la flotte de la Mer noire, à Sébastopol, qui menaça à un certain moment de prendre le contrôle de toute la ville." (12)
Dans leur appel à la classe ouvrière en mai 1905, les bolcheviks posaient la question de la guerre et de la révolution comme une seule question : "Camarades ! Nous sommes maintenant à la veille de grands événements en Russie. Nous avons commencé la lutte finale et acharnée contre le gouvernement autocratique du tsar, nous devons aller jusqu'à la victoire finale. Voyez à quels malheurs ce gouvernement de bourreaux et de tyrans a mené le peuple russe tout entier, ce gouvernement de courtisans véreux et de larbins du capital ! Le gouvernement tsariste a jeté le peuple russe dans une guerre insensée contre le Japon. Des centaines de milliers de jeunes existences ont été arrachées au peuple et sacrifiées en Extrême-Orient. Il n'est pas de mots pour décrire tous les maux qu'apporte cette guerre.
Et pourquoi la fait-on ? A cause de la Mandchourie que notre gouvernement de brigands a enlevée à la Chine ! A cause d'une terre étrangère coule le sang russe et notre pays se ruine. La vie de l'ouvrier et du paysan devient de plus en plus pénible ; les capitalistes et les fonctionnaires resserrent de plus en plus les mailles du filet ; quant au gouvernement tsariste, il envoie le peuple piller une terre étrangère. Les incapables généraux tsaristes et les fonctionnaires vénaux ont perdu la flotte russe, dépensé des millions et des millions qui appartiennent à la nation, sacrifié des armées entières, mais la guerre continue et entraîne de nouveaux sacrifices. Le peuple est ruiné, le commerce et l'industrie sont paralysés, la famine et le choléra planent sur le pays, mais le gouvernement autocratique absolument aveugle continue la même politique ; il est prêt à perdre la Russie pour sauver une poignée de bourreaux et de tyrans ; il commence, en plus de la guerre avec le Japon, une seconde guerre, la guerre contre le peuple russe tout entier." (13)
La guerre servait aussi à détourner la campagne grandissante contre la politique d’oppression de l’autocratie. En décembre 1903, on rapportait les mots de Plehve, le ministre de l’intérieur : "De façon à empêcher la révolution, nous avons besoin d’une petite guerre victorieuse." (14)
Le pouvoir de l’autocratie avait été renforcé après l’assassinat du tsar Alexandre II en 1881 par des membres de la "Volonté du peuple", un groupe engagé dans l’utilisation du terrorisme contre l’autocratie. (15)
De nouvelles "mesures d’exception" furent prises pour mettre hors la loi toute action politique et, loin d’être exceptionnelles, elles devinrent la norme : "c’est vrai de dire… qu’entre la promulgation du Statut du 14 août 1881 et la chute de la dynastie en mars 1917, il n’y a pas eu un seul instant où les "mesures d’exception" n’aient été en vigueur quelque part dans le pays – souvent dans de grandes parties de celui-ci". (16) Le "niveau renforcé" de ces mesures permettait aux gouverneurs des régions concernées d'emprisonner des personnes pendant trois mois sans procès, d'interdire toute conversation privée ou publique, de fermer des usines et des magasins, et de déporter des individus. Le "niveau extraordinaire" plaçait dans les faits la région sous la loi martiale, avec des arrestations arbitraires, des emprisonnements et des amendes. L’utilisation de soldats contre les grèves et les manifestations ouvrières était monnaie courante et beaucoup d’ouvriers furent tués dans la lutte. Le nombre d’ouvriers dans les prisons et les colonies pénales augmentait à travers la Russie, comme augmentait le nombre d’exilés dans les zones aux confins du pays.
Pendant cette période, la proportion d’ouvriers parmi les accusés de crimes contre l’État a augmenté régulièrement. En 1884-90, un quart exactement des accusés étaient des travailleurs manuels ; en 1901-1903, ils représentaient les trois cinquièmes. Ceci reflétait le changement dans le mouvement révolutionnaire qui était passé d’un mouvement dominé par les intellectuels à un mouvement composé d’ouvriers, comme le rapportait un gardien de prison avec ce commentaire : "Pourquoi y a-t-il de plus en plus de paysans politisés qui sont amenés ? Auparavant, c’étaient des gentlemen, des étudiants et des jeunes dames, mais maintenant, ce sont des ouvriers paysans comme nous." (17)
A côté de ces formes "légales" d’oppression, l’État russe employait deux autres moyens complémentaires. D’un côté, l’État encourageait le développement de l’anti-sémitisme, fermant les yeux sur les pogroms et les massacres tout en s’assurant que l’organisation qui faisait le travail, comme l’Union du Peuple russe, mieux connue sous les nom des Cent-Noirs et était ouvertement soutenue par le Tsar, recevait une protection. Les révolutionnaires étaient dénoncés comme faisant partie d’un complot orchestré par les Juifs pour prendre le pouvoir. Cette stratégie devait être utilisée contre les révolutionnaires de 1905 et pour punir les ouvriers et les paysans par la suite.
D’un autre côté, l’État visait à apaiser la classe ouvrière en créant une série de "syndicats policiers" dirigés par le Colonel Zoubatov. Ces syndicats avaient pour but de contenir la ferveur révolutionnaire de la classe ouvrière dans les limites des revendications économiques immédiates, mais les ouvriers de Russie ont d'abord repoussé ces limites et ensuite, en 1905, les ont franchies. Lénine estimait que la situation politique en Russie " … "incite" vivement les ouvriers qui mènent la lutte économique à s’occuper de questions politiques" (18), et défendait que la classe ouvrière pouvait se servir de ces syndicats tant que les pièges que leur tendait la classe dominante étaient mis en évidence par les révolutionnaires. "En ce sens, nous pouvons et devons dire aux Zoubatov et aux Ozerov : travaillez, Messieurs, travaillez ! Dès l’instant que vous dressez des pièges aux ouvriers … nous nous chargeons de vous démasquer. Dès l’instant que vous faites véritablement un pas en avant – ne fut-ce que sous la forme du plus timide "zigzag" - mais un pas en avant tout de même, nous vous dirons : faites donc ! Un véritable élargissement, même en miniature, du champ d’action des ouvriers, constitue un véritable pas en avant. Et tout élargissement de ce genre ne peut que nous profiter : il hâtera l’apparition d’associations légales où ce ne seront pas les provocateurs qui pêcheront des socialistes mais où les socialistes pêcheront des adeptes" (19). En fait, quand la révolution a éclaté, d’abord en 1905, puis en 1917, ce ne sont pas les syndicats qui se sont renforcés mais une nouvelle organisation, adaptée à la tâche que le prolétariat avait devant lui, qui a été créée : les soviets.
Alors que les facteurs considérés plus haut permettent d’expliquer pourquoi les événements de 1905 ont eu lieu en Russie, ceux-ci ne sont pas seulement significatifs du contexte russe. Ceci étant dit, qu’est ce qui est significatif dans 1905 ? Qu’est ce qui le définit ?
Un aspect frappant de 1905 a été le développement de la lutte armée en décembre. Trotsky donne un compte-rendu puissant de la lutte qui eut lieu à Moscou quand la classe ouvrière de la région a élevé des barricades pour se défendre contre les troupes tsaristes tandis que l’Organisation combattante social-démocrate menait une lutte de guerrilla dans les rues et les maisons : "Voici un exemple de ce que furent ces accrochages. Une compagnie de Géorgiens (20) s’avance ; ils comptent parmi les plus intrépides, les plus aventureux ; le détachement se compose de vingt quatre tireurs qui marchent ouvertement, en bon ordre, deux par deux. La foule les prévient : seize dragons, commandés par un officier, viennent à leur rencontre. La compagnie se déploie et épaule les mausers. A peine la patrouille apparaît-elle que la compagnie exécute un feu de salve. L’officier est blessé ; les chevaux qui marchaient au premier rang, blessés également, se cabrent ; la confusion se met dans la troupe, les soldats sont dans l’impossibilité de tirer. Au bout d’un instant, la compagnie ouvrière a tiré une centaine de coups de feu et les dragons, abandonnant quelques tués et quelques blessés, fuient en désordre. "Maintenant, allez-vous-en, disent les spectateurs, prévenants ; dans un instant, ils vont amener le canon." En effet, l’artillerie fait bientôt son apparition sur la scène. Dès la première décharge, des dizaines de personnes tombent, tuées ou blessées, dans cette foule sans armes qui ne s’attendait pas à servir de cible à l’armée. Mais, pendant ce temps, les Géorgiens sont ailleurs et font de nouveau le coup de feu contre les troupes… La compagnie est presque invulnérable ; la cuirasse qui la protège, c’est la sympathie générale." (21)
Cependant, ce n’est pas la lutte armée, si courageuse fut-elle, qui définit 1905. La lutte armée était bien sûr une expression de la lutte pour le pouvoir entre les classes mais elle marquait la dernière phase, surgissant quand le prolétariat s’est trouvé confronté au succès de la contre-attaque de la classe dominante. D’abord, les ouvriers ont essayé de gagner à eux les troupes mais les affrontements se multipliaient progressivement et devenaient plus sanglants. La lutte armée représentait une tentative de défendre des zones sous contrôle de la classe ouvrière plutôt que celle d’étendre la révolution. Douze ans plus tard, quand les travailleurs se sont de nouveau affrontés aux soldats, leur succès a été de gagner à eux des parties significatives de l’armée et de la marine qui ont garanti la survie et l’avancée de la révolution.
De plus, les affrontements armés entre la classe ouvrière et la bourgeoisie ont une très longue histoire. Les premières années du mouvement ouvrier en Angleterre ont été marquées par de violents affrontements. Par exemple, en 1800 et 1801, il y a eu une vague d’émeutes de la faim, dont certaines semblaient avoir été planifiées à l’avance avec des documents imprimés appelant les ouvriers à se rassembler. Un an plus tard, il y eut des rapports disant que des ouvriers s’entraînaient à manier la pique et que des associations secrètes complotaient pour la révolution. Pendant la décennie suivante, le mouvement "luddiste" ou "L’armée des redresseurs" pour utiliser le nom même du mouvement, se développait en réaction à l’appauvrissement de milliers de tisserands.
Quelques années plus tard de nouveau, les Chartistes de la Force physique dressaient des plans pour une insurrection. Les journées de juin 1848 et surtout la Commune de Paris en 1871 ont vu la violente confrontation entre les classes éclater au grand jour. En Amérique, l’exploitation brutale qui avait accompagné l’industrialisation rapide du pays provoquait une violente opposition, comme dans le cas des Molly Maquires qui s’étaient spécialisés dans l’assassinat des patrons et transformaient les grèves en conflits armés. (22) Ce qui a caractérisé 1905, ce n’était pas la confrontation armée mais l’organisation du prolétariat sur une base de classe pour atteindre ses buts généraux. Il en a résulté un nouveau type d’organisation, les soviets, avec de nouveaux buts, qui devaient supplanter nécessairement les syndicats.
Dans une des premières et des plus importantes études sur les soviets, Oskar Anweiler affirme que "il serait plus conforme à la réalité historique de soutenir que ces derniers (les soviets de 1905), aussi bien que les soviets de 1917, se développèrent pendant longtemps d'une manière qui ne devait rien ni au parti bolchevique ni à son idéologie et que, de prime abord, ils ne cherchèrent nullement à conquérir le pouvoir d'Etat." (23)
C’est une bonne évaluation de la première étape des soviets, mais ce n’est plus vrai pour les étapes suivantes de laisser entendre que la classe ouvrière se serait contentée de continuer à marcher derrière le Pope Gapone et à en appeler au "Petit Père". Entre janvier et décembre 1905, quelque chose avait changé. Comprendre ce qui avait changé, et comment, est la clef pour comprendre 1905.
Dans le premier article de cette série, nous avons souligné la nature spontanée de la révolution. Les grèves de janvier, octobre et décembre semblaient surgir de nulle part, mises à feu par des événements en apparence insignifiants, tels que le licenciement de deux ouvriers dans une usine. Les actions débordaient même les plus radicaux des syndicats :
"Le 30 septembre, on commence à s’agiter dans les ateliers des lignes de Koursk et de Kazan. Ces deux voies sont disposées à ouvrir la campagne le 1e octobre. Le syndicat les retient. Se fondant sur l’expérience des grèves d’embranchements de février, avril et juillet, il prépare une grève générale des chemins de fer pour l’époque de la convocation de la Douma ; pour l’instant il s’oppose à toute action séparée. Mais la fermentation ne s’apaise pas. Le 20 septembre s’est ouverte à Petersbourg une "conférence" officielle des députés cheminots, au sujet des caisses de retraite. La conférence prend sur elle d’élargir ses pouvoirs, et, aux applaudissements du monde des cheminots, se transforme en un congrès indépendant, syndical et politique. Des adresses de félicitations lui arrivent de toutes parts. L’agitation croît. L’idée d’une grève générale immédiate des chemins de fer commence à se faire jour dans le secteur de Moscou." (24)
Les soviets se sont développés sur des bases qui allaient au delà de la vocation du syndicat. Le premier organisme qui peut être considéré comme un soviet apparaît à Ivanovo-Voznesensk en Russie centrale. Le 12 mai, une grève éclata dans une usine de la ville qui passait pour être le Manchester russe et, en l’espace de quelques jours, toutes les usines furent fermées et plus de 32 000 ouvriers se sont mis en grève. Sur la suggestion d’un inspecteur d’usine, des délégués furent élus pour représenter les ouvriers dans les discussions. L’Assemblée des Délégués, composée de quelques 120 ouvriers, s’est réunie régulièrement au cours des semaines suivantes. Elle avait pour but de conduire la grève, d’empêcher des actions et des négociations séparées, d’assurer l’ordre et l'organisation des actions des ouvriers, et que le travail ne s’arrête que sur son ordre. Le soviet émit un grand nombre de revendications, à la fois économiques et politiques, y compris la journée de 8 heures, un salaire minimum plus élevé, le paiement des jours de maladie et de maternité, la liberté de réunion et de parole. Ensuite, il créa une milice ouvrière pour protéger la classe ouvrière des attaques des Cent-Noirs, pour empêcher les affrontements entre grévistes et ceux qui travaillaient encore, et rester en contact avec les ouvriers de zones éloignées.
Les autorités cédèrent face à la force organisée de la classe ouvrière mais commencèrent à réagir vers la fin du mois en interdisant la milice. Une assemblée de masse début juin fut attaquée par les Cosaques, qui tuèrent plusieurs ouvriers et en arrêtèrent d’autres. La situation se dégradait encore plus vers la fin du mois avec des émeutes et d’autres affrontements avec les Cosaques. Une nouvelle grève fut lancée en juillet, impliquant 10 000 ouvriers, mais elle fut défaite après trois mois, le seul gain apparent étant la réduction de la journée de travail.
Dans ce tout premier effort, on pouvait déjà percevoir la nature fondamentale des soviets : l’unification des intérêts économiques et politiques de la classe ouvrière, et comme il unifiait les travailleurs sur une base de classe plutôt que sur une base corporatiste, il tendait inévitablement à devenir de plus en plus politique avec le temps, ce qui conduisait à une confrontation entre le pouvoir établi de la bourgeoisie et le pouvoir naissant du prolétariat. Le fait que la question de la milice ouvrière ait été centrale dans la vie du soviet d’Ivanonvo-Voznesensk n’était pas dû à la menace militaire immédiate qu’elle posait, mais parce qu’elle soulevait la question du pouvoir de classe.
Cette tendance à la création de pouvoirs concurrents parcourt le récit de Trotsky sur 1905 et s’est posée explicitement en 1917 avec la situation de double pouvoir : "Si l’Etat est l’organisation d’une suprématie de classe et si la révolution est un remplacement de la classe dominante, le passage du pouvoir des mains de l’une aux mains de l’autre doit nécessairement créer des antagonismes dans la situation de l’Etat, avant tout sous forme d’un dualisme de pouvoirs. Le rapport des forces de classe n’est pas une grandeur mathématique qui se prête a un calcul a priori. Lorsque le vieux régime a perdu son équilibre, un nouveau rapport de forces ne peut s’établir qu’en résultat de leur vérification réciproque dans la lutte. Et c’est là la révolution." (25) La situation de double pouvoir n’a pas été atteinte en 1905, mais la question était posée depuis le début : "Le soviet, depuis l’heure où il fut institué jusqu’à celle de sa perte, resta sous la puissante pression de l’élément révolutionnaire qui, sans s’embarrasser de vaines considérations, devança le travail de l’intelligence politique.
Chacune des démarches de la représentation ouvrière était prédéterminée, la "tactique" à suivre s’imposait d’une manière évidente. On n’avait pas à examiner les méthodes de lutte, on avait à peine le temps de les formuler…" (26)
C’est la qualité essentielle du soviet et ce qui le distingue des syndicats. Les syndicats sont une arme de lutte du prolétariat au sein du capitalisme, les soviets sont une arme dans sa lutte contre le capitalisme pour son renversement. A la base, ils ne sont pas opposés, du fait que tous deux surgissent des conditions objectives de la lutte de classe de leur époque et qu’ils sont en continuité puisqu’ils se battent tous les deux pour les intérêts de la classe ouvrière ; mais ils deviennent opposés quand la forme syndicale continue à exister après que son contenu de classe – son rôle dans l’organisation de la classe et dans le développement de sa conscience – ait été transféré dans les soviets. En 1905, cette opposition n’avait pas encore fait son apparition ; les soviets et les syndicats pouvaient coexister et, à un certain point, se renforcer mutuellement, mais elle existait implicitement dans la façon dont les soviets passaient par dessus la tête des syndicats.
