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Russie 1917 : La plus grande expérience révolutionnaire de la classe ouvrière

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  • Russie 1917 [2]

Introductions : à la présente édition et à la première édition

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Introduction à la présente édition

 

  • "Le communisme est mort", "Ouvriers, il est inutile d'espérer mettre fin au capitalisme, ce système a terrassé définitivement son ennemi mortel", "il faut se contenter de ce que nous avons car il n'y a rien d'autre. Et gare si le capitalisme était renversé: la société qui lui succéderait serait encore pire".

Voilà ce que la bourgeoisie répète sur tous les tons depuis que s'est effondré le bloc de l'Est. Il y a aujourd'hui un déchaînement de mensonges, à cette occasion, dont le principal et le plus crapuleux d'entre eux est celui qui prétend que cette chute fracassante des régimes de l'Est, cette faillite définitive du stalinisme c'est celle de la révolution prolétarienne d'octobre 1917, celle du communisme, celle du marxisme.

Démocrates et staliniens se sont toujours retrouvés, au delà de leurs oppositions, dans une sainte alliance, dont le premier fondement est de dire aux ouvriers que c'est le socialisme qui, au delà de ses travers et déformations, a régné à l'Est. Pour Marx, Engels, Lénine, Luxemburg, et pour l'ensemble du mouvement marxiste, le communisme a toujours signifié la fin de l'exploitation de l'homme par l'homme, la fin des classes, de l'état, du salariat et la fin des frontières, tout cela n'étant possible qu'à l'échelle mondiale, dans une société où règne l'abondance, "à chacun selon ses besoins, de chacun selon ses capacités", où "le règne du gouvernement des hommes cède la place à celui de l'administration des choses". Prétendre qu'il y a eu quelque chose de "communiste" ou d'engagé sur la voie du "communisme" en URSS et dans les pays de l'Est, alors qu'ont toujours régné en maître exploitation, misère, pénurie généralisée, représente le plus grand mensonge de toute l'histoire de l'humanité.

A l'Est les staliniens n'ont pu imposer ce mensonge que grâce à la terreur la plus brutale. L'instauration et la défense du "socialisme en un seul pays" se sont faites au prix de la plus sanglante et de la plus terrible contre-révolution, où tout ce qui pouvait subsister d'octobre 1917, et en premier lieu du parti bolchevique, a été férocement et systématiquement décimé, anéanti sous les coups et dans les geôles du stalinisme, avant de livrer à la déportation et à la mort des dizaines de millions d'êtres humains. Cette féroce dictature, concentré hideux de tout ce que le capitalisme décadent contient de barbarie, a sans cesse utilisé deux armes pour assurer sa domination: la terreur et le mensonge.

Ce mensonge représente un atout considérable pour toutes les fractions de la bourgeoisie face au cauchemar que représente pour celle-ci "le spectre du communisme", la menace que fait peser sur sa domination la révolution prolétarienne. Or, la révolution d'octobre 1917 en Russie et la vague révolutionnaire mondiale qui l'a suivie jusqu'au début des années 20, restent jusqu'à présent le seul moment de l'histoire où la domination bourgeoise a été soit renversée par le prolétariat (en Russie en 1917), soit réellement menacée par celui-ci (en Allemagne en 1919). Dès lors, identifier octobre, identifier la révolution prolétarienne avec son bourreau et son fossoyeur : la contre révolution stalinienne, représente pour tous nos bons "démocrates"[1] un atout majeur dans la défense de l'ordre bourgeois. Pendant plusieurs décennies, le fait qu'une grande majorité de la classe ouvrière identifiait, grâce à l'immense prestige d'octobre 1917, révolution et stalinisme, communisme et régimes de l'Est, a été le facteur idéologique le plus important responsable de l'impuissance du prolétariat. Il a été l'instrument de sa soumission jusqu'à lui faire accepter de se faire massacrer dans la deuxième guerre mondiale, justement au nom de la défense du camp "socialiste", allié pour l'occasion au camp de la "démocratie" contre le fascisme, après avoir été l'allié de Hitler au début de la guerre. Le prolétariat n'a jamais été aussi faible, aussi soumis à l'idéologie dominante que lorsque les partis staliniens ont été forts, auréolés qu'ils étaient encore du prestige de l'octobre rouge. Mais, lorsque cette croyance dans le caractère prétendument socialiste de l'URSS s'est effritée sous les coups de la reprise historique des combats de la classe ouvrière à l'Est comme à l'Ouest depuis 1968 jusqu'à provoquer un profond rejet du stalinisme dans l'ensemble du prolétariat, il était encore plus vital pour les "démocraties" de maintenir en vie cette monstrueuse fiction du "socialisme" à l'Est. A l'heure où l'aiguillon de la crise à nouveau ouverte du système capitaliste, à l'échelle mondiale, poussait et pousse de plus en plus les prolétaires à élargir et renforcer leur combat contre la bourgeoisie et son système, à l'heure où se posait et se pose de plus en plus à la classe ouvrière la question de donner une perspective à sa lutte, il ne fallait surtout pas que la mise à nu de ce plus grand mensonge de l'histoire (l'identification entre stalinisme et communisme) ne favorise dans le prolétariat la prise de conscience de la nécessité révolutionnaire.

C'est pourquoi le maintien de cette fiction représente, aujourd'hui plus que jamais, un enjeu considérable pour la bourgeoisie. Ce monstrueux accouplement entre "révolution" et "stalinisme", après lui avoir servi en "positif" pendant un demi siècle, lui sert aujourd'hui en "négatif", en tant que repoussoir à toute idée de perspective de révolution, elle fait tout ce qui est en son pouvoir pour faire croire aux ouvriers qu'il n'y a rien à espérer en dehors du capitalisme. Au moment où, pour l'ensemble de l'humanité, est posée de plus en plus crûment l'alternative historique, socialisme ou barbarie sans fin, au moment où, plus que jamais, le prolétariat est placé devant ses responsabilités historiques, il est vital pour la classe dominante de discréditer et de salir le plus possible la grande révolution prolétarienne d'octobre 1917 et la perspective du communisme aux yeux des ouvriers.

Malheureusement dans le camp révolutionnaire, parmi les courants politiques prolétariens dont la tâche devrait être, avec leur classe de déjouer les mensonges et les pièges de la bourgeoisie, de tirer les véritables leçons des expériences du passé pour les transformer en armes pour les combats à venir, on trouve des théories aberrantes sur la nature de la révolution russe. Ainsi les "conseillistes", issus de la Gauche allemande et hollandaise, en sont arrivés à considérer octobre et les bolcheviks comme bourgeois. Ainsi, au sein de la Gauche italienne, les "bordiguistes" ont développé la théorie de la "double nature" (bourgeoise et prolétarienne) de la révolution russe. Et même si l'objectif de ces deux courants n'est évidemment pas celui de la classe dominante, il n'en demeure pas moins que leurs théories apporte objectivement, chacune à sa manière, de l'eau au moulin de la gigantesque campagne mensongère actuelle.

Ces théories ont été les produits de la défaite de la vague révolutionnaire des années 1920, de la confusion créée dans les esprits par le fait que la révolution russe ne mourut pas comme la Commune de Paris de 1871, rapidement et ouvertement écrasée par la réaction bourgeoise, mais dégénéra suivant un processus long, douloureux et complexe, subissant le pouvoir d'une bureaucratie qui se prétendait la continuatrice d'octobre 1917.

Mais si on peut comprendre l'origine de ces aberrations, celles-ci n'en demeurent pas moins un obstacle majeur pour la réappropriation par la classe révolutionnaire des enseignements de sa principale expérience historique. Et elles doivent être combattues comme telles. Tel est l'objectif de cette brochure qui est composée en particulier de deux articles parus dans la Revue Internationale du CCI (n° 12 [3] et 13 [4], fin 1977- début 1978) et consacrés l'un à la critique des théories "conseillistes" et l'autre à celle des théories "bordiguistes".

Etant donné les bouleversements historiques considérables qui ont secoué les pays de l'Est depuis la fin de l'année 1989 et surtout étant donnée la gigantesque campagne idéologique sur la "mort du communisme" que les bourgeoisies "démocratiques", tirant profit de la faillite du stalinisme, ont déchaînée contre la classe ouvrière, nous avons jugé indispensable de rajouter à cette 2e édition, notre prise de position : "Le prolétariat mondial face à l'effondrement du bloc de l'Est et à la faillite du stalinisme" parue en janvier 1990 en supplément de RI n°197.

La révolution russe de 1917 ce fut d'abord et avant tout une grandiose action des masses exploitées pour tenter de détruire l'ordre qui les réduit à l'état de bêtes de somme de la machine économique et de chair à canon pour les guerres entre puissances capitalistes. Une action où des millions de prolétaires, entraînant derrière eux toutes les autres couches exploitées de la société, sont parvenus à briser leur atomisation, à s'unifier consciemment, à se donner les moyens d'agir collectivement comme une seule force. Une action pour devenir maîtres de leurs propres destinées, pour commencer la construction d'une autre société, une société sans exploitation, sans guerres, sans classes, sans nations, sans misère, une société communiste.

La Révolution russe mourut étouffée par l'encerclement de la bourgeoisie mondiale, exangue suite aux atrocités et aux ravages de la guerre civile qui lui fut imposée par le soutien massif de cette même bourgeoisie aux armées blanches du tsarisme déchu, et surtout isolée du fait de la défaite des tentatives révolutionnaires dans le reste de l'Europe, en particulier en Allemagne. La bureaucratie stalinienne en fut l'hypocrite et impitoyable bourreau.

Mais cela ne change rien à la grandeur de l'intrépide "assaut du ciel" que fut la Révolution russe. octobre 1917 ce ne fut pas une tentative révolutionnaire parmi d'autres. La Révolution russe constitue et reste jusqu'à présent, et de loin, la plus importante expérience révolutionnaire de la classe ouvrière mondiale.

Par sa durée, par le nombre de travailleurs qui y ont participé, par le degré de conscience de ceux-ci, par le fait qu'elle représentait le point le plus avancée d'un mouvement international de luttes ouvrières, par l'ampleur et la profondeur des bouleversements qu'elle tenta de mettre en place, la Révolution russe constitue la plus transcendante des expériences révolutionnaires de la classe ouvrière. Et en tant que telle, elle est la plus riche source d'enseignements pour les luttes révolutionnaires ouvrières à venir.

Il faudra longtemps au prolétariat mondial, pour parvenir à se débarrasser de toute la boue idéologique avec laquelle la bourgeoisie a recouvert la plus grande expérience révolutionnaire. Probablement, il ne parviendra à se réapproprier toute la richesse des leçons de cette expérience qu'au cours de la lutte révolutionnaire elle-même, lorsqu'il sera confronté aux mêmes questions pratiques.

C'est lorsqu'ils seront confrontés à la nécessité immédiate de s'organiser comme une force unifiée, capable d'abattre l'Etat bourgeois et de proposer une nouvelle forme d'organisation sociale, que les prolétaires réapprendront le véritable sens du mot russe "soviet". C'est lorsqu'ils se trouveront devant la tâche d'organiser collectivement une insurrection armée qu'ils ressentiront massivement le besoin de posséder les leçons d'octobre 1917. C'est lorsqu'ils seront confrontés à des questions telles que : savoir qui exerce le pouvoir; ou bien : quels rapports doit il y avoir entre le prolétariat en armes et l'institution étatique qui surgira au lendemain des premières insurrections victorieuses; ou bien encore : comment réagir face aux divergences entre secteurs importants du prolétariat; qu'ils comprendront les véritables erreurs commises par les bolcheviks (en particulier dans la tragédie de Kronstadt en 1921).

Malgré son échec, qui fut en réalité celui de la vague révolutionnaire internationale dont elle n'était que le point le plus avancé, échec qui confirmait que la révolution prolétarienne n'a pas plus de patrie que les prolétaires eux mêmes, la Révolution russe a posé dans la pratique des problèmes pratiques cruciaux auxquels les mouvements révolutionnaires de l'avenir se trouveront inévitablement confrontés. En ce sens, qu'ils en aient conscience aujourd'hui ou non, les prolétaires dans les luttes de demain devront s'en réapproprier les enseignements. Mais pour cela ils devront commencer par reconnaître cette expérience comme leur expérience.

Quant aux organisations révolutionnaires, pour elles, c'est dès à présent que la reconnaissance d'octobre est cruciale : leur capacité à féconder les luttes prolétariennes immédiates dépend, en effet, tout d'abord, de la compréhension de la dynamique historique qui depuis plus de deux siècles a conduit aux luttes présentes. Or cette compréhension serait impossible sans une claire reconnaissance de la véritable nature de la révolution d'octobre.

C'est à la recherche de cette clarté indispensable et même vitale, étant donné la gravité des enjeux posés dans la situation aujourd'hui, que veut contribuer cette brochure.

CCI Septembre 1992

 

 

 


 

Introduction à la première édition (septembre 1987)

A sa façon la bourgeoisie a fêté le soixante-dixième anniversaire de la révolution prolétarienne d'octobre 1917. Elle a fêté partout cet anniversaire en travestissant de façon systématique la véritable signification d'Octobre et en faisant du monstrueux Etat russe son héritier en droite ligne. En fait, ce que le capitalisme a réellement célébré, ce n'est pas la Révolution d'Octobre mais au contraire sa mort et les pompes généreusement déployées avaient surtout pour but d'exorciser définitivement le spectre de toute nouvelle édition d'un tel événement.

Pour le prolétariat par contre, et donc pour les révolutionnaires, le souvenir d'Octobre n'appelle aucune cérémonie. Ils n'ont pas besoin de l'enterrer car pour eux Octobre est vivant, non comme imagerie d'Epinal des "temps héroïques", mais par l'expérience qu'il nous a transmise et dans l'espoir qu'il constitue pour les prochains combats de la classe. Le seul "hommage" que les révolutionnaires puissent rendre à Octobre et à ses protagonistes ne consiste pas dans des discours ampoulés ou des éloges funèbres mais bien dans un effort pour en comprendre les enseignements afin d'en féconder ces combats. C'est là un travail que notre Revue Internationale a déjà entrepris comme l'ensemble des publications de notre Courant et qui devra être poursuivi de façon systématique. Mais un tel travail n'a de sens que si on comprend la nature réelle de la révolution d'Octobre, si on sait y reconnaître une expérience du prolétariat, la plus importante à ce jour, et non une expérience bourgeoise, une révolution bourgeoise, comme c'est le cas pour certains courants comme le "conseillisme". Sinon, Octobre 1917 n'a pas plus de valeur que 1789 ou bien février 1818 et bien moins que la Commune de Paris de 1871. C'est pour cette raison que la condition première d'une réelle assimilation des leçons d'Octobre est la reconnaissance et la défense de son caractère authentiquement prolétarien ainsi que du parti qui en a constitué l'avant-garde. C'est le but que se fixe la présente brochure.

CCI

 


[1] Les groupes trotskistes défendent eux aussi, en principe, haut et fort la nature prolétarienne de la révolution d'Octobre. Mais pour ces pseudo révolutionnaires les régimes staliniens ont toujours conservé quelque chose de prolétarien qu'il s'agissait et qu'il s'agit de défendre au nom de la marche vers le "communisme". En ce sens ils ont participé et ils continuent de participer, sournoisement, à cette falsification de l'Histoire.

 

Histoire du mouvement ouvrier: 

  • Révolution Russe [5]

Questions théoriques: 

  • Communisme [6]

Heritage de la Gauche Communiste: 

  • La Révolution prolétarienne [7]

Le prolétariat mondial face à l’effondrement du bloc de l'Est et à la faillite du stalinisme

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L'année 1989 s'est terminée avec des événements d'une portée historique considérable sur la scène internationale. C'est tout un pan du monde capitaliste, celui dominé par le bloc impérialiste russe qui, en quelques mois, s'est décomposé, signant la faillite irrémédiable d'un système qui, pendant près d'un demi-siècle, s'est imposé et s'est maintenu par la terreur, la barbarie la plus sanguinaire qu'ait connue l'humanité.

Face à ces événements qui, en se déroulant aux portes de l'Europe occidentale, viennent bouleverser toute la configuration du monde issue de la seconde guerre mondiale, nous assistons aujourd'hui au déchaînement d'une campagne médiatique assourdissante sur la prétendue "faillite du communisme". Toutes les fractions de la bourgeoisie "libérale" et "démocratique", telles des vautours affamés, se ruent sur la charogne du stalinisme pour perpétuer l'ignoble mensonge consistant à identifier le stalinisme au communisme, à faire croire que la dictature stalinienne était contenue dans le programme de Lénine et des Bolchéviks, que le stalinisme ne représentait, au fond, rien d'autre que la continuité avec la révolution prolétarienne d'Octobre 1917. En un mot, il s'agit de faire croire aux prolétaires qu'une telle barbarie était le prix inévitable que la classe ouvrière devait payer pour avoir osé défier et remettre en cause, il y a 70 ans, l'ordre capitaliste.

Ainsi, en crevant, le stalinisme rend aujourd'hui un dernier service au capitalisme. Car c'est bien à la bourgeoisie la plus puissante, la plus machiavélique, la plus hypocrite que profite son agonie. Partout, il ne se passe pas un jour sans que les média aux ordres de la classe dominante n'exploitent à fond toutes les convulsions qui secouent les pays du glacis soviétique pour mieux nous vanter les vertus de la "démocratie", du capitalisme "libéral" présenté comme le "meilleur des mondes", un monde de liberté et d'abondance, le seul pour lequel il vaut la peine de se battre, le seul qui puisse soulager toutes les souffrances imposées aux populations par le système "communiste".

La mort du stalinisme constitue aujourd'hui une victoire idéologique pour la bourgeoisie occidentale. A l'heure actuelle, le prolétariat doit encaisser le coup. Mais il devra comprendre que le stalinisme n'a jamais été autre chose que la forme la plus caricaturale de la domination capitaliste. Il devra comprendre que la "Démocratie" n'est que le masque le plus hypocrite avec lequel la bourgeoisie a toujours recouvert le visage hideux de sa dictature de classe et que ce serait pour lui une tragédie que de se laisser entraîner par ses chants de sirènes. Il devra comprendre qu'à l'Ouest, comme à l'Est, le capitalisme ne peut offrir aux masses exploitées qu'une misère et une barbarie croissantes avec, au bout, la destruction de la planète. Il devra comprendre, enfin, qu'il n'y a pas de salut pour l'humanité en dehors de la lutte de classe du prolétariat international, une lutte à mort qui, en renversant le capitalisme, permettra l'édification d'une véritable société communiste mondiale, une société débarrassée des crises, des guerres, de la barbarie et de l'oppression sous toutes ses formes. 

Toute cette propagande étourdissante à laquelle nous avons droit aujourd'hui sur le thème de la "victoire de la démocratie" sur le totalitarisme "communiste" n'est pas gratuite. En réalité, la bourgeoisie, en martelant l'idée mensongère suivant laquelle le stalinisme aurait été la conséquence inéluctable de la révolution d'Octobre 17, vise un objectif bien précis : en cherchant à écoeurer les ouvriers de toute idée du communisme, il s'agit pour le capitalisme aux abois de détourner le prolétariat du but ultime des combats de classe qu'il mène depuis plus de vingt ans contre les attaques incessantes du capital en crise chronique contre toutes ses conditions de vie.
 

Il n’y a pas continuité, mais rupture radicale entre le stalinisme et la révolution d’Octobre 1917

En clamant haut et fort que la barbarie stalinienne est l'héritière légitime de la révolution d'Octobre 1917, en affirmant que Staline n'a fait que pousser jusqu'à ses ultimes conséquences un système élaboré par Lénine, toute la bourgeoisie MENT. Tous les journalistes, tous les historiens et autres idéologues à la solde du capitalisme savent pertinemment qu'il n'y a aucune continuité entre l'Octobre prolétarien et le stalinisme. Ils savent tous que l'instauration de ce régime de terreur n'a été rien d'autre que la contre-révolution qui s'est installée sur les ruines de la révolution russe, avec la défaite de la première vague révolutionnaire internationale de 1917-1923. Car c'est bien l'isolement du prolétariat russe, après l'écrasement sanglant de la révolution en Allemagne, qui a porté un coup mortel au pouvoir des soviets ouvriers en Russie.

L'Histoire n'a fait que confirmer de façon tragique ce que, dès l'aube du mouvement ouvrier, le marxisme a toujours affirmé : la révolution communiste ne peut prendre qu'un caractère international. "La révolution communiste (...) ne sera pas une révolution purement nationale; elle se produira en même temps dans tous les pays civilisés (...) Elle exercera également sur tous les autres pays du globe une répercussion considérable et elle transformera complètement et accélèrera le cours de leur développement. Elle est une révolution universelle; elle aura, par conséquent, un terrain universel" (F. Engels, "Principes du Communisme", 1847). Et c'est cette fidélité aux principes du communisme et de l'internationalisme prolétarien que Lénine, dans l'attente d'un relais de la révolution en Europe, exprimait lui-même en ces termes : "La révolution russe n'est qu'un détachement de l'armée socialiste mondiale, et le succès et le triomphe de la révolution que nous avons accomplie dépendent de l'action de cette armée. C'est un fait que personne parmi nous n'oublie (...). Le prolétariat russe a conscience de son isolement révolutionnaire, et il voit clairement que sa victoire a pour condition indispensable et prémisse fondamentale, l'intervention unie des ouvriers du monde entier." (Lénine, "Rapport à la Conférence des comités d'usines de la province de Moscou", 23 juillet 1918).

Ainsi, de tous temps, l'internationalisme a été la pierre angulaire des combats de la classe ouvrière et du programme de ses organisations révolutionnaires. C'est ce programme que Lénine et les bolchéviks ont constamment défendu. C'est armé de ce programme que le prolétariat a pu, en prenant le pouvoir en Russie, contraindre la bourgeoisie à mettre fin à la première guerre mondiale et affirmer ainsi sa propre alternative : contre la barbarie généralisée du capitalisme, transformation de la guerre impérialiste en guerre de classe.

Toute remise en cause de ce principe essentiel de l'internationalisme prolétarien a toujours été synonyme de rupture avec le camp prolétarien, d'adhésion au camp du capital. Avec l'effondrement de l'intérieur de la révolution russe, le stalinisme a justement constitué cette rupture, lorsque, dès 1925, Staline met en avant sa thèse de la "construction du socialisme en un seul pays" grâce à laquelle va s'installer dans toute son horreur la contre-révolution la plus effroyable de toute l'histoire humaine. Dès lors, l'URSS n'aura plus de "soviétique" que le nom : la dictature du prolétariat à travers le pouvoir des "conseils ouvriers" (soviets) va se transformer en une implacable dictature du parti-Etat sur le prolétariat.

