Le silence de la presse internationale sur les violents affrontements qui opposent depuis près de trois mois bourgeoisie et prolétariat en France ne doit pas nous étonner. Depuis toujours les révolutionnaires, les bolcheviks les premiers ont dénoncé "l'abominable vénalité" de la presse, dont la fonction en période de luttes de classe est d'empêcher par le mensonge, et plus efficacement par le silence, tout mouvement de solidarité prolétarienne. Battage intense sur la "paix au Moyen-Orient", silence sur les affrontements violents entre ouvriers et police. La bourgeoisie française et internationale a raison de craindre le réveil du spectre de la lutte de classe internationale :
• fin 1978 : pendant plusieurs mois, grèves totale des ouvriers iraniens que Bazargan et Khomeiny ont remis à grand peine au travail ;
• novembre-décembre : grève des métallos de la Ruhr en Allemagne Fédérale ;
• janvier-février 1979 : grève des camionneurs anglais, suivie d'autres grèves des travailleurs des hôpitaux, des métallos ; les ouvriers obtiendront jusqu'à 20-30 % d'augmentation de salaire ; au moment où nous écrivons, le mouvement de grèves ne s'est pas encore éteint ;
• février 1979 : grèves des ouvriers de Renault à Valladolid en Espagne, en mars grève des métallos de Bilbao ;
• mars 1979 : grèves qui débordent les syndicats au Brésil à Sao Paulo, plus de 200000 métallos se réunissent en assemblées générales.
On commettrait une lourde erreur si on voyait dans ces affrontements simultanés de simples escarmouches prolongeant la vague de luttes de 1968-73, parce que bien souvent les ouvriers ne remettent pas ou peu en cause les syndicats, ne réussissent pas ou peu à étendre leurs luttes. Nous devons savoir reconnaître dans cette simultanéité et cette combativité les premiers signes d'un mouvement plus vaste, en train de mûrir. La violence décidée de l'attaque bourgeoise contre le prolétariat pousse celui-ci au combat. Comme en France, les ouvriers sentent de plus en plus que "l'heure n'est plus aux paroles mais à l'action", devant le cynisme, la morgue d'une classe dominante qui part dans la guerre économique "fraîche et joyeuse" en licenciant, en réprimant ouvertement les ouvriers toujours plus exploités et mutilés, humiliés dans leur travail et aux quels elle ne peut réserver que la mutilation suprême : la boucherie impérialiste.
Cette reprise de la lutte de classe, ces symptômes d'une nouvelle vague de combats, nous la voyons se dérouler déjà sous nos yeux. Certes, elle n'est encore qu'en gestation, elle ne prend pas l'aspect d'explosion généralisée de 1968-69 Mais ce qu'elle perd en spectaculaire elle le gagne en profondeur, en plongeant ses racines dans toutes les strates du prolétariat. Plus personne ne peut nier que le prolétariat est aujourd'hui la seule clé de la situation historique. Les sociologues et autres journalistes ont dû enterrer le "mouvement étudiant" et constatent avec effroi que la classe ouvrière n'est pas un mythe, mais une réalité bien vivante. Certes, le surgissement est lent et encore souterrain, mais décidé. Le prolétariat ne se lance pas tête baissée dans le feu du combat. A une crise lente, mais inexorable, il répond encore au coup par coup et de longs et difficiles combats attendent encore la classe ouvrière internationale, combats qui seront autrement plus décisifs que les luttes actuelles.
Quelles sont les leçons des affrontements en France ?
Face aux silences et aux mensonges de la bourgeoisie il est nécessaire de donner un aperçu chronologique des affrontements en Lorraine et dans le Nord, avant de dégager quelques leçons et perspectives pour le futur proche.
L’HEURE N'EST PLUS AUX PAROLES MAIS A L’ACTION!
Après 1971, le prolétariat français était peu à peu tombé dans l'apathie. La gauche de l'appareil politique avait promis aux ouvriers monts et merveilles avec son"programme commun de gouvernement". Pendant des années, les syndicats ont promené les ouvriers dans des manifestations sans lendemain. De grèves catégorielles en grèves de 24 heures, ils les ont enfermés dans l'usine par des occupations, des séquestrations de patrons, ils les ont amusés dans les actions autogestionnaires (Lip en 1973). Les syndicats ont soigneusement usé les soupapes de sécurité en attendant la fameuse venue au pouvoir du PC et du PS. La crise politique au sein de la gauche, les déclarations en faveur des sacrifices après 1975 ont peu à peu érodé certaines illusions. L'échec de la gauche aux élections de mars 1978 a signé l'acte de décès du "programme commun" et persuadé peu à peu les ouvriers qu'il fallait reprendre le chemin de la lutte. Des grèves dures -bien que contrôlées par les syndicats- ont éclaté dès l'été 1978 dans les arsenaux, chez les contrôleurs aériens, à Moulinex, chez les immigrés à Renault-Flins.
Le "plan Barre" dit de "redéploiement industriel" a été un facteur décisif du mécontentement ouvrier qui couvait depuis plusieurs années. Plus de trente mille licenciements par mois prévus, alors que le chômage atteint déjà un million et demi de travailleurs, blocage des salaires, hausse des prix, augmentation brutale en décembre 1978 des cotisations ouvrières à la Sécurité Sociale, diminution et même suppression de certains indemnités de chômage, autant de coups de matraque économiques répétés sur la classe ouvrière. Presque toutes les couches de travailleurs sont désormais visées : employés de Banque, des Assurances, techniciens, enseignants... Mais pour la première fois, c'est le coeur de la classe ouvrière qui est touché par l'offensive bourgeoise : ouvriers des chantiers navals et sidérurgistes, menacés de trente mille licenciements dans l'année à venir. C'est ce que la bourgeoisie appelle cyniquement la "politique" de dégraissage des effectifs".
Dans les dernières années, les ouvriers de secteurs périphériques ou faiblement concentrés avaient peu réagi ou étaient restés isolés. L'attaque contre les sidérurgistes fortement concentrés dans le Nord et la Lorraine est un pas décisif dans toute l'offensive bourgeoise contre la classe ouvrière. Les syndicats ont tout naturellement accepté les mesures de l'Etat capitaliste en négociant le chômage. La bourgeoisie française, pleine de morgue et d'assurance, a alors ajouté à la violence économique la violence politique par un matraquage systématique des ouvriers en grève, par les expulsions des ouvriers occupant les usines.
Peu à peu, l'idée s'est fait jour dans la conscience des ouvriers, qu'en abandonnant l'usine, forteresse gardée par les miradors syndicaux, pour gagner la rue, c'est leur liberté qu'ils gagneraient, que pour faire reculer la bourgeoisie, il fallait s'affronter sans plus hésiter aux forces de l'Etat. Débordement syndical, affrontement violent de classe ont surgi. Surpris par son audace, le prolétariat s'est peu à peu enhardi.
De novembre 1978 à mi-janvier 1979, les affrontements vont s'engager lentement pour se durcir progressivement.
17/11/78 : à Caen ([1] [1]), la promenade syndicale débouche sur un affrontement avec la police ; et "incontrôlés".
20/12/78 : séquestrations de cadres dans les chantiers navals de Saint-Nazaire (les plus grands en France); la police intervient, des affrontements se produisent.
21/12/78 : Saint-Chamond (région de Saint-Étienne) : une petite usine occupée par quelques ouvriers en grève est prise de nuit par la police qui expulse le piquet de grève et le remplace par des vigiles (hommes de main embauchés par les patrons pour la "surveillance" de leurs entreprises); dans cette région, fortement touchée par le chômage, la nouvelle va se répandre comme une traînée de poudre ; au matin, environ cinq mille travailleurs de Saint-Chamond, de Saint-Etienne, de Rive de Giers menacent de prendre d'assaut l'usine gardée par des vigiles armés qui se réfugient sur les toits ; ils ne devront leur salut qu'à l'intervention conjointe des syndicats et de la police; l'usine est alors réoccupée par les ouvriers.
L'annonce des vingt mille licenciements dans la sidérurgie prévus par le plan Barre va accélérer le processus à partir de décembre 78. Plus aucun espoir n'est permis : les premiers licenciements sont fixés pour janvier 79. La détermination de la bourgeoisie va accroître d'autant la détermination des ouvriers qui n'ont plus rien à perdre dans les centres de Lorraine et du Nord qui ne vivent que de la sidérurgie.
EN PRELUDE...
4/1/79.: à Nancy, capitale de la Lorraine, la manifestation de cinq mille ouvriers tourne en affrontements violents avec les CRS (police spécialement entraînée pour la répression). A Metz le même jour, les ouvriers essaient de s'emparer de la sous-préfecture gardée par la police.
17/1/79 : Dans la région Lyonnaise, la seconde concentration industrielle française, le directeur de PUK (Péchiney Ugine Kulmann), est séquestré et délivré par les CRS. Au même moment, des grèves commencent à s'étendre dans les Assurances à Paris, Bordeaux et Pau dans le sud-ouest.
DENAIN LONGWY- PARIS
Denain et Longwy vont devenir rapidement le symbole de la contre-offensive ouvrière. La fermeture des aciéries Usinor qui dominent exclusivement ces deux villes, excluant toute possibilité de retrouver nulle part du travail, fermeture prévue dans les semaines à venir, pousse les ouvriers à réagir d'autant plus rapidement que la répression policière se fait plus violente.
26/1/79 : les sidérurgistes d'Usinor brûlent les dossiers de la perception des impôts et sont matraqués durement par la police (Denain).
29.30/1/79 : de violents affrontements éclatent à Longwy, près de la frontière belgo-luxembourgeoise , région où les ouvriers se sentent peu "lorrains" (italiens, espagnols, maghrébins, belges), tous travaillent dans l'industrie locale .En dépit des appels de la CGT à sauver le "pays" de l'empire des trusts "allemands", les sidérurgistes vont cette fois déborder nettement les syndicats et attaquer le commissariat de police, à la suite de l'expulsion par la policé d'une usine où les ouvriers séquestraient quatre directeurs. Au maire (PCF) de la ville qui déclara aux ouvriers : "ne répondez pas à la violence par la violence, rentrez dans vos entreprises", ceux-ci répliquaient : "la prochaine fois on aura du"matériel"". février, début mars connaissent une suite quasi ininterrompue d'affrontements face auxquels les syndicats tentent de diviser le mouvement, de le dévoyer sur des objectifs nationalistes (campagne du PCF contre "l'Europe allemande", attaque par des commandos PC de wagons de fer et de charbon "étrangers", de le dénigrer par la dénonciation de "provocateurs" et "d'incontrôlés" contre les ouvriers combatifs qui échappent à leur emprise.
2/2/79 : dans le port de Dinard en Bretagne, les pompiers en grève manifestent et réussissent à enfoncer le cordon des CRS.
6/2/79 : dans le bassin des mines de fer de Briey en Lorraine (mairie PCF), la sous-préfecture est occupée par les ouvriers qui affrontent la police.
A Denain le même jour, les syndicats arrivent avec peine à obtenir la libération des cadres Usinor séquestrés.
7/2/79 : Longwy, occupation de la sous-préfecture, affrontements avec la police.
8/2/79 : Nantes, port sur l'Atlantique -ville d'où partirent les premiers mouvements d'occupation d'usines en 1968- manifestations, affrontements au cours d'une tentative d'assaut de la sous-préfecture.
9/2/79 : A l'appel des syndicats, les sidérurgistes de Denain montent sur Paris. Les syndicats n'arrivent pas à empêcher l'affrontement avec les CRS qui se produit aux abords de l'aéroport de Roissy.
C'est presque au même moment que début la grève à la Société Française de Production (SFP) des techniciens de radio et de télévision, techniciens qui ont reçu 450 lettres de licenciements Cette grève va durer plus de trois semaines• Les techniciens SFP cherchent à prendre contact avec les sidérurgistes lorrains. Le même jour, journée "ville-morte" à Hagondange (aciérie lorraine) à l'appel des syndicats.
13/2/79 : séquestration des cadres Usinor à Denain ; affrontements entre pompiers et policiers à Grenoble dans le sud-est. A ce moment, les syndicats, qui tentent de contrôler le mouvement en lançant des mots d'ordre de manifestation, de grèves régionales pour le 16/2 n'arrivent plus à contrôler leurs propres adhérents. De jeunes ouvriers CGT déclarent : .à l'heure actuelle, les syndicats ont du mal à tenir le terrain. D'ailleurs, on ne se sent plus syndiqué, on agit par nous-mêmes"."On les a suppliés, on a couru après, il n'y a plus rien eu à faire", avoue avec amertume une militante PCF de Longwy. La CGT, à la différence de la CFDT, qui plus subtilement suit le mouvement, ne sait que verser des torrents d'ordures nationalistes : "1870, 1914, 1940, ça suffit ! la Lorraine ne sera pas bradée aux grands trusts allemands". La réponse des ouvriers ? C'est celle des ouvriers de Nantes qui manifestent le 8/2 aux cris de : "A bas la bourgeoisie". Voyant le mouvement prendre de l'ampleur dans plusieurs réglons, les syndicats tentent d'iso1er les sidérurgistes du Nord et de Lorraine, en appelant à une grève générale... régionale pour le 16/2. Ils espèrent que les autres ouvriers ne bougeront pas, que ce sera un bel enterrement. Mal leur en prit :
16/2/79 : la manifestation syndicale "dégénère": â Sedan, les ouvriers dressent des barricades et se battent six heures durant avec la police. A Roubaix, des affrontements se produisent.
20/2/79 : Rouen, affrontements entre grévistes et police. La CGT dénonce les "éléments incontrôlés".
Cette violence ouvrière va-t-elle s'organiser, se demandent avec Inquiétude les syndicalistes ? "Ce qu'on redoute maintenant, c'est que des gars s'organisent entre eux et montent des coups sans nous avertir, parce qu'ils sauraient qu'ils ne peuvent plus compter sur notre soutien!! Cette crainte des syndicats va se confirmer de plus en plus.
20/2/79 : Début de grèves dans les PTT, dans plusieurs centres de Paris de banlieue et de province. La grève s'étend lentement et ne dure que quelques jours dans les centres touchés, mais une grande combativité et une grande méfiance vis-à-vis des syndicats apparaissent. Pour la première fois, on voit des délégations de postiers de la banlieue parisienne aller d'eux-mêmes chercher la solidarité dans les autres centres pour les faire débrayer. L'échec de la grève des postiers de 1974 n'est pas oublié : la conscience des travailleurs a mûri. Les mots d'ordre qui surgissent sont "Hier à Longwy, aujourd'hui à Paris", "plus de lamentations, des actions efficaces". L'Idée d'une coordination de la grève entre tous les centres va se faire jour chez les postiers. Les syndicats vont tout faire pour étouffer dans l'oeuf une coordination de lutte Indépendante de leur contrôle. Le travail reprend début mars, mais l'Idée de coordination est l'acquis essentiel de cette lutte.
21/2/79 : occupation par des sidérurgistes CFDT de l'émetteur de télévision de Longwy. Pour les ouvriers, son fonctionnement, alors que les travailleurs de la SFP sont encore en grève est une provocation d'autant plus que des salles de rédaction, des torrents de mensonges sur les luttes se déversent. Les journalistes seront séquestrés et seront délivrés sur l'intervention de la Centrale CFDT. Il est â noter combien les ouvriers haïssent "les valets de plume". Un journaliste faillit se faire corriger par un ouvrier en colère quelques jours après.
22/2/79 : à Paris, des employés de la Bourse occupent avec des employés de Banque en grève, après avoir bousculé le service d'ordre syndical, le"temple du capital" aux cris de : "les syndicats sont débordés".
23/2/79 : depuis le 21/2, l'émetteur de Longwy occupé par les sidérurgistes diffuse des informations sur la crise en Lorraine. La police occupe alors l'émetteur. Les ouvriers aussitôt s'assemblent dans la nuit et la police évacue l'émetteur ; d'autres ouvriers réoccupent la télévision, la foule grossit avec l'arrivée de nouveaux sidérurgistes prévenus par sirènes et tocsin ; au son de chants révolutionnaires, les ouvriers vont attaquer au matin le commissariat de police. Quelques-uns parlent de se munir de fusils. Le maire PCF (Porcu) dénonce les groupes incontrôlés. Les sidérurgistes attaquent la chambre patronale, brûlent les dossiers et toutes les routes d'accès a Longwy sont bloquées.
Devant l'ampleur des événements, les syndicats vont essayer d'empêcher tout affrontement entre police et ouvriers dans le Nord où les sidérurgistes sont prêts à reprendre le flambeau. "Longwy montre le chemin" est un slogan qui aura beaucoup de succès.
28/2/79 : mise à sac de la chambre patronale à Valenciennes dans le Nord. Les syndicats tentent d'éviter que les ouvriers n'attaquent le commissariat de police et les bâtiments publics. Un syndicaliste CFDT déclare : "11 faut que les gars puissent se défouler, on a prévu pour cela un catalogue d'actions". Mais les syndicats n'avaient pas prévu les brutalités délibérées des CRS et des gardes mobiles contre les ouvriers à Denain.
7.8/3/79 : la C6T tente d'entraîner les ouvriers vers des actions de commando pour bloquer le charbon et le fer "étranger" aux frontières. Ce qu'elle n'avait pas prévu, c'est que des compagnies de CRS vont arrêter des cars de sidérurgistes, casser des vitres, lancer des grenades, matraquer et fouiller les ouvriers. La nouvelle aussitôt connue déclenche la grève des ouvriers d'Usinor-Denain qui tiennent un meeting et décident d'attaquer le commissariat de police armés de boulons, de cocktails Molotov, de lance-pierres et même d'un bulldozer. Les affrontements durent toute la journée. Le soir, l'Intersyndicale regroupant CFDT et C6T appellent les ouvriers à "rentrer immédiatement dans l'entreprise pour l'occuper". Les ouvriers refusent de quitter la rue et piétinent sans le lire le tract syndical en criant : "il n'est plus temps de discuter, mais d'y aller". Les combats ne s'arrêtent pas, ils reprennent plusieurs heures encore, quelques ouvriers armés de fusils tirent sur les CRS.
10/3/79 : Suite aux affrontements, les syndicats, le PC et le PS décident de tenir un grand meeting d'enterrement de la lutte dans le flonflon des discours électoraux à Denain. Rapidement, des centaines d'ouvriers désertent le stade où la gauche a rassemblé les ouvriers aux cris de : "Plus de paroles, des actions".
LE SABOTAGE DE LA MARCHE SUR PARIS
Depuis quelques semaines, ce sont des centaines de grèves qui éclatent localement dans toute la France. Les grands centres, Paris (à l'exception des postiers, des agents hospitaliers et des travailleurs des Assurances et de la télévision) et Lyon sont relativement peu touchés par la vague de grèves qui court d'une usine à l'autre, d'une région à l'autre. Les syndicats savent qu'il faut tout faire pour empêcher une extension du mouvement de plus en plus explosif du mécontentement ouvrier vers Paris, centre politique et principale concentration prolétarienne. Les syndicats décident des "journées d'action" sectorielles, qui seront d'ailleurs fortement suivies : instituteurs, enseignants, cheminots.
En effet, chez les ouvriers du Nord et de Lorraine, une Idée est née qui a germé à travers les combats : Il faut marcher sur Paris, ce qui a une valeur de symbole pour tout le mécontentement accumulé chez les ouvriers. Pour empêcher tout risque d'explosion comme en 1968, les syndicats vont entrer en action. La CGT va appeler à une marche sur Paris pour le 23 mars; CGT, CFDT et tous les autres syndicats vont saboter le mouvement de mécontentement à Paris. Ils vont s'employer à faire reprendre les employés de Banque, les techniciens de la SFP, les postiers et comme l'ensemble de la presse bourgeoise, ils mentent en prétendant que chaque mouvement de grève est Isolé. Ils dissimulent l'ampleur du mécontentement et des grèves et font reprendre le travail"petit paquet par petit paquet
Mais vis-à-vis des ouvriers du Nord et de Lorraine, la stratégie syndicale de dévoiement et d'épuisement de la combativité est beaucoup plus délicate. Le but des syndicats est d'épuiser lentement, mais sûrement cette combativité des sidérurgistes lorrains et du Nord avant qu'à Paris les ouvriers ne réagissent, risquant de mettre "le feu aux poudres". Il n'est pas sûr que la marche sur Paris, choisie à une date où certains secteurs ont repris le travail ne remette pas en grève des milliers de travailleurs qui se joindraient à cette marche.
La politique des syndicats en premier lieu de la CGT, va être un chef-d'oeuvre de sabotage de la manifestation. Tout est fait pour empêcher que les ouvriers de la région parisienne, du Nord, de la Lorraine s'unissent dans la lutte. La CGT,.qui appelle dès le 10/2 à une marche sur Paris abandonne quelques jours après cette idée, parle de marche régionale. Elle laisse planer le doute sur la tenue d'une marche qui est née spontanément chez les ouvriers lorrains et du Nord qui sentent confusément que leur force ne peut se développer qu'en union étroite avec le principal centre indus triel (Paris et sa banlieue). Une minutieuse division du travail, planifiée dans les Etats- majors syndicaux, va se faire entre la CGT et la CFDT pour dégoûter les ouvriers de l'idée de "monter" sur Paris* La CFDT annonce qu'elle ne participera pas à la marche. La CGT, à son tour, annonce qu'elle n'appellera pas à la grève générale dans la région parisienne pour le 23 Mars. La CGT espère faire de cette marche une preuve de son encadrement de la classe ouvrière et montrer dans les faits qu'elle mérite bien d'être largement subventionnée par la bourgeoisie. Plus de 300 nervis du PCF membres de la CGT, plus les employés des mairies communistes, sont mobilisés pour assurer le service d'ordre, empêcher toute solidarité entre les ouvriers du Nord, de Lorraine, de Paris. Jusqu'à la dernière minute, on ne saura pas quand, par quels moyens (cars, trains,) les ouvriers du Nord et de Lorraine viendront sur Paris. Ils seront mis en pleine nuit dans les cars PC-CGT et réceptionnés à leur descente en 5 points différents de la banlieue parisienne, dans les mairies communistes, où les élus locaux les attendent ceints de leur chiffon tricolore, la bouche pleine de slogans nationalistes.