Les grèves de masse qui se développèrent en octobre 1905 conduisirent à la création de beaucoup d'autres soviets, avec le soviet de Saint-Pétersbourg à la tête. Au total, 40 à 50 soviets ont été identifiés ainsi que quelques soviets de soldats et de paysans. Anweiler insiste sur leur origines disparates : "Leur naissance se fit ou bien sous forme médiatisée, dans le cadre d’organismes de type ancien – comités de grève ou assemblées de députés, par exemple – ou bien sous forme immédiate, à l’initiative des organisations locales du Parti social-démocrate, appelées en ce cas à exercer une influence décisive sur le soviet. Les limites entre le comité de grève pur et simple et le conseil des députés ouvriers vraiment digne de ce nom étaient souvent des plus floues, et ce ne fut que dans les principaux centres de la révolution et de la classe laborieuse tels que (Saint-Petersbourg mis à part) Moscou, Odessa, Novorossiisk et le bassin du Donetz, que les conseils revêtirent une forme d’organisation nettement tranchée." (27) Dans leur nouveauté, ils suivaient inévitablement les flux et reflux de la marée révolutionnaire : "La force du soviet résidait dans l’état d’esprit révolutionnaire, la volonté de combat des masses, face au manque d’assurance du régime impérial. En ces "Jours de la Liberté", les masses ouvrières, exaltées, répondaient avec empressement aux appels de l’organe qu’elles avaient elles-mêmes élu ; dès que la tension vint à se relâcher et que la lassitude et la déception lui succédèrent, les soviets perdirent de leur influence et de leur autorité. " (28)
Les soviets et la grève de masse surgirent à partir des conditions d’existence objectives de la classe ouvrière exactement comme les syndicats l’avaient fait avant eux : " Le conseil des députés ouvriers fut formé pour répondre à un besoin pratique, suscité par les conjonctures d’alors : il fallait avoir une organisation jouissant d’une autorité indiscutable, libre de toute tradition, qui grouperait du premier coup les multitudes disséminées et dépourvues de liaison ; cette organisation devait être un confluent pour tous les courants révolutionnaires à l’intérieur du prolétariat ; elle devait être capable d’initiative et se contrôler elle-même d’une manière automatique ; l’essentiel enfin, c’était de pouvoir la faire surgir dans les vingt quatre heures." (29)
C’est pourquoi dans le siècle qui a suivi 1905, la forme soviet, en tant que tendance ou comme réalité, est réapparue à certains moments quand la classe ouvrière prenait l’offensive : "Le mouvement en Pologne, par son caractère massif, par sa rapidité, son extension au delà des catégories et des régions, confirme non seulement la nécessité mais la possibilité d’une généralisation et d’une auto-organisation de la lutte" (30) "L’habituel emploi massif et systématique du mensonge par les autorités de même que le contrôle totalitaire exercé par l'Etat sur chaque aspect de la vie sociale a poussé les ouvriers polonais à faire faire à l'auto-organisation de la classe d'immenses progrès par rapport à ce que nous avions connu jusqu'ici". (31)
North, 14/06/05
(La suite de cet article paraîtra dans le prochain numéro de la Revue internationale et sera consultable prochainement sur notre site Internet. Elle traitera en particulier des questions suivantes :
- C’est le soviet des députés ouvriers de Saint Petersburg qui constitue le point culminant de la révolution de 1905 ; il illustre au plus haut point les caractéristiques de cette arme de la lutte révolutionnaire qu’est le soviet : une expression de la lutte elle-même, en vue de la développer massivement, en regroupant l’ensemble de la classe ;
- La pratique révolutionnaire de la classe ouvrière a clarifié la question syndicale bien avant qu’elle ne soit comprise théoriquement. Lorsqu’en 1905 des syndicats se créaient, ils tendaient à déborder le cadre de leur fonction car ils étaient entraînés dans le flot révolutionnaire. Après 1905, ils déclinèrent rapidement et, en 1917, c’est dans les soviets que la classe ouvrière s’est organisée pour engager le combat contre le capital.
- La thèse selon laquelle la révolution de 1905 était le produit de l’arriération de la Russie est une idée fausse qui continue encore aujourd’hui d’avoir un certain poids. A l'encontre d'une telle idée, tant Lénine que Trotsky ont mis en évidence à quel point le capitalisme s’était développé dans ce pays.)
1) Rosa Luxemburg, Grève de masse, partis et syndicats.
2) Léon Trotsky : 1905.
3) Voir à ce sujet notre brochure "La décadence du capitalisme".
4) The International Working class Movement, Progress Publishers, Moscow 1976.
5) Revue internationale 118 : "Ce qu’est le syndicalisme révolutionnaire" ; Revue internationale n° 120 : "L’anarcho-syndicalisme confronté à un changement d’époque : la CGT jusqu’en 1914".
6) Rosa Luxemburg : Grève de masse, partis et syndicats.
7) Voir Lénine, "Le développement du capitalisme en Russie", Appendice II.
8) Ibid, Appendice III
9) Henry Reichamn, Railways and revolution, Russia, 1905. University of California Press, 1987.
10) Lénine, "La chute de Port Arthur", Oeuvres complètes.
11) Lénine, "Journées révolutionnaires", Œuvres complètes.
12) David Floyd, La Russie en révolte.
13) Lénine, "Le Premier Mai", Œuvres complètes.
14) Un travail plus récent relativise cette vision, en mettant en avant qu’il est évident que "probablement cela indique que… Plevhe ne semblait pas avoir d’objection à ce que la Russie parte en guerre avec le Japon, sur la base de l’idée qu’un conflit militaire détournerait les masses des préoccupations politiques". (Ascher, The révolution of 1905.)
15) Le frère de Lénine faisait partie d’un groupe qui s’inspirait de la Volonté du Peuple. Il fut pendu en 1887 après une tentative d’assassinat du tsar Alexandre III.
16) Edward Crankshaw, The shadow of the Winter Palace.
17) Teodor Shanin : 1905-07. Revolution as a moment of truth.
18) Lénine, Que faire.
19) Ibid.
20) C’était le nom donné aux unités combattantes individuelles. Trotsky les décrit collectivement comme les "druzhinniki".
21) Trotsky, 1905.
22) Voir Dynamite, de Louis Adamic, Rebel Press, 1984.
23) Les conseils ouvriers.
24) Trotsky, 1905.
25) Trotsky, Histoire de la révolution Russe.
26) Trotsky, 1905.
27) Les conseils ouvriers.
28) Ibid
29) Trotsky, Ibid
30) Revue internationale n° 23 : "Les grèves de masse en Pologne 1980 : le prolétariat ouvre une nouvelle brèche".
31) Revue internationale n° 24 : "La dimension internationale des luttes ouvrières en Pologne".
Au printemps dernier, le CCI a tenu son 16e congrès. "Le Congrès international est 1'organe souverain du CCI", comme il est écrit dans nos statuts. (1) C'est pour cela que, comme toujours à la suite de ce type d’échéances, il est de notre responsabilité face à la classe ouvrière d’en rendre compte et d’en dégager les principales orientations.
Dans l'article que nous avons publié à la suite de notre précédent congrès, nous écrivions : "Le 15e congrès revêtait pour notre organisation une importance toute particulière ; pour deux raisons essentielles.
D'une part, nous avons connu depuis le précédent congrès, qui s'est tenu au printemps 2001, une aggravation très importante de la situation internationale, sur le plan de la crise économique et surtout sur le plan des tensions impérialistes. Plus précisément, le congrès s'est déroulé alors que la guerre faisait rage en Irak et il était de la responsabilité de notre organisation de préciser ses analyses afin d'être en mesure d'intervenir de la façon la plus appropriée possible face à cette situation et aux enjeux que représente pour la classe ouvrière cette nouvelle plongée du capitalisme dans la barbarie guerrière.
D'autre part, ce congrès se tenait alors que le CCI avait traversé la crise la plus dangereuse de son histoire. Même si cette crise avait été surmontée, il appartenait à notre organisation de tirer le maximum d'enseignements des difficultés qu'elle avait rencontrées, sur leur origine et les moyens de les affronter." (Revue internationalen° 114, "15e congrès du CCI : Renforcer l’organisation face aux enjeux de la période")
Les travaux du 16e congrès avaient une tout autre tonalité : ils ont placé au centre de leurs préoccupations l’examen de la reprise des combats de la classe ouvrière et des responsabilités que cette reprise implique pour notre organisation, notamment face au développement d’une nouvelle génération d’éléments qui se tournent vers une perspective politique révolutionnaire.
Évidemment, la barbarie guerrière continue de se déchaîner dans un monde capitaliste confronté à une crise économique insurmontable et des rapports spécifiques sur les conflits impérialistes et la crise ont été présentés, discutés et adoptés au congrès. L'essentiel de ces rapports est repris dans la résolution sur la situation internationale que nous publions ci-dessous.
Comme il est rappelé dans cette résolution, le CCI analyse la période historique actuelle comme la phase ultime de la décadence du capitalisme, la phase de décomposition de la société bourgeoise, celle de son pourrissement sur pied. Comme nous l'avons mis en avant à de nombreuses reprises, cette décomposition provient du fait que, face à l'effondrement historique irrémédiable de l’économie capitaliste, aucune des deux classes antagoniques de la société, bourgeoisie et prolétariat, ne parvient à imposer sa propre réponse : la guerre mondiale pour la première, la révolution communiste pour la seconde. Ces conditions historiques déterminent les caractéristiques essentielles de la vie de la société bourgeoise actuelle. En particulier, c’est dans le cadre de cette analyse de la décomposition qu’on peut pleinement comprendre la permanence et l’aggravation de tout une série de calamités qui accablent aujourd’hui l’humanité, en premier lieu la barbarie guerrière, mais aussi des phénomènes comme la destruction inéluctable de l’environnement ou les terribles conséquences des "catastrophes naturelles" tel le tsunami de l’hiver dernier. Ces conditions historiques liées à la décomposition pèsent aussi lourdement sur le prolétariat ainsi que sur ses organisations révolutionnaires et sont une des causes majeures des difficultés rencontrées tant par notre classe que par notre organisation depuis le début des années 90, comme nous l’avons souvent mis en avant dans nos précédents articles : "Les différents éléments qui constituent la force du prolétariat se heurtent directement aux différentes facettes de cette décomposition idéologique :
En particulier, la crise du CCI évoquée plus haut ne pouvait se comprendre que dans le cadre de cette analyse de la décomposition qui permet notamment d’expliquer comment des militants de longue date de notre organisation, ceux qui ont constitué la prétendue "Fraction interne du CCI" (FICCI), ont commencé à se comporter comme des fanatiques hystériques à la recherche de boucs émissaires, comme des voyous et finalement comme des mouchards. (2)
Le 15e congrès avait constaté que le CCI avait surmonté sa crise de 2001, en particulier parce qu’il avait compris comment elle constituait une manifestation en notre sein des effets délétères de la décomposition. En même temps, il avait constaté les difficultés que continuait de rencontrer la classe ouvrière dans ses luttes contre les attaques capitalistes, en particulier son manque de confiance en elle-même.
Cependant, depuis ce congrès, tenu au début du printemps 2003, et comme l’avait souligné la réunion plénière de l’organe central du CCI à l’automne de cette même année : "Les mobilisations à grande échelle du printemps 2003 en France et en Autriche représentent un tournant dans la lutte de classe depuis 1989. Elles sont un premier pas significatif dans la récupération de la combativité ouvrière après la plus longue période de reflux depuis 1968." (Revue Internationale n° 119)
Un tel tournant dans la lutte de classe n’avait pas été une surprise pour le CCI puisque son 15e congrès en annonçait la perspective. Dans l’article de présentation de ce congrès, nous écrivions, en effet :
"Le CCI a déjà, et à de nombreuses reprises, mis en évidence que la décomposition de la société capitaliste pèse d'un poids négatif sur la conscience du prolétariat. De même, dès l'automne 1989, il a souligné que l'effondrement des régimes staliniens allait provoquer des "difficultés accrues pour le prolétariat" (titre d'un article de la Revue internationale n° 60). Depuis, l'évolution de la lutte de classe n'a fait que confirmer cette prévision.
Face à cette situation, le congrès a réaffirmé que la classe conserve toutes ses potentialités pour parvenir à assumer sa responsabilité historique. Il est vrai qu’elle est encore aujourd’hui dans une situation de recul important de sa conscience, suite aux campagnes bourgeoises assimilant marxisme et communisme à stalinisme et établissant une continuité entre Lénine et Staline. De même, la situation présente se caractérise par une perte de confiance marquée des prolétaires en leur propre force et dans leur capacité de mener même des luttes défensives contre les attaques de leurs exploiteurs, pouvant les conduire à perdre de vue leur identité de classe. Et il faut noter que cette tendance à une perte de confiance dans la classe s'exprime même dans les organisations révolutionnaires, notamment sous la forme de poussées subites d'euphorie face à des mouvements comme celui en Argentine à la fin 2001 (présenté comme une formidable poussée prolétarienne alors qu'il était englué dans l'interclassisme). Mais une vision matérialiste, historique, à long terme, nous enseigne, comme le disent Marx et Engels qu'il ne s'agit pas de considérer "ce que tel ou tel prolétaire, ou même le prolétariat tout entier imagine momentanément comme but. Seul importe ce qu'il est et ce qu'il sera historiquement contraint de faire conformément à cet être." (La Sainte Famille). Une telle vision nous montre notamment que, face aux coups très forts de la crise du capitalisme, qui se traduisent par des attaques de plus en plus féroces, la classe réagit et réagira nécessairement en développant son combat."
Ainsi, c’est bien la méthode marxiste qui a permis à notre organisation de ne pas tomber dans le scepticisme, voire la démoralisation, lorsque, pendant plus d’une décennie, le prolétariat mondial a dû subir dans sa combativité et sa conscience les contrecoups de l’effondrement des régimes qui avaient été présentés par tous les secteurs de la classe bourgeoise comme "socialistes" ou "ouvriers". C’est cette même méthode marxiste, qui insiste sur la nécessité de se tenir en permanence en éveil face aux situations nouvelles, qui nous a permis d’affirmer que la longue période de recul de la classe ouvrière, suite à sa défaite idéologique de 1989, était parvenue à son terme. C’est ce que confirme la résolution sur la situation internationale adoptée par le 16e congrès :
"En dépit de toutes ses difficultés, la période de recul n’a en aucune manière signifié "la fin de la lutte de classe". Les années 1990 ont été entrecoupées d’un certain nombre de mouvements qui montraient que le prolétariat avait encore des réserves de combativité intactes (par exemple, en 1992 et en 1997). Cependant, aucun de ces mouvements n’a représenté un réel changement au niveau de la conscience. D’où l’importance des mouvements plus récents qui, quoique n’ayant pas l’impact spectaculaire et "grand soir" comme celui de 1968 en France, représentent néanmoins un tournant dans le rapport de force entre les classes. Les luttes de 2003-2005 ont présenté les caractéristiques suivantes :
Cette évolution des luttes du prolétariat a permis notamment de donner toute leur signification aux campagnes sur "l’altermondialisme" promues par de nombreux secteurs bourgeois depuis le début du 21e siècle, et qui se sont concrétisées notamment par la tenue de "forums sociaux" européens et mondiaux hautement médiatisés. La classe capitaliste avait conscience que le recul qu’elle avait réussi à imposer à son ennemi mortel, grâce aux campagnes sur la "mort du communisme", la "fin de la lutte de classe", voire la "disparition de la classe ouvrière", ne serait pas définitif et qu’il était nécessaire de promouvoir d’autres thèmes afin de prendre les devants face au réveil inévitable des luttes et de la conscience du prolétariat.
Cependant, ces campagnes bourgeoises ne visaient pas seulement les grandes masses ouvrières. Elles avaient aussi pour objectif d’embrigader et de dévoyer dans une impasse les éléments plus politisés qui se tournaient vers la perspective d’une autre société débarrassée des calamités qu’engendre le capitalisme. En effet, la résolution adoptée par le 16e congrès constate que les différentes manifestations du tournant dans le rapport de forces entre les classes "ont été accompagnées par le surgissement d'une nouvelle génération d'éléments en recherche de clarté politique. Cette nouvelle génération s'est manifestée à la fois dans le nouveau flux d'éléments ouvertement politisés et dans les nouvelles couches d'ouvriers qui entrent en lutte pour la première fois. Comme cela a pu être mis en évidence dans certaines importantes manifestations, il est en train de se forger le socle pour l'unité entre la nouvelle génération et la "génération de 68" – à la fois la minorité politique qui a reconstruit le mouvement communiste dans les années 60 et 70 et les couches plus larges d'ouvriers qui ont vécu la riche expérience des luttes de classe entre 68 et 89."
L’autre préoccupation essentielle du 16e congrès a donc été de hisser notre organisation à la hauteur de sa responsabilité face au surgissement de ces nouveaux éléments qui s’orientent vers les positions de classe de la Gauche communiste. C’est ce que manifeste notamment la Résolution d’activités adoptée par le congrès :
"Le combat pour gagner la nouvelle génération aux positions de classe et au militantisme est aujourd’hui au cœur de toutes nos activités. Cela ne s’applique pas seulement à notre intervention, mais à l’ensemble de notre réflexion politique, de nos discussions et de nos préoccupations militantes. (…)
Le travail actuel de regroupement des forces révolutionnaires est d’abord et avant tout celui du renforcement politique, géographique et numérique du CCI. La poursuite dans la croissance des sections a déjà commencé, l’ouverture vers cette perspective de ces sections qui, pendant de nombreuses années, n’ont pas été capables de gagner ou d’intégrer de nouveaux membres, la réalisation d’une véritable section territoriale en Inde, la préparation des bases d’une section en Argentine, sont au centre de cette perspective."
Ce travail de regroupement des nouvelles forces militantes passe notamment par leur défense contre toutes les tentatives pour les détruire ou les conduire dans des impasses. Et cette défense ne peut être menée à bien que si le CCI sait lui-même se défendre contre les attaques dont il est l’objet. Le précédent congrès avait déjà constaté que notre organisation avait été capable de repousser les attaques iniques de la FICCI, les empêchant d’aboutir au but déclaré de celle-ci : détruire le CCI, ou au moins le plus grand nombre possible de ses sections. En octobre 2004, la FICCI a mené une nouvelle offensive contre notre organisation en s’appuyant sur les prises de position calomnieuses d’un "Circulo de Comunistas Internacionalistas" basé en Argentine qui se présentait comme le continuateur du "Nucleo Comunista Internacional" (NCI) avec qui le CCI avait développé des discussions et des contacts depuis la fin 2003. Lamentablement, le BIPR a apporté sa contribution à cette manœuvre honteuse en publiant en plusieurs langues et en conservant plusieurs mois sur son site Internet une de ces déclarations parmi les plus mensongères et hystériques contre notre organisation. En réagissant rapidement par des documents publiés sur notre site Internet, nous avons repoussé cette attaque en réduisant au silence nos agresseurs. Le "Circulo" a été démasqué pour ce qu’il était : une fiction inventée par le citoyen B., un aventurier au petit pied de l’hémisphère austral, d'une intelligence médiocre mais d'un culot phénoménal et d'une prétention sans limites : son site Internet qui a affiché une activité frénétique pendant les trois premières semaines d'octobre 2004, présente depuis le 23 de ce même mois un encéphalogramme désespérément plat. La FICCI, après avoir tenté pendant plusieurs mois de croire (ou tenté de faire croire) à la réalité du "Circulo", ne dit plus rien à ce sujet. Quant au BIPR, il a retiré de son site le communiqué de B., mais en silence et en refusant de publier la mise au point du véritable NCI sur les agissements de B.