L'abandon de l'internationalisme par Staline, digne représentant de la bureaucratie d'Etat, signera définitivement l'arrêt de mort de la révolution. La politique de la 3ème Internationale dégénérescente sera, partout, sous la houlette de Staline, une politique contre-révolutionnaire de défense des intérêts capitalistes. C'est ainsi qu'en 1927, en Chine, le PC, suivant les directives de Staline, se diluera dans le Kuomintang (parti nationaliste chinois) et désarmera le prolétariat insurgé à Shanghaï, et ses militants révolutionnaires, pour les livrer pieds et poings liés à la répression sanglante de Tchang Kaï Tchek, proclamé "membre d'honneur" de l'Internationale stalinisée.

Et face à l'Opposition de gauche qui se développe alors contre cette politique nationaliste, la contre-révolution stalinienne va déchaîner toute sa hargne sanguinaire : tous les bolchéviks qui tentaient encore de défendre contre vents et marées les principes d'Octobre seront exclus du Parti en URSS, déportés par milliers, pourchassés, traqués par le Guépéou, puis sauvagement exécutés lors des grands procès de Moscou (et cela avec le soutien et la bénédiction de l'ensemble des pays "démocratiques"!).

Voilà comment ce régime de terreur a pu s'instaurer : c'est sur les décombres de la révolution d'Octobre 17 que le stalinisme a pu asseoir sa domination. C'est grâce à cette négation du communisme constituée par la théorie du "socialisme en un seul pays" que l'URSS est redevenue un Etat capitaliste à part entière. Un Etat où le prolétariat sera soumis, le fusil dans le dos, aux intérêts du capital national, au nom de la défense de la "patrie socialiste".

Ainsi, autant l'Octobre prolétarien, grâce au pouvoir des conseils ouvriers, avait donné le coup d'arrêt à la guerre impérialiste, autant la contre-révolution stalinienne, en détruisant toute pensée révolutionnaire, en muselant toute vélléité de lutte de classe, en instaurant la terreur et la militarisation de toute la vie sociale, annonçait la participation de l'URSS à la deuxième boucherie mondiale.

Toute l'évolution du stalinisme sur la scène internationale dans les années 30 a, en effet, été marquée par ses marchandages impérialistes avec les principales puissances capitalistes qui, de nouveau, se préparaient à mettre l'Europe à feu et à sang. Après avoir misé sur une alliance avec l'impérialisme allemand afin de contrecarrer toute tentative d'expansion de l'Allemagne vers l'Est, Staline tournera casaque au milieu des années 30 pour s'allier avec le bloc "démocratique" (adhésion de l'URSS en 1934 à ce "repère de brigands" qu'était la SDN, pacte Laval-Staline en 1935, participation des PC aux "fronts populaires" et à la guerre d'Espagne au cours de laquelle les staliniens n'hésiteront pas à user des mêmes méthodes sanguinaires en massacrant les ouvriers et les révolutionnaires qui contestaient leur politique). A la veille de la guerre, Staline retournera de nouveau sa veste et vendra la neutralité de l'URSS à Hitler en échange d'un certain nombre de territoires, avant de rejoindre enfin le camp des "Alliés" en s'engageant à son tour dans la boucherie impérialiste où l'Etat stalinien sacrifiera, à lui seul, 20 millions de vies humaines. Tel fut le résultat des tractations sordides du stalinisme avec les différents requins impérialistes d'Europe occidentale. C'est sur ces monceaux de cadavres que l'URSS stalinienne a pu se constituer son empire, imposer sa terreur dans tous les Etats qui vont tomber, avec le traité de Yalta, sous sa domination exclusive. C'est grâce à sa participation à l'holocauste généralisé aux côtés des puissances impérialistes victorieuses que, pour le prix du sang de ses 20 millions de victimes, l'URSS a pu accéder au rang de superpuissance mondiale .

Mais si Staline fut "l'homme providentiel" grâce auquel le capitalisme mondial a pu venir à bout du bolchévisme, ce n'est pas la tyrannie d'un seul individu, aussi paranoïaque fut-il, qui a été le maître d'oeuvre de cette effroyable contre-révolution. L'Etat stalinien, comme tout Etat capitaliste, est dirigé par la même classe dominante que partout ailleurs, la bourgeoisie nationale. Une bourgeoisie qui s'est reconstituée, avec la dégénérescence interne de la révolution, non pas à partir de l'ancienne bourgeoisie tsariste éliminée par le prolétariat en 1917, mais à partir de la bureaucratie parasitaire de l'appareil d'Etat avec lequel s'est confondu de plus en plus, sous la direction de Staline, le Parti bolchévik. C'est cette bureaucratie du Parti-Etat qui, en éliminant à la fin des années 20 tous les secteurs susceptibles de reconstituer une bourgeoisie privée, et auxquels elle s'était alliée pour assurer la gestion de l'économie nationale (propriétaires terriens et spéculateurs de la NEP), a pris le contrôle de cette économie. Telles sont les conditions historiques qui expliquent que, contrairement aux autres pays, le capitalisme d'Etat en URSS ait pris cette forme totalitaire, caricaturale. Le capitalisme d'Etat est le mode de domination universel du capitalisme dans sa période de décadence où l'Etat assure sa mainmise sur toute la vie sociale, et engendre partout des couches parasitaires. Mais dans les autres pays du monde capitaliste, ce contrôle étatique sur l'ensemble de la société n'est pas antagonique avec l'existence de secteurs privés et concurrentiels qui empêchent une hégémonie totale de ces secteurs parasitaires. En URSS, par contre, la forme particulière que prend le capitalisme d'Etat se caractérise par un développement extrême de ces couches parasitaires issues de la bureaucratie étatique et dont la seule préoccupation n'était pas de faire fructifier le capital en tenant compte des lois du marché, mais de se remplir les poches individuellement au détriment des intérêts de l'économie nationale. Du point de vue du fonctionnement du capitalisme, cette forme de capitalisme d'Etat était donc une aberration qui devait nécessairement s'effondrer avec l'accélération de la crise économique mondiale. Et c'est bien cet effondrement du capitalisme d'Etat russe issu de la contre-révolution qui a signé la faillite irrémédiable de toute l'idéologie bestiale qui, pendant plus d'un demi-siècle, avait cimenté le régime stalinien et fait peser sa chape de plomb sur des millions d'êtres humains.

Voilà comment est né et de quoi est mort le stalinisme. C'est dans la boue et dans le sang de la contre-révolution qu'il s'est imposé sur la scène de l'Histoire, c'est dans la boue et le sang qu'il est en train de crever tel que le révèlent dans toute leur horreur les récents événements de Roumanie et qui ne font qu'annoncer des massacres bien plus sanguinaires encore au coeur-même de ce régime, en URSS.

En aucune façon, et quoi qu'en disent la bourgeoisie et ses médias aux ordres, cette hydre monstrueuse ne s'apparente ni au contenu ni à la forme de la révolution d'Octobre 17. Il fallait que celle-ci s'effondre pour que celle-là puisse s'imposer. Cette rupture radicale, cette antinomie entre Octobre et le stalinisme, le prolétariat doit en prendre pleinement conscience s'il ne veut pas être victime d'une autre forme de la dictature bourgeoise, celle de l'Etat "démocratique".

La démocratie n’est que la forme la plus pernicieuse de la dictature du capital

Mais l'effondrement spectaculaire du stalinisme ne signifie nullement que le prolétariat se soit enfin libéré du joug de la dictature du capital. Si la bourgeoisie décadente enterre aujourd'hui en grandes pompes son rejeton le plus monstrueux, c'est pour mieux masquer aux yeux des masses exploitées la véritable nature de sa domination de classe. Pour cela, elle martèle l'idée qu'il existerait une opposition irréductible entre les formes "totalitaires" et les formes "démocratiques" de l'Etat bourgeois.

Tout cela n'est que pure mystification. La prétendue "démocratie" n'est rien d'autre que la dictature bourgeoise déguisée. Elle n'est rien d'autre que la feuille de vigne avec laquelle la classe dominante a toujours recouvert l'obscénité de son système de terreur et d'exploitation. C'est cette crapuleuse hypocrisie qu'ont toujours dénoncée les révolutionnaires et particulièrement Lénine lorsqu'il affirmait, au 1er congrès de l'Internationale Communiste, que la bourgeoisie s'efforce toujours de trouver des arguments philosophico-politiques pour justifier sa domination. "Parmi ces arguments sont particulièrement mises en avant la condamnation de la dictature et l'apologie de la démocratie (...) Tout d'abord, cette démonstration opère à l'aide de notions de "démocratie en général" et de "dictature en général", mais sans poser la question de savoir de quelle classe il s'agit. Poser ainsi la question, en dehors et au-dessus des classes, soi-disant du point de vue du peuple tout entier, c'est une insulte à la doctrine du socialisme, c'est-à-dire la théorie de la lutte des classes (...). Car dans aucun pays capitaliste civilisé, il n'existe de "démocratie en général", mais seulement une démocratie bourgeoise, et il n'est pas question d'une "dictature en général" mais de la dictature de la classe opprimée, c'est-à-dire du prolétariat, sur les oppresseurs et les exploiteurs, c'est-à-dire sur la bourgeoise, dans le but de briser la résistance des exploiteurs dans la lutte pour leur domination (...) C'est pourquoi la défense actuelle de la "démocratie bourgeoise" sous le couvert de la "démocratie en général", les cris et vociférations actuelles contre la dictature du prolétariat sous prétexte de clamer contre la "dictature en général", tout cela revient à une trahison délibérée du socialisme (...), au refus du droit du prolétariat à sa révolution prolétarienne, une défense du réformisme bourgeois juste au moment historique où le réformisme bourgeois s'effondre dans le monde entier, où la guerre a créé une situation révolutionnaire (...) L'histoire du 19ème et du 20ème siècles nous a encore montré dès avant la guerre ce que représente en réalité sous le capitalisme la "démocratie pure" si vantée. Les marxistes ont toujours affirmé que plus la démocratie est développée, plus elle est "pure", et plus la lutte des classes devient plus acharnée, plus aiguë et plus impitoyable, et plus le joug du capital et la dictature de la bourgeoisie se manifestent dans toute leur "pureté." (Thèses de Lénine sur la démocratie bourgeoise et la dictature du prolétariat, 1er Congrès de l'Internationale communiste, 4 mars 1919).

C'est dès ses origines que la démocratie bourgeoise s'est en effet révélée comme la forme la plus pernicieuse de la dictature impitoyable du capital. Dès le milieu du 17ème siècle et avant même que le prolétariat ne puisse s'affirmer comme seule classe capable de libérer l'humanité de l'exploitation capitaliste, la première révolution bourgeoise, celle d'Angleterre, avait déjà annoncé de quoi était capable la démocratie lorsque, face aux expressions embryonnaires du mouvement communiste, la république démocratique de Cromwell déchaîne en 1648 sa répression sanglante contre les "niveleurs" qui revendiquaient une égale répartition des biens entre tous les membres de la société. En France, c'est avec la même sauvagerie que, après les "Egaux", Babeuf, pour avoir défendu les mêmes idées, sera liquidé en 1797 par la jeune démocratie bourgeoise établie en 1789. Et plus la classe ouvrière tendra à s'exprimer sur son propre terrain, plus elle résistera aux empiétements du capital, plus la dictature démocratique de ce dernier va se manifester dans toute sa nudité. Le développement du mouvement ouvrier tout au long du 19ème a encore été jalonné de massacres, de bains de sang perpétrés par la bourgeoisie la plus "progressiste" de tous les temps. Qu'on se souvienne de l'écrasement de l'insurrection des Canuts lyonnais par une armée de 20 000 hommes envoyée en 1841 par le gouvernement "démocratique" de Casimir Périer. Qu'on se souvienne encore des journées sanglantes de juin 1848 où les ouvriers insurgés de Paris sont tombés, par milliers, sous la mitraille du général républicain Cavaignac tandis que les survivants furent déportés, emprisonnés, condamnés au bagne et que toute liberté de réunion, de presse, fut interdite à la classe ouvrière au nom de la "défense de la Constitution". Qu'on se souvienne enfin de la sauvagerie avec laquelle les troupes républicaines de Galliffet ont su défendre les intérêts de la classe bourgeoise en déchaînant en mai 1871 une répression féroce contre les communards, cette "vile canaille", selon les termes de Thiers : plus de 20 000 prolétaires assassinés au cours de la "semaine sanglante", près de 40 000 arrestations, des centaines de condamnations aux travaux forcés, plusieurs milliers d'ouvriers déportés en Nouvelle Calédonie, sans compter la répression de tous ces enfants arrachés à leurs parents et placés en "maison de correction".

Voilà quelles furent les basses oeuvres de la démocratie parlementaire, avec sa "déclaration des droits de l'Homme", avec ses grands principes de "liberté", d'"égalité", de "fraternité". C'est du sang des prolétaires qu'elle s'est nourrie dès ses origines. Et c'est encore dans la boue et le sang qu'elle n'a cessé de se vautrer tout au long de la décadence du capitalisme. Ainsi, c'est toujours au nom de la "liberté" et de l'"égalité" que les grandes puissances démocratiques ont déchaîné la première boucherie mondiale, que des dizaines de millions d'êtres humains ont été massacrés pour la satisfaction des appétits impérialistes des républiques les plus "libres", les plus "civilisées" d'Europe. Et lorsqu'avec la première vague révolutionnaire de 1917-23, le prolétariat, en s'insurgeant contre la barbarie capitaliste, a tenté, comme le disait Lénine, "d'arracher les fleurs artificielles qui paraient la démocratie bourgeoise", celle-ci a une fois encore dévoilé ouvertement son vrai visage. Face au danger de généralisation du pouvoir des soviets ouvriers, tous les Etats les plus "démocratiques" (France, Grande-Bretagne, Allemagne, USA) ont uni leurs forces et se sont acharnés contre la révolution russe. Ils ont apporté leur soutien militaire aux armées blanches pendant toute la période de la guerre civile en URSS : des armes, des bateaux de guerre, des troupes furent envoyés de toutes parts par la Sainte Alliance des Etats "démocratiques" les plus avancés pour armer jusqu'aux dents les forces contre-révolutionnaires engagées en URSS, comme en Pologne et en Roumanie, dans un combat sans merci contre le premier bastion de la révolution prolétarienne. Partout, le monde bourgeois, au nom de la "démocratie" menacée, dénonçait à cor et à cris la "dictature du prolétariat", hurlait "A mort le bolchévisme !".

Faut-il encore rappeler que ces "démocraties" au coeur tendre qui se découvrent aujourd'hui une âme "humanitaire" et "philanthrope" et qui appellent la population à faire oeuvre de charité envers la Roumanie, ont, en 1920, organisé un blocus économique autour de la Russie des soviets, frappée alors d'une terrible famine, empêchant toute solidarité ouvrière, tout envoi d'aliment de première nécessité, laissant ainsi froidement crever de faim des centaines de milliers d'hommes, de femmes et d'enfants. Décidément, le cynisme et l'infamie de cette bourgeoisie "démocratique" ne connaît pas de limite !

Et c'est avec une rage sanguinaire redoublée que, telle une bête traquée, la toute jeune république parlementaire d'Allemagne, une des plus "démocratiques" d'Europe, s'est encore déchaînée contre la révolution prolétarienne dans ce pays lorsque, en janvier 1919, le gouvernement social-démocrate de Noske, Hebert, Scheidemann fit massacrer les ouvriers de Berlin et commandita l'exécution sommaire des dirigeants révolutionnaires Rosa Luxemburg et Karl Liebknecht. C'est au nom de la défense des libertés "démocratiques" que ces chiens sanglants ont usé des pires méthodes terroristes pour  installer, sur le cadavre encore chaud de la révolution prolétarienne, la dictature de la très "démocratique république de Weimar" qui allait servir de marche-pied à la victoire du nazisme.

Aujourd'hui, toute la propagande bourgeoise cherche à nous faire avaler que la révolution prolétarienne ne peut engendrer que la barbarie la plus sanguinaire alors que, depuis la première guerre mondiale, les pires expressions de cette barbarie ont été enfantées ou soutenues par la démocratie et ses institutions parlementaires. Ainsi, c'est sous les auspices des institutions démocratiques que Mussolini fut appelé au pouvoir en 1922 comme chef du gouvernement parlementaire; en Allemagne, c'est la République "démocratique" de Weimar dirigée par Hindenburg qui, en nommant Hitler comme chancelier, ouvrira dès 1933 la voie à la terreur du régime nazi. C'est encore au nom de la défense de cette démocratie menacée par les hordes franquistes que le "Front Populaire" en Espagne va embrigader, massacrer des dizaines de milliers de prolétaires et préparer le terrain, grâce aux mystifications anti-fascistes, au déchaînement du deuxième holocauste mondial qui fera plus de 50 millions de morts. Et dans cette orgie sanguinaire du capitalisme aux abois, c'est toujours au nom de cette sacro-sainte démocratie bourgeoise que le bloc impérialiste des Alliés allait prétendre "libérer" le monde de la barbarie et de la dictature en larguant ses bombes atomiques sur les populations de Hiroshima et Nagasaki, en bombardant systématiquement les grandes concentrations ouvrières d'Allemagne (Dresde, Hambourg, Berlin...) enfouissant sous les ruines près de 3 millions de victimes civiles.

Et depuis la fin de la 2ème guerre mondiale, le monde "libre" et "démocratique" n' a jamais cessé de répandre le sang et de semer l'horreur aux quatre coins de la planète. Toutes les expéditions coloniales, que ce soit en Algérie, au Vietnam ou en Afrique, ont été menées sous les drapeaux des démocraties occidentales, sous l'emblème des "droits de l'homme", c'est-à-dire du droit de torturer, d'affamer, de massacrer les populations civiles sous couvert de "liberté", du "droit des peuples à disposer d'eux-mêmes", etc. C'est encore sous l'égide de ces mêmes "droits de l'homme" que sont menées aujourd'hui les croisades impérialistes du bloc "démocratique" au Moyen-Orient, qu'ont été perpétrés les massacres en Iran-Irak, au Liban, au Philippines, au Panama au nom de la lutte contre le terrorisme, le fanatisme religieux ou les dictatures militaires. C'est toujours au nom de la défense de l'"ordre" et de la "liberté" qu'ont été sauvagement réprimées, début 89, les émeutes de la faim dans les Etats hautement "démocratiques" d' Argentine ou du Vénézuéla. 

Voilà quels sont les hauts faits d'armes de la démocratie bourgeoise qui a ensanglanté toute l'humanité depuis les origines du capitalisme. Les "droits de l'homme" n'ont jamais été autre chose que le fard hypocrite avec lequel le capitalisme a toujours justifié les pires tueries, les pires carnages. Ces "droits" ne sont rien d'autre que ceux de la bourgeoisie à soumettre sous sa botte les masses opprimées, à imposer partout, par la terreur étatique, sa dictature de classe.

Voilà pourquoi, aujourd'hui, avec la faillite du stalinisme, le prolétariat n'a pas à soutenir le camp démocratique qui, comme le disait en d'autres circonstances Churchill , ne peut lui promettre que toujours plus "de sang et de larmes". Car si la bourgeoisie occidentale règle aujourd'hui ses comptes avec le stalinisme, si elle encense le triomphe de la "démocratie" sur le "totalitarisme", c'est pour mieux nous faire oublier ses propres exactions, ses propres crimes. La hargne avec laquelle les démocraties occidentales honnissent aujourd'hui ce régime de terreur ne doit pas nous faire oublier que ce sont ces mêmes "démocraties" qui, hier, ont été les pires complices de Staline dans l'extermination systématique des derniers combattants d'Octobre 17. C'est bien grâce au soutien et avec la bénédiction de l'ensemble du monde "démocratique" que la contre-révolution stalinienne a pu imposer sa chape de plomb pendant des décennies sur des dizaines de millions d'êtres humains (cf. RI n°185, "Quand les démocraties soutenaient Staline pour écraser la classe ouvrière"). Stalinisme et démocratie ne sont rien d'autre que les deux faces de la même médaille, comme l'étaient le fascisme et l'antifascisme. Deux idéologies complémentaires qui ne font que recouvrir une seule et même réalité : la dictature implacable du capital à laquelle le prolétariat devra nécessairement répondre par sa propre dictature de classe qui, seule, pourra laver l'humanité de tout ce sang répandu tout au long de la domination capitaliste.

C'est bien cette unique alternative à la barbarie capitaliste, la révolution du prolétariat mondial, que la bourgeoisie s'efforce aujourd'hui de dénaturer en se servant du cadavre du stalinisme pour marteler l'idée suivant laquelle la faillite de ce régime ferait la preuve de la faillite du communisme. Et dans ce choeur unanime de toutes les fractions de la bourgeoisie "libérale" et "démocratique", ce sont encore les staliniens défroqués (tels Serge July ou J.F. Revel) qui tiennent aujourd'hui le haut du pavé, qui se montrent les meilleurs défenseurs patentés du capitalisme, lorsque dans leur presse pourrie, ces gens-là se délectent à "prouver" à grandes doses d'arguments fallacieux que le "ver était dans le fruit", que la terreur stalinienne était contenue en germe dans les théories de Lénine et de Marx, donc dans toute tentative d'émancipation du prolétariat. Jamais depuis les années 30, la bourgeoisie n'avait fait preuve d'un tel cynisme, d'une telle hypocrisie, d'une telle écoeurante vénalité pour déverser ce tombereau de mensonges destinés à miner la conscience de classe du prolétariat.

