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Revue Internationale n° 134 - 3e trimestre 2008

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Crise alimentaire, émeutes de la faim : Seule la lutte de classe du prolé́tariat peut mettre fin aux famines

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Dans le numéro 132 [1] de la Revue internationale, nous avons rendu compte du développement des luttes ouvrières qui ont éclaté simultanément partout dans le monde face à l'aggravation de la crise et des attaques contre les conditions de vie des prolétaires. Les nouvelles secousses de l'économie mondiale, le fléau de l'inflation et la crise alimentaire ne peuvent qu'aggraver encore plus la misère des couches les plus paupérisées dans les pays de la périphérie. Cette situation, qui révèle l'impasse dans laquelle plonge le système capitaliste, a provoqué dans de nombreux pays des émeutes de la faim, en même temps que se déroulaient des luttes ouvrières pour des augmentations de salaires, notamment face à la flambée des prix des denrées alimentaires de base. Avec l'aggravation de la crise, les émeutes de la faim et les luttes ouvrières ne peuvent que continuer à se multiplier de façon de plus en plus généralisée et simultanée. Ces révoltes contre la misère sont le produit de la même cause : la crise de la société capitaliste, son incapacité à offrir un avenir à l'humanité et à simplement assurer la survie même d'une partie de celle-ci. Elles ne contiennent cependant pas le même potentiel. En effet, seul le combat du prolétariat, sur son propre terrain de classe, peut mettre un terme à la misère, à la famine généralisée en renversant le capitalisme et en créant une nouvelle société sans misère, sans famine et sans guerres.

La crise alimentaire signe la faillite du capitalisme

Le dénominateur commun des émeutes de la faim qui ont explosé depuis ce début d'année un peu partout dans le monde est la flambée du prix des denrées alimentaires ou leur pénurie criante qui ont frappé brutalement les populations pauvres et ouvrières dans de nombreux pays. Pour donner quelques chiffres particulièrement éclairants, le prix du maïs a quadruplé depuis l'été 2007, le prix du blé a doublé depuis le début 2008 et les denrées alimentaires ont globalement augmenté de 60% en deux ans dans les pays pauvres. Signe des temps, les effets dévastateurs de la hausse de 30 à 50% des prix alimentaires au niveau mondial ont touché violemment non seulement les populations des pays pauvres mais aussi celles des pays "riches". Ainsi par exemple, aux États-Unis, première puissance économique de la planète, 28 millions d'américains ne pourraient plus survivre sans les programmes de distribution de nourriture des municipalités et des États.

D'ores et déjà, 100 000 personnes meurent de faim chaque jour dans le monde, un enfant de moins de 10 ans meurt toutes les 5 secondes, 842 millions de personnes souffrent de malnutrition chronique aggravée, réduites à l'état d'invalides. Et dès à présent, deux des six milliards d'êtres humains de la planète (c'est-à-dire un tiers de l'humanité) se trouvent en situation de survie quotidienne du fait du prix des denrées alimentaires.

Les experts de la bourgeoisie eux-mêmes - FMI, FAO, ONU, G8, etc. - annoncent qu'un tel état de fait n'est pas passager et que, tout au contraire, il va devenir non seulement chronique mais empirer avec, à la fois, une augmentation vertigineuse du prix des denrées de première nécessité et leur raréfaction au regard des besoins de la population de la planète. Alors que les capacités productives de la planète permettraient de nourrir 12 milliards d'être humains, ce sont des millions et des millions d'entre eux qui meurent de faim du fait, justement, des propres lois du capitalisme qui est le système dominant partout dans le monde, un système de production destiné, non pas à la satisfaction des besoins humains, mais au profit, un système totalement incapable de répondre aux besoins de l'humanité. D'ailleurs, tous les éléments d'explication de la crise alimentaire actuelle qui nous sont donnés convergent dans la même direction, celle d'une production obéissant aux lois aveugles et irrationnelles du système :

1. La flambée vertigineuse du prix du pétrole qui accroît le coût des transports et de la production des produits alimentaires, etc. Ce phénomène est bien une aberration propre au système et non pas un facteur qui lui serait extérieur.

2. La croissance significative de la demande alimentaire, résultant d'une certaine augmentation du pouvoir d'achat des classes moyennes et de nouvelles habitudes alimentaires dans les pays dits "émergents" comme l'Inde et la Chine. S'il existe une parcelle de vérité dans cette explication, elle est tout à fait significative de la réalité du "progrès économique" qui, en augmentant le pouvoir de consommation de quelques uns, condamne à mourir de faim des millions d'autres du fait de la pénurie actuelle sur le marché mondial qui en résulte.

3. La spéculation effrénée sur les produits agricoles. Celle-ci aussi est un pur produit du système et son poids économique est d'autant plus important que l'économie réelle est de moins en moins prospère. Des exemples : les stocks de céréales étant au plus bas depuis trente ans, la folie spéculatrice des investisseurs se fixe à présent sur la manne alimentaire, avec l'espoir de bons placements, qui ne peuvent désormais plus être réalisés dans l'immobilier depuis la crise de celui-ci ; à la Bourse de Chicago, "le volume d'échange des contrats sur le soja, le blé, le maïs, la viande de porc et même le bétail vivant" (Le Figaro du 15 avril) a augmenté de 20% au cours des trois premiers mois de cette année.

4. Le marché en plein développement des biocarburants, aiguillonné par l'envolée des prix du pétrole et qui, lui aussi, fait l'objet d'une spéculation effrénée. Cette nouvelle source de gain est à l'origine de l'explosion de ce type de culture au détriment des végétaux destinés à la consommation alimentaire. De nombreux pays producteurs de produits de première nécessité ont transformé des pans entiers de l'économie agricole vivrière pour cultiver des biocarburants en masse, sous prétexte de lutter contre l'effet de serre, réduisant ainsi de façon drastique les produits de première nécessité et augmentant leur prix de façon dramatique. C'est le cas au Congo Brazzaville qui développe de façon extensive la canne à sucre dans cette optique, tandis que sa population crève de faim. Au Brésil, alors que 30% de la population vit sous le seuil de pauvreté et a du mal à se nourrir, le choix de la politique agricole est orienté vers la production de biocarburants à outrance.

5. La guerre commerciale et le protectionnisme, qui sont aussi le propre du capitalisme, en sévissant dans le domaine agricole, ont fait que les agriculteurs les plus productifs des pays industrialisés exportent (souvent grâce aux subventions gouvernementales), une partie importante de leur production vers les pays du "Tiers-monde", ruinant ainsi la paysannerie de ces régions désormais coupées de toute capacité propre de subvenir aux besoins alimentaires des populations. En Afrique, par exemple, de nombreux fermiers locaux ont été ruinés par les exportations européennes de poulets ou de bœufs. Le Mexique ne peut plus produire assez de biens de première nécessité pour nourrir sa population si bien que ce pays doit maintenant importer pour 10 milliards de dollars de produits alimentaires.

6. L'utilisation irresponsable des ressources de la planète, mue par le profit immédiat, conduit à l'épuisement de celles-ci. La sur-utilisation des engrais cause des dommages à l'équilibre du sol, si bien que l'Institut de Recherche International du Riz prévoit que la culture de cette denrée en Asie sera menacée à relativement moyen terme. La pêche à outrance dans les océans conduit à une raréfaction de nombreuses espèces de poissons comestibles.

7. Quant aux conséquences du réchauffement de la planète comme, notamment, les inondations ou la sécheresse, elles sont invoquées avec raison pour expliquer la baisse de la production de certaines surfaces cultivables. Mais, elles aussi, sont en dernière analyse les conséquences sur l'environnement d'une industrialisation effectuée par le capitalisme aux dépens des besoins immédiats et à long terme de l'espèce humaine. Ainsi, les récentes vagues de chaleur en Australie ont conduit à de sévères dommages et à des baisses significatives dans les productions agricoles. Et le pire est devant nous puisque, selon des estimations, une hausse de un degré Celsius de température aurait pour effet de faire chuter de 10% la production de riz, de blé et de maïs. Les premières recherches montrent que l'augmentation des températures menace la capacité de survie de nombreuses espèces animales et végétales et réduit la valeur nutritionnelle des plantes.

La famine n'est pas la seule conséquence des aberrations en matière d'exploitation des ressources terrestres. Ainsi, la production de biocarburants conduit à l'épuisement des terres cultivables. De plus, ce marché "juteux" pousse à des conduites délirantes et contre-nature : dans les Montagnes Rocheuses, aux États-Unis, où les cultivateurs ont déjà orienté 30% de leur production de maïs vers la fabrication d'éthanol, des superficies gigantesques sont consacrées au maïs "énergétique" sur des terres impropres à sa culture, entraînant un gâchis incroyable en termes d'utilisation d'engrais et d'eau pour un résultat bien maigre. Jean Ziegler1 explique : "Pour faire un plein de 50 litres avec du bioéthanol, il faut brûler 232 kilos de maïs" et, pour produire un kilo de maïs, il faut 1000 litres d'eau ! Selon de récentes études, non seulement le bilan "pollution" des biocarburants est négatif (une recherche récente montrerait qu'ils augmentent plus la pollution de l'air que le carburant normal), mais leurs conséquences globales au niveau écologique et économique sont désastreuses pour l'ensemble de l'humanité. Par ailleurs, dans maintes régions du globe, le sol est de plus en plus pollué ou même totalement empoisonné. C'est le cas de 10% du sol chinois et, dans ce pays, 120 000 paysans meurent chaque année de cancers liés à la pollution du sol.

Toutes les explications qui nous sont données à propos de la crise alimentaire contiennent chacune une parcelle de vérité. Mais aucune d'entre elles, en elle-même, ne peut constituer une explication. S'agissant des limites de son système, notamment lorsque celles-ci se manifestent sous la forme de crise, la bourgeoisie n'a d'autre choix que de mentir aux exploités qui sont les premiers à en subir les conséquences, pour masquer le caractère nécessairement transitoire de celui-ci, comme de tous les autres systèmes d'exploitation qui l'ont précédé. D'une certaine manière elle est aussi contrainte de se mentir à elle-même, en tant que classe sociale, pour n'avoir pas à reconnaître que son règne est condamné par l'histoire. Or, ce qui est frappant aujourd'hui, c'est le contraste entre l'assurance affichée par la bourgeoisie et son incapacité à réagir de façon un tant soit peu crédible et efficace face à la crise alimentaire.

Les différentes explications et solutions proposées - indépendamment de leur caractère cynique et hypocrite - correspondent toutes aux intérêts propres et immédiats de telle ou telle fraction de la classe dirigeante, au détriment d'autres fractions. Quelques exemples parmi d'autres. Au dernier sommet du G8, les principaux dirigeants du monde ont invité les représentants des pays pauvres à réagir face aux révoltes de la faim en préconisant que soient immédiatement abaissés les droits de douane sur les importations agricoles. En d'autres termes, la première pensée de ces fins représentants de la démocratie capitaliste était de profiter de la crise pour augmenter leurs propres possibilités d'exportation ! Le lobby industriel européen a provoqué un tollé au sujet du protectionnisme agricole de l'Union européenne accusé, entre autres, d'être responsable de la ruine de l'agriculture de subsistance dans le "Tiers-monde"2. Et pourquoi ? Se sentant menacé par la concurrence industrielle de l'Asie, il veut réduire les subventions agricoles payées par l'Union européenne qui sont désormais au-dessus de ses moyens. Le lobby agricole, quant à lui, voit dans les révoltes de la faim la preuve de la nécessité d'augmenter ces mêmes subventions. L'Union européenne a saisi l'occasion pour condamner le développement de la production agricole au service de "l'énergie renouvelable"... au Brésil, un de ses principaux rivaux dans ce secteur.

Le capitalisme a, comme nul autre système l'ayant précédé, développé les forces productives à un point tel qu'elles permettraient l'instauration d'une société où l'ensemble des besoins humains seraient satisfaits. Cependant, ces forces énormes ainsi mises en mouvement, tant qu'elles restent prisonnières des lois du capitalisme, non seulement ne peuvent être mises au service de la grande majorité mais se retournent contre elle. "Dans les pays industriels les plus avancés, nous avons dompté les forces de la nature et les avons contraintes au service des hommes ; nous avons ainsi multiplié la production à l'infini, si bien qu'actuellement, un enfant produit plus qu'autrefois cent adultes. Et quelle en est la conséquence ? Surtravail toujours croissant et misère de plus en plus grande des masses [...] Seule une organisation consciente de la production sociale, dans laquelle production et répartition sont planifiées, peut élever les hommes au-dessus du règne animal au point de vue social de la même façon que la production elle-même les a élevés en tant qu'espèce." (Introduction à La Dialectique de la Nature, Friedrich Engels, Éditions Sociales, 1952, p. 42). Depuis que le capitalisme est entré dans sa phase de déclin, non seulement les richesses produites ne participent toujours pas à libérer l'espèce humaine du règne de la nécessité mais encore elles menacent son existence même. Ainsi, un nouveau danger menace aujourd'hui l'humanité : celui de la famine généralisée, dont il était dit encore récemment qu'il ne s'agissait plus que d'un cauchemar du passé. En fait, comme l'illustre le cas du réchauffement de la planète, l'ensemble de l'activité productive - y compris de produits alimentaires - étant soumis aux lois aveugles du capitalisme, ce sont les bases même de la vie sur la terre, notamment à travers le gaspillage des ressources de la planète, qui se trouvent compromises.

La différence entre les émeutes de la faim et les émeutes des banlieues

Ce sont les masses les plus pauvres des pays du "Tiers-monde" qui sont aujourd'hui frappées par la disette. Les pillages de magasins sont une réaction tout à fait légitime face à une situation insupportable, de survie, pour les acteurs de tels actes et leur famille. En ce sens, les émeutes de la faim, même lorsqu'elles provoquent des destructions et des violences, ne sont pas à mettre sur le même plan et n'ont pas la même signification que les émeutes urbaines (comme celles de Brixton en Grande-Bretagne en 1981 et celles des banlieues françaises en 2005) ou les émeutes raciales (comme celles de Los Angeles, en 1992 )3.

Bien qu'elles troublent "l'ordre public" et provoquent des dégâts matériels, ces dernières ne servent en fin de compte que les intérêts de la bourgeoisie qui est tout à fait capable de les retourner non seulement contre les émeutiers eux-mêmes, mais aussi contre l'ensemble de la classe ouvrière. En particulier, ces manifestations de violence désespérées (et dans lesquelles sont souvent impliquées des éléments du lumpenprolétariat) offrent toujours une occasion à la classe dominante pour renforcer son appareil de répression par le quadrillage policier des quartiers les plus pauvres dans lesquels vivent les familles ouvrières.

Ce type d'émeutes est un pur produit de la décomposition du système capitaliste. Elles sont une expression du désespoir et du "no future" qu'il engendre et qui se manifeste par leur caractère totalement absurde. Il en est ainsi par exemple des émeutes qui ont embrasé les banlieues en France en novembre 2005 où ce ne sont nullement dans les quartiers riches habités par les exploiteurs que les jeunes ont déchaîné leur actions violentes mais dans leurs propres quartiers qui sont devenus encore plus sinistrés et invivables qu'auparavant. De plus, le fait que ce soit leur propre famille, leurs voisins ou leurs proches qui aient été les principales victimes des déprédations révèle le caractère totalement aveugle, désespéré et suicidaire de ce type d'émeutes. Ce sont en effet les voitures des ouvriers vivant dans ces quartiers qui ont été incendiées, des écoles ou des gymnases fréquentées par leurs frères, leurs sœurs ou les enfants de leurs voisins qui ont été détruits. Et c'est justement du fait de l'absurdité de ces émeutes que la bourgeoisie a pu les utiliser et les retourner contre la classe ouvrière. C'est ainsi que leur médiatisation à outrance a permis à la classe dominante de pousser un maximum d'ouvriers des quartiers populaires à considérer les jeunes émeutiers non pas comme des victimes du capitalisme en crise, mais comme des "voyous". Au delà du fait que ces émeutes ont permis un renforcement de la "chasse au faciès" parmi les jeunes issus de l'immigration, elles ne pouvaient que venir saper toute réaction de solidarité de la classe ouvrière envers ces jeunes exclus de la production, qui ne voient aucune perspective d'avenir et sont soumis en permanence aux vexations des contrôles de police.

Pour leur part, les émeutes de la faim sont d'abord et avant tout une expression de la faillite de l'économie capitaliste et de l'irrationalité de sa production. Celle-ci se traduit aujourd'hui par une crise alimentaire qui frappe non seulement les couches les plus défavorisées des pays "pauvres" mais de plus en plus d'ouvriers salariés, y compris dans les pays dits "développés". Ce n'est pas un hasard si la grande majorité des luttes ouvrières qui se développent aujourd'hui aux quatre coins de la planète ont comme revendication essentielle des augmentations de salaires. L'inflation galopante, la flambée des prix des produits de première nécessité conjuguées à la baisse des salaires réels et des pensions de retraite rognés par l'inflation, à la précarité de l'emploi et aux vagues de licenciements sont des manifestations de la crise qui contiennent tous les ingrédients pour que la question de la faim, de la lutte pour la survie, commence à se poser au sein de la classe ouvrière. D'ores et déjà, plusieurs enquêtes ont révélé que, en France, les supermarchés et les grandes surfaces où les ouvriers viennent faire leurs achats arrivent de moins en moins à vendre leurs produits et sont obligés de diminuer leurs commandes.

Et c'est justement parce que la question de la crise alimentaire frappe déjà les ouvriers des pays "pauvres" (et va toucher de plus en plus ceux des pays centraux du capitalisme) que la bourgeoisie aura les plus grandes difficultés à exploiter les émeutes de la faim contre la lutte de classe du prolétariat. La disette généralisée et les famines, voilà l'avenir que le capitalisme réserve à l'ensemble de l'humanité et c'est cet avenir que révèlent les émeutes de la faim qui ont éclaté récemment dans plusieurs pays du monde.

Évidemment, ces émeutes sont elles aussi des réactions de désespoir des masses les plus paupérisées des pays "pauvres" et ne portent en elles-mêmes aucune perspective de renversement du capitalisme. Mais, contrairement aux émeutes urbaines ou raciales, les émeutes de la faim constituent un concentré de la misère absolue dans laquelle le capitalisme plonge des pans toujours plus grands de l'humanité. Elles montrent le sort qui attend toute la classe ouvrière si ce mode de production n'est pas renversé. En ce sens, elles contribuent à la prise de conscience du prolétariat de la faillite irrémédiable de l'économie capitaliste. Enfin, elles montrent avec quel cynisme et quelle férocité la classe dominante répond aux explosions de colère de ceux qui se livrent aux pillages de magasins pour ne pas crever de faim : la répression, les gaz lacrymogènes, les matraques et la mitraille.

Par ailleurs, contrairement aux émeutes des banlieues, ces émeutes de la faim ne sont pas un facteur de division de la classe ouvrière.

Au contraire, malgré les violences et les destructions qu'elles peuvent occasionner, les émeutes de la faim tendent spontanément à susciter un sentiment de solidarité de la part des ouvriers dans la mesure où ces derniers sont aussi parmi les principales victimes de la crise alimentaire et ont de plus en plus de difficultés à nourrir leur famille. En ce sens, les émeutes de la faim sont beaucoup plus difficiles à exploiter par la bourgeoisie pour monter les ouvriers les uns contre les autres ou pour créer des clivages dans les quartiers populaires.

Face aux émeutes de la faim, seules les luttes ouvrières peuvent offrir une perspective

Pour autant, bien que dans les pays "pauvres" se développent aujourd'hui, simultanément, des luttes ouvrières contre la misère capitaliste et des émeutes de la faim, il s'agit de deux mouvements parallèles et de nature bien différente.

Même si des ouvriers peuvent être amenés à participer aux émeutes de la faim en pillant des magasins, ce terrain n'est pas celui de la lutte de classe. Ce terrain est celui dans lequel le prolétariat est inévitablement noyé au milieu d'autres couches "populaires" parmi les plus pauvres et marginalisées. Dans ce type de mouvement, le prolétariat ne peut que perdre son autonomie de classe et abandonner ses propres méthodes de luttes : les grèves, manifestations, assemblées générales.

Par ailleurs, les émeutes de la faim ne sont qu'un feu de paille, une révolte sans lendemain qui ne peut en aucune façon résoudre le problème des famines. Elles ne sont rien d'autre qu'une réaction immédiate et désespérée à la misère la plus absolue. En effet, une fois que les magasins ont été vidés par les pillages, il ne reste plus rien, alors que les hausses de salaires résultant des luttes ouvrières peuvent se maintenir plus longtemps (même si elles seront rattrapées à terme). Il est évident que, face à la famine qui frappe aujourd'hui les populations des pays de la périphérie du capitalisme, la classe ouvrière ne peut pas rester indifférente ; et cela d'autant plus que, dans ces pays, les ouvriers sont eux-mêmes également touchés par la crise alimentaire et ont de plus en plus de difficultés à nourrir leur propre famille avec leurs salaires misérables.

Les manifestations actuelles de la faillite du capitalisme, et notamment la flambée des prix et l'aggravation de la crise alimentaire, vont tendre de plus en plus à niveler par le bas les conditions de vie des prolétaires et des masses les plus paupérisées. De ce fait, les luttes ouvrières dans les pays "pauvres" ne peuvent que se multiplier en même temps que les émeutes de la faim. Mais si les émeutes de la faim ne contiennent aucune perspective, les luttes ouvrières, elles, constituent le terrain à partir duquel les ouvriers peuvent développer leur force et leur perspective. Le seul moyen pour le prolétariat de résister aux attaques de plus en plus violentes du capitalisme réside dans sa capacité à préserver son autonomie de classe en développant ses luttes et sa solidarité sur son propre terrain. En particulier, c'est dans les assemblées générales et les manifestations massives que doivent être mises en avant des revendications communes à tous, intégrant la solidarité avec les masses affamées. Dans ces revendications, les prolétaires en lutte doivent exiger non seulement des augmentations de salaire et la baisse des prix des denrées de base, mais ils doivent aussi ajouter à leur plate-forme revendicative la distribution gratuite du minimum vital pour les plus démunis, les chômeurs et les masses d'indigents.

Ce n'est qu'en développant ses propres méthodes de lutte et en renforçant sa solidarité de classe avec les masses affamées et opprimées que le prolétariat pourra entraîner derrière lui les autres couches non exploiteuses de la société.

Le capitalisme n'a aucune perspective à offrir à l'humanité, sinon celle des guerres toujours plus barbares, de catastrophes toujours plus tragiques, d'une misère toujours croissante pour la grande majorité de la population mondiale. La seule possibilité pour la société de sortir de la barbarie du monde actuel est le renversement du système capitaliste. Et la seule force capable de renverser le capitalisme est la classe ouvrière mondiale. C'est parce que, jusqu'à présent, celle-ci n'a pas encore trouvé la force d'affirmer cette perspective, à travers un développement et une extension massive de ses luttes, que des masses croissantes de la population mondiale dans les pays du "Tiers monde" sont amenées à s'engager dans des émeutes désespérées de la faim pour pouvoir survivre. La seule véritable solution à la "crise alimentaire" est le développement des luttes du prolétariat vers la révolution communiste mondiale qui permettra de donner une perspective et un sens aux révoltes de la faim. Le prolétariat ne pourra entraîner derrière lui les autres couches non exploiteuses de la société qu'en s'affirmant comme classe révolutionnaire. Ce n'est qu'en développant et unifiant ses luttes que la classe ouvrière pourra montrer qu'elle est la seule force sociale capable de changer le monde et d'apporter une réponse radicale au fléau de la famine, mais aussi de la guerre et de toutes les manifestations de désespoir qui contribuent au pourrissement de la société.

Le capitalisme a réuni les conditions de l'abondance mais, tant que ce système ne sera pas renversé, elles ne peuvent déboucher que sur une situation absurde où la surproduction de marchandises côtoie la pénurie des biens les plus élémentaires.