Car le combat contre cette offensive de la "triple alliance" de l’aventurisme (B.), du parasitisme (FICCI) et de l’opportunisme (BIPR) était aussi un combat pour le défense du NCI comme un effort d’un petit noyau de camarades pour développer une compréhension des positions de la Gauche communiste en lien avec le CCI. (3)
"La défense du NCI face aux attaques conjointes du "Circulo", de la "FICCI" et du BIPR montre la voie à tout le CCI pour le développement de l’organisation. Cette défense s’est basée sur :
Face à ce travail en direction des éléments en recherche, le CCI se doit de mettre en œuvre une politique déterminée d’intervention. Mais il doit également apporter toute son attention à la profondeur de l’argumentation mise en avant dans les discussions et à la question du comportement politique :
"Dans la poursuite de cet effort, nous devons en particulier viser à :
Par ailleurs, le surgissement des nouvelles forces communistes doit être un puissant aiguillon stimulant la réflexion et les énergies, non seulement des militants mais aussi des éléments qui avaient été affectés par le recul de la classe ouvrière à partir de 1989 :
"Les effets des développements historiques contemporains sur les couches les plus politisées de la classe sont extrêmement profonds. Ils n’ont fait que commencer leur travail de réveil de la conscience d’une nouvelle génération, pour qui l’impasse du capitalisme est une réalité dans laquelle ces éléments sont nés, mais ceux-ci manquent de formation politique ou d’expérience de la lutte de classe. Ils vont réveiller ceux qui, dans les années 1980 ou 90, sous l’effet des premiers impacts de la décomposition, demeuraient sceptiques envers la politique prolétarienne. Ces effets vont repolitiser une partie de la génération de 1968, originellement dévoyés et empoisonnés par le gauchisme. Ils ont déjà commencé à réactiver d’anciens militants, non seulement du CCI, mais aussi d’autres organisations prolétariennes. Chacune des manifestations de cette fermentation représente un potentiel précieux de réappropriation de l’identité de classe, de l’expérience de lutte, et de la perspective historique du prolétariat. Mais ces différents potentiels ne peuvent se réaliser que s’ils sont rassemblés par une organisation représentant la conscience historique, la méthode marxiste et l’approche organisationnelle qu’aujourd’hui, seul le CCI peut offrir. Cela rend le développement constant et à long terme des capacités théoriques, la compréhension militante et la centralisation de l’organisation cruciaux pour la perspective historique."
En effet, le congrès a souligné toute l’importance du travail théorique dans la situation présente : "L’organisation ne peut satisfaire ses responsabilités ni envers les minorités révolutionnaires, ni envers la classe comme un tout, que si elle est capable de comprendre le processus préparant le futur parti dans le contexte plus large de l’évolution générale de la lutte de classe. La capacité du CCI à analyser le changement de rapport de forces entre les classes, et à intervenir dans les luttes et envers la réflexion politique dans la classe, a une importance à long terme pour l’évolution de la lutte de classe. Mais déjà actuellement, à court terme, elle est cruciale pour la conquête de notre rôle dirigeant envers la nouvelle génération politisée. Le fait que le CCI ait été capable de rapidement reconnaître la fin proche d’un long recul de la combativité, et surtout de la conscience du prolétariat après 1989, est une première preuve du nécessaire renouveau thérico-politique. Ces deux dernières années, nous avons aussi commencé à adapter notre intervention aux conditions présentes, à la réalité de la réflexion souterraine, à l’énormité des enjeux, au niveau politique peu élevé dans la classe, et aux grandes difficultés dans le développement des luttes immédiates. L’organisation doit continuer cette réflexion théorique, tirant un maximum de leçons concrètes de son intervention, dépassant les schémas du passé."
En même temps, cette réflexion doit prendre chair de façon efficace dans notre propagande et, pour ce faire, il est nécessaire pour l’organisation d’apporter une attention soutenue aux principal moyen de diffusion de ses positions, sa presse : "L’évolution de la situation mondiale pose des exigences nouvelles et plus élevées sur la qualité de notre presse et sa distribution. Via Internet, l’organisation a ouvert une dimension quantitativement et qualitativement nouvelle de son intervention par voie de presse. Pendant le récent combat contre l’alliance entre l’opportunisme et le parasitisme, et grâce à ce moyen, le CCI a – pour la première fois depuis l’époque d’une presse révolutionnaire quotidienne - développé une intervention où la capacité de répondre immédiatement aux événements devenait décisive. De même, la rapidité avec laquelle l’organisation a pu publier, sur son site en allemand, ses tracts et analyses sur la lutte des ouvriers chez Mercedes et Opel, montre la voie. L’utilisation croissante de notre presse pour organiser et synthétiser des débats, pour faire des propositions et lancer des initiatives en direction des éléments en recherche, souligne son importance croissante comme instrument privilégié du regroupement, du développement politique et numérique de l’organisation."
Enfin, le congrès a apporté une attention toute particulière à la question sur laquelle se conclut la plate-forme de notre organisation : "Les rapports qui se nouent entre les différentes parties et différents militants de l'organisation portent nécessairement les stigmates de la société capitaliste et, ne peuvent donc constituer un îlot de rapports communistes au sein de celle-ci. Néanmoins, ils ne peuvent être en contradiction flagrante avec le but poursuivi par les révolutionnaires et ils s'appuient nécessairement sur une solidarité et une confiance mutuelle qui sont une des marques de l'appartenance de l'organisation à la classe porteuse du communisme."
C’est ainsi que la Résolution d'activités souligne que : "La fraternité, la solidarité et le sens de la communauté font partie des instruments les plus importants de la construction de l'organisation, de la capacité à gagner de nouveaux militants et à préserver la conviction militante."
Et une telle exigence, comme toutes les autres auxquelles doit faire face une organisation marxiste, passe par une réflexion théorique : "Dans la mesure où les questions d'organisation et de comportement sont aujourd'hui au cœur des débats à l'intérieur et à l'extérieur de l'organisation, un axe central de notre travail théorique dans les deux années à venir sera la discussion des différents textes d'orientation (…) en particulier le texte sur l'éthique. Ces questions nous mènent aux racines des récentes crises organisationnelles, touchant aux bases fondamentales de notre engagement militant, et sont des questions centrales de la révolution à l'époque de la décomposition. Elles sont donc appelées à jouer un rôle central dans le renouveau de la conviction militante et dans le regain du goût pour la théorie et pour la méthode marxiste qui traite chaque question avec une approche historique et théorique."
Nous avons publié dans les n° 111 et 112 de la Revue internationale l'essentiel d'un texte d'orientation adopté par notre organisation sur "La confiance et la Solidarité et dans la lutte du prolétariat" qui avait donné lieu à une discussion en profondeur au sein du CCI. Aujourd'hui, suite notamment à l'adoption par les membres de la "FICCI" de comportements en totale rupture avec les fondements de la morale prolétarienne, nous avons décidé d'approfondir cette question autour d'un nouveau texte d'orientation traitant de l'éthique du prolétariat, texte dont nous publierons ultérieurement la mouture finale. C'est dans cette perspective que le 16e congrès, comme c'est le cas de la plupart des congrès du CCI, a consacré une partie de son ordre du jour à une question théorique générale en faisant le point des discussions sur l'éthique.
Les congrès du CCI sont toujours des moments d'enthousiasme pour l'ensemble de ses membres. Comment pourrait-il en être autrement lorsque des militants venus de trois continents et de douze pays, animés par les mêmes convictions, se retrouvent pour discuter ensemble des perspectives du mouvement historique du prolétariat. Mais le 16e congrès fut encore plus enthousiasmant que la plupart des précédents.
Pendant près de la moitié de ses trente années d'existence (voir à ce sujet l'article à paraître dans le prochain numéro de la Revue), le CCI a vécu alors que le prolétariat connaissait un recul de sa conscience, une asphyxie de ses luttes et un tarissement des nouvelles forces militantes. Pendant plus d'une décennie, un des mots d'ordre centraux de notre organisation a été "tenir". C'était une épreuve difficile et un certain nombre de ses "vieux" militants n'y ont pas résisté (notamment ceux qui ont constitué la FICCI et ceux qui ont abandonné le combat au moment des crises que nous avons connues au cours de cette période).
Aujourd'hui, alors que la perspective s'éclaircit, nous pouvons dire que le CCI, comme un tout, a surmonté cette épreuve. Et il en sort renforcé. Un renforcement politique, comme peuvent en juger les lecteurs de notre presse (dont nos recevons un nombre croissant de lettres d'encouragement). Mais aussi un renforcement numérique puisque, dès à présent, les nouvelles adhésions sont plus nombreuses que les défections que nous avons connues avec la crise de 2001. Et ce qui est remarquable, c'est qu'un nombre significatif de ces adhésions est le fait d'éléments jeunes, qui n'ont pas eu à subir et à surmonter les déformations provoquées par le militantisme dans les organisations gauchistes. Des éléments jeunes dont le dynamisme et l'enthousiasme remplace au centuple les "forces militantes" fatiguées et usées qui nous ont quittés.
Cet enthousiasme des militants qui ont participé au congrès ne pouvait trouver de meilleur interprète que les camarades qui ont prononcé le discours d'ouverture et le discours de conclusion. C'était deux jeunes camarades de la nouvelle génération, et qui n'étaient même pas encore membres du CCI lors du précédent congrès. Et la décision de leur confier cette tâche difficile ne correspondait pas à un "jeunisme" démagogique : tous les délégués ont salué la qualité et la profondeur de leur intervention.
Cet enthousiasme qui était présent lors du 16e congrès était lucide. Il n'avait rien à voir avec l'euphorie illusoire qui avait traversé d'autres congrès de notre organisation (euphorie qui souvent était plus particulièrement le fait de ceux qui nous ont quittés depuis). Le CCI, après 30 ans d'existence, a appris (4), quelquefois dans la douleur, que le chemin qui conduit à la révolution n'est pas une autoroute, qu'il est sinueux, plein d'embûches, semé de pièges que la classe dominante tend à son ennemi mortel, la classe ouvrière, pour la détourner de son but historique. Les membres de notre organisation savent bien aujourd'hui que militer n'est pas une chose facile ; qu'il faut non seulement une solide conviction, mais beaucoup d'abnégation, de ténacité et de patience. Cependant, il font leur cette phrase de Marx dans une lettre à J. P. Becker : "J'ai toujours constaté que toutes les natures vraiment bien trempées, une fois qu'elles se sont engagées sur la voie révolutionnaire, puisent constamment de nouvelles forces dans la défaite, et deviennent de plus en plus résolues à mesure que le fleuve de l'histoire les emporte plus loin".
La conscience de la difficulté de notre tâche n'est pas pour nous décourager. Au contraire, c'est un facteur supplémentaire de notre enthousiasme.
A l'heure qu'il est, le nombre de participants à nos réunion publiques connaît une augmentation sensible alors que des courriers en nombre croissant nous parviennent de Grèce, de Russie, de Moldavie, du Portugal, du Brésil, d'Argentine, d'Algérie, du Sénégal, d'Iran, de Corée pour poser directement leur candidature à notre organisation, pour proposer d'engager des discussions ou simplement demander des publications, mais toujours avec une perspective militante. Tous ces éléments nous permettent d'espérer le développement de la présence des positions communistes dans les pays où le CCI n'a pas encore de section, voire la création de nouvelles sections dans ces pays. Nous saluons ces camarades qui se tournent vers les positions communistes et vers notre organisation. Nous leurs disons : "Vous avez fait le bon choix, le seul possible si vous avez la perspective de vous intégrer dans le combat pour la révolution prolétarienne. Mais ce n'est pas le choix de la facilité : vous ne connaîtrez pas des succès rapides, il faudra de la patience et de la ténacité et ne pas être rebutés lorsque les résultats obtenus ne seront pas à la hauteur de vos espérances. Mais vous ne serez pas seuls : les militants actuels du CCI seront à vos côtés et ils sont conscients de la responsabilité que votre démarche représente pour eux. Leur volonté, qui s'est exprimée au 16e congrès, est d'être à la hauteur de cette responsabilité."
CCI
(1) Ce n'est nullement une "originalité du CCI" mais bien une tradition du mouvement ouvrier. Il faut cependant noter que cette tradition a été abandonnée par le courant "bordiguiste" (au nom du rejet du "démocratisme") et qu'elle est bien peu vivante dans le Partito comunista internazionalista (Battaglia comunista), principale composante du Bureau international pour le Parti révolutionnaire (BIPR), qui, en soixante années d'existence, n'a tenu que sept congrès.
(2) A propos de la crise du CCI et des agissements de la FICCI, voir notamment nos articles "Des menaces de mort contre les militants du CCI", "Les réunions publiques du CCI interdites aux mouchards", "Les méthodes policières de la FICCI" (respectivement dans les n° 354, 338 et 330 de Révolution Internationale)" ainsi que "Conférence extraordinaire du CCI : Le combat pour la défense des principes organisationnels" in Revue internationale n° 110. L’article de présentation du 15e congrès du CCI dans la Revue internationale n° 114 revient également de façon développée sur cette question : "Mais pour être à la hauteur de leur responsabilité, il faut encore que les organisations révolutionnaires soient en mesure de faire face, non seulement aux attaques directes que la classe dominante tente de leur porter, mais aussi à toute la pénétration en leur sein du poison idéologique que celle-ci diffuse dans l'ensemble de la société. En particulier, il est de leur devoir de combattre les effets les plus délétères de la décomposition qui, de la même façon qu'ils affectent la conscience de l'ensemble du prolétariat, pèsent également sur les cerveaux de leurs militants, détruisant leurs convictions et leur volonté d'œuvrer à la tâche révolutionnaire. C'est justement une telle attaque de l'idéologie bourgeoise favorisée par la décomposition que le CCI a dû affronter au cours de la dernière période et c'est la volonté de défendre la capacité de l'organisation à assumer ses responsabilités qui a été au centre des discussions du congrès sur les activités du CCI."
(3) Voir à ce sujet notre article "Le Núcleo Comunista Internacional : Un effort de prise de conscience du prolétariat en Argentine", Revue internationale n° 120.
(4) Ou plutôt réappris, car c'est un enseignement dont étaient bien conscientes les organisations communistes du passé, et particulièrement la Fraction italienne de la Gauche communiste dont se réclame le CCI.
1. En 1916, dans le chapitre introductif de la brochure de Junius, Rosa Luxemburg donnait la signification historique de la Première Guerre mondiale :
"Friedrich Engels a dit un jour : "la société bourgeoise est placée devant un dilemme : ou bien passage au socialisme ou rechute dans la barbarie". Mais que signifie donc une "rechute dans la barbarie" au degré de civilisation que nous connaissons en Europe aujourd’hui ? Jusqu’ici nous avons lu ces paroles sans y réfléchir et nous les avons répétées sans en pressentir la terrible gravité. Jetons un coup d’œil autour de nous en ce moment même, et nous comprendrons ce que signifie une rechute de la société bourgeoise dans la barbarie. Le triomphe de l’impérialisme aboutit à l’anéantissement de la civilisation – sporadiquement pendant la durée d’une guerre moderne et définitivement si la période des guerres mondiales qui débute maintenant devait se poursuivre sans entraves jusque dans ses dernières conséquences. C’est exactement ce que Friedrich Engels avait prédit, une génération avant nous voici quarante ans. Nous sommes placés aujourd’hui devant ce choix : ou bien triomphe de l’impérialisme et décadence de toute civilisation, avec pour conséquence, comme dans la Rome antique, le dépeuplement, la désolation, la dégénérescence, un grand cimetière ; ou bien victoire du socialisme, c’est-à-dire de la lutte consciente du prolétariat international contre l’impérialisme et contre sa méthode d’action : la guerre. C’est là un dilemme de l’histoire du monde, un "ou bien – ou bien" encore indécis dont les plateaux balancent devant la décision du prolétariat conscient. Le prolétariat doit jeter résolument dans la balance le glaive de son combat révolutionnaire : l’avenir de la civilisation et de l’humanité en dépend."
2. Presque 90 ans plus tard, le rapport du laboratoire de l’histoire sociale confirme la clarté et la précision du diagnostic de Rosa Luxembourg. Celle-ci montrait que le conflit qui avait commencé en 1914 avait ouvert une "période de guerres illimitées" qui, si on les laissait sans réponse, conduiraient à la destruction de la civilisation.
Vingt ans seulement après que la rébellion espérée du prolétariat ait mis fin à la Première Guerre mondiale, mais sans mettre un terme au capitalisme, une Seconde Guerre mondiale impérialiste dépassait de loin la première en profondeur et en extension de la barbarie, avec pour caractéristique non seulement l’extermination industrielle d’hommes sur les champs de bataille mais d’abord et surtout le génocide de peuples entiers, le massacre de civils, que ce soit dans les camps de la mort d’Auschwitz ou de Treblinka ou sous les tapis de bombes qui n’ont laissé que des ruines de Coventry, Hambourg et Dresde à Hiroshima et Nagasaki.
L’histoire de la période 1914-1945 à elle seule suffit à confirmer que le système capitaliste était entré de façon irréversible dans une époque de déclin, qu’il était devenu un obstacle fondamental aux besoins de l’humanité.
3. Contrairement à ce qu’affirme la propagande bourgeoise, les 60 années qui ont suivi 1945 n’ont en aucune manière invalidé cette conclusion – comme si le capitalisme pouvait être dans un déclin historique pour une décennie et miraculeusement se redresser la décennie suivante. Même avant que la deuxième boucherie impérialiste ne se termine, de nouveaux blocs militaires commençaient à manœuvrer pour contrôler la planète ; les Etats-Unis ont même délibérément retardé la fin de la guerre contre le Japon, non pas pour épargner la vie de leurs troupes, mais pour faire un étalage spectaculaire de leur puissance militaire effroyable en rayant de la carte Hiroshima et Nagasaki – une démonstration qui visait avant tout, non pas le Japon battu, mais le nouvel ennemi russe. Mais en très peu de temps, les deux nouveaux blocs s’étaient équipés d’armes non seulement capables de détruire la civilisation mais de faire disparaître toute vie sur la planète. Pendant les 50 ans qui ont suivi, l’humanité a vécu à l’ombre de l'Equilibre de la Terreur (en anglais Mutual Assured Destruction - MAD). Dans les régions sous-développées du monde, des millions de gens avaient faim mais la machine de guerre des grandes puissances impérialistes se nourrissait de toutes les ressources du travail humain et de ses découvertes qu’exigeait son insatiable appétit ; d'autres millions de personnes sont mortes dans les "guerres de libération nationale" à travers lesquelles les superpuissances faisaient assaut de rivalités meurtrières en Corée, au Viêt-Nam, sur le sous-continent indien, en Afrique et au Moyen-Orient.
