Après nous avoir conviés, pendant plusieurs semaines, à un battage sur la famine en Ethiopie avec ses milliers de morts, c'est sur les événements d'Afrique du Sud que les médias ont braqué leurs phares : manifestations des populations noire et métis réprimées dans le sang, images du quadrillage de quartiers entiers par l'armée, déportation dans les "bantoustans" de noirs 'jetés à coups de crosse dans des camions, séparation des familles, images d'ouvriers noirs parqués dans des ghettos, reprenant le travail le fusil dans le dos et sous les coups de fouet. Quotidiennement, télévision, radio, presse des pays occidentaux ont multiplié images et commentaires sur les conditions de misère et de répression sous le régime de l'"Apartheid". Et dans cette gigantesque campagne "contre l'Apartheid", toutes les fractions de la bourgeoisie occidentale, de la gauche à la droite, du pape aux organisations nationalistes sud-africaines, de Mitterrand à Reagan, sont unies en un choeur unanime pour dénoncer les "violations des droits de l'homme", et s'indigner" du caractère raciste, inhumain et inacceptable du régime sud-africain.
En réalité, la situation de misère et de répression de la population pauvre ne constitue pas une spécificité de l'Afrique du sud. Dans les pays de la périphérie, où la crise économique frappe de façon plus sauvage encore qu'en son centre, où de vastes parties de la population n'ont jamais été intégrées à la production, la barbarie du capitalisme mondial s'exprime de façon extrême, tant sur le plan économique -épidémies, sous-alimentation, famines font de plus en plus de ravages-, que sur le plan idéologique où la bourgeoisie utilise moins de subtiles mystifications mais affiche ouvertement le peu de cas qu'elle fait des êtres humains : ghettos, ségrégation, répression. La situation en Afrique du sud n'est qu'une caricature de ce qu'est l'exploitation capitaliste partout dans le monde, de ce qu'est la véritable nature de la domination capitaliste sur les classes exploitées.
La bourgeoisie occidentale veut faire croire qu'elle a "découvert" un nouvel enfer. Mais les Reagan et les Mitterrand qui jouent les indignés aujourd'hui, travaillent la main dans la main avec le gouvernement de Pretoria, et la forme raciste de domination et d'exploitation de la classe ouvrière et de la population ne les a guère gênés dans leurs bonnes relations économiques et militaires. Ce pays est un partenaire de choix : il est l'un des principaux fournisseurs mondiaux de matières premières. Depuis longtemps lui a échu le rôle de gendarme du bloc occidental en Afrique australe, ce dont témoigne tout dernièrement le raid que l'armée a effectué en Angola, visant à réintégrer ce pays dans le bloc de l'ouest comme ce fut le case pour le Mozambique.
L'aggravation de la crise provoque, comme partout ailleurs, des grèves et des manifestations de plus en plus fréquentes qui sont facteur d'instabilité. La seule répression ne suffit pas à endiguer les révoltes croissantes, et l'une des armes essentielles de la bourgeoisie pour tenter d'endiguer une telle situation, est d'appuyer la répression par des forces d'encadrement suffisamment efficaces. C'est le cas en Amérique Latine, où les Etats-Unis favorisent la "démocratisation", c'est-à-dire la reconnaissance plus ou moins officielle d'"oppositions" religieuse, syndicale, etc. qui se chargent de contenir la révolte contre l'ordre capitaliste pour la dévoyer dans des impasses. Un tel processus est engagé depuis longtemps en Afrique du sud, et la bourgeoisie y renforce comme ailleurs le partage du travail entre "oppositions" et gouvernement face au mécontentement social. Pour ce faire, pour discuter avec Botha et ses "opposants" des nécessités de la situation, point n'est besoin d'une campagne internationale dans tous les pays d'Europe occidentale. Alors pourquoi tout ce battage sinon que la touchante unanimité "anti-Apartheid" orchestrée par les médias poursuit un autre objectif.
LA CAMPAGNE "CONTRE L'APARTHEID" UNE DIVERSION CONTRE LA CLASSE OUVRIERE
La bourgeoisie nous a depuis longtemps habitués à des campagnes désignant des "enfers" et des boucs émissaires pour mieux faire accepter la situation dans laquelle on se trouve. Elle se délecte, derrière des propos soi-disant "humanistes1', à présenter des scènes d'horreur : des "boat people" du Vietnam à la famine en Ethiopie ; des massacres du Cambodge aux ghettos de l'Apartheid ; des cadavres qui s'amoncèlent au Liban à ceux du dernier tremblement de terre de Mexico, etc. ce sont des monceaux de misère, de ruine et de mort qui entrent tous les jours dans les foyers sur les écrans de télévision, sur les ondes de radio, dans les pages des journaux.
Si, de tout temps, la bourgeoisie a cherché à cacher la réalité de son système d'exploitation et de ses intérêts derrière des discours idéologiques, aujourd'hui, les thèmes sont les mêmes, mille fois ressassés. Aucune campagne ne dure très longtemps. Un thème vient en chasser un autre. Qui se souvient de la campagne sur la guerre des Malouines ? Qui parle de l'Ethiopie trois mois plus tard ? Un jour, c'est le régime de Pinochet au Chili, le lendemain, c'est le Nicaragua ; un jour les accidents d'avion, l'autre le virus du Sida ; un jour les "attentats" et l'"anti-terrorisme", l'Etat fort, le lendemain les "hooligans" ; etc. C'est un battage permanent qui vise un but précis : tenter d'empêcher de cerner les vrais problèmes, tenter d'abrutir, de déboussoler la classe ouvrière, la seule classe sociale capable de mettre fin à la barbarie du capitalisme.
Les vrais problèmes du capitalisme, ce ne sont pas les massacres : plus les campagnes "humanistes" sont intenses, plus les cadavres s'amoncèlent ; les vrais problèmes, ce ne sont pas les "dictatures", ce ne sont pas les "injustices", car le capitalisme est la cause fondamentale de la misère et des massacres, des dictatures et des injustices. Les vrais problèmes pour la bourgeoisie, sur lesquels les médias ne font pas de campagnes, mais qui sont tus dans un silence à la mesure des craintes de la classe dominante, ce sont les luttes du prolétariat, son ennemi mortel. La bourgeoisie matraque des campagnes sur n'importe quelle question, mais c'est par contre un immense consensus international pour le black-out des informations sur les luttes ouvrières : rien ou très peu sur la vague massive de grèves qui a embrasé le "paisible" Danemark au printemps 83 ; rien sur les mouvements qui ont agité toute l'Espagne ou sur les grèves qui se sont multipliées en Scandinavie pendant la première moitié de la même année, pour ne citer que ces exemples ([1] [1]). Et si nous apprenons force détail sur certains aspects de la situation en Afrique du sud, d'autres, sur les réelles forces en présence dans ce pays, les classes sociales, sont passés sous silence : pas un mot sur la grève de 20 000 mineurs blancs au printemps 85 sur des revendications de salaires.
Faire oublier a misère dans les pays avancés
A travers ses campagnes, la bourgeoisie veut faire oublier la dégradation générale des conditions d'existence du prolétariat des pays centraux, pour tenter de l'immobiliser et de détourner la prise de conscience naissante que c'est le capitalisme mondial qui est le seul responsable de la misère qui s'abat sur les classes exploitées de tous les pays. Ce n'est pas seulement dans le Tiers-monde qu'on meurt de faim, mais aussi dans les pays industrialisés où misère, chômage, soupes populaires s'accélèrent comme jamais depuis la 2ème guerre mondiale.
Dans les discours, les émeutes et la répression en Afrique du Sud sont présentées comme le seul fait du racisme de l'Apartheid. Mais c'est aussi par le racisme que la bourgeoisie "explique" les émeutes de Birmingham, dans la très "démocratique" Angleterre, cachant par là les véritables causes des révoltes : la crise et le chômage. C'est face aux prolétaires des pays "riches", qui sont les plus aptes à prendre conscience que les problèmes se posent en termes de classe, que la bourgeoisie cherche à faire passer une propagande de fausse division raciale pour brouiller le chemin de l'unité de la classe ouvrière.
En Afrique du sud, la lutte de classe des mineurs est présentée comme un combat "pour l'égalité des races" pour dévoyer la lutte sur le terrain bourgeois des revendications démocratiques et nationalistes, tout comme la lutte des ouvriers de Pologne en 80-81 a été présentée comme une lutte "nationale", "religieuse", "anti-totalitaire".
Alors que les Etats "démocratiques" dévoilent chaque jour un peu plus leur vrai visage dictatorial (des milliers de mineurs sont allés en prison durant la grève en Grande-Bretagne, et des centaines y sont encore), la campagne sur l'Apatheid vient à point pour désigner à l'autre bout du monde une situation qui est "pire", pour masquer aux yeux des prolétaires que ce que la bourgeoisie leur prépare, ce sont les licenciements massifs et la répression.
Redorer le blason terni du syndicalisme
Si le premier volet de la propagande de la bourgeoisie vise à briser l'unité internationale d'un combat de classe contre la misère capitaliste, le second volet vise a identifier lutte ouvrière et syndicalisme : lamentations de syndicalistes sud-africains sur le "non-respect" des droits syndicaux et comment les ouvriers (noirs) sont traités sans aucune dignité en l'absence d'une reconnaissance plus large du syndicat, etc. Nous connaissons déjà cette chanson. La campagne sur "Solidarnosc" en Pologne a eu le même thème depuis les grèves de 80-81. Ceci vise à mener les ouvriers à la défaite, en immobilisant le prolétariat international dans les filets "syndicalistes" et "démocratiques". Au moment où de plus en plus les ouvriers contestent les "actions" syndicales, où une désyndicalisation générale manifeste la prise de conscience croissante que le syndicalisme est une impasse, la campagne sur l'Afrique du sud vient leur rappeler leur "chance" d'avoir "leurs" syndicats. Au moment où la classe ouvrière des pays centraux d'Europe devient chaque jour pus consciente du mensonge de la démocratie bourgeoise, des fausses divisions de races, de nationalités, de corporations, les événements d'Afrique du sud sont utilisés pour tenter de la maintenir passive face à l'austérité draconienne qui s'abat sur elle, dans le cadre des institutions capitalistes, ses partis et ses syndicats.
LES CAMPAGNES SUR LA LUTTE DE CLASSE EN EUROPE
En Europe occidentale, le prolétariat est le plus nombreux et le plus concentré. Depuis des décennies, il a fait l'expérience de la démocratie bourgeoise et du syndicalisme. Aussi, c'est lui qui peut le mieux répondre aux faux problèmes mis en avant par la bourgeoisie : les mystifications raciales, démocratiques et syndicales car il est confronté concrètement à la réalité qui se cache derrière : l'enfer capitaliste se trouve aussi dans les pays "libres" et "riches", et toutes les belles paroles cachent au fond la même répression avec les mêmes fusils que ceux de la police de l'Apartheid. Le prolétariat fourbit ses armes contre le capitalisme au coeur même de celui-ci, et la bourgeoisie se prépare à la confrontation. En même temps qu'elle cherche à l'étourdir par ses campagnes incessantes, qu'elle tente de l'immobiliser par un subtil partage du travail entre ses différentes fractions, qu'elle augmente dans tous les pays les budgets de police (témoin très clair de ses intentions), elle cherche à mettre en avant un autre thème : la classe ouvrière ne lutte pas, la classe ouvrière est "en crise". Les mystifications se basent toujours sur certaines réalités. Il est vrai qu'en France et en Italie par exemple, les statistiques de grèves pour les deux dernières années sont les plus basses depuis longtemps. Il est vrai que dans la situation de crise d'aujourd'hui on ne fait plus grève aussi facilement qu'il y a dix ans. La bourgeoisie joue sur cela pour démoraliser le prolétariat, lui dire qu'il ne lutte pas, lui faire perdre confiance en lui-même, tenter de le faire sortir de la scène sociale. Mais ce qui se cache derrière cette apparence, c'est d'abord le fait qu'il n'y a jamais eu dans l'histoire une telle simultanéité internationale des luttes, touchant même des pays comme la Suède, l'Allemagne, le Danemark, pourtant réputés pour leur "paix sociale", des secteurs comme les fonctionnaires en Hollande qui n'avaient pas fait grève depuis des décennies. Ce qui se cache derrière cette apparente "faiblesse" des luttes ouvrières, en particulier dans des pays traditionnellement combatifs, c'est qu'après de nombreux combats dévoyés dans des impasses, la classe ouvrière se méfie et hésite à suivre les mots d'ordre d'actions syndicales. Et la bourgeoisie cherche à se servir de cette réalité -la méfiance des ouvriers vis à vis des syndicats et la désyndicalisation qui s'en suit- : faire passer la "crise du syndicalisme" pour une crise du mouvement ouvrier. C'est pourquoi en Grande-Bretagne, c'est au spectacle "désolant" du Congrès du TUC que les médias nous ont conviés avec tous les détails des "divisions" syndicales étalées, le syndicalisme "en crise", dans le "plus vieux pays démocratique du monde". Après que le syndicat des mineurs, le NUM, ait mené la grève à la défaite, la bourgeoisie nous présente la "défaite du NUM" alors que c'est là sa victoire contre les ouvriers. En France la CGT s'est radicalisée dans l'"opposition" pour prévenir la .mobilisation ouvrière tout en fanant grand tapage sur les "journées d'action", les "actions-commandos", pour se montrer "combative" face à des ouvriers "passifs". En Allemagne, la DGB annonce de grandes journées d'action pour septembre 85 pour limiter ensuite ses appels à quelques démonstrations isolées.
Les syndicats ne cherchent pas à mobiliser. Ils craignent que tout rassemblement ne les déborde comme cela s'est produit à Hambourg le 1er mai 85, où les chômeurs se sont affrontés à la police, à Lille dans le nord de la France en juillet, où les ouvriers ont fait de même. Les syndicats cherchent à montrer une image de la lutte contestée, minoritaire, divisée, impopulaire, tout en développant un discours de plus en plus "radical". Il s'agit pour la bourgeoisie de faire passer l'idée que la classe ouvrière n'a plus de réalité afin de saboter toute confiance de celle-ci en elle-même.
Dans les années 60 s'était développé le même genre d'idéologie sur la "crise" du prolétariat et son "intégration" au capitalisme. La reprise des luttes de la classe ouvrière en 1968, au tout début de la crise ouverte dans laquelle la société s'enfonce de plus en plus profondément, était venue jeter à bas ce mensonge. Marx disait que si l'histoire se répète deux fois, la première c'est en tragédie et la deuxième en farce. Le "remake" de cette idéologie au milieu des années 80 que tente d'utiliser la bourgeoisie, relève du deuxième genre.
Cependant, dans le milieu politique du prolétariat, nombre sont ceux qui expriment les mêmes doutes sur les capacités de la classe ouvrière à développer ses luttes et à dégager des perspectives. Pris dans le piège de l'apparence des phénomènes et des mystifications matraquées par toutes les forces de la bourgeoisie, ils ne voient ni l'usure de ces mystifications, ni les potentialités que la situation recèle. Ils ne voient "dans la misère que la misère", et c'est bien cela le but poursuivi par la bourgeoisie. Ce faisant, ils sont les victimes des campagnes de la bourgeoisie pour tenter de faire perdre toute confiance en elle-même à la classe ouvrière, et ils en deviennent finalement les acteurs. C'est ce que souhaite la bourgeoisie : faire croire au prolétariat qu'il est impuissant, qu'il n'est pas capable de se constituer en force unie contre la décadence du système capitaliste condamné.
PERSPECTIVES : L'EXTENSION ET L'AUTO-ORGANISATION DES LUTTES DE LA CLASSE OUVRIERE
La lutte de classe se développe ; la tension et le mécontentement s'accumulent dans la société. Si la reprise des luttes ouvrières est lente et difficile, c'est que le prolétariat se confronte, en Europe de l'Ouest, à la bourgeoisie la plus expérimentée du monde, consciente que le prolétariat est au coeur de la situation et qui déploie tout son savoir-faire pour tenter de le mystifier et de l'encadrer, pour le maintenir démobilisé.
Face à la reprise des luttes, la bourgeoisie a été contrainte de déployer tout un arsenal idéologique comme les campagnes de propagande visant à faire peur et à déboussoler, comme le partage du travail entre la droite et la gauche, avec la gauche dans l'"opposition", la réadaptation de syndicats aux expressions multiformes de la lutte de classe. La création d'un "syndicat de chômeurs" en France, la radicalisation de fractions de syndicats en Grande-Bretagne, le développement d'un syndicalisme "de base" ou "de combat" dans la plupart des pays, la création d'une "fédération internationale des mineurs", entre autres, sont les moyens de contrôle dont la bourgeoisie se dote pour parer la montée des luttes ouvrières et essayer d'anticiper sur les problèmes que vont de plus en plus lui poser cette montée.
Les leçons accumulées par le prolétariat sur les conséquences inéluctables de la crise économique et les perspectives de son accélération dans des pays considérés jusqu'ici comme des havres de paix sociale et des modèles de capitalisme (pays Scandinaves, Allemagne), les leçons sur le travail de dévoiement syndical que la classe ouvrière de ces pays commence à tirer, les leçons acquises par la classe ouvrière en France sur la véritable nature de la gauche telle qu'elle l'a révélée par sa présence au gouvernement, les expériences faites par les ouvriers en Espagne et en Italie sur les multiples formes du syndicalisme de base, toutes ces expériences, par leur accumulation vont devenir un facteur important de l'accélération des luttes.
Dans toutes les luttes s'est posé le problème de leur extension à d'autres secteurs, le problème de la nécessité de lutter massivement. Les luttes contre le chômage et les luttes de chômeurs ont soulevé la question de l'unité du prolétariat par delà toutes les divisions. Chaque fois, les syndicats ont été, par leurs manoeuvres multiples, facteur du dévoiement des luttes pour les mener dans des impasses. Et c'est dans l'accumulation des expériences du sabotage syndical que va de plus en plus clairement se poser pour la classe la question de l'auto organisation.
Si aujourd'hui on constate dans certains pays une "accalmie" des luttes ouvrières, "accalmie" qui est bruyamment exploitée par l'ensemble de la bourgeoisie pour démoraliser les ouvriers, cela ne signifie nullement que la classe ouvrière ait été mise au pas. Il s'agit en fait du calme qui précède la tempête, où le prolétariat rassemble ses forces pour de nouveaux assauts où il sera amené à répondre de façon de plus en plus claire aux problèmes posés dans les luttes passées : l'extension, l'auto organisation, l'unification des luttes, leur généralisation internationale. Et c'est aussi dans ses luttes que le prolétariat va développer la prise de conscience de la nature révolutionnaire de son combat.
Dans cette situation, les organisations révolutionnaires doivent contribuer activement à accélérer la prise de conscience de la classe de la nécessité, des buts et des moyens de la lutte : en dénonçant les pièges tendus par la bourgeoisie, en aidant la classe à les déjouer, en la poussant à prendre en main elle-même son combat, à affirmer son unité, A PRENDRE CONSCIENCE DE SA FORCE COMME SEULE CLASSE CAPABLE DE DONNER UN AVENIR A L'HUMANITE.
C.N.
[1] [2] Sur la reprise des luttes ouvrières depuis l’automne 83, voir Revue Internationale n°37 et 42.
Plus que tous les chiffres et les savantes analyses, la lutte des ouvriers en Pologne face aux augmentations des produits de consommation que l'Etat a voulu imposer en 1980, est venue démontrer non seulement que les pays de l'Est n'avaient rien de socialiste, que l'exploitation sauvage de la classe ouvrière y est la règle, mais de plus que face à l'approfondissement de la crise économique en Europe de l'est, ce sont, comme partout ailleurs, les mêmes vieilles solutions bourgeoises qui sont employées, c'est-à-dire d'abord une attaque draconienne contre les conditions de vie de la classe ouvrière.
Les années 80 sont les années de vérité, et même si les mythes ont la vie dure, l'illusion du socialisme régnant à l'est s'effondre sous les coups de boutoir d'une crise qui fait des ravages, qui va en s'accélérant à l'est comme à l'ouest. La crise mondiale du capitalisme, par son existence même dans ces pays, trahit la nature réelle du système d'exploitation qui existe en URSS et dans les pays sous sa domination impérialiste.
LA FAIBLESSE DU BLOC RUSSE FACE A SON RIVAL OCCIDENTAL
Nous sommes aujourd'hui bien loin des rodomontades de Kroutchev qui, à la fin des années 50, dans une crise d'optimisme démesuré - au service de la propagande russe - croyait pouvoir annoncer que l'URSS allait rattraper bientôt les USA sur le plan économique, prouvant par là la supériorité du prétendu "socialisme" sur son rival "capitaliste" occidental. C'est le contraire qui s'est produit, c'est le Japon qui a rejoint l'URSS au rang de 2ème puissance économique de la planète. C'est le bloc de l'est qui s'est affaibli relativement à ses concurrents : les pays du CAEM (URSS, Pologne, RDA, Bulgarie, Roumanie, Tchécoslovaquie, Hongrie) ne représentent aujourd'hui que 15,7% de la production mondiale, alors que les USA à eux seuls font 27,2 % et que l'ensemble des pays de l'OCDE atteignent le chiffre écrasant de 65,1 % (chiffres de 1982).
Les chiffres montrent à l'évidence que ce n'est pas sur le plan économique que le bloc de l'est peut rivaliser avec l'ouest, la supériorité de ce dernier est sur ce plan écrasante. L'URSS ne peut maintenir sa place et celle de son bloc sur la scène mondiale qu'au travers de sa puissance militaire et pour cela il doit sacrifier sur l'autel de sa politique d'armement, sa compétitivité économique et celle de son bloc. Ainsi, alors que le budget du Pentagone représente 7 % du PNB des USA, pour l'URSS, les estimations varient de 10 à 20 % du PNB consacrés à l'effort militaire.
Dans ces conditions, alors que l'armée rouge prend sa ponction sur l'ensemble de l'économie du bloc, que les meilleurs produits, les meilleurs cerveaux sont utilisés dans la production d'armement, le reste de l'économie perd toute compétitivité vis-à-vis de la concurrence sur le marché mondial. Dans ces conditions, ce ne sont pas seulement les anciens traits de sous-développement qui perdurent de manière chronique, mais en plus l'ensemble du bloc qui sombre dans ce sous-développement, étouffé par le poids des secteurs improductifs, notamment militaire.