Le fait que le capitalisme ne soit plus capable de nourrir des pans entiers de l'humanité constitue un appel au prolétariat pour qu'il assume sa responsabilité historique. Ce n'est que par la révolution communiste mondiale qu'il pourra poser les bases d'une société d'abondance où les famines seront à jamais éradiquées de la planète.

LE (5 juillet 08)

 

1 Rapporteur spécial pour le droit à l'alimentation (des populations) du Conseil des droits de l'homme de l'Organisation des Nations Unies de 2000 à mars 2008.

2 Le terme "Tiers-Monde" a été inventé par l'économiste et démographe français Alfred Sauvy en 1952, en pleine Guerre froide, pour désigner à l'origine les pays qui ne se rattachaient directement ni au bloc occidental ni au bloc russe, mais ce sens a été pratiquement abandonné, surtout depuis la chute du mur de Berlin. Mais il a été également utilisé pour désigner les pays qui connaissent les indices de développement économique les plus faibles, autrement dit les pays les plus pauvres de la planète en particulier en Afrique, en Asie ou en Amérique du Sud. Et c'est évidemment dans ce sens, plus que jamais d'actualité, que nous l'utilisons encore.

3 Concernant les émeutes raciales de Los Angeles, voir notre article "Face au chaos et aux massacres, seule la classe ouvrière peut apporter une réponse [2]" dans la Revue Internationale n°70. Sur les émeutes dans les banlieues françaises de l'automne 2005, lire "Emeutes sociales : Argentine 2001, France 2005,... Seule la lutte de classe du prolétariat est porteuse d'avenir [3]" (Revue Internationale n° 124) et "Thèses sur le mouvement des étudiants du printemps 2006 en France [4]" (Revue Internationale n° 125).

Mai 68 et la perspective révolutionnaire (II) : Fin de la contre-révolution, reprise historique du prolétariat mondial

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Face à tous les mensonges qui ont déferlé récemment, et dans de nombreux pays, sur Mai 68, il est nécessaire que les révolutionnaires rétablissent la vérité, qu'ils fournissent les clés pour comprendre la signification et les leçons de ces événements, qu'ils empêchent, en particulier, leur enterrement en première classe sous une avalanche de fleurs et de couronnes.

 

C'est ce que nous avons commencé à faire dans notre revue en publiant un article qui revient sur la première des composantes des "événements de Mai 68", la révolte étudiante, au niveau international et en France. Nous revenons ici sur la composante essentielle de ces événements : le mouvement de la classe ouvrière.

Dans le premier article, nous avions conclu ainsi le récit des événements en France : "Le 14 mai, dans beaucoup d'entreprises, les discussions se poursuivent. Après les immenses manifestations de la veille [en solidarité avec les étudiants victimes de la répression], avec l'enthousiasme et le sentiment de force qui s'en sont dégagés, il est difficile de reprendre le travail comme si de rien n'était. A Nantes, les ouvriers de Sud-Aviation, entraînés par les plus jeunes d'entre eux, déclenchent une grève spontanée et décident d'occuper l'usine. La classe ouvrière a commencé à prendre le relais."

C'est ce récit que nous allons poursuivre ici.

La grève généralisée en France

L'extension de la grève

A Nantes, ce sont les jeunes ouvriers, du même âge que les étudiants, qui ont lancé le mouvement ; leur raisonnement est simple : "si les étudiants, qui pourtant ne peuvent pas faire pression avec la grève, ont eu la force de faire reculer le gouvernement, les ouvriers pourront aussi le faire reculer". Pour leur part, les étudiants de la ville viennent apporter leur solidarité aux ouvriers, se mêlent à leur piquet de grève : fraternisation. Ici, il est clair que les campagnes du PCF1 et de la CGT2 mettant en garde contre les "gauchistes provocateurs à la solde du patronat et du ministère de l'Intérieur" qui auraient infiltré le milieu étudiant ont un impact bien faible.

Au total, il y a 3100 grévistes au soir du 14 mai.

Le 15 mai le mouvement gagne l'usine Renault de Cléon, en Normandie ainsi que deux autres usines de la région : grève totale, occupation illimitée, séquestration de la Direction, drapeau rouge sur les grilles. En fin de journée, il y a 11 000 grévistes.

Le 16 mai, les autres usines Renault entrent dans le mouvement : drapeau rouge sur Flins, Sandouville, le Mans et Billancourt (proche banlieue de Paris). Ce soir-là, il n'y a que 75 000 grévistes au total, mais l'entrée de Renault-Billancourt dans la lutte est un signal : c'est la plus grande usine de France (35 000 travailleurs) et depuis longtemps, il y a un proverbe : "Quand Renault éternue, la France s'enrhume".

Le 17 mai on compte 215 000 grévistes : la grève commence à toucher toute la France, surtout en province. C'est un mouvement totalement spontané ; les syndicats ne font que suivre. Partout, ce sont les jeunes ouvriers qui sont devant. On assiste à de nombreuses fraternisations entre étudiants et jeunes ouvriers : ces derniers viennent dans les facultés occupées et ils invitent les étudiants à venir manger à leur cantine.

Il n'y a pas de revendications précises : c'est un "ras le bol" qui s'exprime : sur un mur d'usine, en Normandie, il est écrit "Le temps de vivre et plus dignement !" Ce jour-là, craignant d'être "débordée par la base" et aussi par la CFDT3 beaucoup plus présente dans les mobilisations des premiers jours, la CGT appelle à l'extension de la grève : elle a "pris le train en marche" comme on disait à l'époque. Son communiqué ne sera connu que le lendemain.

Le 18 mai, il y a 1 million de travailleurs en grève à midi, avant même que ne soient connues les consignes de la CGT. Il y en a 2 millions le soir.

Ils seront 4 millions le lundi 20 mai et 6 millions et demi le lendemain.

Le 22 mai, il y a 8 millions de travailleurs en grève illimitée. C'est la plus grande grève de l'histoire du mouvement ouvrier international. Elle est beaucoup plus massive que les deux références précédentes : la "grève générale" de mai 1926 en Grande-Bretagne (qui a duré une semaine) et les grèves de mai-juin 1936 en France.

Tous les secteurs sont concernés : industrie, transports, énergie, postes et télécommunications, enseignement, administrations (plusieurs ministères sont complètement paralysés), médias (la télévision nationale est en grève, les travailleurs dénoncent notamment la censure qu'on leur impose), laboratoires de recherche, etc. Même les pompes funèbres sont paralysées (c'est une mauvaise idée que de mourir en Mai 68). On peut même voir les sportifs professionnels entrer dans le mouvement : le drapeau rouge flotte sur le bâtiment de la Fédération française de football. Les artistes ne sont pas en reste et le Festival de Cannes est interrompu à l'instigation des réalisateurs de cinéma.

Au cours de cette période, les facultés occupées (de même que d'autres bâtiments publics, comme le Théâtre de l'Odéon à Paris) deviennent des lieux de discussion politique permanente. Beaucoup d'ouvriers, notamment les jeunes mais pas seulement, participent à ces discussions. Certains ouvriers demandent à ceux qui défendent l'idée de la révolution de venir défendre leur point de vue dans leur entreprise occupée. C'est ainsi qu'à Toulouse, le petit noyau qui va fonder par la suite la section du CCI en France est invité à venir exposer l'idée des conseils ouvriers dans l'usine JOB (papier et carton) occupée. Et le plus significatif, c'est que cette invitation émane de militants... de la CGT et du PCF. Ces derniers devront parlementer pendant une heure avec des permanents de la CGT de la grande usine Sud-Aviation venus "renforcer" le piquet de grève de JOB pour obtenir l'autorisation de laisser entrer des "gauchistes" dans l'usine. Pendant plus de six heures, ouvriers et révolutionnaires, assis sur des rouleaux de carton, discuteront de la révolution, de l'histoire du mouvement ouvrier, des soviets de même que des trahisons... du PCF et de la CGT...

Beaucoup de discussions ont lieu aussi dans la rue, sur les trottoirs (il a fait beau dans toute la France en mai 68 !). Elles surgissent spontanément, chacun a quelque chose à dire ("On se parle et on s'écoute" est un slogan). Un peu partout, il règne une ambiance de fête, sauf dans les "beaux quartiers" où la trouille et la haine s'accumulent.

Partout en France, dans les quartiers, dans certaines grandes entreprises ou autour, surgissent des "Comités d'action" : on y discute de comment mener la lutte, de la perspective révolutionnaire. Ils sont en général animés par les groupes gauchistes ou anarchistes mais ils rassemblent beaucoup plus de monde que les membres de ces organisations. Même, à l'ORTF, la radio-télévision d'État, il se crée un Comité d'action animé notamment par Michel Drucker4 et auquel participe même l'inénarrable Thierry Rolland5.

La réaction de la bourgeoisie

Devant une telle situation, la classe dominante connaît une période de désarroi ce qui s'exprime par des initiatives brouillonnes et inefficaces.

C'est ainsi que, le 22 mai, l'Assemblée nationale, dominée par la droite, discute (pour finalement la rejeter) une motion de censure déposée par la gauche deux semaines auparavant : les institutions officielles de la République française semblent vivre dans un autre monde. Il en est de même du gouvernement qui prend ce même jour la décision d'interdire le retour de Cohn-Bendit qui était allé en Allemagne. Cette décision ne fait qu'accroître le mécontentement : le 24 mai on assiste à de multiples manifestations, notamment pour dénoncer l'interdiction de séjour de Cohn-Bendit : "Les frontières on s'en fout !", "Nous sommes tous des juifs allemands !" Malgré le cordon sanitaire de la CGT contre les "aventuriers" et les "provocateurs" (c'est-à-dire les étudiants "radicaux") beaucoup de jeunes ouvriers rejoignent ces manifestations.

Le soir, le Président de la République, le général de Gaulle fait un discours : il propose un référendum pour que les Français se prononcent sur la "participation" (une sorte d'association capital-travail). On ne saurait être plus éloigné des réalités. Ce discours fait un bide complet qui révèle le désarroi du gouvernement et de la bourgeoisie en général6.

Dans la rue, les manifestants ont écouté le discours sur les radios portables, la colère augmente encore : "Son discours, on s'en fout !". On assiste à des affrontements et à des barricades durant toute la nuit à Paris et dans plusieurs villes de province. Il y a de nombreuses vitrines brisées, des voitures incendiées, ce qui a pour effet de retourner une partie de l'opinion contre les étudiants considérés désormais comme des "casseurs". Il est probable, d'ailleurs, que parmi les manifestants se soient mêlés des membres des milices gaullistes ou des policiers en civil afin "d'attiser le feu" et faire peur à la population. Il est clair aussi que nombre d'étudiants s'imaginent "faire la révolution" en construisant des barricades ou en brûlant des voitures, symboles de la "société de consommation". Mais ces actes expriment surtout la colère des manifestants, étudiants et jeunes ouvriers, devant les réponses risibles et provocantes apportées par les autorités face à la plus grande grève de l'histoire. Illustration de cette colère contre le système : le symbole du capitalisme, la Bourse de Paris, est incendié.

Finalement, ce n'est que le jour suivant que la bourgeoisie commence à reprendre des initiatives efficaces : le samedi 25 mai s'ouvrent au ministère du Travail (rue de Grenelle) des négociations entre syndicats, patronat et gouvernement.

D'emblée, les patrons sont prêts à lâcher beaucoup plus que ce que s'imaginaient les syndicats : il est clair que la bourgeoisie a peur. Le premier ministre, Pompidou, préside. Il rencontre seul à seul, pendant une heure le dimanche matin, Séguy, patron de la CGT7 : les deux principaux responsables du maintien de l'ordre social en France ont besoin de discuter sans témoin des moyens de rétablir celui-ci8.

Dans la nuit du 26 au 27 mai sont conclus les "accords de Grenelle" :

- augmentations de salaires pour tous de 7% le 1er juin, plus 3% le 1er octobre ;

- augmentation du salaire minimum de l'ordre de 25% ;

- réduction du "ticket modérateur" de 30% à 25% (montant des dépenses de santé non pris en charge par la Sécurité sociale) ;

- reconnaissance de la section syndicale au sein de l'entreprise ;

- plus une série de promesses floues d'ouverture de négociations, notamment sur la durée du travail (qui est de l'ordre de 47 heures par semaine en moyenne).

Vu l'importance et la force du mouvement, c'est une véritable provocation :

- les 10 % seront effacés par l'inflation (qui est importante à cette période) ;

- rien sur la compensation salariale de l'inflation ;

- rien de concret sur la réduction du temps de travail ; on se contente d'afficher l'objectif du "retour progressif aux 40 heures" (déjà obtenues officiellement en 1936 !) ; au rythme proposé par le gouvernement, on y arriverait en... 2008 ! ;

- les seuls qui gagnent quelque chose de significatif sont les ouvriers les plus pauvres (on veut diviser la classe ouvrière en les poussant à reprendre le travail) et les syndicats (on les rétribue pour leur rôle de saboteurs).

Le lundi 27 mai les "accords de Grenelle" sont rejetés de façon unanime par les assemblées ouvrières.

à Renault Billancourt, les syndicats ont organisé un grand "show" amplement couvert par la télévision et les radios : en sortant des négociations, Séguy avait dit aux journalistes : "La reprise ne saurait tarder" et il espère bien que les ouvriers de Billancourt donneront l'exemple. Cependant, 10 000 d'entre eux, rassemblés depuis l'aube, ont décidé de poursuivre le mouvement avant même l'arrivée des dirigeants syndicaux.

Benoît Frachon, dirigeant "historique" de la CGT (déjà présent aux négociations de 1936) déclare : "Les accords de la rue de Grenelle vont apporter à des millions de travailleurs un bien-être qu'ils n'auraient pas espéré" : silence de mort !

André Jeanson, de la CFDT, se félicite du vote initial en faveur de la poursuite de la grève et parle de la solidarité des ouvriers avec les étudiants et les lycéens en lutte : applaudissements à tout rompre.

Séguy, enfin, présente "un compte rendu objectif" de ce qui "a été acquis à Grenelle" : sifflements puis huée générale de plusieurs minutes. Séguy fait alors une pirouette : "Si j'en juge par ce que j'entends, vous ne vous laisserez pas faire" : applaudissements mais dans la foule on entend : "Il se fout de notre gueule !".

La meilleure preuve du rejet des "accords de Grenelle" : le nombre des grévistes augmente encore le 27 mai pour atteindre les 9 millions.

Ce même jour se tient au stade Charléty, à Paris, un grand rassemblement appelé par le syndicat étudiant UNEF, la CFDT (qui fait de la surenchère par rapport à la CGT) et les groupes gauchistes. La tonalité des discours y est très révolutionnaire : il s'agit en fait de donner un exutoire au mécontentement croissant envers la CGT et le PCF. A côté des gauchistes, on note la présence de politiciens sociaux-démocrates comme Mendès-France (ancien chef du gouvernement dans les années 50). Cohn-Bendit, les cheveux teints en noir, y fait une apparition (on l'avait déjà vu la veille à la Sorbonne).

La journée du 28 mai est celle des grenouillages des partis de gauche :

Le matin, François Mitterrand, président de la Fédération de la gauche démocrate et socialiste (qui regroupe le Parti socialiste, le Parti radical et divers petits groupements de gauche) tient une conférence de presse : considérant qu'il y a vacance du pouvoir, il annonce sa candidature à la présidence de la République. Dans l'après-midi, Waldeck Rochet, patron du PCF, propose un gouvernement "à participation communiste" : il s'agit d'éviter que les sociaux-démocrates n'exploitent la situation à leur seul bénéfice. Il est relayé le lendemain 29 mai par une grande manifestation appelée par la CGT réclamant un "gouvernement populaire". La droite crie immédiatement au "complot communiste".

Ce même jour, on constate la "disparition" du général de Gaulle. Certains font courir le bruit qu'il se retire mais, en fait, il s'est rendu en Allemagne pour s'assurer auprès du général Massu, qui y commande les troupes françaises d'occupation, de la fidélité des armées.

Le 30 mai constitue une journée décisive dans la reprise en main de la situation par la bourgeoisie. De Gaulle fait un nouveau discours :

"Dans les circonstances présentes, je ne me retirerai pas. (...) Je dissous aujourd'hui l'Assemblée nationale..."

En même temps se tient à Paris, sur les Champs-Élysées, une énorme manifestation de soutien à de Gaulle. Venu des beaux quartiers, des banlieues cossues et aussi de la "France profonde" grâce aux camions de l'armée, le "peuple" de la trouille et du fric, des bourgeois et des institutions religieuses pour leurs enfants, des cadres supérieurs imbus de leur "supériorité", des petits commerçants tremblant pour leur vitrine, des anciens combattants ulcérés par les atteintes au drapeau tricolore, des "barbouzes" en mèche avec la pègre, mais aussi des anciens de l'Algérie française et de l'OAS9, les jeunes membres du groupe fascisant Occident, les vieux nostalgiques de Vichy (qui tous pourtant détestent de Gaulle) ; tout ce beau monde vient clamer sa haine de la classe ouvrière et son "amour de l'ordre". Dans la foule, à côté d'anciens combattants de la "France libre", on entend des "Cohn-Bendit à Dachau !".

Mais le "Parti de l'ordre" ne se réduit pas à ceux qui manifestent sur les Champs-Élysées. Le même jour, la CGT appelle à des négociations branche par branche pour "améliorer les acquis de Grenelle" : c'est le moyen de diviser le mouvement afin de le liquider.

La reprise du travail

D'ailleurs, à partir de cette date (c'est un jeudi), le travail commence à reprendre, mais lentement car, le 6 juin, il y aura encore 6 millions de grévistes. La reprise du travail se fait dans la dispersion :

- 31 mai : sidérurgie lorraine, textiles du Nord ;

- 4 juin : arsenaux, assurances ;

- 5 juin : EDF10, mines de charbon ;

- 6 juin : poste, télécommunications, transports (à Paris, la CGT fait le forcing pour faire reprendre : dans chaque dépôt les dirigeants syndicaux annoncent que les autres dépôts ont repris le travail, ce qui est faux) ;

- 7 juin : enseignement primaire ;

- 10 juin : occupation de l'usine Renault de Flins par les forces de police ; un lycéen de 17 ans, Gilles Tautin, venu apporter sa solidarité aux ouvriers, tombe dans la Seine alors qu'il est chargé par les gendarmes et se noie ;

- 11 juin : intervention des CRS11 à l'usine Peugeot de Sochaux (2e usine de France) : 2 ouvriers sont tués, dont un par balles.

On assiste alors à de nouvelles manifestations violentes dans toute la France : "Ils ont tué nos camarades !" A Sochaux, devant la résistance déterminée des ouvriers, les CRS évacuent l'usine : le travail ne reprendra que 10 jours plus tard.

Craignant que l'indignation ne relance la grève (il reste encore 3 millions de grévistes), les syndicats (CGT en tête) et les partis de gauche conduits par le PCF appellent avec insistance à la reprise du travail "pour que les élections puissent se tenir et compléter la victoire de la classe ouvrière". Le quotidien du PCF, l'Humanité, titre : "Forts de leur victoire, des millions de travailleurs reprennent le travail".

L'appel systématique à la grève par les syndicats à partir du 20 mai trouve maintenant son explication : non seulement il fallait éviter d'être débordé par la "base" mais il fallait contrôler le mouvement afin de pouvoir, le moment venu, provoquer la reprise des secteurs les moins combatifs et démoraliser les autres secteurs.

Waldeck Rochet, dans ses discours de campagne électorale déclare que "Le Parti communiste est un parti d'ordre". Et "l'ordre" bourgeois revient peu à peu :

- 12 juin : reprise dans l'enseignement secondaire ;

- 14 juin : Air France et Marine marchande ;

- 16 juin : la Sorbonne est occupée par la police ;

- 17 juin : reprise chaotique à Renault Billancourt ;

- 18 juin : de Gaulle fait libérer les dirigeants de l'OAS qui étaient encore en prison ;

- 23 juin : 1er tour des élections législatives avec une très forte progression de la droite ;

- 24 juin : reprise du travail à l'usine Citroën Javel, en plein Paris (Krasucki, numéro 2 de la CGT, intervient avec insistance dans l'assemblée générale pour appeler à la fin de la grève) ;

- 26 juin : Usinor Dunkerque ;

- 30 juin : 2e tour des élections avec une victoire historique de la droite.

Une des dernières entreprises à reprendre le travail, le 12 juillet, est l'ORTF : de nombreux journalistes ne veulent pas voir revenir la tutelle et la censure qu'ils subissaient auparavant de la part du gouvernement. Après la "reprise en main", nombre d'entre eux seront licenciés. L'ordre est revenu partout, y compris dans les informations qu'on juge utile de diffuser dans la population.

Ainsi, la plus grande grève de l'histoire s'est terminée par une défaite, contrairement aux affirmations de la CGT et du PCF. Une défaite cuisante sanctionnée par le retour en force des partis et des "autorités" qui avaient été vilipendées au cours du mouvement. Mais le mouvement ouvrier sait depuis longtemps que : "Le résultat véritable de leurs luttes est moins le succès immédiat que l'union grandissante des travailleurs" (le Manifeste communiste). Aussi, derrière leur défaite immédiate, les ouvriers ont remporté en 1968 en France une grande victoire, non pas pour eux-mêmes mais pour l'ensemble du prolétariat mondial. C'est ce que nous allons voir maintenant en même temps que nous allons tenter de mettre en évidence les causes profondes ainsi que les enjeux historiques et mondiaux du "joli mois de Mai" français.


La portée internationale de la grève de mai 1968

Dans la plupart des nombreux livres et émissions de télévision sur Mai 1968 qui ont occupé l'espace médiatique de plusieurs pays au cours de la dernière période, il est souligné le caractère international du mouvement étudiant qui a touché la France au cours de ce mois-là. Tout le monde s'entend pour constater, comme nous l'avons également souligné dans notre précédent article, que les étudiants français n'étaient pas les premiers à se mobiliser massivement ; qu'ils ont, en quelque sorte, "pris le train en marche" d'un mouvement qui avait démarré dans les universités américaines à l'automne 1964. A partir des États-Unis, ce mouvement avait touché la plupart des pays occidentaux et il avait connu en Allemagne, dès 1967, ses développements les plus spectaculaires faisant des étudiants de ce pays la "référence" pour ceux des autres pays européens. Cependant, les mêmes journalistes ou "historiens" qui se plaisent à souligner l'ampleur internationale de la contestation étudiante des années 60 ne disent en général pas un mot des luttes ouvrières qui se sont déroulées dans le monde au cours de cette période. Évidemment, ils ne peuvent pas faire l'impasse sur l'immense grève qui constitue l'autre volet, évidemment le plus important, des "événements" de 68 en France : il leur est difficile de faire passer à la trappe la plus grande grève de l'histoire du mouvement ouvrier. Mais, si on les suit, ce mouvement du prolétariat constitue une sorte "d'exception française", encore une.

En réalité, au même titre, et peut-être encore plus, que le mouvement étudiant, le mouvement de la classe ouvrière en France était partie intégrante d'un mouvement international et on ne peut le comprendre réellement que dans ce contexte international.

Le contexte de la grève ouvrière en France...

C'est vrai qu'il a existé en France en mai 1968 une situation qu'on n'a retrouvée dans aucun autre pays, sinon de façon très marginale : un mouvement massif de la classe ouvrière prenant son essor à partir de la mobilisation étudiante. Il est clair que la mobilisation étudiante, la répression qu'elle a subie - et qui l'a alimentée- de même que le recul final du gouvernement après la "nuit des barricades" du 10-11 mai, ont joué un rôle, non seulement dans le déclenchement, mais aussi dans l'ampleur de la grève ouvrière. Cela dit, si le prolétariat de France s'est engagé dans un tel mouvement, ce n'est sûrement pas uniquement pour "faire comme les étudiants", c'est qu'il existait en son sein un mécontentement profond, généralisé, et aussi la force politique pour engager le combat.