Face à la barbarie croissante du capital, une seule perspective : la reprise des combats de classe du prolétariat mondial

L'effondrement irrémédiable du bloc de l'Est n'est pas le produit de la faillite du communisme, mais bien la manifestation la plus brutale de la faillite générale de l'économie capitaliste, une économie condamnée à s'écrouler par pans entiers sous les coups de boutoir d'une crise chronique et sans issue. En ce sens, la banqueroute totale des pays de l'Est, ne fait qu'annoncer celle qui attend les pays les plus industrialisés du bloc occidental avec l'accélération inexorable de la crise. Déjà les premiers signes de récession en Grande-Bretagne et aux USA annoncent la récession généralisée qui va frapper dans les mois et les années à venir l'économie mondiale. Pour la classe ouvrière des pays occidentaux, c'est donc une misère et une austérité accrue que le capitalisme va devoir lui imposer avec ses nouvelles charrettes de licenciements, ses baisses des salaires, ses cadences toujours plus infernales, tandis que dans les pays de l'Est, les mesures de "libéralisation" de l'économie vont se solder, comme c'est déjà le cas en Pologne, par une explosion du chômage, par des famines qui ne font qu'en préparer de bien pires encore. Ce qui attend le prolétariat de ces pays, ce sont des souffrances comme jamais il n'en a connues depuis la seconde guerre mondiale. Et toutes les aides "humanitaires" orchestrées sous la houlette des gouvernements "démocratiques" en guise de "solidarité" ne sont que de la poudre aux yeux. Elles ne visent qu'à alimenter la campagne démocratique actuelle, à accréditer l'idée que seul le capitalisme occidental est en mesure de remplir les ventres vides, d'apporter la liberté et l'abondance aux masses exploitées. Elles ne visent qu'à détourner le prolétariat de la véritable solidarité, la seule qui soit porteuse d'avenir pour l'ensemble de l'humanité, la solidarité de classe, celle qui consiste à développer partout ses combats contre l'exploitation capitaliste, contre ce système générateur de misère, de massacres et d'une barbarie sans fin.

Aujourd'hui, avec l'effondrement du stalinisme et le battage incessant sur le thème de la "victoire du capitalisme" sur le "communisme", la bourgeoisie marque un point. Elle est parvenue à provoquer une situation de profond déboussolement dans les rangs de la classe ouvrière. Elle est parvenue à stopper momentanément sa marche vers l'affirmation de sa propre perspective révolutionnaire. Mais la classe dominante ne pourra pas échapper indéfiniment au verdict de l'Histoire. La crise, en continuant à s'accélérer, va venir se confirmer comme la meilleure alliée du prolétariat. C'est elle qui va contraindre la classe ouvrière à engager de nouveau le combat sur son propre terrain, celui de la résistance pied à pied aux attaques contre toutes ses conditions matérielles d'existence. C'est l'aggravation de la situation économique mondiale qui, en dévoilant dans toute sa nudité l'impasse historique du capitalisme, va obliger le prolétariat à regarder la vérité en face, à prendre conscience, à travers ses luttes revendicatives, de la nécessité d'en finir avec ce système moribond pour construire une véritable société communiste mondiale.

Et dans ses combats qui doivent la mener à la victoire finale, la classe ouvrière n'aura pas d'autre choix que de s'affronter ouvertement à tous les agents de l'Etat "démocratique" que sont les syndicats et leurs appendices gauchistes. En effet, leur seule fonction consiste à désarmer le prolétariat, à entraver le développement de sa conscience de classe, à tenter aujourd'hui d'inoculer dans ses rangs l'illusion réformiste de la possibilité d'aménager ce système, tout cela afin de le détourner de sa propre perspective révolutionnaire.

Ainsi, le prolétariat ne pourra faire l'économie de ce dur et difficile combat contre le capitalisme et tous ses défenseurs patentés. S'il veut se sauver lui-même, et avec lui l'ensemble de l'humanité, il sera contraint d'affronter et de surmonter tous les obstacles que la bourgeoisie sème sur son chemin, de dénoncer tous les mensonges qu'elle déchaîne contre lui jour après jour, de prendre conscience des véritables enjeux de son combat et de l'immense responsabilité qui repose sur ses épaules. 

Courant Communiste International (8 janvier 1990)

Géographique: 

  • Russie, Caucase, Asie Centrale [8]

Courants politiques: 

  • Stalinisme [9]

Questions théoriques: 

  • Décomposition [10]

La révolution russe et le courant conseilliste : La remise en cause du caractère prolétarien d'octobre

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Quand la révolution éclate en Russie, les révolutionnaires sont unanimes pour la saluer comme un premier pas vers la révolution prolétarienne mondiale. Dès 1914 , Lénine avait annoncé cette perspective : "Dans tous les pays avancés, la guerre met à l'ordre du jour la révolution socialiste..." et tout au long de la guerre il n'avait cessé d'en préciser les contours :

  • "Ce n'est pas notre impatience, ce ne sont pas nos désirs, ce sont les conditions objectives réunies par la guerre impérialiste qui ont amené l'humanité toute entière dans une impasse et l'ont placée devant le dilemme, ou bien laisser encore périr des millions d'hommes et anéantir toute la civilisation européenne, ou bien transmettre le pouvoir dans tous les pays civilisés au prolétariat révolutionnaire, accomplir la révolution socialiste.
    C'est au prolétariat russe qu'est échu le grand honneur d'inaugurer la série de révolutions engendrées avec une nécessité objective par la guerre impérialiste. Mais l'idée de considérer le prolétariat russe comme un prolétariat révolutionnaire élu par rapport aux ouvriers des autres pays nous est absolument étrangère... Ce ne sont pas des qualités particulières, mais uniquement les conditions historiques particulières qui en ont fait, pour un certain temps peut-être très court, le chef de file du prolétariat révolutionnaire tout entier" ("Lettre d'adieu aux ouvriers suisses", 8 avril 1917.).

C'est exactement la même perspective que partagent les autres révolutionnaires de l'époque comme Trotsky, Pannekoek, Gorter, Liebknecht ou Rosa Luxemburg. Il ne serait venu à l'idée d'aucun d'entre eux que la révolution russe ait pu être une "révolution bourgeoise". C'est au contraire dans la lutte contre une telle conception qu'ils se sont séparés des mencheviks et des "centristes" à la Kautsky. Et d'ailleurs, l'histoire s'est empressée de montrer qu'une telle analyse jetait nécessairement ses auteurs dans les bras de la bourgeoisie contre la classe ouvrière ; qu'elle devenait en fait la position des secteurs les plus "à gauche" de la classe capitaliste elle-même dans sa dénonciation de "l'aventurisme" des bolcheviks.

Dans l'ensemble du mouvement ouvrier par contre, la solidarité avec les combats du prolétariat russe s'est accompagnée non seulement de la reconnaissance du caractère prolétarien d'Octobre, mais encore de la compréhension de la nécessité de généraliser son expérience au monde entier : destruction de l'Etat bourgeois et prise du pouvoir par les conseils ouvriers.
Ce n'est qu'à la suite des grandes défaites du prolétariat durant les années 1920 (particulièrement en Allemagne) et devant le développement en Russie d'une société qui décevait leurs espérances, qu'un certain nombre de révolutionnaires comme Otto Rühle ont commencé à abandonner la position unanime de 1917. Et c'est alors qu'en Allemagne le "national-socialisme" se faisait le mobilisateur des énergies en vue d'une nouvelle guerre impérialiste, que dans les "démocraties", l'anti-fascisme faisait le même travail pour une nouvelle "défense de la civilisation" et qu'en URSS même se renforçait le "socialisme en un seul pays" -en fait une des formes les plus barbares du capitalisme- qu'a été élaborée au sein de certains courants révolutionnaires ayant échappé au naufrage de l'Internationale Communiste, une théorie faisant de la Révolution d'Octobre une révolution bourgeoise d'un "type particulier".

En 1934 étaient publiées dans les organes du "mouvement communiste de conseil" (Rätekorrespondenz n°3 et International Council Correspondance) les "Thèses sur le Bolchevisme", dans lesquelles on peut lire :

  • "7.La tâche économique de la révolution russe était tout d'abord, de démasquer le féodalisme agraire et de mettre fin à l'exploitation des paysans par le système du servage, tout en industrialisant l'agriculture, en la haussant au niveau d'une production moderne de marchandises; et, en deuxième lieu, de rendre possible la création autonome d'une classe de véritables "travailleurs libres", en débarrassant le développement industriel de tout vestige féodal; en d'autres termes, il s'agissait pour le bolchévisme d'accomplir les tâches de la révolution bourgeoise(...)".
    "9.Sur le plan politique, la révolution russe devait procéder aux tâches suivantes : destruction de l'absolutisme, abolition de la noblesse féodale en tant que premier ordre et création d'une constitution politique et d'un appareil administratif, garants politiques de la révolution russe s'accordant à ses prémices économiques... les objectifs de la révolution bourgeoise."

Nous retrouvons là, presque mot pour mot la position des mencheviks, c'est à dire des ennemis parmi les plus dangereux du prolétariat. La seule différence notable consiste dans le fait que ces derniers faisaient découler de leur analyse la nécessité de donner le pouvoir aux partis et institutions classiques de la bourgeoisie (Cadets, gouvernement provisoire, Assemblée constituante) alors que les "conseillistes" estiment que c'est au "bolchevisme" que revenait la tâche d'accomplir cette révolution bourgeoise.

Pour quelle raison un certain nombre de révolutionnaires qui avaient salué en Octobre 1917 une révolution prolétarienne en sont finalement revenus à l'analyse des mencheviks ?

Anton Pannekoek, dans son livre écrit en 1938, Lénine Philosophe, nous éclaircit sur ce point. A propos du livre de Lénine, Matérialisme et Empiriocriticisme, il dit :

  • "Il arrive parfois qu'un ouvrage théorique permette d'entrevoir, non le milieu immédiat et les aspirations de l'auteur mais des influences plus larges et indirectes ainsi que des visées plus générales. Dans le livre de Lénine cependant, rien de ce genre ne transparaît. Il est nettement et exclusivement à l'image de la révolution russe à laquelle il tend de toutes ses forces. Cet ouvrage est conforme au matérialisme bourgeois et à un point tel que s'il avait été connu et interprété correctement en Europe occidentale...on aurait été en mesure de prévoir que la révolution russe devait aboutir de façon ou d'autre à un genre de capitalisme fondé sur une lutte ouvrière."(Editions Spartacus, Paris 1970, p.103).

En somme, la "clé" de la nature de la révolution russe qu'on n'avait pu découvrir ni en 1914 devant la guerre impérialiste mondiale, ni en 1917 au milieu des affrontements de classe en Russie comme dans le reste du monde, ni dans les protagonistes de la révolution, ni dans leurs méthodes ni dans les proclamations et appels au prolétariat de tous les pays, cette clé était donnée dans un texte philosophique publié en 1908 et traduit en d'autres langues en 1927, trop "tardivement", car : "si les marxistes occidentaux avaient connu ce livre et les idées de Lénine avant 1918, ils auraient sans aucun doute critiqué bien plus vivement sa tactique pour la révolution mondiale". (Ibidem, p.108).

En fait, la véritable raison de cette découverte "tardive" ne résidait pas dans un manque d'information des "marxistes occidentaux" sur certaines conceptions philosophiques de Lénine, mais bien dans l'énorme désarroi que la contre-révolution faisait peser sur les révolutionnaires eux-mêmes, sur les quelques militants qui, contre vents et marées, tentaient de préserver les principes du communisme. Désarroi et déception qui les conduisaient, comme nous allons le voir, à abandonner la méthode marxiste qui avait permis aux révolutionnaires de 1917, dont les bolcheviks, de comprendre la véritable nature de la révolution qui avait éclaté en Russie.

Marxisme ou fatalisme

Tout bien considéré, la thèse conseilliste se ramène à une idée qui a eu beaucoup de succès dans les années 1930 au sein même du camp bourgeois. Le régime existant en Russie était la conséquence nécessaire de la révolution d'Octobre. Les staliniens étaient évidemment les plus grands défenseurs de cette idée. Pour eux, Staline était le "génial continuateur" de l'oeuvre de Lénine, de celui qui avait développé et mis en application "la plus grande découverte de notre époque, "la théorie de la possibilité de la victoire du socialisme dans un seul pays, pris à part". Mais à côté d'eux, il y avait presque unanimité pour faire de Staline, "le fils de Lénine", ou plutôt du terrifiant appareil étatique qui s'était établi en Russie, l'héritier en droite ligne d'Octobre. Les anarchistes évidemment clamaient bien haut et fort que le régime barbare et policier qui régnait sur ce pays était la conséquence "normale" des conceptions autoritaires du marxisme (par contre, ils ne considéraient pas que l'entrée d'anarchistes dans un gouvernement bourgeois "anti-fasciste" en Espagne fût la conséquence "normale" de leurs conceptions "anti-autoritaires"). Les démocrates de tout poil voyaient dans la "dictature du prolétariat" et le rejet des institutions parlementaires les grands responsables des maux qui accablaient le "peuple russe". D'une façon générale, ils avertissaient le prolétariat : "Voilà les résultats de toute révolution, de toute tentative de renverser le capitalisme : un régime encore pire!".

Evidemment, la conception conseilliste n'avait pas pour but de décourager le classe ouvrière de toute tentative révolutionnaire ou de la détourner de son arme théorique : le marxisme. C'est au contraire au nom de la révolution communiste et du marxisme que les conseillistes avaient entrepris ce réexamen de leurs analyses antérieures.

Cependant, en posant le problème dans les termes : "si la révolution russe a débouché sur le capitalisme d'Etat, c'est qu'elle ne pouvait donner autre chose", ils ont emprunté au milieu bourgeois ambiant l'idée de base : "il est arrivé en Russie ce qui devait nécessairement arriver". Ou bien une telle affirmation se résume à une tautologie : la situation présente est le résultat des différentes causes qui l'ont déterminée, ou bien c'est une erreur théorique, ramenant le marxisme à un vulgaire fatalisme.

Pour le fatalisme "tout ce qui arrive est inscrit dans le Grand Livre du Destin". Et qu'il prenne la forme d'adages du "bon sens populaire" ou s'entoure de tout un verbiage philosophique de la part de quelque universitaire , il a toujours pour fonction l'acceptation (de façon subie ou imposée) de l'ordre existant. Quant à lui, le marxisme a toujours combattu une telle soumission devant la "réalité". Certes, contre les conceptions volontaristes et idéalistes, il affirme que les hommes "ne font pas l'histoire arbitrairement, dans des conditions choisies par eux, mais dans des conditions directement données et héritées du passé" mais il précise bien que ce sont "les hommes (qui) font leur propre histoire". Effectivement, en ce qui concerne la possibilité de la révolution, Marx a écrit :

  • "Une formation sociale ne disparaît jamais avant que se soient développées toutes les forces productives qu'elle est assez large pour contenir, jamais des rapports de production nouveaux et supérieurs ne s'y substituent avant que les conditions d'existence matérielles de ces rapports ne soient écloses dans le sein même de la vieille société". (Avant-propos à la "Contribution à la Critique de l'Economie politique").

C'est pour cela que le marxisme s'est opposé à l'anarchisme pour qui "tout est possible à tout moment à condition que les hommes le veuillent". Dans son analyse de l'échec de la Commune de Paris, par exemple, Marx a su déceler le poids de l'immaturité des conditions matérielles telles que le capitalisme les avait développées en 1871. Cependant, il serait faux de considérer que tous les événements sociaux s'expliquent obligatoirement par des "conditions matérielles". En particulier la conscience que les hommes et plus précisément les classes sociales ont de ces conditions matérielles n'est pas un simple "reflet" mais devient un facteur actif dans leur transformation :

  • "Lors même qu'une société est arrivée à découvrir la piste de la loi naturelle qui préside à son mouvement...elle ne peut ni dépasser d'un saut, ni abolir par décrets les phases de son développement naturel; mais elle peut abréger la période de gestation et adoucir les maux de leur enfantement."(Marx,"Préface" du Capital).

Du fait que les événements historiques sont le produit non seulement des conditions économiques de la société, mais également de l'ensemble des facteurs "super-structurels", de l'interaction complexe entre ces diverses déterminations et dans lesquelles le "hasard" lui-même, c'est à dire les éléments arbitraires et non prévisibles, entre en ligne de compte, on ne peut concevoir l'histoire comme le simple accomplissement d'un "destin" qui serait fixé une fois pour toutes, le déroulement d'un scénario écrit à l'avance dans une "volonté divine" pour les uns, dans la "structure et le mouvement des atomes" pour les autres.

De la même façon qu'il n'était écrit nulle part que les oeuvres de Marx seraient "destinées" à justifier une des formes les plus barbares de l'exploitation capitaliste, il n'existait pas une "destinée" de la révolution russe dont la preuve serait...ce qu'elle est devenue. Evidemment, les conseillistes se défendent de tout fatalisme. Pour eux, leur position est parfaitement "marxiste", puisque s'appuyant sur l'analyse du développement des forces productives. Mais la façon qu'ils ont de considérer ce problème -et, de plus, au seul niveau de la Russie, alors que, même pour la bourgeoisie, la révolution d'Octobre fut un événement de portée mondiale- traduit une conception bien plate et étroite du marxisme tendant à rabaisser cette vision théorique à l'état de caricature. Et c'est avec cette caricature qu'ils prétendent "expliquer" le pourquoi de l'instauration du capitalisme d'Etat en Russie : si la révolution d'Octobre a abouti au capitalisme c'est qu'elle était elle-même bourgeoise. En d'autres termes, elle était "destinée" à conduire au résultat auquel elle est parvenue...Et voilà notre bon vieux fatalisme qui revient par la fenêtre après avoir été chassé officiellement par la porte !

En fait ce n'est pas seulement de cette bonne "dose" de fatalisme dont souffre la vision conseilliste. Elle aboutit, si on la développe jusqu'à ses extrêmes conséquences, à un abandon pur et simple du marxisme et de toute perspective révolutionnaire.

Les implications de l'analyse conseilliste

Pour le conseillisme , tel qu'il s'exprime dans les "Thèses sur le bolchévisme", "la tâche économique de la révolution russe était...de mettre fin...au servage et de rendre possible la création autonome d'une classe de véritables "travailleurs libres". Bien que cela ne soit pas nécessaire pour la démonstration, il est quand même bon de rappeler qu'en 1917 la Russie était la 5è puissance industrielle du monde et que dans la mesure où le développement du capitalisme était passé en grande partie par dessus l'étape du développement de l'artisanat et de la manufacture, ce mode de production y connaissait ses formes les plus modernes et concentrées (avec plus de 40.000 ouvriers, Poutilov était la plus grande usine du monde). Pour le conseillisme, la nature bourgeoise de la révolution russe s'explique par les conditions locales. Cela était en partie vrai pour les véritables révolutions bourgeoises, comme celle de 1640 en Angleterre et de 1789 en France. Le développement inégal du capitalisme a permis que la bourgeoisie accède au pouvoir à des périodes différentes dans les divers pays. Cela était aussi possible du fait que la nation est le cadre géo-politique spécifique du capitalisme, cadre que d'ailleurs, malgré ses tentatives, il n'a jamais pu dépasser. Mais alors que le capital a pu se développer par "ilôts" au sein de la société autarcique féodale, le socialisme ne peut exister qu'à l'échelle du monde entier, en mettant en oeuvre l'ensemble des forces productives et des réseaux de circulation des biens créés par le capitalisme. Dès 1847, à la question : "cette révolution communiste se fera-t'elle dans un seul pays ?", Engels répondait catégoriquement : non. "La grande industrie, en créant le marché mondial, a déjà rapproché si étroitement les uns des autres les peuples de la terre, que chaque peuple dépend étroitement de ce qui se passe chez les autres...La révolution communiste, par conséquent, ne sera pas une révolution purement nationale. Elle se produira en même temps dans tous les pays civilisés... elle sera une révolution mondiale et devra donc avoir un terrain mondial".(Engels, "Les principes du communisme").

Il est clair que ce qui s'imposait déjà aux révolutionnaires en 1847 ne pouvait, après la période du plus grand développement du capitalisme qui couvre la deuxième moitié du 19è siècle, que constituer la base même de toute perspective prolétarienne au cours de la première guerre mondiale. Celle-ci indiquait que le capitalisme avait achevé sa tâche progressive de développement des forces productives à l'échelle mondiale, qu'il était entré dans sa phase de déclin historique et que par conséquent, il ne pourrait plus y avoir de révolution bourgeoise. La seule révolution qui fut à l'ordre du jour était la révolution prolétarienne partout dans le monde...y compris en Russie. Cette analyse n'était pas le fait du seul Lénine, "l'esprit embué de philosophie matérialiste vulgaire" et s'apprêtant à faire du mouvement communiste mondial un appareil de défense du capitalisme d'Etat russe.

Une révolutionnaire qu'on a souvent essayé d'opposer au "bourgeois" Lénine et dont le conseillisme n'a jamais remis en cause les positions prolétariennes ni la connaissance des "affaires russes", Rosa Luxemburg, écrivait à cette époque :

  • "Or ce cours des choses est, pour tout observateur capable de penser, une preuve frappante de plus contre la théorie doctrinaire que Kautsky partage avec le Parti des démocrates-socialistes gouvernementaux, selon laquelle la Russie, étant un pays économiquement arriéré, en majeure partie agricole, n'était pas encore mûre pour la révolution sociale et pour une dictature du prolétariat. Cette théorie, qui n'admet comme possible en Russie qu'une révolution bourgeoise -conception d'où résulte d'ailleurs la tactique de coalition des socialistes avec le libéralisme bourgeois en Russie- et aussi celle de l'aile opportuniste du mouvement ouvrier russe, ceux qu'on appelle les mencheviks, sous la direction éprouvée d' Axelrod et Dan. Les uns et les autres, opportunistes tant russes qu'allemands, s'accordent entièrement dans cette conception de principe de la révolution russe d'où résulte naturellement la position prise sur les questions de détail de la tactique, avec les socialistes au gouvernement d'Allemagne. D'après l'opinion de ces trois tendances, la révolution russe aurait dû s'arrêter à ce stade que la guerre menée par l'impérialisme allemand, d'après la mythologie de la social-démocratie allemande, se donnait pour mission : la chute du tsarisme. Si elle a passé au delà, si elle s'est donnée pour mission la dictature du prolétariat, cela a été selon cette doctrine, une simple faute de l'aile radicale du mouvement ouvrier russe, les bolcheviks, et tous les mécomptes que la révolution a subis dans son cours ultérieur, tous les embarras dont elle a été victime, se présentent comme un résultat de cette faute fatale. Théoriquement, cette doctrine recommandée également par le "Vorwärts" de Stampler et par Kautsky comme un fruit de la pensée marxiste remonte à cette découverte marxiste originale que la révolution socialiste est une affaire nationale et pour ainsi dire domestique de chaque Etat moderne en particulier. Dans la vapeur bleue de ce schéma abstrait, un Kautsky sait naturellement décrire très à fond les relations économiques mondiales du capital, qui font de tous les Etats modernes un organisme lié. Mais la révolution russe -fruit de la complication internationale et de la question agraire- ne peut aboutir dans les limites de la société bourgeoise. Pratiquement, cette doctrine tend à écarter la responsabilité du prolétariat internationa, principalement du prolétariat allemand, touchant les destins de la révolution russe, à nier les connexités internationales de cette révolution. Ce n'est pas le manque de maturité de la Russie, c'est le manque de maturité du prolétariat allemand pour accomplir sa mission historique qu'a démontré le cours de la guerre et de la révolution russe. Faire ressortir ce fait en toute évidence est le premier devoir d'une étude critique de la révolution russe. La révolution en Russie était entièrement dépendante, dans ses destinées, de la révolution internationale". (Rosa Luxemburg, "La révolution russe").