L'ACCELERATION DE LA CRISE DANS LES ANNEES 80
Les taux de croissance de l'économie des pays de l'est des années 70 sont aujourd'hui révolus. Ainsi, si l'URSS a pu maintenir une croissance relative au début des années 80, c'est grâce à sa position de leader du bloc, et à sa capacité de répercuter les effets de la crise sur ses alliés plus faibles; cependant cette croissance reste malgré tout en régression nette par rapport aux taux auxquels l'URSS avait pu nous habituer par le passé.
Taux de croissance de l’URSS :
1981 82 83 84
3,5 3,5 3 2,6
Quant aux autres pays du bloc, c'est à une véritable récession à laquelle nous avons assisté en ce début des années 80. Ainsi, la Pologne : si en 83, la croissance a été de 4,5 %, c'est après 3 ans de chute :
Croissance du PNB de la Pologne :
1980 81 82 83
-6 -12 -5,5 4,5
(Bulletin annuel pour l’Europe de l’Est)
Bien sûr le développement de la grève de masse en Pologne en 1980-81 a été un facteur important de cette chute de la production, mais ce n'est certainement pas le cas de la Tchécoslovaquie ni de la Hongrie qui ont connu une quasi stagnation.
Taux de croissance PNB
1981 82 83
Tchécoslovaquie -0,4 0 1,5
Hongrie 2,5 2,8 0,8
(F.M.I.)
Cette récession du bloc de l'est a exactement les mêmes causes que celle qui a frappé en même temps au début des années 80 le bloc occidental ; elle fait partie d'un même mouvement de récession mondial.
La chiite des exportations de produits manufacturés à l'extérieur du bloc a atteint de plein fouet les économies est-européennes. Alors que les échanges avec l'ouest représentent 57 % des exportations de la Roumanie, 35 % de celles de la Pologne, 50 % de celles de la Hongrie, la situation de saturation du marché mondial, et la concurrence exacerbée qui en découle, ont anéanti les espoirs des économies de l'est de rentabiliser les lourds investissements consentis dans les années 70. Le vieillissement de l'appareil productif, la mauvaise qualité des marchandises produites, le retard technologique qui s'aggrave, réduisent à néant tout espoir de redresser la situation, et la part des produits manufacturés tend à se réduire dans les exportations vers l'ouest, aux dépens des matières premières. Ainsi, en Pologne, les exportations industrielles ont baissé en 1981, 82 et 83, alors que les exportations charbonnières progressaient. Aujourd'hui, la structure des exportations de la Pologne vis-à-vis du monde occidental revient à ce qu'elle fût dans les années 50, c'est-à-dire que ce sont 30 ans de développement qui sont anéantis.
Cette chute de la croissance du bloc de l'est a été encore accentuée par l'austérité imposée par l'URSS qui contrôle les vannes d'approvisionnement énergétique et les livraisons en matières premières nécessaires à l'industrie des pays d'Europe de l'est. Plus qu'une grande puissance industrielle, l'URSS est avant tout une grande puissance minière, cela est explicite dans ses échanges avec l'ouest, représentés pour plus de 80 % d'exportations par des matières premières. Cela traduit le sous-développement relatif de l'URSS, même par rapport à d'autres pays de son bloc. Ainsi, en Tchécoslovaquie l'industrie manufacturière constitue 62 % du PNB contre 23 % seulement pour l'URSS. Pour maintenir le niveau de ses échanges avec l'ouest et récupérer ainsi les devises nécessaires à l'achat des produits technologiques qui lui font tant défaut, l'URSS a du augmenter ses ventes de pétrole dont le cours déclinait. Cela n'a pu se faire qu'aux dépens des livraisons à ses alliés. Ainsi, en 1982, la réduction des livraisons de pétrole à la RDA et à la Tchécoslovaquie de plus de 10 % a provoqué de sérieux problèmes à l'industrie, tandis qu'en 1985 le retard de livraison de pétrole et de charbon à la Bulgarie s'est traduit par une grave pénurie d'électricité devant la vague de froid du début de l'année.
L'EXEMPLE DE L'AGRICULTURE : SYMBOLE DE LA FAIBLESSE ECONOMIQUE DE L'URSS
En 1983, l'URSS a accumulé le plus fort déficit agricole mondial de tous les temps, plus de 16 milliards de dollars. Pourtant, l'URSS est la première puissance agricole du monde : 1er producteur de blé, d'avoine, de froment, de seigle, d'orge, de betterave, de tournesol, de coton et de lait, rien de moins, et pourtant l'agriculture est le talon d'Achille du bloc de l'est qui le met sous la menace de la famine. Sur ce plan, sa dépendance vis-à-vis de l'ouest s'accentue. La faillite du secteur agricole en URSS est tout à fait significative des maux dont souffre l'économie russe en général. Quand on apprend que la production de chars de combat est répercutée dans la comptabilité russe sous la catégorie de production de matériel agricole, on peut mesurer le gigantesque détournement qui se fait au profit de l'armée et aux dépens de la modernisation du secteur agricole.
Les rendements extrêmement bas traduisent l'archaïsme de l'agriculture des pays de l'est : en URSS, le rendement céréalier est de 1464 Kg à l'hectare, contre 4765 pour la France. En Roumanie, une vache laitière produit 1753 litres de lait par an, contre près du double en France, 3613 litres par an. Mais cette faible productivité voit ses conséquences considérablement aggravées par le manque d'équipement et par la lourdeur de l'appareil bureaucratique qui entrave le fonctionnement de l'économie. Ainsi, les récoltes de céréales pourrissent souvent sur pied faute de machines pour les moissonner, et quand elles sont moissonnées, il y a pénurie de silos pour les conserver. Et même quand cela est réalisé, d'autres obstacles apparaissent encore : les moyens de transport sont insuffisants, la paralysie bureaucratique pèse de tout son poids si bien qu'une part importante de la production de blé est gaspillée, souvent dans l'alimentation animale pour laquelle elle n'est pas le plus adaptée alors que le rationnement alimentaire sévit dans les villes. L'agriculture russe est un exemple du gigantesque gaspillage des forces productives qui sévit dans toute l'économie russe et montre clairement comment le développement de l'économie de guerre se fait aux dépens de l'ensemble de l'économie. Il y a de plus en plus de canons et de moins en moins de beurre. Mais ce gigantesque gaspillage pousse le capitalisme russe, comme son homologue occidental de manière encore plus nette dans des contradictions insurmontables.
UNE ATTAQUE REDOUBLEE CONTRE LES CONDITIONS DE VIE DU PROLETARIAT
La crise comme en occident s'est traduite au sein du bloc de l'est par la mise en place de programmes d'austérité draconiens, par une attaque sans précédent depuis les années 50 contre le niveau de vie de la classe ouvrière.
La suppression des subventions de l'Etat qui avaient permis jusqu'à la fin des années 70 de masquer l'inflation, s'est traduite par des hausses en cascades. En Pologne, les hausses de plus de 100 % sur les produits alimentaires ont provoqué l'explosion de luttes de classe qui a marqué pour les pays de l'est l'entrée dans les années 80, tout en montrant la réalité de l'inflation dans les pays de l'est. En Pologne, cette inflation a été de :
1980 1981 1982 1983 1984
10 % 21 % 100 % 25 % 10 %
Elle a été de 16,9 % en 1982 pour la Roumanie, tandis qu'en Hongrie les augmentations des produits alimentaires ont atteint 20 %, celles du charbon, du gaz et de l'essence 25 %, celles des transports de 50 à 100 %. Des économistes occidentaux estiment que chaque tranche de 10 % d'inflation par an équivaut à une baisse de 3 % du pouvoir d'achat. On peut apprécier dans cette mesure l'attaque qu'a subie le prolétariat d'Europe de l'est qui sur ce plan devient comparable à celle qu'ont subie les prolétaires d'Amérique Latine.
Le ralentissement actuel de l'inflation dans les pays de l'est ne signifie pour autant certainement pas un ralentissement de l'attaque contre les conditions de vie de la classe ouvrière, au contraire. L'extension de la durée de travail hebdomadaire à 6 jours en Pologne et en Roumanie, le développement, au nom de la lutte pour la productivité, de campagnes contre "l'absentéisme", "l'alcoolisme", le "hooliganisme", par Andropov et Gorbatchev sont venus justifier une répression et un contrôle accrus sur les lieux de travail. L'augmentation des cadences dans les mines en Pologne s'est traduite par un doublement des accidents du travail en 1982.
En URSS, la "patrie" des travailleurs, de 1965 à 1982, la durée moyenne de vie est passée pour les femmes de 74,1 ans à 73,5, et pour les hommes de 66,2 à 61,9 selon une étude de l'Office Mondial de la Santé (Genève); l'URSS quant à elle ne publie plus depuis longtemps ce genre de statistiques.
QUELLES PERSPECTIVES ?
La plongée de l'économie mondiale dans une nouvelle phase de récession qui s'annonce avec le ralentissement de la reprise américaine n'augure rien de bon pour l'économie des pays de l'est qui auront de plus en plus de mal à exporter.
De plus, la chute constante des investissements depuis le début des années 80, alors que 84 % des chantiers planifiés à la fin des années 70 restent inachevés en URSS, montre que l'avenir est sombre. Le bloc de l'est doit parer au plus pressé pour éviter la banqueroute : 27 % des investissements prévus dans son plan par l'URSS sont consacrés à l'agriculture déficitaire, tandis qu'en Pologne, les investissements consacrés aux machines et aux biens d'équipement sont passés de 46 à 30 %. La crise se traduit par un mouvement de désindustrialisation, de sous-développement, d'appauvrissement du bloc de l'est, qui ira encore en s'accélérant dans le futur.
Les années qui viennent vont voir d'autre part une difficulté de plus en plus grande de l'URSS à équilibrer sa balance commerciale, dans la mesure où le pétrole, qui constitue sa principale exportation, va se tarir dans sa partie européenne, sans que le relais des gisements sibériens puisse être assuré faute des capitaux nécessaires et de la technologie indispensable. Ce qui est en perspective, c'est une réduction des échanges avec l'ouest et un repli du bloc de l'est sur lui-même dans une fuite en avant dans l'économie de guerre.
Quant aux ouvriers, Gorbatchev annonce la couleur de ce qui les attend lorsqu'il déclare : "les traditions du mouvement stakhanoviste ne sont pas révolues (...) mais correspondent aux exigences de notre temps". Comme Staline, Gorbatchev remplace le capital qui lui manque pour investir et moderniser l'industrie, par le "capital humain", en n'ayant d'autre recours pour élever la productivité que d'intensifier et d'augmenter l'exploitation sous ses formes les plus brutales. Les bras des ouvriers remplacent les machines absentes. Mais une telle politique et l'aggravation du niveau de vie qu'elle implique est grosse de révolte et de luttes du prolétariat dans le chemin tracé par les ouvriers de Pologne en 1980.
Dans les pays de l'est, comme dans le reste du monde l'alternative est posée : socialisme ou barbarie.
JJ. 23/9/85
Il y a 80 ans, le prolétariat engageait en Russie le premier mouvement révolutionnaire de ce siècle, la répétition générale de la révolution victorieuse de 1917 et la vague révolutionnaire mondiale qui l'a suivie jusqu'en 1923.
Ce mouvement qui éclate spontanément en janvier 1905, au départ d'un événement tout à fait fortuit, secondaire -le renvoi de deux ouvriers de l'usine de Poutilov - va se transformer au cours de l'année en un gigantesque soulèvement général du prolétariat où les grèves économiques et politiques vont fusionner, se développer à travers des avancées et des reculs, se coordonner à tous les secteurs de la production, se généraliser dans tout l'empire russe et finir par culminer en décembre avec l'insurrection de Moscou.
Mais ce qui fait la spécificité de 1905 ce n'est pas le caractère massif du mouvement, bien que la grève de masse ait été utilisée à cette occasion pour la première fois avec une telle ampleur ([1] [8]) Cette arme redoutable, le prolétariat l'avait déjà utilisée dans les années précédant 1905, notamment en Russie (1896) de même qu'en Belgique (1902). Ce qui fait de 1905 une expérience jusqu'alors inédite dans 1'histoire, c'est essentiellement le surgissement spontané -dans la lutte et pour la lutte- des conseils ouvriers, organes regroupant 1'ensemble de la classe avec des délégués élus, responsables devant celle-ci et révocables à tout moment.
Le surgissement des premiers conseils ouvriers dès 1905 marque 1'ouverture d'une période où la question qui va être posée historiquement pour la classe ouvrière est celle de la révolution prolétarienne.
Plus d'un demi-siècle de décadence du système capitaliste n'a fait que confirmer la validité toujours présente de cet enseignement fondamental pour le mouvement ouvrier : les conseils ouvriers s'imposent comme instruments du renversement de l'Etat bourgeois et pour la prise du pouvoir par la classe ouvrière. Ils sont, comme le disait Lénine, "la forme enfin trouvée de la dictature du prolétariat" En ce sens, il importe que les révolutionnaires soient capables de tirer toutes les leçons de cette première expérience révolutionnaire du prolétariat s'ils veulent être à même de remplir, dès à présent et dans les affrontements de classe à venir, la fonction pour laquelle la classe les a fait surgir
Lorsqu'à éclaté la révolution de 1905, une des questions essentielles qui s'est posée aux révolutionnaires, comme à l'ensemble de la classe, était celle-ci : quelle est la signification de cette brusque irruption du prolétariat russe sur la scène de l'histoire ? Cette révolution était-elle une réponse aux conditions spécifiques de la Russie tsariste dans un pays où le développement de la grande industrie n'avait pas encore complètement balayé les derniers vestiges de la féodalité ? Ou bien était-elle le produit d'une étape nouvelle dans le développement des contradictions du capitalisme, étape qui prévalait sur l'ensemble de la planète ?
Face à cette question, Rosa Luxemburg est alors la première à percevoir la signification générale de ce mouvement lorsqu'elle affirme que la révolution de 1905 "arrive à un point historique qui a déjà passé le sommet, qui est de l'autre côté du point culminant de la société capitaliste."("Grève de masse, parti et syndicats" ([2] [9]). Ainsi, dès 1906, Rosa Luxemburg comprend que le soulèvement prolétarien de 1905 avait signé la fin de l'apogée du capitalisme comme système mondial et que s'ouvrait désormais une ère où le prolétariat devait assumer dans la pratique son être historique en tant que classe révolutionnaire. En entrant dans sa phase de décadence, le capitalisme devait révéler ainsi les premiers symptômes d'une crise chronique et sans issue : son incapacité à améliorer de façon durable les conditions d'existence du prolétariat, son enfoncement inexorable dans la barbarie avec notamment le développement de guerres impérialistes.
Ce n'est donc pas en réponse aux "spécificités", à l'arriération de la Russie tsariste qu'éclate la révolution de 1905, mais bien en réponse aux convulsions de la fin de la période ascendante du capitalisme qui, dans ce pays, prend en particulier la forme de la guerre russo-japonaise et de ses terribles conséquences pour le prolétariat.
Cependant, bien que R. Luxemburg ait été la première à saisir la signification historique de 1905 comme "forme universelle de la lutte de classe prolétarienne résultant de 1'étape actuelle du développement capitaliste et de ses rapports de production" ("Grève de masse."), sa compréhension de la période reste encore incomplète puisque, à l'instar des fractions de gauche de la IIe internationale, elle ne comprend pas clairement la nature de cette révolution. En effet, elle voit dans les événements de 1905 en Russie une révolution "démocratique bourgeoise" dont le prolétariat est le principal protagoniste, ne saisissant pas toutes les implications dictées par la fin de l'apogée du capitalisme: l'impossibilité pour le prolétariat de réaliser des tâches bourgeoises dans la mesure où ce qui est à l'ordre du jour ce n'est plus la révolution bourgeoise mais la révolution prolétarienne. Cette confusion dans l'ensemble du mouvement ouvrier du début du siècle trouve ses racines essentiellement dans le fait que 1905 surgit à un tournant, à une période charnière où, en vivant ses dernières années de prospérité, l'économie capitaliste manifestait déjà des signes d'essoufflement sans que pour autant ses contradictions insurmontables n'aient encore éclaté au grand jour dans les centres vitaux du capitalisme mondial. Et ce n'est que dans les années précédant la première guerre mondiale, lorsque, avec le développement à outrance du militarisme, la bourgeoisie des principales puissances européennes va accélérer ses préparatifs guerriers, que les gauches de la IIe Internationale comprendront réellement le changement de période posant l'alternative : révolution prolétarienne ou enfoncement de l'humanité dans la barbarie.
Néanmoins, bien que les révolutionnaires n'aient saisi immédiatement ni le changement de période, ni la nature de 1905, ce qui les distingue des tendances réformistes et opportunistes (tels que les Mencheviks, par exemple) au sein du mouvement ouvrier de l'époque, c'est essentiellement leur compréhension du rôle du prolétariat, de son action autonome en tant que classe historique et non comme force d'appoint au service des intérêts bourgeois. Et parmi ceux-là, il revient aux Bolcheviks d'avoir su appréhender dès 1905 (R. Luxemburg ne le verra qu'en 1918) le rôle spécifique des soviets comme instruments du pouvoir révolutionnaire. Ce n'est donc nullement par hasard que ces mêmes bolcheviks seront en 1917 à l'avant-garde de la révolution, non seulement en Russie, mais à l'échelle mondiale.
NATURE ET ROLE DES SOVIETS
Ce qui distingue le mouvement de 1905 de celui des années précédentes où les explosions ouvrières massives en Russie avaient constitué les prémisses de 1905, c'est la capacité du prolétariat à s'organiser en classe autonome avec le surgissement spontané dans la lutte et pour la lutte des premiers conseils ouvriers, résultant directement d'une période révolutionnaire.
En effet, la forme d'organisation dont se dote le prolétariat pour assumer sa lutte dans une telle période ne se construit pas à l'avance, suivant le schéma de l'organisation que se donnait la classe au siècle dernier : le syndicat.
Dans la phase ascendante du capitalisme, l'organisation préalable de la classe en syndicats était une condition indispensable pour mener des luttes de résistance économique qui se développaient sur une longue période.
Avec l'entrée du capitalisme dans sa phase de décadence, l'impossibilité pour la classe d'obtenir des améliorations durables de ses conditions d'existence a fait de l'organisation permanente en syndicats un moyen de lutte désormais caduc et que le capital va progressivement intégrer à l'Etat dans les premières années du siècle. De ce fait, la lutte du prolétariat posant historiquement la question de la destruction du capitalisme va tendre à dépasser le cadre strictement économique pour se transformer en une lutte sociale, politique, s'affrontant de plus en plus directement à l'Etat. Cette forme de lutte spécifique de la décadence capitaliste ne peut se planifier à l'avance. Dans la période où la révolution prolétarienne est historiquement à l'ordre du jour, les luttes explosent spontanément et tendent à se généraliser à tous les secteurs de la production. Ainsi, le caractère spontané du surgissement des conseils ouvriers résulte directement du caractère explosif et non programmé de la lutte révolutionnaire.
De même, conformément aux objectifs de la lutte prolétarienne au siècle dernier, le syndicat ne pouvait que regrouper les ouvriers à une échelle locale et par branches d'industrie ayant -outre des revendications générales, par exemple : la journée de 8 heures, des revendications spécifiques. Par contre, lorsque la lutte du prolétariat pose la question du bouleversement de l'ordre capitaliste exigeant la participation massive de l'ensemble de la classe, lorsqu'elle tend à se développer non plus sur un plan vertical (métiers, branches d'industrie) mais sur un plan horizontal (géographique) en unifiant tous ses aspects -économiques et politiques, localisés et généralisés-, la forme d'organisation qu'elle engendre ne peut avoir pour fonction que d'unifier le prolétariat par delà les secteurs professionnels.
C'est ce qu'a illustré de façon grandiose l'expérience de 1905 en Russie lorsqu'en octobre, à l'issue de l'extension de la grève des typographes aux chemins de fer et aux télégraphes, les ouvriers, réunis en assemblée générale, prennent, à Petersbourg, l'initiative de fonder le premier soviet qui va regrouper les représentants de toutes les usines et constituer ainsi le centre névralgique de la lutte et de la révolution. C'est ce qu'exprime Trotsky (président du soviet de Petersbourg) lorsqu'il écrit " Qu'est-ce que le soviet? Le conseil des députés ouvriers fut formé pour répondre à un besoin pratique suscité par les conjonctures d'alors : il fallait avoir une organisation jouissant d'une autorité indiscutable libre d toute tradition,qui grouperait du premier coup les multitudes disséminées et dépourvues de liaison ; cette organisation (...) devait être capable d'initiative et se contrôler elle-même d'une manière automatique : 1'essentiel, enfin, c'était de pouvoir la faire surgir dans les vingt-quatre heures (...) pour avoir de l'autorité sur les masses, le lendemain même de sa formation, elle devait être instituée sur la base d'une très large représentation. Quel principe devait-on adopter? La réponse venait toute seule. Comme le seul lien qui existât entre les masses prolétaires, dépourvues d'organisation, était le processus de la production, il ne restait qu'à attribuer le droit de représentation aux entreprises et aux usines " (Trotsky, "1905")
C'est cette même différence dans le contenu et la forme de la lutte entre la période ascendante et la période de décadence qui détermine la distinction entre le mode de fonctionnement des conseils ouvriers et celui des syndicats. La structure permanente de l'organisation de la classe en syndicat se reflétait par la mise en place de moyens permanents (caisses de grèves, fonctionnaires syndicaux...) en vue de l'action revendicative quotidienne et de la préparation des luttes. Par contre, avec le surgissement des conseils ouvriers, la lutte révolutionnaire du prolétariat met un terme à ce type de fonctionnement statique pour donner naissance, au coeur de la lutte elle-même, à une nouvelle forme d'organisation dont le caractère éminemment dynamique -à l'image du bouillonnement que représente la révolution- se manifeste par la révocabilité de ses délégués élus et responsables devant l'ensemble de la classe. Parce que ce mode de fonctionnement traduit et renforce la mobilisation permanente de toute la classe, les conseils ouvriers sont le terrain privilégié où s'exprime la véritable démocratie ouvrière, de même qu'ils sont le lieu où se reflète le niveau réel de conscience dans la classe. Cela se manifeste notamment dans le fait que les forces politiques qui dominent dans les conseils ouvriers à certains moments de leur évolution sont celles qui ont le plus d'influence au sein de la classe. De plus, les conseils ouvriers sont le lieu où le processus de prise de conscience dans la classe se développe de façon constante et accélérée. C'est cette dynamique d'accélération, résultant de la radicalisation des masses qui va devenir un facteur décisif dans la lutte. Ainsi, alors qu'à l'issue de la révolution de février 17, les soviets avaient accordé leur confiance au gouvernement provisoire démocrate-constitutionnel, leur adhésion à une orientation révolutionnaire après les événements de l'été (journées insurrectionnelles de juillet, offensive de Kornilov), était le résultat d'une maturation, d'une extension de la conscience dans la classe, condition indispensable à la prise du pouvoir en octobre 1917.