Ce fait n'est en général pas occulté par les livres et programmes de télévision traitant de Mai 68 : il est souvent rappelé que, dès 1967, les ouvriers avaient mené des luttes importantes dont les caractéristiques tranchaient avec celles de la période précédente. En particulier, alors que les "grévettes" et les journées d'action syndicales ne suscitaient pas de grand enthousiasme, on a assisté à des conflits très durs, très déterminés face à une violente répression patronale et policière et où les syndicats ont été débordés à plusieurs reprises. C'est ainsi que, dès le début 1967, se produisent des affrontements importants à Bordeaux (à l'usine d'aviation Dassault), à Besançon et dans la région lyonnaise (grève avec occupation à Rhodia, grève à Berliet conduisant les patrons au lock-out et à l'occupation de l'usine par les CRS), dans les mines de Lorraine, dans les chantiers navals de Saint-Nazaire (qui est paralysée par une grève générale le 11 avril).

C'est à Caen, en Normandie, que la classe ouvrière va livrer un de ses combats les plus importants avant mai 68. Le 20 janvier 1968, les syndicats de la Saviem (camions) avaient lancé un mot d'ordre de grève d'une heure et demie mais la base, jugeant cette action insuffisante, est partie spontanément en grève le 23. Le surlendemain, à 4 heures du matin, les CRS démantèlent le piquet de grève permettant aux cadres et aux "jaunes" d'entrer dans l'usine. Les grévistes décident d'aller au centre ville où ils sont rejoints par des ouvriers d'autres usines qui sont également partis en grève. A 8 heures du matin, 5000 personnes convergent pacifiquement vers la place centrale : les Gardes mobiles12 les chargent brutalement, notamment à coups de crosse de fusil. Le 26 janvier, les travailleurs de tous les secteurs de la ville (dont les enseignants) ainsi que de nombreux étudiants manifestent leur solidarité : un meeting sur la place centrale rassemble 7000 personnes à 18 heures. A la fin du meeting, les Gardes mobiles chargent pour évacuer la place mais sont surpris par la résistance des travailleurs. Les affrontements dureront toute la nuit ; il y aura 200 blessés et des dizaines d'arrestations. Six jeunes manifestants, tous des ouvriers, écopent de peines de prison ferme de 15 jours à trois mois. Mais loin de faire reculer la classe ouvrière, cette répression ne fait que provoquer l'extension de sa lutte : le 30 janvier, on compte 15 000 grévistes à Caen. Le 2 février, les autorités et le patronat sont obligés de reculer : levée des poursuites contre les manifestants, augmentations des salaires de 3 à 4 %. Le lendemain, le travail reprend mais, sous l'impulsion des jeunes ouvriers, les débrayages se poursuivent encore pendant un mois à la Saviem.

Saint-Nazaire en avril 67 et Caen en janvier 68 ne sont pas les seules villes à être touchées par des grèves générales de toute la population ouvrière. C'est aussi le cas dans d'autres villes de moindre importance comme Redon en mars et Honfleur en avril. Ces grèves massives de tous les exploités d'une ville préfigurent ce qui va se passer à partir du milieu du mois de mai dans tout le pays.

Ainsi, on ne peut pas dire que l'orage de Mai 1968 ait éclaté dans un ciel d'azur. Le mouvement des étudiants a mis "le feu à la plaine", mais celle-ci était prête à s'enflammer.

Évidemment, les "spécialistes", notamment les sociologues, ont essayé de mettre en évidence les causes de cette "exception" française. Ils ont en particulier mis en avant le rythme très élevé du développement industriel de la France au cours des années 1960, transformant ce vieux pays agricole en puissance industrielle moderne. Ce fait explique notamment la présence et le rôle d'un nombre important de jeunes ouvriers dans les usines qui, souvent, avaient été construites peu avant. Ces jeunes ouvriers, issus fréquemment du milieu rural, sont très peu syndiqués et supportent difficilement la discipline de caserne de l'usine alors qu'ils reçoivent la plupart du temps des salaires dérisoires, même lorsqu'ils ont un Certificat d'aptitude professionnelle. Cette situation permet de comprendre pourquoi ce sont les secteurs les plus jeunes de la classe ouvrière qui ont les premiers engagé le combat, et également pourquoi la plupart des mouvements importants qui ont précédé Mai 68 ont eu lieu dans l'Ouest de la France, une région essentiellement rurale tardivement industrialisée. Cependant, les explications des sociologues échouent à expliquer pourquoi ce ne sont pas seulement les jeunes travailleurs qui sont entrés en grève en 1968 mais la très grande majorité de toute la classe ouvrière, tous âges confondus.

... et internationalement

En fait, derrière un mouvement de l'ampleur et de la profondeur de celui de mai 68, il y avait nécessairement des causes beaucoup plus profondes, des causes qui dépassaient, de très loin, le cadre de la France. Si l'ensemble de la classe ouvrière de ce pays s'est lancé dans une grève quasi générale, c'est que tous ses secteurs commençaient à être touchée par la crise économique qui, en 1968 n'en était qu'à son tout début, une crise non pas "française" mais de l'ensemble du capitalisme mondial. Ce sont les effets en France de cette crise économique mondiale (montée du chômage, gel des hausses salariales, intensification des cadences de production, attaques contre la Sécurité sociale) qui expliquent en bonne partie la montée de la combativité ouvrière dans ce pays à partir de 1967 :

"Dans tous les pays industriels, en Europe et aux USA, le chômage se développe et les perspectives économiques s'assombrissent. L'Angleterre, malgré une multiplication de mesures pour sauvegarder l'équilibre, est finalement réduite fin 1967 à une dévaluation de la Livre Sterling, entraînant derrière elle des dévaluations dans toute une série de pays. Le gouvernement Wilson proclame un programme d'austérité exceptionnel : réduction massive des dépenses publiques..., blocage des salaires, réduction de la consommation interne et des importations, effort pour augmenter les exportations. Le 1er janvier 1968, c'est au tour de Johnson [Président des États-Unis] de pousser un cri d'alarme et d'annoncer des mesures sévères indispensables pour sauvegarder l'équilibre économique. En mars, éclate la crise financière du dollar. La presse économique chaque jour plus pessimiste, évoque de plus en plus le spectre de la crise de 1929 (...) Mai 1968 apparaît dans toute sa signification pour avoir été une des premières et une des plus importantes réactions de la masse des travailleurs contre une situation économique mondiale allant en se détériorant" (Révolution internationale (ancienne série) n° 2, printemps 1969).

En fait, des circonstances particulières ont permis que ce soit en France que le prolétariat mondial mène son premier combat d'ampleur contre les attaques croissantes que le capitalisme en crise ne pouvait que multiplier. Mais, assez rapidement, les autres secteurs nationaux de la classe ouvrière allaient entrer à leur tour dans la lutte. Aux mêmes causes devaient succéder les mêmes effets.

C'est ainsi qu'à l'autre bout du monde, en Argentine, mai 1969 allait être marqué par ce qui est resté depuis dans les mémoires comme le "cordobazo". Le 29 mai, à la suite de toute une série de mobilisations dans les villes ouvrières contre les violentes attaques économiques et la répression de la junte militaire, les ouvriers de Cordoba avaient complètement débordé les forces de police et l'armée (pourtant équipées de tanks) et s'étaient rendus maîtres de la ville (la deuxième du pays). Le gouvernement n'a pu "rétablir l'ordre" que le lendemain grâce à l'envoi massif de troupes militaires.

En Italie, au même moment, débute le mouvement de luttes ouvrières le plus important depuis la Seconde Guerre mondiale. Les grèves commencent à se multiplier chez Fiat à Turin, d'abord dans la principale usine de la ville, Fiat-Mirafiori, pour s'étendre ensuite aux autres usines du groupe à Turin et aux alentours. Le 3 juillet 1969, lors d'une journée d'action syndicale contre la hausse des loyers, les cortèges ouvriers, rejoints par des cortèges étudiants, convergent vers l'usine de Mirafiori. Face à celle-ci, de violentes bagarres éclatent avec la police. Elles durent pratiquement toute la nuit et s'étendent à d'autres quartiers de la ville.

Dès la fin du mois d'août, lorsque les ouvriers rentrent des congés d'été, les grèves reprennent à Fiat, mais aussi à Pirelli (pneumatiques) à Milan et dans bien d'autres entreprises.

Cependant, la bourgeoisie italienne, instruite par l'expérience de Mai 68, ne se laisse pas surprendre comme cela était arrivé à la bourgeoisie française l'année précédente. Il lui faut absolument empêcher que le mécontentement social profond qui se fait jour ne débouche sur un embrasement généralisé. C'est pour cela que son appareil syndical va mettre à profit l'échéance des contrats collectifs, notamment dans la métallurgie, la chimie et le bâtiment, pour développer ses manœuvres de dispersion des luttes en fixant aux ouvriers comme objectif un "bon contrat" dans leurs secteurs respectifs. Les syndicats mettent au point la tactique dite des grèves "articulées" : tel jour les métallos font grève, tel autre les travailleurs de la chimie, tel autre ceux du bâtiment. Des grèves "générales" sont appelées mais par province ou même par ville, contre la vie chère ou la hausse des loyers. Au niveau des entreprises, les syndicats prônent les grèves tournantes, un atelier après l'autre, avec le prétexte de causer le plus de dommages possible aux patrons à moindres frais pour les ouvriers. En même temps, les syndicats font le nécessaire pour reprendre le contrôle d'une base qui tend à leur échapper : alors que, dans beaucoup d'entreprises, les ouvriers, mécontents des structures syndicales traditionnelles, élisent des délégués d'atelier, ces derniers sont institutionnalisés sous forme de "conseils d'usine" présentés comme "organes de base" du syndicat unitaire que les trois confédérations, CGIL, CISL et UIL affirment vouloir construire ensemble. Après plusieurs mois où la combativité ouvrière s'épuise dans une succession de "journées d'action" par secteur et de "grèves générales" par province ou par ville, les contrats collectifs de secteur sont signés successivement entre début novembre et fin décembre. Et c'est peu avant la signature du dernier contrat, le plus important puisqu'il concerne la métallurgie du privé, secteur à l'avant-garde du mouvement, qu'une bombe explose, le 12 décembre, dans une banque de Milan, tuant 16 personnes. L'attentat est attribué à des anarchistes (l'un d'eux, Giuseppe Pinelli, meurt entre les mains de la police milanaise) mais on apprendra bien plus tard qu'il provenait de certains secteurs de l'appareil d'État. Les structures secrètes de l'État bourgeois sont venu prêter main forte aux syndicats pour semer la confusion dans les rangs de la classe ouvrière en même temps que se renforçaient les moyens de la répression.

Le prolétariat d'Italie n'a pas été le seul à se mobiliser au cours de cet automne 1969. A une échelle bien moindre mais très significative, celui d'Allemagne est entré aussi dans la lutte puisqu'en septembre ont éclaté dans ce pays des grèves sauvages contre la signature par les syndicats d'accords de "modération salariale". Ces derniers étaient censés être "réalistes" face à la dégradation de la situation de l'économie allemande qui, malgré le "miracle" d'après guerre, n'a pas été épargnée par les difficultés du capitalisme mondial qui s'accumulent à partir de 1967 (cette année-là, l'Allemagne a connu sa première récession depuis la guerre).

Ce réveil du prolétariat d'Allemagne, même s'il est encore timide, revêt une signification toute particulière. D'une part, il s'agit du plus important et du plus concentré d'Europe. Mais surtout, ce prolétariat a eu dans l'histoire, et sera appelé à retrouver dans le futur, une position de premier plan au sein de la classe ouvrière mondiale. C'est en Allemagne que c'était joué le sort de la vague révolutionnaire internationale qui, à partir d'Octobre 1917 en Russie, avait menacé la domination capitaliste sur le monde. La défaite subie par les ouvriers allemands au cours de leurs tentatives révolutionnaires, entre 1918 et 1923, avait ouvert les portes à la plus terrible contre-révolution qui se soit abattue sur le prolétariat mondial au cours de son histoire. Et c'est là où la révolution était allée le plus loin, la Russie et l'Allemagne, que cette contre-révolution avait pris les formes les plus profondes et barbares : le stalinisme et le nazisme. Cette contre-révolution avait duré près d'un demi-siècle et elle avait culminé avec la Seconde Guerre mondiale qui, contrairement à la première, n'avait pas permis au prolétariat de relever la tête mais l'avait enfoncé encore plus, grâce, notamment, aux illusions créées par la victoire du camps de la "démocratie" et du "socialisme".

L'immense grève de Mai 1968 en France, puis "l'automne chaud" italien, avaient fait la preuve que le prolétariat mondial était sorti de cette période de contre-révolution, que contrairement à la crise de 1929, celle qui était en train de se développer n'allait pas déboucher sur la guerre mondiale mais sur un développement des combats de classe qui allaient empêcher la classe dominante d'apporter sa réponse barbare aux convulsions de son économie. Les luttes des ouvriers allemands de septembre 1969 l'ont confirmé, de même que l'ont confirmé, et à échelle encore plus significative, les luttes des ouvriers polonais au cours de l'hiver 1970-71.

En décembre 1970, la classe ouvrière de Pologne a réagi spontanément et massivement à une hausse des prix de plus de 30%. Les ouvriers détruisent les sièges du parti stalinien à Gdańsk, Gdynia et Elbląg. Le mouvement de grève s'étend de la côte baltique à Poznań, Katowice, Wrocław et Cracovie. Le 17 décembre, Gomulka, Secrétaire général du parti stalinien au pouvoir, envoie ses tanks dans les ports de la Baltique. Plusieurs centaines d'ouvriers sont tués. Des batailles de rue ont lieu à Szczecin et à Gdańsk. La répression ne réussit pas à écraser le mouvement. Le 21 décembre une vague de grèves éclate à Varsovie. Gomulka est renvoyé. Son successeur, Gierek, va immédiatement négocier personnellement avec les ouvriers du chantier naval de Szczecin. Gierek fait quelques concessions mais refuse d'annuler les hausses de prix. Le 11 février une grève de masse éclate à Łódź, déclenchée par 10 000 ouvriers du textile. Gierek finit par céder : les hausses de prix sont annulées.

Les régimes staliniens ont constitué la plus pure incarnation de la contre-révolution : c'est au nom du "socialisme" et des "intérêts de la classe ouvrière" que celle-ci subissait une des pires terreurs qui soient. L'hiver "chaud" des ouvriers polonais, de même que les grèves qui se sont produites à l'annonce des luttes en Pologne de l'autre côté de la frontière, notamment dans les régions de Lvov (Ukraine) et Kaliningrad (Russie de l'Ouest) faisaient la preuve que même là où la contre-révolution maintenait sa chape de plomb la plus lourde, les régimes "socialistes", elle était battue en brèche.

On ne peut énumérer ici l'ensemble des luttes ouvrières qui, après 1968, ont confirmé cette modification fondamentale du rapport de forces entre bourgeoisie et prolétariat à l'échelle mondiale. Nous ne citerons que deux exemples, celui de l'Espagne et celui de l'Angleterre.

En Espagne, malgré la répression féroce exercée par le régime franquiste, la combativité ouvrière s'exprime de façon massive au cours de l'année 1974. La ville de Pampelune, en Navarre, connaît un nombre de jours de grève par ouvrier supérieur à celui des ouvriers français de 1968. Toutes les régions industrielles sont touchées (Madrid, Asturies, Pays Basque) mais c'est dans les immenses concentrations ouvrières de la banlieue de Barcelone que les grèves prennent leur plus grande extension, touchant toutes les entreprises de la région, avec des manifestations exemplaires de solidarité ouvrière (souvent, la grève démarre dans une usine uniquement en solidarité avec les ouvriers d'autres usines).

L'exemple du prolétariat d'Angleterre est également très significatif puisqu'il s'agit du plus vieux prolétariat du monde. Tout au long des années 1970, celui-ci a mené des combats massifs contre l'exploitation (avec 29 millions de journées de grève en 1979, les ouvriers anglais se sont placés en seconde position des statistiques, derrière les ouvriers français en 1968). Cette combativité a même obligé la bourgeoisie anglaise à changer par deux fois de Premier ministre : en avril 1976 (Callaghan remplace Wilson) et au début 1979 (Callaghan est renversé par le Parlement).

Ainsi, la signification historique fondamentale de Mai 68 n'est à rechercher ni dans les "spécificités françaises", ni dans la révolte étudiante, ni dans la "révolution des mœurs" qu'on nous chante aujourd'hui. C'est dans la sortie du prolétariat mondial de la contre-révolution et son entrée dans une nouvelle période historique d'affrontements contre l'ordre capitaliste. Une période qui s'est également illustrée par un nouveau développement des courants politiques prolétariens, dont le nôtre, que la contre-révolution avait pratiquement éliminés ou réduits au silence, comme nous le verrons maintenant.


Le resurgissement international des forces révolutionnaires

Les ravages de la contre-révolution dans les rangs communistes

Au début du 20e siècle, pendant et après la Première Guerre mondiale, le prolétariat a livré des combats titanesques qui ont failli venir à bout du capitalisme. En 1917, il a renversé le pouvoir bourgeois en Russie. Entre 1918 et 1923, dans le principal pays européen, l'Allemagne, il a mené de multiples assauts pour parvenir au même but. Cette vague révolutionnaire s'est répercutée dans toutes les parties du monde, partout où il existait une classe ouvrière développée, de l'Italie au Canada, de la Hongrie à la Chine. C'était la réponse qu'apportait le prolétariat mondial à l'entrée du capitalisme dans sa période de décadence dont la guerre mondiale avait constitué la première grande manifestation.

Mais la bourgeoisie mondiale a réussi à contenir ce mouvement gigantesque de la classe ouvrière, et elle ne s'est pas arrêtée là. Elle a déchaîné la plus terrible contre-révolution de toute l'histoire du mouvement ouvrier. Cette contre-révolution a pris les formes d'une barbarie inimaginable, dont le stalinisme et le nazisme furent les deux représentants les plus significatifs, justement dans les pays où la révolution était allée le plus loin, la Russie et l'Allemagne.

Dans ce contexte, les partis communistes qui s'étaient trouvés à l'avant-garde de la vague révolutionnaire se sont convertis en partis de la contre-révolution.

Évidemment, la trahison des partis communistes a suscité le surgissement en leur sein de fractions de gauche en défense des véritables positions révolutionnaires. Un processus similaire s'était déjà déroulé au sein des partis socialistes lors de leur passage dans le camp bourgeois en 1914 avec leur soutien à la guerre impérialiste. Cependant, alors que ceux qui avaient lutté au sein des partis socialistes contre leur dérive opportuniste et leur trahison, avaient gagné des forces et une influence croissante dans la classe ouvrière jusqu'à être capables, après la révolution russe, de fonder une nouvelle Internationale, il n'en fut rien, du fait du poids croissant de la contre-révolution, des courants de gauche surgis au sein des partis communistes. Ainsi, alors qu'ils regroupaient au départ une majorité de militants dans les partis allemand et italien, ces courants ont progressivement perdu de leur influence dans la classe et la plus grande partie de leurs forces militantes, quand ils ne se sont pas éparpillés en de multiples petits groupes, comme ce fut le cas en Allemagne avant même que le régime hitlérien n'en extermine ou contraigne à l'exil les derniers militants.

En fait, au cours des années 30, à côté du courant animé par Trotski de plus en plus gagné par l'opportunisme, les groupes qui ont continué à défendre fermement les positions révolutionnaires, tel le Groupe des Communistes internationalistes (GIC) en Hollande (qui se réclamait du "Communisme de conseils" et rejetait la nécessité d'un parti prolétarien) et la Fraction de Gauche du Parti communiste d'Italie (qui publiait la revue Bilan) ne comptaient que quelques dizaines de militants et n'avaient plus aucune influence sur le cours des luttes ouvrières.

La Seconde Guerre mondiale n'a pas permis, contrairement à la première, un renversement du rapport de forces entre prolétariat et bourgeoisie. Bien au contraire. Instruite par l'expérience historique, et grâce au soutien précieux des partis staliniens, la classe dominante a veillé à tuer dans l'œuf tout nouveau surgissement du prolétariat. Dans l'euphorie démocratique de la "Libération", les groupes de la Gauche communiste sont encore plus isolés que dans les années 1930. En Hollande, le Communistenbond Spartacus prend la relève du GIC dans la défense des positions "conseillistes", positions qui seront également défendues, à partir de 1965 par Daad en Gedachte, une scission du Bond. Ces deux groupes font tout un travail de publication bien qu'ils soient handicapés par la position conseilliste qui rejette le rôle d'une organisation d'avant-garde pour le prolétariat. Cependant, le plus grand handicap est constitué par le poids idéologique de la contre-révolution. C'est le cas aussi en Italie où la constitution en 1945, autour de Damen et Bordiga (deux anciens fondateurs de la Gauche italienne dans les années 1920) du Partito Comunista Internazionalista (qui publie Battaglia Comunista et Prometeo), ne tient pas les promesses auxquelles avaient cru ses militants. Alors que cette organisation comptait 3000 membres à sa fondation, elle s'affaiblit progressivement, victime de la démoralisation et de scissions, notamment celle de 1952 animée par Bordiga qui va constituer le Parti Communiste International (et qui publie Programma comunista), scissions dont une des causes réside aussi dans la confusion qui avait présidé au regroupement de 1945, lequel s'était fait sur la base de l'abandon de toute une série d'acquis élaborés par Bilan dans les années 1930.

En France, le groupe qui s'était constitué en 1945, la Gauche Communiste de France (GCF), dans la continuité des positions de Bilan (mais en intégrant un certain nombre de positions programmatiques de la Gauche germano-hollandaise) et qui a publié 42 numéros de la revue Internationalisme, disparaît en 1952.

Dans ce même pays, outre les quelques éléments rattachés au Parti Communiste International et qui publiaient Le Prolétaire, un autre groupe a défendu jusqu'au début des années 1960 des positions de classe avec la revue Socialisme ou Barbarie (SouB). Mais ce groupe, issu d'une scission du trotskisme au lendemain de la seconde guerre mondiale, a progressivement et explicitement abandonné le marxisme ce qui a conduit à sa disparition en 1966. A la fin des années 1950 et au début des années 1960, plusieurs scissions de SouB, notamment face à son abandon du marxisme, avait conduit à la formation de petits groupes qui avaient rejoint la mouvance conseilliste, notamment ICO (Informations et Correspondances Ouvrières).

Nous pourrions encore citer l'existence d'autres groupes dans d'autres pays mais ce qui marque la situation des courants qui ont continué à défendre des positions communistes au cours de années 1950 et au début des années 1960, c'est leur extrême faiblesse numérique, le caractère confidentiel de leurs publications, leur isolement international ainsi que des régressions qui ont conduit soit à leur disparition pure et simple soit à un enfermement sectaire comme ce fut notamment le cas du Parti Communiste International qui se considérait comme la seule organisation communiste dans le monde.

Le renouveau des positions révolutionnaires

La grève générale de 1968 en France, puis les différents mouvements massifs de la classe ouvrière dont nous avons rendu compte plus haut, ont remis à l'ordre du jour l'idée de la révolution communiste dans de nombreux pays. Le mensonge du stalinisme qui se présentait comme "communiste" et "révolutionnaire" a commencé à craquer de toutes parts. Cela a profité évidemment aux courants qui dénonçaient l'URSS comme "Patrie du socialisme", telles les organisations maoïstes et trotskistes. Le mouvement trotskiste, du fait notamment de son histoire de lutte contre le stalinisme, a connu une nouvelle jeunesse à partir de 1968 et est sorti de l'ombre portée jusqu'alors par les partis staliniens. Ses rangs se sont remplis de façon quelquefois spectaculaires, notamment dans des pays comme la France, la Belgique ou la Grande-Bretagne. Mais ce courant avait cessé depuis la seconde guerre mondiale d'appartenir au camp prolétarien, notamment du fait de sa position de "défense des acquis ouvriers en URSS", c'est-à-dire de défense du camp impérialiste dominé par ce pays.