4. L'Equilibre de la Terreur était la principale raison avancée par la bourgeoisie pour expliquer qu'un troisième et probablement dernier holocauste impérialiste ait été épargné au monde : nous devions donc apprendre à aimer la bombe. En réalité, une troisième guerre mondiale ne pouvait avoir lieu :
- Dans un premier temps parce qu'il était nécessaire que les blocs impérialistes nouvellement formés s'organisent et conditionnent, au moyen de thèmes idéologiques nouveaux, les populations en vue de leur mobilisation contre un nouvel ennemi ; de plus, le boom économique lié à la reconsruction (financée par le plan Marshall) des économies détruites durant la Seconde Guerre mondiale a permis une certaine accalmie des tensions impérialistes.
- Dans un second temps, à la fin des années 60, quand le boom économique lié à la reconstruction est arrivé à sa fin, le capitalisme ne faisait plus face à un prolétariat battu comme cela avait été le cas dans la crise des années 30, mais à une nouvelle génération d’ouvriers prêts à défendre leurs intérêts de classe contre les exigences de leurs exploiteurs. Dans le capitalisme décadent, la guerre mondiale requiert la mobilisation active et entière du prolétariat : les vagues internationales de grèves ouvrières qui ont débuté avec la grève générale en France de mai 68 ont montré que les conditions d’une telle mobilisation n’existaient pas pendant les années 70 et 80.
5. L’issue finale de la longue rivalité entre le bloc russe et le bloc américain n’a donc pas été la guerre mondiale mais l’effondrement du bloc russe. Incapable de concurrencer économiquement la puissance américaine beaucoup plus avancée, incapable de réformer ses institutions politiques rigides, militairement encerclé par son rival, et – comme l’ont démontré les grèves de masse en Pologne en 1980 – incapable d’enrôler le prolétariat derrière sa marche à la guerre, le bloc impérialiste russe implosait en 1989. Ce triomphe de l’Occident fut immédiatement salué comme étant l’aube d’une nouvelle période de paix mondiale et de prospérité ; non moins immédiatement, les conflits impérialistes mondiaux prirent une nouvelle forme puisque l’unité du bloc occidental cédait la place à de féroces rivalités entre ses composantes antérieures, et l'Allemagne réunifiée posait sa candidature à être la puissance mondiale majeure capable de rivaliser avec les Etats-Unis. Dans cette nouvelle période de conflits impérialistes, cependant, la guerre mondiale était encore moins à l’ordre du jour de l’histoire parce que :
- la formation de nouveaux blocs militaires a été retardée par les divisions internes entre les puissances qui devraient être logiquement les membres d’un nouveau bloc face aux Etats-Unis, en particulier, entre les plus importantes puissances européennes, l’Allemagne, la France et la Grande-Bretagne. La Grande-Bretagne n'a pas abandonné sa politique traditionnelle visant à s'assurer qu'aucune puissance majeure ne domine l'Europe alors que la France continue d'avoir de très bonnes raisons historiques de mettre des limites à sa subordination éventuelle à l'Allemagne. Avec la rupture de l'ancienne discipline liée aux deux blocs, la tendance qui prévaut dans les rapports internationaux est au "chacun pour soi" :
- la supériorité militaire écrasante des Etats-Unis, en particulier comparée à celle de l’Allemagne, rend impossible aux rivaux de l’Amérique tout affrontement direct ;
- le prolétariat n’est pas défait ; bien que la période qui se soit ouverte avec l’effondrement du bloc de l’Est ait plongé le prolétariat dans un désarroi considérable (en particulier, les campagnes sur "la mort du communisme" et la "fin de la lutte de classe"), la classe ouvrière des grandes puissances capitalistes n’est pas encore prête à se sacrifier dans un nouveau carnage mondial.
En conséquence, les principaux conflits militaires de la période depuis 1989 ont en grande partie pris la forme de "guerres détournées". La principale caractéristique de ces guerres est que la puissance mondiale dominante a tenté de résister au défi croissant à son autorité en s’engageant dans des démonstrations de force spectaculaires contre des puissances de quatrième ordre ; ce fut le cas avec la Première Guerre du Golfe en 1991, avec le bombardement de la Serbie en 1999, et avec les "guerres contre le terrorisme" en Afghanistan et en Irak qui ont suivi l’attaque des Twin Towers en 2001. En même temps, ces guerres ont de plus en plus révélé une stratégie globale précise de la part des Etats-Unis : arriver à une domination totale sur le Moyen-Orient et sur l’Asie Centrale, et encercler ainsi militairement tous ses principaux rivaux (Europe et Russie), en les privant de débouchés et rendant possible la fermeture de toute source d’énergie pour eux.
Le monde post-1989 a aussi vu une explosion de conflits régionaux et locaux – tantôt subordonnés à ce grand dessein des Etats-Unis, tantôt s’opposant à lui – qui ont répandu la mort et la destruction sur des continents entiers. Ces conflits ont fait des millions de morts, d'handicapés et de sans abris dans tout une série de pays africains comme le Congo, le Soudan, la Somalie, le Libéria, la Sierra Leone et, maintenant, ils menacent de plonger des pays du Moyen-Orient et de l'Asie Centrale dans des guerres civiles permanentes. Dans ce processus, le phénomène croissant du terrorisme, qui est souvent le produit de l'action de fractions de la bourgeoisie qui ne sont plus contrôlées par aucun Etat en particulier, constitue un élément supplémentaire d'instabilité et ramène ces conflits meurtriers au cœur même du capitalisme (11 septembre, attentats de Madrid).
6. Ainsi, même si la guerre mondiale ne constitue pas la menace concrète pour l’humanité qu’elle a été pendant la plus grande partie du 20e siècle, l’alternative socialisme ou barbarie reste tout aussi urgente qu’elle l’était auparavant. D’une certaine façon, elle est plus urgente parce que la guerre mondiale exige la mobilisation active de la classe ouvrière, alors que cette dernière est aujourd’hui face au danger d’être progressivement et insidieusement enlisée par une sorte de barbarie rampante :
- la prolifération des guerres locales et régionales pourrait dévaster des régions entières de la planète, rendant ainsi impossible au prolétariat de ces régions de contribuer à la guerre de classe. Ceci concerne très clairement les rivalités très dangereuses existant entre les deux grandes puissances militaires sur le continent indien. Ce n’en est pas moins le cas de la spirale d'aventures militaires menées par les Etats-Unis. Malgré les intentions de ces derniers de créer un nouvel ordre mondial sous leurs auspices bienveillants, chacune de ces aventures a aggravé l’héritage de chaos et d'antagonismes de même qu'elle a approfondi et aggravé la crise historique du leadership américain. L’Irak aujourd’hui nous en fournit une preuve éclatante. Sans même plus prétendre reconstruire l’Irak, les Etats-Unis sont conduits à exercer de nouvelles menaces contre la Syrie et l’Iran. Cette perspective n'est pas démentie par les tentatives récentes de la diplomatie américaine d'établir des contacts avec l'Europe sur la question de la Syrie, de l'Iran et de l'Irak. Au contraire, la crise actuelle au Liban est une preuve claire que les États-unis ne peuvent pas retarder leurs efforts en vue d'obtenir la maîtrise complète du Moyen-Orient, objectif qui ne peut qu'exacerber fortement les tensions impérialistes en général dès lors qu'aucune puissance rivale majeure des Etat-Unis ne peut se permettre de leur laisser le terrain libre dans cette région vitale au niveau stratégique. Cette perspective est aussi confirmée par les interventions toujours plus ouvertes contre l'influence russe dans les pays de l'ancienne URSS (Géorgie, Ukraine, Kirghizstan), et par les désaccords importants qui sont apparus sur la question des ventes d'armes à la Chine. Au moment même où la Chine affirme ses ambitions impérialistes grandissantes en menaçant militairement Taiwan et en attisant les tensions avec le Japon, la France et l'Allemagne ont été en première ligne de la tentative de remettre en question l'embargo sur les ventes d'armes à la Chine qui avait été décrété après le massacre de Tien An Men en 1989.
- la période actuelle est marquée par la philosophie du "chacun pour soi", non seulement au niveau des rivalités impérialistes, mais aussi au cœur même de la société. L’accélération de l’atomisation sociale et de tous les poisons idéologiques qui en dérivent (gangstérisation, fuite dans le suicide, irrationalité et désespoir) porte en elle la menace de saper de façon permanente de la capacité de la classe ouvrière à retrouver son identité de classe et donc la seule perspective possible d’un monde différent, fondé non pas sur la désintégration sociale mais sur une réelle communauté et sur la solidarité.
- à la menace d’une guerre impérialiste, le maintien du mode de production capitaliste désormais périmé a ajouté une nouvelle menace, elle aussi capable de détruire la possibilité d’une nouvelle société humaine : la menace grandissante qui pèse sur l’environnement planétaire. Alors qu’elle a été alertée par une série de conférences scientifiques, la bourgeoisie se montre totalement incapable de prendre même le minimum de mesures exigées pour réduire l’effet de serre. Le tsunami du Sud-Est asiatique a démontré que la bourgeoisie n’a même pas la volonté de lever le petit doigt pour ne pas faire subir à l'espèce humaine la puissance dévastatrice et incontrôlée de la nature ; les conséquences du réchauffement global en seront largement plus dévastatrices et étendues. De plus, les pires aspects de ces conséquences paraissant encore éloignés, il est extrêmement difficile pour le prolétariat de voir en elles un motif de lutter contre le système capitaliste aujourd’hui.
7. Pour toutes ces raisons, les marxistes ont raison, non seulement de conclure que la perspective de socialisme ou barbarie est aussi valable aujourd’hui qu’elle l’était en 1916, mais aussi de dire que la profondeur croissante de la barbarie aujourd’hui pourrait saper les bases futures du socialisme. Ils ont raison de conclure que non seulement le capitalisme est depuis longtemps une formation sociale dépassée historiquement, mais aussi d’en conclure que la période de déclin qui a commencé de façon définitive avec la Première Guerre mondiale est entrée dans sa phase finale, la phase de décomposition. Ce n’est pas la décomposition d’un organisme déjà mort ; le capitalisme pourrit, se gangrène sur pied. Il traverse une longue et douloureuse agonie, et ses convulsions mortelles menacent d’entraîner vers la mort l’ensemble de l’humanité.
8. La classe capitaliste n’a pas de futur à offrir à l’humanité. Elle été condamnée par l’histoire. C’est pour cette raison précisément qu’elle doit déployer toutes ses ressources pour cacher et nier ce jugement, pour discréditer les prévisions marxistes selon lesquelles le capitalisme, comme les modes de production antérieurs, était voué à entrer en décadence et à disparaître. La classe capitaliste a donc sécrété une série d’anticorps idéologiques, ayant tous pour but de réfuter cette conclusion fondamentale de la méthode du matérialisme historique :
- même avant que l’époque de déclin ne se soit définitivement ouverte, l’aile révisionniste de la social-démocratie a commencé à contester la vision "catastrophiste" de Marx et à mettre en avant que le capitalisme pouvait continuer indéfiniment, et qu’en conséquence, le socialisme serait atteint, non pas par la violence révolutionnaire, mais à travers un processus de changements pacifiques et démocratiques ;
- dans les années 20, les taux de croissance industrielle chancelants aux Etats-Unis ont conduit un "génie" tel que Calvin Coolidge à proclamer le triomphe du capitalisme à la veille même du grand crash de 29 ;
- pendant la période de reconstruction après la Deuxième Guerre mondiale, des bourgeois comme Macmillan disaient aux ouvriers "vous n’avez jamais été aussi bien", les sociologues faisaient des théories sur la "société de consommation" et "l’embourgeoisement de la classe ouvrière", pendant que des radicaux comme Marcuse cherchaient de "nouvelles avant-gardes" pour remplacer les prolétaires apathiques ;
- depuis 1989, nous avons eu une réelle crise de surproduction de nouvelles théories qui avaient pour but d’expliquer comment tout est différent aujourd’hui et à quel point les idées de Marx ont été invalidées : "la fin de l’histoire", "la mort du communisme", "la disparition de la classe ouvrière", la mondialisation, la révolution des microprocesseurs, l’économie Internet, l’apparition de nouveaux géants économiques en Orient, les derniers étant l’Inde et la Chine… Ces idées ont une telle force de persuasion qu’elles ont profondément infecté tout une nouvelle génération qui se posait des questions sur ce que l’avenir du capitalisme réservait à la planète et, ce qui est plus alarmant encore, ont été reprises dans un emballage marxiste par des éléments de la Gauche communiste elle-même.
En résumé, le marxisme doit mener une bataille permanente contre ceux qui sautent sur le moindre signe de vie dans le système capitaliste pour proclamer que ce dernier a un brillant avenir. Mais après avoir, à chaque fois, maintenu une vision historique et à long terme face à ces capitulations devant les apparences immédiates, il a été aidé dans cette bataille par les grands à-coups du mouvement historique :
- "l’optimisme" béat des révisionnistes s’est effondré sous le coup des événements réellement catastrophiques de 1914-1918 et de la réponse révolutionnaire de la classe ouvrière que ces derniers ont provoquée.
- Calvin Coolidge et Compagnie ont été réduits au silence par la crise économique la plus profonde de l’histoire du capitalisme qui a débouché sur le désastre absolu de la Deuxième Guerre mondiale impérialiste ;
- ceux qui déclaraient que la crise économique était une chose du passé ont été démentis par la réapparition de la crise à la fin des années 1960 ; la reprise internationale des luttes ouvrières en réponse à cette crise rendait difficile le maintien de la fiction d’une classe ouvrière embourgeoisée.
La prolifération de théories sur "le nouveau capitalisme", la "société post-industrielle" et tout le reste connaît le même sort. Un grand nombre d’éléments clef de cette idéologie ont déjà été démasqués par l’avancée implacable de la crise : les espoirs placés dans les économies des Tigres et des Dragons ont été brisés par la dégringolade soudaine de ces pays en 1997 ; la révolution dot.com, Internet, s’est avérée être un mirage presqu’aussitôt annoncée ; les "nouvelles industries" bâties autour de l’informatique et des communications se sont montrées tout aussi vulnérables face à la récession que les "vieilles industries" telles que celles de l’acier et des chantiers navals. Bien que déclarée morte en de nombreuses occasions, la classe ouvrière continue à redresser la tête, comme par exemple dans les mouvements en Autriche et en France en 2003 et dans les luttes en Espagne, Grande-Bretagne et Allemagne en 2004.
9. Ce serait toutefois une erreur de sous-estimer la puissance de ces idéologies dans la période actuelle parce que, comme toute mystification, elles sont basées sur une série de vérités partielles, par exemple :
- confronté à la crise de surproduction et aux lois impitoyables de la concurrence, le capitalisme a créé, dans les dernières décennies, au sein des principaux centres de son système, d’énormes déserts industriels et projeté des millions d’ouvriers soit dans le chômage permanent, soit dans des emplois improductifs mal payés dans le secteur des "services" ; pour la même raison, il a délocalisé quantité d’emplois industriels dans des régions à bas salaire du "tiers-monde". Beaucoup de secteurs traditionnels de la classe ouvrière industrielle ont été décimés dans ce processus, ce qui a aggravé les difficultés du prolétariat ;
- le développement de nouvelles technologies a rendu possible d’accroître à la fois le taux d’exploitation et la vitesse de circulation des capitaux et des marchandises à l’échelle mondiale ;
- le recul de la lutte de classe pendant les deux dernières décennies a fait qu’il est difficile pour une nouvelle génération de concevoir la classe ouvrière comme unique acteur du changement social ;
- la classe capitaliste a démontré une capacité remarquable à gérer la crise du système en manipulant et même en trichant avec ses propres lois de fonctionnement.
D’autres exemples peuvent être donnés. Mais aucun d’eux ne remet en question la sénilité fondamentale du système capitaliste.
10. La décadence du capitalisme n’a jamais signifié un effondrement soudain et brutal du système, comme certains éléments de la Gauche allemande la présentaient dans les années 1920, ni un arrêt total du développement des forces productives, comme le pensait à tort Trotsky dans les années 30. Comme le faisait remarquer Marx, la bourgeoisie devient intelligente en temps de crise et elle a appris de ses erreurs. Les années 1920 ont constitué la dernière période où la bourgeoisie a cru réellement qu’elle pouvait revenir au libéralisme du "laisser-faire" du 19e siècle ; ceci pour la simple raison que la Guerre mondiale, tout en étant, en dernière instance, un résultat des contradictions économiques du système, a éclaté avant que ces contradictions aient pu se manifester au niveau "purement" économique. La crise de 1929 a donc été la première crise économique mondiale de la période de décadence. Mais, pour en avoir fait l’expérience, la bourgeoisie a reconnu la nécessité d’un changement fondamental. Malgré des prétentions idéologiques déclarant le contraire, aucune fraction sérieuse de la bourgeoisie ne remettra jamais en question la nécessité pour l’Etat d’exercer le contrôle général de l’économie ; la nécessité d’abandonner toute notion "d’équilibre des comptes" au profit de dépenses déficitaires et de tricheries de toutes sortes ; la nécessité de maintenir un énorme secteur d’armements au centre de toute l'activité économique. Pour la même raison, le capitalisme s'est donné tous les moyens pour éviter l’autarcie économique des années 30. Malgré des pressions croissantes poussant à la guerre commerciale et à l’éclatement des organismes internationaux hérités de la période des blocs, la majorité de ceux-ci ont survécu car les principales puissances capitalistes ont compris la nécessité de mettre certaines limites à la concurrence économique effrénée entre capitaux nationaux.
Le capitalisme s’est donc maintenu en vie grâce à l’intervention consciente de la bourgeoisie, qui ne peut plus se permettre de s’en remettre à la main invisible du marché. C’est vrai que les solutions deviennent aussi des parties du problème :
- le recours à l’endettement accumule clairement des problèmes énormes pour le futur,
- la boursouflure de l’Etat et du secteur de l'armement génère des pressions inflationnistes effroyables.
Depuis les années 1970, ces problèmes ont engendré différentes politiques économiques, mettant alternativement l'accent sur le "Keynesianisme" ou le "néo-libéralisme", mais comme aucune politique ne peut s’attaquer aux causes réelles de la crise, aucune démarche ne pourra arriver à la victoire finale. Ce qui est remarquable, c’est la détermination de la bourgeoisie à maintenir à tout prix son économie en marche et sa capacité à freiner la tendance à l’effondrement à travers un endettement gigantesque. A cet égard, au cours des années 1990, l’économie américaine a montré la voie ; et maintenant que même cette "croissance" artificielle commence à faiblir, c’est au tour de la bourgeoisie chinoise d’étonner le monde : quand on considère l’incapacité de l’URSS et des Etats staliniens de l’Europe de l’Est à s’adapter politiquement à la nécessité de "réformes" économiques, la bureaucratie chinoise (figure de proue du "boom" actuel) a réussi le tour de force stupéfiant de se maintenir en vie. Certains critiques vis-à-vis de la notion de décadence du capitalisme ont même présenté ce phénomène comme la preuve que le système a encore la capacité de se développer et de s'assurer une croissance réelle.