Il apparaît ainsi que les conseils ouvriers sont l'expression même de la vie de la classe dans la période révolutionnaire. De ce fait, l'expérience de 1903 apporte une réponse définitive à une question que le mouvement ouvrier depuis ses origines n'avait pu trancher : quelle forme doit revêtir la dictature du prolétariat ? Bien que l'expérience de la Commune de Paris ait mis en évidence l'impossibilité pour le prolétariat d'utiliser l'appareil d'Etat légué par le capitalisme - et donc la nécessité de le détruire -, elle n'a cependant pas apporté de réponse positive à une telle question. Et près d'un demi-siècle plus tard, cette question ne sera pas encore nettement tranchée pour une grande majorité de révolutionnaires, dont Rosa Luxemburg elle-même lorsqu'en 1918, dans sa brochure sur "La révolution russe", elle reprochera aux bolcheviks d'avoir dissous la Constituante, instrument qu'elle pensait être celui du pouvoir prolétarien. Il revient ainsi aux bolcheviks d'avoir été les premiers à tirer de la façon la plus claire les principaux enseignements de 1903 :
"Ce serait la plus grande absurdité d'accepter que la plus grande révolution dans 1'histoire de 1'humanité, la première fois que le pouvoir passe des mains de la minorité des exploiteurs aux mains de la majorité des exploités, puisse s'accomplir dans le cadre de la vieille démocratie parlementaire et bourgeoise sans les plus grands bouleversements, sans la création de formes nouvelles de démocratie, d'institutions nouvelles et de conditions nouvelles de son application.
(...) La dictature du prolétariat doit entraîner non seulement le changement des formes et institutions démocratiques en général, mais encore une extension sans précédent de la démocratie réelle pour la classe ouvrière assujettie par le capitalisme. Et à la vérité, la forme de la dictature du prolétariat déjà élaborée en fait, c'est-à-dire le pouvoir des soviets en Russie, le système des Conseils ouvriers en Allemagne (...) signifient et réalisent précisément pour les classes laborieuses, c'est-à-dire pour l'énorme majorité de la population, une possibilité effective de jouir des droits et libertés démocratiques, comme il n'en a jamais existé, même approximativement, dans les meilleures républiques démocratiques bourgeoises." (Lénine, "Thèses sur la démocratie bourgeoise et la dictature du prolétariat", 1er Congrès de l'Internationale Communiste, mars 1919).
LE ROLE DES REVOLUTIONNAIRES DANS LES CONSEILS OUVRIERS
Dans la mesure où c'est l'ensemble du prolétariat qui doit entreprendre la transformation révolutionnaire de la société pour abolir toute division de la société en classes, sa dictature ne peut que revêtir une forme radicalement opposée .à celle de la bourgeoisie. Ainsi, contre la vision du courant bordiguiste suivant laquelle la forme d'organisation de la classe importe peu pourvu qu'elle permette au parti de prendre le pouvoir, il faut affirmer que sans l'existence des conseils ouvriers, il ne saurait y avoir de révolution prolétarienne. Pour les bordiguistes, le prolétariat ne peut exister comme classe qu'à travers le parti. Ce faisant, eux qui se réclament des conceptions de Lénine sur le rôle du parti révolutionnaire, ne font en réalité que donner une vision complètement caricaturale de ces conceptions. Au lieu de se réapproprier les apports essentiels de Lénine et des bolcheviks à la théorie révolutionnaire, ils ne font que reprendre leurs erreurs en les poussant jusqu'à leurs implications les plus extrêmes et les plus absurdes. Il en est ainsi de l'idée défendue par Lénine et exprimée dans les Thèses du 2ème Congrès de l'IC (mais qui est aussi celle de la majorité des révolutionnaires à cette époque) suivant laquelle le parti révolutionnaire a pour fonction de prendre le pouvoir au nom de la classe. Cette idée, l'histoire nous a enseigné qu'il fallait la rejeter. Du fait que c'est l'ensemble de la classe, organisée en conseils ouvriers, qui est le sujet de la révolution, toute délégation de son pouvoir à un parti, même révolutionnaire, ne peut que conduire à la défaite. C'est ce qu'a illustré de façon tragique la dégénérescence interne de la révolution russe à partir de 1918 dès lors que les soviets se sont vidés de leur pouvoir au profit du parti-Etat. Une telle vision du parti se substituant à la classe est héritée, en fait, du schéma des révolutions bourgeoises où l'exercice du pouvoir par une fraction de la classe dominante ne faisait qu'exprimer la dictature d'une classe minoritaire, exploiteuse, sur la majorité de la société.
Cette conception erronée défendue par le courant bordiguiste suivant laquelle le parti, seul détenteur de la conscience, serait une sorte d'"Etat-major" de la classe, a été souvent justifiée au nom de l'absence d'homogénéité de la conscience dans la classe. Ce type d'arguments ne fait que traduire une incompréhension du phénomène de développement de la conscience de classe en tant que processus historique inhérent à la lutte -même du prolétariat - classe exploitée sous le joug permanent de l'idéologie bourgeoise -vers son émancipation. C'est précisément le surgissement spontané des conseils ouvriers issu de la pratique révolutionnaire du prolétariat qui exprime cette maturation générale de la conscience dans la classe. En ce sens, cette arme dont se dote la classe pour le renversement de l'Etat bourgeois est l'instrument par lequel les masses ouvrières tendent à se dégager, au coeur de la lutte, de l'emprise des idées bourgeoises et à se hisser à une compréhension claire de la perspective révolutionnaire.
Est-ce à dire que les organisations révolutionnaires n'ont pas un rôle à jouer dans les conseils ouvriers, comme le prétend le courant conseilliste pour lequel tout parti ne peut que "violer" la classe ([3] [10]) ? Sous prétexte de défendre l'autonomie du prolétariat, l'aversion que les conseillistes éprouvent envers toute forme organisée des révolutionnaires n'est, en fait, que le corollaire de la vision bordiguiste : hanté par le spectre de la dégénérescence de la révolution russe le courant conseilliste s'avère incapable d'attribuer au parti une autre fonction que celle de prendre le pouvoir au nom et à la place de la classe. Ce que révèle en réalité, cette prétendue défense de l'autonomie du prolétariat, c'est la vision d'un rapport de force, de domination du parti sur la classe.
Ainsi, la vision conseilliste - tout comme celle des bordiguistes - non seulement est étrangère au marxisme pour lequel "les communistes n'ont pas d'intérêts qui les séparent du prolétariat dans son ensemble" (Manifeste Communiste), mais de plus elle ne peut que désarmer le prolétariat dans son affrontement avec les forces de la contre-révolution.
En effet, si les conseils ouvriers sont l'instrument indispensable à la prise du pouvoir prolétarien, leur existence seule n'offre cependant aucune garantie de victoire. Dans la mesure où la bourgeoisie défendra bec et ongles sa domination de classe, elle tentera par tous les moyens de s'infiltrer au sein des conseils ouvriers pour les pousser au suicide. C'est ce qu'a illustré la défaite sanglante du prolétariat en Allemagne 18 lorsqu'en décembre la remise du pouvoir des conseils ouvriers entre les mains d'un parti bourgeois - la Social-démocratie - a signé leur arrêt de mort.
Par ailleurs, la pression de l'idéologie dominante peut se manifester par l'existence au sein des conseils ouvriers non seulement de partis bourgeois mais également par celle de courants ouvriers opportunistes dont le manque de clarté, les hésitations, la tendance à la conciliation avec l'ennemi de classe, constituent une menace permanente pour la révolution. Ce tut notamment le cas des soviets en Russie 17 lorsqu'au lendemain de la révolution de février, le Comité Exécutif des soviets, dominé par des formations opportunistes (mencheviks et socialistes-révolutionnaires) avait délégué son pouvoir au gouvernement Kerenski. Cependant, si le prolétariat en Russie a pu prendre le pouvoir, c'est essentiellement grâce au ressaisissement des soviets après l'été 17 - et c'est là toute la différence avec l'Allemagne 18 - lorsque la majorité des conseils ouvriers est gagnée aux positions des bolcheviks, c'est-à-dire à celles du courant révolutionnaire le plus clair et le plus déterminé.
Ainsi, si dans toute lutte du prolétariat la fonction des révolutionnaires consiste à intervenir au sein de la classe pour défendre ses intérêts généraux, son but final et les moyens qui y mènent, à accélérer le processus d'homogénéisation de la conscience dans la classe, cela est encore plus vrai dans une période où c'est le sort de la révolution qui est en jeu. Même si dans une période révolutionnaire le prolétariat organisé en conseils ouvriers est "capable de faire des miracles" comme le disait Lénine, il faut encore que les partis révolutionnaires "sachent à ce moment-là formuler ses tâches avec le plus d'ampleur et de hardiesse ; il faut que leurs mots d'ordre devancent toujours 1'initiative révolutionnaire des masses, leur servant de phare (...), leur indiquant le chemin le plus court et le plus direct vers une victoire complète, absolue, décisive." (Lénine,"Deux tactiques de la social-démocratie", 1903)
Dans une telle période, le parti a pour tâche, entre autres, de lutter au sein des soviets pour la défense de l'autonomie du prolétariat, non pas au sens que lui accordent les conseillistes - l'autonomie par rapport aux organisations révolutionnaires - mais pour son indépendance par rapport aux autres classes de la société, et en tout premier lieu, à la bourgeoisie. Une des tâches essentielles du parti dans les conseils ouvriers consiste donc à démasquer aux yeux du prolétariat tout parti bourgeois qui tentera de s'infiltrer au sein des conseils pour les vider de leur substance révolutionnaire.
De même que le rôle des minorités révolutionnaires dans les conseils ouvriers traduit encore l'existence de différents niveaux de conscience et de pénétration de l'idéologie bourgeoise, cette hétérogénéité au sein de la classe se manifeste également par l'existence de plusieurs courants et partis. Contrairement à la vision bordiguiste suivant laquelle le processus d'homogénéisation de la conscience dans la classe ne se développe qu'à travers l'existence d'un parti unique, ce n'est pas par des mesures coercitives, d'exclusion de toute autre formation politique prolétarienne que l'avant-garde de la classe peut accélérer un tel processus. Au contraire, l'organisation unitaire de la classe, conformément à sa nature même, ne peut être que le théâtre d'un inévitable affrontement politique entre les positions véhiculées par les diverses tendances existant au sein du prolétariat. Ce n'est en effet que par la confrontation pratique des différents points de vue que la classe pourra se frayer un chemin vers la plus grande clarté, vers une "intelligence nette des conditions de la marche et des fins générales du mouvement prolétarien. " (Manifeste Communiste).
Cela ne signifie pas que l'avant-garde la plus déterminée, la plus clairvoyante du prolétariat doive pour autant passer des compromis, trouver des positions intermédiaires avec les courants politiques les plus hésitants. Son rôle consiste à défendre avec la plus grande intransigeance son orientation propre, à impulser le processus de clarification, à amener les masses momentanément soumises aux idées centristes vers des positions révolutionnaires, en les poussant à se démarquer de toutes les déviations réactionnaires dont elles peuvent être victimes.
Ainsi la vision conseilliste qui veut interdire aux révolutionnaires de s'organiser et intervenir dans la vie des conseils constitue une capitulation devant l'infiltration en leur sein de l'idéologie bourgeoise, une désertion face à l'opportunisme et à l'ennemi de classe qui, eux, mènent le combat de façon organisée. A moins que les conseillistes ne préconisent l'interdiction de force par les conseils de toute autre forme d'organisation en dehors d'eux-mêmes. Dans ce cas, non seulement ils ne feraient que rejoindre, d'une certaine façon, la vision coercitive des bordiguistes sur les rapports qui s'établissent au sein de la classe, mais de plus ils exhorteraient les conseils à adopter une politique digne des formes les plus totalitaires de l'Etat capitaliste (ce qui serait le comble de la part de ces défenseurs "acharnés" de la "démocratie ouvrière" !).
Telles sont les déviations que dès 1905 les révolutionnaires ont été capables de combattre au sein des conseils ouvriers afin de se hisser à la hauteur des tâches pour lesquelles la classe les a fait surgir :
"Il me semble que le camarade Radine a tort lorsqu'il pose cette question : 'le soviet des députés ouvriers ou le parti ?' Je pense qu'on ne saurait poser ainsi la question ; qu'il faut aboutir absolument à cette solution : et le soviet des députés ouvriers et le parti (...). Pour diriger la lutte politique le soviet comme le parti sont tous deux absolument nécessaires à l'heure actuelle. (...) Il me semble que le soviet aurait tort de se joindre sans réserve à un parti quelconque. Le soviet (...) est né de la grève générale, à l'occasion de la grève générale. Qui a conduit et fait aboutir la grève ? Tout le prolétariat au sein duquel il existe aussi, heureusement en minorité, de non social-démocrates. Faut-il que ce combat soit livré par les seuls social-démocrates ou uniquement sous le drapeau de la social-démocratie ? Il me semble que non (...). Le soviet des députés ouvriers doit tendre à s'incorporer les députés de tous les ouvriers (...) Quant à nous, social-démocrates , nous tâcherons de lutter en commun avec les camarades prolétaires, sans distinction d'opinion, pour développer une propagande inlassable, opiniâtre de la conception seule conséquente, seule réellement prolétarienne du marxisme. (...) Il ne peut, certes, être question de fusion entre social-démocrates et socialistes-révolutionnaires, mais ce n'est pas de cela qu'il s'agit. (...) Les ouvriers qui partagent le point de vue des SR et qui combattent dans les rangs du prolétariat, nous en sommes profondément convaincus, font preuve d'inconséquence, car tout en accomplissant une oeuvre véritablement prolétarienne, ils conservent des conceptions non prolétariennes. (. . . ) Nous tenons comme par le passé les conceptions des SR pour des conceptions non socialistes. Mais dans le combat (...) nous aurons vite fait d'avoir raison de leur inconséquence puisque 1 'histoire elle-même milite en faveur de nos conceptions, de même que la réalité le fait à chaque pas. S'ils n'ont pas appris le social-démocratisme dans nos écrits, c'est notre révolution qui le leur apprendra." (Lénine, "Nos tâches et le Soviet des Députés Ouvriers", novembre 1905).
Pour les révolutionnaires, comme pour l'ensemble de la classe, l'histoire n'est pas une chose morte. Elle est un instrument indispensable pour les combats présents et à venir, à condition qu'ils soient capables d'en tirer tous les enseignements.
Tout comme la Commune de Paris, la révolution de 1905 s'est terminée sur une défaite. Mais cette défaite préparait déjà le terrain pour la victoire d'octobre 1917, de même que par la suite, la défaite de la première vague révolutionnaire des années 17-23 n'était qu'une étape dans le long et douloureux processus qui doit conduire le prolétariat jusqu'à la victoire finale. C'est cette continuité dans la lutte historique du prolétariat qu'affirmait ainsi Lénine lors de la révolution de février 17 :
"Si le prolétariat russe n'avait pas pendant 3 ans de 1905 à 1907, livré de grandes batailles de classe et déployé son énergie révolutionnaire, la 2ème révolution [celle de février 17] n'aurait pu être aussi rapide, en ce sens que son étape initiale n'eût pas été achevée en quelques jours. La 1ère révolution [1905] a profondément ameubli le terrain, déraciné des préjugés séculaires, éveillé à la vie politique et à la lutte politique des millions d'ouvriers et de paysans, révélé les unes aux autres et au monde entier toutes les classes (et les principaux partis) de la société russe quant à leur nature réelle, quant aux rapports réels de leurs intérêts, de leurs forces, de leurs moyens d'action, de leurs buts immédiats et lointains."(Lénine, "Lettres de loin", mars 1917).
La révolution de 1905, puis celle de 1917, devaient donc apporter des enseignements considérables à la classe ouvrière. Elles lui ont permis en particulier de comprendre quels étaient ses organes de combat pour la prise du pouvoir politique, de même qu'elles ont permis d'affirmer le caractère indispensable des minorités révolutionnaires dans la révolution. Cependant, ces premières expériences révolutionnaires du prolétariat ne lui ont pas permis de trancher définitivement la question du rapport entre le parti et les conseils ouvriers. De ce fait, les divergences existant dans le camp des révolutionnaires de l'époque (et notamment au sein des fractions de gauche qui se sont dégagées de la 3ème Internationale) ont constitué un facteur de dispersion de leurs forces dès lors que la 1ère vague révolutionnaire a commencé à décliner, et plus encore dans les années de contre-révolution. Plus d'un demi-siècle d'expérience du prolétariat et de réflexion des courants révolutionnaires qui ont survécu à celle-ci a permis de trancher de façon beaucoup plus claire cette question. Du fait de cette plus grande clarté, les conditions politiques pour un regroupement des révolutionnaires en vue de la formation du futur parti - regroupement rendu indispensable par la reprise historique de la lutte de classe à la fin des années 60 - sont beaucoup plus favorables que par le passé. C'est de la capacité des révolutionnaires à tirer complètement les enseignements de l'expérience passée sur les rapports entre le parti et la classe que dépend leur capacité à préparer dès aujourd'hui les conditions de la victoire future du prolétariat.
Avril
[1] [11] Sur les caractéristiques de la grève de masse, voir Revue Internationale N° 27 : "Notes sur la grève de masse".
[2] [12] En fait, c'est bien avant 1905 que Rosa Luxemburg entrevoit que le capitalisme entre dans un tour nant de son évolution lorsqu 'elle écrit, en 1898, dans sa brochure "Réforme sociale ou Révolution" : "La législation de protection ouvrière (...) sert autant l'intérêt immédiat de classe des capitalistes que ceux de la société en général. Mais cette harmonie cesse à un certain stade du développement capitaliste. Quand ce développement a atteint un certain niveau, les intérêts de classe de la bourgeoisie et ceux du progrès économique commencent à se séparer, même à 1'intérieur du système de l'économie capitaliste. Nous estimons que cette phase a déjà commencé ; en témoignent deux phénomènes importants de la vie sociale actuelle :la politique douanière d'une part, et le militarisme de 1 'autre."
[3] [13] C'est une ironie de constater que c'est précisément chez Lénine et les bolcheviks qu'un courant aussi "anti-léniniste" que le conseillisme a compris toute l'importance des conseils ouvriers et qu'il a emprunté le mot d'ordre "Tout le pouvoir aux conseils".
"Les idées révolutionnaires ne sont la propriété d'aucune organisation, et les problèmes de chaque composante du camp prolétarien sont 1'affaire de tous. Tout en réservant notre droit de critique, nous devons saluer sans réserve tout mouvement, dans les autres organisations, qui nous paraît exprimer une dynamique positive. Les questions soulevées par le congrès de World Révolution sont trop importantes pour rester les affaires privées d'une quelconque organisation, elles sont, et doivent devenir visiblement le problème de tout le milieu prolétarien." (WORKERS'VOICE N° 20).
Ainsi écrivait la Communist Workers'Organisation (CWO) dans son article sur le 6ème congrès de la section en Grande-Bretagne du CCI., un congrès animé par le débat sur la conscience de classe, le conseillisme et le centrisme, et que le CCI a mené pendant près de deux ans. On ne peut être que d'accord avec le jugement ci-dessus, et nous incitons les autres organisations révolutionnaires à suivre l'exemple de la CWO : jusqu'à maintenant la CWO est le seul groupe à avoir commenté sérieusement le débat dans le CCI.
Depuis l'article de WORKERS'VOICE (WV) N° 20 (janvier-février 1985) nous n'avons rien entendu de plus de la part de la CWO sur cette question bien que, à en juger sur des remarques faites dans la presse, elle ne semble pas s'être fait une opinion, soit que le CCI montre réellement une "dynamique positive", soit qu'il essaie simplement de "brouiller les pistes" (cf. WV N° 22 : "La conscience de classe et le rôle du parti"). Mais dans la mesure où nous restons persuadés de l'importance cruciale des questions soulevées dans ce débat, nous souhaitons revenir sur quelques-uns des thèmes principaux de façon plus étendue qu'il n'a été possible dans notre réponse initiale à la CWO (dans WORLD REVOLUTION N° 81 : "La menace conseilliste : la CWO manque la cible").
Dans l'article de WR n°81, nous saluions cette intervention dans le débat, ainsi que sa volonté de marquer son accord avec nous sur certaines questions centrales, "dans la mesure où, dans le passé, en particulier lors des Conférences Internationales de la Gauche Communiste- la CWO a taxé le CCI d'opportunisme quand il défendait l'idée que les groupes révolutionnaires devaient déclare ce qu'ils avaient en commun aussi bien que ce qui les divisait." En même temps, l'article signalait un certain nombre de distorsions et incompréhensions dans la présentation du débat par la CWO ; par exemple:
- l'article dans WV N° 20 faisait apparaître que ce débat était limité à la section du CCI en Grande-Bretagne, alors que, comme toute discussion importante dans le CCI, il avait d'abord et essentiellement un caractère international
- la CWO donne l'impression que ce débat n'est venu à la surface qu'au congrès de W.R. (novembre 1984), mais en fait ses origines remontent au moins au 3ème congrès du CCI en juillet 1983 (sur l'histoire de ce débat voir "Les glissements centristes vers le conseillisme", dans la REVUE INTERNATIONALE N° 42).