En fait, la mise en évidence par les grèves ouvrières qui se sont développées à partir de la fin des années 60 du rôle anti-ouvrier des partis staliniens et des syndicats, de la fonction de la farce électorale et démocratique comme instrument de la domination bourgeoise, a conduit de nombreux éléments de par le monde à se tourner vers les courants politiques qui, par le passé, avaient dénoncé le plus clairement le rôle des syndicats et du parlementarisme, qui avaient le mieux incarné la lutte contre le stalinisme, ceux de la Gauche communiste.

A la suite de Mai 1968, les écrits de Trotski ont connu une diffusion massive, mais aussi ceux de Pannekoek, Gorter13, Rosa Luxemburg qui, une des premières, peu avant son assassinat en janvier 1919, avait mis en garde ses camarades bolcheviks de certains dangers qui menaçaient la révolution en Russie.

De nouveaux groupes sont apparus qui se penchaient sur l'expérience de la Gauche communiste. En fait, c'est beaucoup plus vers le conseillisme que vers la Gauche italienne que se sont tournés les éléments qui comprenaient que le trotskisme était devenu une sorte d'aile gauche du stalinisme. Il y avait à cela plusieurs raisons. D'une part, le rejet des partis staliniens s'accompagnait souvent du rejet de la notion même de parti communiste. D'une certaine façon, c'était le tribut que payaient les nouveaux éléments qui se tournaient vers la perspective de la révolution prolétarienne au mensonge stalinien de la continuité entre le bolchevisme et le stalinisme, entre Lénine et Staline. Cette idée fausse était en outre en partie alimentée par les positions du courant bordiguiste, le seul issu de la Gauche italienne ayant une extension internationale, qui défendait l'idée de la prise du pouvoir par le parti communiste et se revendiquait du "monolithisme" dans ses rangs. D'un autre côté, c'était la conséquence du fait que les courants qui continuaient à se réclamer de la Gauche italienne sont passés pour l'essentiel à côté de Mai 1968, ne comprenant pas sa signification historique, n'y voyant que la dimension estudiantine.

En même temps que de nouveaux groupes inspirés par le conseillisme apparaissaient, ceux qui existaient auparavant ont connu un succès sans précédent, voyant leurs rangs se renforcer de façon spectaculaire en même temps qu'ils étaient capables se servir de pôle de référence. Ce fut particulièrement le cas pour ICO qui, en 1969 organisa une rencontre internationale à Bruxelles à laquelle participèrent notamment Cohn-Bendit, Mattick (ancien militant de la gauche allemande qui avait émigré aux États-Unis où il a publié diverses revues conseillistes) et Cajo Brendel, animateur de Daad en Gedachte.

Cependant, les succès du conseillisme "organisé" ont été de courte durée. Ainsi, ICO a prononcé son autodissolution en 1974. Les groupes hollandais ont cessé d'exister en même temps que leurs principaux animateurs.

En Grande-Bretagne, le groupe Solidarity, inspiré par les positions de Socialisme ou Barbarie, après un succès semblable à celui d'ICO, a connu scission sur scission jusqu'à exploser en 1981 (bien que le groupe de Londres ait continué à publier la revue jusqu'en 1992).

En Scandinavie, les groupes conseillistes qui s'étaient développés après 1968 ont été capables d'organiser une conférence à Oslo en septembre 1977 mais qui est restée sans lendemain.

En fin de compte, le courant qui s'est le plus développé au cours des années 1970 est celui qui se rattachait aux positions de Bordiga (décédé en juillet 1970). Il a notamment bénéficié d'un "afflux" d'éléments issus des crises qui ont agité certains groupes gauchistes (notamment les groupes maoïstes) à cette période. En 1980, le Parti communiste international était l'organisation se réclamant de la Gauche communiste la plus importante et influente à l'échelle internationale. Mais cette "ouverture" du courant bordiguiste à des éléments fortement marqués par le gauchisme a conduit à son explosion en 1982, le réduisant depuis à l'état d'une multitude de petites sectes confidentielles.

Les débuts du Courant communiste international

En fait, la manifestation la plus significative, sur le long terme, de ce renouveau des positions de la Gauche communiste a été le développement de notre propre organisation14.

Celle-ci s'est principalement constituée il y a juste 40 ans, en juillet 1968 à Toulouse, avec l'adoption d'une première déclaration de principes par un petit noyau d'éléments qui avaient formé un cercle de discussion l'année précédente autour d'un camarade, RV, qui avait fait ses débuts en politique dans le groupe Internacionalismo au Venezuela. Ce groupe avait été fondé en 1964 par le camarade MC15 qui avait été le principal animateur de la Gauche communiste de France (1945-52) après avoir été membre de la Fraction italienne de la Gauche communiste à partir de 1938 et qui était entré dans la vie militante dès 1919 (à l'âge de 12 ans) d'abord dans le Parti communiste de Palestine, puis au PCF.

Pendant la grève générale de Mai 1968, les éléments du cercle de discussion avaient publié plusieurs tracts signés Mouvement pour l'Instauration des Conseils Ouvriers (MICO) et avaient entrepris des discussions avec d'autres éléments avec qui s'était finalement formé le groupe qui allait publier Révolution internationale à partir de décembre 1968. Ce groupe était entré en contact et en discussion suivie avec deux autres groupes appartenant à la mouvance conseilliste, l'Organisation conseilliste de Clermont-Ferrand et celui publiant les Cahiers du Communisme de Conseils basé à Marseille.

Finalement, en 1972, les trois groupes ont fusionné pour constituer ce qui allait devenir la section en France du CCI et qui a commencé la publication de Révolution Internationale (nouvelle série).

Ce groupe, dans la continuité de la politique menée par Internacionalismo, la GCF et Bilan, a engagé des discussions avec différents groupes qui avaient également surgi après 1968, notamment aux États-Unis (Internationalism). En 1972, Internationalism envoie une lettre à une vingtaine de groupes se réclamant de la Gauche communiste appelant à la constitution d'un réseau de correspondance et de débat international. Révolution internationale a répondu chaleureusement à cette initiative tout en proposant qu'elle se donne la perspective de la tenue d'une conférence internationale. Les autres groupes ayant donné une réponse positive appartenaient tous à la mouvance conseilliste. Les groupes se réclamant de la Gauche italienne pour leur part, soit ont fait la sourde oreille, soit ont jugé cette initiative prématurée.

Sur la base de cette initiative se sont tenues plusieurs rencontres en 1973 et 1974 en Angleterre et en France auxquelles ont participé notamment, pour la Grande-Bretagne (World Revolution, Revolutionary Perspective et Workers' Voice, les deux premiers issus de scissions de Solidarity et le dernier issu d'une scission du trotskisme).

Finalement, ce cycle de rencontres a abouti en janvier 1975 à la tenue d'une conférence où les groupes qui partageaient la même orientation politique - Internacionalismo, Révolution Internationale, Internationalism, World Revolution, Rivoluzione Internazionale (Italie) et Accion Proletaria (Espagne) - ont décidé de s'unifier au sein du Courant Communiste International.

Celui-ci a décidé de poursuivre cette politique de contacts et de discussions avec les autres groupes de la Gauche communiste ce qui l'a conduit à participer à la conférence d'Oslo de 1977 (en même temps que Revolutionary Perspective) et à répondre favorablement à l'initiative lancée en 1976 par Battaglia Comunista en vue de la tenue d'une conférence internationale de groupes de la Gauche communiste.

Les trois conférences qui se tenues en mai 1977 (Milan), novembre 1978 (Paris) et mai 1980 (Paris) avaient suscité un intérêt croissant parmi les éléments qui se réclamaient de la Gauche communiste mais la décision de Battaglia Comunista et de la Communist Workers' Organisation (issu d'un regroupement de Revolutionary Perspective et Workers' Voice en Grande-Bretagne) d'en exclure désormais le CCI sonna le glas de cet effort.16 D'une certaine façon, le repliement sectaire (tout au moins envers le CCI) de BC et de la CWO (qui se sont regroupés en 1984 dans le Bureau International pour le Parti Révolutionnaire - BIPR) était un indice que s'était épuisée l'impulsion initiale qu'avait donné au courant de la Gauche communiste le surgissement historique du prolétariat mondial en Mai 1968.

Cependant, malgré les difficultés qu'a rencontrées la classe ouvrière au cours des dernières décennies, notamment les campagnes idéologiques sur la "mort du communisme" après l'effondrement des régimes staliniens, la bourgeoisie mondiale n'a pas réussi à lui infliger une défaite décisive. Cela s'est traduit par le fait que le courant de la Gauche communiste (représenté principalement par le BIPR17 et surtout le CCI) a maintenu ses positions et connaît aujourd'hui un intérêt croissant auprès des éléments qui, avec la lente reprise des combats de classe depuis 2003, se tournent vers une perspective révolutionnaire.

Le chemin du prolétariat vers la révolution communiste est long et difficile. Il ne peut en être autrement puisqu'il échoit à cette classe la tache immense de faire passer l'humanité du "règne de la nécessité au règne de la liberté". La bourgeoisie ne perd aucune occasion de proclamer que "le communisme est mort !" mais l'acharnement qu'elle met à l'enterrer est significatif de la crainte qu'elle continue d'éprouver devant cette perspective. Quarante ans après, elle nous invite à "liquider" Mai 68 (Sarkozy) ou à "l'oublier" (Cohn-Bendit, devenu un notable "vert" du Parlement européen et qui a publié récemment un livre au titre significatif : "Forget 68") et c'est normal : Mai 68 a ouvert une brèche dans son système de domination, une brèche qu'elle n'a pas réussi à colmater et qui ira en s'élargissant à mesure que deviendra plus évidente la faillite historique de ce système.

Fabienne (6/07/2008)

1 Parti communiste français

2 Confédération générale du Travail. C'est la centrale syndicale le plus puissante, notamment parmi les ouvriers de l'industrie et des transports ainsi que parmi les fonctionnaires. Elle est contrôlée par le PCF.

3 Confédération française démocratique du Travail. Cette centrale syndicale était à l'origine d'inspiration chrétienne mais au début des années 1960, elle a rejeté les références au christianisme et elle est fortement influencée par le Parti socialiste ainsi que par un petit parti socialiste de gauche, le Parti socialiste unifié, aujourd'hui disparu.

4 Animateur vedette d'émissions on ne peut plus "consensuelles".

5 Commentateur sportif au chauvinisme débridé.

6 Le lendemain de ce discours, les employés municipaux annoncent en beaucoup d'endroits qu'ils refuseront d'organiser le référendum. De même, les autorités ne savent pas comment imprimer les bulletins de vote : l'Imprimerie nationale est en grève et les imprimeries privés qui ne sont pas en grève refusent : leurs patrons ne veulent pas avoir d'ennuis supplémentaires avec leurs ouvriers.

7 Georges Séguy est également membre du Bureau politique du PCF.

8 On apprendra plus tard que Chirac, secrétaire d'État aux Affaires sociales, a également rencontré (dans un grenier !) Krasucki, numéro 2 de la CGT.

9 Organisation armée secrète : groupe clandestin de militaires et de partisans du maintien de la France en Algérie qui s'est illustré au début des années 60 par des attentats terroristes, des assassinats et même une tentative d'assassinat de de Gaulle.

10 Électricité de France.

11 Compagnies républicaines de Sécurité : forces de la Police nationale spécialisées dans la répression des manifestations de rue.

12 Forces de la Gendarmerie nationale (c'est-à-dire l'armée) ayant le même rôle que les CRS.

13 Les deux principaux théoriciens de la Gauche hollandaise.

14 Pour une histoire plus détaillée du CCI, lire nos articles "Construction de l'organisation révolutionnaire : les 20 ans du Courant communiste international" (Revue internationale no 80) et "Les trente ans du CCI : s'approprier le passé pour construire l'avenir" (Revue internationale no 123).

15 Sur la contribution de MC au mouvement révolutionnaire, voir notre article "Marc" dans les numéros 65 et 66 de la Revue internationale.

16 A propos de ces conférences voir notre article "Les conférences internationales de la Gauche Communiste (1976-1980) - Leçons d'une expérience pour le milieu prolétarien" dans la Revue internationale n° 122.

17 Le moindre développement du BIPR comparé à celui du CCI est à mettre principalement au compte de son sectarisme ainsi qu'à sa politique opportuniste de regroupement (qui le conduit souvent à construire sur du sable). Voir à ce sujet notre article "Une politique opportuniste de regroupement qui ne conduit qu'à des 'avortements'" (Revue internationale n° 121)

Situations territoriales: 

  • Lutte de classe en France [5]

Histoire du mouvement ouvrier: 

  • Mai 1968 [6]

Il y a 90 ans, la révolution allemande. 1918-19 : De la guerre à la révolution

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Dans la première partie de cette série d'articles publiée à l'occasion de l'anniversaire de la tentative révolutionnaire en Allemagne, nous avons examiné le contexte historique mondial dans lequel la révolution s'est déroulée. Ce contexte, c'était la catastrophe de la Première Guerre mondiale et l'incapacité de la classe ouvrière et de sa direction politique à en prévenir l'éclatement. Bien que les premières années du 20e siècle aient été marquées par les premières manifestations d'une tendance générale au développement de grèves de masse, ces mouvements ne furent pas assez puissants, sauf en Russie, pour saper le poids des illusions réformistes. Quant au mouvement ouvrier internationaliste organisé, il s'avéra être théoriquement, organisationnellement et moralement impréparé face à une guerre mondiale qu'il avait prévue depuis longtemps. Prisonnier des schémas du passé selon lesquels la révolution prolétarienne serait le résultat, plus ou moins inéluctable, du développement économique du capitalisme, il postulait que la tâche primordiale des socialistes était d'éviter des confrontations prématurées et de laisser passivement les conditions objectives mûrir. A l'exception de son opposition révolutionnaire de gauche, l'Internationale socialiste ne parvint pas à - ou refusa de - prendre en compte la possibilité que le premier acte de la période de déclin du capitalisme soit la guerre mondiale et non la crise économique mondiale. Et, surtout, ignorant les signaux de l'histoire : l'urgence de l'alternative qui approchait de socialisme ou barbarie, l'Internationale sous-estima complètement le facteur subjectif de l'histoire, en particulier son rôle et sa responsabilité propres. Le résultat fut la faillite de l'Internationale face à l'éclatement de la guerre et à la frénésie chauvine de la part de sa direction, des syndicats en particulier. Les conditions de la première tentative révolutionnaire prolétarienne mondiale étaient donc déterminées par le passage relativement soudain et cataclysmique du capitalisme dans sa phase de décadence à travers une guerre impérialiste mondiale mais, aussi, par une crise catastrophique sans précédent du mouvement ouvrier.

 

Il apparut très vite clairement qu'il ne pouvait y avoir de réponse révolutionnaire à la guerre sans la restauration de la conviction que l'internationalisme prolétarien n'était pas une question tactique mais bien le principe le plus "sacré" du socialisme, la seule et unique "patrie" de la classe ouvrière (comme l'écrit Rosa Luxemburg). Nous avons donc vu, dans le précédent article, comment la déclaration publique de Karl Liebknecht contre la guerre, le Premier Mai 1916 à Berlin - au même titre que les conférences socialistes internationalistes qui se sont tenues dans cette période, comme celles de Zimmerwald et de Kienthal - et l'étendue des sentiments de solidarité qu'elle suscita, constituèrent un tournant indispensable vers la révolution. Face aux horreurs de la guerre dans les tranchées et à la paupérisation et à l'exploitation forcenée de la classe ouvrière sur le "front intérieur", balayant d'un seul coup des décennies d'acquis des luttes, nous avons vu le développement de grèves de masse et la maturation des couches politisées et des centres de la classe ouvrière capables de mener un assaut révolutionnaire.

La responsabilité du prolétariat pour en finir avec la guerre

Comprendre les causes de l'échec du mouvement socialiste face à la guerre était donc l'objectif principal de l'article précédent, tout comme cela avait été la préoccupation première des révolutionnaires pendant la première phase de la guerre. Le texte de Rosa Luxemburg, La crise de la Social-démocratie - appelé "Brochure de Junius" - en est une expression des plus claires. Au cœur des événements que nous traitons dans ce deuxième article, se pose une seconde question décisive, conséquence de la première : Quelle force sociale mettra fin à la guerre et comment ?

Richard Müller, l'un des leaders des "délégués révolutionnaires", les Obleute de Berlin et, plus tard, l'un des principaux historiens de la révolution en Allemagne, a formulé ainsi la responsabilité de la révolution : empêcher "l'effondrement de la culture, la liquidation du prolétariat et du mouvement socialiste comme tels" 1.

Comme cela fut souvent le cas, c'est Rosa Luxemburg qui posa avec la plus grande clarté la question historique de l'époque : "Qu'y aura-t-il après la guerre, quelles conditions et quel rôle attend la classe ouvrière, cela dépend entièrement de la façon dont la paix sera advenue. Si elle a été le résultat de l'épuisement mutuel des puissances militaires ou même - et ce serait pire - de la victoire d'un des belligérants, en d'autres termes si elle advient sans la participation du prolétariat, avec un calme social au sein des différents États, alors une telle paix scellerait la défaite historique mondiale du socialisme par la guerre. (...) Après la banqueroute du 4 août 1914, le second test décisif pour la mission historique du prolétariat est le suivant : sera-t-il capable de mettre fin à la guerre qu'il a été incapable d'empêcher, non de recevoir la paix des mains de la bourgeoisie impérialiste comme résultat de la diplomatie de cabinet, mais de la conquérir, de l'imposer à la bourgeoisie."2

Rosa Luxemburg décrit ici trois scénarios possibles sur la façon dont la guerre pourrait se terminer. Le premier, c'est la ruine et l'épuisement des belligérants impérialistes des deux camps. Elle reconnaît d'emblée la possibilité que l'impasse de la concurrence capitaliste, dans sa période de déclin historique, mène à un processus de pourrissement et de désintégration - si le prolétariat est incapable d'imposer sa propre solution. Cette tendance à la décomposition de la société capitaliste ne devait devenir manifeste que des décennies plus tard avec "l'implosion" en 1989 du bloc de l'Est et des régimes staliniens, et le déclin qui s'en est suivi du leadership de la superpuissance restante, les États-Unis. Rosa Luxemburg avait déjà compris qu'une telle dynamique, en elle-même, n'est pas favorable au développement d'une alternative révolutionnaire.

Le second scénario était que la guerre soit menée jusqu'à son terme et aboutisse à la défaite d'un des deux blocs en présence. Dans ce cas, le résultat serait l'inévitable clivage au sein du camp victorieux, produisant un nouvel alignement pour une seconde guerre mondiale encore plus destructrice, à laquelle la classe ouvrière serait encore moins capable de s'opposer.

Dans les deux cas, le résultat serait non une défaite momentanée mais une défaite historique mondiale du socialisme pour une génération au moins, ce qui pourrait, à long terme, saper la possibilité même d'une alternative prolétarienne à la barbarie capitaliste. Les révolutionnaires de l'époque avaient déjà compris que "la Grande guerre" avait ouvert un processus qui avait la potentialité de saper la confiance de la classe ouvrière dans sa mission historique. Comme telle, "la crise de la Social-démocratie" constituait une crise de l'espèce humaine elle-même puisque, dans le capitalisme, seul le prolétariat porte la possibilité d'une société alternative.

La révolution russe et la grève de masse de janvier 1918

Comment mettre fin à la guerre impérialiste par des moyens révolutionnaires ? Les vrais socialistes du monde entier comptaient sur l'Allemagne pour apporter une réponse à cette question. L'Allemagne était la principale puissance économique continentale d'Europe, le leader - en fait la seule puissance majeure - de l'un des deux blocs impérialistes en lutte. C'était aussi le pays qui comportait le plus grand nombre d'ouvriers éduqués, formés au socialisme, ayant une conscience de classe et qui, au cours de la guerre, se rallièrent de façon grandissante à la cause de la solidarité internationale.

Mais le mouvement prolétarien est international par nature. La première réponse à la question posée ci-dessus ne fut pas apportée en Allemagne mais en Russie. La révolution russe de 1917 constitua un tournant dans l'histoire mondiale. Elle participa aussi à la transformation de la situation en Allemagne. Jusqu'à février 1917 et au début du soulèvement en Russie, les ouvriers allemands qui avaient une conscience de classe se donnaient pour but de développer la lutte afin d'obliger les gouvernements à réclamer la paix. Même au sein de la Ligue Spartakus (Spartakusbund), au moment de sa fondation le Jour de l'An 1916, personne ne croyait à la possibilité d'une révolution imminente. Avec l'expérience russe, en avril 1917, les cercles révolutionnaires clandestins d'Allemagne avaient adopté le point de vue selon lequel le but n'était pas seulement de mettre fin à la guerre mais, en même temps, de renverser le capitalisme. Très vite la victoire de la révolution à Petrograd et à Moscou en octobre 1917 clarifia, pour ces cercles de Berlin et de Hambourg, non tant le but que les moyens d'y parvenir : l'insurrection armée organisée et menée par les conseils ouvriers.

Paradoxalement, l'effet immédiat de l'Octobre rouge russe sur les grandes masses en Allemagne allait dans un sens plutôt contraire. Une sorte d'euphorie innocente éclata à l'idée que la paix approchait, basée sur l'hypothèse que le gouvernement allemand ne pourrait qu'accepter la main tendue de l'Orient pour "une paix sans annexion". Cette réaction montre à quel point la propagande de ce qui était devenu le parti "socialiste" fauteur de guerre, le SPD - selon qui la guerre aurait été imposée à l'Allemagne qui n'en voulait pas - avait encore de l'influence. Concernant les masses populaires, le tournant dans leur attitude envers la guerre induit par la Révolution russe, n'eut lieu que trois mois plus tard, avec les négociations de paix entre la Russie et l'Allemagne à Brest-Litovsk.3 Ces négociations furent intensément suivies par les ouvriers dans toute l'Allemagne et l'Empire austro-hongrois. Leur résultat - le Diktat impérialiste de l'Allemagne et l'occupation par celle-ci de grandes parties des régions occidentales de ce qui était devenu la République soviétique, et la répression sauvage des mouvements révolutionnaires qui y avaient lieu - convainquit des millions d'ouvriers de la justesse du slogan de Spartakus : le principal ennemi est dans son propre pays, c'est le système capitaliste lui-même. Brest-Litovsk donna lieu à une grève de masse gigantesque qui démarra en Autriche-Hongrie, à Vienne. Elle s'étendit immédiatement à l'Allemagne, paralysa la vie économique dans plus de vingt villes principales, avec un demi million d'ouvriers en grève à Berlin. Les revendications étaient les mêmes que celles de la délégation soviétique à Brest : arrêt immédiat de la guerre, sans annexions. Les ouvriers s'organisèrent au moyen d'un système de délégués élus, suivant dans l'ensemble les propositions très concrètes d'un tract de Spartakus tirant les leçons de la Russie.

Un témoignage rapporté dans le quotidien du SPD, le Vorwärts, dans son numéro du 28 janvier 1918, décrit les rues de Berlin, désertes ce matin-là, ensevelies dans un brouillard qui enveloppait et déformait les contours des bâtiments, de la ville entière en fait. Quand les masses envahirent les rues avec une détermination silencieuse, le soleil sortit et dissipa le brouillard, écrit le reporter.