Mais ce n'est pas tout. La CGT va modifier au dernier moment l'Itinéraire de la manifestation pour éviter que les ouvriers soient en contact avec les travailleurs rentrant du travail. La manifestation est déviée de la gare Saint-Lazare, par où transitent chaque jour des centaines de milliers de travailleurs, vers les beaux quartiers de l'Opéra. C'est pourquoi, la rage au ventre, les travailleurs les plus combatifs du Nord et de Lorraine vont se trouver frustrés d'une marche de solidarité avec les ouvriers de Paris. La manifestation sera moins importante que prévu : cent mille manifestants, mais sur ces cent mille, 11 faut enlever les milliers de flics du service d'ordre syndical et tous les fonctionnaires de l'appareil du PCF. Certes, malgré le sabotage, il y a un assez grand nombre de travailleurs, SFP, EDF (électriciens) cheminots, quelques ouvriers de Renault. Les ouvriers de Denain, de Longwy, ont été dispersés dans les cortèges syndicaux pour éviter toute contamination de la manifestation et empêcher qu'ils apparaissent comme un corps uni. Néanmoins, les flics syndicaux n'arriveront pas à empêcher que les sidérurgistes de Longwy enfoncent le cordon syndical et prennent la tête du cortège.
Une étroite collaboration s'établit entre CRS, gardes mobiles et police syndicale pour empêcher qu'à la dispersion les ouvriers ne tiennent des meetings. La police est présente partout, le service d'ordre syndical disperse immédiatement les ouvriers arrivés au bout du parcours, prenant prétexte de la présence d'autonomes dans le cortège et la police arrosera abondamment de grenades lacrymogènes les ouvriers tandis que les nervis PC-CGT cogneront sauvagement de jeunes manifestants et en livreront même certains à la police. Les syndicalistes enfin protégeront de la colère des sidérurgistes des CRS qui frappent les manifestants. Jamais la collaboration entre police syndicale et police tout court n'aura été aussi manifeste.
Mais le plus écœurant pour les combattants de Longwy et de Denain, en plus d'être bombardés par les grenades des policiers, fut d'entendre les incessants slogans et litanies nationalistes du PC et de la CGT, du genre "Sauver l'indépendance nationale" ou "Se protéger des trusts allemands". Les ouvriers, repoussés jusque dans les trains par les grenades et les matraques de la police se souviendront des appels à la dispersion, de la dénonciation des combattants comme "agents du pouvoir". Ceci provoquera des heurts au sein même du syndicat.
La leçon est amère mais nécessaire : pour gagner, il faut enfoncer le cordon syndical. Pour les ouvriers qui ont combattu pendant des semaines contre la bourgeoisie, la leçon n'est pas négative. La bourgeoisie a pu triompher en dénonçant la "violence des autonomes" et étaler dans ses journaux avec complaisance les photos de centaines de CRS chargeant les manifestants.
Messieurs du PC, du PS, du RPR, de l'UDF, ceints de vos écharpes tricolores, messieurs les rabatteurs gauchistes, à la solde de la gauche de la bourgeoisie, messieurs les anarchistes qui vous réclamez de la "liberté, égalité, fraternité", de la justice de classe capitaliste, quoique vous déclariez, les travailleurs qui par centaines se sont ce jour-là affrontés à la police sont forts d'une expérience que, sans votre pouvoir et malgré eux, ils sauront ajouter et Intégrer à celle de toutes les luttes ouvrières.([2] [2])
Bien qu'isolés les ouvriers du Nord et de Lorraine n'ont pas épuisé leur combativité et leur volonté de se battre. Les ouvriers de Paris ont été peu nombreux à participer à la manifestation. Beaucoup d'ouvriers sont dégoûtés par les manoeuvres syndicales. Mais cette manifestation est une leçon : ou reculer en acceptant les licenciements ou approfondir le mouvement, s'organiser par nous-mêmes en dehors des syndicats. Les ouvriers ont perdu le goût des manifestations syndicales-promenades, des grèves sectorielles et régionales. Ils ont senti leur force et détermination en s'affrontant avec l'Etat en dehors des syndicats.
QUELQUES LEÇONS
En lisant ce récit des événements en France, événements qui se sont précipités depuis février, il faut se garder à la fois :
- d'une sous-estimation : l'ampleur des affrontements, le débordement des syndicats, la violence ouvrière ne font juste que commencer à se déployer. Ces manifestations, ces bagarres de rues ont déjà une couleur différente. Il y a un mouvement montant qui est loin d'avoir atteint son point culminant.
- d'une surestimation : bien que débordés, les syndicats n'ont pas perdu le contrôle des ouvriers. Ils ne peuvent le perdre qu'à la condition que la lutte prolétarienne passe à un stade qualitativement supérieur : l'organisation des ouvriers en dehors des syndicats dans leurs assemblées générales. Celles-ci ne sont apparues qu'embryonnairement et ponctuellement dans l'organisation de la violence ouvrière contre la police. Il reste encore aux ouvriers à organiser -pas énorme à franchir- eux-mêmes leurs manifestations, à aller eux-mêmes en masse chercher partout la solidarité des ouvriers qui hésitent encore à se lancer dans l'action. Cela demande une clarté de conscience dans les buts et les moyens de la lutte qui ne peut se développer, non dans l'abstrait, mais dans le feu de l'expérience. Le prolétariat a seulement commencé son combat, 11 est loin d'avoir engagé la guerre de classe généralisée. Et des illusions subsistent encore sur la gauche et les élections (comme le triomphe du PS et du PC l'ont montré aux élections cantonales „ avec une forte participation ouvrière).
Cependant en dépit du poids de la gauche dans; le prolétariat, les illusions tombent peu à peu :
- les syndicats liés au PC et au PS ont signé avec le patronat et l'Etat les accords qui acceptent que les ouvriers licenciés pour cause de faillite de l'entreprise, ne touchent plus 90 % de leurs salaires (ils n'étaient déjà pas très nombreux à le toucher !), mais seulement 65 % avec une diminution des allocations chômage. "Une grande victoire" clame la CGT et la CFDT !
- le gouvernement Barre, en dépit de la combativité ouvrière s'efforce de ne pas revenir sur les licenciements prévus. La bourgeoisie est prisonnière des exigences économiques. Elle espère gagner du temps et compte surtout sur l'arrogance et la répression, habituée depuis plusieurs années à une classe ouvrière contrôlée par les syndicats et chloroformée par le programme commun. Du point de vue économique, la bourgeoisie n'a pas de choix : ses choix lui sont imposés par la crise qui, loin de permettre une souplesse politique entraîne plus de rigidité.
Face à la bourgeoisie qui n'est pas prête à céder et face au PS par la voie de Rocard, qui justifie les mesures d'austérité, le prolétariat n'a pas d'autre choix que de répondre coup par coup à ce qui se poursuit. Onze mille licenciements dans l'industrie du téléphone, du chômage prévu dans l'automobile, trente mille postes d'enseignants supprimés, telle est la réalité des promesses de reclassement faites aux sidérurgistes !
Le prolétariat en France est à la croisée des chemins. Ce n'est pas sa combativité qui a surpris la bourgeoisie depuis 68, celle-ci a appris à trembler devant la facilité avec laquelle les ouvriers sont capables de lutter massivement. Ce qui l'inquiète, c'est de voir non seulement des ouvriers s'affronter résolument à l'Etat, mais surtout le débordement des syndicats. Cela ne s'était pas produit même en 1968.
"Il y a un vide politique" s'écrient toutes les fractions de la bourgeoisie. "Il y a un vide syndical" répondent en coeur les trotskystes, qui s'inquiètent "d'une désaffection envers les organisations syndicales puisque 50 % des adhérents cégétistes de la métallurgie de la Moselle n'avaient pas repris leur carte syndicale en mars 1973 et 20 % pour les adhérents de la CFDT". ([3] [3])
Ce "vide"" dont la bourgeoisie s'inquiète, c'est l'érosion des illusions chez le prolétariat. Cette désillusion, c'est l'espoir. Et le prolétariat l'a bien montré par son énergie farouche à résister à l'offensive bourgeoise, par sa joie enfin à Longwy et à Denain de voir qu'il peut faire reculer la bourgeoisie. Un prolétariat qui peut croire en sa force n'est pas une classe qui s'avoue vaincue. Il sait que maintenant il faut aller plus loin, qu'il n'est pas possible de reculer. Se sacrifier pour sa bourgeoisie nationale sur le terrain de sa guerre économique aujourd'hui, c'est se sacrifier pour sa guerre tout court demain !
Certes, le chemin de la lutte de classe est lent, avec de brusques avancées, suivies de retombées brutales. Mais le prolétariat apprend par son expérience et ne connait pas d'autre école que la lutte elle-même !
1) la lutte paye
2) plus la lutte trouve ses propres instruments et ses propres objectifs, plus elle paye.
Le stade supérieur de la lutte ne se trouve pas dans la multiplication des actions ponctuelles et isolées des syndicats mais dans l'extension d'actions massives organisées indépendamment de tous les appareils syndicaux et politiques de la bourgeoisie.
Dans ce but, les ouvriers doivent prendre la parole dans les assemblées générales, aller chercher eux-mêmes la solidarité là où luttent d'autres ouvriers, là où se trouvent les chômeurs. La classe ouvrière doit prendre confiance en elle-même, doit prendre conscience que "l'émancipation des travailleurs sera l'oeuvre des travailleurs eux-mêmes".
La classe ouvrière hésite encore, tout étonnée de sa propre audace. Elle doit maintenant encore, redoubler d'audace !
Chardin
[1] [4] Caen, ville normande qui avait annoncé Mai 68 par toute une journée d'affrontements avec les CRS en janvier 1968
[2] [5] Après la manifestation du 23 mars, il y a eu un procès (pour juger les « casseurs »), procès où notamment les anarchistes se sont désolidarisés des actes de violences commis pendant la manifestation.
[3] [6] Imprecor : revue théorique de la « Ligue Communiste Révolutionnaire », un des plus important groupe trotskiste en France. N° du 15/03/79.
Fin 1978 s'est tenue une Conférence Internationale des groupes se réclamant de la gauche communiste. Cette Conférence, appelée par la Conférence de Milan de mai 1977 organisée par le Partito Comunista Internazionalista (Battaglia Comunista) à laquelle avait participé le Courant Communiste International, avait à son ordre du jour : 1) la croise actuelle et les perspectives, 2) la question des luttes de libération nationale et 3) la question du parti. Deux brochures sont en cours de parution qui contiennent la correspondance entre les groupes, les textes préparatoires à la Conférence et le compte-rendu des débats. A cette Conférence, le pas le plus important qui a été franchi a été l'élargissement de la participation ; ainsi, en plus du PCI(BC) et du CCI, ont participé : la Comunist Workers'Organisation de Grande-Bretagne, le Nucleo Comunista Internazionalista d'Italie, le Marxist Study Group (For Kormnmismen) de Suède. Deux autres groupes ont donné leur accord pour participer mais n'ont pas pu assister à la Conférence pour diverses raisons : l'Organisation Communiste Révolutionnaire Internationaliste d'Algérie (Travailleurs Immigrés en lutte) et Il Leninista d'Italie. Ce dernier groupe a fait parvenir des contributions qui paraîtront dans la brochure de la Conférence. Le Ferment Ouvrier Révolutionnaire de France et d'Espagne a quitté la Conférence dès l'ouverture et n'a donc pas pris part aux débats ; d'autres groupes invités ont refusé de participer (voir à ce sujet l'article paru dans la Revue Internationale n° 16).
Nous publions ici un article qui fait suite à l'article précédent du n°16 de la Revue Internationale essentiellement consacré aux groupes qui ont rejeté l'invitation. Cet article répond à certains points des articles de la CWO (Revolutionnary Perspectives n°12) et du PCI (Battaglia Comunista 1978-16) consacrés à la Conférence et introduit les résolutions du CCI qui ont été refusées par la Conférence en rappelant les points essentiels des interventions du CCI. Nous publions également en annexe une RESOLUTION SUR LE PROCESSUS DE REGROUPEMENT DES REVOLUTIONNAIRES prise par le CCI et qui synthétise nos orientations sur cette question.
Dans l'article consacré à la deuxième Conférence Internationale (Revue Internationale n°16), nous avons expliqué la place que nous accordons à ce travail de discussions entre les groupes révolutionnaires et réfuté les arguments de ceux qui ont refusé de participer. Nous avons particulièrement Insisté sur le fait que ces groupes manifestent fondamentalement une attitude sectaire. Pour le CCI, cette attitude est en elle-même un obstacle à la clarification politique Indispensable au mouvement ouvrier, parce que, sans confrontation des positions, il n'existe pas de possibilité de clarification.
Nous reviendrons sur cette question pour rectifier certaines affirmations contenues dans les prises de position du Partito Comunista Internationalista, Battaglia Comunista (BC) et de la Communist Workers Organisation (CWO) ([1] [9]) sur la participation a la Conférence, prises de position qui qualifient allègrement le CCI d’"opportuniste" et qui nient qu'il existe un problème de sectarisme. Il est donc nécessaire de faire une mise au point. Nous donnerons ensuite brièvement notre point de vue sur le contenu des discussions pour souligner l'Importance que nous accordons au débat politique face à nos détracteurs qui affirment que nous le reléguons au second plan. Enfin, nous expliquerons pourquoi nous avons proposé à la Conférence des résolutions sur les différents points à l'ordre du jour, résolutions que nous publions à la fin de cet article.
D'où vient le sectarisme?
BC nous prête "la volonté opportuniste d'estomper d'importantes divergences de principes pour rassembler n'importe comment des groupes qui sont par ailleurs distants entre eux". BC nous prête l'intention de nous cacher derrière une critique de l’"esprit de chapelle" pour gommer les divergences politiques. Répétons-le, nous ne cachons pas les divergences politiques et si nous insistons sur la nécessité de combattre le refus de discuter, nous qualifions précisément ce refus, de refus de discuter les divergences et de peur de confronter les positions politiques en se cachant derrière l'auto-proclamation de la détention de la vérité. Nous ne détenons pas la vérité et nous défendons une plate-forme politique que nous confrontons le plus possible à la réalité de la situation dans nos interventions, dans la confrontation avec les groupes et éléments qui se réclament de la révolution communiste.
Etrange purisme que celui de BC qui nous accuse de cacher les divergences par opportunisme. Faut-il rappeler la convocation de la première Conférence Internationale par BC ? BC, partant d'une analyse de "1'euro-communisme" émettait trois hypothèses pour les perspectives de la situation d'une part, et face à la gravité de la situation appelait à une Conférence internationale en mettant en avant trois "armes efficaces du point de vue de la théorie et de la pratique politiques" :
a) avant tout, sortir de l'état d'Infériorité et d'impuissance où l'ont menée (la Gauche Communiste) le provincialisme de querelles culturelles empreintes de dilettantisme, l'infatuation incohérente qui ont pris la place de la modestie révolutionnaire, et surtout l'affaiblissement du concept de militantisme compris comme sacrifice dur et désintéressé ;
b) établir une base programmatique historiquement valable, laquelle est, pour notre parti, l'expérience théorico-pratique qui s'est incarnée dans la Révolution d'Octobre et, sur le plan international l'acceptation critique des thèses du deuxième congrès de l’I.C. ;
c) reconnaître que l'on ne parvient ni à une politique de classe ni à la création du parti mondial de la révolution, ni d'autant moins à une stratégie révolutionnaire si l'on ne décide pas d'abord de faire fonctionner, dès à présent, un Centre International de liaison et d'information qui soit une anticipation et une synthèse de ce que sera la future Internationale, comme Zimmerwald et plus encore Kienthal furent l'ébauche de la Troisième Internationale. ([2] [10])
BC donnait donc trois points pour cadre de la convocation, en d'autres termes : 1) rompre l’isolement, 2) des critères politiques, 3) des implications organisationnelles. A cette convocation, le CCI a répondu positivement et a d'une part réclamé des critères politiques plus précis et d'autre part jugé prématurée la possibilité immédiate d'un Centre International de liaison et d'Information :
"Nous ne pensons évidemment pas qu'une telle Conférence puisse se dérouler sans qu'il y ait au moins une base minimale d'accord entre les groupes participants, et sans toucher aux questions principielles les plus fondamentales du mouvement prolétarien d'aujourd'hui, afin d'éviter tout malentendu et donner un cadre solide pour un déroulement fructueux des débats.(...) Nous ne pensons pas qu'il soit nécessaire de nous prononcer maintenant sur votre seconde proposition de création d'un centre de liaison international qui ne pourrait être que la conclusion de la Conférence internationale. (2)
BC disait hier qu'il faut surmonter le "provincialisme", nous étions d'accord, nous le sommes toujours.
C'est pourquoi nous revenons sur cet aspect et nous répondrons aux critiques d'opportunisme qui nous sont adressées par BC ainsi qu'aux critiques de la CWO qui vont dans le même sens. Dans l'incompréhension et la critique au CCI sur son attitude décidée à condamner le refus de la confrontation politique comme tel au delà des divergences politiques qui servent de "noble" prétexte à cette attitude, il y a la persistance d'un réflexe d'isolement et d'auto-protection. Ce réflexe, hérité de la période de reflux des luttes ouvrières, de la contre-révolution, quand il s'agissait alors de rester ferme, même seul sur les positions de classe, se change en une entrave à l'heure où l'ouverture du débat, dans un contexte de montée de la lutte de classe, peut se faire, peut s'élargir sans pour autant impliquer de renoncer à sa plate-forme politique, à son programme.
C'est là le premier point fondamental qui sous-tend la prise de position du CCI envers les groupes qui se refusent à la discussion : il ne s'agit pas d'écarter les divergences politiques pour regrouper n'importe qui n'importe comment mais, sur la base d'une analyse de la période actuelle à la remontée des luttes et à l'accroissement des capacités révolutionnaires du prolétariat, il s'agit de comprendre que le terrain est favorable à la confrontation des divergences tracé par la lutte de classe aujourd'hui, une montée, une généralisation de la lutte et des débats qu'elle fait surgir. L'attitude du CCI sur la question de la participation se fonde sur une position politique précise qu'il ne cache pas : la fin de la contre-révolution, la perspective d'affrontements de classe généralisés. Ce changement de période implique un changement dans la façon qu'ont les révolutionnaires d'envisager la confrontation : il ne s'agit plus de se protéger des dangers de contamination de la dégénérescence des organisations ou de résister à la démoralisation du prolétariat, mais, avec le prolétariat qui a rouvert une brèche dans la domination bourgeoise, d'oeuvrer à l'élaboration des positions communistes les plus claires et les plus cohérentes possibles.
Pour cela, il faut d'abord être capable de faire la distinction entre incompréhension et malentendu d'une part, divergences politiques réelles d'autre part. Les incompréhensions ou les malentendus sur ce que chaque groupe veut dire sont inévitables : ils sont le tribut que les révolutionnaires payent à cinquante ans de contre-révolution. Pendant cette période, les organisations révolutionnaires se disloquent, les groupes se replient, tout comme le prolétariat : c'est là le véritable triomphe de la bourgeoisie. Les révolutionnaires subsistent tant bien que mal en infimes minorités, isolées entre elles. Ceci crée des habitudes qui pèsent à l'heure de la reprise. A l'image du prolétariat, ce géant endormi, les révolutionnaires resurgissent engourdis par cinquante ans de dispersion et d'isolement. Soit les vieilles habitudes pèsent à l'heure où la période change, soit l'inexpérience et la méconnaissance de l'histoire du mouvement ouvrier des nouveaux groupes qui surgissent du réveil de la classe ouvrière, font qu'au premier reflux temporaire de la lutte, ceux-ci disparaissent, sombrent dans l'activisme, se disloquent en de multiples mini-fractions, et se retrouvent avec des habitudes où l'arrogance de l'ignorance devient le credo, où l'on refait l'histoire au gré de sa fantaisie. L'isolement, la dispersion, l'inexpérience des révolutionnaires sont des problèmes réels qu'aucune organisation ne peut ignorer. Ne pas voir qu'il existe un problème de sectarisme, c'est-à-dire la théorisation de la dispersion, c'est ignorer ces problèmes.
BC et la CWO ne volent pas l'existence d'un problème de sectarisme et d'esprit de chapelle, problème inventé par le CCI par opportunisme selon BC. Il n'y a pas si longtemps pourtant, BC semblait consciente de ce problème. Aujourd'hui, BC ne prétend voir dans l'attitude des groupes comme Programma Comunista, le PIC ou le FOR ([3] [11]) que des questions de divergences politiques. Mais les divergences politiques existent entre les groupes participants à la Conférence, parfois plus profonds sur certains points qu'avec des groupes qui se refusent à participer. Il n'y a pas un lien direct et immédiat permettant d'expliquer toute l'attitude par la seule divergence politique. C'est trop facile et c'est oublier une des plus violentes conséquences de la contre-révolution, l'atomisation du prolétariat, l’émiettement des révolutionnaires dont les formulations des positions politiques se maintiennent en vase clos, sans confrontation permanente.