En réalité, le "boom" chinois actuel ne remet en aucune façon en question le déclin général de l’économie capitaliste mondiale. Contrairement à la période ascendante du capitalisme :
- la croissance industrielle actuelle de la Chine ne fait pas partie d’un processus global d’expansion ; au contraire, elle a comme corollaire direct la désindustrialisation et la stagnation des économies les plus avancées qui ont délocalisé en Chine à la recherche de coûts de travail moins chers ;
- la classe ouvrière chinoise n’a pas en perspective une amélioration régulière de ses conditions de vie, mais on peut prévoir qu’elle subira de plus en plus d’attaques contre ses conditions de vie et de travail et une paupérisation accrue d’énormes secteurs du prolétariat et de la paysannerie en dehors des principales zones de croissance ;
- la croissance frénétique ne contribuera pas à une expansion globale du marché mondial mais à un approfondissement de la crise mondiale de surproduction : étant donnée la consommation restreinte des masses chinoises, le gros des produits chinois est dirigé vers l’exportation dans les pays capitalistes les plus développés ;
- l’irrationalité fondamentale de l’envolée de l'économie chinoise est mise en lumière par les terribles niveaux de pollution qu’elle a engendrés – c'est une claire manifestation du fait que l’environnement planétaire ne peut être qu’altéré par la pression subie par chaque pays pour qu’il exploite ses ressources naturelles jusqu’à la limite absolue pour être compétitif sur le marché mondial ;
- à l'image du système dans son ensemble, la totalité de la croissance de la Chine est basée sur des dettes qu’elle ne pourra jamais compenser par une réelle extension sur le marché mondial.
D’ailleurs, la fragilité de toutes ces bouffées de croissance est reconnue par la classe dominante elle-même, qui est de plus en plus alarmée par la bulle chinoise – non parce qu’elle serait contrariée par les niveaux d’exploitation terrifiants sur laquelle elle est basée, loin de là, ces niveaux féroces sont précisément ce qui rend la Chine si attrayante pour les investissements – mais parce que l’économie mondiale est devenue trop dépendante du marché chinois et que les conséquences d’un effondrement de la Chine deviennent trop horribles à envisager, non seulement pour la Chine – qui serait replongée dans l’anarchie violente des années 30 – mais pour l’économie mondiale dans son ensemble.
11. Loin de démentir la réalité de la décadence, la croissance économique du capitalisme d’aujourd’hui la confirme. Cette croissance n’a rien à voir avec les cycles de croissance au 19e siècle, basés sur une réelle expansion dans des domaines périphériques de la production, sur la conquête de marchés extra-capitalistes. Il est vrai que l’entrée dans la décadence s’est produite bien avant que ces marchés se soient épuisés et que le capitalisme a continué à faire le meilleur usage possible de ces aires économiques restantes en tant que débouché pour sa production : la croissance de la Russie pendant les années 30 et l’intégration des économies paysannes qui subsistaient pendant la période de reconstruction après la guerre en sont des exemples. Mais la tendance dominante, et de loin, dans l’époque de décadence, est l’utilisation d’un marché artificiel, basé sur l’endettement.
Il est maintenant ouvertement admis que la "consommation" frénétique des deux dernières décennies s’est entièrement faite sur la base d’un endettement des ménages qui a atteint des proportions qui donnent le vertige : mille milliards de livres sterling en Grande-Bretagne, 25 % du produit national brut en Amérique, alors que les gouvernements non seulement encouragent un tel endettement mais pratiquent la même politique à une échelle encore plus grande.
12. Dans un autre sens aussi la croissance économique capitaliste aujourd’hui est ce que Marx appelait "la croissance en déclin" (Grundrisse) : elle est le principal facteur de la destruction de l’environnement global. Les niveaux incontrôlables de pollution en Chine, l’énorme contribution que font les Etats-Unis au développement des gaz à effet de serre, l’exploitation frénétique des forêts tropicales restantes… plus le capitalisme s’engage dans la "croissance", plus il doit admettre qu’il n’a pas la moindre solution à la crise écologique qui ne peut être résolue qu’en produisant sur de nouvelles bases, "un plan pour la vie de l’espèce humaine" (Bordiga) en harmonie avec son environnement naturel.
13. Que ce soit sous forme de "boom" ou de "récession", la réalité sous-jacente est la même : le capitalisme ne peut plus se régénérer spontanément. Il n’y a plus de cycle naturel d’accumulation. Dans la première phase de la décadence, de 1914-1968, le cycle crise-guerre-reconstruction a remplacé le vieux cycle d’expansion et de récession : mais la GCF avait raison en 1945 quand elle disait qu’il n’y avait pas de marche automatique vers la reconstruction après la ruine de la guerre mondiale. En dernière analyse, ce qui a convaincu la bourgeoisie américaine de faire repartir les économies européennes et japonaises avec le Plan Marshall, c’était le besoin d’annexer ces zones dans sa sphère d’influence impérialiste et de les empêcher de tomber sous la coupe du bloc rival. Ainsi, le "boom" économique le plus grand du XXe siècle a été fondamentalement le résultat de la compétition inter-impérialiste.
14. Dans la décadence, les contradictions économiques poussent le capitalisme à la guerre, mais la guerre ne résout pas ces contradictions. Au contraire, elle les approfondit. En tout cas, le cycle crise-guerre- reconstruction est terminé et la crise aujourd’hui, dans l’incapacité de déboucher sur la guerre mondiale, est le facteur primordial de la décomposition du système. Elle continue donc à pousser le système vers son autodestruction.
15. L’argument selon lequel le capitalisme est un système décadent a souvent été critiqué parce qu’il contiendrait une vision fataliste – l’idée d’un effondrement automatique et d’un renversement spontané par la classe ouvrière, qui supprimerait donc tout besoin de l’intervention d’un parti révolutionnaire. En fait, la bourgeoisie a montré qu’elle ne permettra pas à son système de s’effondrer économiquement. Néanmoins, laissé à sa dynamique propre, le capitalisme se détruira à travers les guerres et d'autres désastres. En ce sens, il est vraiment "voué" à disparaître. Mais il n'y a aucune certitude su le fait que la réponse du prolétariat saura être à la hauteur de cet enjeu. Ce n'est pas "une fatalité" inscrite à l'avance dans l'histoire. Comme l’écrivait, en 1916, Rosa Luxemburg dans le chapitre introductif de la Brochure de Junius :
"Dans l’histoire, le socialisme est le premier mouvement populaire qui se fixe comme but, et qui soit chargé par l’histoire, de donner à l’action sociale des hommes un sens conscient, d’introduire dans l’histoire une pensée méthodique et, par là, une volonté libre. Voilà pourquoi Friedrich Engels dit que la victoire définitive du prolétariat socialiste constitue un bond qui fait passer l’humanité du règne animal au règne de la liberté. Mais ce "bond" lui-même n’est pas étranger aux lois d’airain de l’histoire, il est lié aux milliers d’échelons précédents de l’évolution, une évolution douloureuse et bien trop lente. Et ce bond ne saurait être accompli si, de l’ensemble des prémisses matérielles accumulées par l’évolution, ne jaillit pas l’étincelle de la volonté consciente de la grande masse populaire. La victoire du socialisme ne tombera pas du ciel comme un fatum, cette victoire ne peut être remportée que grâce à une longue série d’affrontements entre les forces anciennes et les forces nouvelles, affrontements au cours desquels le prolétariat international fait son apprentissage sous la direction de la social-démocratie et tente de prendre en main son propre destin, de s’emparer du gouvernail de la vie sociale. Lui qui était le jouet passif de son histoire, il tente d’en devenir le pilote lucide."
Le communisme est donc la première société dans laquelle l’humanité aura la maîtrise consciente de sa puissance productive. Et comme dans la lutte prolétarienne, but et moyens ne peuvent être séparés, le mouvement vers le communisme ne peut être que le "mouvement conscient de l’immense majorité" (Manifeste Communiste) : l’approfondissement et l’extension de la conscience de classe sont la mesure indispensable du progrès vers la révolution et du dépassement final du capitalisme. Ce processus est nécessairement extrêmement difficile, inégal et hétérogène parce qu’il est l’émanation d’une classe exploitée qui n’a aucun pouvoir économique dans la vieille société et qui est constamment soumise à la domination et aux manipulations idéologiques de la classe dominante. En aucune manière, il ne peut être garanti d’avance : au contraire, il est tout à fait possile que le prolétariat, confronté à l’immensité sans précédent de la tâche à accomplir, ne parvienne pas à s’élever au niveau de sa responsabilité historique, avec toutes les terribles conséquences que cela comportait pour l’humanité.
16. Le plus haut point atteint jusqu’à présent par la conscience de classe a été l’insurrection d’Octobre 1917. Le fait a été nié avec acharnement par l’historiographie de la bourgeoisie et de ses pâles reflets anarchistes et autres idéologies du même acabit, pour lesquels Octobre 1917 n’était qu’un putsch des bolcheviks assoiffés de pouvoir ; mais Octobre a représenté la reconnaissance fondamentale par le prolétariat qu’il n’y avait pas d’autre issue pour l’humanité dans son ensemble que de faire la révolution dans tous les pays. Néanmoins, cette compréhension ne s’est pas suffisamment enracinée en profondeur et en étendue dans le prolétariat ; la vague révolutionnaire a échoué parce que les ouvriers du monde, principalement ceux d’Europe, étaient incapables de développer une compréhension politique globale qui leur aurait permis de répondre de façon adéquate aux tâches imposées par la nouvelle époque de guerres et de révolution ouverte en 1914. La conséquence en a été, à la fin des années 1920, le recul le plus long et le plus profond que la classe ouvrière ait connu dans son histoire : pas tant au niveau de la combativité, car les années 1930 et 1940 ont connu ponctuellement des explosions de combativité de classe, mais surtout au niveau de la conscience, puisque, au niveau politique, la classe ouvrière s’est activement ralliée aux programmes anti-fascistes de la bourgeoisie, comme en Espagne en 1936-39 et en France en 1936, ou à la défense de la démocratie et de la "patrie" stalinienne pendant la Seconde Guerre mondiale. Ce profond recul dans sa conscience s’est exprimé dans la quasi-disparition des minorités révolutionnaires dans les années 1950.
17. Le ressurgissement historique des luttes en 1968 a de nouveau remis à l’ordre du jour la perspective à long terme de la révolution prolétarienne, mais ce n’était explicite et conscient que chez une petite minorité de la classe, ce qui s’est reflété dans la renaissance du mouvement révolutionnaire à l’échelle internationale. Les vagues de luttes entre 1968 et 1989 ont vu des avancées importantes au niveau de la conscience, mais elles tendaient à se situer au niveau du combat immédiat (questions de l’extension, d’organisation, etc.). Leur point le plus faible était le manque de profondeur politique, reflétant en partie l’hostilité vis-à-vis de la politique qui était une conséquence de la contre-révolution stalinienne. Au niveau politique, la bourgeoisie a été largement capable d’imposer ses propres échéances, d’abord en offrant la perspective d’un changement par l'arrivée de la gauche au pouvoir (1970) et en donnant à la gauche dans l’opposition la tâche de saboter les luttes de l’intérieur (années 1980). Bien que les vagues de luttes de 1968 à 1989 aient été capables de barrer la marche à la guerre mondiale, leur incapacité à prendre une dimension historique, politique, a déterminé le passage à la phase de décomposition. L’événement historique qui a marqué ce passage – l’effondrement du bloc de l’Est – a été à la fois la conséquence de la décomposition et un facteur de son aggravation. Ainsi les changements dramatiques intervenus à la fin des années 1980 ont été à la fois un produit des difficultés politiques du prolétariat et, comme elles ont donné lieu à tout un barrage par la propagande sur la mort du communisme et de la lutte de classe, un élément clef qui a conduit à un recul grave dans la conscience dans la classe, à un point tel que le prolétariat a même perdu de vue son identité de classe fondamentale. La bourgeoisie a donc été capable de déclarer sa victoire finale sur la classe ouvrière et celle-ci jusqu’à présent n’a pas été capable de répondre avec une force suffisante pour démentir cette affirmation.
18. En dépit de toutes ces difficultés, la période de recul n’a en aucune manière signifié "la fin de la lutte de classe". Les années 1990 ont été entrecoupées d’un certain nombre de mouvements qui montraient que le prolétariat avait encore des réserves de combativité intactes (par exemple, en 1992 et en 1997). Cependant, aucun de ces mouvements n’a représenté un réel changement au niveau de la conscience. D’où l’importance des mouvements plus récents qui, quoique n’ayant pas l’impact spectaculaire et "grand soir" comme celui de 1968 en France, représentent néanmoins un tournant dans le rapport de force entre les classes. Les luttes de 2003-2005 ont présenté les caractéristiques suivantes :
- elles ont impliqué des secteurs significatifs de la classe ouvrière dans des pays du cœur du capitalisme mondial (comme en France en 2003) ;
- elles manifestaient un souci pour des questions plus explicitement politiques ; en particulier la question des retraites pose le problème du futur que la société capitaliste réserve à tous ;
- elles ont vu la réapparition de l’Allemagne comme point central pour les luttes ouvrières pour la première fois depuis la vague révolutionnaire ;
- la question de la solidarité de classe a été posée de manière plus large et plus explicite qu'à n'importe quel moment des luttes des années 1980, en particulier dans les mouvements récents en Allemagne ;
- elles ont été accompagnées par le surgissement d'une nouvelle génération d'éléments en recherche de clarté politique. Cette nouvelle génération s'est manifestée à la fois dans le nouveau flux d'éléments ouvertement politisés et dans les nouvelles couches d'ouvriers qui entrent en lutte pour la première fois. Comme cela a pu être mis en évidence dans certaines manifestations importantes, il est en train de se forger le socle pour l'unité entre la nouvelle génération et la "génération de 68" – à la fois la minorité politique qui a reconstruit le mouvement communiste dans les années 1960 et 1970 et les couches plus larges d'ouvriers qui ont vécu la riche expérience des luttes de classe entre 1968 et 1989.
19. Contrairement à la perception propre à l’empirisme qui ne voit que la surface de la réalité et reste aveugle à ses tendances sous-jacentes les plus profondes, la maturation souterraine de la conscience n'a pas été éliminée par le recul général de la conscience depuis 1989. C'est une caractéristique de ce processus qu'il ne se manifeste au début que chez une minorité, mais l'élargissement de cette minorité est l'expression de l'avancée et du développement d'un phénomène plus ample au sein de la classe. Déjà, après 1989, nous avions vu une petite minorité d'éléments politisés se poser des questions sur les campagnes de la bourgeoisie sur la "mort du communisme". Cette minorité a été renforcée à présent par une nouvelle génération inquiète envers la direction dans laquelle s'oriente globalement la société bourgeoise. Au niveau le plus général, c'est l'expression du fait que le prolétariat n'est pas battu, du maintien du cours historique à des affrontements de classe massifs qui s'est ouvert en 1968. Mais à un niveau plus spécifique, le "tournant" de 2003 et le surgissement d'une nouvelle génération d'éléments en recherche, mettent en évidence que le prolétariat est au début d'une nouvelle tentative de lancer un assaut contre le système capitaliste, à la suite de l'échec de la tentative de 1968-89.
Bien qu’au niveau quotidien, le prolétariat soit confronté à la tâche apparemment élémentaire de réaffirmer son identité de classe, derrière ce problème réside la perspective d’une imbrication beaucoup plus étroite de la lutte immédiate avec la lutte politique. Les questions posées par les luttes dans la phase de décomposition seront apparemment de plus en plus "abstraites" mais en fait, ce sont des questions plus globales comme la nécessité de la solidarité de classe contre l’atomisation ambiante, le démantèlement de l’Etat-providence, l’omniprésence de la guerre, la menace qui pèse sur l’environnement planétaire – bref, la question de l'avenir que nous réserve cette société, et donc celle d’un type différent de société.
20. Au sein de ce processus de politisation, deux éléments, qui jusqu'à maintenant avaient tendu à avoir un effet inhibiteur sur la lutte de classe, sont voués à devenir de plus en plus importants en tant que stimulants pour les mouvements du futur : la question du chômage de masse et la question de la guerre.
Pendant les luttes des années 1980, quand le chômage massif devenait de plus en plus évident, ni la lutte des travailleurs actifs contre les licenciements imposés, ni la résistance des chômeurs dans la rue, n'ont atteint des niveaux significatifs. Il n'y a pas eu de mouvement de chômeurs qui ait approché le niveau atteint pendant les années 1930 aux Etats-Unis, alors que c'était une période de défaite profonde pour la classe ouvrière. Dans les récessions des années 1980, les chômeurs ont été confrontés à une atomisation terrible, surtout la jeune génération de prolétaires qui n'avait jamais eu d'expérience de travail et de combat collectifs. Même quand les travailleurs actifs ont mené des luttes à grande échelle contre les licenciements, comme dans le secteur des mines en Grande-Bretagne, l'issue négative de ces mouvements a été utilisée par la classe dominante pour renforcer les sentiments de passivité et de désespoir. Cela s'est encore exprimé récemment au travers de la réaction à la faillite des automobiles Rover en Grande-Bretagne, dans laquelle le seul "choix" présenté aux ouvriers était entre telle ou telle équipe de nouveaux patrons pour continuer à faire marcher l'entreprise. Néanmoins, étant donné le rétrécissement de la marge de manœuvre de la bourgeoisie et son incapacité croissante à fournir un minimum aux chômeurs, la question du chômage est destinée à développer un aspect beaucoup plus subversif, favorisant la solidarité entre actifs et chômeurs, et poussant la classe dans son ensemble à réfléchir plus profondément, plus activement sur la faillite du système.
On peut voir la même dynamique en ce qui concerne la question de la guerre. Au début des années 1990, les premières grandes guerres de la phase de décomposition (guerre du Golfe, guerres balkaniques) tendaient à renforcer les sentiments d'impuissance qui avaient été instillés par les campagnes autour de l'effondrement du bloc de l'Est, quand les prétextes "d'intervention humanitaire" en Afrique et dans les Balkans pouvaient encore avoir un semblant de crédibilité. Depuis 2001, et la "guerre contre le terrorisme", toutefois, la nature mensongère et hypocrite des justifications de la bourgeoisie à propos de la guerre est devenue de plus en plus évidente, même si le développement de mouvements pacifistes énormes a largement dilué le questionnement politique que cela avait provoqué. De plus, les guerres actuelles ont un impact de plus en plus direct sur la classe ouvrière même si celui-ci est surtout limité aux pays directement impliqués dans ces conflits. Aux États-Unis, cela s’exprime à travers le nombre croissant de familles affectées par la mort et les blessures des prolétaires en uniforme, mais encore plus significativement du fait du coût économique exorbitant des aventures militaires, qui a crû en proportion directe des diminutions du salaire social. Et comme il devient clair que les tendances militaristes du capitalisme ne font pas que se développer dans une spirale toujours ascendante mais que la classe dominante a de moins en moins de contrôle sur elles, les problèmes de la guerre et de son rapport avec la crise va aussi conduire à une réflexion beaucoup plus profonde, plus large, sur les enjeux de l'histoire.