Divisions et divergences au sein de la direction de la grève

Cette grève donna lieu à un débat au sein de la direction révolutionnaire sur les buts immédiats du mouvement ; mais il touchait de plus en plus le cœur de la question : comment le prolétariat peut-il mettre fin à la guerre ? Le centre de gravité de la direction se trouvait, à l'époque, au sein de l'aile gauche de la Social-démocratie qui, après avoir été exclue du SPD pour son opposition à la guerre, avait formé un nouveau parti, l'USPD (le SPD "indépendant"). Ce parti qui regroupait la plupart des dirigeants les plus connus qui s'étaient opposés à la trahison de l'internationalisme par le SPD - y compris beaucoup d'éléments hésitants et vacillants, plus petits-bourgeois que prolétariens - comportait aussi une opposition révolutionnaire radicale, le Spartakusbund, fraction qui disposait d'une structure et d'une plate-forme propres. Déjà au cours de l'été et de l'automne 1917, le Spartakusbund et d'autres courants au sein de l'USPD avaient appelé à des manifestations de protestation en réponse au mécontentement, et témoignant l'enthousiasme grandissant pour la révolution russe. Les Obleute, "délégués révolutionnaires" d'usine s'opposaient à cette orientation ; leur influence était particulièrement forte dans les usines d'armement de Berlin. Soulignant les illusions des masses envers la "volonté de paix" du gouvernement allemand, ces cercles voulaient attendre que le mécontentement soit plus intense et plus généralisé pour qu'il puisse s'exprimer alors en une action de masse unique et unifiée. Quand, dans les premiers jours de 1918, les appels à la grève de masse dans toute l'Allemagne atteignirent Berlin, les Obleute décidèrent de ne pas inviter le Spartakusbund aux réunions où cette action massive centrale se préparait et se décidait. Ils avaient peur que ce qu'ils appelaient "l'activisme" et "la précipitation" de Spartakus - qui, à leur avis, dominaient le groupe depuis que sa principale animatrice et théoricienne, Rosa Luxemburg, avait été emprisonnée - mettent en danger le lancement d'une action unifiée dans toute l'Allemagne. Quand les Spartakistes découvrirent cela, ils lancèrent leur propre appel à la lutte sans attendre la décision des Obleute.

Ce manque de confiance réciproque s'intensifia alors à propos de l'attitude à adopter envers le SPD. Quand les syndicats découvrirent qu'un comité de grève secret avait été constitué et ne comportait aucun membre du SPD, ce dernier réclama immédiatement d'y être représenté. A la veille de la grève du 28 janvier, une réunion clandestine de délégués d'usines à Berlin vota contre dans sa majorité. Néanmoins, les Obleute qui dominaient le comité de grève, décidèrent d'admettre des délégués du SPD avec l'argument que les sociaux-démocrates n'étaient plus dans une position où ils pouvaient empêcher la grève mais que leur exclusion pourrait créer une note de discorde et donc saper l'unité de l'action à venir. Spartakus condamna vigoureusement cette décision.

Le débat atteignit des sommets au cours de la grève elle-même. Face à la force élémentaire de cette action, le Spartakusbund commença à défendre l'orientation vers l'intensification de l'agitation en faveur du déclenchement de la guerre civile. Le groupe pensait que le moment était déjà venu pour mettre fin à la guerre par des moyens révolutionnaires. Les Obleute s'y opposèrent fortement, préférant prendre la responsabilité de mettre fin, de façon organisée, au mouvement une fois qu'il eut atteint ce qu'ils considéraient être son point culminant. Leur argument principal était qu'un mouvement insurrectionnel, même s'il réussissait, resterait limité à Berlin et que les soldats n'avaient pas encore été gagnés à la révolution.

La place de la Russie et de l'Allemagne dans la révolution mondiale

Derrière cette divergence sur la tactique résident deux questions plus générales et plus profondes. L'une d'elles concerne le critère permettant de juger la maturité des conditions pour une insurrection révolutionnaire. Nous reviendrons sur cette question plus tard dans cette série d'articles.

L'autre concerne le rôle du prolétariat russe dans la révolution mondiale. Le renversement de la domination bourgeoise en Russie pouvait-il être immédiatement facteur déclencheur d'un soulèvement révolutionnaire en Europe centrale et occidentale ou, au moins, contraindre les principaux protagonistes impérialistes à arrêter la guerre ?

La même discussion avait eu lieu dans le Parti bolchevique en Russie à la veille de l'insurrection d'Octobre 1917, puis à l'occasion des négociations de paix avec le gouvernement impérial allemand à Brest-Litovsk. Dans le Parti bolchevique, les opposants à la signature du traité avec l'Allemagne, menés par Boukharine, défendaient que la principale motivation du prolétariat quand il avait pris le pouvoir en Octobre 1917 en Russie, avait été de déclencher la révolution en Allemagne et en Occident et que signer un traité avec l'Allemagne maintenant équivalait à abandonner cette orientation. Trotsky adopta une position intermédiaire de temporisation qui ne résolut pas vraiment le problème. Ceux qui défendaient la nécessité de signer ce traité, comme Lénine, ne mettaient absolument pas en question la motivation internationaliste de l'insurrection d'Octobre. Ce qu'ils contestaient, c'était que la décision de prendre le pouvoir aurait été basée sur l'idée que la révolution s'étendrait immédiatement à l'Allemagne. Au contraire : ceux qui étaient pour l'insurrection avaient déjà mis en avant, à l'époque, que l'extension immédiate de la révolution n'était pas certaine et que le prolétariat russe prenait donc le risque d'être isolé, de connaître des souffrances inouïes en prenant l'initiative de commencer la révolution mondiale. Ce risque, avait argumenté Lénine en particulier, était justifié parce que ce qui était en jeu, c'était l'avenir, pas seulement celui du prolétariat russe mais celui du prolétariat mondial ; pas seulement celui du prolétariat mais l'avenir de toute l'humanité. Cette décision devait donc être prise en pleine conscience et de la façon la plus responsable. Lénine a répété ces arguments par rapport à Brest : le prolétariat russe avait la justification morale de signer le traité avec la bourgeoisie allemande, même le plus défavorable, afin de gagner du temps puisqu'il n'était pas certain que la révolution en Allemagne commence immédiatement.

Isolée du monde dans sa prison, Rosa Luxemburg intervint dans ce débat à travers trois articles - "La responsabilité historique", "Vers la catastrophe" et "La tragédie russe", rédigés respectivement en janvier, juin et septembre 1918 - et qui constituent trois des plus importantes "Lettres de Spartakus", lettres célèbres diffusées clandestinement pendant la guerre. Elle y met clairement en évidence qu'on ne peut blâmer ni le parti bolchevique, ni le prolétariat russe du fait qu'ils aient été contraints de signer un traité avec l'impérialisme allemand. Cette situation était le résultat de l'absence de révolution ailleurs et, avant tout, en Allemagne. Sur la base de cette compréhension, elle fit ressortir le tragique paradoxe suivant : bien que la révolution russe ait été le plus haut sommet conquis par l'humanité jusqu'à ce jour et, comme tel, ait constitué un véritable tournant dans l'histoire, sa première conséquence, dans l'immédiat, ne fut pas de raccourcir mais de prolonger les horreurs de la guerre mondiale. Et cela pour la simple raison qu'elle libéra l'impérialisme allemand de l'obligation de mener la guerre sur deux fronts.

Si Trotsky croit à la possibilité d'une paix immédiate sous la pression des masses à l'Ouest, écrit Rosa Luxemburg en 1918, "il faudra verser beaucoup d'eau dans le vin mousseux de Trotsky". Et elle continue : "Première conséquence de l'armistice à l'Est : les troupes allemandes seront tout simplement transférées d'Est en Ouest. Je dirais même plus : c'est déjà fait."4 En juin, elle tire une deuxième conclusion de cette dynamique : l'Allemagne est devenue le gendarme de la contre-révolution en Europe orientale, massacrant les forces révolutionnaires de la Finlande jusqu'à l'Ukraine. Paralysé par cette évolution, le prolétariat "faisait le mort". En septembre 1918, elle explique que la guerre mondiale menace d'engloutir la Russie révolutionnaire elle-même : "Le cercle d'airain de la guerre mondiale qui semblait brisé à l'Est se referme autour de la Russie et du monde entier sans la moindre faille : l'Entente s'avance au Nord et à l'Est avec les Tchécoslovaques et les Japonais - conséquence naturelle et inévitable de l'avance de l'Allemagne à l'Ouest et au Sud. Les flammes de la guerre mondiale lèchent déjà le sol russe et convergeront sous peu sur la révolution russe. En fin de compte, il s'est avéré impossible pour la Russie de se retrancher isolément de la guerre mondiale, fût-ce au prix des plus grands sacrifices."5

Pour Rosa Luxemburg, il était clair que l'avantage militaire immédiat gagné par l'Allemagne, du fait de la révolution en Russie, permettrait pendant quelques mois de renverser le rapport de forces en Allemagne en faveur de la bourgeoisie. Malgré l'inspiration qu'avait insufflée la révolution russe aux ouvriers allemands et bien que la "paix des brigands" imposée par l'impérialisme allemand après Brest leur ait ôté beaucoup d'illusions, il allait falloir presque un an pour que cela mûrisse et se transforme en une révolte ouverte contre l'impérialisme.

La raison en est liée à la nature particulière d'une révolution qui naît dans le contexte d'une guerre mondiale. "La Grande Guerre" de 1914 n'était pas seulement une boucherie à une échelle jamais vue. C'était aussi l'organisation de la plus gigantesque opération économique, matérielle et humaine qu'on n'ait jamais connue dans l'histoire jusqu'alors. Littéralement, des millions d'êtres humains ainsi que toutes les ressources de la société étaient devenus les rouages d'une machine infernale dont la dimension même défiait toute imagination. Cela avait provoqué deux sentiments d'une grande intensité au sein du prolétariat : la haine de la guerre et un sentiment d'impuissance. Dans ces circonstances, il a fallu des souffrances et des sacrifices incommensurables avant que la classe ouvrière ne reconnaisse qu'elle seule pouvait mettre fin à la guerre. Ce processus prit du temps et se développa de façon heurtée et hétérogène. Deux de ses aspects les plus importants furent la prise de conscience que les véritables motivations de l'effort de guerre impérialiste étaient des motivations de brigands et que la bourgeoisie elle-même ne contrôlait pas la machine de guerre qui, en tant que produit du capitalisme, était devenue indépendante de la volonté humaine. En Russie 1917, comme en Allemagne et en Autriche-Hongrie 1918, la reconnaissance que la bourgeoisie était incapable de mettre fin à la guerre, même si elle allait à la défaite, s'avéra décisive.

Ce que Brest-Litovsk et les limites de la grève de masse en Allemagne et en Autriche-Hongrie en janvier 1918 ont révélé avant tout, est ceci : la révolution mondiale pouvait commencer en Russie mais seule une action prolétarienne décisive dans l'un des principaux pays protagonistes - l'Allemagne, la Grande-Bretagne ou la France - pouvait arrêter la guerre.

La course pour arrêter la guerre

Bien que le prolétariat allemand "ait fait le mort" comme le dit Rosa Luxemburg, sa conscience de classe a continué à mûrir pendant la première moitié de 1918. De plus, à partir de l'été 1918, les soldats commencèrent pour la première fois à être sérieusement infectés par le bacille de la révolution. Deux facteurs y contribuèrent en particulier. En Russie, les prisonniers allemands qui étaient simples soldats, furent libérés et eurent le choix de rester en Russie et de participer à la révolution, ou de retourner en Allemagne. Ceux qui choisirent de rentrer furent évidemment immédiatement renvoyés au front comme chair à canon par l'armée allemande. Mais ils apportaient des nouvelles de la révolution russe. En Allemagne même, en représailles de leur action, des milliers de dirigeants de la grève de masse de janvier furent envoyés au front où ils apportèrent les nouvelles de la révolte grandissante de la classe ouvrière contre la guerre. Mais ce qui fut décisif pour le changement d'atmosphère dans l'armée, c'était la prise de conscience croissante de la futilité de la guerre et du fait que la défaite de l'Allemagne était inévitable.

A l'automne débuta quelque chose qui aurait été inimaginable quelques mois plus tôt : une course contre le temps entre le prolétariat conscient d'un côté et les dirigeants de la bourgeoisie allemande de l'autre, pour déterminer laquelle des deux grandes classes de la société moderne mettrait fin à la guerre.

Du côté de la classe dominante allemande, il fallait d'abord résoudre deux problèmes majeurs dans ses propres rangs. L'un d'eux était la totale incapacité de beaucoup de ses principaux représentants à envisager la possibilité de la défaite qui pourtant leur sautait aux yeux. L'autre, c'était comment faire la paix sans discréditer l'appareil d'État de façon irréparable. Sur cette dernière question, nous devons garder à l'esprit qu'en Allemagne, la bourgeoisie avait accédé au pouvoir et le pays avait été unifié, non par une révolution d'en bas mais par les militaires, avant tout par l'armée royale prussienne. Comment mettre fin à la guerre sans mettre en question ce pilier et ce symbole de la force et de l'unité nationales ?

15 septembre 1918 : les puissances alliées rompent le front austro-hongrois dans les Balkans.

27 septembre : la Bulgarie, allié important de Berlin, capitule.

29 septembre : le commandant en chef de l'armée allemande, Erich Ludendorff, informe le haut commandement que la guerre est perdue, que ce n'est plus qu'une question de jours, ou même d'heures, avant que tout le front militaire ne s'effondre.

En fait, la description que Ludendorff fit de la situation immédiate était plutôt exagérée. Nous ne savons pas s'il paniqua ou s'il dépeignit délibérément la réalité plus noire qu'elle n'était afin que les dirigeants du pays acceptent ses propositions. En tous cas, celles-ci furent adoptées : la capitulation et l'instauration d'un gouvernement parlementaire.

Ce faisant, Ludendorff voulait éviter une défaite totale de l'Allemagne et faire tomber le vent de la révolution. Mais il poursuivait aussi un autre but. Il voulait que ce soit un gouvernement civil qui capitule, de sorte que les militaires puissent continuer à nier la défaite publiquement. Il préparait le terrain pour le Dolchstosslegende, "la légende du coup de poignard dans le dos", selon laquelle l'armée allemande victorieuse aurait été vaincue par les traîtres de l'intérieur. Mais cet ennemi, le prolétariat, ne pouvait évidemment pas être appelé par son nom car cela n'aurait fait qu'élargir l'abîme grandissant qui séparait la bourgeoisie et la classe ouvrière. Pour cette raison, il fallait trouver un bouc émissaire à blâmer pour avoir "trompé" les ouvriers. A cause de l'histoire de la civilisation occidentale depuis deux mille ans, la victime la plus adaptée pour jouer le rôle de bouc émissaire était à portée de main : les Juifs. C'est ainsi que l'anti-sémitisme dont l'influence avait déjà grandi, surtout dans l'Empire russe, durant les années qui avaient précédé la guerre, revint au centre de la politique européenne. La route qui mène à Auschwitz commence là.

1er octobre 1918 : Ludendorff et Hindenburg proposent la paix immédiate à l'Entente. Au même moment, une conférence des groupes révolutionnaires les plus intransigeants, le Spartakusbund et la Gauche de Brême, appelaient à développer l'agitation chez les soldats et à la formation de conseils ouvriers. Au même moment aussi, des centaines de milliers de déserteurs étaient en fuite derrière le front. Et, comme allait l'écrire plus tard le révolutionnaire Paul Frölich (dans sa biographie de Rosa Luxemburg), le changement d'attitude des masses se lisait dans leurs yeux.

Dans le camp de la bourgeoisie, la volonté de terminer la guerre était retardée par deux nouveaux facteurs. D'une part, aucun des impitoyables dirigeants de l'État allemand qui n'avaient pas eu la moindre hésitation à envoyer leurs "sujets" par millions à une mort certaine et absurde, n'avait le courage d'informer le Kaiser Guillaume II qu'il devait renoncer au trône. D'autre part, l'autre camp impérialiste continuait à chercher des raisons de repousser l'armistice, car il n'était pas convaincu qu'une révolution était probable dans l'immédiat, ni du danger que celle-ci présentait pour sa propre domination. La bourgeoisie perdait du temps.

Mais tout cela ne l'empêcha pas de préparer la répression sanglante des forces révolutionnaires. Elle avait notamment déjà choisi les parties de l'armée qui, de retour du front, devraient occuper les principales villes. Dans le camp du prolétariat, les révolutionnaires préparaient de plus en plus intensément un soulèvement armé pour mettre fin à la guerre. Les Obleute à Berlin fixèrent au 4 novembre, puis au 11 le jour de l'insurrection.

Mais entre temps, les événements prirent une tournure à laquelle ne s'attendaient ni la bourgeoisie, ni le prolétariat et qui eut une profonde influence sur le cours de la révolution.

Les mutineries dans la marine, la dissolution de l'armée

Afin de remplir les conditions de l'armistice stipulées par le camp militaire adverse, le gouvernement de Berlin mit fin à toute opération militaire navale, en particulier à la guerre sous-marine, le 20 octobre. Une semaine plus tard, il déclarait le cessez-le feu sans condition.

Face à ce "début de la fin", la folie s'empara des officiers de la flotte basée sur la côte nord de l'Allemagne. Ou, plutôt, la "folie" de leur ancienne caste militaire - avec sa défense de "l'honneur", sa tradition du duel - fut mise à jour par la folie de la guerre impérialiste moderne. Dans le dos de leur propre gouvernement, ils décidèrent de lancer la marine de guerre dans la grande bataille navale contre la flotte britannique qu'ils avaient vainement attendue pendant toute la guerre. Ils préféraient mourir avec honneur plutôt que de capituler sans se battre. Ils supposaient que les marins et les équipages - 80 000 personnes au total - sous leur commandement étaient prêts à les suivre.6

Mais ce n'était pas le cas. Les équipages se mutinèrent contre la mutinerie de leurs chefs. Ou du moins certains d'entre eux. Durant un moment dramatique, les navires dont les équipages avaient pris le contrôle et ceux où ce n'était pas (encore) le cas pointèrent leurs canons les uns contre les autres. Les équipages mutinés capitulèrent alors, probablement pour éviter de tirer sur leurs frères de classe.

Mais ce n'est pas encore cela qui déclencha la révolution en Allemagne. Ce qui fut décisif, c'est que les équipages arrêtés furent amenés comme prisonniers à Kiel où ils allaient probablement être condamnés à mort comme traîtres. Les marins qui n'avaient pas eu le courage de se joindre à la première rébellion en haute mer, exprimèrent alors sans peur leur solidarité avec ces équipages. Et, par-dessus tout, toute la classe ouvrière de Kiel sortit des usines et se mobilisa dans la rue en solidarité pour fraterniser avec les marins. Le social-démocrate, G. Noske, envoyé pour écraser sans pitié le soulèvement, arriva à Kiel le 4 novembre et trouva la ville aux mains des ouvriers, des marins et des soldats armés. De plus, des délégations massives avaient déjà quitté Kiel dans toutes les directions pour enjoindre la population à faire la révolution, sachant très bien qu'un seuil sans retour possible avait été franchi : la victoire ou la mort certaine. Noske fut totalement déconcerté et par la rapidité des événements et par le fait que les révoltés de Kiel l'accueillirent comme un héros.7

Sous les coups de boutoir de ces événements, le puissant appareil militaire allemand finit par se désintégrer. Les divisions qui revenaient de Belgique et que le gouvernement avait prévu d'utiliser pour "rétablir l'ordre" à Cologne, désertèrent. Le soir du 8 novembre, tous les regards étaient tournés vers Berlin, siège du gouvernement, où étaient concentrées les principales forces armées contre-révolutionnaires. La rumeur qui courait, rapportait que la bataille décisive allait avoir lieu le lendemain dans la capitale.

Richard Müller, dirigeant des Obleute à Berlin, rapporta plus tard : "Le 8 novembre, j'étais à Hallisches Tor8. Des colonnes d'infanterie lourdement armées, de mitrailleuses et d'artillerie légère avançaient en rangées sans fin vers le centre ville. Les hommes ressemblaient à des voyous. On s'en était déjà servi avec "succès" pour écraser les ouvriers et les paysans en Russie et en Finlande. Il ne faisait aucun doute qu'ils allaient être utilisés à Berlin pour noyer la révolution dans le sang." (Op. cité) Müller décrit ensuite comment le SPD envoyait des messages à tous ses fonctionnaires, leur demandant de s'opposer à l'éclatement de la révolution par tous les moyens. Il continue : "J'ai été à la tête du mouvement révolutionnaire depuis que la guerre a éclaté. Jamais, même face aux pires revers, je n'ai douté de la victoire du prolétariat. Mais maintenant que l'heure décisive approchait, j'étais assailli par un sentiment d'appréhension, une grande inquiétude pour mes camarades de classe, le prolétariat. Moi-même, face à la grandeur du moment, je me trouvais honteusement petit et faible." (Ibid.)

La révolution de novembre : le prolétariat met fin à la guerre

On dit souvent que le prolétariat allemand, pétri par les valeurs culturelles traditionnelles d'obéissance et de soumission que, pour des raisons historiques, lui avaient inculqué les classes dominantes de ce pays pendant plusieurs siècles, était incapable de faire une révolution.

Le 9 novembre 1918 a prouvé le contraire. Au matin, des centaines de milliers de manifestants venant des grands faubourgs ouvriers qui entourent les quartiers du gouvernement et des affaires sur trois côtés, marchèrent vers le centre de Berlin. Ils organisèrent leurs trajets de façon à passer devant les principales casernes afin de gagner les soldats à leur cause, et devant les principales prisons afin de libérer leurs camarades. Ils étaient équipés de fusils et de grenades. Et ils étaient prêts à mourir pour la cause de la révolution. L'organisation s'était faite sur le tas, de façon spontanée.

Ce jour-là, 15 personnes seulement furent tuées. La révolution de novembre 1918 en Allemagne fut aussi peu sanglante que celle d'octobre 1917 en Russie. Mais personne ne le savait à l'avance ni ne s'y attendait. Le prolétariat de Berlin montra ce jour là un grand courage et une détermination inébranlable.

A midi, les dirigeants du SPD, Ebert et Scheidemann, étaient au Reichstag, siège du Parlement, en train de manger. Friedrich Ebert était fier de lui car il venait juste d'être appelé par les riches et les nobles à former un gouvernement pour sauver le capitalisme. Quand ils entendirent du bruit dehors, Ebert, refusant d'être interrompu par la foule, poursuivit son déjeuner en silence ; Scheidemann, accompagné de fonctionnaires alarmés à l'idée que le bâtiment soit pris d'assaut, sortit sur le balcon pour voir ce qu'il se passait. Ce qu'il vit, c'est quelque chose comme un million de manifestants sur les pelouses entre le Reichstag et la Porte de Brandebourg. Une foule qui se tut quand elle vit Scheidemann au balcon, supposant qu'il était venu faire un discours. Obligé d'improviser, il proclama "la République allemande libre". Quand il revint dire à Ebert ce qu'il avait fait, celui-ci fut furieux car il avait l'intention de sauver non seulement le capitalisme mais aussi la monarchie.9

A peu près au même moment, Karl Liebknecht qui se trouvait au balcon d'un palais de cette même monarchie, proclamait la république socialiste et appelait la classe ouvrière de tous les pays à la révolution mondiale. Quelques heures plus tard, les Obleute révolutionnaires occupaient l'une des principales salles de réunion du Reichstag. Là, ils formulèrent l'appel à la tenue d'assemblées générales massives le lendemain pour élire des délégués et constituer des conseils révolutionnaires d'ouvriers et de soldats.

La guerre était terminée, la monarchie renversée, mais la domination de la bourgeoisie était loin d'avoir pris fin.

Après la victoire, la guerre civile

Au début de cet article, nous avons rappelé les enjeux de l'histoire tels que Rosa Luxemburg les avait formulés, concentrés sur la question : quelle classe pourra mettre fin à la guerre ? Nous avons rappelé les trois scénarios possibles pour que la guerre se termine : par le prolétariat, par la bourgeoisie ou par l'épuisement mutuel des belligérants. Les événements ont clairement montré qu'au bout du compte, c'est le prolétariat qui a joué le rôle principal pour mettre fin à "la Grande Guerre". Ce seul fait illustre la puissance potentielle du prolétariat révolutionnaire. Il explique pourquoi la bourgeoisie, aujourd'hui encore, enfouit dans le silence et l'oubli la révolution de novembre 1918.