Dans la période de reflux, dans les années 30, dans les années 50, la clarification ne pouvait se faire véritablement qu'en sachant ne pas se laisser emporter, en sachant rester seul s'il le faut, à contre-courant. Dans une période de montée, la clarification ne peut se faire que par la participation active à tous les débats qui surgissent par et dans la lutte. Aujourd'hui, l'attitude des révolutionnaires vis-à-vis de la clarification politique doit être celle qui a toujours guidé l'attitude des révolutionnaires par le passé dans de tels moments.
Lorsque les Eisenachiens font des concessions aux Lassaliens, Marx critique très fermement les concessions des marxistes aux Lassaliens qu'il juge inutiles. Pour autant, et en fonction de la période, il insiste sur un point : "Tout pas fait en avant, toute progression réelle importe plus qu'une douzaine de programmes." ([4] [12]) Marx était-il opportuniste ? Le sectarisme existe et est un problème en lui-même qui n'est pas "normalement" lié aux positions politiques. Lénine combat le sectarisme pour pousser à la création du POSDR ([5] [13]) tout en critiquant fermement les positions politiques et sans pour autant faire des concessions.
Cette attitude de pousser à la discussion est d'autant plus valable que même dans les périodes d'isolement, où les conditions rendent difficiles les possibilités de contact, la volonté constante de discussions subsiste toujours chez les révolutionnaires les plus conséquents (Bilan) ([6] [14]).
Par un curieux renversement dont seule BC a le secret, on nous donne aujourd'hui une leçon d'intransigeance politique après avoir à plusieurs reprises, et sans aucun critère, appelé à des rencontres comme il y a quelques années avec Lotta Comunista et Programma Comunista pour aboutir à un constat de divergences, comme au début des années 60 avec News and Letters de R.Dunayevskaya et le FOR de Munis, après avoir entretenu des contacts avec Lutte Ouvrière, groupe trotskyste en France, il n'y a pas si longtemps encore. Faut-il croire que lorsque BC initie des rencontres de ce type et entretient de tels contacts, c'est la juste position et que lorsque le CCI défend la nécessité de la confrontation entre groupes réellement révolutionnaires sur la base de critères politiques, c'est de l'opportunisme ?
De même, par un tout aussi curieux renversement, l'attitude de la CWO qui, il n’y a pas si longtemps, rejetait le CCI dans le camp de la contre-révolution, a aujourd'hui changé. Faut-il croire que les positions politiques de la CWO ont si profondément changé qu'elle daigne aujourd'hui participer activement aux Conférences Internationales (première Conférence de Milan, Conférence d'Oslo, deuxième Conférence de Paris) ; ou faut-il plutôt y voir un changement d'attitude, la reconnaissance qu'il ne sert à rien de se proclamer le seul détenteur de la vérité, qu'il est nécessaire de débattre des divergences politiques et de ne pas chercher des prétextes à éviter le débat, la reconnaissance implicite qu'il y a donc un problème d'attitude des groupes révolutionnaires.
Pour terminer sur ce premier point, signalons simplement l'incohérence qui consiste à inviter des groupes à se joindre à la Conférence internationale, à réclamer des contributions sur les questions à l'ordre du jour, pour ensuite considérer "normal" leur refus de participer, puisque de tels groupes, par les positions qu'ils développent, "n'ont pas leur place dans de telles conférences". Alors pourquoi les inviter ? Par souci "démocratique" ? Si de tels groupes ont raison de ne pas venir, il faudrait se rendre à l'évidence et constater que nous avons fait une erreur en les invitant. Nous ne le pensons pas. Quelles que soient les aberrations politiques que de tels groupes défendent, ils se situent au sein du camp prolétarien, et la confrontation directe et publique est le meilleur moyen à notre avis de balayer ces aberrations qui subsistent encore aujourd'hui dans le mouvement ouvrier.
Les positions
politiques erronées, sclérosées ou confuses sont à combattre par les
organisations révolutionnaires dignes de ce nom. Nous ne reconnaissons à aucun
groupe politique un "droit à
l'erreur" en soi, nous ne "respectons"
pas les positions politiques qui ne font que jeter un peu plus de fatras dans
un mouvement qui a déjà eu bien du mal à se dégager des conséquences de la
contre-révolution. Nous ne "respectons"
pas le refus de discuter au nom des divergences, car ce serait reconnaître
implicitement une validité et une cohérence politiques des positions défendues
par chacun des groupes : chacun défend ses positions et tout est pour le mieux
dans le meilleur des mondes révolutionnaire ! Nous appelons au contraire tous
les groupes du camp prolétarien comme l'ensemble de la classe ouvrière à
prendre la parole dans la confrontation publique, ouverte et internationale,
dans les Interventions et les actions de classe, à défendre leurs positions.
Les travaux de la conférence
C'est dans cet esprit que le CCI a défendu la nécessité de se prononcer clairement sur les questions à l'ordre du jour, questions qui ne sont pas des problèmes académiques, mais qui impliquent des orientations vitales de plus en plus urgentes dans la lutte de la classe ouvrière. Pour pousser à se prononcer clairement, pour cerner accords et désaccords, le CCI a proposé, en plus des textes préparatoires, de courtes résolutions synthétiques! Sur la crise actuelle et la perspective, sur la question nationale, et sur l'organisation des révolutionnaires. Le principe de proposer des résolutions a été rejeté.
Nous rappelons ici les axes essentiels de nos interventions au cours des débats à la Conférence.
1 - Sur le premier point, CRISE ET PERSPECTIVE DE LA PERIODE ACTUELLE, le CCI a insisté sur la nécessité de dégager une perspective claire, étayée par une analyse solide, concrétisée par la situation qui se déroule sous nos yeux : allons-nous vers des affrontements de classe généralisés ou des affrontements inter-impérialistes se généralisant ?? En tant qu'organisations révolutionnaires intervenant dans la classe ouvrière, qui prétendent défendre des orientations politiques -une direction politique-, nous avons à nous prononcer sur le sens général de la lutte de classe aujourd'hui. Les révolutionnaires par le passé ont pu se tromper sur la période, mais ils se sont toujours prononcés.
Sur cette question, BC a défendu la position suivante :
"En 1976, nous avions formulé trois hypothèses possibles :
•1) que le capitalisme dépasserait temporairement sa crise économique ;
•2) que l'ultérieure aggravation de la crise créerait une situation subjective de peur généralisée telle qu'elle conduirait à une solution de force et à la troisième guerre mondiale ;
•3) l'anneau le plus faible de la chaîne se briserait, d'où la réouverture de la phase révolutionnaire du prolétariat, continuité historique de l'Octobre bolchévik. {...) Deux ans après, nous pouvons affirmer que la situation actuelle a pris les contours et les lignes de notre deuxième hypothèse" ([7] [15])
La CWO quant à elle ne se prononce pas clairement : les deux possibilités sont ouvertes, la guerre ou la révolution. Cette réponse "peut-être bien que oui, peut-être bien que non" s'infléchit cependant dans le sens d'une insistance de la CWO sur la passivité, le reflux de la lutte de classe actuelle.
Pour le CCI, depuis dix années de crise ouverte du système capitaliste, les conditions ont été â nouveau réunies du point de vue des contradictions Internes du système pour des affrontements impérialistes tendant à se généraliser. Les points forts de cette évolution sont les suivants : l'Europe et le Japon reconstruits se retrouvent à nouveau en concurrence directe avec les Etats-Unis ; la crise impose un resserrement des blocs Impérialistes: le bloc occidental impose la "pax americana" au Moyen-Orient et redéploie sa stratégie en Asie du sud-est pour intégrer définitivement la Chine à son orbite ; etc. Du point de vue des antagonismes inter-impérialistes, aux plans économique, politique et stratégico-militaire, la question qui se pose n'est pas : "à quel moment la guerre impérialiste va-t-elle se généraliser ? ", mais plutôt pourquoi la guerre ne s'est-elle pas généralisée.
Pour la CWO, la courbe "magique" de la baisse tendancielle du taux de profit n'est pas encore assez infléchie: il reste au capitalisme nombre de possibilités -des mesures d'austérité (?)-avant que ne soient réunies les conditions d'une guerre généralisée : "le prolétariat a encore le temps et l'opportunité de détruire le capitalisme avant qu'il ne détruise la civilisation." ([8] [16])
Que sont les interventions militaires croissantes des puissances capitalistes dès que s'ouvrent des possibilités guerrières : Zaïre, Angola, Vietnam-Cambodge, Chine-Viêtnam ? Que sont les campagnes sur les "droits de l'homme" et autres battages idéologiques ? Qu'est-ce que cet accroissement accéléré et pléthorique de l'industrie de guerre ? La CWO répond très justement que ce sont des préparatifs de guerre. Pour autant, selon la CWO, ce n'est pas la lutte de classe qui entrave la généralisation, "scénario absurde du CCI". Pour la CWO, les luttes de la classe ouvrière sont "sectorielles, avec une faible possibilité de généralisation à des batailles de l'ensemble de la classe". Conclusion "logique" de la CWO : "la crise n'est pas encore assez profonde pour rendre la guerre un pas nécessaire pour la bourgeoisie". Ceci n'est qu'une tautologie et revient à dire : si la guerre n'est pas là, c'est que les conditions ne sont pas réunies (!). D'accord, mais nous sommes alors revenus à la question de départ : quelles conditions ? Ne pas saisir une argumentation théorique peut se comprendre, mais ne pas s'inquiéter lorsque les faits eux-mêmes restent inexpliqués est difficile à admettre. Les événements tels que l'assassinat d'un archiduc à Sarajevo ont servi de prétexte au déclenchement d'un conflit mondial ; aujourd'hui, des événements autrement plus importants -guerres de 1967 et 1973 au Moyen-Orient, Viêt-nam, Chypre, Chine Viêtnam, etc..- n'ont pas ouvert un tel conflit. Pourquoi ? Pourquoi l'URSS n'est-elle pas intervenue directement au Viêt-nam ? Pourquoi les Etats-Unis ne sont-ils pas intervenus en Angola ou en Ethiopie ? Les dialecticiens nous répondent que les conditions objectives ne sont pas réunies. Nous sommes d'accord mais pour le CCI la condition majeure qui fait aujourd'hui défaut est l'adhésion, l'embrigadement de la population et au premier rang du prolétariat, derrière la défense des intérêts de la nation capitaliste.
Pour les autres conditions déterminant la possibilité d'un conflit généralisé, l'existence de blocs impérialistes constitués, la crise ouverte du système capitaliste, elles sont globalement réunies. Si la CWO et BC ne le pensent pas, leur thermomètre de la baisse tendancielle du taux de profit ne leur permet pas d'argumenter, sinon de dire que les blocs ne sont pas "assez" renforcés ou que la crise n'est pas "assez" profonde. Peut-être que "le scénario du CCI" est "absurde" (CWO), mais alors il faut le démontrer. Par contre, les implications politiques de la vision de BC d'une "situation subjective de peur généralisée" ou de la CWO d'un "prolétariat confus, désorienté et pessimiste quant â la lutte" sont, elles, assez incroyables.
A un prolétariat
combatif qui, depuis dix ans, a repris
le chemin de la lutte, à un prolétariat qui, nulle part dans le monde n'adhère
aux idéaux bourgeois
de défense de la "patrie
démocratique" ou "socialiste",
aux justifications de l’austérité, les
révolutionnaires vont dire : les dés sont jetés ! ? Nous ne sommes plus dans
les années 30, les conditions ne sont pas les mêmes aujourd'hui. Tout cela est
négligeable pour la CWO qui ne volt pas la reprise des luttes actuelles mais
toujours un reflux ou pour BC pour qui, par exemple, les récentes grèves
anti-syndicales des hospitaliers en Italie sont négligeables, ou pour qui il
ne s'est rien passé ou presque en 1969 sinon un vague mouvement sans
signification profonde pour la classe ouvrière... Tout simplement parce que BC
n'était pas là. Le CCI non plus, mais pour nous, l'histoire existait avant nous
! Dans l'analyse de la période actuelle et ses implications dans la mise en
avant d'une orientation claire, ce n'est pas sur la querelle académique
-théorie de la baisse tendancielle du taux de profit "contre" saturation des marchés, dans laquelle la CWO comme BC
veulent fourvoyer les débats que nous nous battrons. Pour nous, la théorie de
la saturation du marché mondial constitue un cadre cohérent permettant de comprendre
toute la période depuis la première guerre mondiale et la crise actuelle, cadre
qui inclut la théorie de la baisse tendancielle du taux de profit et qui ne
1'exclut pas. Ce qui nous importe dans ce débat sur la crise d'aujourd'hui, ce
sont ses implications pour notre intervention. Il y a une énorme faiblesse
dans l'analyse économique de la CWO et de BC au plan théorique, mais
fondamentalement la faiblesse principale réside dans la sous-estimation du
niveau de la lutte de classe aujourd'hui, dans l'incapacité de dégager de ce
qui se déroule sous nos yeux, les éléments embryonnaires qui portent
concrètement la perspective d'affrontements de classe,comme préalables à la
possibilité d'une explosion généralisée des contradictions capitalistes en un
nouvel holocauste mondial.
2 - La seconde question abordée à la Conférence a été LA QUESTION NATIONALE. Sur ce point, si pour tous les groupes présents, à l'exception du Nucleo Comunista Internazionalista (NCI), le prolétariat ne peut pas soutenir aujourd'hui les luttes de libération nationale, beaucoup de nuances et divergences d'analyses séparent encore les groupes de la Conférence.
Le NCI pour sa part, a repris à la lettre la position défendue par TIC, le soutien aux libérations nationales vues comme un affaiblissement de l'impérialisme et donc un facteur positif pour l'aide a la lutte du prolétariat destiné à en prendre la tête. Que, depuis 50 ans, cela ne se soit pas produit, que, depuis 10 ans, chaque fois l'entrée en lutte de la classe ouvrière dans tous les pays ait rejeté jusqu'à les affronter tous les courants politiques de la "libération nationale", cela n'ébranle guère le NCI qui n'y voit là aucune "démonstration" de l'invalidité d'une telle théorie .Le NCI nous ressert intelligemment rajeunie, la théorie de la "soudure" entre mouvement social des aires sous-développées et mouvement prolétarien des pays avancés. Sans comprendre que la "soudure" ne peut être que souder les rangs du prolétariat mondial, quelles que soient les "aires" faibles ou fortes du capitalisme, le NCI n'a pas encore entièrement ôté les lunettes déformantes du bordiguisme : il voit encore une continuité entre l'embrigadement des masses dans les luttes nationales et la mobilisation prolétarienne -et toute l'expérience de ce siècle le confirme-, il ne peut y avoir que rupture sans concession aucune avec le terrain national de la part du prolétariat, où qu'il se trouve, quelle que soit sa force numérique au sein de l'Etat national qui l'exploite.
La condamnation par le CCI de toutes les luttes nationales n'est en rien indifférence, abstraction ou mépris de la révolte populaire au sein de laquelle se trouve aussi souvent le prolétariat, mais au contraire dénonciation de ceux qui la manoeuvrent à des fins impérialistes ou nationalistes, c'est-à-dire toutes les fractions qui reconnaissent un quelconque pas en avant possible au niveau national. Ce sont les luttes ouvrières et elles seules qui peuvent donner un sens à la révolte ; en leur absence, il n'y a pas d'autre issue que misère, massacres, et guerres. Et qu'on ne nous dise pas qu'en l'absence du parti cette rupture est impossible ! Sans parti, les ouvriers sont déjà capables aujourd'hui par 1eurs grèves d'enrayer les ardeurs nationalistes comme cela s'est produit en Angola, en Israël, en Egypte, en Algérie, au Maroc. La rupture avec la "libération nationale" n'est pas une abstraction que défend le CCI mais la réalité d'aujourd'hui.
Plus subtile est l'ambiguïté qui subsiste sur cette question dans un groupe comme BC qui, tout en qualifiant les guerres de "libération nationale" de moments de la guerre impérialiste, trace comme perspective au prolétariat mondial -donc aussi à celui de ces pays- de "dresser les mouvements de libération nationale1 en révolution prolétarienne", par la construction de la future Internationale Communiste. Autant la position du NCI a une cohérence sur la question, autant celle de BC est pour le moins "le cul entre deux chaises". Il faut choisir. Ou bien les "luttes de libération nationale ont achevé complètement leur fonction historique" (BC, souligné par BC) et il faut en tirer les conséquences : elles sont inutilisables pour le prolétariat qui, lui, a une mission historique. Pour un parti de classe a fortiori, son rôle n'est pas de les transformer en quoique ce soit mais appeler à abattre toutes les agences d'embrigadement dans la guerre impérialiste. Ou bien, il est possible de les "dresser en révolution prolétarienne" et il faut alors leur reconnaître une fonction historique au sein de la tâche historique du prolétariat. Il faut dire alors qu'elles ne contiennent pas seulement des caractéristiques impérialistes.
Il ne s'agit pas de transformer la libération nationale en révolution prolétarienne, mais de dresser le prolétariat contre tout mouvement national. BC nous répondra probablement une fois de plus que le CCI est bien peu "dialectique". Encore une fois, le CCI peut avoir tort, mais ce n'est pas avec la "dialectique" à toutes les sauces, à 1'instar du médecin qui, pour toute maladie, répond "c'est une allergie", que la discussion avancera d'un pouce sur la question. Le parti est pour BC la réponse à toutes ces contradictions qui restent inexpliquées. Mais pour que le parti de classe agisse encore faut-il qu'il existe. Et d'où va-t-il surgir ? Des luttes nationales ? Certainement pas. Il grossira ses rangs des éléments ayant rompu définitivement avec toutes les politiques nationalistes quelles qu'elles soient. Et d'où surgiront ces éléments ? Des mouvements de classe dans tous les pays, y compris ceux qui sont soumis aujourd'hui au déluge de fer et de sang de l'impérialisme mondial que leur imposent les "mouvements de libération nationale".
La compréhension claire, pratique et théorique par le prolétariat mondial, qu'il ne peut se battre que sur son terrain, le terrain internationaliste, qu'il n'y a aucune possibilité d'utiliser un mouvement, surgi des intérêts impérialistes antagoniques locaux et mondiaux, dans lequel les masses ne servent que de chair à canon, est une condition fondamentale de sa capacité à lutter.
Des révolutionnaires qui tergiversent encore aujourd'hui sur cette question, ne font que participer à la confusion ambiante sur le nationalisme qui existe aujourd'hui dans la classe ouvrière et accréditer cette idée bourgeoise que le nationalisme a un tout petit quelque chose de révolutionnaire. Par quelle casuistique expliquer aux ouvriers, qui appréhendent dans leur pratique quotidienne que la lutte est la même dans tous les pays, qu'elle est la même mais qu'elle n'est pas tout à fait la même,ou que par stratégie, le prolétariat peut se glisser dans les rangs nationalistes pour les dresser contre le nationalisme. Autant demander d'entrer dans la police pour lutter contre la police.
Quant à la CWO, très soucieuse au départ de se démarquer du soutien aux mouvements nationaux, qui voulait faire de cette question un critère d'exclusion de la discussion, elle n'a rien argumenté contre la position de TIC défendue par le NCI, mais a surtout insisté sur l'idée que tous les pays n'étaient pas impérialistes, ou plutôt pas tous "vraiment" impérialistes, que l'impérialisme était une politique des seules principales puissances capitalistes.
Nous n'entrerons pas dans le détail de cette question, mais nous relèverons simplement la simplification de la question par la CWO. Dans l'article de Reyolutionary Perspectives (RP) ([9] [17]) sur la Conférence, la CWO pose une question : "comment peut-on argumenter que, par exemple, Israël est une puissance impérialiste indépendante ?" N'est pire sourd que celui qui ne veut entendre. On ne peut pas en effet. prétendre qu'aucun pays n'échappe aujourd'hui â l'impérialisme; le fait que tous les pays du monde soient aujourd'hui impérialistes signifie précisément qu'il n'y a plus d'indépendance nationale possible. Les plus puissants disposent d'une marge de manoeuvre plus grande, non parce qu'ils seraient impérialistes et que les plus faibles ne le seraient pas, mais simplement parce qu'ils sont les plus compétitifs sur le marché mondial et/ou les plus puissants sur le champ de bataille international. Que tous les pays soient aujourd'hui impérialistes signifie précisément qu'aucune bourgeoisie nationale ne peut défendre ses intérêts sans se heurter aux limites objectives d'un marché mondial qui a envahi la planète jusqu'en ces derniers recoins. Nous répondrons à la question de la CWO : Israël est un Etat impérialiste, mais n'est pas un Etat Indépendant.
Mais le plus important réside dans les implications politiques d'une telle vision de la CWO. Si seules les grandes puissances ont les moyens de mener une politique impérialiste, et si les pays de second ordre ne les ont pas, il faut être cohérent et affirmer que les gouvernements nationaux de ces derniers ne sont que de simples "agents" de l'impérialisme des plus grands ou, pour utiliser la terminologie gauchiste, des "valets" des Etats-Unis, des grandes puissances, de l'URSS. C'est certes vrai mais c'est insuffisant. La condamnation des luttes nationales n'est pas une question morale, une dénonciation des fractions nationalistes comme de simples "vendus" à l'impérialisme, mais elle se fonde sur une réalité sociale : il n'y a pas de possibilité pour qui que ce soit de défendre la nation hors des nécessités impérialistes.