- la CWO suggère que le CCI a soudain adopte de "nouvelles" positions sur des questions telles que la conscience de classe et l'opportunisme ; en réalité ce débat nous a permis d'approfondir et de clarifier des positions qui ont toujours été centrales dans la politique du CCI. L'idée selon laquelle le CCI abandonne une ancienne cohérence est une idée que la CWO, à partir d'un point de départ différent, partage avec la "tendance" qui s'est constituée dans le CCI en opposition aux principales orientations dégagées dans ce débat. L'article de la REVUE INTERNATIONALE N°42 répond à cette accusation de' la tendance, en particulier sur la question de l'opportunisme. De même, l'article de WR N° 81 répond à l'insinuation de la CWO selon laquelle, jusqu'ici, le CCI a conçu l'organisation des révolutionnaires comme produit des luttes immédiates de la classe. Contre cette fausse représentation, citons un texte de base sur le parti, adopté en 1979 :
". ..si le parti communiste est un produit de la classe, il faut aussi comprendre... qu'il n'est pas le produit de la classe dans son aspect immédiat, telle qu'elle apparaît en tant que simple objet de 1'exploitation capitaliste, ou un produit simplement de la lutte défensive au jour le jour contre cette exploitation ; il est le produit de la classe dans sa totalité historique L'incapacité à voir, le prolétariat comme une réalité historique et pas seulement contingente, est à la base de toutes les déviations, qu'elles soient de nature économiste, spontanéiste (1'organisation révolutionnaire comme produit passif de la lutte quotidienne) ou de nature élitiste substitutio-niste (1'organisation révolutionnaire vue comme "extérieure à" ou "au-dessus de" la classe)" ("Parti, classe et révolution", W.R. N° 23).
Tout en corrigeant les fausses représentations de la CWO, ce passage nous mène au coeur des critiques que le CCI fait à la fois au conseillisme et au substitutionnisme, à l'égard duquel la CWO a une position centriste, puisqu'elle ne l'embrasse pas franchement. Les récents débats dans le CCI sont nés de divergences sur la question de la "maturation souterraine de la conscience" ; et c'est précisément leur commun "échec à voir le prolétariat comme une réalité historique et pas seulement contingente" qui conduit à la fois le conseillisme et le substitutionnisme à rejeter cette formulation.
CONVERGENCES ET DIVERGENCES
Avant d'en venir à la défense de la notion de "maturation souterraine", il serait utile de s'arrêter sur un point que nous avons en commun avec la CWO sur la question de la conscience de classe : le rejet du conseillisme. Dans son long article "Class consciousness in the marxist perspective" dans REVOLUTIONARY PERSPECTIVES (RP) N° 21, la CWO fait une critique parfaitement correcte de l'idéologie conseilliste qui tend à réduire la conscience de classe (et donc, les organisations révolutionnaires qui l'expriment le plus clairement) à un produit automatique et mécanique des luttes immédiates de la classe. Elle dégage que les Thèses sur Feuerbach de Marx (qui contiennent certaines des plus riches et plus denses affirmations de Marx sur le problème de la conscience) ont pour origine première le rejet de cette vision "automatique" qui prive la conscience de son aspect actif, dynamique, et qui est caractéristique du matérialisme vulgaire de la bourgeoisie. Ce fut précisément l'apparition de cette déviation au sein du CCI ainsi que de conciliations centristes à son égard, qui nous ont obligés à intensifier le combat contre l'idéologie conseilliste, réaffirmant, dans la résolution de janvier 1984 : "La condition de la prise de conscience est donnée par 1'existence historique de la classe capable d'appréhender son avenir, et non pas les luttes contingentes immédiates. Celles-ci, 1'expérience, apportent de nouveaux éléments à son enrichissement, notamment dans les moments d'intense activité du prolétariat. Mais elles ne sont pas les seules : la conscience surgissant avec 1'existence a également sa propre dynamique : la réflexion, la recherche théorique, qui sont autant d'éléments nécessaires à son développement." Et en conséquence :
"Même si elles font partie d'une même unité et agissent l'une sur l'autre, il est faux d'identifier la conscience de_ classe avec la conscience de la ou dans la classe, c'est-à-dire son étendue à un moment donné."(cf. REVUE INTERNATIONALE N° 42 "Les glissements centristes vers le conseillisme" p. 26).
Maintenant, dans WV N° 20, la CWO affirme explicitement qu'elle admet cette distinction entre la conscience de classe dans sa dimension historique, profonde, et l'étendue immédiate de la conscience dans la classe. Mais le CCI a été amené à souligner cette distinction afin de défendre l'idée de la maturation souterraine de la conscience contre la vision conseilliste qui ne peut pas concevoir la conscience de classe existant en dehors de luttes ouvertes. Et c'est là que nos convergences avec la CWO prennent fin, parce que, dans le même article, la CWO rejette la "maturation souterraine" comme une "panacée conseilliste", vision déjà exposée dans RP N° 21.
Ironiquement, la position de la CWO sur cette question est le reflet renversé de la position de notre tendance. Parce que, tandis que la CWO "accepte" la distinction entre profondeur et étendue mais "rejette" la notion de maturation souterraine, notre tendance accepte la notion de maturation souterraine mais "rejette" la distinction entre profondeur et étendue -c'est-à-dire l'argument théorique sur lequel notre organisation appuie la défense de la maturation souterraine de la conscience ! Pour notre tendance, cette distinction est un peu trop "léniniste", mais pour la CWO elle ne l'est pas assez, dans la mesure où, comme elle le dit dans WV N° 20,"nous aurions souhaité une affirmation plus explicite que c'est une différence plus de qualité que de quantité". La tendance voit dans profondeur et extension -qui sont deux dimensions d'une seule conscience de classe- deux sortes de conscience, comme dans la thèse de "Kautsky-Lénine" dans "Que Faire ?". La CWO qui défend réellement cette thèse, regrette de ne pas la retrouver vraiment dans la définition du CCI...
Nous reviendrons là-dessus brièvement. Mais avant d'examiner les contradictions de la CWO, nous voudrions qu'il soit clair que la notion de maturation souterraine, comme beaucoup d'autres formules marxistes (par exemple la baisse du taux de profit...) peut être utilisée et détournée à la mode conseilliste. Dans le CCI, la position "anti-maturation souterraine" est née d'une fausse réponse à une autre fausse position : l'idée, défendue au 3e congrès du CCI, selon laquelle le reflux d'après Pologne 80 durerait un long moment et ne pourrait, en fait, prendre fin que par un "saut qualitatif" préparé presque exclusivement par un processus de maturation souterraine, c'est-à-dire, en dehors de la lutte ouverte. Cette thèse a été balayée par deux souffles puissants : l'un était la résurgence de luttes en septembre 1983, l'autre est né du CCI lui-même. Ainsi, le point 6 de la résolution de janvier 84 sur la situation internationale, déjà citée, attaque cette thèse:
"Erroné était également 1'argument appuyant cette thèse et qui posait comme nécessaire le franchissement d'un "pas qualitatif" dans la lutte (notamment la remise en cause des syndicats) pour que soit mis fin au recul de l'après Pologne. Une telle conception implique que la conscience de classe mûrisse entièrement en dehors des luttes, et que celles-ci ne soient plus que des concrétisations de la clarification opérée préalablement. Poussée à bout, elle rejoint le modernisme, qui attend de la lutte de classe des ruptures avec le passé, la naissance d'une conscience révolutionnaire en opposition avec la fausse conscience "revendicative". Ce qu'elle oublie et occulte, c'est que le déploiement de la conscience de la classe n'est pas un processus purement intellectuel se déroulant dans la tête de chaque ouvrier, mais un processus pratique qui s 'exprime avant tout dans la lutte et qui se nourrit de celle-ci."
Cette vision quasi-moderniste, partage avec le conseillisme une profonde sous-estimation du rôle de l'organisation des révolutionnaires ; parce que si "la conscience mûrit complètement en dehors de la lutte" l'intervention des révolutionnaires dans les luttes quotidiennes de la classe est particulièrement peu utile. Et, bien que les expressions les plus patentes de cette vision aient été abandonnées, le CCI devait confronter dans ses propres rangs, des versions édulcorées de celle-ci. Par exemple, une certaine tendance à présenter l'hostilité passive des ouvriers à l'égard des syndicats, leur réticence à participer aux "actions" -enterrement des syndicats, comme des choses positives en elles-mêmes, alors qu'une telle passivité peut être facilement utilisée pour atomiser encore plus les ouvriers, s'ils ne traduisent pas leur méfiance à l'égard des syndicats en activité collective de classe.
Mais rien de tout cela n'est un argument contre la notion de maturation souterraine, pas plus que les marxistes rejettent la théorie de la baisse du taux de profit simplement parce que les conseillâtes (parmi d'autres) l'appliquent de façon rudimentaire et mécanique. Ainsi, les points 7 et 8 de la résolution de janvier 1984, revenant aux racines de la théorie marxiste sur la conscience, démontrent pourquoi la notion de maturation souterraine est un aspect intégral et irremplaçable de cette théorie (ces points sont cités intégralement dans l'article déjà cité de la REVUE INERNATIONALE N° 42).
LA MATURATION SOUTERRAINE DANS LA PERSPECTIVE MARXISTE
La CWO se considère comme très "marxiste" en rejetant la notion de maturation souterraine. Mais à quelle version du marxisme se réfère-t-elle ? Certainement pas au marxisme de Marx qui n'était pas sourd au creusement souterrain de la "vieille taupe". Certainement pas au marxisme de Rosa Luxemburg dont la perspicacité inestimable à propos des luttes ouvrières de la décadence est rejetée par la CWO comme étant la source ultime du non-sens conseilliste à propos de la maturation souterraine. Dans R.P. N° 21, la CWO décrit Luxemburg comme une "jungienne politique", attribuant à la classe "un inconscient historique collectif où se déroule une lente fermentation vers la compréhension de classe". S'il faut aller par là, Trotsky aussi était un "jungien", un conseilliste, un non-marxiste, quand il écrivait : "Dans une révolution, nous regardons en premier lieu 1'interférence des masses dans le destin de la société. Nous cherchons à découvrir derrière les événements des changements dans la conscience collective. Cela ne peut paraître mystérieux qu'à celui qui considère 1'insurrection des masses comme "spontanée" c'est-à-dire, comme la révolte d'un troupeau utilisée artificiellement par des leaders. En réalité, la simple privation ne suffit pas pour provoquer une insurrection; si cela était, les masses seraient toujours en révolte. Les causes immédiates des événements d'une révolution sont des changements dans l'état d'esprit de classes en conflit.Les changements dans la conscience collective ont naturellement un caractère à moitié invisible. Ce n'est que lorsqu'ils ont atteint un certain degré d'intensité que le nouvel état d'esprit et les nouvelles idées percent la surface sous la forme d'activités de masses." (Histoire de la révolution russe).
Donc, de quelle autorité marxiste la CWO se revendique-t-elle contre la maturation souterraine? Du Lénine de "Que faire ?" adapté à un usage moderne. D'après la CWO, dans RP N° 21, tout ce que la classe peut atteindre à travers ses luttes est une chose appelée "instinct de classe" ou "identité de classe" (Lénine l'appelait "conscience trade-unioniste"), "qui reste une forme de conscience bourgeoise". La conscience de classe elle-même se développe "en dehors de l'existence de l'ensemble du prolétariat", à travers ceux qui possèdent le capital intellectuel nécessaire : l'intelligentsia petite-bourgeoise. Et si, dans les luttes ouvertes elle ne peut atteindre que ce stade d'identité de classe, les choses sont encore pires quand les luttes cessent : "En dehors des périodes de luttes ouvertes la conscience du prolétariat reflue, et la classe est atomisée. Et ce parce que, pour la classe, la conscience est collective, et elle ne fait l'expérience de cette collectivité que dans la lutte. Quand elle est atomisée et individualisée dans la défaite, sa conscience retourne à celle de l'individualisme petit-bourgeois, le réservoir se tarit. "
Dans cette vision, la lutte de classe du prolétariat est un processus purement cyclique, et seule l'intervention divine du parti peut apporter la lumière à cet effort aveugle, animal, qui sans cela resterait condamné à l'éternel retour à la vie instinctive.
A propos du Lénine de "Que Faire", nous avons déjà dit à plusieurs reprises que dans ce livre Lénine a essentiellement raison dans la critique des "conseillistes" de l'époque, les économistes, qui voulaient réduire la conscience de classe d'un phénomène actif, historique et politique, à un banal reflet de la lutte quotidienne au niveau de l'atelier. Mais cet accord fondamental avec Lénine ne nous empêche pas de dégager que, en combattant le matérialisme vulgaire des économistes, Lénine a "trop tordu la barre" et est tombé dans la déviation idéaliste qui sépare la conscience de l'être (de même que, dans son "Matérialisme et Empiriocriticisme", en combattant l'idéalisme de Bogdanov et Cie, il tombait dans le matérialisme vulgaire qui présente la conscience comme un pur reflet de l'être).
Nous ne pouvons pas nous attarder ici à argumenter contre les thèses de Lénine et la version que la CWO s'en fait (nous l'avons déjà fait en longueur ailleurs : dans la brochure Organisations communistes et conscience de classe, et les articles sur, la vision de la CWO de la conscience de classe, dans WR N° 69 et 70). Mais nous ferons les remarques suivantes :
- La théorie de Lénine d'une "conscience venue de l'extérieur" était une aberration qui n'a jamais été intégrée dans le programme d'aucun parti révolutionnaire de l'époque, et qui a été rejetée, par la suite, par Lénine lui-même. La CWO, dans RP N° 21, nie cela. Mais elle devrait d'abord appeler Trotsky à la barre des témoins, parce qu'il a écrit :"L'auteur (de "Que Faire ?") lui-même, reconnut ultérieurement la nature tendancieuse et donc erronée de cette théorie qu'il avait utilisée comme une arme parmi d'autres dans la lutte contre 1'"économisme" et dans sa déférence envers la nature élémentaire du mouvement ouvrier." ("Staline").
Ou bien, si la parole de Trotsky n'est pas assez bonne pour elle, la CWO peut réexaminer Lénine lui-même qui, à l'époque de la révolution de 1903, fut amené à polémiquer contre ces bolcheviks dont l'adhésion rigide à la lettre de "Que Faire ?" les avait conduits à ne pas intervenir concrètement dans le mouvement des Soviets, et qui écrivait :"A chaque étape les ouvriers se trouvent confrontés à leur ennemi principal la class capitaliste. Dans le combat contre cet ennemi, 1'ouvrier devient socialiste, en vient à réaliser la nécessité d'une complète restructuration de toute la société, 1'abolition totale de toute pauvreté et de toute oppression." ("Les leçons de a révolution" -Oeuvres complètes, vol. 16).
- La thèse de Lénine (empruntée à Kautsky) va à l'encontre de toutes les affirmations les plus cruciales de Marx sur la conscience Contre les "Thèses sur Feuerbach" où Marx attaque le matérialisme contemplatif de la bourgeoisie qui considère le mouvement de la réalité comme un objet extérieur seulement et non "subjectivement", c'est-à-dire, elle ne voit pas la conscience et la pratique consciente comme partie intégrante et élément actif au sein du mouvement. La pénétration de ce point de vue dans les rangs du prolétariat donne naissance à l'erreur substitutionniste (dans les "Thèses" Marx désigne Owen comme une expression de cela) qui implique la "division de la société en deux parties dont l'une est supérieure à la société" et oublie que "l'éducateur lui-même a besoin d'être éduqué". Surtout, la thèse de Lénine va à rencontre de la position défendue dans "L'idéologie allemande", d'après laquelle c'est l'être social qui détermine la conscience et donc, elle va également à rencontre d'une des affirmations les plus explicites sur la conscience de classe de ce même ouvrage : "La conception de 1'histoire que nous venons de développer nous donne encore finalement les résultats suivants : dans le développement des forces productives, il arrive un stade où naissent des forces productives et des moyens de circulation qui ne peuvent être que néfastes dans le cadre des rapports existants et ne sont plus des forces productives, mais des forces destructrices (le machinisme et 1'argent ), et, fait lié au précédent, il naît une classe qui supporte toutes les charges de la société sans jouir de ses avantages, qui est expulsée de la société et se trouve, de force, dans 1'opposition la plus ouverte avec toutes les autres classes, une classe que forme la majorité des membres de la société et d'où surgit la conscience de la nécessité d'une révolution radicale, conscience qui est la conscience communiste et peut se former aussi, bien entendu, dans les autres classes quand on voit la situation de cette classe. " ("L'idéologie allemande", souligné par nous).
Notons que Marx renverse complètement la façon dont Lénine pose le problème : la conscience communiste "émane" du prolétariat et à cause de cela des éléments d'autres classes peuvent atteindre la conscience communiste, quoique, comme le dit le Manifeste Communiste, en rejoignant le prolétariat, en rompant avec l'héritage idéologique de leur classe. Nulle part ici nous ne trouvons trace d'une conscience communiste "émanant" des intellectuels pour être ensuite "injectée" dans le prolétariat.
Nul doute que la CWO ait ravivé cette aberration avec la louable intention de continuer le combat de Lénine contre le spontanéisme. Mais, dans la pratique, les "importateurs" de conscience finissent souvent sur le même terrain que les spontanéistes. Dans WR nous avons longuement écrit (spécialement dans les Nos 71 et 75) sur le fait que l'intervention de la CWO dans la grève des mineurs montrait la même tendance à capituler devant la conscience immédiate des ouvriers que celle du groupe conseilliste Wildcat. Cette conjonction n'est pas un hasard mais a des racines théoriques profondes comme le démontre justement la question de la maturation souterraine de la conscience. Ainsi, pour reprendre les termes de Trotsky, autant les conseillistes que les substitutionnistes tendent à voir "l'insurrection des masses comme 'spontanée', c'est-à-dire comme la révolte d'un troupeau utilisée artificiellement par des leaders", la seule différence étant que les conseillistes veulent que les ouvriers soient un troupeau sans chef alors que les substitutionnistes se voient comme les gardiens du troupeau. Aucun ne réussit à faire le lien entre les explosions de masses et les préliminaires "changements dans l'état d'esprit des classes en conflit". Parce que ces changements ont un "caractère à demi caché", les empiristes de ces deux ailes du camp prolétarien, paralysés par l'apparence immédiate de la classe, ne parviennent pas à les voir du tout. Ainsi, quand la CWO écrivait "en dehors des périodes de lutte ouverte, la conscience du prolétariat reflue", elle coïncidait dans le temps et dans le con tenu avec l'émergence dans le CCI d'une vision conseilliste qui insistait, non moins fermement, sur le fait que"les moments de recul dans la lutte marquent une régression de la conscience (...). Le seul et unique creuset de la conscience de classe, c'est sa lutte massive et ouverte". (Revue Internationale n°42, p.23).
POURQUOI UNE "MATURATION SOUTERRAINE" ?
"En tant que marxistes, le point de départ de toute discussion sur la conscience de classe est la prise de position sans ambiguïté de Marx dans 1'"Idéologie allemande", selon laquelle 'les idées de la- classe dominante sont dans toutes les époques les idées dominantes'. . . "
Ainsi parlait la CWO dans "Class conscioussness and councilist confusions" dans R.P. N° 17. Excusez-nous, camarades, mais vous marchez encore sur la tête. En tant que marxistes, le point de départ de toute discussion sur la conscience de classe est la prise de position sans ambiguïté de Marx, dans l'"Idéologie allemande", selon laquelle "1'existence d'idées révolutionnaires dans une période particulière présuppose l'existence d'une classe révolutionnaire "
La CWO ne voit qu'un aspect du prolétariat : son aspect de classe exploitée. Mais le marxisme se distingue par son insistance sur le fait que le prolétariat I est la première classe exploitée dans l'histoire, qui est en même temps classe révolutionnaire ; qu'il porte en lui la conscience de l'avenir de l'espèce humaine ; qu'il est l'incarnation du communisme.
Pour la CWO c'est de l'hégélianisme, de l'hérésie, du charabia mystique. Quoi ? Le futur serait déjà en action dans le présent ? "On se frotte les yeux ; serions-nous en train de rêver ?" bredouillent les gardiens de la Raison outragée dans R.P. N° 21. Pour nous, la nature du prolétariat comme classe communiste ne fait aucun doute. Pas plus qu'elle ne faisait de doute pour Marx dans "L'idéologie allemande" quand il définissait le communisme comme n'étant rien d'autre que l'activité du prolétariat et donc comme "le mouvement réel qui abolit 1'état actuel "
Non, pour nous la question est plutôt : comment le prolétariat, cette classe exploitée et dominée, prend-il conscience de sa nature révolutionnaire, de son destin historique, étant donné qu'il vit effectivement dans un monde où les idées dominantes sont celles de la classe dominante ? Et en cernant cette question nous voyons comment le mouvement du prolétariat vers la connaissance de lui-même passe nécessairement, inévitablement, par des phases de maturation souterraine.
DE L'INCONSCIENCE A LA CONSCIENCE
Dans R.P. N° 21, la CWO cite, comme une évidence du "suivisme" de Rosa Luxemburg, sa prise de position dans "Marxisme contre dictature" :"L'inconscient précède le conscient et la logique du processus historique objectif précède la logique subjective de ses protagonistes':Et la CWO pointe alors son doigt moqueur sur la pauvre Rosa :"Mais pour le parti il ne peut en être ainsi. Il doit être en avance sur la logique des événements.".
Mais la CWO est "inconsciente" de ce que Rosa vise là. Le passage ci-dessus est simplement une réaffirmation du postulat marxiste de base selon lequel l'être détermine la conscience et donc, une réaffirmation du fait que, dans la préhistoire de notre espèce, quand l'homme est dominé par des forces naturelles et sociales, qu'il ne peut contrôler, l'activité consciente tend à être subordonnée à des motivations et des processus inconscients. Mais cette réalité n'invalide pas ce postulat marxiste tout aussi fondamental selon lequel, ce qui distingue l'espèce humaine (et pas seulement le parti communiste) du reste du règne animal, c'est précisément sa capacité à prévoir, à être consciemment en avance sur ses actions concrètes. Et, une des conséquences de cet apparent paradoxe est que, jusqu'ici, toute pensée, y compris le travail mental le plus rigoureusement scientifique, a été amené à passer par des phases de maturation inconsciente et semi-consciente, de creuser le sous-sol avant de s'élever au soleil brillant de l'avenir.
Nous ne pouvons pas continuer là-dessus ici. Mais il suffit de dire que dans le prolétariat, ce paradoxe est poussé à son extrême limite : d'un côté, c'est la plus opprimée, la plus dominée et la plus aliénée de toutes les classes exploitées, portant sur ses épaules le fardeau et les souffrances de toute l'humanité ; de l'autre, c'est la "classe de la conscience", la classe dont la mission historique est de libérer la conscience humaine de la subordination à l'inconscience, et donc de réaliser vraiment la capacité humaine à prévoir et modeler sa propre destinée. Plus encore que pour toutes les classes historiques précédentes, le mouvement par lequel cette classe, la plus asservie de toutes, devient l'avant-garde de la conscience de l'humanité, ce mouvement doit, en très grande partie, être un mouvement souterrain, "à demi-caché".