21. De façon paradoxale, l'immensité de ces questions est une des principales raisons pour laquelle le retour actuel des luttes semble si limité et si peu spectaculaire en comparaison avec les mouvements qui ont marqué le resurgissement du prolétariat à la fin des années 1960. Face à de vastes problèmes comme la crise économique mondiale, la destruction de l'environnement ou la spirale du militarisme, les luttes quotidiennes défensives peuvent sembler inadaptées et impuissantes. Dans un sens, ceci reflète une réelle compréhension du fait qu'il n'y a pas de solution aux contradictions qui assaillent le capitalisme aujourd'hui. Mais alors que dans les années 1970, la bourgeoisie avait devant elle tout une panoplie de mystifications sur différents moyens d'assurer une vie meilleure, les efforts actuels de la bourgeoisie pour faire croire que nous vivons une époque de croissance et de prospérité sans précédent, ressemblent au refus désespéré d'un homme à l'agonie incapable d'admettre sa mort prochaine. La décadence du capitalisme est l'époque des révolutions sociales parce que les luttes des exploités ne peuvent plus amener une quelconque amélioration de leur condition : et pour aussi difficile que cela puisse être de passer du niveau défensif au niveau offensif de la lutte, la classe ouvrière n'aura pas d'autre choix que de faire ce saut difficile et qui fait peur. Comme tous les sauts qualitatifs, il est précédé par toutes sortes de petits pas préparatoires, depuis les grèves pour le pain jusqu'à la formation de petits groupes de discussion dans le monde entier.
22. Confrontées à la perspective de la politisation de la lutte, les organisations révolutionnaires ont un rôle unique et irremplaçable. Cependant, la conjonction des effets grandissants de la décomposition avec des faiblesses très anciennes au niveau théorique et organisationnel, et l’opportunisme dans la majorité des organisations politiques prolétariennes ont mis en évidence l’incapacité de la plupart de ces groupes à répondre aux exigences de l’histoire. Ceci s’est illustré plus clairement par la dynamique négative dans laquelle le BIPR a été happé depuis quelque temps : non seulement du fait de son incapacité totale à comprendre la signification de la nouvelle phase de décomposition, conjuguée à son abandon d’un concept théorique clef comme celui de la décadence du capitalisme, mais de façon plus désastreuse encore dans le fait qu’il se moque des principes élémentaires de solidarité et de comportement prolétariens, via son flirt avec le parasitisme et l’aventurisme. Cette régression est d'autant plus grave que maintenant existent les prémisses de la construction du parti communiste mondial. En même temps, le fait que les groupes du milieu politique prolétarien se disqualifient eux-mêmes dans le processus qui conduit à la formation du parti de classe ne fait que mettre l’accent sur le rôle crucial que le CCI est amené à jouer au sein de ce processus. Il est de plus en plus clair que le parti du futur ne sera pas le produit d'une addition "démocratique" de différents groupes du milieu, mais que le CCI constitue déjà le squelette du futur parti. Mais pour que le parti devienne chair, le CCI doit prouver qu'il est à la hauteur de la tâche imposée par le développement de la lutte de classe et l'émergence de la nouvelle génération d'éléments en recherche.
Il y a 25 ans, en mai 1980, le cycle des conférences internationales de la Gauche communiste, qui avait démarré sur l’initiative du Parti Communiste Internationaliste (PC Int, Battaglia Comunista) quelques années plus tôt, se terminait dans le désordre et la confusion, à la suite d’une motion sur le parti proposée par Battaglia Comunista et la Communist Workers' Organisation. Cette motion avait expressément comme dessein d’exclure le CCI à cause de sa position prétendument "spontanéiste" sur la question de l’organisation. Ces conférences ont été saluées par le CCI en tant qu’avancée positive pour sortir de la dispersion et des malentendus entre groupes qui avaient été la plaie du milieu prolétarien international. Elles représentent encore une expérience valable dont la nouvelle génération de révolutionnaires qui apparaît aujourd’hui peut tirer beaucoup de leçons et il est important pour cette nouvelle génération de se réapproprier les débats qui se sont déroulés dans les conférences et autour de celles-ci. Cependant, nous ne pouvons ignorer les effets négatifs qu’a eus la façon dont elles ont été interrompues. Un rapide coup d’œil sur le piteux état du milieu politique prolétarien aujourd’hui montre que nous subissons toujours les conséquences de cet échec à créer un cadre organisé pour un débat fraternel et une clarification politique parmi les groupes appartenant à la tradition de la Gauche communiste.
Suite au flirt du BIPR avec le groupuscule parasitaire autoproclamé "Fraction Interne" du CCI (FICCI) et avec l’aventurier qui se cache derrière le "Circulo de Comunistas Internacionalistas" en Argentine, les rapports entre le BIPR et le CCI n’ont jamais été aussi mauvais. Les groupes de tradition bordiguiste soit se satisfont de leur isolement sectaire dans la tour d’ivoire derrière laquelle ils se sont mis à l’abri des conférences à la fin des années 1970, soit – comme c'est le cas du Prolétaire – se sont révélés tout aussi sensibles que le BIPR aux jeux de séduction et aux flatteries de la FICCI. En tous cas, les bordiguistes ne se sont pas encore remis de la crise traumatisante qui les a frappés en 1981 et dont ils n’ont tiré que très peu de leçons concernant leurs faiblesses les plus importantes. Quant aux derniers héritiers de la gauche allemande/hollandaise, ils ont aujourd'hui perdu toute consistance. Tel est l'état des groupes de la Gauche communiste aujourd'hui, à l'heure même où une nouvelle génération d’éléments en recherche s'approche du mouvement communiste organisé en quête d'une orientation capable de répondre à ses aspirations, et au moment même où les enjeux de l’histoire n’ont jamais été aussi importants.
Quand Battaglia a pris la décision de saboter la participation du CCI aux conférences, elle a affirmé qu’elle avait "assumé la responsabilité qu’on est en droit d’attendre d’une force dirigeante sérieuse" (Réponse à l’Adresse du CCI au Milieu prolétarien de 1983). En revenant sur l’histoire de ces conférences, nous voulons montrer, entre autres choses, la responsabilité que porte ce groupe dans la désorganisation de la Gauche communiste.
Nous ne chercherons pas à faire un compte-rendu exhaustif des discussions qui ont eu lieu au sein et autour des conférences. Les lecteurs peuvent se référer à plusieurs publications qui contiennent les textes et les procès-verbaux de ces conférences, bien que celles-ci se soient raréfiées d'ailleurs (en ce sens, toutes les propositions d’aide permettant de créer des archives en ligne de ces publications sont les bienvenues). Le but de cet article vise à résumer les principaux thèmes qui ont été abordés dans ces conférences et surtout, d’examiner les principales raisons de leur échec.
La dispersion des forces de la Gauche communiste n’était pas un phénomène nouveau en 1976. La Gauche communiste trouve ses origines dans les fractions de gauche de la Deuxième internationale qui ont mené le combat contre l’opportunisme à partir de la fin du 19e siècle. Ce combat était lui-même mené en ordre dispersé.
Ainsi, quand Lénine a engagé la lutte contre l’opportunisme menchevique dans le parti russe, la première réaction de Rosa Luxemburg a consisté à se ranger du côté des Mencheviks. Quand Luxemburg a commencé à percevoir la profondeur réelle de la capitulation de Kautsky, Lénine a mis un bon moment à réaliser qu’elle avait raison. Tout cela était un produit du fait que les partis de la Seconde Internationale s’étaient formés sur une base nationale et menaient presque toute leur activité au niveau national ; l’Internationale était davantage une fédération de partis nationaux qu’un parti mondial unifié. Même si l’Internationale communiste avait pris l’engagement de dépasser ces particularités nationales, celles-ci continuaient à peser d’un poids très lourd. Il ne fait aucun doute que les fractions communistes de gauche qui commençaient à réagir contre la dégénérescence de l’IC au début des années 1920 étaient elles aussi affectées par ce poids du passé ; la Gauche, de nouveau, répondait de façon très dispersée au développement de l’opportunisme dans l’Internationale prolétarienne. L’expression la plus dangereuse et la plus dommageable de cette dispersion était le fossé qui a presque immédiatement divisé la Gauche allemande de la Gauche italienne à partir des années 1920. Bordiga a eu tendance à identifier l’insistance de la Gauche allemande sur le rôle crucial des conseils ouvriers avec "le conseillisme de fabrique" de Gramsci ; la gauche allemande, quant à elle, n’a pas vraiment réussi à voir dans la gauche italienne "léniniste" un allié possible contre la dégénérescence de l’IC.
La contre-révolution qui a frappé de plein fouet le mouvement ouvrier à la fin des années 1920 a contribué à renforcer la dispersion des forces de la Gauche, bien que la Fraction italienne ait travaillé avec acharnement à combattre cette tendance en cherchant à établir les fondements d’une discussion et d’une coopération internationales sur une base principielle. Ainsi, elle a ouvert les colonnes de sa presse aux débats avec les internationalistes hollandais, avec les groupes dissidents de l’opposition de gauche et d’autres. Cette ouverture d’esprit que montrait Bilan (organe de presse de la Fraction italienne)– parmi tant d’autres avancées programmatiques plus générales réalisées par la Fraction – a été balayée par la formation opportuniste du Parti Communiste Internationaliste en Italie à la fin de la guerre. Succombant à une bonne dose d’étroitesse d’esprit national, la majorité de la Fraction italienne s’est précipitée pour saluer la constitution du nouveau parti (en Italie seulement !), pour se dissoudre et intégrer individuellement ce dernier. Ce regroupement précipité de plusieurs forces très hétérogènes n’a pas cimenté l’unité du courant de la Gauche italienne mais a provoqué de nouvelles divisions. D’abord, en 1945, avec la fraction Française, dont la majorité s’était opposée à la dissolution de la Fraction italienne et critiquait les bases opportunistes du nouveau parti. La Fraction française a été expulsée sans ménagement de l’organisation internationale du PCI (La Gauche communiste internationale) et a formé la Gauche Communiste de France. En 1952, le PCI lui-même a subi une grande scission entre les deux ailes principales du parti – les "daménistes" autour de Battaglia Comunista et les "bordiguistes" autour de Programma Comunista, ce dernier développant en particulier une justification théorique du sectarisme le plus rigide, en se considérant comme étant le seul parti prolétarien sur toute la planète (ce qui n’a pas empêché d’autres ruptures et la co-existence de plusieurs "seul et unique" Parti communiste international dans les années 1970). Ce sectarisme a, de toute évidence, été un des tributs payés à la contre-révolution. D’un côté, c’était l’expression d’une tentative de maintenir les principes dans un environnement hostile en construisant un mur de formules "invariantes" autour de positions acquises à grand prix. De l'autre côté, l'isolement croissant des révolutionnaires vis-à-vis de l'ensemble de la classe ouvrière et leur tendance à exister dans un monde de petits groupes ne pouvait que contribuer à renforcer l’esprit de cercle et un divorce, analogue à celui des sectes, avec les besoins réels du mouvement prolétarien.
Cependant, après les 40 années de contre-révolution qui ont représenté le point culminant de la faiblesse du milieu révolutionnaire international, le climat social a commencé à changer. Le prolétariat est revenu sur la scène de l’histoire avec les grèves de mai 68, un mouvement qui a eu une dimension politique d'une immense profondeur puisqu’il posait la question de l'édification d’une nouvelle société et avait fait surgir une multitude de groupes dont la recherche de la cohérence révolutionnaire conduisait tout naturellement vers une réappropriation des traditions de la Gauche communiste. Parmi les premiers à reconnaître la nouvelle situation, il y avait les camarades de l’ancienne GCF qui avaient déjà repris une activité politique avec quelques jeunes éléments qu’ils avaient rencontrés au Venezuela, et formé le groupe Internacionalismo en 1964. Après les événements de mai 1968, des camarades d’Internacionalismo sont venus en Europe pour intervenir dans le nouveau milieu prolétarien que ce mouvement massif avait fait naître. Ces camarades, en particulier, ont encouragé les vieux groupes de la Gauche italienne, qui avaient l’avantage d’avoir une presse, une forme organisationnelle structurée, à agir en tant que centre du débat et de contact parmi les nouveaux éléments en recherche, en organisant une conférence internationale. Ils reçurent une réponse glaciale, parce que les deux ailes de la Gauche italienne ne voyaient guère dans mai 68 (et même dans l’Automne chaud en Italie) qu’une flambée d’agitation étudiante. Après plusieurs tentatives ratées de convaincre les groupes italiens d’assumer leur rôle (voir la lettre du CCI à Battaglia dans la brochure Troisième Conférence des groupes de la Gauche communiste, mai 1980, Procès-verbal), les camarades d’Internacionalismo et du groupe Révolution Internationale nouvellement formé, ont concentré leurs efforts sur le regroupement des nouveaux éléments qui s'étaient politisés grâce au ressurgissement du prolétariat sur la scène sociale. En 1968, deux groupes en France – Cahiers du Communisme de Conseils et l'Organisation Conseilliste de Clermont-Ferrand – se réunirent avec le groupe Révolution Internationale pour donner naissance au journal RI "nouvelle série" qui formait alors une tendance internationale avec Internacionalismo et Internationalism aux Etats-Unis. En 1972, Internationalism proposait un réseau international de correspondance. Une fois encore, les groupes italiens se tenaient à l’écart de ce processus mais celui-ci donnait des résultats positifs, en particulier une série de conférences en 1973-74 qui réunissait à la fois RI et quelques-uns des nouveaux groupes en Angleterre, dont l’un d’eux, World Revolution, rejoignait la tendance internationale qui allait donner le CCI en 1975 (composé alors de 6 groupes : RI en France, Internationalism aux Etats-Unis, WR en Grande-Bretagne, Internacionalismo au Venezuela, Accion Proletaria en Espagne et Rivoluzione Internazionale en Italie).
Le cycle des conférences internationales de la Gauche communiste s’est ouvert en 1976 quand Battaglia est finalement sortie de son isolement en Italie et a envoyé une proposition de réunion internationale à un certain nombre de groupes dans le monde.
La liste des groupes était la suivante :
L’introduction à la brochure "Textes et Procès-verbaux de la Conférence internationale organisée par le Parti Communiste Internationaliste (Battaglia Comunista)", note que "très rapidement, une sélection "naturelle" s’est effectuée par la dissolution d’Union Ouvrière et du RWG et par l’interruption des rapports avec Combat Communiste dont les positions politiques se sont avérées incompatibles avec les thèmes de la Conférence. Par ailleurs, les rapports avec le groupe portugais ont été interrompus à la suite d’une rencontre entre leurs représentants et un envoyé du PCInt à Lisbonne, rencontre au cours de laquelle a été constaté l’éloignement de ce groupe par rapport aux fondements du mouvement communiste. L’organisation japonaise n’a, par contre, donné aucune réponse ce qui peut laisser penser qu’ils n’ont pas reçu "l’Adresse" du PCInt."
Le groupe suédois manifesta son intérêt mais ne pouvait participer.
C’était un pas en avant important que faisait là Battaglia, une reconnaissance de l’importance fondamentale, non pas de la nécessité de "liens internationaux" (ce que revendique n’importe quel groupe gauchiste) mais du devoir internationaliste de dépasser les divisions dans le mouvement révolutionnaire mondial et de travailler en vue de sa centralisation et en définitive d’un regroupement. Le CCI a chaleureusement salué l’initiative de Battaglia comme un coup sérieux porté au sectarisme et à la dispersion ; de plus, sa décision de participer à l’initiative a eu un effet salutaire sur sa propre vie politique car aucun groupe n'était entièrement immunisé contre la funeste tendance à se considérer comme le "seul et unique" groupe révolutionnaire. A la suite de questionnements qui avaient surgis au sein du CCI sur le caractère prolétarien des groupes issus de la Gauche italienne, il s’en est suivi une discussion sur les critères de jugement de la nature de classe des organisations politiques, ce qui a donné lieu par la suite à une résolution sur les groupes politiques prolétariens adoptée au congrès international de 1977 du CCI.
Il y avait cependant nombre de faiblesses importantes dans la proposition de Battaglia et dans la conférence qu’elle a suscitée à Milan en avril/mai 1977.
D’abord, la proposition de Battaglia manquait de critères clairs pour la participation. A l’origine, la raison donnée pour l’Appel à la conférence était quelque chose qui, avec le recul, s’est pleinement confirmé, le phénomène en cours de l’adoption de "l’Eurocommunisme" par les principaux Partis communistes d’Europe occidentale. Les implications d’une discussion sur ce que Battaglia appelait la "social-démocratisation" des PC n’étaient pas claires, mais plus important encore était le fait que la proposition n’arrivait pas du tout à définir les positions de classe essentielles qui garantissaient que toute réunion internationale représenterait un rassemblement de groupes prolétariens qui exclurait l’aile gauche du capital. Le flou sur cette question n’avait rien de nouveau pour Battaglia qui, dans le passé, avait fait des appels à une réunion internationale avec la participation des trotskistes de Lutte Ouvrière. Cette fois-ci, la liste des invités incluait aussi des gauchistes radicaux tels que le groupe japonais et Combat Communiste. Le CCI a donc insisté pour que la conférence adopte un minimum de principes fondamentaux qui excluraient les gauchistes mais aussi ceux qui, même s’ils défendaient un certain nombre de positions de classe, s’opposaient à l’idée d’un parti de classe. Le but de la conférence était donc envisagé comme faisant partie d’un processus à long terme conduisant à la formation d’un nouveau parti mondial.