3. Dans la troisième partie, au cours de la discussion sur LA QUESTION DU PARTI, le CCI a insisté particulièrement sur un point : le parti doit-il prendre le pouvoir ? A cette question, le groupe For Kommunismen a répondu non et le FOR, quoi qu'absent de la Conférence a contribué par son texte de façon claire à ce que le CCI estime être une des leçons essentielles de la révolution en Russie. Le rôle du parti n'est pas de prendre le pouvoir ; la prise du pouvoir est l'oeuvre des conseils ouvriers qui sont les organes unitaires de la dictature du prolétariat au sein de laquelle les partis constituent l'avant-garde communiste de la classe, regroupant les éléments les plus clairs et les plus conscients sur la marche vers le communisme, le dépérissement de l'Etat, la disparition des classes, la libération totale de l'humanité.
Le NCI a défendu la position de la prise du pouvoir par le parti en se revendiquant de la critique de Lénine aux communistes de gauche dans "La Maladie infantile du communisme", en ne comprenant pas que la critique de l'erreur de TIC sur cette question ne doit rien à la démocratie bourgeoise .Elle s'appuie sur l'expérience du prolétariat en Russie, sur les bolcheviks, sur Lénine capable, malgré les théorisations fausses qu'il a pu développer, de fulgurante clarté lorsqu'il exprime les plus hauts moments de la lutte prolétarienne sur "la nécessité de faire passer immédiatement tout le pouvoir aux mains de la démocratie révolutionnaire guidée par le prolétariat révo1ut1onnaire"(soul1gné par Lénine).
S'il est une question restée en débat avec la défaite de la révolution mondiale des années 1917-23, c'est bien celle du pouvoir qui surgit de la révolution. L'erreur de TIC sur cette question s'est avérée être un facteur accélérateur de la contre-révolution à partir du moment où, isolé, le pouvoir en Russie assimilait chacun des reculs que lui imposait la situation à un acquis pour le prolétariat et où ce pouvoir s'autonomisait chaque fois plus de l'organisation générale de la classe, jusqu'à la tragédie de Kronstadt qui vit s'affronter les armes à la main l'Etat et le Parti bolchevik à sa tête, aux ouvriers. La conception de la prise du pouvoir par le parti est une position immature des révolutionnaires du début du siècle, encore imprégnés d'une période où le schéma bourgeois restait la référence de base pour l'appréhension du processus révolutionnaire.
La CWO reconnaît les fondements du pouvoir du prolétariat dans les conseils ouvriers mais remet à jour la vieille conception gradualiste du parlementarisme révolutionnaire et la transpose dans les conseils. Pour la CWO, la prise du pouvoir signifie la conquête de la majorité des conseils aux positions révolutionnaires, et, puisque ces positions sont portées par le parti, c'est donc le parti qui s'empare "en pratique" du pouvoir une fois qu'il est majoritaire dans les conseils. Le tour est joué. La classe ouvrière ne s'exprime selon la CWO lorsqu'elle s'empare du pouvoir qu'en singeant le parlementarisme bourgeois, ses majorités et ses minorités, et la lutte prolétarienne devient une lutte de "partis" où chacun essaie de conquérir à ses positions la majorité pour assumer le pouvoir.
Ni la Commune de Paris, ni la révolution de 1917 ne nous montrent un tel processus numérique parlementaire mais l'évolution d'un rapport de forces profond entre classes sociales qui n'a rien de la simple sanction parlementaire d'une domination déjà existante, figée dans des rapports de production précis. Ceci est le propre de la bourgeoisie. Pour le prolétariat, la prise du pouvoir relève de l'action consciente et organisée d'une classe en devenir.
BC affirme justement dans son texte préparatoire à la Conférence que "sans parti, il n'y a pas de révolution et de dictature du prolétariat, comme il n'y a pas de dictature prolétarienne et d'Etat ouvrier sans les conseils ouvriers" (quoique nous réfutions la formulation d'"Etat ouvrier" pour qualifier l'Etat qui surgit au sortir de la révolution). BC prétend par ailleurs se démarquer du "super partidisme" des bordiguistes pour qui le parti est tout et l'organisation en conseils de la classe ouvrière une simple forme à laquelle seul le parti donne un contenu révolutionnaire. Mais sur la question de la prise du pouvoir, en dernier ressort, pour BC aussi, c'est le parti qui prend le pouvoir ! La dialectique si chère à BC du rapport parti-classe se simplifie considérablement et tous les beaux discours sur les conseils ouvriers et la dictature du prolétariat, les méchantes critiques aux bordiguistes et à leur "super partidisme" tombent. Il faut être clair : il y a deux organismes essentiels dans la révolution, conseils et partis. Si le pouvoir revient au parti, quel est le rôle des conseils ? Où est la différence de conception avec ceux qui volent le pouvoir du prolétariat comme celui de l'adhésion de la base (les conseils) à un sommet (le parti) qui assume en fait ce pouvoir ? La question du pouvoir est une fois encore vue comme le pouvoir d'une partie de l'ensemble au nom de l'ensemble. Ceci n'est pas possible pour le prolétariat. Sa seule force réside précisément dans sa capacité collective à détenir le pouvoir politique. Ou le prolétariat prend le pouvoir collectivement, ou il ne peut pas le prendre, et personne à sa place. Lorsque le parti bolchevik prend le pouvoir, c'est avec pour mot d'ordre "tout le pouvoir aux soviets" et non "tout le pouvoir au parti". Que dans l'esprit de Lénine et des bolcheviks la distinction soit loin d'être claire est compréhensible. Les bolcheviks étaient les premiers surpris de leur propre audience auprès de la classe ouvrière et c'est l'initiative des masses qui pousse le parti bolchevik sur la question de l'insurrection, sur la question de la prise de pouvoir, alors que Lénine lui-même était réticent à être Président du Conseil des Commissaires du Peuple.
C'est ultérieurement, avec le reflux de la révolution que devait tragiquement se révéler l'impossibilité pour le parti de se substituer à un pouvoir de la classe déclinant sous les coups de l'isolement international, de l'épuisement. Si la classe ouvrière mobilisée peut faire surgir la plus grande clarté au sein de son parti, y faire s'exprimer la plus grande fermeté révolutionnaire, la meilleure fermeté révolutionnaire du meilleur des partis ne peut maintenir le pouvoir prolétarien d'une classe démobilisée. Pourquoi ? Fondamentalement parce que la nature du pouvoir du prolétariat découle de sa nature de classe exploitée qui ne possède comme force que sa force collective. La question de la prise du pouvoir est complexe et ce n'est pas la mégalomanie de tous les groupes politiques qui l'éludent en réclamant le pouvoir qui la résoudra. Le pouvoir du parti ne sera jamais une garantie ; la seule garantie se trouve dans la classe ouvrière elle-même et c'est le rôle du ou des partis révolutionnaires de défendre cette seule garantie contre toute démobilisation, démobilisation qui ne peut être qu'accentuée par ceux qui disent et diront au prolétariat "donnez-nous le pouvoir, nous vous ferons la révolution".
Remarques sur la conclusion
Le pas le plus important qui a été fait par la Conférence Internationale est l'élargissement du débat à de nouveaux groupes qui n'avaient pas participé à la 1ère Conférence de Milan : la confrontation directe des positions des différents groupes, la clarification des divergences qui les séparent, les précisions de formulation qu'impose une telle confrontation sont vitales pour des organisations qui Interviennent dans la lutte de classe.
C'est pourquoi le CCI a insisté tout au long de la Conférence comme après sur la question du sectarisme. Dans ce sens également, deux points sont à notre avis à déplorer dans les conclusions Si les groupes ont pu se mettre d'accord pour poursuivre un tel travail, la Conférence ne s'est pas prononcée comme telle et n'a pas été capable d'une déclaration commune officielle sur ce travail. En ce sens, la Conférence est restée muette comme corps et n'a pas été capable de tracer collectivement les accords et les désaccords des différents groupes sur les questions à l'ordre du jour.
C'est le principe même de résolutions issues d'une telle Conférence qui a été rejeté. En proposant les résolutions de dessous, il ne s'est agi pour le CCI, ni de forcer l'accord de quiconque, ni d'altérer ses propres positions politiques. Il faut savoir si nous sommes des bavards ou des militants révolutionnaires. Nous ne participons pas aux Conférences Internationales pour la seule satisfaction d'une publication commune issue d'une rencontre où chacun vient exprimer ses positions et s'en retourner à son travail comme si de rien n'était. Les textes préparatoires et les débats sont des moments qui doivent permettre de clarifier des points d'accord et de désaccord ; ceci doit se traduire par une capacité à mettre noir sur blanc publiquement non seulement une simple juxtaposition des positions et déclarations des uns et des autres mais également une rédaction commune si cela est possible.
Cela n'a pas été possible et c'est une faiblesse de la Conférence. Paradoxalement, cette volonté de rester muet en tant que Conférence en refusant d'envisager une déclaration commune, s'est accompagnée d'un souci de rajouter des critères, envisages comme critères de "sélection" pour BC et d'"exclusion" pour la CWO, pour la tenue de prochaines Conférences. Nous nous retrouvons à la fois en présence de propositions s'orientant vers une sorte de plateforme minimum au lieu d'un souci de cadre de discussion et à la fois en présence d'un refus de se prononcer en commun sur quoi que ce soit. Comprenne qui pourra. Même les décisions prises telles que la préparation d'une prochaine Conférence restent "dans l'air": au bon soin du lecteur de la brochure d'interpréter les implications pratiques du travail fourni.
M.G.
RESOLUTION SUR LA CRISE
1) Y compris pour les secteurs les moins lucides de la classe dominante, la crise mondiale du capitalisme est devenue aujourd'hui une évidence indiscutable. Mais si les économistes, ces apologistes appointés du mode de production capitaliste, commencent à renoncer â attribuer les difficultés présentes de l'économie à la hausse du prix du pétrole ou au dérèglement du système monétaire international institué en 1944, ils n'en sont pas pour autant capables, compte tenu de leurs préjugés de classe de comprendre la signification réelle de ces difficultés.
2) Cette signification, seul le marxisme permet de l'appréhender. Il enseigne, comme l'a mis en évidence l'Internationale Communiste que, depuis la première guerre impérialiste, le système capitaliste est entré dans sa phase de décadence. Aux crises cycliques du siècle dernier, qui étaient comme les pulsations d'un corps en pleine santé, a succédé une crise permanente où le système ne se survit plus qu'à travers un cycle infernal -véritables râles de son agonie- de crises aiguës, guerres, reconstruction, nouvelles crises aiguës..,
3) Sont ainsi à rejeter les théories -y compris celles se réclamant du marxisme- qui font de la crise présente une simple crise "cyclique", ou de "restructuration", ou "d'adaptation", ou de "modernisation". Le capitalisme est absolument incapable de surmonter la crise présente et tous ses plans, qu'ils soient destines à limiter l'inflation ou à relancer la production, ne peuvent aboutir finalement qu'à des échecs. La seule "issue" à laquelle le capitalisme, livré à ses propres lois, puisse aboutir, est une nouvelle guerre impérialiste mondiale.
4) Si la seule perspective que le capitalisme offre à l'humanité est la guerre généralisée, l'histoire a montré notamment en 1917 en Russie et en 1918 en Allemagne qu'il existe dans la société une force capable de s'opposer, de faire reculer et d'anéantir une telle perspective : la lutte révolutionnaire du prolétariat. L'alternative que pose l'aggravation inexorable des contradictions économiques du capitalisme, est donc : guerre impérialiste ou surgissement révolutionnaire de la classe ouvrière ; l'issue qui finalement l'emportera étant la traduction des rapports de forces entre les deux classes principales de la société : bourgeoisie et prolétariat.
5) Par deux fois, la bourgeoisie a réussi à imposer sa "solution" aux contradictions de son économie : en 1914, grâce à la gangrène opportuniste et à la trahison des grands partis ouvriers ; en 1939, grâce à une terrible défaite imposée au prolétariat dans les années 20, parachevée par la trahison de ses partis communistes et par la chape de plomb du fascisme et des mystifications anti-fascistes et démocratiques. Mais tout autre la situation présente :
• L’encadrement du prolétariat par les partis de gauche PC et PS est incomparablement moins efficace que ne l’était celui des partis sociaux-démocrates en 1914 ;
• les mythes démocratiques ou anti-fascistes -même s'ils sont fréquemment agités-, la puissance mystificatrice du soi-disant "Etat ouvrier", sont passablement usés et émoussés.
6) Ainsi la perspective ouverte par l'aggravation des contradictions capitalistes à la fin des années 60 n'est pas guerre impérialiste généralisée mais guerre de classe généralisée : ce n'est qu'après avoir imposé une cuisante défaite au prolétariat que le capitalisme pourrait se laisser aller à une troisième guerre mondiale ; c'est ce qu'a démontré la réaction prolétarienne de 68 en France 69 en Italie, 70 en Pologne et dans beaucoup d'autres pays à la même période. Et si la bourgeoisie a pu, grâce à une contre-offensive politique et idéologique, principalement animée par les partis de gauche, faire taire momentanément les luttes, les réserves de combativité du prolétariat sont loin d'être épuisées. Avec l'aggravation de la crise, de l'austérité et du chômage, et contrairement à ce qu'espère la bourgeoisie, cette combativité ne manquera pas de s'exprimer à nouveau en de formidables combats contre le capitalisme.
RESOLUTION SUR QUESTION NATIONALE
1) A la base de la constitution de l'Internationale Communiste résidait la reconnaissance du fait que le capitalisme était entré dans sa phase de décadence, mettant à l'ordre du jour la révolution prolétarienne. Comme elle l'écrivait, avec la première guerre mondiale, "s'est ouverte l'ère des guerres impérialistes et des révolutions". Aujourd'hui, toute formulation cohérente des positions de classe prolétarienne repose sur la reconnaissance de cette caractéristique essentielle de la vie de la société.
2) Depuis le "Manifeste Communiste", le marxisme a toujours reconnu la tendance du mode de production capitaliste à unifier les lois de l'économie mondiale, de la bourgeoisie "à créer un monde à son image". En ce sens, il est étranger au marxisme de considérer qu'il puisse exister, alors que la révolution prolétarienne est à Tordre du jour, des aires géographiques données échappant à l'évolution d'ensemble du capitalisme où des "révolutions démocratiques bourgeoises" ou bien des "luttes de libération nationale" seraient à 1'ordre du jour.
3) L'expérience de plus d'un demi-siècle a démontré que ces prétendues "luttes nationales" ne sont pas autre chose que des moments des différents conflits inter-impérialistes qui culminent dans la guerre mondiale et que tout le battage qui tente d'entraîner les prolétaires dans la participation à ces luttes ou dans leur soutien n'ont d'autre résultat que le dévoiement des véritables luttes du prolétariat et participe de la préparation à la guerre impérialiste mondiale.
RESOLUTION SUR L'ORGANISATION DES REVOLUTIONNAIRES
1) Depuis qu'il existe, le mouvement ouvrier a reconnu dans l'organisation et la conscience les deux armes essentielles de la lutte de classe prolétarienne. Au même titre que toute activité humaine et notamment les révolutions du passé, la révolution communiste est un acte conscient mais à un degré considérablement plus élevé. C'est tout au long de son expérience comme classe que le prolétariat se forge la conscience de son être, de ses buts et des moyens pour y parvenir. C'est là un processus douloureux, heurté, hétérogène, dans lequel la classe secrète des organisations politiques regroupant ses éléments les plus conscients, ceux qui "ont sur le reste de la masse prolétarienne l'avantage de comprendre les conditions, la marche et les résultats généraux du mouvement" (le "Manifeste"), organisations qui ont pour tâche de participer activement à cette prise de conscience, à sa généralisation et donc aux combats de la classe.
2) L'organisation des révolutionnaires constitue un organe essentiel de la lutte du prolétariat tant avant qu'après l'insurrection et la prise du pouvoir : sans elle, sans le parti prolétarien et, parce que cela exprimerait une immaturité de sa prise de conscience, la classe ouvrière ne peut réaliser sa tâche historique : détruire le système capitaliste et édifier le communisme.
3) Avant la révolution et comme préparation de celle-ci, les communistes interviennent activement dans les luttes de la classe et encouragent, stimulent toutes les manifestations et possibilités qui se font jour en son sein, exprimant sa tendance vers l’auto-organisation et le développement de sa conscience : assemblées générales, comités de grève, comités de lutte ou d'action, comités de chômeurs, cercles de discussion ou noyaux ouvriers... par contre, sous peine de contribuer à la confusion et à la mystification entretenues par la bourgeoisie, les communistes doivent interdire toute participation à la vie de ces organes du capitalisme que sont devenus aujourd'hui et de façon définitive les syndicats.
4) Pendant et après la révolution, le parti prolétarien participe activement à la vie de l’ensemble de la classe regroupée dans son organisation unitaire, les conseils ouvriers, afin de l'orienter vers la destruction de l'Etat capitaliste, la prise du pouvoir politique, la destruction des rapports de production capitalistes et l'instauration de rapports sociaux communistes. Cependant, et même si son action est indispensable, le parti, contrairement au schéma qui prévaut dans la révolution bourgeoise, ne peut se substituer à l'ensemble de la classe pour la prise du pouvoir et l'accomplissement de sa tâche historique. En aucun cas, il ne peut constituer une délégation de la classe ; la nature du but à teindre, le communisme, est telle que seule la prise du pouvoir par l'ensemble de la classe, son activité et son expérience peuvent y conduire.
5) Après la plus profonde contre-révolution de l'histoire du mouvement ouvrier, une des tâches les plus importantes qui revient aux révolutionnaires est de contribuer activement à la reconstitution de cet organe essentiel de la lutte révolutionnaire : le parti prolétarien. Si le surgissement de celui-ci est conditionné par le développement et l'approfondissement de la lutte de classe, par l'éclosion d'un cours vers la révolution communiste, un tel surgissement n'est pas un produit fatal et mécanique ; il ne peut en aucune façon être improvise. Sa préparation passe aujourd'hui par :
- la réappropriation des acquis fondamentaux des expériences passées de la classe ;
- l'actualisation de ces acquis à là lumière des nouvelles données de la vie du capitalisme et de la lutte de classe ;
- l'effort de discussion entre les différents groupes communistes, de confrontation et d'éclaircissement de leurs positions respectives, seules conditions pour l'établissement de bases programmatiques claires et cohérentes qui doivent nécessairement présider à la fondation du parti mondial prolétarien.
RESOLUTION SUR LE PROCESSUS DE REGROUPEMENT
1) Depuis le début du mouvement ouvrier, l'unité des révolutionnaires a constitué pour ceux-ci une préoccupation fondamentale. Cette exigence fondamentale de l'unité entre les éléments les plus avancés de la classe est une manifestation de l'unité profonde des intérêts immédiats et historiques de celle-ci et constitue un facteur décisif dans le processus qui conduit à son unification mondiale, à la conquête de son propre être. Que ce soit dans la tentative de constitution en 1850 d'une "Ligue Mondiale des Révolutionnaires Communistes", regroupant la "Ligue des Communistes", les "Blanquistes" et les "Chartistes" de gauche, dans la fondation de l’AIT en 1864, celle de la Deuxième Internationale en 1889 ou de l'Internationale Communiste en 1919, chaque étape importante du mouvement ouvrier a été ponctuée par cette recherche du regroupement mondial des révolutionnaires.
2) Bien que répondant à une exigence fondamentale de la lutte de classe, cette tendance vers l'unité des révolutionnaires -au même titre que celle vers l'unité de la classe dans son ensemble- a constamment été entravée par toute une série de facteurs comme :
- les vestiges du cadre ancien où s'est développé le capitalisme lui-même avec ses diversités régionales, nationales, culturelles et évidemment économiques, cadre que ce système tend à bouleverser mais ne peut réellement dépasser et qui pèse sur la lutte et la conscience de la classe ;
- l'immaturité politique des révolutionnaires eux-mêmes, leurs incompréhensions, les insuffisances de leurs analyses, leurs difficultés à se dégager du sectarisme, de l'esprit de chapelle et de toutes autres sortes d'influence des idéologies petites-bourgeoises et bourgeoises en leur propre sein.
3) La capacité de cette tendance vers l'unité des révolutionnaires à surmonter ces obstacles est en général une traduction assez fidèle du rapport de forces entre les deux classes fondamentales de la société : la bourgeoisie et le prolétariat,
Si aux périodes de reflux de la lutte de classe, correspond généralement un mouvement de dispersion et d'isolement mutuel des courants et éléments révolutionnaires, aux périodes de montée prolétarienne est associée la concrétisation de la tendance fondamentale vers l'unité des révolutionnaires. Ce phénomène se manifeste de façon particulièrement nette lors de la formation des partis du prolétariat, formation qui prend place dans le cadre d'un développement qualitatif de la lutte de classe et qui résulte en général du regroupement de différentes tendances politiques de la classe comme ce fut le cas notamment :
- lors de la fondation de la Social-Démocratie Allemande en 1875 à Gotha ("lassaliens" et "marxistes");
- lors de la constitution du Parti communiste en Russie en 1917 (bolcheviks et autres courants comme le groupe de Trotsky et celui de Bogdanov)
- lors de la fondation du Parti communiste en Allemagne en 1919 (Spartakistes, "gauches radicales", etc) ;
- lors de la fondation du Parti communiste en Italie en 1921 (courant Bordiga et courant Gramsci) .
Quelles que soient les faiblesses de certains de ces courants constitutifs et bien, qu'en général, l'unification se soit faite autour d'un courant politiquement plus solide que les autres, le fait demeure que la fondation du parti n'est pas le fait d'une proclamation unilatérale mais le produit d'un processus organique de regroupement des éléments les plus avancés de la classe.