LE CHEMIN DE LA CONSCIENCE PROLETARIENNE
Comme classe exploitée, le prolétariat n'a pas de base économique pour garantir un progrès automatique de sa lutte. En conséquence, comme Marx le disait dans "Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte", les révolutions prolétariennes "se critiquent elles-mêmes constamment, interrompent à chaque instant leur propre cours, (...) reculent constamment à nouveau devant 1'immensité infinie de leurs propres buts". Mais, contrairement à la vision de la CWO, l'inévitable mouvement de la lutte de classe avec ses hauts et des bas, ses avancées et ses reculs, n'est pas un cercle vicieux : au niveau historique le plus fondamental, c'est le mouvement à travers lequel la classe prolétarienne mûrit et avance vers sa propre conscience. Et contre la représentation de la CWO et des conseillistes, d'une classe sombrant dans une atomisation totale quand la lutte ouverte prend fin, nous ne pouvons que répéter ce qui est dit dans la résolution de janvier 84 : "La condition de la prise de conscience est donnée par 1'existence historique de la classe capable d'appréhender son avenir, et non par les luttes contingentes immédiates. " En d'autres termes, l'être historique de la classe ne se dissout pas quand la lutte immédiate s'éteint. Même en dehors des périodes de lutte ouverte, la classe reste une force vivante, collective ; aussi, a conscience peut continuer et continue de fait à se développer dans de telles périodes. Il est vrai, néanmoins, que le rapport de forces contingent entre les classes influence la façon dont ce développement s'opère. De façon générale, nous pouvons donc dire que : - dans une période de défaite et de contre-révolution, la conscience de classe est sérieusement réduite en étendue, dans la mesure où la majorité de la classe est piégée par les mystifications de la bourgeoisie, mais cette conscience peut malgré tout connaître de profondes avancées en profondeur, comme en témoigne la rédaction du "Capital" après la défaite de 1848, et plus particulièrement le travail de "Bilan" dans les jours sombres des années 30 ;
- dans les périodes de montée générale de la lutte de classe, comme aujourd'hui, le processus de maturation souterraine tend à mêler les deux dimensions -profondeur et étendue. En d'autres termes, toute la classe est impliquée dans un mouvement d'avancée de la conscience, même si cela s'exprime encore à des degrés très divers :
- au niveau de conscience le plus bas, ainsi que dans les plus larges couches de la classe, cela prend la forme d'une contradiction croissante entre l'être historique, les besoins réels de la classe, et l'adhésion superficielle des ouvriers aux idées bourgeoises. Ce heurt peut rester longtemps en grande partie non-reconnu, enfoui ou réprimé, ou bien il peut commencer à émerger sous la forme de désillusion et de désengagement vis-à-vis des thèmes principaux de l'idéologie bourgeoise ;
- dans un secteur plus restreint de la classe, parmi les ouvriers qui restent fondamentalement sur le terrain prolétarien, cela prend la forme d'une réflexion sur les luttes passées; de discussions plus ou moins formelles sur les luttes à venir, l'émergence de noyaux combatifs dans les usines et parmi les chômeurs. Récemment, la manifestation la plus spectaculaire de cet aspect du phénomène de maturation souterraine a été donnée par les grèves de masse en Pologne en 1980, dans lesquelles les méthodes de lutte utilisées par les ouvriers ont montré qu'il y avait eu une réelle assimilation de nombreuses leçons des luttes de 1956, 70 et 76 (pour une analyse plus complète de la façon dont les événements de Pologne démontrent l'existence d'une mémoire collective de classe, voir l'article sur la Pologne et le rôle des révolutionnaires dans la Revue Internationale N° 24) ; dans une fraction de la classe, qui est encore plus limitée en taille, mais destinée à croître avec l'avancée de la lutte, cela prend la forme d'une défense explicite du programme communiste, et donc de regroupement en avant-garde marxiste organisée. L'émergence d'organisations communistes, loin d'être lune réfutation de la notion de maturation souterraine, est à la fois un produit et un facteur actif de celle-ci. Elles sont "produit" en ce sens que, contrairement à la théorie idéaliste défendue par la CWO, la minorité communiste ne vient pas du ciel mais de la terre ; elle est le fruit de la maturation historique du prolétariat, du devenir historique de la classe, qui est nécessairement "cachée" pour les méthodes de perception immédiatistes, empiriques, instillées par l'idéologie bourgeoise. Un facteur actif parce que -spécialement dans la période de décadence où le prolétariat est privé de ses organisations de masse permanentes et que l'Etat bourgeois utilise tous les moyens dont il dispose pour enfouir aussi profondément qu'il le peut ces mouvements de la conscience de classe, les fractions communistes sont en grande partie réduites à des minorités si ténues qu'elles tendent à faire un travail "souterrain" dont l'influence sur la lutte prend la forme d'un processus de contagion moléculaire et non visible. A un moment où la troisième vague de luttes depuis 1968 n'est encore qu'à ses débuts, la capacité des révolutionnaires d'avoir un impact réel sur la lutte (impact qui s'exprimera plus complètement dans l'intervention du parti) commence aujourd'hui seulement à être évident. Mais cela ne signifie pas que tout le travail des révolutionnaires ces quinze dernières années a disparu dans le vide. Au contraire : les graines qu'ils ont semées commencent maintenant à germer.
La reconnaissance par les révolutionnaires du fait qu'ils sont un produit de la maturation souterraine de la conscience n'implique aucunement une attitude passive vis-à-vis de leurs tâches, une sous-estimation de leur rôle indispensable. Au contraire : reconnaître que seuls les communistes, dans le cours "normal" de la société capitaliste, sont explicitement conscients du processus sous-jacent se déroulant dans la classe, ne peut qu'augmenter l'urgence d'appliquer toute l'organisation et la détermination nécessaires à la tâche de transformer cette minorité en majorité. Comme nous l'avons déjà souligné, il n'y a pas de lien automatique entre l'être historique de la classe et la conscience de cet être. Si la transformation de la minorité en majorité n'a pas lieu, si la conscience de la classe ne devient pas conscience de classe dans le sens le plus fort du terme, le prolétariat sera incapable de remplir sa mission historique et toute l'humanité en subira les conséquences.
D'autre part, le rejet de la notion de maturation souterraine conduit, dans la pratique, à l'incapacité d'être "en avance sur la logique des événements", de donner à la classe ouvrière une perspective à ses luttes. Comme le dit la résolution de 84 dans sa conclusion : "toute conception qui fait découler la conscience uniquement des conditions objectives et des luttes que celles-ci provoquent est incapable de rendre compte de 1'existence d'un cours historique."
Incapable de voir la maturation réelle du prolétariat, de mesurer la force sociale qu'il représente même quand il ne lutte pas ouvertement, la CWO s'est révélée incapable de comprendre pourquoi la classe est aujourd'hui une barrière à la marche de la bourgeoisie vers la guerre : elle tend ainsi à tomber dans le pessimisme ou le déboussolement complet quand elle doit se prononcer sur la direction générale que prend la société. Incapable de comprendre l'existence d'un cours aux affrontements de classe, elle a aussi été incapable de refléter l'évolution progressive du réveil prolétarien depuis 1968, comme le démontrent le fait qu'elle n'ait pas su prévoir la reprise des luttes de 1983, sa reconnaissance tardive du fait qu'elle existe quand même et ses hésitations persistantes sur où va le cours (à un moment elle a même exprimé la crainte qu'une défaite de la grève des mineurs de Grande-Bretagne ne mette fin à la reprise des luttes dans toute l'Europe). Ce ne sont là que quelques exemples qui illustrent une règle générale : si on ne voit pas le mouvement réel de la classe en premier lieu, on est incapable d'indiquer vers où il va aller dans le futur et donc incapable d'être un élément actif dans la construction de ce futur. Et on sera incapable de saisir le mouvement si l'on ne parvient pas à gratter la couche superficielle de la "réalité" qui, d'après la philosophie empiriste de la bourgeoisie, est "tout ce qui existe".
MU
Dans les numéros 40, 41 et 42 de la Revue Internationale nous avons publié des articles portant sur un débat qui s'est mené dans le CCI depuis plus de deux ans. Dans le premier de ces articles, "Le danger du conseillisme" (n°40), nous expliquions toute l'importance que revêt la publication vers l'extérieur des discussions politiques qui se déroulent au sein des organisations révolutionnaires dans la mesure où celles-ci ne sont pas des cénacles où l'on "discute pour discuter", mais débattent de questions qui intéressent l'ensemble de la classe ouvrière, puisque leur raison d'être est de participer activement au processus de prise de conscience de celle-ci en vue de ses tâches révolutionnaires. Dans cet article, ainsi que dans celui publié dans le n°42, "Les glissements centristes vers le conseillisme", nous donnions des éléments sur la façon dont s'est déroulé le débat (y compris en citant de longs extraits des textes du débat interne). Nous n'y reviendrons pas sinon pour rappeler que les principales questions qui opposent la minorité (constituée en "tendance" depuis janvier 1985) aux orientations du CCI sont :
Les trois premiers articles traitaient principalement de la question du danger du conseillisme :
Dans le présent numéro est traitée la question de l'opportunisme et du centrisme sous forme d'un article représentant les positions de la "tendance" ("Le concept de 'centrisme' : le chemin de l'abandon des positions de classe") et d'un article de réponse défendant les positions du CCI.
Cet article se donne comme tâche de présenter les positions de la "Tendance" qui s'est constituée dans le CCI en janvier 1985, sur la question du centrisme. Face à l'utilisation du terme "centrisme" par la majorité du CCI pour caractériser le processus de pénétration de l'idéologie bourgeoise dans les organisations révolutionnaires du prolétariat, nous voulons dans cet article:
La "définition" du centrisme donnée par la majorité du CCI se limite à l'énumération de toute une série d'attitudes et de comportements (la conciliation, l'hésitation, la vacillation, le fait "de ne pas aller jusqu'au bout"). Si ces attitudes et comportements sont indiscutablement politiques de nature, caractéristiques des tendances centristes qui existaient autrefois dans l'histoire (cf. Rosa Luxemburg sur le caractère "visqueux" de Kautsky), ils sont nettement insuffisants comme définition d'un courant politique. Le centrisme a toujours eu un programme politique précis et une base matérielle spécifique. Les révolutionnaires marxistes (Luxemburg, Pannekoek, Bordiga, Lénine) qui combattaient le danger centriste responsable de la corruption et la dégénérescence de la IIe Internationale, ont toujours cherché la base réelle de la conciliation et la vacillation du centrisme dans ses positions politiques et dans la base matérielle de cette maladie du mouvement ouvrier avant 1914.
S'il y avait plusieurs variétés de centrisme dans la IIe Internationale : le menchevisme en Russie, les maximalistes en Italie, l'austro-marxisme dans l'empire des Habsbourg, l'exemple classique du centrisme est le kautskysme en Allemagne. Un bref examen des positions politiques du centre kautskyste montrera que la lutte entre les marxistes révolutionnaires et les centristes ne peut pas se réduire à un conflit entre "les durs" et "les mous". C'est une lutte entre deux programmes politiques complètement différents.
La base théorique et méthodologique du kautskysme est un matérialisme mécaniste, un déterminisme économique vulgaire menant à un fatalisme par rapport au processus historique. Prenant son point de départ non pas dans Marx, mais dans ce qu'il croyait être la révolution darwinienne de la science, Kautsky fait un amalgame entre la société et la nature et construit une théorie basée sur des lois universelles de la nature qui se réaliseraient de façon inéluctable à travers l'histoire.
Pour Kautsky, la conscience -devenue un simple épiphénomène- doit être apportée "de l'extérieur" par les intellectuels, le prolétariat étant une armée "disciplinée" par son état-major : la direction du parti. Kautsky rejette sans équivoque toute idée que l'action des masses constitue un creuset pour le développement de la conscience de classe, tout comme il insiste sur le fait que les seules formes d'organisation prolétarienne sont le parti de masse social-démocrate et les syndicats, chacun dirigé par un appareil bureaucratique professionnel.
Le but de la lutte prolétarienne est, selon Kautsky : "...la conquête du pouvoir étatique à travers la conquête d'une majorité au parlement et l'élévation du parlement à un poste de commandement dans l'État, certainement pas la destruction du pouvoir étatique". ("Die neue Taktik", 1911-12). Prendre l'appareil étatique existant mais pas le détruire, faire une transition pacifique au socialisme à travers le suffrage universel, utiliser le parlement comme instrument de la transformation sociale -voilà le programme politique du centrisme kautskyste. En opposition à une politique de lutte jusqu'au bout qui veut des batailles décisives avec l'ennemi de classe, Kautsky, dans sa polémique avec Rosa Luxemburg, à propos de la grève de masse, préconise une stratégie d'usure basée sur "le droit de vote, le droit d'assemblée, la liberté de la presse, la liberté d'association" accordés au prolétariat occidental ("Was nun?", 1909-10). Dans le cadre de cette stratégie d'usure, Kautsky donne un rôle extrêmement limité et subordonné à l'action des masses : le but des actions de masse "ne peut pas être de détruire le pouvoir d'État mais seulement d'obliger le gouvernement à céder sur une position particulière, ou de remplacer un gouvernement hostile au prolétariat par un gouvernement favorable à lui". (Die neue Taktik). De plus, selon Kautsky, le socialisme lui-même nécessite "des spécialistes entraînés" pour diriger l'appareil étatique : "le gouvernement pour le peuple et par le peuple dans le sens où des affaires publiques seraient gérées non pas par des fonctionnaires mais par les masses populaires travaillant sans salaires dans leur temps libre est une utopie, une utopie réactionnaire et anti-démocratique"("Die Agrarfrage" - 1899).
Un examen du menchevisme ou de l'austro-marxisme révélerait la même chose, c'est-à-dire, que le centrisme -comme toute tendance politique dans le mouvement ouvrier- doit être défini en premier lieu par ses positions politiques et son programme. Ici il est important de souligner la distinction marxiste fondamentale entre l'apparence et l'essence dans la réalité objective, la première étant aussi "réelle" que la seconde[1]. L'apparence du centrisme est, en effet, l'hésitation, la vacillation, etc. Mais l'essence du centrisme -politiquement- est son attachement constant et sans faille au légalisme, au gradualisme, au parlementarisme et à la "démocratie" dans la lutte pour le socialisme. Il n'a jamais oscillé d'un centimètre dans cette orientation.
La base matérielle du centrisme dans les sociétés capitalistes avancées d'Europe était la machine électorale des partis de masse social-démocrates (et surtout ses fonctionnaires salariés, ses bureaucrates professionnels et ses représentants parlementaires) ainsi que l'appareil syndical grandissant. C'est dans ces couches, qui ont sapé l'élan révolutionnaire des partis ouvriers, et pas dans une soi-disant "aristocratie ouvrière" créée, comme croyait Lénine, dans les masses prolétariennes par les miettes des superprofits capitalistes, que nous trouvons la base matérielle du centrisme. Mais, que l'on cherche du côté de la machine électorale social-démocrate et l'appareil syndical ou du côté d'une aristocratie ouvrière fictive, il est évident que les marxistes révolutionnaires ont toujours cherché à comprendre la réalité du centrisme par rapport à une base matérielle spécifique. De plus, il est essentiel de se rappeler que ces couches et ces institutions du mouvement ouvrier donnant au centrisme une base sociale -la machine électorale et l'appareil syndical- étaient justement en train d'être happées dans l'engrenage de l'appareil de l'État capitaliste, bien que cette intégration n'atteigne son point culminant que dans la première guerre mondiale.
Toute définition qui ignore que le centrisme implique toujours des positions politiques spécifiques et qu'il a toujours eu une base matérielle déterminée, toute définition qui se limite à des attitudes et des comportements (comme la définition de la majorité actuelle du CCI) est totalement incapable de comprendre un phénomène aussi complexe et historiquement spécifique que le centrisme et ne peut pas prétendre se réclamer de la méthode marxiste.
C'est maintenant la spécificité historique du centrisme que nous voulons aborder. Avant de savoir si le centrisme comme tendance au sein du mouvement ouvrier peut encore exister à l'époque de la décadence du capitalisme, il faut d'abord comprendre comment les frontières politiques du mouvement ouvrier ont été façonnées et transformées au cours de l'histoire. Ce qui constitue les frontières politiques à une époque donnée est déterminé par la nature de la période du développement du capitalisme, par les tâches objectives face au prolétariat et par l'organisation du capital et son État. Depuis le début du mouvement prolétarien, il y a un processus de décantation historique qui a progressivement rétréci et délimité les paramètres du terrain politique de la classe ouvrière.
À l'époque de la 1e Internationale, le développement du capitalisme, même au cœur de l'Europe, est encore caractérisé par l'introduction de la production industrielle à grande échelle et la formation d'un véritable prolétariat à partir de l'artisanat déclinant et la paysannerie dépossédée. Parmi les tâches historiques objectives face au jeune mouvement prolétarien à cette époque se trouvent le triomphe de la révolution démocratique anti-féodale et l'aboutissement du processus d'unification nationale dans les pays tels que l'Italie et l'Allemagne. Par conséquent, les frontières du mouvement ouvrier pouvaient regrouper les bakouninistes et les proudhoniens caractérisés par des programmes politiques ancrés dans le passé petit-bourgeois artisanal et paysan ; les blanquistes avec leur base dans l'intelligentsia jacobine et même les mazziniens avec leur programme de nationalisme et républicanisme radical ainsi que les marxistes, l'expression spécifique du prolétariat comme la classe ayant "des chaînes radicales".
À l'époque de la IIe Internationale, le développement du capitalisme obligea le prolétariat à se constituer en parti politique distinct, en opposition à tous les courants bourgeois et petits-bourgeois. La tâche de la classe ouvrière était aussi bien la préparation organisationnelle et idéologique de la révolution socialiste que la lutte pour des réformes durables dans le cadre du capitalisme ascendant ; c'est l'époque où le prolétariat avait un programme "minimum" et "maximum". La fin de la période des révolutions nationales, antiféodales, et la fin de l'enfance du prolétariat industriel comme classe avaient considérablement rétréci la délimitation du mouvement ouvrier. Mais la tension constante entre le programme maximum et minimum, entre la lutte pour le socialisme et celle pour les réformes, signifiait que des tendances aussi différentes que le marxisme révolutionnaire, l'anarcho-syndicalisme, le centrisme et le "révisionnisme" pouvaient exister sur le terrain politique de la classe ouvrière.
À l'époque de la décadence du capitalisme, à l'ère du capitalisme d'État, avec l'intégration des partis politiques de masse et des syndicats dans les rouages de l'État totalitaire du capital, une époque ouverte par la première guerre mondiale, la révolution prolétarienne internationale devient le seule tâche objective de la classe ouvrière. La fin de toute distinction entre programme maximum et minimum, l'impossibilité des réformes à l'époque de la crise permanente, signifient que le terrain politique de la classe ouvrière et le marxisme révolutionnaire deviennent identiques. Les différentes tendances centristes avec leur programme politique du parlementarisme et du légalisme, avec leur stratégie d'usure, avec leur base matérielle dans les partis de masse parlementaires et les syndicats social-démocrates sont passées irrémédiablement dans le camp du capitalisme. Il faut être absolument clair sur les implications du changement fondamental dans la nature de la période, dans les tâches face à la classe ouvrière et dans l'organisation du capital : l'espace politique autrefois occupé par le centrisme est aujourd'hui définitivement occupé par l'État capitaliste et son appareil politique de gauche.
Les camarades de la majorité du CCI diront que si les positions politiques classiques du centrisme sont aujourd'hui celles de l'ennemi capitaliste (ce que personne ne nie dans le CCI), il existerait d'autres positions politiques qui caractérisent le centrisme à l'époque de la décadence. Outre le fait que cette façon de poser le problème ignore le fondement et la spécificité historique du centrisme, la vraie question reste toujours posée : qu'on nous dise quelles sont précisément ces positions "centristes" new-look ? Est ce qu'il y a une position "centriste" sur les syndicats ou sur l'électoralisme, par exemple ? Est-ce que la défense du syndicalisme de base ou du "parlementarisme révolutionnaire" devient maintenant "centriste" et non pas -comme nous avons toujours dit- contre-révolutionnaire ? Aucun camarade de la majorité ne s'est donné la peine de définir cette fausse version moderne du centrisme en positions politiques précises. Ces camarades se contentent de répéter que le centrisme est "conciliation", "vacillation", etc. Une telle "définition" est non seulement politiquement imprécise par rapport aux classes[2], mais, comme nous allons voir plus loin, ce n'est qu'avec Trotsky et l'Opposition de Gauche déjà dégénérescente des années 30 qu'un marxiste osera mettre en avant une définition du centrisme basée sur des attitudes et des comportements.
Nous allons voir comment le concept du centrisme a été utilisé par des révolutionnaires dans la période de décadence du capitalisme, comment cette notion à toujours fini par effacer les frontières de classe et comment elle devient un symptôme majeur de corruption idéologique et politique de la part des marxistes qui l'ont employée.
Dans la 3e Internationale pendant la formation des partis communistes nationaux en Europe occidentale et centrale (1919- 1922) et avec Trotsky et l'Opposition de Gauche avant son passage définitif dans le camp ennemi pendant la deuxième guerre mondiale, nous voyons deux tentatives de reporter le concept du centrisme employé par Luxemburg, Lénine et d'autres dans la période avant 1914 ("centrisme" pour désigner des tendances politiques corrompues mais encore sur le terrain de classe du prolétariat) à l'époque de la décadence, l'époque des guerres et révolutions ouverte par la première guerre mondiale.