Contre les sophismes de Kautsky, des mencheviks et des... conseillistes, voilà comment une des plus grandes théoriciennes du marxisme posait le problème. Non seulement Rosa Luxemburg en finit avec le mythe de "l'immaturité de la Russie" mais elle donne la clé de ce que les conseillistes n'ont pu comprendre, les causes de la dégénérescence de la révolution russe, l'échec de la révolution internationale dont la "révolution en Russie était entièrement dépendante dans ses destinées".

En fait, en cherchant en Russie même les causes de l'évolution de la révolution et du régime capitaliste auxquelles elle a abouti, les conseillistes tournent résolument le dos à ce qui constitue les fondements objectifs de l'internationalisme. Et même si leur propre internationalisme ne saurait être remis en cause, il ne peut en fin de compte, s'appuyer que sur une sorte "d'impératif" moral. Si on pousse à fond leur analyse, on aboutit à l'idée que si la révolution avait eu lieu dans un pays avancé (comme l'Allemagne par exemple) et qu'elle était restée isolée, elle n'aurait pas connu un sort semblable à celui de la révolution russe. En d'autres termes, elle aurait pu éviter la ré-instauration du capitalisme, ce qui signifie que la victoire contre le capitalisme et donc le socialisme, serait possible dans un seul pays. De la même façon que le conseillisme emprunte au stalinisme l'idée d'une continuité entre Lénine et Staline, entre la nature de la révolution d'Octobre et la nature du régime qui s'est établi en Russie, on voit donc qu'il tend à lui emprunter des éléments de ce qui constitue son thème majeur de mystification : "le socialisme national". C'est ainsi que l'analyse "marxiste" des "conseillistes" non seulement reprend la thèse des mencheviks et de Kautsky, mais, en plus, elle ne peut éviter de flirter avec celle de Staline.

Mais ce ne sont pas là tous les abandons du marxisme auxquels conduit l'analyse des conseillistes. En effet une des raisons pour lesquelles ils voient dans la révolution russe, une "révolution bourgeoise", c'est la nature des mesures économiques qui ont été prises dès ses débuts par le nouveau pouvoir. De façon correcte, les conseillistes considèrent que les nationalisations ou le partage des terres sont en soi des mesures parfaitement bourgeoises. Mais ils s'empressent de s'exclamer : "Vous voyez bien que cette révolution était bourgeoise, puisqu'elle a pris ce genre de mesures !". Et à celles-ci, ils opposent une politique réellement "socialiste" : "la prise en charge des entreprises et des organisations du système économique par la classe ouvrière et par ses organisations de classe, les conseils ouvriers" ("Thèses sur le bolchévisme", point 49). Voilà le type de mesures qu'aurait adoptées la révolution russe si elle avait été réellement "prolétarienne", disent nos conseillistes pour qui "l'aspect bourgeois de la révolution bolchevik...est éclairé de manière exemplaire par ce slogan du contrôle de la production". (ibidem, point 47).

Ici ce n'est plus à Kautsky ou à Staline que les conseillistes empruntent le fond de leurs analyses : c'est à Proudhon et aux anarchistes; et à nouveau, ils tirent un trait de plume sur les enseignements fondamentaux du marxisme. En effet, pour celui-ci, une des différences fondamentales entre la révolution bourgeoise et la révolution prolétarienne consiste dans le fait que la première intervient à l'issue de tout un processus de transformation économique entre le féodalisme et le capitalisme, transformation qu'elle vient couronner dans la sphère politique, alors que la seconde est nécessairement le point de départ de la transformation économique entre le capitalisme et le communisme. Cette différence est liée au fait que, contrairement à la précédente, cette dernière transformation consiste non pas dans une modification du mode de production, mais dans l'abolition de toute propriété, non pas dans l'instauration de nouveaux rapports d'exploitation, mais dans la suppression de toute exploitation. C'est pour cela que contrairement aux révolutions du passé, la révolution prolétarienne ne se donne pas pour but le renforcement d'une nouvelle domination de classe, mais l'abolition de toutes les classes, qu'elle n'est pas l'oeuvre d'une classe exploiteuse, mais pour la première fois dans l'histoire, d'une classe exploitée. Les rapports de production capitalistes se sont développés au sein de la société féodale alors que la noblesse contrôlait l'ensemble des rouages étatiques de la société. Ce pouvoir féodal pouvait constituer une entrave au développement capitaliste, mais celui-ci a pu s'en accommoder tant qu'il n'a pas été assez avancé pour permettre son renversement. La révolution bourgeoise intervenait donc comme conséquence presque "mécanique" de l'extension de l'emprise économique du capitalisme et avait pour fonction d'éliminer les derniers obstacles qui entravaient son épanouissement. Par contre, compte tenu de ce que nous avons vu, les rapports sociaux communistes ne peuvent en aucune façon se développer par petits ilôts au sein d'une société capitaliste dans laquelle la classe bourgeoise dispose encore du contrôle de cet instrument essentiel qu'est l'Etat. Ce n'est qu'après la destruction de l'Etat bourgeois et la prise du pouvoir politique à l'échelle mondiale par la classe ouvrière que peut s'opérer une transformation des rapports de production. Contrairement aux périodes de transition du passé, celle qui va du capitalisme au communisme ne sera pas le résultat d'un processus nécessaire, indépendant de la volonté des hommes, mais, au contraire, dépendra de l'action consciente d'une classe qui utilisera sa puissance politique pour extirper progressivement de la société les différentes composantes du capitalisme : propriété privée, marché, salariat, loi de la valeur, etc... Mais une telle politique économique ne pourra réellement être mise en oeuvre que quand le prolétariat aura battu militairement la bourgeoisie. Tant qu'un tel résultat ne sera pas atteint de façon définitive, les exigences de la guerre civile mondiale passeront avant celles de la transformation des rapports de production là où le prolétariat aura déjà établi son pouvoir, et cela quel que soit le développement économique de cette zone.

En Russie, les mesures adoptées par le nouveau pouvoir (quelles que soient les erreurs commises dont il ne s'agit pas de nier la réalité et dont il faut tirer les enseignements) ne constituent pas le critère de compréhension de la nature de la révolution d'Octobre, de même que ce ne sont pas les mesures économiques de la Commune qui lui confèrent son caractère prolétarien, caractère qu'à notre connaissance, ni les conseillistes, ni les anarcho-syndicalistes ne lui ont jamais contesté. Il ne viendrait à l'idée de personne de faire de la réduction de la journée de travail, de la suppression du travail de nuit des ouvriers boulangers, et du moratoire sur les loyers ou les dépôts au Mont de Piété, des mesures "socialistes". Ce qui a fait la grandeur de la Commune, c'est que, pour la première fois dans l'histoire du prolétariat, celui-ci a transformé une guerre nationale contre l'étranger en une guerre civile contre sa propre bourgeoisie, c'est d'avoir proclamé et réalisé la destruction de l'Etat capitaliste et de l'avoir remplacé par la dictature du prolétariat, c'est l'éligibilité et la révocabilité des délégués, à tous les niveaux, l'égalité des salaires de tous les fonctionnaires avec le salaire moyen des ouvriers, le remplacement de l'armée permanente par la permanence de l'armement général des ouvriers, et la proclamation internationaliste de la Commune universelle. Ce sont ces mesures essentiellement politiques, c'est cette orientation qui fait de la Commune de Paris la première tentative internationale du prolétariat pour réaliser sa révolution. Et c'est pour cela que cette expérience servit de source inestimable d'étude pour la lutte révolutionnaire à des générations prolétariennes dans tous les pays. Octobre 17 ne fait que reprendre les données de l'expérience de la Commune en les généralisant et ce n'est certainement pas par hasard si Lénine écrit son livre "L'Etat et la révolution", dans lequel il fait une étude minutieuse de cette expérience, précisément à la veille d'Octobre. Ce n'est donc pas en analysant dans le détail ce que la révolution d'Octobre a fait ou n'a pas fait, sur le plan économique, qu'on peut comprendre sa nature de classe. Celle-ci est donnée par ses caractéristiques politiques -destruction de l'Etat bourgeois, prise du pouvoir par la classe ouvrière organisée en soviets, armement général du prolétariat- et par l'impulsion que le nouveau pouvoir donne au mouvement international du prolétariat : dénonciation impitoyable de la guerre impérialiste, appel à la transformation de celle-ci en guerre civile contre la bourgeoisie, appel à la destruction de tous les Etats bourgeois et à la prise de pouvoir par les conseils ouvriers dans tous les pays.

C'est pour ne pas avoir compris cette primauté des problèmes politiques dans la phase initiale de la révolution prolétarienne que l'anarcho-syndicalisme a été conduit à trahir la lutte prolétarienne en la dévoyant vers l'impasse des "collectivités" et de l'autogestion pendant que lui-même envoyait ses ministres au gouvernement bourgeois de la république espagnole. Toute sa vision, et partant celle des conseillistes quand ils lui emboîtent le pas, tourne le dos à la révolution socialiste, exactement dans la mesure où il la localise non seulement dans les limites d'un pays, mais encore de régions, d'usines isolées, réduisant la production socialiste, qui par définition n'est concevable qu'au niveau international, à une échelle domestique.

En 1921, pour valable qu'elle soit sur beaucoup de points, en particulier sa dénonciation de bureaucratisation de l'Etat et du régime d'étouffement à l'intérieur du Parti, la critique de "l'Opposition ouvrière" reste néanmoins dans sa plateforme fondamentalement erronée pour autant qu'elle réduit le problème du développement de la révolution à une question économique et de gestion directe par les ouvriers, accréditant ainsi l'idée implicite de la possibilité de la réalisation du socialisme dans le cadre d'un seul pays, de la possibilité de progrès socialistes sur le plan économique en Russie, dans un cours général de défaites de la révolution sur le plan international. Quelles qu'aient pu être les erreurs de Lénine, celui-ci avait cependant absolument raison en dénonçant le côté petit-bourgeois et anarcho-syndicaliste de l'Opposition ouvrière. Ce n'est pas un hasard si nous trouverons plus tard la tête de l'Opposition ouvrière, Kollontaï au côté de Staline, contre l'Opposition de gauche, pour défendre la théorie du "socialisme dans un seul pays".

Ainsi, les tenants du "socialisme dans une seule usine" rejoignent les tenants du "socialisme dans un seul pays" et les théoriciens de "l'immaturité des conditions objectives" en Russie. Et c'est une bien mauvaise compagnie pour les conseillistes que celle de Kautsky, Staline, et des "camarades ministres" de la CNT, quelles que soient les dénonciations qu'ils aient pu en faire par ailleurs.

De fait, la seule façon qu'aurait le conseillisme de concilier son analyse de la révolution d'Octobre avec l'internationalisme serait de considérer -et certaines tendances de ce courant ont franchi ce pas- que ce n'est pas en Russie mais à l'échelle mondiale que les "conditions objectives" de la révolution prolétarienne n'étaient pas mûres en 1917. Ici, on rejette l'analyse des mencheviks ou de Kautsky pour adopter celle ... de la social-démocratie de droite qui en avait besoin pour réprimer la révolution prolétarienne en Allemagne. Il ne s'agit pas de considérer que ceux qui ont abouti à cette analyse soient des Noske. On peut très bien être au côté d'une lutte révolutionnaire même en considérant qu'elle est prématurée et désespérée comme Marx l'a montré avec la Commune. Mais une telle analyse, quand elle est le fait d'éléments prolétariens, conduit à des implications aussi désastreuses que celles du conseillisme "classique".

Nous n'allons pas nous livrer ici à une réfutation en règle d'une telle analyse, ce qui nous ferait sortir du cadre de cette brochure. Nous nous contenterons d'un certain nombre de remarques.

En premier lieu, une telle conception conduit à rejeter l'idée que depuis la première guerre mondiale, le capitalisme soit entré dans sa phase de décadence, idée qui se trouve à la base même de la rupture des révolutionnaires avec les partis de la Seconde internationale. Là encore, l'analyse "conseilliste" aboutit à remettre en cause tout le corps théorique sur lequel s'est fondée l'Internationale Communiste de laquelle le courant "communiste de conseils" est issu pourtant. Une telle analyse amène donc au rejet des principaux acquis du mouvement ouvrier pendant la première guerre mondiale, et de la vague révolutionnaire de 1917-1923, ou bien elle oblige à fonder les positions communistes sur des bases complètement différentes. En particulier, les positions sur lesquelles la Gauche communiste s'oppose à l'IC :

  • rejet du parlementarisme, même révolutionnaire,
  • rejet du syndicalisme,
  • rejet de la notion de parti de masse,
  • refus de tout soutien aux luttes de libération nationale ou à des secteurs "progressifs" de la classe bourgeoise, conduisent nécessairement à l'idée, si on repousse l'analyse de la décadence du capitalisme, que l'ensemble de la politique de la classe ouvrière au 19e siècle et que la plus grande partie des analyses de Marx et Engels étaient erronées. Dans une telle vision, la Ligue des communistes, la 1re et la 2e Internationales menaient une politique totalement fausse du point de vue prolétarien puisqu'elles soutenaient la constitution des syndicats, la lutte pour le suffrage universel, certaines luttes de libération nationale, etc... En fin de compte, il convient alors de dire que, à part les bases théoriques générales, Proudhon et Bakounine avaient raison contre Marx et Engels et comme il est difficile d'un point de vue marxiste de séparer vision théorique et implications politiques, il faut alors logiquement faire un dernier pas et rejeter le marxisme pour donner raison à l'anarchisme. Que les conseillistes qui considèrent la révolution d'Octobre comme bourgeoise, parce que les conditions objectives à l'échelle mondiale n'auraient pas été mûres en 1917, aient le courage de faire ce dernier pas et de se déclarer ouvertement anarchistes ! Ils devraient alors s'affronter à une ultime difficulté : comment concilier leur analyse avec une vision théorique qui rejette tout problème de bases objectives pour le socialisme et pour qui "la révolution est possible à tout moment" ?

Le rejet de l'idée que le capitalisme soit entré dans sa période de décadence depuis 1914 comporte encore d'autres implications que nous pouvons résumer brièvement ainsi :

  • ou bien la période de décadence du capitalisme est encore à venir, mais alors, en considérant les catastrophes qui se sont abattues sur la société depuis plus de 70 ans, on a du mal à imaginer ce que serait une vraie décadence du capitalisme et on ne voit pas comment la société pourrait tout simplement y survivre ;
  • ou bien le capitalisme, contrairement aux autres sociétés du passé ne connaîtra jamais de période de décadence. Il faut alors en tirer les conclusions; soit on abandonne toute perspective du socialisme, soit on fonde une telle perspective sur autre chose que des nécessités objectives de la société à un certain stade de son développement. Il faut alors abandonner le marxisme, faire du socialisme "un impératif moral" et rejoindre l'anarchisme.

Au cours de son histoire, le mouvement ouvrier s'est affronté à trois adversaires principaux, l'anarchisme au siècle dernier, le réformisme social-démocrate au début du 20e siècle et au stalinisme entre les deux guerres mondiales, courants qui se sont d'ailleurs ligués contre lui pour parachever la contre-révolution à un des points culminants de celle-ci : la guerre d'Espagne. Il faut reconnaître que le conseillisme, qui pourtant constitue une des réactions les plus saines contre la dégénérescence de l'Internationale Communiste et qui a su conserver des positions de classe aux pires moments de la contre-révolution, réussit le rare exploit de reprendre à ces trois courants la base de leurs analyses, quand il ne conduit pas tout simplement à l'abandon de toute perspective révolutionnaire comme ce fut le cas pour certains de ses meilleurs militants. Voilà quelques-unes des implications du rejet du caractère prolétarien d'Octobre !
 


La première partie de cette brochure se proposait de démontrer en quoi la nature de la révolution d'Octobre 1917 lui était conférée non pas par des caractéristiques particulières de la Russie de cette époque prise isolément, mais par les caractéristiques générales de l'évolution du capitalisme mondial dont la guerre impérialiste de 1914 indiquait qu'il était entré dans sa phase de déclin historique. Dès lors, les conditions objectives de la révolution prolétarienne étaient données à l'échelle mondiale et la révolution en Russie ne pouvait être qu'un premier maillon de cette révolution mondiale. Nous avons donc été amenés à rejeter les théories du courant "conseilliste" pour qui la révolution russe était bourgeoise en mettant en évidence qu'avec une telle analyse on est conduit à rejoindre :

  • soit la conception des mencheviks et de Kautsky qui les a amenés à trahir la classe ouvrière,
  • soit la conception de Staline sur la possibilité de construire "le socialisme dans un seul pays",
  • soit la conception anarchiste pour laquelle le socialisme s'identifie à la gestion des entreprises par les ouvriers qui y travaillent,
  • soit la conception de la social-démocratie de droite pour qui la révolution prolétarienne n'était à l'ordre du jour dans aucun pays en 1917.
En fin de compte, nous avons mis en relief le fait que les analyses des conseillistes leur font tourner le dos au marxisme au nom duquel pourtant ils essaient de fonder ces analyses. En fait, les aberrations du conseillisme sont fondamentalement une manifestation du poids terrible que l'ensemble des courants prolétariens ont dû subir pendant la période de la plus profonde contre-révolution qu'ait connue le mouvement ouvrier.

Histoire du mouvement ouvrier: 

  • Révolution Russe [5]

Courants politiques: 

  • Le Conseillisme [11]

Heritage de la Gauche Communiste: 

  • La Révolution prolétarienne [7]

La révolution russe et le courant bordiguiste : De graves erreurs...

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De graves erreurs qui affaiblissent la défense du caractère prolétarien de la révolution d'octobre

Confrontés à ce monstrueux Etat qui s'est développé en Russie à la suite de la dégénérescence de la révolution et conduits, à l'opposé des staliniens et même des trotskystes, à en dénoncer la nature contre-révolutionnaire, les différents courants de la Gauche communiste ont éprouvé les plus grandes difficultés, au milieu de la débandade théorique générale, à en comprendre les causes. Et il serait faux de croire que le conseillisme ait été le seul à se perdre au milieu de ces difficultés. Sans parler du trotskysme et de son "bonapartisme" pour expliquer le phénomène stalinien et justifier la défense de l'URSS, il faut constater que les autres courants de la Gauche communiste ont également beaucoup tâtonné sur cette question. Et si la Gauche italienne avec sa revue "Bilan" a apporté des éléments très importants pour y répondre, elle est, par ailleurs restée très longtemps prisonnière d'une conception de l'URSS comme "Etat ouvrier dégénéré". Mais la Gauche communiste allait connaître un dernier avatar avec l'élaboration de la théorie bordiguiste de la "révolution double" qui constituait un retour partiel vers les absurdités conseillistes.

La sainte dualité selon la foi bordiguiste

Telle est l'explication marxiste de la dégénérescence de l'URSS : la révolution d'Octobre, à la faveur de laquelle le prolétariat communiste s'empara du pouvoir ne pouvait que briser les entraves féodales au développement capitaliste des forces productives, telle est la formule de la Russsie de la NEP. Avec le secours de la révolution mondiale, le parti bolchevik aurait pu maîtriser l'économie mercantile et introduire par la suite le socialisme. Isolé au sommet d'une formidable machine capitaliste, livré à lui même, il fut dénaturé par les mécanismes mercantiles qui en firent un rouage de l'accumulation capitaliste".(Programme Communiste n°57,p.39).

On voit tout de suite ce qui distingue la conception "bordiguiste" de la conception "conseilliste". Pour la seconde, les aspects économiques et politiques de la révolution sont liés de façon intime : instauration du capitalisme et prise du pouvoir par un parti considéré comme bourgeois. Pour la première, par contre, les uns et les autres sont complètement distincts mais, si elle reconnaît le caractère prolétarien de la révolution d'Octobre sur le plan politique, elle rejoint le conseillisme pour dire que, sur le plan économique, elle était bourgeoise. Et on pourrait d'ailleurs trouver beaucoup de citations montrant la convergence des analyses du bordiguisme vers celles du conseillisme qu'il décrie pourtant avec beaucoup de hargne, par exemple :

  • "S'il est permis de parler de tournant en avril 1917, il faut bien comprendre que celui-ci ne concerne en rien le processus par lequel un pays de capitalisme avancé débouche sur la révolution communiste : il marque seulement, dans un pays de féodalisme en pleine décomposition, le moment décisif d'une révolution bourgeoise et populaire". (Programme communiste n°39, p.21).

On croirait lire Pannekoek ! Et, en fait, la conception bordiguiste de la "révolution double" se révèle fondamentalement...ambiguë et conduit ses défenseurs à se contredire d'un article à l'autre quand ce n'est pas d'une phrase à l'autre. Ainsi la citation précédente est extraite d'un article intitulé :"Les Thèses d'Avril 1917, programme de la révolution prolétarienne en Russie". Par ailleurs dans ce même article, on peut lire en commentaire de la deuxième thèse : "Lénine n'accole ici aucun adjectif au mot révolution, mais nous pouvons le faire sans hésiter... C'est toujours d'une révolution bourgeoise et démocratique dont il s'agit, d'une révolution anti-féodale et non socialiste." (p.24).

On peut lire dans un autre article intitulé "Le marxisme et la Russie" (Programme Communiste n° 68, p. 20) : "Pour nous, Octobre fut socialiste".

Il faudrait s'entendre ! En fait, la conception bordiguiste pourrait se résumer par la formule : "La révolution d'Octobre était une révolution prolétarienne non prolétarienne, une révolution socialiste non socialiste." C'est d'une limpidité opaque !

Mais que Bordiga et ses épigones se contredisent et tiennent un langage incohérent n'est pas fait pour déranger ces derniers : ils en ont l'habitude. Par contre, là où ils devraient frémir, c'est en avançant des affirmations qui sont en contradiction formelle avec ce que Lénine -qui, dans la foi bordiguiste n'a commis que deux erreurs dans sa vie (d'ailleurs mineures puisque "tactiques") le "front unique" et le "parlementarisme révolutionnaire"- a pu dire au sujet de la révolution d'Octobre. Pour les bordiguistes :

  • "En avril 1917, il s'agit seulement de récupérer les forces sociales de la révolution anti-tsariste non pour faire plus qu'on ne s'était fixé en 1905, mais pour remédier au fait que l'on avait fait moins, que l'on était en deça du programme de la révolution capitaliste sous la dictature démocratique du prolétariat et des paysans" (n° 39, p. 25).