4) L'existence d'un tel processus de regroupement aux moments de développement historique de la lutte de classe s'explique :
- par la dynamique unitaire qui s'empare de la classe et se répercute sur les révolutionnaires eux-mêmes les poussant à dépasser leurs divisions artificielles et sectaires ;
- par la responsabilité accrue qui repose sur les révolutionnaires comme facteurs actifs et influents des luttes immédiates et dont la prise en charge impose une concentration des forces et des moyens ;
- par la clarification des problèmes, par le dépassement des divisions portant sur des questions que la pratique de la classe se charge de trancher.
5) La situation présente du milieu révolutionnaire se caractérise par son extrême division, par l’existence de divergences importantes sur des questions fondamentales, par l'isolement de ses différentes composantes, par le poids du sectarisme, de l'esprit de chapelle, de la sclérose de certains courants et de l'inexpérience de certains autres, toutes manifestations de la terrible pression exercée par un demi-siècle de contre-révolution.
6) Une approche statique de cette situation peut induire l'idée, notamment défendue par le FOR (Fomento Obrero Revolucionario) qu'il n'existe aucune possibilité, ni présente, ni future de rapprochement entre les différentes positions et analyses existant à l'heure actuelle, rapprochement qui seul peut permettre l'acquisition d'une cohérence et d'une clarté communes, bases indispensables de toute plateforme pour la constitution d'une organisation unifiée. Une telle approche ignore deux éléments essentiels :
- la capacité de la discussion, de la confrontation des positions et analyses à clarifier les questions ne serait-ce que parce qu'elles permettent une meilleure compréhension des positions respectives et l'élimination des fausses divergences ;
- l'importance de l'expérience pratique de la classe comme facteur de dépassement des incompréhensions et divergences.
7) Aujourd'hui, la plongée du capitalisme dans la crise aigue et le resurgissement mondial du prolétariat mettent à l'ordre du jour de façon pressante le regroupement des forces révolutionnaires. L'ensemble des problèmes auxquels la classe sera confrontée dans la pratique, les enseignements qu'avec elle les révolutionnaires seront conduits à tirer de son expérience concrète :
- constitue un terrain favorable à un tel processus de regroupement,
- permettra une clarification sur les questions essentielles qui divisent aujourd'hui l'avant-garde du prolétariat, comme les perspectives du capitalisme, la nature des syndicats et l'attitude des communistes à leur égard, la nature des luttes nationales, la fonction du parti prolétarien, etc..
Mais la mise à l'ordre du jour et l'exigence de l'unité et en dernier lieu l'ouverture de débats entre révolutionnaires, s'ils constituent une nécessité absolue, ne se traduisent pas mécaniquement en une réalité s'ils ne s'accompagnent pas d'une prise de conscience de cette nécessité et d'une volonté militante d'en assumer la prise en charge. Ceux des groupes qui, à l'heure actuelle, n'ont pas pris conscience de cette nécessité et refusent de participer au processus de discussion et de regroupement sont condamnés, s'ils ne révisent pas leurs positions, à devenir des entraves au mouvement et à disparaître comme expressions du prolétariat.
8) C'est l'ensemble de ces considérations qui anime la participation du CCI aux débats développés dans le cadre de la conférence de Milan en mai 1977 et celle de Paris en novembre 1978. C'est fondamentalement parce qu'il analyse la période actuelle comme celle d'une reprise historique de la classe ouvrière que le CCI attache une telle importance à cet effort, qu'il condamne avec fermeté l'attitude des groupes qui négligent ou rejettent un tel effort et considère que cette attitude sectaire constitue une position politique en soi et dont les implications sont au moins aussi importantes que les autres positions erronées qui peuvent peser sur le courant communiste. Il estime donc que ces discussions sont un élément très important dans le processus de regroupement des forces révolutionnaires devant conduire à leur unification au sein du parti mondial du prolétariat -arme essentielle de son combat révolutionnaire.
[1] [18] Revolutionnary Perspectives n°12, Battaglia Comunista 1978-16
[2] [19] Textes et compte-cendu de la Conférence Internationale de Milan (mai 1977)
[3] [20] Parti Communiste International (Programma Comunista en Italie, Programme Communiste en France) Pour une Intervention Communiste (Jeune Taupe) en France
[4] [21] Marx, Lettre de K.Marx à W.Bracke, 5 mai 1875, Avant-Propos à la Critique du Programme de Gotha, Ed.Sociales.
[5] [22] POSDR : Parti Ouvrier Social-Démocrate Russe
[6] [23] Bilan n°l
[7] [24] Textes et Compte-Rendu de la Conférence Internationale de Paris (novembre 1978)
[8] [25] Idem.
[9] [26] Revolutionnary Perspectives n°12
Dans le jeune mouvement révolutionnaire, engendré par la résurgence de la lutte de classe à la fin des années 60, le premier et le plus persistant obstacle à la reconstruction d'une organisation de révolutionnaires, était ce que l'on peut généralement appeler : le conseillisme. Traumatisée par la dégénérescence "du parti bolchevik et l'expérience désastreuse du stalinisme et du trotskysme, la majorité de ces nouveaux courants révolutionnaires proclamaient que la classe ouvrière n'a pas besoin de parti révolutionnaire, que les organes unitaires de la classe, les conseils ouvriers, étaient seuls nécessaires à l'accomplissement de la révolution communiste. D'après ce point de vue, les révolutionnaires devaient éviter de s'organiser et d'agir comme avant-garde dans la lutte de classe ; certains courants allaient même jusqu'à rejeter toute forme de groupe révolutionnaire comme rien de moins qu'un "racket" dicté par les besoins du capital et non par ceux de la classe ouvrière.
Depuis le début de son existence, notre Courant International a rejeté clairement ces aberrations et est intervenu activement pour les combattre -par exemple à la Conférence Internationale appelée par le groupe français "Informations Correspondances Ouvrières" en 1969. Nous avons toujours insisté sur le fait que la répudiation de 'l'héritage contre-révolutionnaire du stalinisme et du trotskysme et la nécessaire critique des erreurs des anciens partis prolétariens ne devraient pas conduire à nier le besoin d'une organisation unifiée des révolutionnaires aujourd'hui, à nier le rôle indispensable du parti communiste dans la révolution prolétarienne. Si cette défense intransigeante du besoin de l'organisation est dénoncée comme du "léninisme" par des conseillistes et divers libertaires, et bien, grand bien leur fasse! Le CCI s'est toujours réclamé de la contribution historique de Lénine et du parti bolchevik comme partie de notre propre héritage.
L'idéologie conseilliste qui met tout l'accent sur son interprétation particulière de la "spontanéité de masse" de la classe ouvrière, peut parfois fleurir dans les périodes d'activité montante de la classe, quand la créativité de la classe atteint un haut niveau et laisse les minorités révolutionnaires dans son sillage. Ainsi, Mai 68 en France vit l'épanouissement d'innombrables tendances conseillistes : de l'Internationale Situationniste au GLAT. Mais de telles tendances n'allèrent plus si bien quand l'explosion de la lutte de classe entra dans une phase de reflux. Après la retombée de la vague de lutte de 68-72 dans les capitalismes avancés, la grande majorité de ces tendances, basées comme elles l'étaient sur une conception immédiatiste et activiste du travail révolutionnaire, éclatèrent ou devinrent des sectes académiques stériles. La liste de l'hécatombe est longue : l'Internationale Situationniste, la Gauche Marxiste, Pouvoir Ouvrier, Noir et Rouge, le GLAT, Combate (Portugal), et les diverses tendances modernistes anti-organisationnelles : Invariance, le Mouvement Communiste, Kommunismen (Danemark), Internationell Arbeitarkampf (Suède), Négation, For Ourselves (USA)...
Dans l'atmosphère difficile et parfois démoralisante des quelques dernières années, pendant lesquelles s'est développé un décalage entre l'approfondissement de la crise et le niveau de la lutte de classe, les seuls groupes communistes qui ont survécu ou qui se sont développés ont été ceux qui, d'une manière ou d'une autre, ont mis en évidence la nécessité de l'organisation : le CCI, Battaglia Comunista, et malgré sa dégénérescence politique, le Parti Communiste International (bordiguiste). De même qu'à un niveau historique plus grand, la clarté de la Gauche italienne sur la question de l'organisation lui permit de mieux survivre à la période de contre-révolution (plus sûrement) que d'autres fractions communistes de Gauche, aussi ces groupes furent mieux équipés pour faire face aux effets de la période actuelle de relatif calme social.
Mais, si les déviations conseil listes et anti-organisationnelles peuvent fleurir pendant les périodes d'activité croissante de la classe, les déviations opposées tendent à prendre le dessus dans les périodes de défaite ou de calme de la classe, quand les révolutionnaires perdent souvent leurs convictions dans la capacité du prolétariat à lutter de façon autonome et à réaliser sa nature révolutionnaire. La caricature substitutionniste qui apparaît dans le "Que Faire" de Lénine fut en grande partie un produit de la période de "paix sociale" internationale dans la dernière partie du 19ème siècle. Dans le réveil de 1905 et surtout dans les révolutions de 1917, Lénine fut capable de critiquer ces exagérations et de lier ses propres positions politiques à l'activité autonome de masse de la classe. Le déclin de la vague révolutionnaire de l'après-guerre conduisit cependant Lénine et les bolcheviks à reprendre sur de nombreux points les distorsions socio-démocrates. De même le prix payé par la Gauche italienne pour son maintien sur des positions de classe pendant les longues années de la contre-révolution, fut, surtout après la seconde guerre mondiale, une importance croissante accordée au rôle du parti, culminant dans le Parti mégalomane des bordiguistes.
Dans la conjoncture présente, à cause du désarroi de la majorité des conseillistes, leur banqueroute prouvée par leur propre désintégration, le CCI est de plus en plus confronté à la déviation inverse : le substitutionnisme, la sous-estimation de l'importance de l'auto-activité des masses, et la surestimation du rôle du parti, au point que le parti est chargé des tâches que seule la classe dans son ensemble peut mener à bien, en particulier, la prise et'1'exercice du pouvoir politique. Après avoir été dénoncés comme léninistes par les conseillistes, le CCI est maintenant dénoncé comme conseilliste par les léninistes... Non seulement cela, mais des organisations qui avaient, à 1'origine,une claire compréhension des relations entre classe et parti, comme la CWO, ont commencé à régresser vers des positions ouvertement substitutionnistes. Ainsi en 1975, la plateforme de "Revolutionary Perspectives" établissait que l'organisation des révolutionnaires :
"Ne peut pas agir "au nom de" la classe,, mais seulement comme partie de celle-ci, reconnaissant clairement que la principale leçon de 1917 en Russie et en Allemagne est que l'exercice du pouvoir politique pendant la dictature du prolétariat et la construction du communisme sont des tâches de la classe elle-même et de ses organisations unitaires (conseils, milices d'usine, milices armées)."
Aujourd'hui, la CWO affirme que le parti "dirige et organise" la lutte pour le pouvoir (souligné par nous, texte de la CWO pour la Conférence de Paris) et que :
"Au moment victorieux, l'insurrection sera transformée en révolution, et un soutien majoritaire pour le communisme se manifestera dans la classe -via le parti dans les conseils tenant le pouvoir".
Au sein du CCI lui-même, des idées similaires ont été développées, menant des camarades de France et d'Italie dans les dogmes rassurants du bordiguisme. Demain, quand le prolétariat resurgira de façon décisive sur la scène, nous pourrions bien être confrontés à une seconde vague de conseillistes, d'ouvriéristes et d'autonomes de toutes sortes. La résolution "le rôle du parti dans la révolution prolétarienne" qui fut adoptée au troisième Congrès de WR (World Révolution) est une tentative de contrer à la fois les deux sortes de déviation et fournit un cadre général pour le développement d'une analyse détaillée et plus précise du rôle du parti -analyse qui restera nécessairement incomplète jusqu'à ce que la future lutte révolutionnaire de la classe réponde aux questions non encore résolues. Si nous centrons cette contribution sur la question du substitutionnisme, c'est que nous pensons que la persistance de cette idéologie dans le mouvement ouvrier d'aujourd'hui est une barrière au développement d'une réelle compréhension des tâches positives du parti révolutionnaire. Le substitutionnisme est pour nous quelque chose que l'expérience historique a déjà clarifié. Si l'avant-garde révolutionnaire veut assumer ses tâches dans les batailles de classe de demain, elle doit carrément rompre avec tout le bois mort du passé.
LE SUBSTITUTIONNISME: EXISTE-T-IL?
D'après certains, le "substitutionnisme" n'est pas un problème. On a recours à des profondeurs philosophiques telles que : "comment le parti qui représente l'intérêt historique du prolétariat, pourrait-il se substituer à la classe ?" Bien sûr, l'intérêt historique de la classe ne peut se substituer à la classe mais, le problème est que les partis prolétariens ne sont pas des entités métaphysiques mais des produits du monde réel de la lutte de classe. Quel que soit le degré de clarté théorique atteint à un moment donné, ils ne sont pas immunisés complètement contre l'idéologie bourgeoise ni automatiquement protégés des pressions bien réelles du vieux monde, des dangers du conservatisme, de la bureaucratie et de la trahison. Assez de partis ont dégénéré ou trahi pour que cela nous semble évident. Et même quand les partis sont loin d'avoir trahi, il est toujours possible qu'ils agissent contre l'intérêt historique de la classe. Nous n'avons qu'à voir la réponse initiale du parti bolchevik à la révolution de Février pour le comprendre. Il n'y a pas de garantie absolue que les actions et les positions du parti prolétarien coïncident invariablement avec les intérêts historiques du prolétariat. Les actions que les révolutionnaires croient être du plus grand intérêt pour la classe peuvent avoir l'effet le plus désastreux à la fois pour la classe et pour le parti.
Mais un groupe comme la CWO a un argument beaucoup plus convaincant contre la notion de substitutionnisme. Ils admettent que le substitutionnisme pourrait signifier " qu'une minorité de la classe tente de remplir les tâches de toute la classe" ("Quelques Questions au CCI, Revue Internationale n°12). Pour eux, ce serait une critique juste de l'idée blanquiste de la prise du pouvoir par une minorité sans le soutien actif et la participation de la majorité de la classe; ou alors c'est une description pure et simple de la situation objective dans laquelle les bolcheviks se trouvèrent du fait de l'isolement de la révolution russe. Ils ne trouvent rien de substitutionniste dans la "prise du pouvoir" par le parti, s'il a gagné le soutien de la majorité de la classe. De même, ils ne voient aucun lien entre la conception bolchevik du rôle du parti en 1917 et les affrontements qui ont suivi avec la classe, notamment à Kronstadt. Mais cela laisse trop de questions sans réponses. Le problème aujourd'hui n'est pas de rejeter les théories de Blanqui ; le marxisme l'a fait depuis longtemps, et même les bordiguistes admettront que les putschs et les complots ne peuvent mener au communisme. Ce que nous voulons mettre en avant, c'est que la notion même de parti prenant le pouvoir -même s'il est démocratiquement élu pour le faire- est une variété de substitutionnisme puisqu'elle signifie qu'une "minorité de la classe tente de mener à bien les tâches de toute la classe". Et ainsi que nous essaierons de le démontrer, la confusion des bolcheviks sur cette question fut un facteur de sa dégénérescence ultérieure. Pour nous le problème du substitutionnisme n'est pas une pure invention du CCI mais une question essentielle, prenant racine dans tout l'histoire du mouvement ouvrier.
CONTEXTE HISTORIQUE DE L'IDEOLOGIE SUBSTITUTIONNISTE
Contrairement à ceux qui s'imaginent que le programme communiste et le parti de classe existent dans les sphères de l'abstraction invariante, le programme et le parti de la classe ne sont rien d'autre que des produits historiques de l'expérience de la classe. Cette expérience est donnée par les conditions objectives du développement capitaliste à un moment donné, et par le niveau général de lutte et d'activités de la classe qui ont lieu dans le cadre de ce développement. Ainsi, si Marx et Engels étaient capables d'avoir une vision générale claire de la nature de la révolution prolétarienne et des tâches des communistes dès 1848, il leur était objectivement impossible d'avoir une compréhension précise de la façon dont le prolétariat viendrait au pouvoir, de la nature du parti communiste et de son rôle dans la dictature du prolétariat. Leurs illusions sur la possibilité pour la classe ouvrière de se saisir de l'Etat bourgeois existant, ne pouvaient être dissipées que par l'expérience pratique de la Commune (et même de façon partielle). De la même façon, leur imprécision sur la nature et le rôle du parti ne sera dépassée que par le développement du mouvement ouvrier.
Nous voudrions rappeler que le marxisme surgit dans une période où, même les partis politiques bourgeois ne faisaient que commencer à se donner la forme unifiée et relativement cohérente qu'ils ont aujourd'hui -développement déterminé par la montée du suffrage universel qui rendit les vieilles coalitions parlementaires caduques dans un tel contexte. A cette époque, le mouvement prolétarien n'avait même pas une claire conception de ce qu'il entendait par le terme parti. De là vient l'extrême imprécision chez Marx dans l'utilisation du terme qui servait indirectement pour désigner quelques individus unis par un point de vue commun, ou la classe entière agissant dans un combat politique commun, ou encore une organisation de l'avant-garde communiste, ou enfin une association de différents courants et tendances. Aussi, la fameuse phrase du "Manifeste Communiste" : "l'organisation des prolétaires en classe et donc en parti politique...", est à la fois un jugement profond de la nature politique de la lutte de classe et du besoin du parti politique prolétarien, et aussi une expression de l'immaturité du mouvement qui n'était pas encore arrivé à une claire définition du parti comme étant une partie de la classe. Le même manque de clarté a inévitablement embrouillé la compréhension marxiste des tâches du parti dans la révolution prolétarienne :
"Bien que les révolutionnaires dans la période d'avant la première guerre mondiale aient repris le mot d'ordre de la 1ère Internationale "l'émancipation des travailleurs sera l'oeuvre des travailleurs eux-mêmes", ils avaient tendance à considérer la prise du pouvoir par le prolétariat comme la prise du pouvoir par le parti du prolétariat. Les seuls exemples de révolution qu'ils pouvaient analyser étaient des révolutions bourgeoises, révolutions dans lesquelles le pouvoir pouvait être délégué à des partis politiques. Tant que la classe ouvrière n'avait pas fait sa propre expérience de la lutte pour le pouvoir, les révolutionnaires ne pouvaient pas être très clairs sur cette question." "Les Tâches présentes des révolutionnaires" (Révolution Internationale n°27)
L'héritage idéologique de la révolution bourgeoise était renforcé par le contexte dans lequel la lutte de classe se menait dans la seconde moitié du 19ème siècle. A la suite de la défaite des combats insurrectionnels des années 1840 (qui permirent à Marx de voir la nature communiste de la classe ouvrière et le lien profond entre ses luttes "économiques" et "politiques"), le mouvement ouvrier entra dans la longue période des luttes pour les réformes au sein du système capitaliste. Cette période institutionnalisa plus ou moins la séparation entre les aspects économiques et politiques de la lutte de classe. En particulier, dans la période de la IIème Internationale, cette séparation fut codifiée par les différentes organisations de masse de la classe : les syndicats étaient définis comme des organes de la lutte économique et le parti comme organe de la lutte politique, que cette lutte politique soit à court terme pour l'obtention des droits démocratiques pour la classe ouvrière ou à long terme pour la prise du pouvoir politique, elle se plaçait sur le terrain parlementaire, le terrain de la politique bourgeoise, par excellence. Les partis ouvriers qui luttaient sur ce terrain étaient inévitablement imprégnés de ses prémisses et de ses méthodes.
La démocratie parlementaire signifie la remise de l'autorité dans les mains d'un corps de spécialistes dans l'art de gouverner, de partis dont la raison d'être est de rechercher le pouvoir pour eux-mêmes. Dans la société bourgeoise, la société des "hommes égoïstes", des hommes séparés des autres hommes et de la communauté" (Marx "Sur la Question Juive"), le pouvoir politique ne peut que prendre la forme d'un pouvoir au-dessus et sur l'individu et la communauté, de même que "l'Etat est l'intermédiaire entre l'homme et sa liberté" (ibid), dans une telle société, il doit y avoir un intermédiaire entre "les gens" et leur propre dirigeant. Les masses atomisées, qui vont ensemble à la mascarade des élections bourgeoises, ne peuvent trouver un semblant d'intérêt et de direction collectifs qu'à travers un parti politique qui les représente. Précisément parce qu'elles ne peuvent se représenter elles-mêmes. Bien qu'incapable d'en tirer toutes les conséquences pour sa propre pratique, le Parti Communiste Internationaliste d'Italie exprime très bien la réalité de la représentation bourgeoise. L'Etat démocratique bourgeois était basé sur :
"Cette caractéristique fictive et trompeuse d'une délégation de pouvoir, d'une représentation par l'intermédiaire d'un député, d'un bulletin de vote ou d'un parti. La délégation signifie, en fait, renoncer à la possibilité de l'action directe. La prétendue "souveraineté11 des droits démocratiques n'est rien d'autre qu'une abdication,et dans la plupart des cas, une abdication en faveur d'une canaille." ("Dictature du prolétariat et parti de classe", Battaglia Comunista n°3, 4, 5, 1951)
La révolution prolétarienne met fin à ce genre de délégation de pouvoir qui est en réalité une forme d'abdication. La révolution d'une classe qui est organiquement unie par des intérêts de classe indivisibles, offre la possibilité à l'homme de reconnaître et d'organiser "ses propres forces comme forces sociales, ainsi cette force n'est plus séparée de lui sous forme de force politique (Marx "Sur la Question Juive). La praxis de la lutte prolétarienne, tend à se débarrasser de la séparation entre pensée et action, dirigeant et exécutant, forces sociales et pouvoir politique. La révolution prolétarienne n'a, de ce fait, aucun besoin d'une élite spécialisée et permanente qui"représente" les masses amorphes et accomplit leurs tâches à leur place. La Commune de Paris, premier exemple d'une dictature prolétarienne, commença à éclairer ce fait, en prenant des mesures pratiques pour éliminer la séparation entre les masses et le pouvoir politique : abolition de la séparation parlementaire entre le législatif et l'exécutif, exigence que tous les délégués soient élus et révocables à chaque instant, liquidation de la police et de l'armée permanente, etc.. Mais l'expérience de la Commune fut prématurée et trop brève pour éliminer complètement les conceptions démocratiques bourgeoises de l'Etat et du rôle du parti, du programme du mouvement ouvrier. Ce que la Commune montra, cependant, c'est que, même sans parti communiste à sa tête la classe ouvrière peut aller jusqu'à la prise du pouvoir politique ; mais les hésitations des partis prolétariens et petits-bourgeois qui se trouvèrent à la tête du soulèvement, confirment aussi que, sans la présence active d'un véritable parti communiste, la révolution prolétarienne est handicapée dès le début. Quant au rapport exact entre un tel parti et l'Etat-Commune, cette question ne sera pas encore résolue par 1'histoire.