Le processus de la formation des partis communistes en Europe occidentale et centrale après 1919 n'a pas du tout suivi le chemin des Bolcheviks en Russie, c'est-à-dire, le chemin d'une lutte théorique et politique intransigeante menée par une fraction marxiste révolutionnaire pour arriver à une clarté programmatique. Cet avis se trouve déjà dans les pages de "Bilan", clairement mis en avant par les camarades de la fraction italienne de la Gauche Communiste des années 30. La stratégie et la tactique de l'I.C. sont, au contraire, animées par l'idée de la nécessité de la formation immédiate des partis de masse, étant donné l'imminence de la révolution mondiale. Cela amène l'I.C. à une politique de compromissions avec des tendances corrompues et mêmes ouvertement contre-révolutionnaires intégrées dans les PC de l'Europe occidentale et centrale. L'influence de ces tendances aurait dû être contrecarrée par une situation prérévolutionnaire poussant la majorité du prolétariat à gauche. De plus, à l'avis de l'I.C, le danger de telles compromissions se trouvait minimisé par le fait que les nouveaux PC seraient soumis à la direction du parti bolchevik en Russie, idéologiquement plus avancé et plus clair du point de vue programmatique. En réalité, ni la situation prérévolutionnaire tant espérée, ni la direction du parti bolchevik ne pouvaient contrecarrer les conséquences désastreuses de la politique de l'I.C, les concessions et les compromissions avec des tendances qui ont participé à la guerre impérialiste. En fait, la politique non principielle de l'I.C dans la formation des PC en Europe devient en elle-même un facteur supplémentaire menant à la défaite du prolétariat. Si le parti bolchevik n'avait pas de théorie adéquate ni sur le rapport parti/classe, ni sur le développement de la conscience de classe, c'était le prix à payer pour des années de sclérose de la théorie et la méthode marxiste au sein de la Ile Internationale, mais cela s'explique aussi par le fait que beaucoup d'aspects de ces questions décisives ne pouvaient trouver un début de réponse que dans le creuset de la pratique révolutionnaire du prolétariat. Mais la politique de la 3ème Internationale en Europe occidentale menait à l'abandon de la clarté révolutionnaire et des principes déjà acquis par les Bolcheviks au cours de leur longue lutte théorique et politique au sein de la social-démocratie russe, dans le combat pour l'internationalisme prolétarien pendant la guerre impérialiste et dans la révolution en Russie. Le cas le plus criant de cet abandon des principes révolutionnaires par l'I.C est la formation du PC tchèque, basée sur des éléments ouvertement contre-révolutionnaires. Le PC tchèque se forme uniquement autour de la tendance Smeral qui soutenait fidèlement pendant toute la guerre impérialiste la monarchie Habsbourg !
Dans le parti socialiste français (la S.F.I.O.), outre une petite tendance internationaliste de gauche, le "comité pour la IIIe Internationale" qui voulait une adhésion sans conditions à l'I.C[3], deux tendances politiques s'affrontaient en 1920 à la veille du congrès de Tours où l'adhésion à l'I.C. allait être à l'ordre du jour. En premier lieu, le "comité de résistance socialiste à l'adhésion à la IIIe Internationale", la droite, autour de Léon Blum, Renaudel et Albert Thomas. Ensuite, le "comité pour la reconstruction de l'Internationale", les "reconstructeurs" ou le centre, autour de Longuet, Faure, Cachin et Frossard. Cette tendance "centriste" voulait adhérer à l'I.C. mais avec des conditions très strictes pour pouvoir sauvegarder l'autonomie, le programme et les traditions du "socialisme" français. L'avis que donne A. Bordiga sur ces deux tendances dans son livre "Storia délia Sinistra Comunista" est particulièrement juste : "Sur les questions de fond, en tous les cas, les deux ailes ne se distinguent que par de simples nuances. Elles sont, en réalité, les deux faces d'une même médaille."
Les Longuetistes ont participé à l'union sacrée jusqu'à ce que le mécontentement grandissant des masses et la nécessité pour le capitalisme de l'encadrer et le dérailler les ont amenés à demander une paix "sans vainqueurs ni vaincus". Pour comprendre toute la complicité des Longuetistes dans la boucherie impérialiste, il suffit de citer le discours de Longuet du 2 août 1914 préparant le terrain pour l'union sacrée : "Mais si demain la France est envahie, comment les socialistes ne seraient-ils pas les premiers à défendre la France de la révolution et de la démocratie, la France de 1'Encyclopédie, de 1789, de juin 1848 (...)". Quand l'I.C, contre l'avis de Zinoviev, refusait l'adhésion du chauvin notoire Longuet, Cachin et Frossard se sont séparés de leur ancien chef, créant ainsi la base d'une majorité à Tours qui allait adhérer -avec conditions- à l'I.C. Mais ils continuaient à défendre et à justifier leur soutien à la guerre impérialiste. Ainsi Cachin insistait sur le fait que "La responsabilité de la guerre n'était pas seulement celle de notre bourgeoisie mais celle de1'impérialisme allemand ; donc notre politique de défense nationale trouve en ce qui concerne le passé, sa pleine justification". Les implications de cette déclaration pour l'avenir se voient dans l'insistance sur le fait qu'il faut distinguer" la défense nationale honnête" de la défense nationale soi-disant fausse de la bourgeoisie.
La scission dans la S.F.I.O. à Tours et la formation du P.C.F. ont suivi les directives de l'I.C. et signifiaient que le PCF dans sa vaste majorité ainsi qu'à sa direction, serait composé de la fraction contre-révolutionnaire longuetiste et que les 21 conditions -insuffisantes en elles-mêmes- seraient interprétées de façon à inclure des éléments ouvertement chauvins. Comment était-il possible de constituer le PCF avec une majorité dirigée par Cachin-Frossard, une majorité essentiellement longuetiste ?[4] Cette capitulation, ce couteau plongé dans le cœur du prolétariat, cette graine de pourriture qui allait donner le Front Populaire et l'Union Sacrée, était dissimulé et rendu possible par ... le concept du centrisme ! En baptisant les longuetistes "centristes", cette tendance était lavée de ses péchés mortels, enlevée du terrain politique du capitalisme où sa pratique l'avait mise, pour être replacée sur le terrain politique du prolétariat (quoique un peu tachée idéologiquement).
En Allemagne, où le K.P.D. (Parti communiste allemand) avait déjà exclu ses tendances de gauche (contre l'esprit et la lettre de ses propres statuts), ces mêmes tendances de gauche qui ont pris une position de classe sans équivoque contre la guerre impérialiste et qui avaient la vision la plus claire sur la nature de la nouvelle période, l'I.C. donne l'ordre au KPD de fusionner avec l'U.S.P.D. pour créer une base de masse. L'USPD, avec Bernstein, Hilferding et Kautsky à sa tête, avec son manifeste de fondation écrit par le renégat Kautsky en personne, est né de l'exclusion du groupe parlementaire de l'opposition, l'Arbeitsgemeinschaft, du SPD en 1917. La position de l'Arbeitsgemeinschaft face à la guerre impérialiste[5] (et qui est devenue la position de l'USPD) était de demander une paix sans annexions -une position quasi-identique à celle d'un partisan aussi féroce du nationalisme allemand que Max Weber et d'autres porte-parole du capital financier allemand confronté au danger -principalement social- d'une longue guerre que l'Allemagne ne pouvait gagner. Dans la tourmente de la révolution allemande de novembre 1918, l'USPD participe au gouvernement de coalition, mis sur pied pour arrêter la montée révolutionnaire, aux côtés des social-démocrates "purs et durs", le SPD de Noske et Scheidemann. Quand, face au massacre de noël, la radicalisation des masses menace de dépasser l'USPD laissant les représentants du capital allemand sans influence sur les masses, l'USPD se met "dans l'opposition". De cette opposition, l'USPD travaille pour intégrer les conseils ouvriers -où elle a des majorités- dans la constitution de Weimar, c'est-à-dire, dans l'édifice institutionnel par lequel le capitalisme allemand cherchait à reconstituer son pouvoir. Au moment du 2ème congrès de l'I.C., quand la fusion du KPD et de l'USPD est l'objet d'un débat acharné, Winjkoop pour le PC hollandais déclare :"Mon parti est de l'avis qu'il ne faut absolument pas négocier avec l'USPD, avec un parti qui aujourd'hui même siège au présidium du Reichstag, avec un parti du gouvernement."
Pour comprendre jusqu'au bout la nature contre-révolutionnaire de l'USPD, il faut aller au-delà des déclarations publiques -pleines d'éloges du légalisme, du parlementarisme et de la "démocratie"- pour se pencher sur ce que ses dirigeants ont dit, plus librement, en privé. À cet égard, la lettre de Kautsky du 7 août 1916 à l'austro-marxiste Victor Adler expliquant les vraies raisons de la formation de l'Arbeitsgemeinschaft, l'embryon de l'USPD, est un document de la plus grande importance : "Le danger du groupe Spartakus est grand. Son radicalisme correspond aux besoins immédiats des grandes masses indisciplinées. Liebknecht est aujourd'hui l'homme le plus populaire dans les tranchées. Si on n'avait pas formé l'Arbeitsgemeinschaft, Berlin serait aux mains des "spartakistes" et en dehors du parti. Mais si on avait constitué le groupe parlementaire de gauche quand je voulais, il y a un an, le groupe Spartacus n'aurait acquis aucun poids." Est-il vraiment nécessaire, après cette mise au point de Kautsky, de dire explicitement que la fonction -objective et même consciente- de l'Arbeitsgemeinschaft et son successeur, l'USPD, était d'empêcher la radicalisation des masses et de préserver l'ordre capitaliste.
Pour que la décision de l'I.C. de fusionner le KPD et l'USPD soit prise et acceptée -une erreur monumentale avec des conséquences désastreuses pour la révolution en Allemagne-, il fallait d'abord commencer par désigner l'USPD un parti "centriste" (poussé à gauche par les événements...) transformant mais uniquement en paroles sa nature de classe capitaliste en nature prolétarienne.
Ce qui nous intéresse ici ce n'est pas de revenir sur tout le raisonnement qui amène l'I.C. à tourner le dos aux principes révolutionnaires dans la formation des PC européens, mais d'insister sur le fait que le concept du centrisme a. fourni la couverture idéologique pour envelopper une politique de compromission avec des éléments contre-révolutionnaires.
En concomitance et en lien avec la politique désastreuse de l'IC dans la formation du PCF, du VKPD, etc., se produisait le début du retour à la méthode et la philosophie du matérialisme mécaniste de la 2ème Internationale, ce qui donnera la base au "DIAMAT", la vision stalinienne (capitaliste) du monde, institutionnalisée dans le "Komintern" des années 30. L'abandon des principes prolétariens révolutionnaires va toujours de pair avec l'incohérence méthodologique et théorique.
Dans le cas de Trotsky et l'Opposition de Gauche, c'est par l'alliance avec la social-démocratie (le front unique, le front populaire, l'anti-fascisme) et la défense de l'"État ouvrier" en Russie que ce courant trahit définitivement le prolétariat pour passer dans le camp du capitalisme pendant la deuxième guerre mondiale. Ses positions sont indissolublement liées à l'utilisation du concept du centrisme par Trotsky pour caractériser la dynamique de la social-démocratie et pour analyser la nature du stalinisme. En effet, la théorie des "groupes centristes cristallisant à partir de la social-démocratie" l'incapacité de tracer la frontière de classe qui pour Trotsky est complètement obscurcie par cette notion du centrisme, fournit la base du "tournant français" en 1934 où Trotsky donne l'ordre aux sections de l'Opposition de Gauche internationale de faire de l'entrisme dans les partis social-démocrates contre-révolutionnaires.
La différence du centrisme en termes d'attitudes et de comportement, le portrait d'un centriste (incohérent, vacillant, conciliant, etc.) sur lequel la majorité du CCI fonde sa conception du centrisme aujourd'hui, voit le jour pour la première fois dans le mouvement ouvrier pendant les années 30 dans les rangs de l'Opposition trotskyste, qui abandonnait déjà à l'époque position de classe sur position de classe dans sa chute vers le camp de la contre-révolution. Dans "Le Centrisme et la IVe Internationale" paru dans "The Militant" du 17 mars 1934 ou tout semblant de définition du centrisme en termes de positions politiques est abandonné, Trotsky peint le portrait verbal d'un centriste qui se retrouve presque mot pour mot dans les textes de la majorité du CCI aujourd'hui[6].
Au crépuscule du capitalisme ascendant, le centrisme, en tant que tendance politique au sein de la IIe Internationale a mené à la corruption et la dégénérescence conduisant à la trahison de 1914. Dans le capitalisme décadent, c'est le concept du centrisme -encore utilisé par des révolutionnaires incapables de se débarrasser du poids mort du passé -qui à chaque fois ouvre la porte aux compromissions et à la soumission à l'idéologie du capitalisme au sein du mouvement ouvrier.
La majorité du CCI dit souvent que les révolutionnaires ne doivent pas rejeter un outil politique -en l'occurrence le concept du centrisme- simplement parce qu'il a été mal utilisé. À cela, nous voulons répondre. Premièrement, les camarades de la majorité utilisent le concept de centrisme aujourd'hui pour rejeter les mêmes erreurs commises par l'I.C. dans les années 20. Ainsi la majorité considère que l'USPD, malgré ses lettres de créance social-démocrates impeccables et malgré son rôle dans la défaite de la révolution en Allemagne, était encore sur le terrain prolétarien, un parti "centriste". Dans les pages de Révolution Internationale, les chauvins Cachin et Frossard deviennent des "centristes" ' et "opportunistes" dans un article donnant la version CCI de la constitution du PCF. Deuxièmement, il faut souligner le fait qu'il n'y a aucun exemple où l'utilisation du concept du centrisme par des révolutionnaires dans la période de décadence n'est pas en elle-même devenue l'instrument des compromissions et la conciliation avec l'idéologie de l'ennemi de classe capitaliste, d'un effacement des frontières de classe et enfin d'un recul des positions de classe. Troisièmement, le concept du centrisme dans les mains des révolutionnaires de l'époque actuelle est fondamentalement lié à une incompréhension profonde de la nature de notre époque historique, une incapacité à comprendre la vraie signification et les implications profondes de la tendance universelle vers le capitalisme d'État.
Jusqu'à présent, nous parlons des révolutionnaires qui ont employé le terme centrisme pour caractériser un phénomène qui se trouve, selon eux, toujours sur le terrain politique de la classe ouvrière. C'est précisément ainsi que la majorité actuelle du CCI utilise ce terme. Mais d'autres révolutionnaires avec plus de clarté programmatique que l'I.C. des années 20 ou Trotsky des années 30, ont utilisé le "centrisme" pour caractériser des tendances politiques qui sont actives dans les rangs de la classe ouvrière, mais qui sont en réalité contre-révolutionnaires, de l'autre côté de la frontière de classe. Par exemple, Goldenberg, un délégué français au 2ème congrès de l'I.C, parlant au nom de la gauche internationaliste, a dit : "Les thèses proposées par le camarade Zinoviev donnent toute une série de conditions permettant aux partis socialistes, les soi-disant "centristes", de rentrer dans l'I.C. Je ne peux pas être d'accord avec cette procédure. Ces dirigeants du PSF utilisent une phraséologie révolutionnaire pour tromper les masses. Le parti socialiste français est un parti pourri de petits-bourgeois réformistes. Son adhésion à l'I.C. aurait comme conséquence d'installer cette pourriture au sein de l'I.C. Je veux simplement déclarer que des gens qui malgré leur verbiage révolutionnaire, se sont montrés des contre-révolutionnaires décidés, ne peuvent pas se transformer en communistes en quelques semaines".
Goldenberg, la fraction abstentionniste de Bordiga du PSI et les autres représentants de la gauche au 2ème congrès, comprennent d'un côté la nature contre-révolutionnaire de Cachin, Frossard, Daumig, Dittman, etc., de ceux qui demandaient l'intégration dans l'I.C. au nom des tendances qu'ils dirigeaient pour mieux encadrer et détourner le prolétariat. Mais de l'autre côté, la gauche continue à employer la terminologie de "réformistes", "centristes", etc. pour caractériser les éléments qui se sont mis au service du capitalisme. Si la gauche dans l'I.C. est claire sur la nature contre-révolutionnaire du "centrisme", le fait qu'elle persiste à utiliser ce terme montre une confusion et une incohérence réelle face au phénomène nouveau du capitalisme d'État que la guerre impérialiste et la crise permanente ont produit. C'était une confusion sur le fait que ces tendances "centristes" ont non seulement définitivement trahi le prolétariat sans retour possible, mais qu'elles sont devenues en fait une partie intégrante de l'appareil étatique du capitalisme sans aucune différence de classe avec les partis bourgeois traditionnels bien qu'elles assument une fonction capitaliste particulière auprès de la classe ouvrière. Dans ce sens, la Gauche était très sérieusement handicapée dans sa lutte contre la dégénérescence de l'I.C.
La coexistence des termes "centriste", "social-patriote" et "contre-révolutionnaire" pour caractériser des éléments comme Cachin et Frossard, l'utilisation du concept du centrisme par lequel elle cherchait à comprendre le stalinisme, ont désarmé la fraction italienne de la Gauche Communiste dans les années 30 quand elle analysait la dégénérescence de l'I.C. et la contre-révolution stalinienne triomphante. Bien que la fraction italienne, contrairement à Trotsky, soit claire sur la nature contre-révolutionnaire du stalinisme et son alignement sur le terrain du capitalisme mondial, son analyse du stalinisme en termes de "centrisme"[7] était une source de confusion constante. Une conséquence de cette confusion était sa politique incohérente par rapport au PC italien ; la fraction ne s'est coupée formellement du PC italien totalement stalinisé qu'en 1933. Le fait que des camarades des fractions italienne et belge de la Gauche Communistes aient pu parler de la Russie en tant qu'"État ouvrier" jusqu'à la fin de la deuxième guerre mondiale, et malgré leur position que la Russie s'est alignée sur le terrain impérialiste du capitalisme mondial, témoigne de l'incohérence politique qui découle de l'utilisation du concept du centrisme dans la phase du capitalisme d'État.
Après la deuxième guerre mondiale, le PCI bordiguiste a également employé le concept du centrisme pour désigner les traîtres socialistes qui radicalisent leur langage pour mieux encadrer la classe ouvrière dans les intérêts du capital et pour caractériser les partis staliniens clairement reconnus comme contre-révolutionnaires par ailleurs[8]. Par exemple, en parlant de la tendance longuetiste de la SFIO qui allait constituer la majorité du PCF, les bordiguistes affirment avec raison que "la contre-révolution n'a pas eu besoin de briser le parti (le PCF) mais s'est au contraire appuyée sur lui". Mais, plus loin, par rapport à Cachin/Frossard : "Pour empêcher le prolétariat de se constituer en parti révolutionnaire, comme la situation objective 1'y poussait irrésistiblement, pour dévier son énergie vers les élections ou vers des mots d'ordre syndicaux compatibles avec le capitalisme (...) le 'centrisme' a dû adopter 'un langage plus radical'" Programme Communiste n°55, p.82 et 91). Ici, les bordiguistes comprennent le rôle joué objectivement par ces tendances contre-révolutionnaires mais retombent dans la confusion en les caractérisant comme "centristes".
Dans le cas de la Fraction italienne et encore plus gravement dans le cas des bordiguistes aujourd'hui (plus grave à cause des quarante années de plus pendant lesquelles ils ont continué à se cramponner à cette notion de centrisme et, en plus de leur ossification et stérilité politiques) l'utilisation du concept du centrisme est le prix payé pour l'incapacité de comprendre la réalité du capitalisme d'État et donc d'une des caractéristiques fondamentales de l'époque actuelle.
Il est incroyable que le concept de centrisme utilisé par la majorité du CCI aujourd'hui (un phénomène qu'elle considère encore sur le terrain prolétarien) soit en deçà des confusions de la gauche de l'IC, de la fraction italienne et, par rapport à l'histoire des débuts de l'I.C. et les combats dans lesquels Bordiga a participé, même en deçà des bordiguistes ! Le recours au concept de centrisme de la part du CCI est extrêmement dangereux pour l'organisation, dans la mesure où il met en question des acquis de la Gauche Communiste et tourne le dos à des leçons fondamentales du combat de la gauche au sein de l'I.C. Ce n'est pas que ces acquis suffisent actuellement pour arriver à la clarté programmatique nécessaire pour la classe ouvrière aujourd'hui et pour la formation du parti mondial de demain. Mais en abandonnant ces leçons et en tombant en deçà de la clarté théorique du passé, même la possibilité d'aller en avant dans le développement du programme communiste (ce qui dans la situation présente est absolument nécessaire) se trouve sérieusement compromise.
C'est pour ces raisons que la tendance qui s'est constituée au sein du CCI en janvier 1983, sur la base d'une "Déclaration", rejette le concept de centrisme et met en garde le CCI contre les graves dangers que sa politique actuelle représente pour la théorie et la pratique de l'organisation.
Pour la tendance : Mc Intosh
L'article de "Mac Intosh pour la tendance" publié dans ce numéro de la Revue Internationale présente un grand avantage par rapport au précèdent article de la minorité, "Le CCI et la politique du moindre mal" par JA, publié dans le n°41 : il traite d'une question précise et s'y tient jusqu'à la fin alors que l'autre, à côté du danger conseilliste, parle un peu de tout, ...et notamment de la question du centrisme. Cependant, si l'éclectisme qui tendait à embrouiller le lecteur était un défaut de l'article de JA (un défaut du point de vue de la clarté du débat, mais peut-être est-ce une qualité du point de vue de la démarche confusionniste de la "tendance"), on peut considérer que l'unité thématique de l'article de Mac Intosh, tout en permettant de mieux s'y retrouver sur les positions de la tendance, n'est pas uniquement un facteur de clarté. L'article de Mac Intosh est bien construit, se base sur un plan simple et logique et présente une apparence de rigueur et de souci d'étayer les arguments sur des exemples historiques précis, toutes caractéristiques qui en font à ce jour le document le plus solide de la tendance et qui peuvent impressionner si on le lit de façon superficielle. Cependant, l'article de Mac Intosh n'échappe pas au défaut que nous avons déjà signalé dans la Revue n°42 à propos de l'article de JA (et qui est une des caractéristiques majeures de la démarche de la tendance) : l'escamotage des véritables questions en débat, des véritables problèmes qui se posent au prolétariat. La différence entre les deux articles tient surtout au degré de maîtrise de cette technique d'escamotage.