Pour Lénine par contre:

  • "Toute cette révolution (de 1917) ne peut être que conçue comme un maillon de la chaîne des révolutions prolétariennes socialistes provoquées par la guerre impérialiste" ("Préface" à l'Etat et la Révolution, 1917.)

Pour lui, par conséquent, il s'agissait de faire plus en 1917 qu'en 1905 ou il fixait à la révolution des objectifs plus modestes.

  • "Cette victoire (la victoire décisive sur le tsarisme) ne fera encore nullement de notre révolution bourgeoise une révolution socialiste, la révolution démocratique ne sortira pas directement du cadre des rapports sociaux et économiques bourgeois mais cette victoire n'en aura pas moins une portée immense pour le développement futur de la Russie et du monde entier." (Deux tactiques de la Social-Démocratie dans la révolution démocratique, 1905).

On peut trouver encore de nombreux autres exemples où la prose bordiguiste prend le contre-pied des conceptions véritables de Lénine. Nous nous contenterons de celui-ci :

  • "Ainsi donc, le parti du prolétariat ne doit pas rejeter le soviet, cette forme historique de la révolution bourgeoise russe. Ils (les soviets) expriment ce que Lénine avait défini comme dictature démocratique... La forme propre de la révolution anti-féodale russe ne sera pas une assemblée parlementaire comme dans la révolution française, mais un organe différent fondé sur la seule classe des travailleurs des villes et des campagnes" (Programme Communiste n°39 p. 28)

Pour Lénine, au contraire :

  • "Il faut trouver la forme pratique qui permette au prolétariat d'exercer sa domination. Cette forme, c'est le régime des soviets avec la dictature du prolétariat. La "dictature du prolétariat" c'était jusqu'à présent du latin pour les masses. Maintenant, grâce au rayonnement du système des soviets dans le monde, ce latin est traduit dans toutes les langues modernes, les masses ouvrières ont trouvé la forme pratique de la dictature." ("Discours d'ouverture au 1er COngrès de l'I.C", mars 1919).
    "La forme de la dictature du prolétariat déjà élaborée en fait, c'est-à-dire le pouvoir des conseils ouvriers en Allemagne, et autres institutions soviétiques dans d'autres pays" ("Thèses sur la démocratie bourgeoise et la dictature du prolétariat" 1er Congrès de l'I.C).

Ce n'est pas pour nous réfugier derrière l'autorité de Lénine que nous avons imposé au lecteur ces différentes citations, mais bien pour montrer que, même si Lénine a été conduit à commettre un certain nombre d'erreurs, même s'il avait sur Octobre 17 une conception quelque peu ambiguë, les âneries débitées par les bordiguistes, au nom de la fidélité aux positions de Lénine, n'ont en fait plus rien à voir avec celles-ci.

Réfutation de la "révolution double"

Nous ne reprendrons pas ici ce qui a été dit dans la première partie de cette brochure pour montrer qu'en Russie, pas plus qu'ailleurs dans le monde, la révolution bourgeoise n'était à l'ordre du jour en 1917, dès lors que les conditions matérielles de la révolution communiste étaient présentes à l'échelle mondiale. Ce qui a été dit contre les conseillistes -et contre les mencheviks- s'applique également aux conceptions bordiguistes. Par contre, il est nécessaire de répondre à certaines idées colportées par la notion de "révolution double".

En premier lieu, l'idée que le prolétariat pourrait faire une révolution bourgeoise en lieu et place de la bourgeoisie est fausse. Même si Marx pouvait défendre une telle conception en 1848 -conception reprise par Lénine pour 1905- l'histoire ne connaît pas d'exemple où une classe puisse se substituer à une autre dans l'accomplissement de sa tâche historique. Une révolution est l'acte par lequel la classe porteuse de nouveaux rapports de production rendus nécessaires par le développement des forces productives se rend maîtresse du pouvoir politique. Or l'histoire a maintes fois montré que la classe révolutionnaire ne parvenait au pouvoir politique en général que bien après que soient apparues la nécessité et les conditions matérielles de la révolution. C'est là un phénomène classique de retard de la superstructure de la société par rapport à son infrastructure bien mis en évidence par le marxisme. C'est en particulier ce phénomène qui permet de comprendre, dans l'histoire des sociétés, l'existence de périodes de décadence pendant lesquelles les anciens rapports de production sont devenus des entraves pour le développement des forces productives alors que la classe porteuse des nouveaux rapports n'a pas encore acquis la puissance suffisante -en particulier politique- pour les extirper. Par conséquent, si une classe est suffisamment forte pour se saisir du pouvoir politique, c'est que les tâches économiques et sociales qui se présentent à elle sont bien celles de développer les rapports de production dont elle est historiquement porteuse et non de se substituer à la classe historique précédente dans l'accomplissement de tâches qui désormais ne sont plus à l'ordre du jour. Le prolétariat a pu participer, comme les paysans et artisans d'ailleurs, aux révolutions bourgeoises ; mais comme force d'appoint, jamais comme principal protagoniste. Il a même pu constituer un élément très actif de radicalisation de ces révolutions en apportant un appui aux secteurs les plus énergiques de la classe bourgeoise; quand ses propres organisations de classe sont apparues, elles se sont opposées immédiatement à celles de toutes les fractions de la bourgeoisie, y compris les plus radicales : "Nivellers" contre Cromwell pendant la révolution anglaise, Babeuf contre les Jacobins pendant la révolution française, prolétariat parisien contre gouvernement provisoire en juin 1848.

L'autre point auquel il faut répondre à propos de cette notion de "révolution double", concerne la compréhension du type de mesures économiques que peut prendre le prolétariat au début de la révolution. C'est avec raison que les bordiguistes critiquent l'idée trotskyste que "l'assistance aux chômeurs" ou "l'élimination des propriétaires privés de la grande industrie" soient des mesures "socialistes". Pour eux, il ne s'agit pas d'autre chose que des mesures de "welfare state" pour les premières et "d'étatisation du capital" pour les secondes, alors que le socialisme économique commence avec la "destruction du capital" (PC n° 57, p.25). En ce sens, ils ont compris la nature encore capitaliste des mesures économiques adoptées par le pouvoir prolétarien en Russie et ne cherchent pas à leur attribuer les vertus "socialistes" chantées par les staliniens et les trotskystes. Par contre, l'erreur des bordiguistes est résumée par ce passage :

  • "Dans les pays avancés, la dictature du prolétariat pourra tenter d'instaurer immédiatement un plan de production en quantités physiques. Dans les autres, en attendant l'extension de la révolution, elle gérera le capitalisme tout en concentrant le plus possible de forces productives dans les mains de l'Etat, tout en adoptant des mesures de protection de la classe salariée, impossibles dans les mêmes circonstances pour un parti bourgeois. Dans tous les cas, la prise du pouvoir par le prolétariat n'est rien d'autre que la première vague de la révolution mondiale, qui doit vaincre ou être vaincue, soit qu'elle déclenche d'autres revolutions et s'étende par la guerre révolutionnaire, soit qu'elle périsse dans la guerre civile ou qu'elle dégénère en pouvoir bourgeois, dans le cas où elle doit gérer un jeune capitalisme". (PC n° 57, p. 36).

Nous y voilà ! Ainsi, ce n'est que "dans le cas où elle doit gérer un jeune capitalisme" (comme si le capitalisme globalement et mondialement sénile pouvait être jeune quelque part) que la révolution "dégénère en pouvoir bourgeois". Ainsi, la révolution a dégénéré en Russie parce qu'elle est restée isolée dans un pays faiblement industrialisé (ce que Programme Communiste désigne à tort par "jeune capitalisme"). Par contre, si la révolution était restée isolée dans un pays fortement industrialisé, elle n'aurait pas, en suivant ce raisonnement, dégénéré et les rapports de production qui s'y étaient établis auraient cessé d'être capitalistes. En somme, le socialisme serait possible dans un seul pays... à condition qu'il soit de "vieux capitalisme". Comme pour les conseillistes, les conceptions des bordiguistes, si elles sont pleinement développées, les font aboutir à la thèse stalinienne. Il faut choisir : ou bien c'est "dans tous les cas" que la "prise du pouvoir par le prolétariat n'est rien d'autre que la première vague de la révolution mondiale" ou bien c'est "dans certains cas". Finalement, la notion de "révolution double" semble relever en fait d'une conception "double" : internationaliste dans les phrases paires, nationaliste dans les phrases impaires.

En réalité, quel que soit le degré de développement du pays où le prolétariat prend le pouvoir, il ne peut espérer adopter des mesures réellement "socialistes". Il peut prendre toute une série de dispositions -expropriation des capitalistes privés, égalisation des rétributions, assistance aux plus défavorisés, libre disposition de certains biens de consommation- qui s'orientent vers des mesures socialistes, mais qui, en soi, sont parfaitement récupérables par le capitalisme. Tant que la révolution reste isolée dans un pays ou un groupe limité de pays, la politique économique qu'elle peut mener est en grande partie déterminée par les relations économiques que ce ou ces pays doivent maintenir avec le reste du monde capitaliste. Et ces relations ne peuvent être que d'ordre commercial, c'est-à-dire que la zone où le prolétariat a pris le pouvoir doit échanger sur le marché mondial une part de sa production afin d'être en mesure d'acquérir sur ce même marché tous les biens qu'elle ne produit pas et qui lui sont cependant indispensables. De ce fait, l'ensemble de l'économie existant dans cette zone reste fortement marqué par la nécessité de produire au moindre prix des marchandises en mesure de trouver acquéreur face à la concurrence des marchandises des pays où le prolétariat n'a pas encore pris le pouvoir. Cela veut dire que cette économie doit encore imposer des restrictions à la consommation des masses travailleuses, non pas seulement pour permettre un futur développement des forces productives, bases indispensables du communisme, mais plus prosaïquement pour dégager un surplus échangeable sur le marché mondial et en préserver la compétitivité. Il est clair que le pouvoir prolétarien doit prendre un maximum de dispositions pour se prémunir contre les effets corrupteurs que ce type de pratiques typiquement capitalistes ne peut manquer de produire sur la société existant dans cette zone et ses institutions[1], mais il est également clair que la persistance de ces pratiques, au cas où se maintient l'isolement de la révolution, ne peut manquer de venir à bout de ce pouvoir prolétarien lui-même.

Et ce qui est valable sur le plan strictement économique l'est également sur le plan militaire. Isolée, la révolution est obligée de faire face aux entreprises du capitalisme pour l'écraser, ce qui signifie que dans la zone où le prolétariat a pris le pouvoir, se maintiennent en place toute une série de caractéristiques de la société capitaliste : production d'armes qui pèse sur la consommation ouvrière et les potentialités de développement des conditions matérielles du communisme, existence d'une armée qui, même "rouge", n'en reste pas moins une institution de même nature que dans le capitalisme : une machine destinée à perpétrer de façon organisée et systématique le meurtre et la coercition. Là encore, on peut comprendre facilement la gravité des menaces que de telles nécessités font peser sur le pouvoir prolétarien. Et tout cela est autant valable pour un pays avancé que pour un pays arriéré. De fait, un pays fortement industrialisé est encore plus dépendant du marché capitaliste mondial que les autres et il n'est pas absurde de penser qu'isolée dans un pays comme l'Allemagne, la révolution aurait été vaincue ou aurait dégénéré encore plus rapidement qu'en Russie.

Ce n'est donc pas uniquement l'arriération qui explique les mesures économiques de nature capitaliste adoptées dans les premières années du pouvoir des soviets, et si nous examinons celles qui auraient été prises en Allemagne en cas de victoire prolétarienne, on les trouvera fort semblables :

  • "1. Confiscation de toutes les fortunes et revenus dynastiques au profit de la collectivité,
  • 2. Annulation de toutes les dettes d'Etat et de toutes les autres dettes publiques de même que tous les emprunts de guerre à l'exception des souscriptions inférieures à un certain niveau que fixera le Conseil central des Conseils d'ouvriers et de soldats,
  • 3. Expropriation de la propriété foncière de toutes les entreprises agraires grosses et moyennes, formation de coopératives agricoles socialistes avec une direction unifiée et centralisée pour tout le pays, les petites entreprises paysannes resteront entre les mains des exploitants jusqu'à ce que ceux-ci se rattachent volontairement aux coopératives socialistes,
  • 4. Suppression de tout droit privé sur les banques, les mines et carrières, et toutes les autres entreprises importantes de l'industrie et du commerce, au profit de la République des Conseils,
  • 5. Expropriation de toutes les fortunes à partir d'un certain niveau qui sera fixé par le Conseil central des Conseils ouvriers et de soldats,
  • 6. La République des Conseils s'empare de l'ensemble des transports publics,
  • 7. Election dans chaque usine d'un conseil d'usine qui aura à régler les affaires intérieures en accord avec les Conseils ouvriers, à fixer les conditions de travail, à contrôler la production et finalement à se substituer complètement à la direction de l'entreprise." ("Programme du Spartakusbund et du K.P.D." 1918).

La grande erreur des bordiguistes est de considérer que le monde est divisé en "aires géo-économiques" différentes : celles où le capitalisme a atteint sa maturité et même sa phase de sénilité et celles où il est encore "jeune" ou "juvénile". Incapables de comprendre que c'est comme système mondial (le premier dans ce cas) que le capitalisme a connu une phase ascendante et depuis 1914 une phase de décadence, ils sont également incapables de comprendre que, depuis cette date, la tâche du prolétariat est la même dans toutes les régions du monde : détruire le capitalisme et instaurer de nouveaux rapports de production. Pour eux, il existerait des pays où est à l'ordre du jour la révolution prolétarienne "pure" et des pays où sont à l'ordre du jour des "révolutions doubles".

Avec un tel schéma :

  • d'une part au sein d'un processus de transformation socialiste de la société, on conçoit les tâches du prolétariat comme différentes suivant les régions, les pays avancés pouvant d'emblée adopter des mesures socialistes, alors que les pays arriérés doivent se consacrer, dans un premier temps, au développement capitaliste des conditions de la socialisation,
  • d'autre part, dans l'immédiat, on fixe comme tâche au prolétariat et aux révolutionnaires, le soutien aux différentes luttes dites "de libération nationale" qui sont censés jeter les bases d'un capitalisme "juvénile" dans ces pays.

Concernant cette deuxième implication de la conception bordiguiste, on a pu voir, par exemple dans les années 1970, à quelles aberrations cela conduisait : apologie des massacres perpétrés par les "Khmers rouges" dans la population cambodgienne, considérés comme manifestation de "radicalisme jacobin", participation aux choeurs staliniens et trotskystes de la variante Mandel pour saluer "Che Guevara", symbole vivant de la "révolution démocratique anti-impérialiste", lâchement assassiné par "l'impérialisme yankee et ses laquais pro-américain" (PC n°75, p51), et toutes sortes d'autres prises de position plus ou moins "critiques" en faveur de tel ou tel participant aux conflits inter-impérialistes (Vietnam, Angola, Mozambique, etc..).

Concernant la première implication, elle relève de l'idée absurde et marquée par la vision bourgeoise que le prolétariat de chaque pays doit, une fois le pouvoir pris, "régler" ses propres affaires dans son coin. En fait, c'est l'ensemble du prolétariat mondial qui s'attaque à l'ensemble des problèmes économiques se posant dans les différentes régions du monde, problèmes économiques déterminés par la double tâche que se fixe simultanément le prolétariat : accroître les forces productives et plus particulièrement dans les zones arriérées, transformer progressivement les rapports de production vers le communisme. Une fois qu'il a pris le pouvoir à l'échelle mondiale, le prolétariat n'a donc pas, où que ce soit, de tâche capitaliste à accomplir. C'est dans le cadre de la transformation socialiste de la société qu'il poursuit le développement des forces productives que le mode de production capitaliste est historiquement devenu incapable d'opérer. C'est dans ce cadre qu'il doit, par la généralisation des techniques productives les plus évoluées et par l'intégration dans la production associée du secteur socialisé des énormes secteurs de la petite production agricole et artisanale, qui constituent encore aujourd'hui l'immense majorité de la population mondiale, éliminer les vestiges des sociétés précapitalistes dont le capitalisme n'a pu venir à bout. Et cette tâche est à mener non seulement dans les pays arriérés, mais également dans un nombre important de pays avancés comme le Japon, la France, l'Italie ou l'Espagne, où c'est par dizaines de millions que subsistent encore les petits propriétaires ou des travailleurs insérés dans des structures agraires proches du féodalisme. Pourquoi les bordiguistes ne nous parlent-ils pas de "révolution double" également dans ces pays ? En fait, si d'un côté leur conception attribue au prolétariat des pays avancés, tant qu'il reste isolé, des tâches bien ambitieuses, de l'autre côté, il attribue au prolétariat mondial, une fois qu'il a pris partout le pouvoir, des tâches bien en deçà des nécessités historiques comme celle de développer dans certains pays un capitalisme qui partout a fait son temps.

Nous avons donc vu dans la première partie de cette brochure comment après avoir salué Octobre 17, les conseillistes ont rejoint les choeurs social-démocrates et anarchistes dans la dénonciation de cette révolution. Nous venons de voir que les bordiguistes s'en font eux, les défenseurs intransigeants. Malheureusement, malgré une compréhension que les conseillistes n'ont pas de la primauté des aspects politiques sur les aspects économiques et qui peut s'exprimer en phrases très claires :

  • "La révolution d'Octobre ne doit pas être considérée en premier lieu sous l'angle de transformations immédiates...des formes de production et de la structure économique, mais comme une phase de la lutte politique internationale du prolétariat." (PC n°68, p20).

Les bordiguistes se révèlent incapables de rejeter les assertions mencheviks remises à l'honneur par les conseillistes. Au contraire, liés par une fidélité religieuse aux analyses de Lénine (particulièrement sur la question nationale) dont l'expérience de plus d'un demi- siècle a révélé le caractère erroné, ils s'interdisent de comprendre les apports fondamentaux de ce révolutionnaire, des bolcheviks et de l'expérience de la révolution d'Octobre au programme prolétarien. A côté des calomnies de la bourgeoisie ou de ses tentatives de récupération, à côté de la dénonciation absurde qu'en font les conseillistes, l'Octobre prolétarien doit donc encore subir le pavé de l'ours que jettent ses trop zélés défenseurs bordiguistes.


[1] Evidemment certains esprits forts estiment que le prolétariat ne pourra faire aucune sorte de concession une fois qu'il aura pris le pouvoir (cf. la brochure de G. Sabatier, "Brest-Litovsk 1918, coup d'arrêt à la révolution"). Mais malheureusement pour ces spécialistes de la phrase "pure et dure", la réalité se plie rarement à la volonté des révolutionnaires. Cette réalité, c'est celle d'un monde où, pour la plupart des pays, plus d'un quart de la production est destinée aux marchés étrangers et la survie même de l'économie est dépendante de biens fabriqués à l'étranger. Dans ces conditions, refuser par principe toute concession équivaudrait pour le prolétariat anglais, par exemple, s'il parvenait le premier au pouvoir, à mourir de faim dans le mois suivant puisque le sol de Grande-Bretagne est incapable de le nourrir. Il est probable que le capitalisme tentera d'étouffer économiquement et par la faim le prolétariat victorieux dans un pays et il n'est pas exclu qu'il y réussisse si les travailleurs des autres pays le laissent faire. Mais ce n'est pas pour cela que ce prolétariat devra, au nom de principes absurdes, choisir de se suicider plutôt que de se procurer les biens les plus indispensables auprès de tel ou tel pays qui ferait primer ses intérêts commerciaux immédiats au détriment de sa solidarité de classe capitaliste.

Les conceptions fausses du courant conseilliste sur la nature et le rôle du Parti Bolchevique

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Une défense du caractère prolétarien de la révolution d'Octobre ne serait pas complète si elle ne traitait pas également de la nature du parti bolchevik qui en fut un des principaux protagonistes. Comme pour la révolution elle-même, la nature de ce parti ne fit pas de doute pour l'ensemble des courants révolutionnaires au moment des événements. Ce n'est qu'ultérieurement que l'idée d'un parti bolchevik non prolétarien s'est développé ailleurs que chez Kautsky et la social-démocratie.

Les "Thèses sur le bolchevisme" du "mouvement communiste de conseils" déjà évoquées sont définitives à ce sujet : "Le bolchevisme, dans ses principes, dans sa tactique et dans son organisation, est un mouvement et une méthode de la révolution bourgeoise dans un pays à prépondérance paysanne." (thèse 66).

Bien que contradictoires ailleurs : "Le mouvement de la social-démocratie russe, dirigée par des révolutionnaires professionnels, représentait essentiellement un parti de la petite-bourgeoisie." (thèse 16).

Bourgeois, petit-bourgeois ou "capitaliste d'Etat", les différentes versions de l'analyse conseilliste s'accordent sur un point : nier tout caractère prolétarien au parti bolchevik. Avant d'aller plus loin et d'examiner les bases sur lesquelles se fonde cette analyse, il est nécessaire de rappeler quelques points élémentaires d'histoire sur les origines et les positions du bolchevisme et, en particulier, les luttes qu'il a menées et contre qui.

Le bolchevisme se présente comme un courant marxiste, partie intégrante de la social-démocratie russe qui, comme tel ou en son sein, livre successivement le combat :

1) contre le populisme et le socialisme agraire;

2) contre le marxisme légal et les éléments qui vont défendre le libéralisme russe;

3) contre l'économisme ouvriériste qui réduit la lutte du prolétariat au seul terrain des revendications économiques au sein du capitalisme, pour lui opposer la lutte globale, politique de cette classe et mettre en avant ses tâches historiques;

4) contre l'intellectualisme, l'intelligentsia, ces compagnons de route incertains et dilettantes du mouvement ouvrier, pour une notion de l'engagement militant des révolutionnaires dans la classe;

5) contre la menchévisme et sa fonction de soutien, sous couvert de "marxisme", à la bourgeoisie libérale dans la révolution de 1905;

6) contre les "liquidateurs", qui après la révolution de 1905 et son écrasement, commençaient à renoncer à la nécessité de l'organisation politique du prolétariat;

7) contre les défenseurs de la guerre impérialiste, pour un internationalisme conséquent se démarquant nettement du simple pacifisme humaniste;

8) contre le gouvernement provisoire issu de la révolution de février 1917, contre tout "soutien critique ou conditionnel" de celui-ci, pour le mot d'ordre : "tout le pouvoir aux soviets".