Plus important encore peut-être, c'est le fait que l'expérience de la Commune ne mit pas fin aux illusions des révolutionnaires sur la république démocratique. En 1917, Lénine comprenait que la Commune était le résultat de l'écrasement du vieil Etat bourgeois par la révolution, de la base au sommet. Mais dans la dernière partie du 19ème siècle, et au début du 20ème, les marxistes tendaient à voir la Commune comme un modèle pour les ouvriers dans leur lutte pour prendre le contrôle de la république démocratique ; "se débarrasser" de ces plus mauvais aspects, et la convertir en instrument du pouvoir prolétarien.
"Le socialisme international considère que la république est la seule forme possible de l'émancipation socialiste, à la condition que le prolétariat l'arrache aux mains de la bourgeoisie et le transforme, d'"une machine pour l'oppression d'une classe par une autre", en une arme pour l'émancipation socialiste de l'humanité". (Trotski "Trente-cinq ans après 1871-1906)
Et, sous divers aspects, la Commune, basée sur la représentation territoriale, le suffrage universel, gardait beaucoup de faiblesses de l'Etat démocratique bourgeois. En ce sens, elle ne permit pas réellement au mouvement ouvrier de dépasser l'idée selon laquelle le pouvoir prolétarien est exercé par un parti. Ce ne fut qu'avec le surgissement des conseils ouvriers à la fin de a période d'ascendance du capitalisme, que ce problème commença à être résolu. Dans les conseils, la classe était organisée comme classe ; elle était capable d'unifier ses tâches économiques, politiques et militaires, de décider et d'agir consciemment, sans intermédiaire. L'émergence des conseils permit aux révolutionnaires de rompre définitivement avec l'idée que la république démocratique est une forme d'Etat qui pourrait de quelque façon être utilisée par le prolétariat ; en fait, c'était la dernière barrière, et la plus insidieuse à la révolution prolétarienne. Mais, si en 1917, les révolutionnaires pouvaient se débarrasser de toutes les illusions parlementaires sur la question de l'Etat, la persistance de vieilles habitudes de pensée pesait encore lourdement sur leur conception du parti.
Nous avons vu que, dans la vision social-démocrate, les luttes économiques de la classe sont menées par les syndicats, les luttes politiques, jusqu'à la prise du pouvoir, par le parti. Précisément parce qu'il était question de 1a "conquête" du pouvoir d'Etat bourgeois, l'idée d'organes politiques de masse de la classe n'existait pas ; le seul organe politique du prolétariat, c'était le parti L'Etat ne prenait une fonction prolétarienne que dans la mesure où il était contrôlé par le parti prolétarien. Ainsi, il était inévitable que l'insurrection et la prise du pouvoir soit organisées par le parti; aucun autre organe ne pouvant unifier la classe au niveau politique ; en théorie, cependant le parti devait devenir un parti de masse, une armée disciplinée et nombreuse afin d'accomplir ses tâches révolutionnaires. Le modèle social-démocrate de la révolution ne fut jamais, et ne put jamais, être mis en pratique. Mais son importance réside dans l'héritage qu'il laissa aux révolutionnaires qui passèrent par l'école de la social-démocratie. Et cet héritage ne pouvait être que le substitutionnisme. Même si la révolution était conduite par un parti de masse, c'était encore une conception qui attribuait au parti les tâches qui ne peuvent revenir qu'à l'ensemble de la classe.
Il est certain que ces conceptions ne jaillissent pas d'une faiblesse morale de la part de la social-démocratie. L'idée d'un parti agissant au nom de la classe était le produit de la pratique du mouvement ouvrier dans le capitalisme ascendant, et elle était profondément ancrée dans l'ensemble de la classe. Dans cette période, les luttes quotidiennes pour les réformes, au niveau économique et politique, pouvaient en grande partie être confiées à des représentants permanents : négociateurs syndicaux et porte-paroles parlementaires spécialisés. Mais les pratiques et les conceptions qui étaient possibles pendant l'époque ascendante, devinrent impossibles et réactionnaires au moment où la décadence capitaliste mit fin à la période des luttes pour les réformes. Les tâches révolutionnaires qu'affrontait le prolétariat impliquaient des méthodes de lutte très différentes.
Au début du 20ème siècle, des révolutionnaires comme Lénine, Trotski, Pannekoek et Luxembourg, tentèrent de clarifier les relations entre parti et classe à la lumière des nouvelles conditions historiques, et des luttes de masse que ces conditions provoquaient, spécialement en Russie. Si nous retenons les aspects les plus profonds de leurs contributions, riches mais souvent contradictoires, nous pouvons discerner une prise de conscience sur le fait que le parti social-démocrate de masse ne valait que pour la période des luttes pour les réformes. Lénine fut le plus apte à comprendre que le parti révolutionnaire ne pouvait être qu'une avant-garde communiste peu nombreuse et strictement sélectionnée ; et Luxembourg,en particulier, fut capable de voir que la tâche du parti n'était pas d'"organiser" la lutte de la classe. L'expérience avait montré que la lutte éclate spontanément et contraint la classe à passer des luttes partielles aux luttes générales. L'organisation de la lutte jaillit de la lutte elle-même et embrase toute la classe. Le rôle de l’avant-garde communiste dans ses luttes de masse, n'était pas un rôle d'organisation, dans le sens de donner à la classe une structure préexistante pour organiser sa lutte.
"Plutôt que de se casser la tête sur l'aspect technique, sur le mécanisme de la grève de masse les sociaux-démocrates sont appelés à assumer la direction politique dans le feu de la période révolutionnaire". (Luxembourg :"La Grève de masse")
Autrement dit, la tâche du parti était de participer activement à ces mouvement spontanés afin de les rendre aussi conscients et organisés que possible , afin d'indiquer les tâches que la classe dans son ensemble, organisée dans ses organes unitaires, serait amenée à assumer.
Mais, il aurait été impossible que tout cela soit clair d'emblée, pour les révolutionnaires de cette époque. Et là nous revenons au problème du substitutionnisme. La persistance de conceptions sociales-démocrates, pas seulement dans l'ensemble de la classe, mais aussi dans l'esprit de ses meilleurs éléments révolutionnaires,le manque de toute expérience réelle de ce que cela signifie pour la classe de détenir le pouvoir, devaient peser très lourdement sur la classe quand elle allait se lancer dans les combats révolutionnaires de 1917-23.
Les séquelles de l'idéologie social-démocrate se voient, par exemple, dans la position officielle de l'Internationale Communiste sur les syndicats. A la différence de la Gauche allemande, qui commençait à voir que la forme syndicale de lutte, était impossible dans l'époque de décadence, l'Internationale Communiste (IC) restait encore attachée à l'idée du parti organisant les luttes défensives de la classe et les syndicats étaient considérés comme le pont entre parti et classe. Ainsi l’IC ne fut pas capable de tirer la signification des organes autonomes que les masses créaient dans le feu de la lutte, en dehors et contre les syndicats.
Plus importante, dans ce contexte, est la façon dont les vieux schémas de pensée dominaient dans l’IC par rapport aux relations entre parti et conseils. Bien qu'à son premier congrès, les "thèses sur la démocratie bourgeoise et la dictature du prolétariat" de Lénine, aient, comme "L'Etat et la Révolution", mis l’accent sur les soviets comme organes du pouvoir prolétarien direct, au second congrès, les effets des défaites que la classe avait subies en 1919, leur faisaient déjà perdre cette idée. L'accent était mis sur le parti, non plus sur les soviets. Les "thèses sur le rôle du parti communiste dans la révolution prolétarienne" de l’IC, établissaient clairement que "le pouvoir politique ne pouvait être pris, organisé et dirigé, que par un parti politique, et d'aucune autre façon"
D'une façon ou d'une autre, cette vision était partagée par tous les courants du mouvement ouvrier jusqu'à 1920. Tous, même Luxembourg qui critiquait l'idée de "la dictature du parti", gardaient une vision à demi-parlementaire des soviets élisant un parti au pouvoir. Seule la Gauche allemande commença à rompre avec cette idée, mais elle ne développa qu'une critique partielle qui dégénéra rapidement en une position conseilliste. Mais dire que le pouvoir politique du prolétariat ne peut s'exprimer que par un parti, c'est dire que les soviets ne sont pas capables eux-mêmes d'être ce pouvoir. C'est substituer le parti aux soviets dans leurs tâches les plus essentielles et ainsi les vider de leur contenu réel.
En 1917, ces questions ne furent pas particulièrement urgentes. Quand la classe est en mouvement à une grande échelle, le problème du substitutionnisme n'est pas posé. Dans de tels moments, il est impossible au parti de prétendre "organiser" la lutte. La lutte est là, les organisations de la lutte sont là. Le problème du parti est de savoir comment établir une réelle présence au sein de ces organisations et avoir une influence directe sur elles. Ainsi, ceux qui se posent la question : "le parti bolchevik s'est-il substitué à la classe en Octobre 1917" tombent à côté de la plaque. Non ! Il n'y a pas eu de substitutionnisme dans l'insurrection d'Octobre. L'insurrection ne fut pas organisée et exécutée par le parti bolchevik mais par le Comité Militaire Révolutionnaire du Soviet de Petrograd, sous la direction politique du parti bolchevik. Ceux qui pensent qu'il s'agit d'une distinction purement formelle devraient se référer à "L'Histoire de la Révolution Russe" de Trotski, où il souligne l'importance politique que les bolcheviks attachaient au fait que Tin-surrection soit menée au nom du Soviet -organe unitaire de la classe- et non en celui de l'avant-garde communiste. Il est vrai que quand la classe va de l'avant, les relations entre le parti et les organisations de masse tendent à être très étroites et harmonieuses. Mais ce n'est pas une raison pour masquer la distinction entre parti et organes unitaires ; en vérité, une telle confusion des rôles ne peut qu'avoir des conséquences fatales, plus tard, si le mouvement de classe entre dans une période de reflux provisoire ou long. Ainsi, dans la révolution russe, le problème du substitutionnisme surgira dans toute son ampleur après la prise du pouvoir, dans l'organisation de l'Etat des Soviets et à cause des difficultés posées par la guerre civile et l'isolement de la révolution. Mais quoique les difficultés objectives que rencontrèrent les bolcheviks et la révolution russe constituent une explication sous-jacente de pourquoi les bolcheviks finirent par" se"substituer" aux conseils ouvriers et terminèrent du côté de la contre-révolution, ce n'est pas une explication suffisante. Autrement, il n'y aurait pas de leçons a tirer de l'expérience russe, hormis le fait évident que la contre-révolution est causée par la.contre-révolution. Si les révolutionnaires veulent éviter de rejeter les erreurs du passé, ils doivent analyser comment les confusions politiques du parti bolchevik ont accéléré le processus de la dégénérescence de la révolution et leur propre passage dans le camp du capital. En particulier, nous devons montrer en quoi les confusions des bolcheviks sur le rapport entre parti et classe et Etat ont conduit à une situation où :
• le parti bolchevik entra en conflit avec les organes unitaires de la classe presque immédiatement après qu'il est devenu un parti de gouvernement et bien avant que la masse des ouvriers aient été décimés par la guerre civile ou que la vague révolutionnaire internationale ait reculé.
• ce fut le parti, l'expression la plus avancée du prolétariat russe qui devint l'avant-garde de la contre-révolution ; cela détruisit le parti de l'intérieur et causa la naissance du monstre stalinien, une trahison historique qui fit plus pour désorienter le mouvement prolétarien que toute autre trahison d'organisation prolétarienne.
Si nous voulons éviter d'expliquer ces faits en ayant recours aux naïves théories libertaires ("les bolcheviks ont fait tout cela parce qu'ils étaient autoritaires", "tous les partis cherchent le pouvoir pour eux-mêmes", "le pouvoir corrompu"...), nous devons regarder de plus près le problème du parti, des conseils et de l'Etat dans la révolution prolétarienne.
PARTI ET CONSEILS
Pour certains courants conseillistes, l'opposition d'intérêts est si grande entre les organisations politiques révolutionnaires d'une part et les organes unitaires de la classe d'autre part qu'ils préconisent la dissolution de tous les groupes politiques dès qu'apparaissent les conseils ou alors ils ont peur de parler de l'existence d'un ou plusieurs partis au sein des conseils, hantés qu'ils sont par la vision bourgeoise du parti, comme rien d'autre qu'un corps de spécialistes dont la seule fonction est de manoeuvrer pour prendre le pouvoir. Pour ces courants, il y a dans les groupes politiques et les partis un "péché originel" qui les conduit ; inévitablement à trahir la classe et à essayer j de supplanter et "noyauter" ses organes unitaires. N'insistons pas sur l'infantilisme de cette vision, il faut surtout se rendre compte qu'en réalité elle va à rencontre de l'autonomie de la classe. La tragique expérience de la] révolution allemande amena l’IC à conclure très justement que :
"L'existence d'un parti communiste fort est nécessaire pour vendre les soviets capables de remplir leurs tâches historiques un parti qui ne "s'adapte" pas aux soviets mais qui est capable de les amener à "ne pas s'adapter" à la bourgeoisie et à la garde blanche social-démocrate". ("Thèses sur le rôle du parti communiste" 2ème congrès de l’IC)
Mais l'insistance sur la nécessité pour le parti d'intervenir dans les conseils pour contribuer à une orientation politique claire ne doit pas conduire à ignorer l'expérience du passé (particulièrement sur la révolution russe), et prétendre qu'il n’y a pas de problème dans les relations entre parti et conseils, que le danger de substitutionnisme du parti aux conseils n'est que le produit d'une névrose conseilliste. En fait, les aberrations du conseillisme ont pu avoir tant d'écho parce qu'elles furent une fausse solution à un vrai problème.
Après tous les débats passionnés qui ont eu lieu dans le mouvement révolutionnaire durant ces cinquante dernières années, il est plutôt triste de voir un groupe comme la CWO édulcorer tout le problème avec une argumentation purement sophistique. D' après la CWO :
"Pour qu'il prisse y avoir une conquête révolutionnaire du pouvoir, le parti doit avoir une majorité de délégués dans les conseils ouvriers. Sinon, cela revient à dire que "la révolution pourrait vaincre alors que la majorité de la classe n'est pas consciente du besoin du communisme ou que la majorité des délégués aux conseils ne sont pas communistes". (Revue Internationale n°12
Dans la mesure où le parti a une majorité de délégués, il est effectivement au pouvoir.
Voilà! La logique est impeccable, mais basée sur des prémisses complètement fausses. Pour commencer, elle révèle une vue absurdement formaliste et démocratiste de la conscience de classe. Indubitablement, le développement de la présence et de l'influence des militants révolutionnaires au sein des conseils est une condition nécessaire au succès de la révolution. Mais, définir cette influence exclusivement en termes de majorité statique de délégués est absurde : un conseil pouvait très bien être gagné aux positions révolutionnaires alors que seule une minorité de ses délégués était militants du parti. La CWO, de toute façon, semble considérer que seuls les membres du partis sont capables de pensée et d'action révolutionnaires. Les autres délégués, qu'ils soient membres d'autres courants politiques prolétariens, ou ouvriers "indépendants", sont présentés comme entièrement inconscients, complètement dominés par l'idéologie bourgeoise. Dans la réalité, la conscience de classe ne se développe pas selon ce schéma stérile. Le développement de la conscience révolutionnaire dans la classe ne signifie pas qu'un parti conscient dirige une masse inconsciente, il signifie au contraire que toute la classe, à travers ses luttes, à travers des actions de masse, se dirige vers les positions communistes, le parti indiquant la direction que l'ensemble de la classe commence déjà à prendre. Dans une situation révolutionnaire la conscience se développe à une allure très rapide, et la dynamique du mouvement conduit beaucoup d'ouvriers à prendre des positions bien plus avancées indépendamment de leur "affiliation formelle au parti". En fait, la formation même des conseils, quoique insuffisante en soi à faire aboutir tout le processus révolutionnaire montre déjà qu'un haut niveau d'activité révolutionnaire s'impose à la classe. Comme le KAPD l'exprimait dans ses "Thèses sur le rôle du parti dans la révolution prolétarienne" (1921) :
"Les conseils ouvriers politiques (soviets) sont la forme unitaire, historiquement déterminée, du pouvoir et de l'administration prolétarienne à tout moment, ils dépassent les points particuliers de la lutte de classe et posent la question du pouvoir total".
Dans le mouvement ouvrier, il ne peut y avoir de séparation entre conscience et organisation, un certain niveau d'auto-organisation suppose un certain niveau de conscience de classe. Les conseils ne sont pas de pures formes dans lesquelles un contenu révolutionnaire est injecté par le parti ; ils sont eux-mêmes des produits d'une conscience révolutionnaire naissante dans la classe. Le parti n'y injecte pas la conscience, il aide à son développement et à sa généralisation jusqu'au point le plus haut.
Reconnaissant la complexité et la richesse du processus par lequel la classe devient consciente, l'avant-garde révolutionnaire (que ce soit le parti ou l'avant-garde plus large des délégués aux organes centraux des soviets), ne peut jamais mesurer la profondeur du mouvement communiste des masses par des moyens purement statistiques. Comme le disait Luxembourg dans sa brochure sur la "Révolution russe" :
"...Les bolcheviks ont résolu le fameux problème de "gagner la majorité du peuple", problème qui a toujours pesé sur la social-démocratie allemande comme un cauchemar. Nourris dans le berceau du crétinisme parlementaire, ces sociaux-démocrates appliquent simplement à la révolution le dicton : "Pour faire passer quelque chose, il faut avoir la majorité !". De même dans la révolution : "devenons d'abord majoritaires". La véritable dialectique de la révolution retourne ce précepte ,1e "taupe" parlementaire, non pas par la "majorité vers la tactique révolutionnaire" mais par la "tactique révolutionnaire vers la majorité".
La seconde fausse prémisse de l'argumentation de la CWO est la suivante : si le parti gagne la majorité des délégués aux conseils, ceci équivaut à l'installation du parti au pouvoir. Ceci était la grosse confusion du mouvement ouvrier à l'époque de la révolution russe et devait avoir les conséquences les plus pernicieuses. Aujourd'hui, une telle vision n'est plus excusable. Comme l'écrivait RI en 1969 :
"Il est possible et même probable qu'à certains moments de la lutte un ou plusieurs conseils seront en complet accord avec les positions de telle ou telle organisation révolutionnaire. Cela signifie simplement qu'à un moment donné le groupe en question correspond exactement au niveau de conscience du prolétariat; en aucune façon cela ne signifie que les conseils doivent abandonner leur pouvoir au "Comité Central" de ce groupe. Il est même possible que les délégués élus par les conseils soient tous des membres de ce groupe. Cela n'est pas important et n'implique pas que le conseil soit dans un état de subordination à l'égard de ce groupe, aussi longtemps que le conseil garde son pouvoir de révoquer ses délégués".
Ce n'est pas là du formalisme démocratique, mais une question de principe vitale à laquelle le schéma de la CWO ne répond pas, La question réelle est ceci : qui prend les décisions? Qui les fait respecter? Les délégués aux conseils sont-ils révocables à tout moment, ou seulement jusqu'à la"conquête du pouvoir par le parti"? L'élection et le rappel des délégués ne seraient que des moyens pour le parti de venir au pouvoir -après quoi ils peuvent être abandonnés-ou bien correspondent-ils aux besoins les plus profonds du prolétariat? Une autre question ignorée par la CWO mais évidente aux bordiguistes qui ne font même pas semblant de dire qu'ils se soumettrait au mécanisme démocratique des conseils : si le parti est un parti mondial, comme il le sera dans la prochaine vague révolutionnaire, alors l'exercice du pouvoir par le parti#même dans un seul pays, signifie que le pouvoir doit être dans les mains de l'organe central du parti mondial. Et comment peuvent faire les ouvriers dans un bastion pour maintenir leur contrôle sur un organe qui est organisé au niveau mondial?