Ainsi, alors que JA a besoin de faire beaucoup de bruit, de parler un peu à tort et à travers, de produire plusieurs écrans de fumée pour accomplir ses tours de passe-passe, c'est avec beaucoup plus de sobriété que Mac Intosh réalise les siens. Cette sobriété même est un élément de l'efficacité de sa technique. En ne traitant dans son article que du problème du centrisme en général et dans l'histoire du mouvement ouvrier sans se référer à aucun moment à la façon dont la question s'est posée dans le CCI, il évite de porter à la connaissance du lecteur le fait que cette découverte (dont il est l'auteur) de la non-existence du centrisme dans la période de décadence, était la bienvenue pour les camarades "réservistes" (qui s'étaient abstenus ou avaient émis des "réserves" lors du vote de la résolution de janvier 84). La thèse de Mac Intosh, à laquelle ils se sont ralliés lors de la constitution de la tendance, leur permettait de retrouver des forces contre l'analyse du CCI sur les glissements centristes envers le conseillisme dont ils étaient victimes et qu'ils s'étaient épuisés à combattre en essayant vainement de montrer (tour à tour ou simultanément) que "le centrisme c'est la bourgeoisie", "il existe un danger de centrisme dans les organisations révolutionnaires mais pas dans le CCI", "le danger centriste existe dans le CCI mais pas à l'égard du conseillisme". Les camarades "réservistes" faisaient ainsi la preuve qu'au moins ils connaissaient l'adage "qui peut le plus peut le moins". De même, dans son article, Mac Intosh se montre connaisseur du bon sens populaire qui veut qu'"on ne parle pas de corde dans la maison d'un pendu".
En résumé, si on peut se permettre une image, on pourrait illustrer ainsi la différence entre les techniques employées par JA et Mac Intosh dans leurs articles respectifs :
Pour notre part, c'est en nous appuyant sur le marxisme et les leçons de l'expérience historique que nous essaierons de mettre en évidence les "trucs" qui permettent à Mac Intosh et à la tendance de dissimuler leurs différents tours de passe-passe[9] . Mais en premier lieu il importe de rappeler comment le marxisme révolutionnaire a toujours caractérisé le centrisme.
Le camarade Mac Intosh nous dit : "la 'définition' du centrisme donnée par la majorité du CCI se limite à l'énumération de toute une série d'attitudes et de comportements (la conciliation, l'hésitation, la vacillation, le fait de 'ne pas aller jusqu'au bout d'une position'). Si ces attitudes et comportements sont indiscutablement de nature politique, caractéristiques des tendances centristes qui existaient autrefois dans l'histoire (cf. R. Luxemburg sur le caractère 'visqueux' de Kautsky), ils sont nettement insuffisants comme définition d'un courant politique."
Pour que le lecteur puisse se faire une idée plus précise sur la validité du reproche adressé par Me Intosh aux positions du CCI, nous allons donner un certain nombre d'extraits de textes de discussion interne exprimant ces positions.
L'opportunisme ne se caractérise pas seulement par ce qu'il dit, mais encore, et peut-être encore davantage par ce qu'il ne dit pas, par ce qu'il dira demain, par ce qu'il tait aujourd'hui pour pouvoir mieux le dire demain quand les circonstances lui paraîtront plus favorables, plus propices. L'opportunité qu'il scrute lui dicte souvent de garder le silence aujourd'hui. Et s'il agit ainsi, ce n'est pas tellement par volonté consciente, par esprit machiavélique, mais parce qu'un tel comportement est inscrit dans sa nature, mieux, il constitue le fond même de sa nature.
L'opportunisme, disait Lénine, est difficilement saisissable par ce qu'il dit, mais on le voit clairement par ce qu'il fait. C'est pourquoi il n'aime pas décliner son identité. Rien ne lui est plus désagréable que d'entendre être appelé par son nom. Il déteste se montrer à visage nu, en pleine lumière. La pénombre lui sied à merveille. Les positions franches, tranchantes, intransigeantes, qui vont au bout de leur raisonnement, lui donnent le vertige. Trop 'bien élevé', il supporte très mal la polémique. Trop 'gentleman' il n'aime que le langage châtié et voudrait que, s'inspirant du modèle du Parlement anglais, les protagonistes des positions radicalement antagoniques commencent, en s'affrontant à leurs adversaires, par les appeler 'honorable sir', ou 'mon honorable collègue'. Avec leur goût de l''exquis', du tact et de la mesure, de la politesse et du 'fair-play', ceux qui penchent vers l'opportunisme perdent complètement de vue que l'arène tragique et vivante de la lutte de classe et de la lutte des révolutionnaires ne ressemble en rien à cette vieille bâtisse poussiéreuse et morte qu'est 'l'honorable chambre des députés'.
Le centrisme est un des nombreux aspects par lequel se manifeste l'opportunisme, une de ses facettes, (appellations). Il exprime ce trait caractéristique de l'opportunisme de se situer toujours au centre, c'est-à-dire entre les forces et les positions antagoniques qui s'opposent et s'affrontent, entre les forces sociales franchement réactionnaires et les forces radicales qui combattent l'ordre de chose existant pour changer les fondements de la société présente.
C'est dans la mesure où il abhorre tout changement tout bouleversement radical, que le 'centrisme' est amené à se trouver forcément et ouvertement du côté de la réaction, c'est-à-dire du côté du capital, quand la lutte de classe atteint le point d'un affrontement décisif et qui ne laisse plus de place à aucune tergiversation comme c'est le cas au moment du saut révolutionnaire du prolétariat…
Le centrisme en quelque sorte est un 'pacifisme' à sa manière. Il a horreur de tout extrémisme. Les révolutionnaires conséquents au sein du prolétariat lui paraissent, par définition, toujours trop 'extrémistes'. Il leur fait la morale, les conjure contre tout ce qui paraît excessif et toute intransigeance lui paraît être une agressivité inutile.
Le centrisme n'est pas une méthode, c'est l'absence de méthode. Il n'aime guère l'idée d'un cadre... Ce qu'il préfère et où il se sent pleinement à l'aise, c'est le rond, là où on peut tourner et tourner sans fin, dire et se contredire à volonté, aller de droite à gauche et de gauche à droite sans jamais être gêné par les coins, où on peut évoluer avec d'autant plus de légèreté qu'on n'a pas à porter le poids ni à subir la contrainte de la mémoire, de la continuité, des acquis et de la cohérence, toutes choses qui entravent sa 'liberté'.
La maladie congénitale du centrisme est son goût, sincère ou non, de la réconciliation. Rien ne le dérange plus que le combat franc des idées. L'affrontement des positions lui paraît toujours comme trop exagéré. Toute discussion lui paraît de la polémique inutile. On comprend et on respecte le souci des uns et des autres pour ne froisser personne, car la priorité, des priorités, la raison première c'est sauver l'unité et garder l'ordre. Pour cela il est toujours prêt à vendre le droit d'aînesse pour un plat de lentilles.
Les révolutionnaires, à l'instar de la classe, aspirent également à la plus grande unité et à l'action la mieux ordonnée, mais jamais au prix de la confusion, de concessions sur les principes, d'obscurcissement du programme et des positions, du relâchement de la fermeté dans leur défense. Le programme révolutionnaire du prolétariat est à leurs yeux non négociable. C'est pourquoi, ils apparaissent, pour le centrisme, comme des trouble-fête, des extrémistes, des gens impossibles, incorrigibles et éternels trouble-ordre... "Y a-t-il une tendance centriste dans l'organisation ? Une tendance formellement organisée, non. Mais on ne peut nier qu'il y a chez nous des tendances au glissement vers le centrisme qui se manifestent chaque fois qu'apparaissent des situations de crise ou des divergences sur des questions de fond... Le centrisme, au fond, est une faiblesse chronique, toujours présente d'une façon patente ou latente dans le mouvement ouvrier, se manifestant différemment selon les circonstances. Ce qui le caractérise le plus, c'est de se situer non pas seulement au milieu, entre les extrémités, mais de vouloir les concilier en une unité dont il serait le centre conciliateur, en prenant un peu de l'un et un peu de l'autre. (...)
Aujourd'hui, ce centrisme se situe parmi nous entre la démarche du conseillisme et celle du CCI. Ce qui nous intéresse en tant que groupe politique, c'est d'étudier le phénomène politique de l'existence et de l'apparition des tendances vers le centrisme, la raison et le fondement de ce phénomène. Aussi, la tendance ou glissement vers le centrisme doit être étudié indépendamment des personnalités qui la composent à un moment donné." (...) (Extraits d'un texte du 17/2/84).
"Le centrisme est une démarche erronée mais il ne se situe pas hors du prolétariat, mais au sein du mouvement ouvrier et exprime, la plupart du temps, l'influence d'une démarche politique venant de la petite-bourgeoisie. Autrement on ne comprend pas comment les révolutionnaires ont pu cohabiter tout au long de l'histoire avec des tendances centristes dans les mêmes partis et internationales du prolétariat...
Le centrisme ne se présente pas avec un programme nettement défini ; ce qui le caractérise, c'est justement le flou, le vague, et c'est pour cela qu'il est d'autant plus dangereux, comme une maladie pernicieuse, menaçant toujours, de l'intérieur, l'être révolutionnaire du prolétariat." (Extraits d'un texte de mai 84).
"Mais quelles sont les sources de l'opportunisme et du centrisme dans la classe ouvrière ? Pour les marxistes révolutionnaires, elles se ramènent essentiellement à deux :
1) La pénétration dans le prolétariat de l'idéologie bourgeoise et petite-bourgeoise dominante dans la société et qui enveloppe le prolétariat (en tenant compte de plus du processus de prolétarisation qui s'opère dans la société faisant tomber sans cesse dans le prolétariat des couches provenant de la petite-bourgeoisie, de la paysannerie et même de la bourgeoisie, et qui emmènent avec elles des idées petites-bourgeoises). (...)" (Extraits d'un texte du 24/11/84).
Nous aurions pu donner encore beaucoup d'autres extraits illustrant l'effort de réflexion mené par le CCI sur la question du centrisme, mais nous n'en avons pas ici la place. Toutefois, ces citations, même incomplètes, permettent de faire justice de l'accusation affirmant que : "La 'définition' du centrisme donnée par la majorité du CCI se limite à l'énumération de toute une série d'attitudes et de comportements".
Cette suite de citations a également pour mérite de mettre en évidence un des tours de passe-passe majeurs opérés par Mac Intosh : l'identification entre "centrisme" et "opportunisme". En effet, son texte réussit le rare exploit de ne pas parler une seule fois du phénomène de l'opportunisme alors que la définition du centrisme s'appuie nécessairement sur celle de l'opportunisme dont il constitue une variété, une manifestation, situées et oscillant entre l'opportunisme ouvert et franc et les positions révolutionnaires.
La ficelle de Mac Intosh est à la fois très grosse et assez subtile. Il sait pertinemment que nous avons à de nombreuses reprises employé dans nos colonnes (y compris dans des résolutions de Congrès comme cela est rappelé dans la Revue n°42, p.29) le terme d'opportunisme appliqué à la période de décadence du capitalisme. En ce sens, affirmer aujourd'hui de but en blanc que la notion d'opportunisme n'est plus valable dans cette période conduirait à se demander pourquoi c'est justement maintenant que Mac Intosh découvre que ce qu'il avait voté (avec tous les membres de la "tendance") en 1978 (au 2ème Congrès du CCI) est faux. Dans la mesure où la notion de centrisme -qui pourtant est inséparable de celle d'opportunisme- a été bien moins utilisée jusqu'à présent par le CCI (et n'a pas fait l'objet d'un vote de congrès) on donne moins l'impression de se déjuger en affirmant aujourd'hui qu'elle n'est pas valable dans la période actuelle.
En escamotant la notion d'opportunisme pour ne plus parler que du centrisme, les camarades de la "tendance" essayent d'escamoter le fait que ce sont eux qui ont fait volte-face sur cette question et non le CCI comme ils se plaisent à le répéter.
Ce n'est évidemment pas de cette façon que la "tendance" pose le problème puisque, pour elle, il ne peut exister de centrisme dans la période de décadence. Par contre, par la plume de Mac Intosh, elle accuse le CCI de compromissions avec le trotskysme, de "tomber dans des positions trotskytes", ce qu'elle appuie par l'argument suivant :
Ici, Mac Intosh opère une de ses voltes faces dont il a le secret. Après avoir au début du texte admis la "nature politique" des questions de comportement, leur validité (bien qu'il les estime "insuffisantes") pour participer à la caractérisation d'un courant politique, voilà qu'il charge ce type de caractérisation de tous les maux de la création.
Mais là n'est pas la faute la plus grave de ce passage. Le plus grave, c'est qu'il falsifie complètement la réalité. Les formulations de l'article de Trotsky[10] frappent en effet par leur ressemblance avec celles du texte du 17/2/84 cité plus haut (alors que le camarade qui a rédigé ce texte n'avait jamais lu cet article particulier de Trotsky). Par contre, c'est un mensonge (délibéré ou par ignorance ?) que d'affirmer que ce type de caractérisation du centrisme a été inventé par Trotsky en 1934.
Voyons ce qu'écrivait ce même Trotsky dès 1903 à propos de l'opportunisme (à une époque où le terme centrisme n'était pas encore employé dans le mouvement ouvrier) :
"Impatience", "prévenance", "rage du tact", "manie de la prudence" : pourquoi diable Trotsky ne s'est-il pas cassé la main le jour où il a écrit cet article, pourquoi n'a-t-il pas eu la bonne idée d'attendre 30 ans pour le publier ? Cela aurait bien arrangé les affaires de l'argumentation de la "tendance".
Quant à Lénine, lui qui, dans ses écrits, a probablement employé le terme centrisme plus que tous les autres grands révolutionnaires de son temps, pourquoi n'a-t-il pas consulté l'avis de Mac Intosh avant d'écrire :
"Les gens de la nouvelle Iskra (les mencheviks) trahissent-ils la cause du prolétariat ? Non, mais ils en sont des défenseurs inconséquents, irrésolus, opportunistes (et sur le terrain des principes d'organisation et de tactique qui éclairent cette cause)". (Oeuvres, T8, p.221).
"Trois tendances se sont dessinées dans tous les pays, au sein du mouvement socialiste et international, depuis plus de deux ans que dure la guerre... Ces trois tendances sont les suivantes :
On pourrait encore citer de multiples autres extraits de textes de Lénine sur le centrisme où reviennent les termes "inconséquent", "irrésolu", "opportunisme camouflé, hésitant, hypocrite, doucereux", "flottement", "indécision" et qui prouvent à quel point est fausse l'affirmation de Mac Intosh.
En prétendant que "ce n'est qu'avec Trotsky et l'Opposition de Gauche déjà dégénérescente des années 30 qu'un marxiste osera mettre en avant une définition du centrisme basée sur des attitudes et des comportements", Mac Intosh ne prouve nullement la non validité des analyses du CCI. Il ne prouve qu'une chose : qu'il ne connaît pas l'histoire du mouvement ouvrier. L'assurance avec laquelle il se réfère à celle-ci, les faits précis qu'il évoque, les citations qu'il donne, n'ont pas d'autre fonction que de masquer les libertés qu'il prend avec l'histoire réelle pour lui opposer celle qui existe dans son imagination.
Le camarade Mac Intosh se propose, au nom de la "tendance" de "donner une définition claire, marxiste, du centrisme comme courant ou tendance politique qui existait autrefois au sein du mouvement ouvrier". Pour ce faire il en appelle à la méthode marxiste et il écrit avec raison que "... il est important de souligner la distinction marxiste fondamentale entre l'apparence et l'essence dans la réalité objective, ... la tâche de la méthode marxiste [étant] de pénétrer au-delà des apparences d'un phénomène pour saisir son essence."
Le problème de Mac Intosh c'est que son adhésion à la méthode marxiste n'est que formelle et qu'il est incapable de la mettre en application (tout au moins sur la question du centrisme). On pourrait dire que Mac Intosh ne voit que "l'apparence" de la méthode marxiste sans être capable de "saisir son essence". C'est ainsi qu'il affirme que "les révolutionnaires marxistes ... ont toujours cherché la base réelle de la conciliation et la vacillation du centrisme dans ses positions politiques..."
Le problème c'est qu'une des caractéristiques essentielles du centrisme c'est justement (comme nous l'avons vu plus haut) de ne pas avoir de position politique précise, définie, qui lui appartienne en propre. Voyons donc quel serait ce "programme politique précis" que "le centrisme a toujours eu" aux dires de Mac Intosh. Pour le définir, l'illusionniste Mac Intosh commence par utiliser quelques-uns des trucs qu'il affectionne :
Après avoir d'emblée faussé de cette façon les choses, Mac Intosh est prêt à nous entraîner dans la quête du Graal "positions spécifiques du centrisme". "La base théorique et méthodologique du kautskysme est le matérialisme mécaniste, un déterminisme vulgaire menant à un fatalisme par rapport au processus historique".
Il doit être clair que c'est le dernier de nos soucis que de prendre la défense de Kautsky ni comme courant ni comme personne. Ce qui nous intéresse est de voir la façon d'argumenter de Mac Intosh et de la "tendance". Pour le moment, ce qu'il nous sert ce n'est pas un argument démontré mais une simple affirmation. Chose curieuse, comment comprendre que personne dans la 2ème Internationale ne se soit aperçu de ce qu'affirme Mac Intosh ? Il y avait pourtant quelques marxistes dans cette Internationale et même des théoriciens renommés et de gauche tels que A. Labriola, Plekhanov, Parvus, Lénine, Luxemburg, Pannekoek (pour ne citer que ceux-là). Étaient-ils tous aveuglés à ce point par la personnalité de Kautsky pour oublier la différence qui existe entre le marxisme et le "matérialisme mécaniste... un déterminisme économique vulgaire... un fatalisme...", etc. ? Rappelons encore que cette même critique, de glissement vers un matérialisme mécaniste, a été portée, avec raison, contre Lénine par Pannekoek (voir "Lénine philosophe"[11]). Quand donc le matérialisme mécaniste, etc., est-il devenu le programme du centrisme en général et de Kautsky en particulier ? Quand Kautsky combat le révisionnisme de Bernstein ou quand il défend aux côtés de Rosa la grève de masse en 19051907, ou bien en 1914, ou en 1919 ??? Quand, en 1910, Rosa engage sa fameuse et violente polémique contre Kautsky, à propos de la grève de masse, ce n'est pas un "programme précis" basé sur le "matérialisme mécaniste" qu'elle dénonce, mais le fait que Kautsky reprend les arguments des révisionnistes, le fait que par ses tergiversations se réclamant d'un marxisme "radical", Kautsky ne fait que couvrir la politique opportuniste et électoraliste de la direction de la social-démocratie (rappelons en passant qu'à part Parvus et Pannekoek, tous les grands noms de la gauche radicale désapprouvaient la critique de Rosa à cette époque).
Continuant sur sa lancée à la recherche du "programme précis" du centrisme, Mac Intosh découvre que "Pour Kautsky, la conscience doit être apportée aux ouvriers ‘de l'extérieur’ par les intellectuels". Voilà encore une banalité "redécouverte" par lui en guise de démonstration de l'existence d'un "programme précis" du centrisme. La fausseté de cette dénonciation, écrite par Kautsky en même temps qu'il combattait le révisionnisme, n'a rien à voir avec un "programme précis" et d'ailleurs n'a jamais été inscrite dans aucun programme socialiste. Et si cette idée a été reprise par Lénine dans "Que faire ?", elle n'a jamais figuré dans le programme des bolcheviks, et a été publiquement répudiée par Lénine lui-même dès 1907. Si une telle idée a pu être énoncée dans la littérature du mouvement marxiste cela ne prouve pas l'existence d'un "programme précis" du centrisme mais montre à quel point le mouvement révolutionnaire n'est pas imperméable à toutes sortes d'aberrations provenant de l'idéologie bourgeoise.
Il en est de même quand Mac Intosh, dans sa recherche obstinée d'articles du "programme centriste précis", écrit : "... il [Kautsky] insiste sur le fait que les seules formes d'organisations prolétariennes sont le parti de masse social-démocrates et les syndicats". Cela n'est en rien propre à Kautsky mais est l'opinion courante de toute la social-démocratie d'avant la première guerre mondiale y compris Pannekoek et Rosa. C'est un fait facile à vérifier que, en dehors de Lénine et de Trotsky, bien peu dans la gauche marxiste, avaient compris la signification de l'apparition des soviets dans la révolution de 1905 en Russie. C'est ainsi que Rosa Luxemburg ignore totalement les soviets dans son livre sur cette révolution dont le titre (et cela n'est pas le moins significatif) est justement "Grèves de masse, Partis et Syndicats". Enfin, quand Mac Intosh découvre le passage de Kautsky "… La conquête du pouvoir étatique à travers la conquête d'une majorité au parlement..." il s'écrit triomphalement : "Voilà le programme politique du centrisme kautskyste". Eurêka ! Mais pourquoi oublier de dire que c'est là un "emprunt" (en partie à Engels) que Kautsky fait au programme du révisionnisme de Bernstein ?
Mac Intosh a donc découvert, "au-delà des apparences", "l'essence politique du centrisme" : c'est son attachement constant et sans faille au légalisme, au gradualisme, au parlementarisme et à la 'démocratie' dans la lutte pour le socialisme. Il n'a jamais oscillé d'un centimètre dans cette orientation". Malheureusement pour lui, Mac Intosh ne se rend pas compte que ce qu'il vient de définir dans son "essence", ce n'est pas le centrisme ni même l'opportunisme, mais le réformisme. On en vient à se demander pourquoi les révolutionnaires ont éprouvé le besoin d'utiliser des termes distincts si, en fin de compte, le réformisme, le centrisme et l'opportunisme sont une seule et même chose. En réalité, notre expert en "méthode marxiste" est soudainement victime d'un trou de mémoire. Il vient d'oublier la distinction que Marx et le marxisme établissent entre "unité" et "identité". Dans l'histoire du mouvement ouvrier d'avant la première guerre mondiale, l'opportunisme (beaucoup plus que le centrisme d'ailleurs) a fréquemment pris la forme du réformisme (c'est particulièrement le cas chez Bernstein). Il y avait alors unité entre les deux. Mais cela ne signifie nullement que le réformisme recouvrait tout l'opportunisme (ou le centrisme), qu'il y avait identité entre eux. Sinon on ne comprendrait pas pourquoi Lénine a tant guerroyé à partir de 1903 contre l'opportunisme des mencheviks alors que bolcheviks et mencheviks venaient d'adopter (contre les éléments réformistes de la social-démocratie russe) le même programme[12] au 2ème congrès du POSDR et qu'ils avaient par conséquent les mêmes positions sur le "légalisme", le "gradualisme", le "parlementarisme" et la démocratie. Faut-il rappeler à Mac Intosh que la séparation entre bolcheviks et mencheviks s'est faite autour du point 1 des statuts du parti et que l'opportunisme des mencheviks (comme Martov et Trotsky), contre lequel Lénine engage le combat, concerne les questions d'organisation (ce n'est qu'en 1905, à propos de la place que le prolétariat doit occuper dans la révolution, que le clivage entre bolcheviks et mencheviks s'étend à d'autres questions).