Ces quelques points permettent d'avoir du parti bolchevik une idée déjà plus exacte que celle qu'en donne les conseillistes. De fait, dans la pratique, la fraction bolchévique se retrouve en toutes circonstances au côté de la classe ouvrière. C'est particulièrement le cas en 1905 dans la révolution qui bouleverse la société en Russie. Les bolcheviks y prennent une part active :

  • dans la lutte pour la destruction du régime tsariste ;
  • dans les soviets, au côté des soviets ;
  • dans l'insurrection, contre les mencheviks qui proclament qu'il ne fallait pas prendre les armes.

Certes, l'analyse des bolcheviks sur 1905 (révolution bourgeoise) était fausse, mais leur position est exactement la copie de la position de Marx en 1848 sur le déroulement de la révolution bourgeoise en Allemagne : ils mettent en avant le rôle actif et autonome du prolétariat dans une telle révolution au lieu de l'inciter à se mettre à la traîne de la bourgeoisie. C'est cela qui constitue la frontière de classe et non la compréhension du fait que, désormais, les révolutions bourgeoises ne sont plus possibles. L'analyse des bolcheviks retarde sur la réalité, mais dans la mesure où on se trouve au tournant de deux époques, personne ne saisit en 1905 qu'on est à la veille d'une crise historique du capitalisme, de l'entrée dans sa période de décadence : il a fallu attendre 1910-1911 pour que Rosa Luxemburg commence à soulever la question d'un changement de perspective historique.

L'activité et les prises de position des bolcheviks ne concernent pas seulement les problèmes soulevés en Russie. Ils sont, avec l'ensemble de la social-démocratie russe, partie prenante de la deuxième Internationale au sein de laquelle ils constituent l'aile gauche sur toutes les grandes questions débattues. Ils se prononcent contre le réformisme, contre le révisionnisme, contre le colonialisme.

En 1907, au Congrès de Stuttgart, Lénine signe avec Rosa Luxemburg et Martov un projet d'amendement (adopté) qui vient renforcer une résolution un peu timorée sur la guerre et qui servira de base à la position des internationalistes en 1914 :

  • "Au cas où la guerre éclaterait néanmoins, ils ont le devoir (les socialistes) de s'entremettre pour la faire cesser promptement, d'utiliser de toutes leurs forces la crise économique et politique créée par la guerre pour agiter les couches populaires les plus profondes et précipiter la chute de la domination capitaliste."

En 1912, au Congrès extraordinaire de Bâle où est posé le problème de la possibilité et de la menace de la guerre impérialiste, c'est toute cette aile gauche qui va donner naissance à la résolution, appelant les ouvriers à se dresser contre la défense nationale, pour l'internationalisme prolétarien.

En 1914, les bolcheviks sont parmi les premiers à se ressaisir après l'effondrement de l'Internationale face à la guerre. Ce sont les premiers à mettre en avant le mot d'ordre juste, traduisant dans la pratique les résolutions de Stuttgart et de Bâle : "transformation de la guerre impérialiste en guerre civile". Ce sont les premiers à comprendre la nécessité de rompre non seulement avec la social-démocratie chauvine, mais également avec les "centristes" à la Kautsky, à mettre en avant la nécessité de construire une nouvelle Internationale débarrassée de l'opportunisme qui a corrompu la deuxième, et dont la tâche immédiate serait la préparation de la révolution socialiste.

En 1915, à la conférence de Zimmerwald (5-8 septembre), Lénine avec les bolcheviks est à la tête de la gauche dont la motion écrite par Radek et amendée par Lénine stipule que : "La lutte pour la paix sans action révolutionnaire est une phrase creuse et mensongère; le seul chemin de la libération des horreurs de la guerre passe par la lutte révolutionnaire, pour le socialisme." Cette motion est rejetée sans examen et finalement la gauche (8 délégués sur 38) se rallie au manifeste écrit par Trotsky (animateur du "centre" auquel appartiennent encore les deux délégués spartakistes), tout en manifestant les plus vives réserves à son égard : "manifeste inconséquent et timoré" (article du "Social-démocrate" du 11 octobre 1915 intitulé "le premier pas"). Cette gauche, afin de pouvoir mettre en avant sa propre position, constitue, à côté de la "Commission Socialiste Internationale", un "Bureau permanent de la gauche zimmerwaldienne" animée, là encore, par les bolcheviks.

En 1916, à la conférence de Kienthal (24 avril), les bolcheviks sont de nouveau à la tête de la gauche dont la position s'est renforcée (12 délégués sur 43), en particulier grâce au ralliement des spartakistes, ce qui vient confirmer la validité de la position qu'elle a adoptée à Zimmerwald.

En 1917, toute la préparation de la révolution d'Octobre est rattachée directement par Lénine à la lutte contre la guerre impérialiste et pour l'internationalisme : "Il est impossible de s'arracher à la guerre impérialiste, impossible d'obtenir une paix démocratique, non imposée par la violence, si le pouvoir du capital n'est pas renversé, si le pouvoir ne passe pas à une autre classe : le prolétariat..." "Les obligations internationales de la classe ouvrière en Russie, aujourd'hui surtout, s'inscrivent au premier plan..." "Il n'est qu'un, et un seul, internationalisme véritable, il consiste à travailler avec abnégation au développement du mouvement révolutionnaire et de la lutte révolutionnaire dans son propre pays, à soutenir (par la propagande, la sympathie, une aide matérielle) cette même lutte, cette même ligne et elle seule, dans tous les pays sans exception".
(Les tâches du prolétariat dans notre révolution, 10 avril 1917).

  • "Le grand honneur de commencer est échu au prolétariat russe; mais il ne doit pas oublier que son mouvement et sa révolution ne sont qu'une partie du mouvement prolétarien révolutionnaire mondial, qui grandit et devient de jour en jour plus puissant, par exemple en Allemagne. Nous ne pouvons déterminer nos tâches que sous cet angle". (Discours d'ouverture de la Conférence d'avril 1917).

En mars 1919, est fondée à Moscou l'Internationale Communiste dont la tâche fondamentale est résumée dans le nom qu'elle se donne "Parti mondial de la révolution socialiste". C'est l'aboutissement des efforts menés par les bolcheviks depuis Zimmerwald, c'est le parti bolchevik (devenu "communiste") qui en convoque le Congrès, ce sont deux bolcheviks, Lénine et Trotsky, qui en rédigent les deux documents majeurs : "Les thèses sur la démocratie bourgeoise et la dictature du prolétariat" et le "Manifeste"; enfin ce n'est pas uniquement parce que la révolution a eu lieu en Russie que deux des membres de son comité exécutif, Lénine et Zinoviev, étaient déjà parmi les trois membres du "Bureau permanent de la Gauche zimmerwaldienne". C'est la simple traduction de la constance qu'ont manifestée les bolcheviks dans leur internationalisme irréprochable. Voilà comment a agi le bolchevisme au sein des convulsions qui ont ébranlé le capitalisme au début du siècle. Et il se trouve encore des révolutionnaires pour estimer qu'il s'agit d'un courant bourgeois ! Examinons leurs arguments.

Le "substitutionnisme" des bolcheviks

  • "Le principe de base de la politique bolchevique (conquête et exercice du pouvoir par l'organisation) est jacobin" ("Thèses sur le bolchevisme", n°21). "En tant que dirigeants d'une dictature de type jacobin, les bolcheviks ont à tous les stades, combattu sans relâche l'idée d'auto-détermination de la classe ouvrière et réclamé la subordination du prolétariat à l'organisation bureaucratique".(idem, thèse 42).

Avant d'aller plus loin et afin de rectifier un certain nombre de légendes, il est nécessaire de donner la parole à Lénine :

  • "Nous ne sommes pas des utopistes. Nous savons que le premier manoeuvre ou la première cuisinière venue ne sont pas sur le champ capables de participer à la gestion de l'Etat. Sur ce point, nous sommes d'accord avec les cadets et avec Brechkovskaïan et avec Tsérételli. Mais ce qui nous distingue de ces citoyens, c'est que nous exigeons la rupture immédiate avec le préjugé selon lequel seuls seraient en état de gérer l'Etat, d'accomplir le travail courant, quotidien de direction, les fonctionnaires riches ou issus de familles riches. Nous exigeons que l'apprentissage en matière de gestion de l'Etat soit fait par les ouvriers conscients et les soldats, et que l'on commence sans tarder... à faire participer à cet apprentissage tous les travailleurs, tous les citoyens pauvres...

Il va de soi que les erreurs sont inévitables quand ce nouvel appareil fera ses premiers pas... Peut-il exister une autre voie pour apprendre au peuple à se diriger lui-même, pour lui éviter les fautes, que la voie de la pratique, que la mise en oeuvre immédiate de la véritable administration du peuple par lui-même... L'essentiel, c'est d'inspirer aux opprimés et aux travailleurs la confiance dans leur propre force, de leur montrer par la pratique qu'ils peuvent et doivent entreprendre eux-mêmes la répartition équitable, strictement réglementée, organisée, du pain, de toutes les denrées alimentaires, du lait, des vêtements, des logements, etc... dans l'intérêt des classes pauvres... Si en tous lieux, on remet consciencieusement, hardiment, l'administration aux mains des prolétaires et des semi-prolétaires, cela suscitera dans les masses un grand enthousiasme révolutionnaire dont l'histoire n'a pas d'exemple, cela accroîtra dans de telles proportions les forces du peuple dans la lutte contre les fléaux, que beaucoup de choses qui paraissent impossibles à nos forces restreintes, vieilles, bureaucratiques, deviendront réalisables pour les forces d'une masse de plusieurs millions, qui se mettra à travailler pour elle même, et non pas pour le capitaliste, pas pour le fils à papa, pas pour le bureaucrate, pas sous la trique". ("Les bolcheviks garderont-ils le pouvoir ?" 1er octobre 1917).

Voilà comment s'exprimait le "jacobin" Lénine. "Mais", diront certains, "c'était avant la révolution d'Octobre; un tel langage était parfaitement démagogique et n'avait d'autre but que de gagner la confiance des masses pour mieux prendre le pouvoir à leur place. Après tout a changé!".

Voyons donc ce que disait "Lénine-Robespierre” après Octobre :

  • "La presse bourgeoise vénale peut claironner sur tous les toits chaque faute commise par notre révolution. Nos fautes ne nous font pas peur. Les hommes ne sont pas devenus des saints du fait que la révolution a commencé. Les classes laborieuses, opprimées, abêties, maintenues de force dans l'étau de la misère, de l'ignorance, de la barbarie depuis des siècles, ne peuvent accomplir la révolution sans commettre d'erreurs... Pour cent erreurs commises par nous et que vont claironner partout la bourgeoisie et ses larbins (nos mencheviks et nos socialistes révolutionnaires de droite y compris), on compte dix mille actes grands et héroïques, d'autant plus grands et héroïques qu'ils sont simples, effacés, enfouis dans l'existence quotidienne d'un quartier ouvrier d'un village perdu, qu'ils sont accomplis par des hommes qui n'ont pas l'habitude (ni la possibilité) de crier sur tous les toits chacun de leur succès. Mais si même c'était le contraire, si même pour cent actes justes, on comptait dix milles erreurs, notre révolution n'en serait pas moins grande et invincible car, pour la première fois, ce n'est pas une minorité, ce ne sont pas uniquement les riches, uniquement les couches instruites, c'est la masse véritable, l'immense majorité des travailleurs qui édifient eux-mêmes une vie nouvelle, tranchent en se fondant sur leur propre expérience, les problèmes si ardus de l'organisation socialiste.
    Chaque erreur dans ce travail-là, dans ce travail qu'exécutent de la façon la plus consciencieuse et la plus sincère des dizaines de millions de simples ouvriers et paysans pour transformer toute leur existence, chacune de ces défaillances vaut des milliers et des millions de succès "infaillibles" de la minorité exploiteuse. Car ce n'est qu'au prix de ces erreurs que les ouvriers et les paysans apprendront à bâtir une vie nouvelle, apprendront à se passer des capitalistes, ce n'est qu'ainsi qu'ils se frayeront un chemin -à travers mille obstacles- vers le triomphe du socialisme". ("Lettre aux ouvriers américains", 10 août 1918).

Voilà qui tempère un peu l'image souvent donnée représentant Lénine comme un croquemitaine sardonique, uniquement préoccupé de son pouvoir dictatorial et de combattre "sans relâche l'idée d'auto-détermination de la classe ouvrière". Et on pourrait citer des dizaines d'autres textes de 1917, 1918 et 1919 exprimant les mêmes idées. Ceci dit, il est vrai que Lénine et les bolcheviks avaient l'idée fausse, et relevant du schématisme bourgeois, que la prise du pouvoir politique par le prolétariat consistait dans la prise du pouvoir par son parti. Mais c'était là l'idée partagée par l'ensemble des courants de la seconde internationale, y compris ceux de la gauche. C'est justement l'expérience de la révolution en Russie, et de sa dégénérescence, qui a permis de comprendre que le schéma de la révolution prolétarienne était, dans ce domaine, fondamentalement différent de celui de la révolution bourgeoise. Jusqu'à la fin de sa vie, en janvier 1919, Rosa Luxemburg, par exemple, dont pourtant les divergences avec les bolcheviks sur les questions d'organisation sont restées célèbres, a conservé une telle vision fausse. "Si Spartakus s'empare du pouvoir, ce sera sous la forme de la volonté claire, indubitable de la grande majorité des masses prolétariennes." (Congrès de fondation du KPD, 1er janvier 1919).

Faut-il en conclure que Rosa Luxemburg elle-même était une "jacobine bourgeoise" ? Mais alors, de quelle "révolution bourgeoise", elle et les spartakistes, auraient-ils été les protagonistes dans l'Allemagne industrielle de 1919 ? Peut-être avait-elle cette position parce qu'elle dirigeait aussi un parti (la SDKPiL) qui menait ses activités dans les provinces polonaises et lituaniennes de la Russie tsariste dans lesquelles "seule une révolution bourgeoise aurait été à l'ordre du jour" ? Pour ridicule qu'il soit, un tel argument vaut bien celui qui fait de Lénine, qui a passé la plus grande partie de sa vie militante en Allemagne, en Suisse, en France et en Angleterre (c'est à dire dans les pays les plus avancés d'Europe) "un pur produit du sol de la Russie" et de la révolution bourgeoise dont la société de ce pays aurait été grosse.

La question agraire

  • "Les bolcheviks ont parfaitement exprimé dans leur pratique et dans leurs slogans ("Paix et terre"), les intérêts des paysans en lutte pour la sauvegarde de la petite propriété privée (intérêts capitalistes). Loin de soutenir les intérêts du prolétariat socialiste contre la propriété terrienne féodale et capitaliste, ils se sont ainsi faits, en ce qui concerne la question agraire, les tenants effrontés des intérêts du petit capitaliste" ("Thèses sur le bolchévisme", n°46).

Là aussi, il est nécessaire de rétablir la plus élémentaire vérité. Si sur cette question les bolcheviks ont commis des erreurs, il est nécessaire de critiquer leur position véritable comme l'a fait Rosa Luxemburg dans la brochure "La révolution russe" et non une position inventée pour les besoins de la démonstration. Voici ce qui figure dans le "décret sur la terre" rapporté par Lénine et adopté au deuxième Congrès des soviets, le jour même de l'insurrection d'Octobre :

  • "Reste aboli pour toujours le droit de propriété privée sur la terre. La terre ne pourra être vendue ni achetée, louée ou hypothéquée ni aliénée sous aucune autre forme. Toutes les terres, celles de l'Etat, patrimoniales, de la couronne des couvents, de l'Eglise, des grands domaines, propriété privée, des communes et paysans, etc... sont expropriées sans indemnisation : elles deviennent propriété privée de tout le peuple et sont concédées en usufruit à qui les travaille..."
    "Les terrains qui comprennent des exploitations modèles : selon leur extension et importance, elles seront données en jouissance exclusive à l'Etat ou aux communes."

Voilà donc qui est bien différent d'une "sauvegarde de la petite propriété privée (intérêts capitalistes)": celle-ci est "abolie pour toujours". Par ailleurs, ces dispositions du décret sont reprises textuellement du "mandat impératif paysan sur la terre" rédigé en août 1917, à partir de 242 mandats paysans locaux. Dans son rapport, Lénine s'en explique:

  • "Des voix s'élèvent pour dire que le décret lui-même et le mandat ont été rétablis par les socialistes-révolutionnaires. Soit. Qu'importe par qui ils sont établis; mais nous, en tant que gouvernement démocratique, nous ne pouvons pas éluder les décisions prises par les couches populaires, quand bien même nous ne serions pas d'accord avec elles. En appliquant le décret dans la pratique, en l'appliquant sur les lieux, les paysans comprendront eux-mêmes où est la vérité. La vie est le meilleur des éducateurs, elle montrera qui a raison, les paysans par un bout et nous par l'autre bout, nous travaillerons à trancher cette question" (Oeuvres, tome 26, p. 269).

La position des bolcheviks est claire : s'ils ont fait des concessions à la paysannerie, c'est parce qu'ils ne pouvaient pas lui imposer par la force leur propre programme auquel ils ne renoncent pas cependant. D'ailleurs, au moment même où était adopté le décret, les paysans avaient déjà commencé un peu partout à partager la terre. Quand au slogan "la terre aux paysans", il obéissait non pas à une défense "effrontée des intérêts du petit capitaliste", mais à la préoccupation de démasquer, dans les faits mêmes, tous les partis bourgeois et conciliateurs : mencheviks et socialistes-révolutionnaires qui ne faisaient que tromper les paysans avec des promesses sur la réforme agraire, réforme qu'ils n'avaient ni l'intention ni la possibilité de réaliser. En cela, ces partis ne faisaient que confirmer ce que Lénine et toute la gauche marxiste ne cessaient de répéter depuis des années : la bourgeoisie dans les pays sous-développés n'était plus en état d'accomplir de tâche historique "progressive" et particulièrement d'en finir avec les structures et lois féodales pour imposer la propriété paysanne sur les terres comme l'avaient fait les bourgeoisies des pays avancés, au début du capitalisme. Par contre, Lénine commettait une erreur en pensant que ces tâches, inachevées par la bourgeoisie, pourraient être prises en charge par le prolétariat. Si la bourgeoisie n'est plus capable de les accomplir, c'est parce qu'historiquement, elles ne sont plus réalisables, ne présentent plus un caractère de nécessité, ne correspondent plus déjà aux forces productives, et par suite, sont en opposition avec les nouvelles tâches qui s'imposent à la société. Et c'est avec raison que Rosa Luxemburg souligne que le partage des terres "accumule, devant la transformation des conditions de l'agriculture dans le sens socialiste, des difficultés insurmontables". (La révolution russe).

Elle y oppose la "nationalisation de la grande et moyenne propriété privée, (la) réunion de l'industrie et de l'agriculture". Mais, au lieu de dénoncer les bolcheviks comme "tenants des intérêts du petit capitaliste", elle écrit avec justesse:

  • "Que le gouvernement des soviets n'ait pas établi ces réformes considérables en Russie, qui pourrait lui en faire reproche ? Ce serait une mauvaise plaisanterie d'exiger ou d'attendre de Lénine et consorts que, dans le court temps de leur domination, dans le tourbillon vertigineux des luttes intérieures et extérieures, pressés de tous côtés par des ennemis et des résistances innombrables, ils dussent résoudre ou même seulement attaquer un des plus difficiles problèmes, et nous pouvons même dire le plus difficile de la transformation socialiste. Nous aurons une fois arrivés au pouvoir, même en Occident et dans les conditions les plus favorables, plus d'une dent à nous casser sur cette dure noix avant d'être sortis des plus grosses seulement entre les mille difficultés complexes de cette besogne gigantesque !" (La révolution russe).

La question nationale

  • "L'appel au prolétariat international n'était qu'un des aspects d'une vaste politique qui cherchait à se concilier le soutien international en faveur de la révolution russe. L'autre aspect était la politique et la propagande pour une "auto-détermination nationale", où les horizons de classe étaient sacrifiés plus radicalement encore que dans le concept de "révolution du peuple"." ("Thèses sur le bolchévisme", n°50).

Il est difficile de croire que c'était en vue d'une "tactique" de défense -d'une révolution qui devait se produire en 1917, alors que personne ne l'avait prévue dans ce pays et dans ces circonstances (1)- que, depuis sa fondation en 1898, la social-démocratie russe (et non seulement les bolcheviks), à la suite de la social-démocratie internationale d'ailleurs, avait adopté le mot d'ordre de "droit à l'auto-détermination nationale". Faut-il croire que Gorter qui critiquait les positions de Lénine sur cette question, avait en vue une future défense de la "révolution bourgeoise hollandaise", quand, faisant exception à ses analyses, il préconisait "l'auto-détermination" des Indes néerlandaises ?

Quant au "sacrifice des horizons de classe", voyons ce que disait Lénine en plein milieu de sa polémique avec Rosa Luxemburg sur cette question :

  • "La social-démocratie, en tant que parti du prolétariat, se donne pour tâche positive et principale de coopérer à la libre disposition non pas des peuples et des nations, mais du prolétariat de chaque nationalité. Nous devons toujours et inconditionnellement tendre à l'union la plus étroite du prolétariat de toutes les nationalités, et c'est seulement dans des cas particuliers, exceptionnels, que nous pouvons exposer et soutenir activement des revendications tendant à la création d'un nouvel Etat de classe ou au remplacement de l'unité politique totale de l'Etat par une union fédérale plus lâche..." (Iskra, n°44).

Ceci étant établi -et il faut souligner que la plupart du temps ceux qui dénoncent comme bourgeois le bolchévisme, le connaissent encore moins que ceux qui s'en réclament à la lettre- il est nécessaire d'affirmer que le mot d'ordre d'"auto-détermination nationale" doit être catégoriquement rejeté pour son contenu théorique erroné et surtout après que l'expérience ait démontré ce que ce mot d'ordre a pu devenir et à quoi il a servi dans la pratique. A cette tâche, le CCI a consacré suffisamment de textes (en particulier la brochure "Nation ou classe ?") pour qu'il soit nécessaire d'y revenir ici. Par contre, il nous faut insister sur la signification véritable qu'il y avait chez les bolcheviks, sur la différence fondamentale qui existe entre l'erreur et la trahison. Lénine et avec lui la majorité des bolcheviks -partant des intérêts de la révolution socialiste mondiale- croit pouvoir utiliser cette position politique, le "droit à l'auto-détermination nationale", contre le capitalisme, et il se trompe lourdement. Les renégats, les traîtres de tous bords, depuis les socialistes jusqu'aux staliniens, utilisent eux à fond cette position pour développer leur politique contre-révolutionnaire dans l'intérêt de conserver et renforcer le capitalisme national et international. Voilà toute la différence. Mais elle a comme épaisseur celle de la frontière de classe.