En même temps, les conférences se dressaient directement contre le sectarisme qui était parvenu à dominer le mouvement. Pour commencer, Battaglia semblait avoir décidé qu’elle serait le seul représentant de la Gauche "italienne" et n’avait donc invité aucun groupe bordiguiste à la conférence. Cette approche se reflétait aussi dans le fait que l’Appel n’était pas adressé au CCI en tant que tel (qui avait déjà une section en Italie) mais seulement à certaines sections territoriales du CCI. Ensuite, nous avons vu la décision subite du groupe "Pour une Intervention Communiste" de ne pas participer, alors qu’au début, il était d’accord. Dans une lettre datée du 25/4/77 il affirmait que cette réunion ne serait rien d’autre qu’un "dialogue de sourds". En troisième lieu, au cours même de la réunion, est apparue une petite manifestation de ce qui devait devenir plus tard un problème majeur : l’incapacité des conférences à adopter une quelconque position commune. A la fin de la réunion, le CCI a proposé un court document qui faisait le point sur les accords et les désaccords qui étaient ressortis de la discussion. C’était trop pour Battaglia. Bien que ce groupe ait fixé des objectifs grandioses à la conférence – "les grandes lignes d’une plate-forme de principes fondamentaux, de façon à nous permettre de commencer à travailler en commun ; un Bureau international de coordination" (Troisième Circulaire du PC Int, février 1977) - bien avant que les prémisses d’un tel pas en avant aient été établies, l'initiative de Battaglia a été refroidie à l'idée de signer avec le CCI ne serait-ce qu’une proposition aussi modeste qu’un résumé des accords et des désaccords.
En fait, les seuls groupes qui avaient été en mesure de participer à la réunion à Milan étaient Battaglia et le CCI. La "Communist Workers Organisation" était d’accord pour venir – ce qui était un grand pas en avant parce qu’elle avait jusque là rompu toute relation avec le CCI, le traitant de "contre-révolutionnaire" à cause de ses analyses de la dégénérescence de la Révolution russe – mais n’avait pu participer pour des raisons pratiques. Idem pour le groupe qui s'était constitué autour de Munis en Espagne et en France, le FOR. Néanmoins, cette discussion avait abordé beaucoup de points et ciblé toute une série de questions cruciales, résumées dans la proposition faite par le CCI d'une prise de position commune, laquelle avait mis en évidence que la discussion avait marqué :
Ces questions ont continué à constituer des points de désaccords entre le CCI et Battaglia (et le BIPR) depuis les conférences (avec en plus un tournant important effectué par le BIPR vers l’abandon de la notion même de décadence - voir nos articles récents dans les derniers numéros de la Revue internationale). Cependant, ces divergences n'étaient nullement la manifestation d'un "dialogue de sourds". Battaglia a réellement évolué sur la question syndicale, puisqu'elle est allée jusqu'à enlever le terme "syndical" de ses groupes d’usine. De la même façon, quelques-unes des réponses du CCI à Battaglia sur la conscience de classe pendant la réunion de Milan révélaient un "anti-léninisme" viscéral que le CCI allait combattre dans ses propres rangs dans les années qui ont suivi, en particulier, dans le débat avec les éléments qui allaient constituer la "Fraction externe du CCI" (FECCI) après 1984. En bref, c’était une discussion qui pouvait conduire à des clarifications des deux côtés et qui était d'un grand intérêt pour le milieu politique dans son ensemble. La conférence tirait en effet un bilan positif de son travail dans la mesure où il s'est dégagé un accord pour continuer ce processus.
Cette conclusion trouvait sa concrétisation dans le fait que la deuxième conférence allait marquer un grand pas en avant par rapport à la première. Elle était mieux organisée, avec des critères politiques de participation clairs, et a rassemblé plus d’organisations que la première. Beaucoup de documents de discussions furent publiés ainsi que les procès-verbaux. (Voir Volumes I et II de la brochure "Deuxième Conférence des groupes de la Gauche Communiste". encore disponibles en français).
Cette fois, la conférence s’est ouverte avec beaucoup de participants : Battaglia, le CCI, la CWO, le Nucleo Comunista Internazionalista (Italie), Fur Kommunismen (Suède) et le FOR. Trois autres groupes s’étaient déclarés favorables à cette conférence bien qu’ils aient été dans l’incapacité d’y être présents : Arbetarmakt de Suède, Il Leninista d’Italie et l’Organisation Communiste Révolutionnaire Internationaliste d’Algérie.
Les thèmes de la réunion se situaient d'abord dans le prolongement de la discussion de la première conférence – la crise et les fondements économiques de la décadence capitaliste, le rôle du parti. Il y eut aussi une discussion sur le problème des luttes de libération nationale, qui était une pierre d’achoppement pour la plupart des groupes de tradition bordiguiste. Ces débats représentèrent une contribution importante dans un processus plus général de clarification. En premier lieu, ils avaient permis à certains des groupes présents à cette conférence de voir qu’il existait suffisamment de positions en commun pour s’engager dans un processus de regroupement qui ne remettrait pas en question le cadre général des conférences. C’était le cas pour le CCI et le groupe suédois Fur Kommunismen. Ensuite, ces débats avaient fourni un cadre de référence inestimable pour le milieu politique prolétarien dans son ensemble – y compris pour les éléments qui n’appartenaient pas à un groupe particulier mais cherchaient une cohérence révolutionnaire.
Cependant, cette fois, le problème du sectarisme allait apparaître de manière beaucoup plus aiguë.
Les groupes bordiguistes étaient invités à la deuxième conférence mais leur réponse fut une expression classique de leur refus de s’engager dans le mouvement réel, d’une attitude profondément sectaire. Le groupe appelé PCI "de Florence" (qui s’est séparé du principal groupe bordiguiste Programma en 1972 et publie Il Partito Comunista) avait répondu qu’il ne voulait rien avoir à faire avec tout "missionnaire de l’unification". Mais, comme le souligne notre réponse dans "La Deuxième Conférence Internationale" (Revue internationale n°16), l’unification n’était certainement pas la question immédiate : "l’heure n’a pas encore sonné pour l’unification dans un seul Parti des différents groupes communistes qui existent aujourd’hui".
Ce même article s’adresse aussi à la réponse de Programma :
"Peu différent – quant au fond de l’argumentation – est l’article, réponse du deuxième PCI, celui de Programma. Ce qui le distingue essentiellement est sa grossièreté. Le titre de l’article "La lutte entre Fottenti et Fottuti" (littéralement entre "enculeurs et enculés") montre déjà la "hauteur" où se place le PCI Programma, hauteur vraiment peu accessible à d’autres. Faut-il croire que Programma est à tel point imprégné de mœurs staliniennes qu’il ne peut concevoir la confrontation de positions entre révolutionnaires que dans les termes de "violeurs" et "violés ? Pour Programma, aucune discussion n’est possible entre des groupes qui se réclament et se situent sur le terrain du communisme, surtout pas entre ces groupes. On peut à la rigueur, marcher avec les trotskistes et autres maoïstes dans un comité fantôme de soldats, ou encore signer avec les mêmes et autres gauchistes des tracts communs pour "la défense des ouvriers immigrés", mais jamais envisager la discussion avec d’autres groupes communistes, même pas entre les nombreux partis bordiguistes. Ici, ne peut régner qu’un rapport de force, si on ne peut les détruire, alors ignorer jusqu’à leur existence ! Viol ou impuissance, telle est l’unique alternative dans laquelle Programma voudrait enfermer le mouvement communiste et les rapports entre les groupes. N’ayant pas d’autre vision, il la voit partout et l’attribue volontiers aux autres. Une Conférence internationale des groupes communistes ne peut, à ses yeux, être autre chose et avoir d'autre objectif que celui de débaucher quelques éléments d’un autre groupe. Et si Programma n’est pas venu, ce n’est certes pas par manque de désir de "violer" mais parce qu’il craignait d’être impuissant… Pour Programma, on ne peut discuter qu’avec soi-même. Par crainte d’être impuissant dans une confrontation des positions avec d’autres groupes communistes, Programma se réfugie dans le "plaisir solitaire". C’est la virilité d’une secte et l’unique moyen de satisfaction."
Le PCI avait aussi mis en avant une autre excuse : le CCI est "anti parti". D’autres refusèrent de participer parce qu’ils étaient contre le parti – Spartcusbund (Hollande) et le PIC qui, comme l’article le souligne, préféraient de beaucoup la compagnie de l’aile gauche des socio-démocrates à celle des "bordigo-léninistes". Et enfin :
"La Conférence devait encore connaître un de ces coups de théâtre du fait du comportement du groupe FOR. Celui-ci, après avoir donné sa pleine adhésion à la première Conférence de Milan et son accord pour la réunion de la seconde, en contribuant par des textes de discussion, s’est rétracté à l’ouverture de celle-ci sous prétexte de ne pas être d’accord avec le premier point à l’ordre du jour, à savoir sur l’évolution de la crise et ses perspectives. Le FOR développe la thèse que le capitalisme n’est pas en crise économiquement. La crise actuelle n’est qu’une crise conjoncturelle comme le capitalisme en a connu et surmonté tout au long de son histoire. Elle n’ouvre de ce fait aucune perspective nouvelle, surtout pas une reprise de luttes du prolétariat, mais plutôt le contraire. Par contre, le FOR professe une thèse de "crise de civilisation" totalement indépendante de la situation économique. On retrouve dans cette thèse les relents du modernisme, héritage du situationnisme. Nous n’ouvrirons pas ici un débat pour démontrer que pour les marxistes il paraît absurde de parler de décadence et d’effondrement d’une société historique, en se basant uniquement sur des manifestations superstructurelles et culturelles sans se référer à sa structure économique, en affirmant même que cette structure – fondement de toute société – ne connaît que son renforcement et son plus grand épanouissement. C’est là une démarche qui se rapproche plus des divagations d’un Marcuse que de la pensée de Marx. Aussi le FOR fonde-t-il l’activité révolutionnaire moins sur un déterminisme économique objectif que sur un volontarisme subjectif qui est l’apanage de tous les groupes contestataires. Mais devons-nous nous demander : ces aberrations sont-elles la raison fondamentale qui a dicté au FOR de se retirer de la Conférence ? Non certainement pas. Dans son refus de participer à la Conférence et, en se retirant de ce débat, se manifestait avant tout l’esprit de chapelle, de chacun pour soi, esprit qui imprègne encore si fortement les groupes se réclamant du communisme de Gauche." (1)
En fait, il était assez évident que le sectarisme constituait un problème en lui-même. Mais la Conférence refusa de soutenir la proposition du CCI de faire une prise de position commune condamnant ce type d’attitude (bien que le Nucleo ait été en faveur de cette proposition). Les raisons données étaient que l’attitude des groupes n’était pas le problème – le problème, c’était leurs divergences politiques. C’est vrai pour des groupes comme Spartacus et le PIC qui, en rejetant le parti de classe, montraient clairement qu’ils ne pouvaient accepter les critères. Mais ce qui est faux, c’est cette idée selon laquelle l’activité politique ne réside que dans la défense ou le rejet de positions politiques. L’attitude, la trajectoire, le comportement et la pratique organisationnelle des groupes politiques et de leurs militants ont autant d’importance et la démarche sectaire tombe bien sûr dans cette catégorie.
Nous avons eu la même réponse du BIPR en réaction à quelques-unes des crises dans le CCI. Selon le BIPR, la tentative de comprendre les crises internes en parlant de problèmes comme l’esprit de cercle, le comportement clanique ou le parasitisme n’est qu’une façon d’éviter les questions "politiques", et même un camouflage délibéré. Dans cette vision, les problèmes organisationnels du CCI peuvent tous s’expliquer par sa vision erronée de la situation internationale ou de la période historique ; l’impact quotidien des habitudes et de l’idéologie bourgeoises au sein des organisations prolétariennes n’a simplement pas d’intérêt. Mais la preuve la plus claire que le BIPR est délibérément aveugle en cette matière a été fournie par sa conduite lamentable lors des dernières attaques menées contre le CCI par les parasites de la FICCI et l’aventurier qui se cache derrière le "Circulo" en Argentine. Incapable de voir la motivation réelle de ces groupes, qui n’a rien à voir avec la clarification de différends politiques, le BIPR s’est rendu directement complice de leur activité destructrice (2). Les questions de comportement ne sont pas de fausses questions pour la vie politique prolétarienne. Au contraire, elles sont une question de principe, liée à un besoin vital pour toute forme d’organisation de la classe ouvrière : la reconnaissance d’un intérêt commun opposé aux intérêts de la bourgeoisie. En bref, la nécessité de la solidarité – et aucune organisation prolétarienne ne peut ignorer cette nécessité élémentaire sans en payer le prix. Cela s’applique également au problème du sectarisme, qui est aussi un moyen d’affaiblir les liens de solidarité qui doivent unir les organisations de la classe ouvrière. Le refus de condamner le sectarisme à la deuxième conférence a porté un coup à la base même de ce qui avait suscité cette série de conférences – le besoin urgent d’aller au-delà de l’esprit du chacun pour soi et de travailler à l’unité réelle du mouvement révolutionnaire. En repoussant toute prise de position commune, elles tombaient encore plus sûrement dans le piège du sectarisme.
Selon la définition de Marx : "la secte voit sa raison d’être et son point d’honneur non dans ce qu’elle a de commun avec le mouvement de classe mais dans le shibboleth particulier qui la distingue du mouvement" (Marx à Schweitzer, 13/12/1868, Correspondance…). C’est une description exacte du comportement de la grande majorité des groupes qui ont participé aux conférences internationales.
Bien que nous restions donc optimistes concernant le travail de la deuxième conférence dans la mesure où elle avait marqué une avancée significative par rapport à la première, les signes du danger étaient là. Ils devaient passer au rouge à la troisième conférence.
Les groupes qui y ont participé étaient : le CCI, Battaglia, la CWO, L’Eveil internationaliste, les Nuclei Leninisti Internazionalisti (issus d’un regroupement entre le Nucleo et Il Leninista), l’Organisation communiste révolutionnaire d’Algérie (qui toutefois n’était pas présente physiquement) et le Groupe communiste internationaliste, qui assistait en tant "qu’observateur". (3)
Les principales questions à l’ordre du jour étaient de nouveau la crise et ses perspectives et les tâches des révolutionnaires aujourd’hui. Le bilan tiré par le CCI de cette conférence, "Quelques remarques générales sur les contributions pour la Troisième Conférence internationale", publié dans la brochure La Troisième Conférence, faisait ressortir un certain nombre de points d’accord importants à la base de la conférence :
En même temps, le texte note qu’il y existait d'énormes désaccords sur le cours historique, avec Battaglia en particulier, qui soutenait qu’il pouvait y avoir simultanément un cours à la guerre et un cours à la révolution et que ce n’était pas la tâche des révolutionnaires de décider lequel allait prévaloir. Le CCI, de son côté, se basant sur la méthode de la Fraction italienne dans les années 1930, insistait sur le fait qu’un cours à la guerre ne pouvait s’établir que sur la base d’un affaiblissement et d’une défaite de la classe ouvrière et que, dans le même sens, une classe qui se dirigeait vers une confrontation révolutionnaire avec le capitalisme ne pouvait être embrigadée dans une marche vers la guerre. Il ajoutait qu’il était vital pour les révolutionnaires d’avoir une position aussi claire que possible sur la tendance dominante, puisque la forme et le contenu de leur activité doivent être adaptés à leur analyse du cours historique.
La question des groupes d’usine a de nouveau représenté une pierre d’achoppement pour les groupes présents à cette conférence. Présentée par Battaglia comme un moyen de développer une influence réelle et concrète dans la classe, cette conception, pour le CCI, procédait d'une nostalgie de l’époque des organisations permanentes de masse telles que les syndicats. L’idée que les petits groupes révolutionnaires d’aujourd’hui puissent créer un tel réseau d’influence, de telles "courroies de transmission entre le parti et la classe", révélait une certaine mégalomanie en ce qui concernait les possibilités réelles de l’activité révolutionnaire dans cette période. En même temps, cependant, l’écart entre cette démarche et une compréhension du mouvement réel pouvait avoir pour conséquence une sérieuse sous-estimation du travail authentique que pouvaient faire les révolutionnaires, une incapacité à saisir le besoin d’intervenir au sein des formes réelles d’organisation du prolétariat qui avaient commencé à apparaître dans les luttes de 1978-80 : non seulement les assemblées générales et les comités de grève (qui devaient faire leur apparition la plus spectaculaire en Pologne mais s’étaient déjà manifestés dans la grève des dockers à Rotterdam), mais aussi les groupes et les cercles formés par les minorités combatives au cours des grèves ou à la fin de celles-ci. Sur cette question, la vision du CCI était proche de celle développée par les NLI dans leur critique du schéma "groupe d’usine" de Battaglia.
Cependant, toute possibilité de développer la discussion sur cette question ou d’autres allait être réduite à néant par la victoire définitive du sectarisme sur les conférences.
En premier lieu, on a assisté à un rejet de la proposition du CCI d'élaborer une déclaration commune face à la menace de guerre qui était à cette époque une question majeure suite à l’invasion de l’Afghanistan par la Russie :
"Le CCI demanda que la conférence prît position sur cette question et proposa une résolution, à discuter et amender si nécessaire, pour affirmer ensemble la position des révolutionnaires face à la guerre. Le PCInt refusa et, à sa suite, la CWO et l’Eveil Internationaliste. Et la Conférence resta muette. Du fait même des critères de participation à la conférence, tous les groupes présents partageaient inévitablement la même position de fond sur l’attitude qui doit être celle du prolétariat en cas de conflit mondial et face à sa menace. "Mais attention !" nous disent les groupes partisans du silence, "c’est que nous, on ne signe pas avec n’importe qui ! Nous ne sommes pas des opportunistes !" Et nous leur répondons : l’opportunisme, c’est trahir des principes à la première opportunité. Ce que nous proposions, ce n’était pas de trahir un principe mais de l’affirmer avec le maximum de nos forces. Le principe internationaliste est un des plus hauts et des plus importants pour la lutte prolétarienne. Quelles que soient les divergences qui séparent les groupes internationalistes par ailleurs, peu d’organisations politiques au monde le défendent de façon conséquente. La conférence devait parler sur la guerre et parler le plus fort possible.
Le contenu de ce brillant raisonnement "non opportuniste" est le suivant : puisque les organisations révolutionnaires ne sont pas parvenues à se mettre d’accord sur toutes les questions, elles ne doivent pas parler de celles sur lesquelles elles sont d’accord depuis longtemps. Les spécificités de chaque groupe priment par principe sur ce qu’il y a de commun à tous. C’est cela le sectarisme. Le silence des trois conférences est la plus nette démonstration de l’impuissance à laquelle conduit le sectarisme." (Revue Internationale n°22, "Le sectarisme, un héritage de la contre-révolution qui doit être dépassé")
Ce problème n’a pas disparu : il s’est manifesté en 1999 et en 2003 dans les réponses aux propositions plus récentes du CCI de faire une déclaration commune contre les guerres dans les Balkans et en Irak.