On peut également demander à Mac Intosh et à la "tendance", s'ils pensent sérieusement que c'est parce que Trotsky était un "légaliste", un "gradualiste", un "crétin parlementaire", un "démocrate", que Lénine le range parmi les "centristes" dans les premières années de la guerre mondiale.
En réalité, ce que nous prouve une nouvelle fois Mac Intosh c'est que derrière l'"apparence" de rigueur et de connaissance de l'histoire qu'il affiche, réside l'"essence" de la démarche de la "tendance" : l'absence de rigueur, une ignorance affligeante de l'histoire réelle du mouvement ouvrier. C'est ce qu'illustre également la recherche par Mac Intosh des "bases matérielles et sociales" du centrisme.
Après la recherche de l'introuvable Graal des "positions politiques précises" du centrisme, le chevalier Mc Intosh nous entraîne dans la recherche défenses bases sociales et matérielles". Là, nous pouvons tout de suite le rassurer : elles existent. Elles résident (tant pour le centrisme que pour l'opportunisme dont il constitue une des expressions) dans la place particulière qu'occupe le prolétariat dans l'histoire en tant que classe exploitée et classe révolutionnaire (et c'est, la première -et dernière- fois qu'il en est ainsi). En tant que classe exploitée, privée de toute emprise sur les moyens de production (qui constituent justement la base matérielle de la société), le prolétariat doit subir en permanence la pression de l'idéologie de la classe qui les possède et contrôle, la bourgeoisie, de même d'ailleurs que les appendices de cette idéologie émanant des couches sociales petites bourgeoises. Cette pression se traduit par des infiltrations constantes de ces idéologies avec les différentes formes et démarches de pensée qu'elles comportent au sein de la classe et de ses organisations. Cette pénétration est notamment facilitée par la prolétarisation constante d'éléments de la petite bourgeoisie qui emportent au sein de la classe les idées et préjugés de leurs couches d'origine.
Ce premier élément explique déjà la difficulté avec laquelle la classe développe la prise de conscience de ses propres intérêts tant immédiats qu'historiques, les entraves qu'elle rencontre en permanence face à cet effort. Mais il n'est pas le seul. Il faut également prendre en considération que sa lutte comme classe exploitée, la défense de ses intérêts matériels quotidiens n'est pas identique à sa lutte comme classe révolutionnaire. L'une et l'autre sont liées, de même que si le prolétariat est la classe révolutionnaire c'est justement parce qu'il est la classe exploitée spécifique du système capitaliste. C'est en grande partie à travers ses luttes comme classe exploitée que le prolétariat prend conscience de la nécessité de mener le combat révolutionnaire, de même que ces luttes ne prennent leur véritable ampleur, n'expriment toutes leurs potentialités si elles ne sont pas fécondées par la perspective de la lutte révolutionnaire. Mais, encore une fois, cette unité (que ne voyait pas Proudhon, lui qui rejetait l'arme de la grève, et qu'aujourd'hui ne comprennent pas les "modernistes") n'est pas identité. La lutte révolutionnaire ne découle pas automatiquement des luttes pour la préservation des conditions d'existence, la conscience communiste ne surgit pas mécaniquement de chacun des combats menés par le prolétariat face aux attaques capitalistes. De même, la compréhension du but communiste ne détermine pas nécessairement et immédiatement la compréhension du chemin qui y conduit, des moyens pour l'atteindre.
C'est dans cette difficulté pour une classe exploitée de parvenir à la conscience des buts et des moyens de la tâche historique de loin la plus considérable qu'une classe sociale ait eu à accomplir, dans le "scepticisme", les "hésitations", les "craintes" qu'éprouve le prolétariat "devant l'immensité infinie de [son] propre but" si bien mis en évidence par Marx dans "Le 18 Brumaire", dans le problème que pose à la classe et aux révolutionnaires la prise en charge de l'unité dialectique entre ses luttes immédiates et ses luttes ultimes, c'est dans cet ensemble de difficultés, expression de l'immaturité du prolétariat, que l'opportunisme et le centrisme font en permanence leur nid.
Voilà où résident les bases "matérielles", "sociales" et on pourrait ajouter historiques de l'opportunisme et du centrisme. Rosa Luxemburg ne dit pas autre chose dans son texte le plus important contre l'opportunisme :
"La doctrine marxiste est non seulement capable de le réfuter théoriquement mais encore elle est seule en mesure d'expliquer ce phénomène historique qu'est l'opportunisme à 1'intérieur de 1'évolution du parti. La progression historique du prolétariat jusqu'à la victoire n'est effectivement pas une chose si simple. L'originalité de ce mouvement réside en ceci : pour la première fois dans 1'histoire, les masses populaires décident de réaliser elles-mêmes leur volonté en s'opposant à toutes les classes dominantes ; par ailleurs, la réalisation de cette volonté, elles la situent au-delà de la société actuelle, dans un dépassement de cette société. L'éducation de cette volonté ne peut se faire que dans la lutte permanente contre 1'ordre établi et à 1'intérieur de cet ordre. Rassembler la grande masse populaire autour d'objectifs situés au-delà de l'ordre établi ; allier la lutte quotidienne avec le projet grandiose d'une réforme du monde, tel est le problème posé au mouvement socialiste" ("Réforme ou Révolution ?").
Tout cela Mc Intosh le savait pour l'avoir appris dans le CCI et la lecture des classiques du marxisme. Mais apparemment, il est devenu amnésique : désormais, pour lui, la société bourgeoise et son idéologie, les conditions qui sont données historiquement au prolétariat pour l'accomplissement de sa révolution, tout cela n'est plus "matériel" et devient "l'esprit" voguant dans le tohubohu de l'univers dont nous parle la Bible.
De même que Karl Grün était un "socialiste vrai" (raillé par le manifeste Communiste), Mac Intosh est un "matérialiste vrai". Aux prétendus "idéalisme" et "subjectivisme" dont serait victime le CCI (suivant les termes souvent employés par la "tendance dans le débat interne") il oppose la "vraie" base matérielle du centrisme : "[c'était] dans les sociétés capitalistes avancées d'Europe la machine électorale des partis de masse social-démocrates (et surtout ses fonctionnaires salariés, ses bureaucrates professionnels et ses représentants parlementaires) ainsi que l'appareil syndical grandissant".
Mac Intosh fait bien de préciser que cela concerne les "sociétés capitalistes avancées d'Europe" parce qu'on aurait eu bien du mal à trouver dans un pays comme la Russie tsariste, où pourtant l'opportunisme a fleuri de la même façon qu'ailleurs, des "machines électorales" et des "appareils syndicaux". Quelle était alors la "base matérielle du centrisme" dans ce pays : les permanents ? Est-il nécessaire de rappeler à Mac Intosh qu'il y avait au moins autant de permanents et de "révolutionnaires professionnels" dans le parti bolchevik que chez les mencheviks ou les socialistes révolutionnaires ? Par quel miracle l'opportunisme qui a englouti ces deux dernières organisations a-t-il épargné les bolcheviks ? Voilà ce que ne nous explique pas la thèse de Mac Intosh.
Mais ce n'est pas là sa plus grande faiblesse. En réalité, cette thèse n'est qu'un avatar d'une approche qui, si elle est nouvelle dans le CCI, était déjà bien connue auparavant. Cette approche qui explique la dégénérescence des organisations prolétariennes par l'existence d'un "appareil", de "chefs" et de "dirigeants" est le bien commun des anarchistes d'autrefois, des libertaires et du conseillisme dégénéré d'aujourd'hui. Elle tend à rejoindre la vision de "Socialisme ou Barbarie" des années 30, qui "théorisait" la division de la société entre "dirigeants" et "dirigés" en lieu et place de la division en classes. Œuvres, tome 24, p. 69).
C'est vrai que la bureaucratie des appareils, de même que les fractions parlementaires, ont fréquemment servi d'appui à des directions opportunistes et centristes, députés au Parlement et les "permanents" des organisations prolétariennes ont souvent constitué un "terrain" de choix pour la pénétration du virus opportuniste. Mais expliquer l'opportunisme et le centrisme à partir de cette bureaucratie n'est pas autre chose qu'une stupidité simpliste relevant d'un déterminisme des plus vulgaires. C'est avec raison que Mac Intosh rejette la conception de Lénine basant l'opportunisme sur l'"aristocratie ouvrière". Mais au lieu de voir que cette conception avait le tort de fonder les divisions politiques au sein de la classe ouvrière sur des différences économiques (à l'image de la bourgeoisie où les divisions politiques reposent sur les différences entre groupes d'intérêt économiques) alors que l'intérêt "économique" est fondamentalement le même pour toute la classe, Mac Intosh régresse bien plus loin encore que Lénine. C'est des "appareils" et des "permanents" que proviendrait un problème qui affecte l'ensemble de la classe ouvrière. C'est de la même eau que la thèse trotskyste suivant laquelle "si les syndicats ne défendent pas les intérêts des ouvriers c'est à cause des mauvais dirigeants" sans jamais se demander pourquoi ils ont toujours eu, depuis plus de 70 ans, de tels dirigeants.
En réalité, si Lénine était allé chercher sa thèse de l'aristocratie ouvrière comme base de l'opportunisme dans une analyse erronée, non marxiste et réductionniste d'Engels, ce n'est même pas dans le "matérialisme mécaniste" et le "déterminisme économique vulgaire" dont il accuse Kautsky, que Mac Intosh est allé chercher la sienne, c'est dans la sociologie universitaire qui ne connaît pas les classes sociales mais seulement une multitude de catégories "socio-professionnelles".
Voilà ce qui s'appelle "pénétrer au-delà des apparences d'un phénomène pour saisir son essence" !
Et quand Mac Intosh veut couvrir ses prouesses de l'autorité des marxistes révolutionnaires en écrivant :
De même que la thèse sur l'aristocratie ouvrière, on peut contester la limitation du phénomène du centrisme à une expression de la transition entre les deux phases du mouvement ouvrier et de la vie du capitalisme telle qu'elle apparaît dans cette citation. Mais celle-ci a le mérite d'infliger un cuisant démenti à l'affirmation péremptoire de Mac Intosh sur les "marxistes révolutionnaires [qui] ont toujours" etc.
Mac Intosh a voulu jongler avec des morceaux d'histoire, avec opportunisme et centrisme, mais le tout lui retombe sur la tête et il se retrouve avec un œil au beurre noir.
Décidément, Mac Intosh et la "tendance" n'ont pas de chance avec l'histoire. Ils se proposent de démontrer que le "centrisme ne peut pas exister dans la période de décadence du capitalisme et ils ne se rendent pas compte que, le terme "centrisme" n'a été employé comme tel et de façon systématique qu'après le début de la première guerre mondiale, c'est-à-dire, après l'entrée du capitalisme dans sa période de décadence. Certes, le phénomène du centrisme s'était déjà manifesté auparavant à de nombreuses reprises dans le mouvement ouvrier où il avait, par exemple, été qualifié de "marais". Mais ce n'est qu'avec le début de la décadence que ce phénomène, non seulement ne disparaît pas, mais au contraire, prend toute son ampleur et c'est pour cela que c'est à ce moment-là que les révolutionnaire l'identifient de façon claire, qu'ils en analysent l'ensemble des caractéristiques et en dégagent les spécificités. C'est bien pour cette raison aussi qu'ils lui donnent un nom spécifique.
C'est vrai qu'il arrive aux révolutionnaires d'être en retard sur la réalité, que "la conscience peut être en retard sur l'existence". Mais de là à croire que Lénine, qui ne commence à utiliser le terme centrisme qu'en 1914, était à ce point un retardataire, qu'il écrit des dizaines et des dizaines de pages sur un phénomène qui a cessé d'exister, ce n'est pas seulement faire injure à ce grand révolutionnaire, c'est se moquer du monde. C'est en particulier faire fi du fait que durant toute cette période de la guerre mondiale, Lénine et les bolcheviks étaient, comme on peut le voir par exemple à Zimmerwald, à l'extrême avant-garde du mouvement ouvrier. Que dire alors du retard de R. Luxemburg, de Trotsky (que Lénine considérait tous les deux comme centristes à cette époque) et autres grands noms du marxisme ? Que penser de ces courants communistes de gauche issus de la IIIe Internationale qui continuent à utiliser pendant des décennies les termes d'opportunisme et de centrisme ? De quel aveuglement n'ont-ils pas fait preuve ? Quel retard de leur conscience sur l'existence ! Heureusement que Mac Intosh et la "tendance" sont arrivés pour rattraper ce retard, pour découvrir, soixante-dix ans après, que tous ces révolutionnaires marxistes s'étaient trompés sur toute la ligne ! Et cela justement au moment où le CCI identifie dans ses rangs des glissements centristes vers le conseillisme dont les camarades de la "tendance" (mais pas les seuls) sont plus particulièrement les victimes.
Nous n'examinerons pas dans le cadre de cet article déjà très long, la façon dont s'est manifesté le phénomène du centrisme dans la classe ouvrière durant la période de décadence. Nous y reviendrons dans un autre article. Mais nous relèverons seulement le fait que l'article de Mac Intosh est construit comme un syllogisme :
Voilà qui semble imparable. On peut même ajouter que Mac Intosh n'avait même pas besoin de faire intervenir sa thèse idiote sur les "bases matérielles" du centrisme. L'ennui, avec la logique aristotélicienne, c'est que lorsqu'une prémisse est fausse, en l'occurrence la première, comme nous l'avons démontré, la conclusion n'a plus aucune valeur. Il ne reste plus au camarade Mac Intosh et à la "tendance" qu'à recommencer leur démonstration (et à s'informer un peu plus sur l'histoire réelle du mouvement ouvrier). Quant à leur mise au défi : "qu'on nous dise quelles sont précisément ces positions 'centristes' newlook ?" Nous leur répondrons qu'il existe effectivement une position "centriste" sur les syndicats (et même plusieurs), celle par exemple qui consiste à les identifier comme des organes de l'État capitaliste et à préconiser un travail en leur sein, de même qu'il existe une position centriste sur l'électoralisme : celle de Battaglia Comunista énoncée dans sa plateforme : "Conformément à sa tradition de classe, le parti décidera chaque fois du problème de sa participation suivant 1'intérêt politique de la lutte révolutionnaire" (Cf. Revue Internationale N°41, p.17).
Mac Intosh et la "tendance" iront-ils, eux qui sont si "logiques", jusqu'à prétendre que Battaglia Comunista est un groupe bourgeois, que, hors le CCI, il n'existe dans le monde aucune autre organisation révolutionnaire, aucun autre courant sur un terrain de classe ? À quand l'affirmation, .propre aux bordiguistes, que dans la révolution il ne peut y avoir qu'un parti unique et monolithique ? Sans s'en rendre compte, les camarades de la "tendance" sont en train de remettre complètement en cause la résolution adoptée (y compris par eux) lors du 2ème congrès du CCI sur "les groupes politiques prolétariens" (Revue Internationale N°11) qui montrait clairement l'absurdité de telles thèses.
C'est en montrant tous les dangers que représentait le centrisme pour la classe ouvrière que Lénine a mené durant la première guerre mondiale, le combat pour un internationalisme conséquent, qu'il a, avec les bolcheviks, préparé la victoire d'octobre 17. C'est en mettant en avant le danger d'opportunisme que les gauches communistes ont engagé la lutte contre l'orientation centriste de l'Internationale Communiste qui refusait de voir ou minimisait ce danger :
Pour la "tendance" qui accomplit l'exploit remarquable de réussir là où ces gauches avaient échoué : éliminer le centrisme et l'opportunisme du sein de l’IC), c'est par contre l'utilisation de la notion de centrisme qui a "toujours fini par effacer les frontières de classe" et "devient un symptôme majeur de corruption idéologique et politique de la part de marxistes qui l'ont employée".
Il ne sert à rien, comme le fait Mac Intosh, de décrire à longueur de pages les erreurs fatales de l'IC dans la constitution des partis communistes. Le CCI a toujours défendu, et continue de défendre, la position de la gauche communiste d'Italie, considérant que les mailles du filet de protection (les 21 conditions) dont s'est entourée l'IC contre l'entrée des courants opportunistes et centristes étaient trop larges. Par contre, c'est une falsification pure et simple de l'histoire que d'affirmer que l'IC a baptisé du nom de "centriste" les longuettistes et l'USPD afin de pouvoir les intégrer en son sein, alors que c'est de cette façon que Lénine a caractérisé ces courants depuis le début de la guerre. D'ailleurs Mac Intosh, dans cette partie de son article, fait une nouvelle preuve de son ignorance en affirmant que Longuet et Frossard avaient été, au même titre que Cachin, des "social-chauvins" lors de la guerre, nous lui conseillons de lire ce que disait Lénine là-dessus (notamment dans sa "Lettre ouverte à Boris Souvarine" Œuvres, tome 23, p. 215216)[13]
En fait, la "tendance" adopte une démarche de pure superstition : de même que certains paysans attardés n'osent pas prononcer le nom des calamités qui les menacent de peur de les provoquer, elle voit le danger pour les organisations révolutionnaires non là où il est vraiment -le centrisme- mais dans l'utilisation du terme qui permet justement d'identifier ce danger pour pouvoir le combattre.
Faut-il faire remarquer à ces camarades que c'est en bonne partie pour avoir nié ou n'avoir pas suffisamment compris le danger de l'opportunisme (si justement souligné par la gauche) que la direction de l'IC (Lénine et Trotsky en tête) a ouvert les portes à l'opportunisme qui allait engloutir cette organisation. Pour escamoter leurs propres glissements centristes vers le conseillisme, ces camarades adoptent à leur tour cette politique de l'autruche : "il n'y a pas de danger centriste", "le danger c'est l'utilisation de cette notion qui conduit à la complaisance envers le reniement des positions de classe". C'est tout le contraire qui est vrai. Si nous mettons en évidence le danger permanent du centrisme dans la classe et ses organisations ce n'est nullement pour lui tresser des couronnes, c'est au contraire pour pouvoir le combattre énergiquement, chaque fois qu'il se présente et, avec lui, tout l'abandon des positions de classe qu'il implique. C'est au contraire en niant ce danger qu'on désarme l'organisation et qu'on entrouvre la porte à ces reniements.
Faut-il également faire remarquer à ces camarades que le centrisme n'a pas épargné les plus grands révolutionnaires comme Marx (lorsqu'en 1872, après la Commune, il préconise pour certains pays la conquête du pouvoir par le parlement), Engels (lorsqu'en 1894 il tombe dans le "crétinisme parlementaire" qu'il avait si vigoureusement combattu auparavant), Lénine (lorsqu'à la tête de l'IC il combat plus énergiquement la gauche intransigeante que la droite opportuniste), Trotsky (lorsqu'il se fait le porte-parole du "centre" à Zimmerwald). Mais ce qui fait la force des grands révolutionnaires c'est justement leur capacité à redresser leurs erreurs y compris centristes. Et ce n'est qu'en étant capables d'identifier le danger qui les menace qu'ils y parviennent. C'est ce que nous souhaitons aux camarades de la "tendance" de comprendre avant qu'ils ne soient broyés par les engrenages de la démarche centriste qu'ils ont adoptée et dont le texte de Mac Intosh, avec ses libertés par rapport à l'histoire et à une pensée rigoureuse, avec ses faux-fuyants et ses tours de passe de prestidigitateur, constitue une illustration.
F.M.
[1] La tâche de la méthode marxiste est de pénétrer au-delà des apparences d'un phénomène pour saisir son essence.
[2] Une telle définition est floue et imprécise en termes de classe parce qu'elle n'est pas spécifique au prolétariat et pour la majorité du CCI le centrisme ne peut exister qu'au sein du prolétariat. Par contre, la conciliation, la vacillation, etc. sont aussi caractéristiques de la bourgeoisie à certaines époques où les tâches de la révolution bourgeoise démocratique n'ont pas encore été accomplies : Marx l'a souligné par rapport à la bourgeoisie allemande en 1848 et Lénine à propos de la bourgeoisie russe en 1905
[3] Une tendance elle-même divisée entre marxistes, anarcho-syndicalistes et libertaires.
[4] À Tours, Cachin et Frossard ont fait appel à leur ancien chef pour qu'il reste avec eux dans le nouveau parti.
[5] Ses futurs membres justifiaient leur vote aux crédits de guerre pendant deux ans par le fait que le Kultur allemand était menacé par les hordes slaves
[6] C'est dans ce sens que la tendance actuelle dans le CCI dit que la majorité de l'organisation tombe dans des positions trotskystes. Ceci ne veut pas dire que d'un seul coup l'organisation a adopté toutes les positions de Trotsky sur la défense de l'URSS, les questions syndicale et nationale, l'électoralisme, etc.
[7] Souvent les termes "centriste" et "contre-révolutionnaire" se trouvent dans la même phrase pour caractériser le stalinisme dans les pages de Bilan.
[8] Le PCI continue aujourd'hui à utiliser cette terminologie grotesque par rapport au stalinisme.
[9] Nous n'affirmons pas que c'est de façon délibérée et consciente que les camarades de la "tendance" exécutent ces tours de passe-passe et escamotent les vraies questions. Mais qu'ils soient sincères ou de mauvaise foi, qu'ils soient ou non eux-mêmes trompés par leurs propres contorsions intellectuelles importe peu. Ce qui importe c'est qu'ils trompent et mystifient leurs lecteurs et partant, la classe ouvrière. C'est à ce titre que nous dénonçons leurs contorsions.
[10] Que nous ne pouvons reproduire ici faute de place mais que nous encourageons nos lecteurs à lire
[11] Il est intéressant de noter que dans ce livre -et comme il a été relevé dans les colonnes de notre revue par la réponse faite par "Internationalisme" à ce livre (Revue Internationale n° 25 à 30) Pannekoek prend lui-même de curieuses libertés avec le marxisme en faisant des conceptions philosophiques de Lénine un indice majeur de la nature bourgeoise capitaliste d'État du parti bolchevik et de la révolution russe d'Octobre 17. Est-il étonnant que des camarades qui aujourd'hui glissent vers le conseillisme reprennent le même type d'arguments que le principal théoricien de ce courant ?
[12] Un programme qui sera commun aux deux fractions jusqu'à la révolution de 1917.
[13] Nous reviendrons également dans un autre article sur le problème de la nature de classe de l'USPD et de la formation des partis communistes.
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