Il est naturel que des renégats et des traîtres du prolétariat s'efforcent, pour mieux se camoufler, d'utiliser telle ou telle phrase erronée de Lénine pour arriver à des conclusions complètement opposées à l'esprit révolutionnaire qui a guidé l'action de Lénine sa vie durant.

Mais il est stupide que des révolutionnaires les aident en effaçant la différence, établissant une équivalence entre ces canailles et Lénine. Il est stupide de dire que c'est pour des intérêts nationaux de la "révolution bourgeoise" russe que Lénine proclamait le "droit à l'auto-détermination" des peuples, y compris leur séparation de la Russie. Quand nous disons de la "libération" des pays coloniaux que leur "indépendance" formelle n'est pas incompatible avec les intérêts de pays colonialistes, nous entendons que l'impérialisme peut très bien s'accommoder de cette indépendance formelle. Mais cela ne veut absolument pas dire que l'impérialisme pratique bénévolement ou par indifférence cette politique. Toutes les "libérations" ont été des produits de luttes internes, de pressions d'intérêts de différentes bourgeoisies et intrigues internationales des impérialismes antagoniques. Staline se chargera plus tard de démontrer dans des fleuves de sang que les intérêts de la Russie ne se trouvaient pas exactement dans l'indépendance des pays limitrophes et que ces intérêts exigeaient plutôt l'incorporation par la force de ces pays dans le grand empire russe.

Expliquer n'est pas justifier. Mais celui qui, pour condamner une position fausse, mélange pèle-mêle le droit des peuples à la séparation avec l'incorporation violente, Lénine avec Staline, ne comprend rien et fait de l'histoire une bouillie fade et informe. Dans le droit à l'auto-détermination des peuples, Lénine veut voir, avant tout, une possibilité de dénoncer l'impérialisme, non pas celui du voisin d'en face, celui de l'étranger, mais celui de "son propre pays", de sa propre bourgeoisie. Que cela le conduise à des contradictions, c'est indiscutable et le passage suivant l'atteste :

  • "La situation est indiscutablement très embrouillée, mais il y a une issue qui permettrait à tous de rester des internationalistes : cette issue, c'est que les social-démocrates russes et allemands exigent absolument la "liberté de séparation" de la Pologne, tandis que les social-démocrates polonais lutteront pour l'unité de l'action révolutionnaire dans leur petit pays comme dans les grands, sans revendiquer pour l'époque ou pour la période présente (celle de la guerre impérialiste) l'indépendance de la Pologne." ("Conclusions d'un débat sur le droit des nations à disposer d'elles-mêmes", octobre 1916).

Mais comme l'atteste aussi ce passage, ces contradictions, le côté "très embrouillé de la situation" auquel son analyse le conduit, sont indiscutablement animés du plus intransigeant souci internationaliste. A l'époque où il écrit ce texte, la principale force contre-révolutionnaire était la social-démocratie, les social-impérialistes, comme les appelait Lénine, "socialistes en paroles et impérialistes en actes", sans l'aide desquels le capitalisme n'aurait jamais pu entraîner les ouvriers dans la boucherie de la guerre mondiale. Ces "socialistes" justifiaient la guerre au nom des intérêts supposés nationaux que les ouvriers auraient en commun avec leur bourgeoisie. La guerre impérialiste arrivait à être selon eux : la défense de la liberté, des conquêtes ouvrières, de la démocratie, menacées toutes et chacune par les "maudits impérialistes étrangers". Démasquer ces mensonges, ces faux socialismes, était le premier devoir, la tâche la plus impérative de chaque révolutionnaire. C'est à cette préoccupation qu'obéit essentiellement Lénine, avec le mot d'ordre du droit des peuples à disposer d'eux-mêmes et cela non pour les intérêts nationaux de la bourgeoisie de la Russie, mais contre les intérêts nationaux de la bourgeoisie russe et internationale. Et quant à l'utilisation de ce mot d'ordre pour justifier la participation à la guerre impérialiste, Lénine y a répondu avec netteté :

  • "Invoquer aujourd'hui l'attitude de Marx à l'égard des guerres de l'époque de la bourgeoisie progressive et oublier les paroles de Marx : "les ouvriers n'ont pas de patrie", paroles qui se rapportent justement à l'époque où la bourgeoisie réactionnaire qui a fait son temps, à l'époque de la révolution socialiste, c'est déformer cyniquement la pensée de Marx et substituer au point de vue socialiste le point de vue bourgeois." (Le socialisme et la guerre).

L'internationalisme "tactique"

  • "Mais cet internationalisme révolutionnaire faisait partie de leur tactique de même que, plus tard, le retournement vers la NEP". (Thèse 50).
  • "Le véritable danger qui menaçait la révolution russe était celui d'une intervention impérialiste... Pour se défendre contre l'impérialisme mondial, le bolchevisme devait organiser une contre-attaque des centres impérialistes dominants. C'est ce que fit la politique internationale à double face du bolchévisme" (Thèse 51).
  • "Ainsi, le concept de "révolution mondiale" avait, pour les bolcheviks, un contenu de classe tout à fait différent et n'avait plus rien à voir avec la révolution prolétarienne internationale" (Thèse 54).

C'est là encore une vieille légende qu'on a répandu sur les bolcheviks, celle d'un "internationalisme de circonstance" destiné :

1) à gagner la confiance des masses populaires lasses de la guerre;

2) à soumettre l'ensemble du mouvement ouvrier à une politique de défense de l'Etat capitaliste russe.

Concernant le premier argument, nous renvoyons le lecteur aux prises de position des bolcheviks bien avant que la guerre n'ait éclaté et particulièrement aux Congrès internationaux de 1907 et 1912. Par ailleurs, la lutte contre la guerre telle que la concevaient les bolcheviks n'avait rien à voir avec celle des secteurs pacifistes de la bourgeoisie qui influençaient certains secteurs du mouvement ouvrier. Au lieu de réclamer une "paix démocratique et sans annexion" aux Etat belligérants, au lieu même de se contenter de déclarer "la guerre à la guerre", ils ont mis en avant, les premiers à le faire dans le mouvement ouvrier, le mot d'ordre vraiment révolutionnaire : "transformation de la guerre impérialiste en guerre civile", et ont dénoncé impitoyablement toutes les illusions du pacifisme. Si leur préoccupation unique avait été de "gagner les masses afin de prendre le pouvoir", pourquoi ont-ils eu besoin de mettre en avant des mots d'ordre qui les ont isolés au contraire de ces masses submergées par le "jusqu'au-boutisme"sous sa forme strictement chauvine d'abord, "révolutionnaire" ensuite ? "Parce qu'ils avaient prévu que les masses, lasses de la guerre et des malheurs qu'elle entraîne, finiraient par se tourner vers eux", répond le pourfendeur des bolcheviks. Mais alors, pourquoi Plékhanov, les mencheviks, les socialistes-révolutionnaires, Kérensky, toutes les fractions de la bourgeoisie qui voulaient aussi prendre le pouvoir, n'ont-elles pas également prôné le "défaitisme révolutionnaire", c'est-à-dire expliqué qu'il était de l'intérêt des prolétaires russes que leur pays soit vaincu dans la guerre impérialiste ? Ces courants auraient dû également jouer la "carte internationaliste" puisque c'était la bonne, un atout gagnant, et qui n'entrait pas en conflit avec les intérêts du capital russe, puisque, d'après eux, les bolcheviks défendaient fondamentalement les mêmes intérêts. Est-ce que la différence entre ces derniers et tous les autres n'était pas une différence de classe mais une différence de clairvoyance, d'intelligence ? C'est à cela que revient l'analyse de nos détracteurs professionnels. Mais alors, comment se fait-il que tous les éléments avancés du prolétariat mondial (les spartakistes, le groupe "Arbeiterpolitik" en Allemagne, les éléments regroupés autour de Loriot en France, de William Russel ou "Trade-Unionist" en Angleterre, de Mac Lean en Ecosse, le "Parti ouvrier socialiste" aux USA, les "tribunistes" aux Pays-Bas, le parti des jeunes ou des gauches en Suède, les "Etroits" en Bulgarie, les éléments regroupés autour du "Bureau national" et du "Bureau général" en Pologne, les socialistes de gauche en Suisse, les éléments autour du club "Karl Marx" en Autriche, etc.) tous ceux, ou la grande majorité qui, par la suite, se sont retrouvés à l'avant-garde des grands combats de classe qui ont suivi la guerre, comment se fait-il que tous ces éléments (y compris les "futurs" conseillistes) aient adopté ou rallié une position sur la guerre identique ou très proche de celle des bolcheviks, qu'ils aient noué contact et collaboré au sein de la gauche de Zimmerwald et Kienthal ? En général, le conseillisme ne conteste pas la nature prolétarienne de ces différents courants (et pour cause !). Pourquoi alors considérer que ce qui séparait bolcheviks et mencheviks était seulement une différence d'"intelligence" alors que la même opposition entre spartakistes et social-démocrates révélait une différence de classe ? En Allemagne, un capitalisme beaucoup plus ancien, puissant et éprouvé qu'en Russie, n'a pas été en mesure de faire ce qu'un capitalisme sur tous les plans beaucoup plus faible a réussi : produire un courant politique suffisamment avisé pour, dès 1907 et surtout à partir de 1914, mettre en avant des slogans internationalistes qui, le moment venu, lui permettraient de récupérer le mécontentement des masses à son bénéfice et à celui du capital national. Voilà à quoi aboutit logiquement cette thèse de "l'internationalisme tactique". Et le paradoxe est encore plus grand quand on sait qu'à Zimmerwald, c'est ce parti "bourgeois" qui avait la position la plus juste, d'un point de vue prolétarien, alors que le courant prolétarien spartakiste nageait dans la confusion du "centre". Et quand la grande révolutionnaire qu'est Rosa Luxemburg laisse apparaître cette confusion en écrivant, dans son pamphlet contre la guerre, la "Brochure de Junius" :

  • "Oui, les sociaux-démocrates sont tenus de défendre leur pays pendant les grandes crises historiques. Et la grande faute de la fraction social-démocrate du Reichstag réside précisément en ceci qu'elle a solennellement proclamé dans sa déclaration du 4 août 1914 : à l'heure du danger, nous ne laisserons pas notre patrie sans défense, mais qu'en même temps elle a renié ses propres paroles. Car son premier devoir envers la patrie, à cette heure, était de montrer au pays les véritables dessous de cette guerre impérialiste, de briser le réseau des mensonges patriotiques et diplomatiques qui enveloppait cet attentat contre la patrie, d'opposer au programme impérialiste de la guerre le vieux programme vraiment national des patriotes et démocrates de 1848, le programme de Marx et Engels et de Lassalle : le mot d'ordre d'une grande république allemande une et indivisible"

Il est vraiment surprenant que ce soit le "bourgeois" Lénine qui reprenne ses erreurs en ces termes: "La fausseté de ces raisonnements saute aux yeux... A la guerre impérialiste, il demande que l'on "oppose" un programme national. A la classe avancée, il propose de se tourner vers le passé et non vers l'avenir... A présent, pour les grands Etats avancés de l'Europe, la situation objective est autre (qu'en 1789 et 1848). Le progrès n'est réalisable qu'en allant vers la société socialiste, vers la révolution socialiste" (A propos d'une brochure de Junius, octobre 1916).

Finalement, la thèse de "l'internationalisme tactique" revient à considérer que la position par rapport à la guerre impérialiste était un point secondaire du programme prolétarien à cette époque, puisqu'elle pouvait tout aussi bien appartenir au programme d'un parti bourgeois. C'est faux ! En fait, à partir de 1914, le problème de la guerre est au coeur de toute la vie du capitalisme. En elle se révèlent toutes les contradictions mortelles. Elle indique que ce système est entré dans sa phase de déclin historique, qu'il est devenu une entrave au développement des forces productives, qu'il ne peut se survivre que par des holocaustes successifs, par des mutilations répétées et de plus en plus catastrophiques. Quels que soient les conflits d'intérêts opposant les divers secteurs de la bourgeoisie d'un pays, elle oblige ces secteurs à se mobiliser pour la défense du patrimoine commun : le capital national derrière son représentant suprême, l'Etat. C'est pour cela qu'apparaît brusquement en 1914 un phénomène que la veille on croyait impossible : "l'union sacrée", qui rassemble des partis et des organisations qui s'étaient combattues pendant des décennies. Et s'il peut subsister, pendant la guerre, des oppositions entre secteurs de la classe dominante, elles ne portent pas sur la nécessité ou non de se tailler la meilleure part possible dans la curée impérialiste, mais sur la façon de se tailler la meilleure part. C'est ainsi que le gouvernement provisoire bourgeois qui prend le pouvoir à la suite de la révolution de février n'abandonne aucun des objectifs que s'étaient fixés les accords diplomatiques passés entre la Russie tsariste et les pays de l'"Entente". Au contraire, c'est parce qu'elle considérait que le régime tsariste ne menait pas avec assez de décision la guerre au côté de la France et de l'Angleterre qu'il était tenté de rompre ses alliances et de passer des accords avec l'Allemagne, que la fraction de la bourgeoisie qui domine ce gouvernement provisoire a contribué à la chute de Nicolas II.

Si la révolution d'octobre avait été effectivement une "révolution bourgeoise", destinée à assurer une meilleure défense du capital national, elle n'aurait pas immédiatement proclamé la nécessité de la paix, assuré la publication des accords diplomatiques secrets, renoncé à tous les butins de guerre qui y figuraient. Elle aurait, au contraire, pris immédiatement des dispositions pour assurer une meilleure conduite de la guerre. Si le parti bolchevik avait été un parti bourgeois, il n'aurait pas pris la tête des partis prolétariens de l'époque pour dénoncer la guerre impérialiste et appelé à y mettre fin par la révolution socialiste. Pendant la guerre impérialiste, l'internationalisme n'était pas une question secondaire pour le mouvement ouvrier. Il constituait au contraire la ligne de démarcation entre le camp prolétarien et le camp bourgeois. Et ce n'était là que l'illustration d'une réalité beaucoup plus générale : l'internationalisme n'appartient qu'à la classe ouvrière. C'est la seule classe historique qui n'ait aucune propriété et dont la domination sur la société implique la disparition de toute forme de propriété. Comme telle, c'est la seule qui puisse dépasser réellement les divisions territoriales (régionale pour la noblesse, nationale pour la bourgeoisie) qui sont la traduction géo-politique de l'existence de sa propriété. Et si la constitution des nations a correspondu à la victoire de la bourgeoisie sur la noblesse, la disparition des nations ne sera possible qu'avec la victoire de la classe ouvrière sur la bourgeoisie.

Cela nous amène donc au deuxième argument du conseillisme pour accréditer l'idée que l'internationalisme des bolcheviks n'était que "tactique", c'était chez eux un slogan destiné à soumettre le mouvement ouvrier mondial à une politique de défense de l'Etat capitaliste russe et l'Internationale communiste n'était, dès sa fondation, qu'un instrument de la diplomatie soviétique. Il faut signaler qu'une telle idée est avancée également par Guy Sabatier du groupe "Pour une intervention communiste" (PIC) dans sa brochure "Traité de Brest-Litovsk 1918, coup d'arrêt à la révolution". Pour ce camarade, qui ne sombre pourtant pas dans le menchévisme des conseillistes sur la nature "bourgeoise de la révolution russe" : "C'est immédiatement dans la perspective de défendre l'Etat russe dans tous les pays, et en appui à sa diplomatie extérieure de type traditionnel que fut conçue la 3è Internationale" (p32).

Et si G. Sabatier admet que "plusieurs textes reflétaient la poussée du mouvement prolétarien international comme par exemple le "Manifeste aux prolétaires du monde entier" rédigé par Trotsky", il estime que : "l'appel aux travailleurs de tous les pays que lança le Congrès fut le document le plus significatif du rôle véritable qui était dévolu à l'organisation mondiale. Derrière l'écran de fumée des professions de foi communistes, les dits travailleurs étaient avant tout conviés à apporter sans réserve leur soutien à la "lutte de l'Etat prolétarien encerclé par les capitalistes" et pour cela, ils devaient faire pression sur leur gouvernement par tous les moyens "y compris, au besoin, par des moyens révolutionnaires" (sic!). De plus, cet appel insistait sur la "gratitude" à avoir pour le "prolétariat révolutionnaire russe et son parti dirigeant, le parti communiste des bolcheviks", préparant ainsi au-delà du thème de la "défense de l'URSS", le culte du parti-Etat" (p.34).

Décidément, "quand on veut tuer son chien, on dit qu'il a la rage" ! Et il est quand même curieux de considérer comme "document le plus significatif" du rôle véritable de l'I.C. un simple mémorandum remis par Sadoul au Congrès comme déclaration de la délégation française; texte qu'il est frauduleux de présenter comme "Appel lancé par le Congrès" alors qu'il n'a même pas été soumis à ratification ! Ainsi, c'est à travers un document tout à fait secondaire que l'I.C. indiquait au prolétariat mondial sa tâche essentielle : "défendre l'Etat russe". Par contre, les textes essentiels du Congrès, d'ailleurs rédigés par des bolcheviks (le "Manifeste" de Trotsky, les "Thèses sur la démocratie bourgeoise et la dictature du prolétariat" de Lénine, la "Plate-forme" de Boukharine, la "Résolution sur la position envers les courants socialistes et la conférence de Berne" (de Zinoviev) mettaient essentiellement en avant :

  • la dénonciation des partis socialistes comme agents de la bourgeoisie et la nécessité absolue de rompre avec eux,
  • la dénonciation de toutes les illusions démocratiques et parlementaires pesant sur les travailleurs,
  • la nécessité de détruire de façon violente l'Etat capitaliste,
  • la prise du pouvoir par les conseils ouvriers à l'échelle mondiale et l'instauration de la dictature du prolétariat.

Et dans aucun de ces textes on ne trouve trace d'un "appel à la défense de l'URSS", non pas parce qu'il aurait été faux d'appeler les ouvriers des autres pays à mettre en échec le soutien de leurs gouvernements aux armées blanches et leur participation directe à la guerre civile, mais tout simplement parce que telle n'était pas la fonction première de l'I.C., qui se concevait elle-même comme : "l'instrument pour la république internationale des conseils" et "l'internationale de l'action de masse ouverte, de la réalisation révolutionnaire, l'internationale de l'action". ("Manifeste").

Peut-être va-t-on prétendre que Sadoul était "téléguidé" ou "manipulé" par les bolcheviks pour indiquer aux prolétaires leur devoir de "défense de l'URSS" pendant qu'eux-mêmes s'adjugeaient le rôle de produire "l'écran de fumée des professions de foi communiste". Ce serait là encore une preuve de la "duplicité" souvent évoquée des bolcheviks ! En supposant véridique une telle hypothèse, il faudrait encore expliquer pourquoi les bolcheviks ont été amenés à utiliser une telle "tactique". Si réellement ils avaient, en fondant l'Internationale, pour but essentiel la mobilisation des ouvriers derrière la "défense de l'URSS", le meilleur moyen, pour assurer une telle mobilisation, n'était-il pas d'insérer le mot d'ordre dans un des textes officiels du Congrès et de l'investir de leur propre autorité (qui était grande parmi les travailleurs du monde entier) ? Peut-on sérieusement penser qu'un tel mot d'ordre pouvait avoir plus d'impact sur les masses prolétariennes en apparaissant de façon presque confidentielle à travers un document secondaire présenté par un militant peu connu qui n'était même pas délégué officiel (le représentant de la gauche zimmerwaldienne était Guilbeaux) ? En fait, l'indigence même des arguments utilisés pour la défendre est une preuve supplémentaire de l'inconsistance de la thèse qui caractérise l'Internationale Communiste comme un instrument de la diplomatie capitaliste russe depuis sa fondation.

Non, camarade Sabatier ! Non, messieurs les pourfendeurs de bolcheviks ! L'IC n'était pas bourgeoise à sa fondation. Elle l'est devenue. Mais, en même temps, elle est morte comme internationale, car il ne peut exister d'internationale de la bourgeoisie. Jamais une révolution bourgeoise n'a donné naissance à une internationale, la révolution "bourgeoise" de 1917 serait bien l'exception et puisque les conseillistes la mettent, comme les staliniens, sur le même plan que la prétendue "révolution" chinoise de 1949 (voir "Thèses sur la révolution chinoise" de Cajo Brendel, 1971), il faudrait qu'ils nous expliquent pourquoi cette dernière n'a pas donné le jour à une nouvelle Internationale.

Et si l'IC, dès ses débuts, n'était qu'une simple institution capitaliste, comment expliquer qu'en son sein se soient regroupées toutes les forces vives du prolétariat mondial, y compris les courants et éléments qui, par la suite, allaient constituer la gauche communiste : le bureau de l'IC pour l'Europe occidentale n'était-il pas dirigé par Pannekoek et ses amis ? Comment un organisme bourgeois aurait-il pu sécréter ces fractions communistes qui au milieu de la plus terrible contre-révolution de l'histoire, allaient seules continuer à défendre les principes prolétariens ? Comment imaginer qu'au moment de la grande vague révolutionnaire du premier après-guerre, des millions de travailleurs en lutte ainsi que tous les militants les plus conscients et lucides du mouvement ouvrier se soient tout simplement trompés de porte en adhérant à l'Internationale Communiste ? A ces questions, le conseillisme apporte sa réponse.

Le "machiavélisme" des bolcheviks

  • "...Les bolcheviks ont diffusé leurs slogans parmi les ouvriers; celui des soviets en particulier. Que le slogan détermine la tactique des ouvriers n'était en soi qu'un succès momentané; le parti ne considérait aucunement que le slogan le liait aux masses par une obligation de principe, il y voyait au contraire l'instrument de propagande d'une politique qui visait en dernier lieu la prise du pouvoir par l'organisation."("Thèses sur le bolchevisme", n°31.)
  • "L'établissement de l'Etat soviétique a été l'établissement de la domination du parti du machiavélisme bolchevique."(thèse 57).