Mais ce n'est pas toute l'histoire. Dans une certaine mesure, les événements de novembre combinèrent les trois scénarios dépeints par Rosa Luxemburg. Dans une certaine mesure, ces événements furent aussi le résultat de la défaite militaire de l'Allemagne. Début novembre 1918, celle-ci était vraiment à la veille d'une défaite militaire totale. De façon ironique, seul le soulèvement du prolétariat épargna à la bourgeoisie allemande le sort d'une occupation militaire, en obligeant ses adversaires impérialistes à mettre fin à la guerre pour empêcher l'extension de la révolution. Novembre 1918 révéla aussi des éléments de "la ruine mutuelle" et de l'épuisement, surtout en Allemagne, mais aussi en Grande-Bretagne et en France. En fait, c'est l'intervention des États-Unis aux côtés des alliés occidentaux à partir de 1917 qui fit pencher la balance en faveur de ces derniers et permit de sortir de l'impasse mortelle dans laquelle les puissances européennes étaient enferrées.

Si nous mentionnons le rôle de ces autres facteurs, ce n'est pas pour minimiser celui du prolétariat. C'est qu'il est important d'en tenir compte car ils aident à comprendre le caractère des événements. La révolution de novembre a gagné une victoire comme une force contre laquelle aucune résistance véritable n'est possible. Mais c'est aussi parce que l'impérialisme allemand avait déjà perdu la guerre, parce que son armée était en pleine décomposition et parce que, non seulement la classe ouvrière, mais aussi de vastes secteurs de la petite bourgeoisie et même de la bourgeoisie voulaient désormais la paix.

Le lendemain de son grand triomphe, la population de Berlin élut des conseils d'ouvriers et de soldats. Ceux-ci, à leur tour, nommèrent, en même temps que leur propre organisation, ce qui était considéré comme une sorte de gouvernement provisoire socialiste, formé par le SPD et l'USPD, sous la direction de Friedrich Ebert. Le même jour, Ebert scellait un accord secret avec le nouveau commandement militaire pour écraser la révolution.

Dans le prochain article, nous examinerons les forces de l'avant-garde révolutionnaire dans le contexte du début de guerre civile et à la veille d'événements décisifs pour la révolution mondiale.

Steinklopfer

 

1 Richard Müller, Vom Kaiserreich Zur Republik ("De l'Empire à la République"), première partie de sa trilogie sur la révolution allemande.

2 Rosa Luxemburg, "Liebknecht", Spartakusbriefe n°1, septembre 1916

3 Le Traité de Brest-Litovsk fut signé le 3 mars 1918 entre l'Allemagne, ses alliés et la toute nouvelle République des Soviets. Les négociations pour y aboutir durèrent 3 mois. Lire également à propos de cet évènement notre article La Gauche communiste en Russie : 1918 - 1930 (1ere partie) dans la Revue internationale n° 8

4 Spartakusbriefe n° 8, janvier 1918, "Die geschichtliche Verantwortung" ("La responsabilité historique")

5 Spartakusbriefe n° 11, septembre 1918, "Die russische Tragödie" ("La tragédie russe")

6 Les actions kamikazes de l'aviation japonaise pendant la Seconde Guerre mondiale et les attentats-suicide des fondamentalistes islamiques ont donc des précurseurs européens.

7 Voir l'analyse de ces événements par l'historien allemand Sebastian Haffner dans 1918/19, Eine deutsche Revolution ("1918/19, une révolution allemande").

8 Station du métro aérien de Berlin, au sud du centre ville

9 On trouve des anecdotes de ce style, venant de l'intérieur de la contre-révolution, dans les mémoires des dirigeants de la social-démocratie. Philipp Scheidemann : Memoiren eines Sozialdemokraten ("Mémoires d'un social-démocrate"), 1928 - Gustav Noske : Von Kiel bis Kapp - Zur Geschichte der deutschen Revolution ("De Kiel à Kapp - Sur l'histoire de la révolution allemande"), 1920.

Histoire du mouvement ouvrier: 

  • Révolution Allemande [7]

Heritage de la Gauche Communiste: 

  • La vague révolutionnaire, 1917-1923 [8]

Décadence du capitalisme (II) : Quelle méthode scientifique pour comprendre l'ordre social existant, les conditions et moyens de son dépassement

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Dans la première partie de cette série, nous avons examiné la succession d'événements : guerres mondiales, révolutions et crises économiques globales, qui ont marqué l'entrée du capitalisme dans sa phase de déclin au cours de la première partie du 20e siècle et qui ont posé à l'humanité l'alternative historique : avènement d'un mode de production supérieur ou chute dans la barbarie. Pour comprendre quelles sont les origines et les causes de la crise que connaît la civilisation humaine, une théorie qui embrasse l'ensemble du mouvement de l'histoire est absolument nécessaire. Mais les théories historiques générales n'ont plus guère la faveur des historiens officiels qui, de plus en plus déroutés par l'évolution du capitalisme dans son déclin, s'avèrent incapables d'offrir la moindre vision globale, la moindre explication profonde des causes de la spirale de catastrophes qui ont marqué cette période. Les grandes visions historiques n'ont plus cours ; elles seraient l'apanage du 19e siècle et de philosophes idéalistes allemands comme Hegel, ou des libéraux anglais - et de leur optimisme exagéré - qui, à la même époque, pensaient que l'histoire était celle d'un progrès continu, allant de l'obscurantisme et la tyrannie vers la merveilleuse liberté dont jouissaient désormais les citoyens de l'État constitutionnel moderne (ce qu'on appelle la théorie "Whig" de l'histoire)

En fait, cette incapacité à envisager le mouvement de l'histoire dans son ensemble est caractéristique d'une classe qui ne représente plus aucun progrès historique et dont le système social n'a plus aucun avenir à offrir à l'humanité. La bourgeoisie a pu développer une ample vision du passé et de l'avenir tant qu'elle était convaincue que son mode de production constituait une avancée fondamentale pour l'humanité par rapport aux anciennes formes sociales et qu'elle pouvait regarder le futur avec la confiance d'une classe ascendante. Les horreurs de la première moitié du 20e siècle ont porté un coup mortel à cette confiance. Non seulement des lieux aussi symboliques que ceux de la Somme et Passhendale où des centaines de milliers de jeunes conscrits ont servi de chair à canon sur les champs de bataille de la Première Guerre mondiale, ou que ceux de Auschwitz et Hiroshima, synonymes du meurtre de masse de civils par l'État, ou des dates tout aussi symboliques que celles de 1914, 1929 et 1939 ont mis en question toutes les hypothèses passées sur le progrès moral de la société ; ils ont aussi indiqué de façon alarmante pour l'ordre social existant que celui-ci ne serait peut-être pas aussi éternel qu'il y avait paru jusqu'ici. En somme, face à la perspective de sa propre fin - soit par l'anéantissement de sa société à travers son effondrement et sa chute dans l'anarchie, soit - ce qui pour la bourgeoisie revient au même - par son renversement par la classe ouvrière - l'historiographie bourgeoise préfère mettre des œillères, se borner à l'étude empirique de périodes courtes et d'événements locaux, ou bien développer des théories, comme le relativisme et le post-modernisme, qui rejettent toute notion de développement progressif entre une période et une autre et toute tentative de dégager une trame dans l'évolution de l'histoire humaine. De plus, la mise en avant de la culture people conforte tous les jours cette répression de la conscience historique, en lien avec les besoins désespérés du marché : ce qui a de la valeur est ce qui est nouveau et qui se passe maintenant, cela ne doit venir de nulle part et aller nulle part.

Vu l'étroitesse d'esprit de la plus grande partie de "la connaissance établie", on ne peut s'étonner que les charlatans, vendeurs de religion et d'occultisme, séduisent ceux qui cherchent encore à saisir le sens global de l'histoire. Le nazisme a constitué l'une des premières manifestations de cette tendance - son idéologie étant composée d'un bric-à-brac de théosophie occultiste et de théorie raciste du complot fournissant une solution fourre-tout à tous les problèmes du monde, supprimant ainsi réellement tout besoin de penser. Le fondamentalisme chrétien et islamique, ou encore les nombreuses théories du complot selon lesquelles des sociétés secrètes manipuleraient l'histoire, jouent le même rôle aujourd'hui. Non seulement la raison bourgeoise officielle n'a aucune réponse à offrir aux problèmes de la société mais, le plus souvent, elle ne cherche même plus à les soulever et laisse le champ libre à la déraison pour mitonner ses propres solutions mythologiques.

Dans une certaine mesure, la conscience de cette situation s'exprime dans le bon sens commun et dominant. On est prêt à reconnaître qu'on a perdu l'ancienne confiance en soi. On ne chante pas vraiment les louanges du capitalisme libéral comme réalisation la plus formidable de l'esprit humain mais, plutôt, comme "la moins pire", imparfaite certes, mais infiniment préférable à toutes les formes de fanatisme qui semblent se déployer contre lui. Et dans le camp des fanatiques, sont rangés non seulement le fascisme ou le terrorisme islamique mais aussi le marxisme, définitivement réfuté aujourd'hui sous l'étiquette de messianisme utopique. Combien de fois nous a-t-on dit - souvent par des penseurs de troisième classe qui prétendent apporter quelque chose de nouveau : la vision marxiste de l'histoire ne serait que la vision inversée du mythe judéo-chrétien de l'histoire, une histoire de salut de l'humanité ; le communisme primitif serait le jardin d'Eden, le communisme futur le paradis à venir ; le prolétariat le peuple élu ou le messie souffrant ; les communistes les prophètes. Mais on nous dit également que ces projections religieuses sont loin d'être inoffensives : la réalité des "gouvernements marxistes" aurait montré que toute tentative de créer le paradis sur terre est vouée à finir dans la tyrannie et les camps de travail, que ce serait un projet insensé voulant façonner une humanité imparfaite selon sa vision de la perfection.

A l'appui de cette analyse, il y a ce qu'on nous présente comme la trajectoire du marxisme au cours du 20e siècle : en effet, qui peut nier que le Guépéou de Staline rappelait la Sainte Inquisition, ou que Lénine, Staline, Mao et d'autres grands dirigeants ont été transformés en nouveaux dieux ? Mais cette représentation est profondément trompeuse. Elle s'appuie sur le plus grand mensonge du 20e siècle selon lequel le stalinisme serait le communisme alors qu'il en est la négation totale. Si le stalinisme est une forme de la contre-révolution capitaliste, ce que tous les marxistes révolutionnaires authentiques affirment, il faut mettre en question l'argument selon lequel la théorie marxiste de l'histoire mène inévitablement au Goulag.

Et l'on peut aussi répondre, comme Engels l'a fait dans ses écrits sur l'histoire du christianisme primitif, que les similitudes entre les idées du mouvement ouvrier moderne et les adages des prophètes bibliques et des premiers chrétiens n'ont rien d'étrange car ces derniers représentaient aussi les efforts des classes opprimées et exploitées et l'espoir qu'elles mettaient dans un monde basé sur la solidarité humaine et non sur la domination de classe. Du fait des limites imposées par les systèmes sociaux au sein desquels ils sont apparus, ces premiers communistes ne pouvaient dépasser la vision religieuse ou mythique de la société sans classe. Ce n'est plus le cas aujourd'hui car l'évolution historique a fait de la société communiste une possibilité rationnelle et une nécessité urgente. Aussi, plutôt que de considérer le communisme à la lumière des anciens mythes, nous pouvons comprendre ces anciens mythes à la lumière du communisme moderne.

Pour nous, le marxisme, le matérialisme historique, n'est pas autre chose que la vision théorique d'une classe qui, pour la première fois dans l'histoire, est à la fois classe exploitée et classe révolutionnaire, une classe qui porte en elle un ordre social nouveau et supérieur. Son effort et, en fait, son besoin d'examiner l'histoire passée et les perspectives du futur sont donc totalement dégagés des préjugés portés par les classes dominantes qui sont toujours, en fin de compte, contraintes de nier et de cacher la réalité dans l'intérêt de leur système d'exploitation. Et, contrairement aux inclinations poétiques des anciennes classes exploitées, la théorie marxiste est aussi fondée sur une méthode scientifique. Ce n'est peut-être pas une science exacte du même type que les sciences naturelles, car on ne peut faire rentrer l'humanité et son histoire vaste et complexe dans une série d'expériences de laboratoire reproductibles - mais la théorie de l'évolution est elle aussi sujette aux mêmes contraintes. La question, c'est que seul le marxisme est capable d'appliquer la méthode scientifique à l'étude de l'ordre social existant et aux sociétés qui l'ont précédé, et d'utiliser de façon rigoureuse les meilleures connaissances que la classe dominante peut offrir, de les dépasser et d'esquisser une synthèse supérieure.

La Préface à l'Introduction à la Critique de l'économie politique

En 1859, alors qu'il travaillait assidûment à ce qui allait devenir Le Capital, Marx a rédigé un court texte qui résume de façon magistrale toute sa méthode historique. C'est la Préface à un travail intitulé Introduction à la Critique de l'économie politique qui a été largement supplanté ou, du moins, éclipsé par la parution du Capital. Après avoir expliqué de façon condensée l'évolution de sa pensée, depuis ses premières études de droit jusqu'à ses préoccupations actuelles concernant l'économie politique, Marx arrive au cœur de la question - au "fil conducteur" qui guide ses études. La théorie marxiste de l'histoire y est résumée de main de maître avec précision et clarté. Nous voulons donc examiner ce passage d'aussi près que possible afin de jeter les bases d'une véritable compréhension de l'époque dans laquelle nous vivons. Nous publions en totalité en appendice le passage le plus crucial de ce texte mais ici, nous voulons examiner en détail chacune des parties qui le composent : "Jamais une société n'expire avant que soient développées toutes les forces productives qu'elle est assez large pour contenir ; jamais des rapports de production nouveaux et supérieurs ne s'y substituent avant que les conditions matérielles de leur existence ne soient écloses dans le sein même de la vieille société. C'est pourquoi l'humanité ne se pose jamais que des problèmes qu'elle peut résoudre, car, à y regarder de plus près, il se trouvera toujours que le problème lui-même ne surgit que là où les conditions matérielles pour le résoudre existent déjà ou, du moins, sont en voie de devenir. A grands traits, les modes de production asiatique, antique, féodal et bourgeois moderne peuvent être qualifiés d'époques progressives de la formation économique de la société. Les rapports de production bourgeois sont la dernière forme antagoniste du processus social de la production, antagoniste non pas dans le sens d'un antagonisme individuel, mais d'un antagonisme qui naît des conditions sociales d'existence des individus ; cependant les forces productives qui se développent au sein de la société bourgeoise créent en même temps les conditions matérielles propres à résoudre cet antagonisme. Avec ce système social, s'achève donc la préhistoire de la société humaine."

Les rapports de production et les forces productives

"Dans la production sociale de leur existence, les hommes nouent des rapports déterminés, nécessaires, indépendants de leur volonté ; ces rapports de production correspondent à un degré donné du développement de leurs forces productives matérielles. L'ensemble de ces rapports forme la structure économique de la société, la base concrète sur laquelle s'élève un édifice juridique et politique, et à quoi correspondent des formes déterminées de conscience sociale. Le mode de production de la vie matérielle conditionne le processus de la vie sociale, politique et intellectuelle en général."

Selon la caricature qu'en font ses détracteurs, bourgeois conventionnels ou pseudo-radicaux, le marxisme serait une théorie mécaniste, "objectiviste", qui chercherait à réduire la complexité du processus historique à une série de lois d'airain sur lesquelles les êtres humains n'auraient aucun contrôle et qui les entraîneraient comme un rouleau compresseur vers un résultat final, déterminé par la fatalité. Lorsqu'on ne parle pas du marxisme comme d'une nouvelle forme de religion, on nous dit que la pensée marxiste serait "un produit typique du 19e siècle", de son adoration non critique pour la science, de ses illusions sur le progrès, et chercherait à appliquer les lois prévisibles et vérifiables de la nature - la physique, la chimie, la biologie - à l'évolution fondamentalement imprévisible de la vie sociale. On nous présente alors Marx comme l'auteur d'une théorie d'une évolution, inévitable et linéaire, entre un mode de production et un autre, menant inexorablement de la société primitive au communisme, en passant par l'esclavage, le féodalisme et le capitalisme. Et l'ensemble de ce processus serait d'autant plus déterminé que c'est un développement purement technique des forces productives qui en serait la cause.

Il est vrai qu'il a existé, au sein du mouvement ouvrier, des travers relevant d'une telle vision. Par exemple, durant la période de la Seconde Internationale, lorsque les partis ouvriers tendaient de plus en plus à "s'institutionnaliser", un processus théorique de ce type a eu lieu et s'est manifesté par une vulnérabilité vis-à-vis des conceptions dominantes sur le progrès et par une certaine tendance à considérer la "science" comme une chose en soi, détachée des rapports de classe réels de la société. L'idée qu'avait Kautsky du socialisme scientifique comme étant l'invention d'intellectuels qui devait être ensuite injectée dans les masses prolétariennes, constituait une des expressions de cette tendance. C'est encore plus vrai pour le 20e siècle, quand beaucoup de ce qui avait été le marxisme dans le passé, a été transformé en une apologie ouverte de l'ordre capitaliste, que des visions mécanistes du progrès historique ont été officiellement codifiées. Il n'y en a pas de démonstration plus claire que dans le livre de Staline d'apprentissage du "marxisme-léninisme", L'histoire du parti communiste de l'Union soviétique (version abrégée), où la théorie de la primauté des forces productives est considérée comme la vision matérialiste de l'histoire : "La deuxième particularité de la production, c'est que ses changements et son développement commencent toujours par le changement et le développement des forces productives et, avant tout, des instruments de production. Les forces productives sont, par conséquent, l'élément le plus mobile, le plus révolutionnaire de la production. D'abord se modifient et se développent les forces productives de la société ; ensuite, en fonction et en conformité de ces modifications, se modifient les rapports de production entre les hommes, leurs rapports économiques."

Cette conception de la primauté des forces productives coïncidait parfaitement avec le projet fondamental du stalinisme, "développer les forces productives" de l'URSS aux dépens du prolétariat dans le but de faire de la Russie une grande puissance mondiale. C'était entièrement dans l'intérêt du stalinisme de présenter l'accumulation d'industrie lourde qui a eu lieu dans les années 1930 comme autant d'étapes vers le communisme et d'empêcher toute recherche concernant les rapports sociaux qui sous-tendaient ce "développement" - l'exploitation féroce de la classe des travailleurs salariés, en d'autres termes, l'extraction de la plus-value dans le but d'accumuler le capital.

Cette démarche va à l'encontre du Manifeste communiste de Marx qui, dès ses premières lignes, présente la lutte de classe comme la force dynamique de l'évolution historique, en d'autres termes la lutte entre les différentes classes sociales ("Homme libre et esclave, patricien et plébéien, baron et serf, maître de jurande et compagnon") pour l'appropriation du surtravail. Elle est également niée sans détour dans les premières lignes de notre citation de la Préface : "Dans la production sociale de leur existence, les hommes nouent des rapports déterminés, nécessaires, ..."

Ce sont les êtres humains en chair et en os qui "nouent des rapports déterminés", qui font l'histoire, pas des "forces productives", pas des machines, même s'il existe nécessairement un lien étroit entre les rapports de production et les forces productives qui leur "correspondent". Comme l'écrit Marx dans Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte, dans un autre passage célèbre : "Les hommes font leur propre histoire, mais ils ne la font pas arbitrairement, dans les conditions choisies par eux, mais dans des conditions directement données et héritées du passé."

Notons bien : dans des conditions qu'ils n'ont pas choisies, les hommes entrent dans des rapports déterminés "indépendants de leur volonté". Jusqu'à aujourd'hui tout au moins. Dans les conditions qui ont dominé toutes les formes de société ayant existé jusqu'à présent, les rapports sociaux que les hommes ont noués entre eux leur étaient flous, opaques, plus ou moins brouillés par des représentations mythiques et idéologiques ; de même, avec l'avènement de la société de classe, les formes de richesse que les hommes ont produites à travers ces rapports sociaux, tendent à leur échapper, à devenir une force étrangère située au dessus d'eux. De ce point de vue, les hommes ne sont pas le produit passif de leur environnement ni des outils qu'ils produisent pour satisfaire leurs besoins mais, en même temps, ils ne maîtrisent pas encore leurs propres forces sociales ni les produits de leur travail.

Être social et conscience sociale

"Ce n'est pas la conscience des hommes qui détermine leur existence, c'est au contraire leur existence sociale qui détermine leur conscience... Lorsqu'on considère ces bouleversements, il faut toujours distinguer entre le bouleversement matériel - qu'on peut constater d'une manière scientifiquement rigoureuse - des conditions de production économiques et les formes juridiques, politiques, religieuses, artistiques ou philosophiques, bref les formes idéologiques au sein desquelles les hommes prennent conscience de ce conflit et le mènent jusqu'au bout. Pas plus qu'on ne juge un individu sur l'idée qu'il se fait de lui-même, on ne saurait juger une telle époque de bouleversement d'après la conscience qu'elle a d'elle-même. Il faut, au contraire, expliquer cette conscience par les contradictions de la vie matérielle, par le conflit qui existe entre les forces productives sociales et les rapports de production."

En somme, les hommes font l'histoire, mais pas encore avec une pleine conscience de ce qu'ils font. De ce fait, lorsqu'on étudie l'évolution historique, on ne peut se contenter d'étudier les idées et les croyances d'une époque, ni d'examiner les modifications des systèmes politiques et juridiques ; pour saisir comment ces idées et ces systèmes évoluent, il est nécessaire de chercher les antagonismes sociaux fondamentaux qui les sous-tendent.

Répétons-le, cette démarche vis-à-vis de l'histoire n'écarte pas le rôle actif de la conscience, de la croyance et des institutions politiques et juridiques, ni la réalité de leur impact sur les rapports sociaux et le développement des forces productives. Par exemple, dans l'idéologie de la classe propriétaire d'esclaves de l'antiquité, le travail était considéré avec mépris ; cette attitude a directement joué un rôle en empêchant les avancées scientifiques considérables des penseurs grecs de se traduire dans le développement pratique de la science par des inventions ou par la création d'outils et de techniques qui auraient accru la productivité du travail. Mais ce qui constituait l'obstacle sous-jacent, c'était le mode de production esclavagiste lui-même : c'est l'existence de l'esclavage au cœur de la création de richesse dans la société classique qui était la source du mépris des propriétaires d'esclaves vis-à-vis du travail et le fait que, pour eux, accroître le surtravail, passait nécessairement par l'augmentation du nombre des esclaves.

Dans des écrits ultérieurs, Marx et Engels ont dû défendre leur démarche théorique tant vis-à-vis des critiques que vis-à-vis de leurs partisans qui interprétaient la formule "l'être social détermine la conscience sociale" de la façon la plus sommaire, prétendant, par exemple, que cela signifiait que tous les membres de la bourgeoisie étaient fatalement conduits à penser d'une certaine manière à cause de leur position économique dans la société, ou encore, de façon plus absurde, que tous les membres du prolétariat avaient obligatoirement une claire conscience de leurs intérêts de classe puisqu'il étaient assujettis à l'exploitation. C'est précisément ce genre de vision réductionniste qui a amené Marx à proclamer : "je ne suis pas marxiste". Il existe beaucoup de raisons qui font que, dans la classe ouvrière telle qu'elle est dans la "normalité" du capitalisme, seule une minorité reconnaît sa véritable situation de classe : non seulement à cause des différences qui existent dans l'histoire et dans la psychologie de chaque individu mais, de façon plus fondamentale, du fait du rôle exercé par l'idéologie dominante qui empêche les dominés de comprendre leurs propres intérêts de classe - une idéologie dominante dont la longévité des effets est bien plus étendue que la propagande immédiate de la classe dominante puisqu'elle est profondément intériorisée dans l'esprit des exploités. "La tradition de toutes les générations mortes pèse d'un poids très lourd sur le cerveau des vivants" écrit Marx, juste après le passage précédemment cité du 18 Brumaire à propos des hommes qui font l'histoire dans des conditions qu'ils n'ont pas choisies.