La vérité, en l'occurrence, est qu'on ne peut être simultanément pour le pouvoir du parti et pour le pouvoir des conseils. Comme nous l'avons vu auparavant, la délégation de pouvoir au parti est inévitable dans les parlements bourgeois où les électeurs "choisissent" un appareil pour les gouverner pour une période donnée. Mais un tel schéma est en complète contradiction avec le fonctionnement des conseils qui cherche à rompre la séparation entre les masses et leur pouvoir politique, entre décision et exécution, entre les "dirigeants" et les "dirigés". La structure de classe collective des conseils, leur mécanisme d'élection et de révocation, fait que le pouvoir de prendre et d'appliquer des décisions reste entre les mains des masses à tout moment. Les délégués des conseils, membres du parti ne cacheront pas leur appartenance politique; en fait ils défendront activement les positions de leurs organisations mais cela ne change pas le fait qu'ils sont élus par des assemblées, par des conseils pour appliquer les décisions de ces assemblées ou conseils, et seront révoqués s'ils ne le font pas. Même quand il y a une étroite harmonie entre les positions du parti et les décisions des conseils, cela ne signifie pas que le pouvoir ait été délégué au parti. La délégation de pouvoir veut dire en réalité la délégation de la capacité de prendre et d'imposer des décisions à un appareil qui ne coïncide pas avec les conseils, et qui ne peut pas par conséquent, rester sous leur contrôle. Une fois qu'on en arrive là, l'élection et la révocabilité perdent tout leur sens; des postes de la plus haute responsabilité peuvent être désignés par le parti, des décisions des plus cruciales peuvent être prises sans se référer aux conseils. Graduellement, les conseils cessent d'être le foyer de vie de la révolution et se transforment en simples tampons pour les décisions du parti.
Il est important d'insister sur ce point, non pas que nous fassions un fétiche de la forme démocratique -comme nous l'avons dit, la conscience de classe ne peut pas être mesurée seulement par des votes. Mais cela ne change pas le fait que, si les conseils ne conservent pas leurs mécanismes "démocratiques" (élections et révocations, prises de décisions collectives) ils seront incapables de remplir leur rôle politique essentiel comme centres vivants de la clarification et de l'action pour l'ensemble de la classe. Les formes démocratiques sont indispensables parce qu'elles rendent la classe capable d'apprendre comment penser, décider et agir pour elle-même. Si le socialisme est le contrôle conscient des producteurs sur leur propre produit, alors, seule une classe ouvrière auto-agissante et auto- consciente peut réaliser le projet socialiste.
Certains peuvent objecter que la démocratie prolétarienne des conseils n'est pas une garantie que les conseils agiront de manière révolutionnaire. C'est évident qu'il n'y a pas de garantie. En fait, cette ouverture laisse les conseils "ouverts" à l'influence des organisations bourgeoises et de leur idéologie. Mais de telles influences ne peuvent être éliminées par des décrets de parti : le parti ne peut les contrer que par une dénonciation politique face à la classe, en démontrant comment ils obstruent les réels besoins de la lutte. Si la majeure partie des ouvriers doivent comprendre pleinement la différence entre les positions des révolutionnaires et les positions des contre-révolutionnaires, ils ne peuvent le comprendre que par la pratique, en voyant les conséquences de leurs actions et décisions. Le maintien du pouvoir de décision dans les conseils est une précaution nécessaire bien qu’en étant pas une garantie suffisante pour le développe) ment de la conscience communiste. D'autre part, comme la confirmé l'expérience russe, le contrôle sur un système de soviets passif et dompté par le meilleur parti du monde ne peut agir que contre le développement d'une telle conscience.
Maintenant, contrairement à ce que clament les conseillistes, le processus par lequel le pouvoir de décision passa des conseils aux bolcheviks ne fut pas fait en une nuit et ne fut certainement pas le résultat d'un effort systématique des bolcheviks pour saper, le pouvoir des conseils. La théorisation de la "dictature du parti" par des éléments comme Zinoviev et Trotski ne vient qu'après la guerre civile et les massacres du blocus impérialiste qui décimèrent la classe ouvrière et sapa les bases matérielles de l'auto activité des soviets. Avant I cela (et en fait jusqu'à la fin de sa vie)
Lénine insistait perpétuellement sur la nécessite de régénérer les soviets, de les remettre à la place centrale qu'ils avaient occupée au début de la révolution. Mais ce serait faux de penser que les positions erronées défendues par les bolcheviks ne jouèrent aucun rôle dans le procès par lequel le parti se substitua aux conseils, que la perte de pouvoir et d'influence des conseils fut le résultat purement automatique de l'isolement de la révolution. En réalité, la transformation du parti bolchevik en parti de gouvernement, la délégation du pouvoir au parti, commença immédiatement à affaiblir le pouvoir effectif des soviets, A partir de 1917, de plus en plus de postes exécutifs et de commissions furent institués par le parti avec de moins en moins de références aux assemblées du soviet; les délégués au soviet étaient mis en place ou déplacés par le parti "par en haut" plutôt que par les organes du soviet eux-mêmes. Les organes unitaires comme les comités de fabrique furent absorbés par les syndicats, organes du parti/Etat; la combativité ouvrière fut dissoute dans l'Armée Rouge de la môme façon Et cela commença avant que la grosse concentration ouvrière ait commencé a être brisée par la guerre civile. Notre but n'est pas de faire ici un catalogue des erreurs des bolcheviks sur cette question, mais de montrer comment leurs positions politiques, leur conception du parti, accéléra la tendance à la subordination des organes unitaires à l'appareil administratif et répressif de l'Etat. La justification politique de ce processus peut être trouvée dans une déclaration de Trotski en 1920 :
"Aujourd'hui nous recevons des propositions de paix du gouvernement polonais. Qui décide sur cette question ? Nous avons un Sovnarkom mais il doit être l'objet d'un certain contrôle. Quel contrôle ? Le contrôle de la classe ouvrière comme masse informe et chaotique ? Non, le comité central du Parti a été rassemblé pour discuter la proposition et décider s'il fallait répondre. La même chose vaut pour la question agraire, la question du ravitaillement et toutes les autres questions. "
Discours au 2ème Congrès de TIC
L'idée qui sous-tend cette attitude est celle de la social-démocratie, pour qui, une fois que le parti prolétarien a pris le pouvoir, l'Etat est automatiquement dirigé dans l'intérêt du prolétariat. La classe "charge" le parti de son pouvoir, et le besoin pour les soviets de prendre réellement les décisions s'en va avec. En fait, cela ne pourrait être L qu'une abdication de responsabilité par les soviets, les rendant de moins en moins capables de résister à la tendance à la bureaucratisation qui se développe de façon chronique pendant la guerre civile.
Afin d'éviter toute incompréhension, reprécisons ce point. Nous ne disons pas que le parti ne doit pas chercher un soutien ou une représentation dans le soviet. Au contraire, il est essentiel pour le parti d'essayer d'obtenir une influence décisive dans les conseils. Mais cette influence, ce rôle ne peut être que politique. Le parti ne peut intervenir dans les prises de décisions qu'en convaincant les conseils de la justesse de ses positions. Au lieu de s'arroger la «responsabilité du pouvoir de décision, il doit insister encore et toujours pour que toutes les décisions majeures affectant le cours de la révolution soient discutées, comprises et mises en acte au sein des conseils. Et c'est pourquoi, il est profondément faux de parler de parti "prenant le pouvoir", avec ou sans la majorité formelle dans les conseils. Le parti ne peut être "au pouvoir" que s'il a la capacité d'imposer ses positions à la classe, aux conseils. Cela implique que le parti doit avoir un appareil de pouvoir qui est séparé des conseils. Les partis, eux-mêmes ne possèdent généralement pas un tel appareil, et le parti bolchevik ne fait pas exception. En fait, le seul mode par lequel le parti bolchevik pouvait réellement être au pouvoir était de "s'identifier à l'Etat". C'est pourquoi, il est impossible de comprendre le problème du substitutionnisme sans comprendre le problème de l'Etat post-révolutionnaire
PARTI ET ETAT
Certains courants politiques, y inclus la CWO et par ailleurs divers conseillistes, ne voient pas de problème au sujet de l'Etat dans la période de transition. L'Etat, c'est les Conseils ouvriers, un point c'est tout î Partant, toute discussion sur de possibles conflits entre les organes unitaires de la classe, et l'Etat transitoire est un pur non-sens. Malheureusement, c'est une vision idéaliste de la révolution. En tant que marxistes, nous devons baser nos conceptions de la révolution, non pas sur ce que nous aimerions voir arriver, mais sur ce que la nécessité historique a impliqué dans le passé et ce qu' elle impliquera dans l'avenir. Le seul exemple réel de la classe ouvrière prenant le pouvoir -la révolution russe- nous oblige à admettre qu'une société en révolution fait naître obligatoirement des formes d'organisation d'Etat qui ne sont pas seulement distinctes des organes unitaires de la classe, mais qui peuvent entrer en contradiction profonde et même violente avec elle. La nécessité d'organiser une Armée Rouge, une police d'Etat, un appareil administratif, une forme de participation politique pour toutes les classes et couches non exploiteuses, ces nécessités matérielles sont ce qui donne naissance à une machine d'Etat qui ne peut -qu'on lui donne ou non l'étiquette de "prolétarien"- être assimilée aux conseils ouvriers. Contrairement à ce que disent certains conseillistes, les Bolcheviks n'ont pas créé cette machine ex-nihilo pour servir leurs fins machiavéliques. Bien que nous devions comprendre comment les conceptions bolcheviques de leur rôle en tant que parti de gouvernement accéléra la tendance de cette machine à échapper au contrôle des soviets ouvriers, ils ne faisaient que mouler et adapter un organe d'Etat qui avait déjà commencé à émerger avant la révolution d'Octobre. Les congrès des soviets d'ouvriers et de paysans et de soldats évoluaient vers une nouvelle forme d'Etat avant même le renversement du régime Kerensky. La nécessité de donner à la société post-insurrectionnelle une forme organisée, consolida ce processus en Etat des soviets. Comme Marx l'écrivait dans "Notes critiques "Le toi de Prusse et la réforme sociale" : "Du point de vue politique, l'Etat et l'organisation de la société ne sont pas deux choses différentes. L'Etat, c'est l'organisation de la société."
Si la révolution russe a quelque chose à nous apprendre à propos de cet Etat, c'est que l'isolement de la révolution, l'affaiblissement des conseils ouvriers tendront à renforcer l'appareil d'Etat au détriment du prolétariat. Ils commenceront à transformer cet Etat en instrument d'oppression et d'exploitation contre la classe. L'Etat est le point le plus vulnérable aux forces de la contre-révolution. C'est l'organisme par lequel le pouvoir impersonnel du capital pourrait s'exprimer, transformant une révolution prolétarienne en un cauchemar bureaucratique de capitalisme d'Etat. Ceux qui prétendent que ce danger n'existe pas désarment la classe devant ses futures batailles.
Certaines tendances, en particulier celles qui ont eu connaissance de la contribution de la Gauche Italienne sur cette question, comprennent qu'il y a un problème. Ainsi"Battaglia Communista" en même temps qu'il déclare à la récente conférence internationale de Paris que le parti doit vraiment prendre le pouvoir, dit dans sa plate-forme que le parti doit "tenir l'Etat sur la voie de la continuité révolutionnaire" mais ne "doit en aucune façon être confondu avec l'Etat et y être intégré". Comme "Bilan" dans les années 1930, ces tendances veulent que le parti prenne le pouvoir, exerce la dictature du prolétariat, et contrôle l'appareil d'Etat -mais ne fusionne pas avec l'Etat comme le fit le parti bolchevik, dans la mesure où ils reconnaissent que la confusion entre le parti bolchevik et l'appareil d'Etat contribua à la dégénérescence du parti et de la révolution. Mais cette position était contradictoire. Pour "Bilan", cette contradiction était fertile, dans la mesure où il était engagé dans un mouvement de clarification des relations entre parti et classe, mouvement qui fut à notre avis, continué et avancé par le travail de la Gauche Communiste de France après la guerre, et par le CCI aujourd'hui. Mais en revenir aujourd'hui aux contradictions de "Bilan" ne peut être qu'une régression.
Cette position est contradictoire parce que le parti ne peut pas "contrôler" l'Etat sans avoir des moyens d'imposer ce contrôle. Pour cela, soit le parti doit avoir ses propres organes de coercition pour s'assurer que 1'Etat suit ses directives, soit, comme c'est plus probable, et comme cela est arrivé en Russie, le parti doit s'identifier de plus en plus avec les sommets dirigeants de l'Etat, avec les mécanismes de l'administration et de la répression. Dans tous les cas, le Parti devient un organe d'Etat. Prétendre que le parti peut l'éviter, soit par sa simple clarté programmatique, soit par des mesures organisationnelles comme la mise en place d'un sous-comité spécial pour diriger l'Etat, supervisée par le comité central, c'est ne pas comprendre que ce qui est arrivé en Russie était le résultat d'énormes forces sociales. On ne peut éviter sa répétition que par l'intervention de forces sociales encore plus grandes, et pas seulement par des mesures idéologiques et organisationnelles.
L’Etat transitoire, bien qu’absolument nécessaire pour la défense de la révolution, ne peut pas être un facteur dynamique du mouvement vers le communisme. C'est au mieux, un instrument que la classe utilise pour protéger et codifier les avances faites par le mouvement social communiste. Mais le mouvement lui-même est conduit par les organes unitaires de la classe, qui expriment réellement la vie et les besoins de la classe, et le parti communiste qui met sans cesse en avant les buts généraux du mouvement. Les organes unitaires de la classe ne peuvent être soumis au poids du fonctionnement au jour le jour de l'Etat. Ils ne peuvent remplir leur rôle qu'en créant un bouleversement permanent, brisant incessamment les limites étroites des constitutions des lois et des routines administratives qui, de toute façon sont l'essence de l'Etat. Ce n'est que de cette manière qu'ils pourront répondre de façon créative aux immenses problèmes posés par la construction du communisme et forcer la ma chine d'Etat à obéir aux besoins globaux de la révolution. C'est la même chose pour le parti, qui aussi bien avant qu'après la conquête du pouvoir, doit s'enraciner dans les masses et leurs organes de lutte, les poussant infatigablement de l'avant, critiquant leurs hésitations. La fusion entre le parti et l'Etat sapera, comme ce fut le cas pour les bolcheviks, ce rôle dynamique et transformera le parti en force conservatrice, préoccupé avant tout par les besoins immédiats de l'économie et par des fonctions purement administratives. Le parti perdrait alors sa fonction primordiale qui est de donner une direction politique, à laquelle toutes les tâches administratives doivent être subordonnées.
Le parti interviendra certainement dans tous les organes représentatifs de l'Etat, mais organisationnellement il maintiendra une séparation complète avec la machine étatique. La direction qu'il sera capable de donner à l'Etat dépendra de sa capacité à convaincre politiquement les dé1élégués des soviets territoriaux, des comités de soldats, des masses de petits paysans, des paysans sans terre...etc., de la validité de ses positions. Mais il ne peut pas "diriger" l'Etat sans devenir lui-même un organe d'Etat. Seuls les conseils ouvriers peuvent réellement contrôler l'Etat, dans la mesure où ils restent armés durant le processus révolutionnaire et peuvent imposer leurs directives à l'Etat à travers des actions de masse. Et "l'arène" primordiale de l'intervention du parti est les conseils ouvriers où il fera une agitation continuelle pour assurer que le contrôle vigilant des conseils sur l'ensemble des organes d'Etat ne vacille pas un moment.
PARTI ET CLASSE
Tôt ou tard, tous les groupes du camp révolutionnaire devront mettre un terme aux ambiguïtés et contradictions de leurs positions sur le parti. Il y a un certain côté rassurant à dire que le parti doit prendre le pouvoir, et, à notre avis l'exposé le plus logique de cette position revient dans le camp prolétarien aux bordiguistes.
"L'Etat prolétarien ne peut être "animé" que par un parti unique; et il serait un non-sens de vouloir que ce parti organise dans ses rangs une majorité statistique et qu’il soit soutenu par une telle majorité dans des "élections populaires" -ce vieux piège bourgeois le parti communiste dirigera seul, et n'abandonnera pas le pouvoir sans lutte physique. Cette audacieuse déclaration de ne pas céder aux apparences toujours trompeuses des chiffres et de n'en pas faire usage, aidera la lutte contre la dégénérescence de la révolution".
"Dictature du prolétariat et Parti de classe"
Comparé au formalisme démocratique de la CWO, cette position est rafraîchissante de clarté. Le parti communiste qui défend invariablement "les intérêts historiques de la classe ouvrière" n'utilise les mécanismes démocratiques des conseils que pour prendre le pouvoir. Une fois au pouvoir, il utilise l’Etat pour imposer ses décisions aux masses. Si les masses agissent contre ce que le parti juge être ses propres intérêts historiques, il usera de violence, la fameuse terreur rouge, pour obliger la classe à rester dans la ligne de "ses propres intérêts historiques". Ceux qui veulent que le parti prenne le pouvoir mais hésitent à suivre cette logique, tombent à côté de la réalité historique. Mais l'impitoyable façon dont cette logique s'impose fut démontré de manière caricaturale par la CWO à la récente conférence de Paris, où ils affirmèrent très explicitement que, une fois au pouvoir, le parti ne devrait pas hésiter à user de la violence contre les expressions "retardataires" ou "contre-révolutionnaires" de la classe.
Il est vraiment ironique que la CWO, qui a si longtemps insisté sur le fait que le massacre de Kronstadt marque le passage du parti bolchevik dans le camp bourgeois, qui même dénonçait le CCI comme "apologiste" du massacre parce qu'il considère que 1921 n'est pas la fin des bolcheviks comme parti prolétarien, puisse maintenant préparer idéologiquement la voie à de nouveaux Kronstadt. Nous ne devons pas oublier que Kronstadt n'est que le point culminant d'un processus dans lequel le parti eut de plus en plus recours aux mesures de coercition contre la classe. La leçon de l'ensemble de ce processus, tragiquement illustré par le désastre de Kronstadt, c'est qu'un parti prolétarien -avec ou sans le soutien de la majorité de la classe- ne peut utiliser la répression physique contre un secteur de la classe sans affaiblir la révolution et pervertir sa propre essence. Cela fut exprimé très clairement par la Gauche Italienne en 1938 :
"La question à laquelle nous sommes confrontés est la suivante : des circonstances peuvent exister dans lesquelles un secteur du prolétariat -et nous admettrons toujours qu'il puisse être la victime inconsciente de l'ennemi -entre en lutte contre l'Etat prolétarien. Que faire dans une telle situation ? NOUS DEVONS COMMENCER PAR LE PRINCIPE QUE LE SOCIALISME NE PEUT PAS ETRE IMPOSE A LA CLASSE PAR LA FORCE ET LA VIOLENCE. Il aurait été préférable de perdra Kronstadt si le conserver du point de vue géographique ne pouvait avoir qu'un résultat : une distorsion dans la substance même de l'activité du prolétariat. Nous connaissons l'objection à cela; la perte de Kronstadt aurait été une perte décisive pour la révolution, peut-être même la perte de la révolution elle-même. Nous prenons là la question par le petit bout. Quels critères sont utilisés dans cette analyse ? Ceux qui dérivent des principes de classe, ou d'autres qui dérivent simplement d'une situation donnée ? Partons-nous de l'axiome qu'il est meilleur pour les ouvriers de faire des erreurs même fatales ou de l'idée que nous devrions suspendre nos principes, parce que, par la suite, les ouvriers nous seront reconnaissants de les avoir défendus, même par la violence ?
Chaque situation donne naissance à deux séries opposées de critères, qui conduisent à deux conclusions tactiques opposées. Si nous basons notre analyse sur de pures formes, nous arriverons à la conclusion qui dérive de la proposition suivante : tel et tel organe est prolétarien, et nous devons le défendre comme tel même si cela signifie l'écrasement d'un mouvement ouvrier. Pourtant, si nous basons notre analyse sur des questions de substance, nous arriverons à une conclusion très différente; un mouvement prolétarien manipulé par l'ennemi contient en son sein une contradiction organique entre le prolétariat et son ennemi de classe. Afin d'amener cette contradiction à la surface, il est nécessaire de faire de la propagande parmi les ouvriers qui, dans le cours des événements, retrouveront leur force de classe et seront capables de déjouer les plans de l'ennemi. Mais si par hasard il était vrai que tel ou tel événement pouvait signifier la défaite de la révolution, alors il est certain qu'une victoire ne serait pas seulement une distorsion de la réalité (les événements historiques comme la révolution -russe ne peuvent réellement dépendre d'un seul épisode et seul un esprit superficiel pourrait croire que l'écrasement de Kronstadt aurait pu sauver la révolution), mais fournirait aussi les conditions de la perte de la révolution. Le bradage des principes ne resterait pas localisé mais s'étendrait inévitablement à toutes les activités de l'Etat prolétarien. "
("La question de l’Etat" Octobre-1938)
Même si "Octobre" continuait à défendre la dictature du parti, pour la Gauche Communiste de France et pour nous aujourd'hui, la seule façon d'aller jusqu'au bout de cette analyse, c'est d'affirmer que le parti prolétarien ne cherche pas le pouvoir, ne cherche pas à devenir un organe d'Etat. Autrement, on compte seulement sur la volonté ou les bonnes intentions du parti pour le prémunir contre les risques de conflits violents avec la classe, mais, une fois qu'il est devenu un organe d'Etat, la meilleure volonté du meilleur parti communiste du monde n'est pas suffisante pour l'immuniser contre l'inexorable pression de l'Etat. C'est pourquoi la Gauche Communiste de France concluait en 1948 :
"Pendant la période insurrectionnelle de la révolution, le rôle du parti n'est pas de demander le pouvoir pour lui-même, ni de demander aux masses de lui faire confiance. Son intervention et son activité visent à stimuler l'auto-mobilisation de la classe pour la victoire des principes révolutionnaires.