Ce n'est pas le conseillisme qui a inventé cette idée du "machiavélisme" des bolcheviks et de Lénine, c'est la bourgeoisie en 1917. C'est après cette date et à la suite des anarchistes, que les conseillistes ont mêlé leurs voix à ces choeurs. Disons tout de suite qu'une telle vision relève de la conception policière de l'histoire typique des classes exploiteuses pour lesquelles tout mouvement social n'est affaire que de "manipulations" et de "meneurs". Une telle conception est tellement absurde du point de vue marxiste (et les conseillistes se veulent "marxistes") que nous nous contenterons de signaler quelques citations et quelques faits qui l'infirment, concernant l'action des bolcheviks. Est-ce par "machiavélisme" ou par "démagogie" que Lénine déclarait en avril 1917 :

  • "Ne croyez pas aux paroles. Ne vous laissez pas leurrer par les promesses. Ne surestimez pas vos forces. Organisez-vous dans chaque usine, dans chaque régiment, et dans chaque compagnie, dans chaque quartier. Travaillez à vous organiser jour après jour, heure après heure; travaillez-y vous mêmes, c'est une tâche dont on ne peut se décharger sur personne... Voilà le contenu essentiel de toutes les décisions de notre conférence. Voilà la principale leçon de la révolution. Voilà le seul gage de succès.
    Camarades ouvriers, nous vous appelons à un travail difficile, important, inlassable, qui doit unir étroitement le prolétariat conscient, révolutionnaire de tous les pays. C'est cette voie seulement qui mène à l'issue, qui délivrera l'humanité des horreurs de la guerre, du joug du capital." ("Introduction aux résolutions de la Conférence d'avril 1917" Oeuvres, tome 24,p.322).
  • "Ce n'est pas le nombre qui importe, mais l'expression fidèle des idées et de la politique du prolétariat véritablement révolutionnaire."
  • "Mieux vaut rester à deux comme Liebknecht, car c'est rester avec le prolétariat révolutionnaire." ("Les tâches du prolétariat dans notre révolution", 10 avril 1917).

Non seulement les bolcheviks déclaraient qu'il fallait pouvoir rester isolé, mais ils l'ont fait effectivement à tous les moments où la classe ouvrière était entraînée sur le terrain de la bourgeoisie. Par contre, c'est probablement par "démagogie" qu'ils se trouvaient à son côté et même devant, quand elle a marché vers la révolution. Tout cela n'était que "tactique" et depuis 1903 ils n'ont cessé de tromper tout le monde :

  • le prolétariat russe pour parvenir au pouvoir,
  • le prolétariat mondial pour l'utiliser à la défense de ce pouvoir,
  • la paysannerie russe en lui donnant la terre pour mieux la lui reprendre,
  • les minorités nationales,
  • la bourgeoisie russe,
  • la bourgeoisie mondiale.

Et en fait, leur "machiavélisme" était tel qu'ils ont même réussi le tour de force de se tromper sur leur propre compte... C'est ce que reconnaît Pannekoek en écrivant : "Lénine (qui pourtant fut un disciple de Marx) a toujours ignoré ce qu'est le marxisme réel."(Lénine philosophe).

La prise de conscience du prolétariat

Ce n'est pas pour honorer avec piété la mémoire des bolcheviks ainsi que celle de la révolution d'Octobre que nous avons entrepris la défense du caractère prolétarien de l'une et des autres. C'est parce que toute conception qui en fait une révolution bourgeoise ou un parti bourgeois rompt en fait avec le marxisme, c'est-à-dire l'instrument théorique essentiel de la lutte de classe sans lequel le prolétariat ne pourra jamais vaincre le capitalisme. Nous avons déjà vu comment les conceptions conseillistes ou même bordiguistes sur Octobre 1917 aboutissent en fait aux aberrations mencheviques ou staliniennes. De même, toute analyse du parti bolchevik comme courant bourgeois aboutit à ne rien comprendre au processus vivant de prise de conscience du prolétariat, processus que la tâche des révolutionnaires est de hâter, d'approfondir et de généraliser et qu'ils se doivent donc de connaître le mieux possible.

En effet, à ceux qui considèrent que la révolution d'Octobre était prolétarienne mais que le parti bolchevik était bourgeois, comme ceux qui attribuent aux deux un caractère bourgeois mais ne peuvent nier que : "La révolution russe a constitué un épisode important dans le développement du mouvement de la classe ouvrière : d'abord parce qu'elle a vu se manifester des formes nouvelles de la grève politique, instrument de la révolution; ensuite et bien plus encore, parce qu'à cette occasion des formes d'organisation nouvelles des travailleurs en lutte, les soviets ou conseils-ouvriers, ont fait pour la première fois leur apparition."(Pannekoek, "Les conseils ouvriers").

A tous ceux-là, nous posons la question : dans un événement d'une si grande importance pour la vie et la lutte de classe, comment s'est exprimée sa conscience ? Faut-il penser qu'un tel événement ne s'est accompagné d'aucune prise de conscience ? Que les masses prolétariennes se sont mises en mouvement, qu'elles se sont données des formes inédites de lutte et d'organisation tout en continuant à subir comme auparavant le poids de l'idéologie bourgeoise ? Il suffit de poser la question pour voir ce qu'aurait d'absurde une telle idée. Mais alors, cette prise de conscience aurait-elle été muette ? Chez quels militants, dans quels journaux, dans quels tracts s'est-elle manifestée ? Est-ce par transmission de pensée ou à partir uniquement de millions d'expériences individuelles identiques qu'elle s'est étendue, diffusée dans l'ensemble de la classe ? Est-il possible que tous les secteurs, tous les membres de la classe ouvrière aient évolué de façon homogène, uniforme ? Non évidement. Mais alors, est-il possible que ces secteurs et éléments les plus avancés soient restés isolés, atomisés, sans chercher à se regrouper pour approfondir leurs positions et intervenir activement dans la lutte et dans le processus général de prise de conscience ? Evidemment pas ! Dans quel cadre se sont-ils regroupés alors ? Quelle ou quelles organisations (en plus des conseils groupant toute la classe ouvrière et non seulement ses éléments les plus avancés) ont exprimé cette prise de conscience et ont contribué à l'élargir et à l'approfondir?

  • Le parti bolchevik ?

Certains qui pensent qu'il était bourgeois, estiment qu'il exprimait "quand même", ou d'une façon "déformée", cette conscience. Une telle analyse est intenable. Ou bien ce parti était une émanation de la classe ouvrière, ou bien encore d'une autre classe de la société. Mais s'il était réellement une émanation achevée du capitalisme (sous quelque forme que ce soit), il ne pouvait, en même temps, exprimer la vie de son ennemi mortel, le prolétariat. Il ne pouvait regrouper les éléments les plus conscients de cette classe, sinon, au contraire, des éléments parmi les plus mystifiés.

  • Le courant anarchiste ?

Ce courant était très divisé et hétéroclite. Entre un Kropotkine qui appelait à lutter contre la "barbarie prussienne" en 1914 et un Voline qui sut rester internationaliste, même aux pires moments de la seconde guerre mondiale, il s'est creusé un gouffre. Dans l'ensemble, incapable de s'organiser, tiraillé entre ses différentes variantes individualistes, syndicalites ou communistes, l'anarchisme malgré l'audience importante qu'il a pu avoir, soit a été dépassé par les événements, soit a suivi, jusqu'en Octobre 17, une politique identique à celle des bolcheviks. Si les éléments les plus conscients de la classe ne pouvaient se regrouper au sein du parti bolchevik, ils pouvaient encore moins se regrouper dans le courant anarchiste.

  • Les socialistes révolutionnaires de gauche ?

Là aussi, dans ce qu'il a fait de meilleur, ce courant a été du côté des bolcheviks : lutte contre le gouvernement provisoire de Kérensky, participation à l'insurrection d'Octobre, défense du pouvoir des soviets. Mais par ailleurs, il s'est conçu essentiellement comme défenseur de la petite paysannerie et il est rapidement retombé après 17 d'où il venait : le terrorisme. Si les bolcheviks n'étaient pas des militants de la classe ouvrière, les socialistes révolutionnaires de gauche pouvaient l'être encore moins.

Faut-il alors rechercher les éléments les plus avancés dans les partis qui ont participé au gouvernement provisoire bourgeois : socialistes révolutionnaires et mencheviks ? Peut-être certains conseillistes vont-ils estimer que ce dernier parti était le plus conscient d'un point de vue prolétarien puisqu'ils lui ont emprunté ses analyses ?

En fait, avec l'analyse conseilliste, on est parfaitement incapable de répondre à toutes ces questions, à moins d'aboutir à la conclusion :

  • soit que les événements de 1917 n'ont provoqué ou manifesté aucune prise de conscience de classe,
  • soit que cette conscience est restée parfaitement muette, atomisée et "individuelle".

Mais ce ne sont pas là les seules aberrations auxquelles conduit l'analyse conseilliste.

Nous avons vu que cette analyse "démontre" le caractère bourgeois du parti bolchevik en s'appuyant sur le fait qu'il défendait des positions bourgeoises sur un certain nombre de points:

  • le substitutionnisme ;
  • la question agraire,
  • la question nationale.

Bien que le conseillisme, comme on l'a vu, attribue aux bolcheviks des positions qu'ils n'ont jamais eues (en tout cas jusqu'en 1917 et durant les premières années qui ont suivi), bien qu'il leur attribue, dans la défense de ces positions, une démarche et une cohérence qui sont à l'opposé des leurs, il est nécessaire de reconnaître leurs erreurs, de ne pas essayer de les masquer comme tentent de le faire, par exemple, les bordiguistes. Eux-mêmes, d'ailleurs, étaient les premiers à le faire quand ils prenaient conscience de ces erreurs. Mais ce que le conseillisme se refuse à admettre, c'est justement que ces positions soient des erreurs : pour lui, c'est la simple illustration de la "nature bourgeoise" du parti bolchevik.

Notons le "parti pris" systématique du conseillisme : quand, sur un point donné, le parti bolchevik avait la position la plus correcte, du point de vue prolétarien (rupture avec la social-démocratie, destruction de l'Etat capitaliste, pouvoir des conseils ouvriers, internationalisme), c'était "par hasard" ou par "tactique"; par contre, quand il avait une position moins correcte que celles des autres courants révolutionnaires de son époque (question agraire, question nationale), c'était une preuve de sa "nature bourgeoise". En fait, avec les mêmes critères que ceux utilisés par le conseillisme, on aboutit comme nous l'avons vu, à considérer que c'est l'ensemble des partis prolétariens de l'époque qui appartiennent à la classe capitaliste.

Pour le conseillisme, la 3e Internationale, et par suite les partis qui la composaient, était, depuis l'origine, des organismes capitalistes. Que faut-il alors penser de la 2e Internationale ? Avait-elle des positions plus correctes que la 3e ou les bolcheviks, sur les différents points incriminés ? Sur la question nationale, par exemple, et plus particulièrement sur la question polonaise qui est au centre de la controverse entre Rosa Luxemburg et Lénine, quelle était sa position ? La réponse vient d'elle-même quand on sait que Lénine s'appuyait, dans ce débat, justement sur les résolutions des congrès de l'Internationale, résolutions combattues par Luxemburg. Sur la prise du pouvoir par le prolétariat, la position officielle de l'Internationale considérait que c'était au parti ouvrier que revenait cette tâche : Lénine et Rosa n'ont rien inventé là-dessus. Par contre, de la nécessité de briser l'Etat capitaliste, il était bien peu question parmi les partis socialistes. On pourrait multiplier les exemples qui tous tendraient à mettre en relief que les positions fausses des bolcheviks n'étaient qu'un héritage de la 2e Internationale. Ainsi, suivant l'analyse des conseillistes, cette Internationale était aussi un organisme bourgeois : pauvres Engels, Rosa Luxemburg, Liebknecht, Pannekoek, Gorter qui pendant des années ont milité dans une institution de défense du capitalisme ! On ne voit pas non plus d'ailleurs pourquoi la première Internationale aurait pu être plus "ouvrière" que celles qui l'ont suivie. Peut-être la présence en son sein des positivistes, des proudhoniens et des mazziniens lui donnait-elle le "souffle" prolétarien qui a manqué à ses héritiers ?

Faut-il remonter jusqu'à la Ligue des communistes pour trouver un véritable courant prolétarien ? C'est une idée qu'on trouve chez certains conseillistes. A ceux-ci, nous recommandons de relire le Manifeste Communiste de 1848 : ils risquent d'avoir un choc en constatant que classe et parti y sont identifiés et que son programme de mesures concrètes ressemble fort à du capitalisme d'Etat. En fin de compte, avec l'analyse des conseillistes, on aboutit à cette découverte intéressante qu'il n'y a jamais eu de mouvement ouvrier organisé. Ou plutôt qu'un tel mouvement commence avec eux. Il n'y a jamais eu de révolutionnaires non plus. Marx et Engels ? Mais c'étaient des démocrates bourgeois, voyons !. Sinon, comment peut-on expliquer les analyses d'Engels sur la conquête parlementaire du pouvoir dans la préface de 1895 aux "Luttes de classe en France", et le discours de Marx sur la même idée au Congrès de La Haye en 1872, et les messages de Marx saluant le président Lincoln et l'attitude de Marx et Engels pendant la révolution de 1848, quand ils s'écartent de la Ligue des communistes pour se fondre dans le mouvement démocratique rhénan...?

Au même titre que celle du bordiguisme pour qui il existe depuis 1848 un programme "invariant et immuable" du prolétariat, la démarche du conseillisme est parfaitement a-historique en ce sens qu'elle se refuse à admettre que la conscience et les positions politiques du prolétariat soient des produits de son expérience historique. L'idée que toute erreur, que toute position bourgeoise dans une organisation politique implique nécessairement son appartenance à la classe capitaliste, suppose l'idée absurde, et absolument contraire à la vision marxiste, que la conscience communiste existerait d'emblée de façon achevée. Cette conscience, au contraire, est le résultat d'un long processus de maturation dans lequel la réflexion théorique et la pratique sont intimement liées, pendant lequel le mouvement ouvrier tâtonne, balbutie, avance, s'arrête, se réexamine :

  • "Les révolutions prolétariennes se critiquent elles-mêmes constamment, interrompent à chaque instant leur propre cours, reviennent sur ce qui semble déjà être accompli pour le recommencer à nouveau, raillent impitoyablement les hésitations, les faiblesses et les misères de leurs premières tentatives, paraissent n'abattre leur adversaire que pour lui permettre de puiser de nouvelles forces de la terre et se redresser à nouveau formidable en face d'elles, reculent constamment à nouveau devant l'immensité infinie de leurs propres buts, jusqu'à ce que soit créée enfin la situation qui rende impossible tout retour en arrière" (Le 18 Brumaire de Louis-Napoléon Bonaparte, Karl Marx).

De fait, expression du désarroi d'un courant communiste au cours de la plus terrible contre-révolution de l'histoire, les conceptions conseillistes semblent devenues aujourd'hui un refuge pour universitaires sceptiques (est-ce par hasard si des conseillistes comme Paul Mattick, Cajo Brendel ou Maximilien Rubel paraissent plus s'intéresser à des activités d'écrivain, de conférencier ou de marxologue qu'à celles d'animer des groupes politiques communistes ?). Et à cela, il n'y a rien d'anormal : n'est-elle pas typique des mandarins de l'université cette attitude de juge de l'histoire qui, du haut de la chaire, condamnent après-coup et à partir de critères établis à posteriori les erreurs ou les défaillances du prolétariat et des révolutionnaires au lieu de tenter d'en tirer des enseignements pour les combats de demain ? C'est après-coup que le conseillisme a "découvert" que la révolution d'Octobre était bourgeoise, que le parti bolchevik était bourgeois conformément à des critères établis a posteriori et particulièrement grâce à cette "bourgeoise" révolution d'Octobre.

Nous avons vu dans cette partie que l'existence d'un régime capitaliste aujourd'hui en URSS ne pouvait absolument pas se déduire ni de l'état d'arriération de ce pays en 1917, ni de la politique menée par les bolcheviks au pouvoir, même si l'un et l'autre ont pu avoir une influence sur la forme spécifique de ce capitalisme et sur sa justification idéologique. Nous avons vu que l'échec et la dégénérescence de la révolution n'étaient pas le fait de l'absence des "conditions objectives matérielles" de celle-ci, lesquelles étaient données par l'entrée du capitalisme dans sa phase de décadence. Les causes de l'échec de la révolution résident dans l'immaturité des "conditions subjectives", c'est à dire du degré de conscience du prolétariat. Est-ce à dire que c'est de façon prématurée que celui-ci s'est engagé dans la révolution en Russie, que les bolcheviks ont eu tort de le pousser dans ce sens ? Seuls, les philistins universitaires et les réformistes répondent par l'affirmative; les révolutionnaires ne peuvent répondre que par la négative. D'une part, parce qu'il n'existe pas de critère autre que l'action et la pratique elles-mêmes qui permettent de juger du niveau de conscience, de son aptitude à faire face à une situation; niveau de conscience qui, d'autre part, se modifie dans l'action et par l'action comme l'écrivait Rosa Luxemburg dans sa polémique contre Bernstein :

  • "...La conquête "prématurée" du pouvoir d'Etat par le prolétariat ne pourra être évitée précisément pour cette raison que ces attaques "prématurées" du prolétariat constituent un facteur, et même un facteur très important, qui crée les conditions politiques de la victoire finale, du fait que ce n'est qu'au cours de la crise politique qui accompagnera sa prise du pouvoir, au cours de longues luttes opiniâtres, que le prolétariat acquerra le degré de maturité politique qui lui permettra d'obtenir la victoire définitive de la révolution. C'est ainsi que ces attaques "prématurées" du prolétariat contre le pouvoir d'Etat sont elles-mêmes des facteurs historiques importants, qui contribuent à provoquer et à déterminer le moment de la victoire définitive. De ce point de vue, l'idée d'une conquête "prématurée" du pouvoir politique par les classes laborieuses apparaît comme une absurdité politique, qui provient d'une conception mécanique du développement de la société et suppose pour la victoire de la lutte de classe un moment fixé en dehors et indépendamment de la lutte des classes." (Réforme sociale ou révolution ?, Rosa Luxemburg).

La seule façon pour que la prise du pouvoir "prématurée" du prolétariat en 1917, pour ses expériences et ses erreurs (et donc celles du bolchévisme), constitue un "facteur important de la victoire finale", c'est que le prolétariat d'aujourd'hui et surtout les révolutionnaires critiquent impitoyablement ces expériences et ces erreurs. C'est ce que fit parmi les premiers, et avant les futurs conseillistes, Rosa Luxemburg dans la brochure "La révolution russe". Mais cela suppose qu'on adopte la même attitude que la sienne contre tous les détracteurs intéressés de la révolution d'Octobre et des bolcheviks :

  • "...et jamais nous ne devrions oublier quand on viendra nous servir des calomnies contre les bolcheviks russes de répondre en demandant : où avez-vous appris l'ABC de votre actuelle révolution. C'est des Russes que vous avez appris les conseils d'ouvriers et de soldats." ("Discours sur le Programme du KPD", Rosa Luxemburg).
  • "Ce qu'un parti peut, à une heure historique, fournir de courage, de force d'action, de coup d'oeil révolutionnaire et de logique, les Lénine, Trotsky et leurs camarades l'on donné largement. Tout l'honneur révolutionnaire et la capacité d'action qui a manqué à la démocratie socialiste en Occident s'est trouvé chez les bolcheviks. Leur insurrection d'Octobre n'a pas seulement sauvé effectivement la révolution russe, elle a sauvé aussi l'honneur du socialisme international."
    "Il leur reste le mérite impérissable dans l'histoire d'avoir pris la tête du prolétariat international en conquérant le pouvoir politique et en posant dans la pratique le problème de la réalisation du socialisme ainsi que d'avoir puissamment avancé le conflit entre capital et travail dans le monde. En Russie, le problème ne pouvait être que posé, il ne pouvait être résolu en Russie. Et c'est en ce sens que l'avenir appartient partout au "bolchévisme", (La révolution russe, Rosa Luxemburg).
CCI

 

"La révolution russe guidée politiquement par le parti de Lénine, est la plus grande expérience faite par le prolétariat jusqu'à nos jours. Ses acquis, ses aspects positifs, comme ses aspects négatifs, de même que ses erreurs constituent un matériel inestimable d'enseignements précieux. Il ne saurait y avoir un ressurgissement révolutionnaire sans s'appuyer sur une étude minutieuse de cette expérience, ni sans son assimilation par le prolétariat.

C'est pour cela que ceux qui rejettent en bloc, dans sa totalité, cette expérience, qui lui dénient toute valeur, confondent la révolution avec la dégénérescence et Lénine avec Staline, ne font que porter de l'eau au moulin de la bourgeoisie et lui rendent le meilleur des services.

Staline, fils naturel de Lénine est devenu le leitmotiv, la phrase magique qui sert aussi bien pour calomnier Lénine que pour encenser Staline. C'est l'image favorite de tous les renégats de la révolution, les Souvarine et les Laurat, les Fischer et les Burnham, de tous ces raffinés moralistes qui vont chercher leur pitance dans l'ordure de la bourgeoisie.

Il y a autant de parenté entre Lénine-Trotsky et Staline-Mao qu'il peut y en avoir entre Marx-Engels et Ebert-Noske.

Parlant de la trahison de la Social-Démocratie, Lénine écrivait : "Là où le marxisme est populaire parmi les ouvriers, ce courant politique, ce 'parti ouvrier-bourgeois' (Marx) invoquera Marx et jurera par son nom. Il n'y a pas moyen de le lui interdire, comme on ne peut interdire à une entreprise commerciale d'employer une quelconque étiquette ou annonce. Dans l'histoire il est toujours arrivé qu'après la mort des chefs révolutionnaires, dont les noms sont populaires parmi les masses opprimées, que leurs ennemis tentent de se les approprier pour mieux tromper ces mêmes classes" (Lénine,"L'impérialisme et la scission du socialisme", 1916).

Le Stalinisme a utilisé amplement et avec grand succès le cadavre de Lénine contre l'enseignement révolutionnaire du Lénine vivant."

"INTERNACIONALISMO" (Novembre1965)

 


(1) Quelques semaines avant la révolution de février 1917, Lénine déclarait encore : "Nous, les vieux, nous ne verrons peut-être pas les luttes décisives de la révolution qui mûrit. Mais je crois pouvoir exprimer avec une grande assurance l'espoir que les jeunes, qui militent si admirablement dans le mouvement socialiste de la Suisse et du monde entier, auront le bonheur non seulement de combattre dans la révolution prolétarienne de demain, mais aussi d'y triompher." (Rapport sur la révolution de 1905, 9 janvier 1917).

 

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