En second lieu, le débat sur le parti a subitement été interrompu à la fin de la réunion par la proposition de Battaglia et de la CWO d’un nouveau critère, formulé de façon à éliminer le CCI à cause de sa position rejetant clairement l'idée que le parti devait prendre le pouvoir lors de la révolution : ce nouveau critère évoquait "le parti prolétarien, un organisme qui est indispensable à la direction politique du mouvement de classe révolutionnaire et du pouvoir révolutionnaire lui-même". Cela signifiait mettre fin au débat avant même qu’il ait commencé. Selon Battaglia, c’était la marque d’un processus de sélection qui éliminait organiquement les "spontanéistes" des rangs de la conférence, ne laissant que ceux qui étaient sérieusement intéressés à la construction du parti révolutionnaire. En fait, tous les groupes qui assistaient à la conférence étaient par définition engagés dans la construction du parti en tant que perspective à long terme. Seule la discussion – en lien avec la pratique réelle des révolutionnaires – pouvait résoudre les désaccords les plus importants sur la structure et la fonction du parti.
En fait, le critère de Battaglia et de la CWO montre que ces groupes n’étaient pas arrivés eux-mêmes à une position claire sur le rôle du parti. A l’époque de la conférence, tout en faisant souvent de grandes phrases sur le parti, "capitaine" de la classe, Battaglia, en insistant sur la nécessité pour le parti de rester distinct de l’Etat, rejetait normalement la vision bordiguiste plus "franche" qui se fait l’avocate de la dictature du parti. A la Deuxième Conférence encore, la CWO avait choisi de polémiquer principalement contre les critiques que faisait le CCI des erreurs "substitutionnistes" des bolcheviks et avait déclaré catégoriquement que le parti prend le pouvoir, quoique "à travers" les soviets. Ainsi, ces deux groupes pouvaient difficilement déclarer le débat "terminé". Mais la raison pour laquelle Battaglia (qui avait commencé les conférences sans aucun critère et était devenu maintenant fanatique de critères particulièrement "sélectifs") a mis ce critère en avant n'était nullement motivée par une volonté de clarification, mais à cause d'une pulsion sectaire pour se débarrasser du CCI, vu comme un rival à évincer, afin de se présenter comme le seul pôle international de regroupement. Cette politique allait devenir, en fait, de plus en plus la pratique et la théorie du BIPR dans les années 1980 et 1990, une politique qui allait le conduire à abandonner le concept même de camp prolétarien et à s'autoproclamer la seule force capable d'œuvrer à la construction du parti mondial.
De plus, il est important de comprendre que l’autre face du sectarisme est toujours l’opportunisme et le marchandage des principes. C’est ce qu’a démontré la méthode avec laquelle Battaglia a sorti ce nouveau critère de son chapeau et l'a soumis au vote (à la suite de négociations dans les couloirs avec la CWO), au moment même où le seul autre groupe qui s’y opposait, le NCI, avait déjà quitté la conférence (cette manœuvre est connue sous le nom de "flibusterie" dans les parlements bourgeois et n’a clairement pas sa place dans une réunion de groupes communistes).
Contre de telles méthodes, la lettre du CCI écrite à Battaglia après la conférence (publiée dans La Troisième Conférence) montre ce qu’aurait été une attitude responsable : "Si, effectivement, vous pensiez qu’il était temps d’introduire un critère supplémentaire, beaucoup plus sélectif, pour la convocation des futures conférences, la seule attitude sérieuse, responsable et compatible avec le souci de clarté et de discussion fraternelle qui doit animer les groupes révolutionnaires, aurait été de demander explicitement que cette question soit mise à l’ordre du jour de la conférence et que des textes soient préparés sur cette question. Mais, à aucun moment au cours de la préparation de la Troisième Conférence, vous n’avez explicitement soulevé une telle question. Ce n’est qu’à la suite de tractations de coulisses avec la CWO que vous avez, en fin de conférence, lancé votre petite bombe.
Comment peut-on comprendre votre volte-face et votre dissimulation délibérée de vos intentions véritables ? Pour notre part, il nous est difficile d’y voir autre chose que la volonté d’esquiver le débat de fond qui seul aurait permis que l’introduction d’un critère supplémentaire sur la fonction du parti ait éventuellement un sens. C’est bien pour mener ce débat de fond, bien que nous considérions pour notre part qu’une "sélection" sur ce point soit bien prématurée même après une telle discussion, que nous avons proposé de mettre à l’ordre du jour de la prochaine conférence "la question du parti, sa nature, sa fonction et le rapport parti-classe à partir de l’historique de la question dans le mouvement ouvrier et la vérification historique de ces conceptions" (projet de résolution présentée par le CCI). C’est cette discussion que vous avez voulu éviter (vous gêne-t-elle tellement ?) et cela s’est manifesté clairement en fin de conférence quand vous avez refusé d’expliquer ce que vous entendiez, dans votre proposition de critère par la formule "le parti prolétarien, organisme indispensable à la direction politique du mouvement de classe révolutionnaire et du pouvoir révolutionnaire lui-même". Pour tous les participants, il était clair que votre unique volonté n’était pas de clarifier le débat mais de "débarrasser " les conférences des éléments que vous avez qualifiés de "spontanéistes" et notamment du CCI.
Par ailleurs, cette façon cavalière d’agir qui affiche le plus grand mépris à l’égard de l’ensemble des groupes participants, de ceux qui étaient présents physiquement, mais également et surtout, de ceux que des raisons matérielles avaient empêché de venir et, au delà de ces groupes, de l’ensemble du milieu révolutionnaire pour qui les conférences étaient un point de référence, une telle façon d’agir semble indiquer que Battaglia Comunista considérait les conférences comme SA chose, qu’elle pouvait faire et défaire à sa guise, suivant son humeur du moment.
Non camarades ! Les conférences n’étaient pas la propriété de Battaglia, ni même de l’ensemble des groupes organisateurs. Ces conférences appartiennent au prolétariat pour qui elles constituent un moment dans le chemin difficile et tortueux de sa prise de conscience et de sa marche vers la révolution. Et aucun groupe ne peut s’attribuer un droit de vie et de mort à leur égard sur un simple coup de tête et par le refus peureux de débattre à fond des problèmes qu’affronte la classe."
L’opportunisme qui s’était manifesté dans l’approche de Battaglia et de la CWO s’est pleinement confirmé dans la Quatrième Conférence qui s'est tenue à Londres en 1982. Non seulement ce fut un fiasco du point de vue de son organisation, avec beaucoup moins de participants qu’aux conférences précédentes, sans publication de textes et de procès-verbaux, sans suivi, mais elle représentait aussi une altération dangereuse des principes, puisque le seul autre groupe présent était "Les Supporters de l’Unité des Militants Communistes (SUCM) – un groupe stalinien radical en lien direct avec le nationalisme kurde et qui est maintenant devenu le Parti communiste des Travailleurs d’Iran (connu aussi sous le nom de "Hekhmatistes"). Cette "rigueur" sectaire envers le CCI et le milieu prolétarien allait de pair avec une attitude très complaisante à l’égard de la contre-révolution. Le BIPR allait reproduire de façon répétée cette approche opportuniste sans fard du regroupement, comme nous l’avons mis en évidence dans l’article : "Polémique avec le BIPR : une politique opportuniste de regroupement qui ne conduit qu’à des avortements" (Revue internationale n° 121).
Les années 1970 ont été des années de croissance pour le mouvement révolutionnaire qui recueillait encore les fruits du premier assaut des luttes ouvrières à la fin des années 1960. Mais depuis le début des années 1980, l’environnement politique s’était considérablement assombri. L’invasion par la Russie de l’Afghanistan, la réponse agressive des Etats-Unis, marquaient de façon claire une exacerbation des conflits inter-impérialistes dans lesquels la menace de guerre mondiale commençait terriblement à prendre forme. La bourgeoisie parlait de moins en moins de l'avenir radieux qu’elle nous réservait et commençait à parler de plus en plus le langage du réalisme, dont le symbole même était le style de la "Dame de fer" en Grande Bretagne.
Au début de la décennie, le CCI disait que les années d’illusion étaient terminées et que commençaient les années de vérité. Confrontés à l’approfondissement dramatique de la crise et à l’accélération des préparatifs de guerre, nous défendions le fait que la classe ouvrière allait être obligée de mener ses luttes à un niveau plus élevé et que la décennie suivante pourrait être décisive en ce qui concerne la détermination de la destinée ultime du capitalisme. Le prolétariat, contraint par la brutale nécessité, a en effet placé plus haut les enjeux de la lutte de classe. En Pologne, en août 1980, nous avons vu le retour de la grève de masse classique qui démontrait la capacité de la classe ouvrière à s’organiser au niveau d’un pays tout entier. Bien que ce mouvement ait été isolé et finalement écrasé par la répression brutale, la vague de luttes qui a commencé en Belgique en 1983 montrait que les ouvriers des pays-clefs en Europe occidentale étaient prêts à répondre aux nouvelles attaques contre leurs conditions de vie imposées par la crise. Les révolutionnaires avaient de nombreuses et importantes occasions d’intervenir dans le mouvement qui a suivi, mais ce n’était pas une période "facile" pour le militantisme communiste. La gravité de la situation posait trop d'exigences à ceux qui n’étaient pas prêts à l’engagement à long terme pour la cause du communisme, ou s’étaient retrouvés dans le mouvement avec toutes sortes d’illusions petite-bourgeoises héritées des "happy days" des années 1960. En même temps, malgré l’importance des luttes ouvrières à cette époque, ces luttes ne sont pas parvenues à se hisser à un niveau suffisant de politisation. Les luttes des mineurs anglais, des travailleurs de l’école en Italie, des cheminots en France, la grève générale au Danemark, tous ces mouvements et beaucoup d’autres exprimaient bien la méfiance ouverte d’une classe qui n’était pas défaite et continuait à faire obstacle à la marche de la bourgeoisie vers la guerre mondiale ; mais ces luttes n'ont pas été en mesure de poser la perspective d’une nouvelle société, elles n'ont pas clairement établi la capacité du prolétariat d'agir comme force révolutionnaire de l’avenir. Et, par conséquent, elles n'ont pas fait surgir une nouvelle génération de groupes prolétariens et de militants.
Le résultat global de ce rapport de force entre les classes allait être ce que nous avons appelé la phase de décomposition du capitalisme, dans laquelle aucune des deux classes historiques n'est capable d'imposer sa propre perspective : la guerre impérialiste mondiale ou la révolution prolétarienne. Les "années de vérité" allaient révéler sans pitié toute la faiblesse du milieu révolutionnaire. Le PCI (Programma) subit une crise dévastatrice au début des années 1980, résultat d’une tare congénitale dans son armement programmatique - surtout sur la question des luttes de libération nationale qui amena à la pénétration dans ses rangs d’éléments ouvertement nationalistes et gauchistes. La crise du CCI en 1981 (qui a culminé avec la scission de la tendance "Chénier") était dans une large mesure le prix qu’il eut à payer pour sa faiblesse de compréhension des questions organisationnelles. De plus, la rupture de la "Fraction externe du CCI" (FECCI) montrait que notre organisation n'avait pas encore éliminé les restes de visions conseillistes des premières années de sa fondation. En 1985, le BIPR se formait sur la base d’un mariage entre Battaglia et la CWO. Le CCI caractérisait cette union comme un "bluff opportuniste" ; l’incapacité du BIPR, par la suite, à construire une organisation internationale réellement centralisée, n'a fait que révéler toute la réalité de ce "bluff".
Ces problèmes se seraient certainement manifestés si les conférences n’avaient pas été sabotées au début de la décennie. Mais l’absence de conférences signifiait qu’une fois de plus, le milieu prolétarien aurait à les affronter en ordre dispersé. Il est significatif que les conférences aient fait faillite à la veille même de la grève de masse en Pologne, soulignant l’échec du milieu international à être capable de parler d’une seule voix, pas seulement sur la question de la guerre mais aussi sur une expression aussi ouverte et stimulante de l’alternative prolétarienne.
De même, les difficultés auxquelles fait face le milieu politique prolétarien aujourd’hui ne sont pas du tout le produit de l’échec des conférences internationales : comme nous venons de le voir, elles ont des racines beaucoup plus profondes et beaucoup plus étendues. Mais il ne fait aucun doute que l’absence d’un cadre organisé de débat politique et de coopération a contribué à les renforcer.
Toutefois, du fait de l’apparition d’une nouvelle génération de groupes et d’éléments prolétariens, le besoin d’un cadre organisé se représentera certainement dans le futur. Une des premières initiatives du NCI en Argentine avait été de faire une proposition dans ce sens, mais cette initiative a été accueillie par une fin de non recevoir de la part de la quasi totalité des groupes du milieu prolétarien. Cependant, de telles propositions seront de nouveau faites, même si la majorité des groupes "établis" sont de moins en moins capables de faire une contribution un tant soit peu positive au développement du mouvement. Et quand ces propositions commenceront à porter leurs fruits, elles devront certainement se réapproprier les leçons des conférences de 1976-80.
Dans sa lettre à Battaglia publiée dans sa brochure "La Troisième Conférence", le CCI dégageait les plus importantes de ces leçons :
Si ces leçons sont assimilées par la nouvelle génération, alors le premier cycle de conférences n’aura pas complètement failli à sa tâche.
Amos
Certains groupes mentionnés dans cet article ont disparu par la suite.
Spartacusbond
Ce groupe était un des derniers groupes qui restait de la Gauche communiste hollandaise mais, dans les années 1970, il n'était plus que l'ombre du communisme de conseil des années 1930 et du Spartacus Bond de l’après-guerre qui reconnaissait le besoin d’un parti prolétarien.
Forbundet Arbetarmkt
Un groupe suédois qui représentait un curieux mélange de conseillisme et de gauchisme. Il définissait l’URSS comme "un mode de production bureaucratique d’Etat" et soutenait les luttes de libération nationale et le travail dans les syndicats. Cependant, il existait des divergences considérables en son sein et quelques membres le quittèrent à la fin des années 1970 pour rejoindre le CCI.
Pour une Intervention communiste
Sorti du CCI en France en 1973, sous prétexte que le CCI n’intervenait pas assez (pour le PIC, cela voulait dire produire des quantités infinies de tracts). Le groupe a évolué plutôt rapidement vers des positions semi-conseillistes et a fini par se dissoudre.
Nucleo Comunista Internazionalista
Ce groupe est sorti du PCI (Programma) en Italie à la fin des années 70 et avait au début une attitude beaucoup plus ouverte vis-à-vis de la tradition de Bilan et du milieu prolétarien existant, une attitude qui peut se voir dans beaucoup de ses interventions dans la conférence. A l’époque de la Troisième Conférence, il s’était regroupé avec Il Leninista pour former les Nuclei Leninisti Internazionalisti. Par la suite, il forma l’Organizzazione Comunista Internazionalista qui finit par tomber dans le gauchisme. La faiblesse initiale du NCI sur la question nationale avait trouvé un terrain fertile pour prendre racine puisque l’OCI intervint pour soutenir ouvertement la Serbie dans la guerre en 1999 et l’Irak dans les deux guerres du Golfe.
Formento Obrero Revolucionario
Courant fondé par Grandizo Munis dans les années 1950. Munis avait rompu avec le trotskisme sur la question de la défense de l’URSS et avait évolué vers des positions de la Gauche communiste. Les confusions du groupe sur la crise de même que la mort de Munis qui était très charismatique ont porté un coup fatal à ce courant qui a fini par disparaître au milieu des années 1990.
L’Eveil Internationaliste
Ce groupe est apparu en France à la fin des années 70 à la suite d’une rupture avec le maoïsme. A la Troisième Conférence, il a fait la leçon à tous les autres groupes sur leurs insuffisances en matière de théorie et d’intervention et a disparu sans laisser de traces peu de temps après.
Organisation communiste révolutionnaire internationaliste d’Algérie
Connue parfois sous le nom de TIL (du nom de son journal, Travailleurs Immigrés en Lutte), elle soutenait les conférences mais affirmait ne pas pouvoir participer physiquement pour des raisons de sécurité. Cela faisait en fait partie d’un problème plus vaste : éviter la confrontation avec le milieu révolutionnaire. Elle n’a pas survécu très longtemps pendant les années 80.
(1) Il est intéressant de noter que le FOR semble avoir remporté une victoire posthume à cette conférence. Il y a après tout une ressemblance frappante entre son idée que la société capitaliste est décadente, mais pas l’économie capitaliste, et la nouvelle découverte du BIPR d’une distinction entre le mode capitaliste de production (non décadent) et la formation sociale capitaliste (décadente). Voir en particulier le texte de Battaglia : "Décadence et décomposition, produits de la confusion" et notre réponse sur notre site web en français.
(2) Voir en particulier la "Lettre ouverte aux militants du BIPR" sur notre site web.
(3) L’attitude du GCI à la Conférence montrait, comme nous l’avons signalé dans la Revue Internationale n° 22 qu’il n’avait pas sa place dans une réunion de révolutionnaires. Bien que le CCI n’avait pas encore développé sa compréhension du phénomène du parasitisme politique à l’époque des conférences, le GCI en montrait déjà tous les caractères distinctifs : il n’était venu à la conférence que pour la dénoncer comme une "mystification", insistait sur le fait qu’il n’était présent qu’en tant qu’observateur et qu’on devait lui permettre de parler sur toutes les questions, et à un certain moment, il avait presque provoqué un pugilat. En bref, c’est un groupe qui existe pour saboter le mouvement prolétarien. A la conférence, il fit beaucoup de grandes déclarations en faveur du "défaitisme révolutionnaire" et de "l’internationalisme en action et non pas en parole". La valeur de ces phrases peut se mesurer à l’aune de l’apologie des gangs nationalistes au Pérou et au Salvador qu’a faite le GCI par la suite, et de sa vision actuelle selon laquelle il existe un noyau prolétarien pour la "Résistance" en Irak.
Links
[1] https://fr.internationalism.org/en/tag/heritage-gauche-communiste/mystification-parlementaire
[2] https://fr.internationalism.org/en/tag/histoire-du-mouvement-ouvrier/revolution-russe
[3] https://fr.internationalism.org/en/tag/approfondir/russie-1905
[4] https://fr.internationalism.org/en/tag/questions-theoriques/communisme
[5] https://fr.internationalism.org/en/tag/heritage-gauche-communiste/revolution-proletarienne
[6] https://fr.internationalism.org/en/tag/conscience-et-organisation/courant-communiste-international
[7] https://fr.internationalism.org/en/tag/courants-politiques/gauche-communiste
[8] https://fr.internationalism.org/en/tag/vie-du-cci/resolutions-congres
[9] https://fr.internationalism.org/en/tag/courants-politiques/battaglia-comunista
[10] https://fr.internationalism.org/en/tag/courants-politiques/communist-workers-organisation
[11] https://fr.internationalism.org/en/tag/heritage-gauche-communiste/lorganisation-revolutionnaire