En fait, la comparaison entre l'idéologie d'une époque et ce que pense chaque individu de lui-même, loin d'exprimer du réductionnisme chez Marx, manifeste en réalité une profondeur psychologique : le psychologue qui ne montrerait aucun intérêt envers ce qu'un patient lui dit de ses sentiments et de ses convictions serait un bien mauvais thérapeute, mais il le serait tout autant s'il s'en tenait à la conscience immédiate que le patient a de lui-même et ignorait la complexité d'éléments cachés et inconscients dans son profil psychologique. Il en va de même pour l'histoire des idées ou l'histoire "politique". Elle peut nous apprendre beaucoup sur ce qui se passait à une époque donnée mais, en elle-même, elle ne nous apporte qu'un reflet distordu de la réalité. D'où le fait que Marx rejetait toutes les démarches historiques qui se limitaient à l'apparence des événements.

"Jusqu'ici, toute conception historique a, ou bien laissé complètement de côté cette base réelle de l'histoire, ou l'a considérée comme une chose accessoire, n'ayant aucun lien avec la marche de l'histoire. De ce fait, l'histoire doit toujours être écrite d'après une norme située en dehors d'elle. La production réelle de la vie apparaît à l'origine de l'histoire, tandis que ce qui est proprement historique apparaît comme séparé de la vie ordinaire, comme extra et supraterrestre. Les rapports entre les hommes et la nature sont de ce fait exclus de l'histoire, ce qui engendre l'opposition entre la nature et l'histoire. Par conséquent, cette conception n'a pu voir dans l'histoire que les grands événements historiques et politiques, des luttes religieuses et somme toute théoriques, et elle a dû, en particulier, partager pour chaque époque historique l'illusion de cette époque. Mettons qu'une époque s'imagine être déterminée par des motifs purement "politiques" ou "religieux", bien que "politique" et "religion" ne soient que des formes de ses moteurs réels : son historien accepte alors cette opinion. L'"imagination", la "représentation" que ces hommes déterminés se font de leur pratique réelle, se transforme en la seule puissance déterminante et active qui domine et détermine la pratique de ces hommes. Si la forme rudimentaire sous laquelle se présente la division du travail chez les Indiens et chez les Égyptiens suscite chez ces peuples un régime de castes dans leur État et dans leur religion, l'historien croit que le régime des castes est la puissance qui a engendré cette forme sociale rudimentaire." (L'idéologie allemande, chapitre : "L'idéologie en général et en particulier l'idéologie allemande")

Les époques de révolution sociale

Nous arrivons maintenant au passage de la Préface qui mène le plus clairement à comprendre la phase historique actuelle de la vie du capitalisme :

"A un certain degré de leur développement, les forces productives matérielles de la société entrent en contradiction avec les rapports de production existants, ou avec les rapports de propriété au sein desquels elles s'étaient mues jusqu'alors, et qui n'en sont que l'expression juridique. De formes de développement des forces productives, ces rapports en deviennent des entraves. Alors s'ouvre une époque de révolution sociale. "

Ici encore, Marx montre que l'élément actif du processus historique est constitué par les rapports sociaux que nouent les êtres humains pour produire ce qui est nécessaire à la vie. Si on regarde le mouvement entre une forme sociale et une autre, il est évident qu'il y a une dialectique constante entre les périodes au cours desquelles ces rapports donnent naissance à un véritable développement des forces productives et les périodes pendant lesquelles ces mêmes rapports deviennent une entrave à un développement ultérieur.

Dans Le Manifeste communiste, Marx et Engels ont montré que les rapports de production capitalistes, surgissant du déclin de la société féodale, ont eu une action profondément révolutionnaire, balayant toutes les anciennes formes stagnantes, statiques de la vie économique et sociale qui leur faisaient obstacle. La nécessité d'entrer en concurrence et de produire aussi bon marché que possible a contraint la bourgeoisie à révolutionner constamment les forces productives ; la nécessité permanente de trouver de nouveaux marchés pour ses marchandises l'a forcée à conquérir toute la planète et à créer un monde à son image.

En 1848, il était clair que les rapports sociaux capitalistes constituaient une "forme de développement" et ne s'étaient jusqu'alors établis fermement que dans un ou deux pays. Cependant, la violence des crises économiques du premier quart du 19e siècle avait initialement conduit les auteurs du Manifeste à conclure que le capitalisme était déjà devenu une entrave au développement des forces productives et à considérer que la révolution communiste (ou au moins une transition rapide de la révolution bourgeoise à la révolution prolétarienne) était à l'ordre du jour.

"Chaque crise détruit régulièrement non seulement une masse de produits déjà créés, mais encore une grande partie des forces productives déjà existantes elles-mêmes. Une épidémie qui, à toute autre époque, eût semblé une absurdité, s'abat sur la société, - l'épidémie de la surproduction. La société se trouve subitement ramenée à un état de barbarie momentanée ; on dirait qu'une famine, une guerre d'extermination lui ont coupé tous ses moyens de subsistance; l'industrie et le commerce semblent anéantis. Et pourquoi ? Parce que la société a trop de civilisation, trop de moyens de subsistance, trop d'industrie, trop de commerce. Les forces productives dont elle dispose ne favorisent plus le régime de la propriété bourgeoise ; au contraire, elles sont devenues trop puissantes pour ce régime qui alors leur fait obstacle ; et toutes les fois que les forces productives sociales triomphent de cet obstacle, elles précipitent dans le désordre la société bourgeoise tout entière et menacent l'existence de la propriété bourgeoise. Le système bourgeois est devenu trop étroit pour contenir les richesses créées dans son sein." (Le Manifeste communiste ; chapitre : "Bourgeois et prolétaires")

Avec la défaite des révolutions de 1848 et l'énorme expansion du capitalisme mondial qui a eu lieu dans la période suivante, Marx et Engels ont revu ce point de vue même si, de façon compréhensible, ils étaient toujours impatients qu'arrive l'ère de révolution sociale attendue depuis longtemps, le jour du jugement pour l'arrogant ordre capitaliste mondial. Mais ce qui est central dans cette démarche, c'est la méthode : la reconnaissance qu'un ordre social ne peut être balayé tant qu'il n'est pas entré définitivement en conflit avec le développement des forces productives, précipitant toute la société dans une crise, non pas momentanée, pas une crise de jeunesse, mais dans toute une "ère" de crise, de convulsions, de révolution sociale ; en d'autres termes une crise de décadence.

En 1858, Marx revient une nouvelle fois sur la question : "La tâche propre de la société bourgeoise, c'est l'établissement du marché mondial, du moins dans ses grandes lignes, et d'une production fondée sur cette base. Comme le monde est rond, la colonisation de la Californie et de l'Australie et l'ouverture de la Chine et du Japon semblent parachever cette tâche. La question difficile à résoudre pour nous est la suivante : sur le continent, la révolution est imminente et prendra aussi immédiatement un caractère socialiste. Dans ce petit coin, ne va-t-elle pas être nécessairement écrasée étant donné que sur un secteur bien plus vaste, le mouvement de la société bourgeoise est encore ascendant ?" (Lettre à Engels, à Manchester, 8 octobre 1858)

Ce qui est intéressant dans ce passage, c'est précisément la question qu'il pose : quels sont les critères historiques pour déterminer le passage à une époque de révolution sociale dans le capitalisme ? Une révolution communiste peut-elle être victorieuse tant que le capitalisme est encore globalement un système en expansion ? Marx se trompait en pensant que la révolution en Europe était imminente. En fait, dans une lettre à Vera Zassoulitch sur le problème de la Russie, écrite en 1881, il semble avoir à nouveau modifié son point de vue : "Le système capitaliste a dépassé son apogée à l'ouest, approchant du moment où il ne sera plus qu'un système social régressif" (2e brouillon de lettre à Vera Zassoulitch). Ainsi, plus de 20 ans après 1858, le système ne fait encore qu'"approcher" sa période de "régression" y compris dans les pays avancés. Encore une fois, ces réflexions expriment les difficultés rencontrées par Marx dans la situation historique où il vivait. Il s'est avéré que le capitalisme avait encore devant lui une dernière phase de développement, la phase de l'impérialisme, qui allait déboucher dans une période de convulsions à l'échelle mondiale, indiquant que le système dans son ensemble, et non pas une partie de celui-ci, avait plongé dans sa crise de sénilité. Cependant, les préoccupations de Marx dans ces lettres montrent le sérieux avec lequel il traitait le problème : pour fonder une perspective révolutionnaire, il fallait savoir si le capitalisme avait ou non atteint cette étape.

L'abandon d'outils usés : la nécessité de périodes de décadence

"Jamais une société n'expire avant que soient développées toutes les forces productives qu'elle est assez large pour contenir ; jamais des rapports de production nouveaux et supérieurs ne s'y substituent avant que les conditions matérielles de leur existence ne soient écloses dans le sein même de la vieille société. C'est pourquoi l'humanité ne se pose jamais que des problèmes qu'elle peut résoudre, car, à y regarder de plus près, il se trouvera toujours que le problème lui-même ne surgit que là où les conditions matérielles pour le résoudre existent déjà ou, du moins, sont en voie de devenir."

Dans ce passage, Marx insiste encore sur l'importance de fonder les perspectives de révolution sociale non pas sur une aversion purement morale - que tout système d'exploitation inspire - mais sur l'inaptitude de ce dernier à développer la productivité du travail et, de façon générale, la capacité des hommes à satisfaire leurs besoins matériels.

L'argument selon lequel une société ne peut expirer tant qu'elle n'a pas déployé toutes ses capacités de développement, a été utilisé pour contredire l'idée selon laquelle le capitalisme serait entré en décadence, puisque celui-ci a connu une croissance depuis 1914 ; on ne peut donc dire qu'il est décadent tant que cette croissance n'a pas pris fin. Des théories comme celle de Trotsky dans les années 1930 qui affirmait que les forces productives avaient cessé de croître, ont semé beaucoup de confusion. Comme le capitalisme à l'époque était en proie à la plus grande dépression jamais connue, ce point de vue semblait plausible ; de plus, l'idée selon laquelle la décadence est caractérisée par un arrêt complet du développement des forces productives et même par une régression de celles-ci peut, dans une certaine mesure s'appliquer aux précédentes sociétés de classe dans lesquelles les crises étaient toujours le résultat d'une sous-production, d'une incapacité absolue à produire suffisamment pour faire face aux besoins fondamentaux de la société (et, même dans ces sociétés, le processus de déclin a connu des phases de reprise apparente et même de croissance vigoureuse). Mais le problème fondamental contenu dans ce point de vue est qu'il ignore la réalité fondamentale du capitalisme - la nécessité de la croissance pour l'accumulation, pour la reproduction élargie de la valeur. Comme nous le verrons, dans la décadence de ce système, cette nécessité ne peut être remplie qu'en trichant de plus en plus avec les lois-mêmes de la production capitaliste mais, comme nous le verrons aussi, le moment où l'accumulation capitaliste est totalement impossible d'un point de vue purement économique ne sera probablement jamais atteint. Comme Rosa Luxemburg l'a mis en évidence dans La critique des critiques, "il s'agit à vrai dire d'une fiction théorique, pour la raison précise que l'accumulation du capital n'est pas seulement un processus économique mais un processus politique." (2e partie, chapitre 5) De plus, Marx avait déjà ébauché l'idée d'une non identité entre phase de déclin du capitalisme et la stagnation des forces productives : "Le point d'épanouissement le plus haut de cette base elle-même (la fleur en laquelle la plante se transforme ; mais c'est toujours la même base, cette plante devenue fleur ; et donc celle-ci se fane après la floraison et c'est la conséquence de la floraison) constitue le moment où elle est elle-même arrivée à son terme, développée, en une forme correspondant au plus haut développement des forces productives, et donc au plus grand développement des individus. Dès que ce point est atteint, la suite de son développement apparaît comme un déclin et le nouveau développement part d'une nouvelle base" (Gründrisse, cahier V, "Différence entre le mode de production capitaliste et tous les modes antérieurs" ; souligné par nous)

Il est certain que le capitalisme a développé des forces productives suffisantes pour que surgisse un mode de production nouveau et supérieur. En fait, à partir du moment où les conditions matérielles du communisme sont développées, le système entre dans sa phase de déclin. En créant une économie mondiale - fondamentale pour le communisme - le capitalisme a aussi atteint les limites d'un développement sain. La décadence du capitalisme ne s'exprime donc pas par un arrêt complet des forces productives mais par une série de convulsions croissantes et de catastrophes qui démontrent l'absolue nécessité de son renversement.

Le principal point que Marx souligne ici, c'est la nécessité d'une période de décadence. Les hommes ne font pas la révolution pour se faire plaisir mais parce qu'ils y sont contraints par la nécessité, par les souffrances intolérables qu'apporte la crise du système. De même, leur conscience est profondément attachée à ce que les choses ne changent pas et ce n'est que le conflit social croissant entre cette idéologie et la réalité matérielle qu'ils affrontent qui poussera les hommes à mettre en question le système existant. C'est d'autant plus vrai pour la révolution prolétarienne qui requiert pour la première fois une transformation consciente de tous les aspects de la vie sociale.

On accuse quelquefois les révolutionnaires de penser que "le pire est le mieux" parce qu'ils considèreraient que plus les masses soufrent, plus elles seront disposées à être révolutionnaires. Mais il n'y a pas de lien mécanique entre la souffrance et la conscience révolutionnaire. La souffrance contient une dynamique qui mène à la réflexion et à la révolte, mais elle contient aussi le danger d'émousser et d'épuiser la capacité de révolte, et elle peut, tout autant, mener à adopter des formes de révolte tout à fait fausses comme la montée actuelle du fondamentalisme islamique le montre. Une période de décadence est nécessaire pour convaincre la classe ouvrière qu'elle doit construire une nouvelle société mais, d'un autre côté, une période de décadence indéfiniment prolongée peut menacer la possibilité même de la révolution et entraîner le monde dans une spirale de désastres qui ne font que détruire les forces productives accumulées et, en particulier, la force productive la plus importante de toutes, le prolétariat. C'est en fait le danger que pose la phase finale de la décadence, cette phase que nous appelons décomposition et qui a, selon nous, déjà commencé.

Le problème de la société pourrissant sur pied est particulièrement aigu dans le capitalisme car, contrairement aux précédents systèmes, la maturation des conditions matérielles d'une nouvelle société - le communisme - ne coïncide pas avec le développement de nouvelles formes économiques au sein de l'ancienne société. Pendant le déclin de la société romaine esclavagiste antique, le développement de domaines féodaux était souvent mis en œuvre par d'anciens propriétaires d'esclaves qui s'étaient éloignés de l'État central afin d'éviter le poids écrasant des impôts. Pendant la décadence féodale, la nouvelle classe bourgeoise est née dans les villes - qui ont toujours constitué les centres commerciaux de l'ancien système - et a jeté les bases d'une nouvelle économie basée sur la manufacture et le commerce. L'émergence de ces nouvelles formes constituait à la fois une réponse à la crise de l'ordre ancien et un facteur qui poussait activement à la disparition de celui-ci.

Avec le déclin du capitalisme, il est certain que les forces productives qu'il a mises en mouvement entrent de plus en plus en conflit avec les rapports sociaux dans lesquels il opère. Ceci s'exprime par dessus tout dans le contraste entre l'énorme capacité productive du capitalisme et son incapacité à absorber toutes les marchandises qu'il produit : en un mot, dans la crise de surproduction. Mais, tandis que cette crise rend l'abolition des rapports marchands de plus en plus urgente et contraint à enfreindre de plus en plus les lois de la production marchande, cela n'aboutit pas dans l'émergence spontanée de formes économiques communistes. Contrairement aux classes révolutionnaires précédentes, la classe ouvrière n'a pas de propriété, c'est une classe exploitée et elle ne peut construire son propre ordre économique et social au sein de l'ancienne société. Le communisme ne peut qu'être le résultat d'une lutte de plus en plus consciente contre l'ancien ordre, menant au renversement politique de la bourgeoisie comme condition de la transformation communiste de la vie économique et sociale. Si le prolétariat ne parvient pas à hisser ses luttes aux niveaux élevés de conscience et d'organisation nécessaires, les contradictions du capitalisme n'amèneront pas à l'avènement d'un ordre supérieur mais "à la ruine mutuelle des classes en présence".

Gerrard

Appendice

Préface à l'Introduction à la Critique de l'économie politique

(Totalité du passage cité) :

"Le résultat général auquel j'arrivai et qui, une fois acquis, servit de fil conducteur à mes études, peut brièvement se formuler ainsi. Dans la production sociale de leur existence, les hommes nouent des rapports déterminés, nécessaires, indépendants de leur volonté ; ces rapports de production correspondent à un degré donné du développement de leurs forces productives matérielles. L'ensemble de ces rapports forme la structure économique de la société, la base concrète sur laquelle s'élève un édifice juridique et politique, et auquel correspondent des formes déterminées de conscience sociale. Le mode de production de la vie matérielle conditionne le processus de la vie sociale, politique et intellectuelle en général.

Ce n'est pas la conscience des hommes qui détermine leur existence, c'est au contraire leur existence sociale qui détermine leur conscience. A un certain degré de leur développement, les forces productives matérielles de la société entrent en contradiction avec les rapports de production existants, ou avec les rapports de propriété au sein desquels elles s'étaient mues jusqu'alors, et qui n'en sont que l'expression juridique. De formes de développement des forces productives, ces rapports en deviennent des entraves. Alors s'ouvre une époque de révolution sociale.

Le changement dans la base économique bouleverse plus ou moins rapidement tout cet énorme édifice.

Lorsqu'on considère ces bouleversements, il faut toujours distinguer entre le bouleversement matériel - qu'on peut constater d'une manière scientifiquement rigoureuse - des conditions de production économiques et les formes juridiques, politiques, religieuses, artistiques ou philosophiques, bref les formes idéologiques au sein desquelles les hommes prennent conscience de ce conflit et le mènent jusqu'au bout. Pas plus qu'on ne juge un individu sur l'idée qu'il se fait de lui-même, on ne saurait juger une telle époque de bouleversement d'après la conscience qu'elle a d'elle-même. Il faut, au contraire, expliquer cette conscience par les contradictions de la vie matérielle, par le conflit qui existe entre les forces productives sociales et les rapports de production.

Jamais une société n'expire avant que soient développées toutes les forces productives qu'elle est assez large pour contenir ; jamais des rapports de production nouveaux et supérieurs ne s'y substituent avant que les conditions matérielles de leur existence ne soient écloses dans le sein même de la vieille société. C'est pourquoi l'humanité ne se pose jamais que des problèmes qu'elle peut résoudre, car, à y regarder de plus près, il se trouvera toujours que le problème lui-même ne surgit que là où les conditions matérielles pour le résoudre existent déjà ou du moins sont en voie de devenir. A grands traits, les modes de production asiatique, antique, féodal et bourgeois moderne peuvent être qualifiés d'époques progressives de la formation économique de la société. Les rapports de production bourgeois sont la dernière forme antagoniste du processus social de la production, antagoniste non pas dans le sens d'un antagonisme individuel, mais d'un antagonisme qui naît des conditions sociales d'existence des individus ; cependant les forces productives qui se développent au sein de la société bourgeoise créent en même temps les conditions matérielles propres à résoudre cet antagonisme. Avec ce système social, s'achève donc la préhistoire de la société humaine."

Questions théoriques: 

  • Décadence [9]

Le communisme : l'entrée de l'humanité dans sa véritable histoire (IX) . Les problèmes de la période de Transition

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Nous terminons ici la publication de la série d'articles intitulée Les Problèmes de la période de transition, parus dans la revue Bilan entre 1934 et 1937. Ce dernier article a été publié dans Bilan n°38 (décembre 1936/janvier 1937). Il poursuit le débat théorique que la Gauche italienne voulait absolument développer puisqu'elle considérait ce dernier comme la clé pour tirer les leçons de la défaite de la révolution russe et préparer le terrain pour le succès de la révolution dans l'avenir. Comme nous l'avons mentionné dans l'introduction du précédent article de la série, le débat était très ample. L'article qui suit se réfère au courant trotskyste, aux internationalistes hollandais et aussi aux désaccords entre Mitchell (membre de la minorité de la Ligue des Communistes Internationalistes qui évolua pour former la Fraction belge de la Gauche communiste) et "les camarades de Bilan" qui, selon lui, ne mettaient pas suffisamment l'accent sur le problème de la transformation économique de la société à la suite de la prise du pouvoir par le prolétariat.

Quelle que soit la réponse à ce problème, le texte de Mitchell soulève une série de questions importantes sur la politique économique du prolétariat ; en particulier, comment surmonter la domination de la production sur la consommation qui caractérise les rapports sociaux capitalistes, et comment éliminer la loi de la valeur qui leur est intimement liée. Nous ne traiterons pas ces questions ici mais nous y reviendrons ultérieurement dans un autre article qui cherchera à étudier plus profondément les divergences entre les communistes membres de la Gauche italienne et ceux de la Gauche hollandaise, puisque ce débat reste, jusqu'à aujourd'hui, un point de départ fondamental pour aborder le problème de la façon dont la classe ouvrière peut mettre fin à l'accumulation capitaliste et créer un mode de production capable de répondre aux véritables besoins de l'Humanité.

 

Bilan n°38 (décembre 1936 - janvier 1937)

Il nous reste à examiner quelques normes de gestion économiques qui, d'après nous, conditionnent le lien du parti avec les masses, base du renforcement de la dictature du prolétariat.

Il est vrai, pour tout système de production, qu'il ne peut se développer que sur la base de la reproduction élargie, c'est-à-dire, de l'accumulation de richesses. Mais un type de société se manifeste moins par ses formes et manifestations extérieures que par son contenu social, par les mobiles qui dominent dans la production, c'est-à-dire, par les rapports de classe. Dans l'évolution historique, les deux processus, interne et externe, se meuvent d'ailleurs en une constante contradiction. Le développement capitaliste a démontré à l'évidence que la progression des forces productives engendrait en même temps son contraire, le recul des conditions matérielles du prolétariat, phénomène qui se traduisit par la contradiction entre la valeur d'échange et la valeur d'usage, entre la production et la consommation. Nous avons déjà indiqué ailleurs que le système capitaliste ne fut pas un système progressiste par nature, mais par nécessité (sous l'aiguillon de l'accumulation et de la concurrence). Marx souligna ce contraste en disant que le "développement de la force productive n'a d'importance que dans la mesure où il accroît le surtravail de la classe ouvrière et non pas dans la mesure où il diminue le temps nécessaire à la production matérielle." (Le Capital, Tome X)

En partant de la constatation valable pour tous les types de sociétés, à savoir que le surtravail est inévitable, le problème se concentre donc essentiellement sur le mode d'appropriation (...) du surtravail, la masse de surtravail et sa durée, le rapport de cette masse avec le travail total, enfin le rythme de son accumulation. Et immédiatement, nous pouvons mettre en évidence cette autre remarque de Marx que "la véritable richesse de la société et la possibilité d'un élargissement continu du procès de reproduction ne dépend pas de la durée du surtravail, mais de sa productivité et des conditions, plus ou moins avantageuses où cette productivité travaille." (Le Capital, Tome XIV.) Et il ajoute que la condition fondamentale pour l'instauration du "régime de la liberté", c'est la réduction de la journée de travail.

Ces considérations nous permettent d'apercevoir la tendance qui doit être imprimée à l'évolution de l'économie prolétarienne. Elles nous autorisent également à rejeter la conception qui voit la preuve absolue du "socialisme" dans l'accroissement des forces productives. Elle fut non seulement défendue par le Centrisme, mais aussi par Trotski : "le libéralisme fait semblant de ne pas voir les énormes progrès économiques du régime soviétique, c'est-à-dire les preuves concrètes des avantages incalculables du socialisme. Les économistes des classes dépossédées passent tout simplement sous silence les rythmes de développement industriel sans précédent dans l'histoire mondiale." (Lutte des classes, juin 1930)

Nous l'avons déjà mentionné au début de ce chapitre, cette question de "rythme" resta au premier plan des préoccupations de Trotski et de son Opposition alors qu'elle ne répond en rien à la mission du prolétariat, laquelle consiste à modifier le mobile de la production et non à accélérer son rythme sur la misère du prolétariat, tout comme cela se passe dans le capitalisme. Le prolétariat a d'autant moins de raisons de s'attacher au facteur "rythme" que, d'une part, il ne conditionne en rien la construction du socialisme, puisque celui-ci est d'ordre international et que, d'autre part, son néant sera révélé par l'apport de la haute technique capitaliste à l'économie socialiste mondiale.

Réorienter la production au service de la consommation

Quand nous posons comme tâche économique primordiale la nécessité de changer le mobile de la production, c'est-à-dire de l'orienter vers les besoins de la consommation, nous en parlons évidemment comme d'un procès et non comme d'un produit immédiat de la Révolution. La structure même de l'économie transitoire, telle que nous l'avons analysée, ne peut engendrer cet automatisme économique, car la survivance du "droit bourgeois" laisse subsister certains rapports sociaux d'exploitation et la force de travail conserve encore, dans une certaine mesure, le caractère de marchandise. La politique du parti, stimulée par l'activité revendicative des ouvriers, au travers de leurs organisations syndicales doit précisément tendre à abolir la contradiction entre force de travail et travail, qui fut développée à l'extrême par le capitalisme. En d'autres termes, à l'usage capitaliste de la force de travail en vue de l'accumulation de capital doit se substituer l'usage "prolétarien" de cette force de travail vers des besoins purement sociaux, ce qui favorisera la consolidation politique et économique du prolétariat.

Dans l'organisation de la production, l'État prolétarien doit donc s'inspirer, avant tout, des besoins des masses, développer les branches productives qui peuvent y répondre, en fonction évidemment des conditions spécifiques et matérielles qui prévalent dans l'économie envisagée.

Si le programme économique élaboré reste dans le cadre de la construction de l'économie socialiste mondiale, par conséquent reste relié à la lutte internationale des classes, l'État prolétarien pourra d'autant mieux se confiner dans sa tâche de développer la consommation. Par contre, si ce programme prend un caractère autonome visant directement ou indirectement au "socialisme national", une part croissante du surtravail s'engloutira dans la construction d'entreprises qui, dans l'avenir, ne trouveront pas leur justification dans la division internationale du travail ; par contre ces entreprises seront appelées inévitablement à devoir produire des moyens de défense pour "la société socialiste" en construction. Nous verrons que c'est là précisément le sort qui échut à la Russie soviétique.

Il est certain que toute amélioration de la situation matérielle des masses prolétariennes dépend en premier lieu de la productivité du travail, et celle-ci du degré technique des forces productives, par conséquent de l'accumulation. Elle est liée, en second lieu, au rendement du travail correspondant à l'organisation et à la discipline au sein du procès du travail. Tels sont les éléments fondamentaux, tels qu'ils existent aussi dans le système capitaliste, avec cette caractéristique que là les résultats concrets de l'accumulation sont détournés de leur destination humaine au profit de l'accumulation en "soi". La productivité du travail ne se traduit pas en objets de consommation, mais en capital.

Il serait vain de se dissimuler que le problème est loin d'être résolu par la proclamation d'une politique tendant à élargir la consommation. Mais il faut commencer par l'affirmer parce qu'il s'agit d'une directive majeure qui s'oppose irréductiblement à celle poussant au premier plan l'industrialisation et sa croissance accélérée et sacrifiant inévitablement une ou plusieurs générations de prolétaires (le Centrisme1 l'a déclaré ouvertement). Or, un prolétariat "sacrifié", même pour des objectifs qui peuvent paraître correspondre à son intérêt historique (la réalité en Russie a démontré qu'il n'en était cependant rien) ne peut constituer une force réelle pour le prolétariat mondial ; il ne peut que s'en détourner, sous l'hypnose des objectifs nationaux.

Il y a, il est vrai, l'objection qu'il ne peut y avoir élargissement de la consommation sans accumulation, et d'accumulation sans un prélèvement plus ou moins considérable sur la consommation. Le dilemme sera d'autant plus aigu qu'il correspondra à un développement restreint des forces productives et à une médiocre productivité du travail. C'est dans ces pires conditions que le problème se posa en Russie et qu'une des manifestations les plus dramatiques en fut le phénomène des "ciseaux".

Toujours sur la base des considérations internationalistes que nous avons développées, il faut donc affirmer (si l'on ne veut pas tomber dans l'abstraction) que les tâches économiques du prolétariat, dans leur diminution historique, sont primordiales. Les camarades de Bilan, animés par la juste préoccupation de mettre en évidence le rôle de l'État prolétarien sur le terrain mondial de la lutte des classes, ont singulièrement rétréci l'importance du problème en question, en considérant que "les domaines économique et militaire2 ne pourront être qu'accessoires et de détail dans l'activité de l'État prolétarien, alors qu'il sont d'un ordre essentiel pour une classe exploiteuse" (Bilan, p. 612). Nous le répétons, le programme est déterminé et limité par la politique mondiale de l'État prolétarien, mais cela étant établi, il reste que le prolétariat n'aura pas de trop de toute sa vigilance et de toute son énergie de classe pour seulement essayer de trouver la solution essentielle à ce redoutable problème de la consommation qui conditionnera quand même son rôle de "simple facteur de la lutte du prolétariat mondial".

Les camarades de Bilan commettent, d'après nous, une autre erreur 3 en ne faisant pas la distinction entre une gestion tendant à la construction du "socialisme" et une gestion socialiste de l'économie transitoire, en déclarant notamment que "loin de pouvoir envisager la possibilité de la gestion socialiste de l'économie dans un pays (...), nous devons commencer par proclamer l'impossibilité même de cette gestion socialiste." Mais, qu'est-ce qu'une politique qui poursuit le relèvement des conditions de vie des ouvriers si ce n'est une politique de gestion véritablement socialiste visant précisément à renverser le processus de la production par rapport au processus capitaliste. Dans la période de transition, il est parfaitement possible de faire surgir ce nouveau cours économique d'une production s'effectuant pour les besoins, alors même que les classes survivent.

Mais il reste que le changement du mobile de la production ne dépend pas uniquement de l'adoption d'une politique juste, mais surtout de la pression sur l'économie des organisations du prolétariat comme de l'adaptation de l'appareil productif à ses besoins. En outre, l'amélioration des conditions de vie ne tombe pas du ciel. Elle est fonction du développement de la capacité productive, qu'il soit la conséquence de l'augmentation de la masse de travail social, d'un rendement plus grand du travail, résultant de sa meilleure organisation ou encore de la plus grande productivité du travail donné par des moyens de production plus puissants.

Pour ce qui est de la masse de travail social - si nous supposons invariable le nombre d'ouvriers occupés - nous avons dit qu'elle est donnée par la durée et l'intensité d'emploi de la force de travail. Or ce sont justement ces deux factions alliées à la baisse de valeur de la force de travail comme effet de sa plus grande productivité, qui déterminent le degré d'exploitation imposé au prolétariat dans le régime capitaliste.

Dans la phase transitoire, la force de travail conserve encore, il est vrai, son caractère de marchandise dans la mesure où le salaire se confond avec la valeur de la force-travail ; par contre elle dépouille ce caractère dans la mesure où le salaire se rapproche de l'équivalent du travail total fourni par l'ouvrier (abstraction étant faite du surtravail nécessaire aux besoins sociaux).

A l'encontre de la politique capitaliste, une véritable politique prolétarienne, pour augmenter les forces productives, ne peut certainement pas se fonder sur le surtravail qui proviendrait d'une plus grande durée ou d'une plus grande intensité du travail social, qui, sous sa forme capitaliste, constitue la plus-value absolue. Elle se doit, au contraire, de fixer des normes de rythme et de durée de travail compatibles avec l'existence d'une véritable dictature du prolétariat et elle ne peut que présider à une organisation plus rationnelle du travail, à l'élimination du gaspillage des activités sociales, bien que dans ce domaine les possibilités pour augmenter la masse de travail utile soient vite épuisées.

Dans ces conditions, l'accumulation "prolétarienne" doit trouver sa source essentielle dans le travail devenu disponible par une technique plus élevée.

Cela signifie que l'accroissement de la productivité du travail pose l'alternative suivante : ou bien une même masse de produits (ou valeurs d'usage) détermine une diminution du volume total de travail consommé, ou bien si ce dernier reste invariable (ou même s'il diminue suivant l'importance du progrès technique réalisé) la quantité de produits à répartir augmentera. Mais dans les deux cas, une diminution du surtravail relatif (relatif par rapport au travail strictement nécessaire à la reproduction de la force de travail) peut parfaitement se conjuguer avec une plus grande consommation et se traduire par conséquent par une hausse réelle des salaires et non pas fictive comme dans le capitalisme. C'est dans l'utilisation nouvelle de la productivité qu'apparaît la supériorité de la gestion prolétarienne sur la gestion capitaliste plutôt qu'au travers de la compétition entre les prix de revient, base sur laquelle le prolétariat doit être inévitablement battu, comme nous l'avons déjà indiqué.

C'est en effet le développement de la productivité du travail qui précipite le capitalisme dans sa crise de décadence où, d'une façon permanente (et plus seulement au cours de crises cycliques), la masse des valeurs d'usage s'oppose à la masse des valeurs d'échange. La bourgeoisie est débordée par l'immensité de sa production et elle ne peut l'écouler vers les immenses besoins insatisfaits, sous menace de suicide.

Dans la période de transition, la productivité du travail est certes encore loin de répondre à la formule "à chacun selon ses besoins", mais cependant la possibilité de pouvoir l'utiliser intégralement, à des fins humaines, renverse les données du problème social. Marx avait déjà établi qu'avec la production capitaliste, la productivité du travail reste bien au dessous du maximum théorique. Par contre, après la révolution, il devient possible de réduire, puis de supprimer l'antagonisme capitaliste entre le produit et sa valeur si la politique prolétarienne tend non pas à ramener le salaire à la valeur de la force travail - méthode capitaliste qui détourne le progrès technique au profit du capital - mais à l'élever de plus en plus au dessus de cette valeur, sur la base même de la productivité développée.

Il est évident qu'une certaine fraction du surtravail relatif ne peut retourner directement à l'ouvrier, en vertu des nécessités mêmes de l'accumulation sans laquelle il n'y a pas de progrès technique possible. Et encore une fois se repose le problème du rythme et du taux de l'accumulation. Et s'il parait se résoudre à une question de mesure, l'arbitraire sera en tout cas exclu sur la base principielle délimitant les tâches économiques du prolétariat, telle que nous l'avons définie.

La détermination du rythme de l'accumulation

D'autre part, il va de soi que la détermination du taux de l'accumulation relève du centralisme économique et non pas de décisions des producteurs dans leurs entreprises, suivant l'opinion des internationalistes hollandais (p. 116 de leur ouvrage cité). Ils sont d'ailleurs fort peu convaincus de la valeur pratique d'une telle solution, puisqu'ils la font suivre immédiatement de cette considération que le "taux d'accumulation ne peut être laissé au libre jugement des entreprises séparées et c'est le Congrès général des conseils d'entreprises qui déterminera la norme obligatoire", formule qui répond somme toute à du centralisme déguisé.

Si nous nous reportons maintenant à ce qui s'est réalisé en Russie, alors éclate toute l'imposture du Centrisme faisant découler la suppression de l'exploitation du prolétariat de la collectivisation des moyens de production. On enregistre ce phénomène historique que le processus de l'économie soviétique et celui de l'économie capitaliste, tout en partant de bases différentes, ont fini par confluer et par se diriger ensemble vers la même issue : la guerre impérialiste. Tous deux se déroulent sur le fond d'un prélèvement croissant de plus-value qui ne retourne pas à la classe ouvrière. En URSS, le procès de travail est capitaliste par sa substance, sinon par ses aspects sociaux et les rapports de production. On y pousse à l'augmentation de la masse de plus-value absolue, obtenue par l'intensification du travail qui a pris les formes du "stakhanovisme". Les conditions matérielles des ouvriers ne sont nullement solidaires des améliorations techniques et du développement des forces productives, et en tout cas la participation relative du prolétariat au patrimoine social n'augmente pas, mais diminue ; phénomène analogue à celui qu'engendre constamment le système capitaliste, même dans ses plus belles périodes de prospérité. Nous manquons d'éléments pour établir dans quelle mesure est réel l'accroissement de la part absolue des ouvriers.

En outre, il se pratique une politique d'abaissement des salaires qui tend à substituer des ouvriers non qualifiés (provenant de l'immense réservoir de la paysannerie) aux prolétaires qualifiés qui sont en même temps les plus conscients.

A la question de savoir où s'engloutit cette masse énorme de surtravail, on donnera la réponse facile qu'elle va en majeure partie à la "classe" bureaucratique. Mais une telle explication est démentie par l'existence même d'un énorme appareil productif qui reste bel et bien propriété collective et au regard duquel les beefsteaks, automobiles et villas des bureaucrates font piètre figure !! Les statistiques officielles et autres aussi bien que les enquêtes, confirment cette disproportion énorme - qui va croissant - entre la production des moyens de production (outillage, bâtiments, travaux publics, etc.) et celle des objets de consommation destinés à la "bureaucratie" comme à la masse ouvrière et paysanne, même en y englobant la consommation sociale. S'il est vrai que c'est la bureaucratie qui, en tant que classe, dispose de l'économie et de la production et s'approprie le surtravail, on n'explique pas comment ce dernier se transforme dans sa plus grande partie en richesse collective et non en propriété privée. Ce paradoxe ne peut être expliqué qu'en découvrant pourquoi cette richesse, tout en restant dans la communauté soviétique, s'oppose à celle-ci, par sa destination. Signalons qu'aujourd'hui un phénomène semblable se déroule au sein de la société capitaliste, c'est-à-dire que la majeure partie de la plus-value ne s'écoule pas dans la poche des capitalistes mais s'accumule en biens qui ne restent propriété privée que du point de vue purement juridique. La différence, c'est qu'en URSS le phénomène ne prend pas un caractère proprement capitaliste. Les deux évolutions partent également d'une origine différente : en URSS, elle ne surgit pas d'un antagonisme économique, mais politique, d'une scission entre le prolétariat russe et le prolétariat international ; elle se développe sous le drapeau de la défense du "socialisme national" et de son intégration au mécanisme du capitalisme mondial. Par contre, dans les pays capitalistes, l'évolution se déplace sous le signe de la décadence de l'économie bourgeoise. Mais les deux développements sociaux aboutissent à un objectif commun : la construction d'économies de guerre (les dirigeants soviétiques se vantent d'avoir édifié la plus formidable machine de guerre du monde). Telle nous parait être la réponse à "l'énigme russe". Cela explique pourquoi la défaite de la Révolution d'Octobre ne provient pas du bouleversement du rapport de force entre les classes, à l'intérieur de la Russie, mais sur l'arène internationale.

Examinons quelle est la politique qui orienta le cours de la lutte des classes vers la guerre impérialiste plutôt que vers la révolution mondiale.

L'exploitation des ouvriers russes au service de l'économie de guerre

Pour certains camarades, nous l'avons déjà dit, la révolution russe ne fut pas prolétarienne et son évolution réactionnaire était préjugée du fait qu'elle fut réalisée par un prolétariat culturellement arriéré (bien que par sa conscience de classe, il se plaça à l'avant-garde du prolétariat mondial) qui, par surcroît, dut diriger un pays retardataire. Nous nous bornerons à opposer une telle attitude fataliste à celle de Marx, vis-à-vis de la Commune : bien que celle-ci exprimât une immaturité historique du prolétariat à prendre le pouvoir, Marx lui attribue cependant une portée immense et il y puisa des enseignements féconds et progressifs dont s'inspirèrent précisément les bolcheviks en 1917. Tout en agissant de même vis-à-vis de la révolution russe, nous n'en déduisons pas pour cela que les futures révolutions seront la reproduction photographique d'octobre, mais nous disons qu'octobre, par ses traits fondamentaux se retrouvera dans ces révolutions, en nous souvenant uniquement de ce que Lénine entendait par "valeur internationale de la révolution russe" (dans La maladie infantile du communisme). Un marxiste ne "refait" évidemment pas l'histoire mais il l'interprète pour forger des armes théoriques au prolétariat, pour lui éviter la répétition d'erreurs et lui faciliter le triomphe final sur la bourgeoisie. Rechercher les conditions qui auraient placé le prolétariat russe dans la possibilité de vaincre définitivement c'est donner à la méthode marxiste d'investigation toute sa valeur parce que c'est permettre d'ajouter une pierre à l'édifice du matérialisme historique.

S'il est vrai que le reflux de la première vague révolutionnaire contribua à "isoler" temporairement le prolétariat russe, nous croyons que ce n'est pas là qu'il faut chercher la cause déterminante de l'évolution de l'URSS, mais dans l'interprétation qui fut donnée par la suite des événements de cette époque et de la fausse perspective qui en découla, quant à l'évolution du capitalisme, à l'époque des guerres et des révolutions. La conception de la "stabilisation" du capitalisme engendra naturellement par la suite la théorie du "socialisme en un seul pays" et par voie de conséquence la politique de "défense" de l'URSS.

Le prolétariat international devint un instrument de l'État prolétarien pour sa défense contre une agression impérialiste, tandis que la révolution mondiale passait à l'arrière plan en tant qu'objectif concret. Si Boukharine parle encore de celle-ci en 1925, c'est parce que "la révolution mondiale a pour nous cette importance, qu'elle représente la seule garantie contre les interventions, contre une nouvelle guerre".

Il s'élabora ainsi une théorie de la "garantie contre les interventions" dont l'IC [Internationale communiste] s'empara pour devenir l'expression des intérêts particuliers de l'URSS et non plus des intérêts de la révolution mondiale. La "garantie" on ne la chercha plus dans la liaison avec le prolétariat international mais dans la modification du caractère et du contenu des rapports de l'État prolétarien avec les États capitalistes. Le prolétariat mondial restait seulement une force d'appoint pour la défense du "socialisme national".

Pour ce qui est de la NEP [Nouvelle Économie politique], en nous basant sur ce que nous avons dit précédemment, nous ne pensons pas qu'elle offrit un terrain spécifique pour une inévitable dégénérescence, bien qu'elle détermina une recrudescence très grande des velléités capitalistes au sein de la paysannerie notamment, et que par exemple, sous le signe du centrisme, l'alliance (smytchka) avec les paysans pauvres dans laquelle Lénine voyait un moyen pour raffermir la dictature prolétarienne, devint un but, en même temps qu'une union avec la paysannerie moyenne et le koulak.

Contrairement à l'opinion des camarades de Bilan, nous ne croyons pas non plus que l'on peut inférer des déclarations de Lénine basées sur la NEP, qu'il aurait préconisé une politique affranchissant l'évolution économique russe du cours de la révolution mondiale.

Au contraire, pour Lénine, la NEP signifiait une politique d'attente, de répit, jusqu'à la reprise de la lutte internationale des classes : "quand nous adoptons une politique qui doit durer de longues années, nous n'oublions pas un seul instant que la révolution internationale, la rapidité et les conditions de son développement peuvent tout modifier". Pour lui il s'agissait de rétablir un certain équilibre économique, moyennant rançon aux forces capitalistes (sans lequel la dictature croulait), mais non de "faire appel à la collaboration des classes ennemies en vue de la construction des fondements de l'économie socialiste". (Bilan, p. 724.)

Tout comme il nous paraît injuste de faire de Lénine un partisan du "socialisme en un seul pays" sur la base d'un document apocryphe.

Par contre, l'opposition russe "trotskiste" contribue à accréditer l'opinion que la lutte se cristallisait entre les États capitalistes et l'État soviétique. En 1927, elle considérait comme inévitable la guerre des impérialistes contre l'URSS juste au moment où l'I.C. arrachait les ouvriers de leurs positions de classe pour les lancer sur le front de la défense de l'URSS en même temps qu'elle présidait à l'écrasement de la révolution chinoise. Sur cette base, l'opposition s'engagea sur la voie de la préparation de l'URSS - "bastion du socialisme" - à la guerre. Cette position équivalait à sanctionner théoriquement l'exploitation des ouvriers russes en vue de la construction d'une économie de guerre (plans quinquennaux). L'Opposition alla même jusqu'à agiter le mythe de l'unité à "tout prix" du parti, comme condition de la victoire militaire de l'URSS. En même temps elle était équivoque sur la lutte "pour la paix" (!) en considérant que l'URSS devait chercher à "retarder la guerre", à payer même une rançon pendant qu'il fallait "préparer au maximum toute l'économie, le budget, etc. en prévision d'une guerre" et considérer la question de l'industrialisation comme décisive pour assurer les ressources techniques indispensables pour la défense (Plate-forme de l'Opposition).

Par la suite Trotski, dans sa Révolution permanente, reprit cette thèse de l'industrialisation sur le rythme "le plus rapide", qui représentait, paraît-il une garantie contre les "menaces du dehors" en même temps qu'elle aurait favorisé l'évolution du niveau de vie des masses. Nous savons d'une part, que la "menace du dehors" se réalisa, non par la "croisade" contre l'URSS, mais par l'intégration de celle-ci au front de l'impérialisme mondial ; d'autre part, que l'industrialisme ne coïncida nullement avec une meilleure existence du prolétariat, mais avec son exploitation la plus effrénée, sur la base de la préparation à la guerre impérialiste.

Dans la prochaine révolution, le prolétariat vaincra, indépendamment de son immaturité culturelle et de la déficience économique, pourvu qu'il mise, non sur la "construction du socialisme", mais sur l'épanouissement de la guerre civile internationale.

MITCHELL.

1 Il faut noter qu'à l'époque où Bilan a publié cette contribution, l'ensemble de la Gauche italienne qualifiait encore la conception stalinienne qui guidait la politique de l'IC de « Centrisme ». Ce n'est que par la suite, et notamment Internationalisme après-guerre, que le courant hérité de la Gauche italienne l'a clairement qualifiée de contre-révolutionnaire. Nous renvoyons le lecteur à la présentation critique de ces textes publiée dans la Revue Internationale n° 132 (NDLR.).

2 Nous sommes d'accord avec les camarades de Bilan pour dire que la défense de l'État prolétarien ne se pose pas sur le terrain militaire mais sur le plan politique, par sa liaison avec le prolétariat international.

3 Qui n'est peut-être que de pure formulation, mais qu'il importe de relever quand même parce qu'elle se relie à leur tendance à minimiser les problèmes économiques.

Conscience et organisation: 

  • La Gauche Italienne [10]

Questions théoriques: 

  • Période de transition [11]

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Links
[1] https://fr.internationalism.org/content/revue-internationale-ndeg-132-1er-trimestre-2008 [2] https://fr.internationalism.org/rinte70/edito.htm [3] https://fr.internationalism.org/rint124/edito_emeutes_banlieues.htm [4] https://fr.internationalism.org/rint125/france-etudiants [5] https://fr.internationalism.org/en/tag/situations-territoriales/lutte-classe-france [6] https://fr.internationalism.org/en/tag/histoire-du-mouvement-ouvrier/mai-1968 [7] https://fr.internationalism.org/en/tag/histoire-du-mouvement-ouvrier/revolution-allemande [8] https://fr.internationalism.org/en/tag/heritage-gauche-communiste/vague-revolutionnaire-1917-1923 [9] https://fr.internationalism.org/en/tag/questions-theoriques/decadence [10] https://fr.internationalism.org/en/tag/conscience-et-organisation/gauche-italienne [11] https://fr.internationalism.org/en/tag/questions-theoriques/periode-transition