La mobilisation de la classe autour du parti auquel elle se confie, ou plutôt abandonne sa direction, est une conception qui reflète un état d9immaturité dans la classe. L'expérience a montré que dans de telles conditions, la révolution ne peut pas vaincre et cette conception mène finalement à la dégénérescence du parti et au divorce entre parti et classe. Le parti serait bientôt forcé d'avoir recours de plus en plus aux méthodes de coercition pour s 'imposer à la classe, et deviendrait ainsi un formidable obstacle à la révolution". (Sur la nature et la fonction du parti politique du prolétariat. Bulletin d'Etudes et de Discussions n°6)
Les révolutionnaires sont confrontés aujourd'hui à un choix. D'un côté, ils peuvent adopter des positions qui mènent au bordiguisme, à l'apologie d'une théorisation de la dégénérescence du parti bolchevik, au substitutionnisme dans sa forme la plus développée. Mais, ils découvriront que le substitutionnisme est, en effet exclu et impossible pour le mouvement prolétarien, parce qu'il conduit à des pratiques et à des positions qui sont directement contre-révolutionnaires. Ou bien ils peuvent reprendre l'esprit profondément révolutionnaire qui conduisait Lénine à dire dans son appel à "la population" quelques jours après l'insurrection :
"Camarades ouvriers ! Souvenez-vous que vous administrez vous-mêmes l'Etat maintenant. Personne ne vous aidera si vous ne vous unissez pas et ne prenez pas toutes les affaires de l'Etat dans vos propres mains. Vos soviets sont désormais les organes du pouvoir d'Etat, des organes avec tous les pouvoirs des organes de décision."
C'est dans cet esprit, aidé par la compréhension du rapport entre parti-classe-Etat, léguée par l'expérience russe, que nous devons chercher un guide aujourd'hui. C'est un esprit en accord profond avec les buts et la méthode de la révolution communiste, de la nature révolutionnaire de la classe ouvrière. Si nous devons le dire un millier de fois, nous le ferons. Le communisme ne pourra être créé que par l'activité consciente du prolétariat, e t l’avant-garde communiste ne peut jamais agir dans un sens qui va à l'encontre de cette réalité fondamentale. Le parti révolutionnaire ne peut en aucun cas utiliser le manque d'homogénéité dans la classe, le poids de l'idéologie bourgeoise, ou les menaces de la contre-révolution, pour justifier l'usage de la force pour "contraindre" la classe à être révolutionnaire. C'est une contradiction dans les termes et cela exprime le poids de l'idéologie bourgeoise sur le parti. La classe ouvrière ne peut se débarrasser du poids de l'idéologie bourgeoise que par sa propre activité de masse, par son expérience. A certains moments, il peut paraître plus simple de confier ces tâches, les plus cruciales, à l'organisation des révolutionnaires, mais quels que soient les "gains" apparents à court terme que cela semble donner, les effets à long terme ne peuvent être que l'affaiblissement de la classe. Il ne peut pas y avoir d'arrêt dans la révolution prolétarienne ; "ceux qui font les révolutions à moitié, creusent leur propre tombe" (Saint-Just). Pour la classe ouvrière, cela signifie lutter incessamment pour dépasser toutes les tendances passives et conservatrices dans ses propres rangs tendances qui sont les fruits amers des siècles de la domination de l'idéologie bourgeoise. Cela signifie un développement et une extension infatigable de son auto organisation et son auto-conscience, avant, pendant et après la prise du pouvoir politique. Les polémiques de Pannekoek contre les tactiques parlementaires de l’IC peuvent aussi bien être appliquées à ceux qui voient un rôle essentiellement parlementaire du parti dans les soviets
"La révolution exige quelque chose de plus, que l'acte combatif des masses qui abat un système de gouvernement et dont nous savons qu'il n'est pas déterminé par les chefs, qu'il ne peut jaillir que de la poussée profonde des masses. La révolution exige que l'on affronte les grandes questions de la reconstruction sociale, que l'on prenne les graves décisions, que tout le prolétariat soit lancé dans un mouvement créateur -et cela n'est possible que si l'avant-garde d'abord, et puis une masse toujours plus grande prend entre ses mains toutes les questions, sache en prendre la responsabilité, cherche, fasse de la propagande, lutte, réfléchisse, ose, agisse et exécute. Mais tout cela est difficile, et pénible. Aussi, dès que la classe ouvrière croira apercevoir un chemin plus facile, en laissant les autres agir pour son compte, conduisant l'agitation d'une tribune élevée, donnant les signaux de l'action, faisant les lois -la masse hésitera et demeurera passive sous l'influence des vieilles habitudes mentales et des faiblesses anciennes.(la Révolution Mondiale et les Tactiques Communistes)
Il y a beaucoup de gens qui veulent être les dirigeants de la classe ouvrière. Mais la plupart "confonde la conception bourgeoise de direction et la façon dont le prolétariat se donne sa propre direction. Ceux qui, au nom de la direction appellent la classe à abandonner ses tâches les plus cruciales à une minorité ne dirigent pas la classe vers le communisme, mais renforcent lai vieille idéologie bourgeoise dans la classe. Idéologie qui, du berceau à la tombe, essaie de convaincre les ouvriers qu'ils ne sont pas capables de s'organiser eux-mêmes, qu'ils doivent laisser à d'autres la tâche de les organiser. Le parti révolutionnaire n'aidera le prolétariat à aller vers le communisme qu'en stimulant et généralisant la conscience, qui d'elle-même, va à l’encontre de 1'idéologie bourgeoise, une conscience de l'inépuisable capacité de la classe à s'organiser et à prendre conscience d'elle, comme sujet de l'histoire. Les communistes, sécrétés par une classe qui ne contient pas de nouvelles relations d'exploitation en son sein, sont uniques dans l'histoire des partis révolutionnaires du fait qu'ils font tout ce qu'ils peuvent pour rendre la fonction du parti inutile au fur et à mesure de l'homogénéisation et de la généralisation de la conscience de classe Plus le prolétariat ira sur le chemin du communisme, plus l'ensemble de la classe deviendra l'expression vivante de 1'auto-connaissance positive de l'homme", d'une communauté humaine libérée et consciente.
CD WARD
L'analyse de la situation sociale à un moment donné -au niveau international comme national -ne peut jamais être une simple photographie. Les événements ponctuels ne sont que des moments dans un rapport de forces dynamique qui se développe graduellement Nos analyses précédentes de la situation en Grande-Bretagne se sont limitées à examiner essentiellement la période depuis 1967, année de la dévaluation de la livre-sterling, qui a annoncé le début de l'actuelle crise ouverte du système capitaliste mondial. Ce texte tente de donner une perspective plus large de la situation en Grande-Bretagne en examinant l'évolution depuis la seconde guerre mondiale.
SIGNIFICATION GENERALE DE LA PERIODE POUR LA GRANDE-BRETAGNE
1 - La signification générale de cette période peut être résumée par les points suivants :
• la capacité de la Grande-Bretagne à rester un pouvoir impérialiste dominant, a été brisée par les efforts systématiques des USA pendant et après la seconde guerre mondiale". Les USA ont fait en sorte d'amener la Grande-Bretagne à une position de dépendance économique et militaire totale au sein du bloc occidental constitué après la guerre.
• la charge de "parti naturel de gouvernement" s'est irréversiblement transmise des conservateurs au parti travailliste. Cette aptitude du parti travailliste à répondre globalement aux besoins du capital britannique n'est pas le simple produit des circonstances conjoncturelles de ces dernières années mais est bien la caractéristique fondamentale de toute la période depuis la seconde guerre. En effet, ce qui est le produit de circonstances conjoncturelles spécifiques, ce sont les périodes pendant lesquelles les conservateurs étaient appelés au gouvernement.
• le rapport de forces entre la bourgeoisie et le prolétariat a subi un changement historique. Si la deuxième guerre mondiale a marqué l'apogée de la bourgeoisie et le creux du prolétariat, aujourd'hui le prolétariat s'est renforcé à tel point que non seulement il constitue un frein à la troisième guerre mondiale, mais aussi qu'il peut aller plus loin afin d'imposer sa solution révolutionnaire à la crise historique du capitalisme. Bien que ce changement du rapport de forces se situe au niveau international, sa manifestation en Grande-Bretagne a eu un effet profond sur la situation locale. Tels sont les principaux thèmes de ce texte.
LA G.B. ET LA FORMATION DU BLOC U.S.
2 - La deuxième guerre mondiale a changé la physionomie du système impérialiste mondial du capitalisme. Elle a transformé la situation avant 1939, caractérisée par plusieurs "mini-blocs" rivaux en deux grands blocs mondiaux, chacun sous l'hégémonie d'une bourgeoisie nationale dominante, les USA et la Russie. La guerre ne s'est pas uniquement poursuivie militairement entre "Alliés" et pays de l'Axe mais économiquement entre les "Alliés" eux-mêmes -ou plutôt entre les USA et chacun des autres pays. Pour la Grande-Bretagne, sa "guerre" avec les USA a été l'élément décisif pour sa position après-guerre.
3 - Dans les années 30, la pierre angulaire de l'économie britannique est toujours restée son empire, c'est-à-dire ses colonies officielles (telle que l'Inde) et les demi colonies (telles que la Chine et l'Argentine). On peut se rendre compte aisément du rôle primordial, irremplaçable, de l'empire en tant que source principale des richesses pour son économie. Sur une base 100 en 1924, l'indice du revenu national global s'élève à 114 en 1934 tandis que l'indice du revenu national venant d'outre-mer s'élève à 140. En 1930, les investissements de la Grande-Bretagne à l'étranger dépassent ceux de tout autre pays au monde; ces investissements apportent 18 % de toute la richesse nationale. Pendant toute cette période, la Grande-Bretagne domine, par rapport aux autres pays, la plus grande partie du commerce mondial : 15,4 % en 1936.
En termes absolus et relatifs, les investissements de la Grande-Bretagne dépassent largement ceux des USA. Par exemple, en 1930 (à la veille de la grande crise), l'investissement de la Grande-Bretagne à l'étranger s'élève à 80-85 milliards de marks, celui des USA à 60-65 milliards de marks- En 1929, le revenu de la Grande-Bretagne venant des investissements à long terme à l'étranger se chiffre à 1219 millions de dollars-or tandis que pour les USA, le chiffre est de 876 millions de dollars-or. Cependant, l'énorme économie des USA (dont la richesse nationale était de 1760 milliards de marks en 1930 par rapport à 450 milliards de marks pour la Grande-Bretagne) s'est développée beaucoup plus rapidement que celle de la Grande-Bretagne et le besoin de marchés étrangers devenait de plus en plus urgent pour les USA comme on peut le voir par exemple, en comparant la croissance respective des investissements du capital à l'étranger. Le capital britannique investi à l'étranger en 1902 est de 62 milliards de francs (à la parité d'avant-guerre), il s'élève à 94 milliards en 1930; les chiffres pour les USA sont de 2,6 milliards de francs en 1900 et 81 milliards en 1930. Il est évident qu'avec un tel appétit pour les marchés étrangers, les USA ne pouvaient que désirer ardemment l'empire auquel s'accrochait désespérément la bourgeoisie britannique à cause de ses marchés et matières premières.
Avec la concurrence de plus en plus acharnée (surtout des USA et de l'Allemagne), la perte de l'empire aurait été une catastrophe. Mais en même temps, maintenir un tel empire est très coûteux. Des menaces venaient de tous côtés : l'extension militaire japonaise et allemande, les bourgeoisies coloniales luttant pour élargir leurs propres positions aux dépens de la Grande-Bretagne, la pression » surtout celle des USA, pour mettre fin aux privilèges économiques dans l'empire et pour ouvrir les marchés à leur propre expansion économique. Certaines fractions de la bourgeoisie britannique se battaient depuis longtemps pour essayer de trouver une façon moins onéreuse de maintenir les avantages de la Grande-Bretagne mais elles s'étaient heurtées à des intérêts très enracinés. C'est pourquoi, jusqu'au commencement de la guerre et même durant la première année, la bourgeoisie britannique restait très divisée sur la meilleure voie à suivre.
Le choix essentiel était : aller à la guerre ou l'éviter. Parmi ceux qui désiraient la guerre, se trouvaient une petite fraction pro-allemande dans le Parti conservateur, mais des fractions beaucoup plus larges de la bourgeoisie voyaient un plus grand intérêt à vaincre l'Allemagne. Celles-ci comprenaient l'aile gauche du Parti Travailliste et la fraction du Parti conservateur conduite par Churchill. Cependant, d'autres fractions bourgeoises comprenaient que, quel que soit le camp choisi par la Grande-Bretagne, la guerre conduirait forcément au démembrement de l'empire au profit soit de l'Allemagne, soit des USA. Ce point de vue était celui du gouvernement Chamberlain -d'où la politique d'apaisement qui a abouti à l'accord de Munich en 1938. C était seulement en esquivant la guerre que la Grande-Bretagne pouvait éviter de devenir dépendante soit de l'Allemagne,soit des USA. Cependant, pour des raisons objectives générales, la guerre était inévitable et la seule question réelle était : avec qui la Grande-Bretagne va-t-elle s'allier et contre qui ? En essayant d'éviter la guerre, Chamberlain a tenu le rôle ridicule d'un canut et depuis lors le reste de la bourgeoisie l'a profondément méprisé.
4 - Dans les faits, l'intervention de l'Allemagne en Autriche, en Tchécoslovaquie et Pologne associée au pacte de non-agression entre Hitler et Staline signifiait que la prochaine extension allemande se ferait vers l'Ouest. La menace envers le littoral britannique était claire et Chamberlain déclara la guerre à l'Allemagne. Il s'ensuivit cependant une période d'indécision pendant laquelle la bourgeoisie anglaise fut dirigée par ceux qui avaient voulu éviter la guerre; pendant ce temps, la bourgeoisie allemande espérait que la situation se tasserait à l'Ouest de façon à ce qu'elle puisse s'étendre à l'Est aux dépens de la Russie. Cette période fut celle de la "drôle de guerre". Elle se termina par l'avancée de l'armée allemande à travers les Ardennes et la capitulation de la France en Mai 1940. Ces événements précipitèrent la chute de Chamberlain et la montée au pouvoir de la coalition des forces rassemblées autour de Churchill, qui s'engagea coûte que coûte à trouver une solution aux problèmes du capital britannique, par la défaite de l'expansionnisme allemand. Comme il était clair que la capacité productive de la Grande-Bretagne était insuffisante pour assumer les exigences de la guerre, la bourgeoisie britannique fut forcée de demander de l'aide aux USA.
5 - Les objectifs de la politique de la bourgeoisie américaine à l'égard de la guerre était :
• de vaincre l'Allemagne et le Japon
• d'empêcher la montée de la Russie en Europe
• de réduire la Grande-Bretagne et son empire à une dépendance des USA.
En poursuivant ces buts, la politique de la bourgeoisie américaine était faite de manoeuvres; pour assurer la victoire au coût le moins cher possible. Cela signifiait saigner les alliés autant que possible pour les paiements du matériel de guerre sans toutefois porter atteinte à leur engagement dans l'effort de guerre; utiliser l'énorme marché crée par la guerre pour stimuler l'économie américaine et absorber le chômage dans le processus de production; minimiser le mécontentement face à la guerre en s'assurant que la plus grande partie des massacres sur les champs de bataille serait encaissée par les armées alliées.
Dans les premières phases de la guerre, l'application de cette politique frappa l'économie I britannique plus fortement que l'aviation allemande. A cause du système du "cash and carry" I (1), les réserves financières britanniques s'épuisèrent de plus en plus pour payer le matériel de guerre, l'essence et la nourriture dont une importante partie n'atteignit de toute façon jamais la Grande-Bretagne à cause des na-1 vires coulés dans l'Atlantique Nord. La bourgeoisie américaine pouvait donc affaiblir systématiquement la capacité de la bourgeoisie britannique à résister aux conditions économiques et militaires imposées dans ces arrangements. Et ainsi, lorsqu'en 1941, les accords pour le "lend lease" ([1] [31]) vinrent remplacer le système du "cash and carry" ([2] [32]) (qui avait couté au capital britannique près de 3,6 milliards de dollars), la Grande-Bretagne ne possédait plus que 12 millions de dollars en réserve.
Dans les principaux accords du "lend lease", les USA commencèrent tout un programme "d'arrangement" afin d'obliger la Grande-Bretagne à se défaire de ses privilèges dans l'empire après la guerre : en fait à le démanteler. Et pour s'assurer que la Grande-Bretagne ne pourrait pas différer les remboursements jusqu'à la fin de la guerre, le remboursement du "lend lease" fut prévu pour l'été 1943. Il était exigé payable en nature, en matières premières, en denrées alimentaires, en équipement militaire et en soutien à l'armée américaine dans le théâtre des opérations en Europe. De plus, des évaluations régulières des réserves britanniques étaient faites et lorsque le gouvernement des USA considérait qu'elles étaient "trop volumineuses", des paiements en espèces étaient exigés selon les accords du "lend lease". Les avantages gagnés par les USA aux dépens de la Grande-Bretagne pendant la guerre furent poursuivis et renforcés dès la fin de la guerre. Le jour de la victoire contre le Japon, le "lend lease" prit fin, avec une évaluation s'élevant à 6 milliards de dollars dus aux USA par la Grande-Bretagne. Bien que les USA en aient déduit une proportion substantielle, la somme qui restait à payer était suffisamment élevée pour assurer une domination sur l'ensemble de l'économie britannique. Cette somme résiduelle était de 650 millions de dollars, ce qui était supérieur aux réserves britanniques en devises étrangères. En plus, les USA refusèrent de prendre part au soutien de la livre-sterling (près de 14 milliards de dollars) nécessaire à cause des dettes accumulées pendant l'effort de guerre.
A la fin de la guerre, les USA avaient quasiment réalisé leurs objectifs de guerre par rapport à la Grande-Bretagne et à son empire. Mais il leur fallut quelques années encore pour les réaliser entièrement. Ces objectifs se mêlèrent au besoin de construire et de consolider le bloc occidental face à celui de la Russie. A la fin des années 40, les possibilités d'une troisième guerre mondiale étaient réunies.
6 - Les USA n'ont pas essayé de répéter la politique suivie après la première guerre mondiale, à savoir : acculer l'Europe à la faillite en la forçant à payer ses dettes de guerre et en relevant les tarifs douaniers. Les principaux objectifs des USA étaient d'appliquer des mesures financières visant à la reconstruction des pays du bloc dans le but de favoriser et de stimuler l'économie américaine. La reconstruction de l'Europe et du Japon fourniraient ainsi des marchés pour l'industrie et l'agriculture des USA, en même temps, la reconstruction permettrait à ces pays de contribuer à la capacité militaire du bloc.
Ces plans furent mis en place avant la fin même de la guerre -de façon nette dans les accords de Bretton Woods (Fonds Monétaire International et Banque Mondiale). Cependant, dans le contexte de cette stratégie d'ensemble, les USA choisirent pour la Grande-Bretagne un"traitement" spécial. Puisque les actions d'arrière garde de Churchill résistaient aux efforts des USA pour "libérer" l'empire de l'étreinte de la bourgeoisie britannique, les USA maintinrent une pression constante sur l'économie britannique. En retour des 3,75 milliards de dollars prêtés pour aider -vu les difficultés de la liquidation du "lend lease"-, le gouvernement britannique devait accepter d'aider les USA à imposer le plan Bretton Woods au reste du bloc. Il devait rendre aussi la livre sterling convertible au milieu de l'année 1947, ce que voulaient les USA, afin de rendre la Grande-Bretagne plus vulnérable et l'obliger à faire appel à ses réserves (et en effet ceci réussit trop bien : quand la Grande-Bretagne perdit 150 millions de dollars-or et de dollars de réserve en un mois, les USA permirent une suspension de la convertibilité).
Lorsque la rivalité entre les USA et la Russie devint plus intense, les USA sentirent le besoin d'accélérer le processus de reconstruction et d'accroître la dépense militaire européenne. Le Plan Marshall fournit les fonds entre 1948-1951 et l'OTAN fut crée en 1949. La pression sur la bourgeoisie britannique fut maintenue pendant toutes les années autour de 1940 afin d.'obtenir une contribution élevée à cette force militaire. Tandis que les USA démobilisaient assez rapidement, la Grande-Bretagne devait fournir des forces considérables en Europe (en 1948, la Grande-Bretagne avait encore 1 million d'hommes en armes). En 1950, les USA engagèrent dans la guerre de Corée, d'abord leurs troupes, puis les troupes alliées (celles de la Grande-Bretagne inclus). Ils demandèrent aussi un accroissement énorme du budget militaire britannique -4,7 billions de livres en 1950. Avec le réarmement de l'Allemagne en 1950, la facture de l'armée d'occupation britannique fut retirée à la bourgeoisie allemande et soumise à la bourgeoisie britannique.
D'autres mesures furent prises pour maintenir la pression économique sur le capital britannique : par exemple, lorsque les USA donnèrent le "feu vert" aux Japonais pour réarmer en 1957, ils abrogèrent alors les réparations du Japon à la Grande Bretagne; et lorsque la Grande-Bretagne essaya de laisser ses propres dettes à ses colonies (par le non-paiement des matériaux et des services), les USA s'y opposèrent.
7 - Avec plus ou moins de succès, les gouvernements britanniques successifs essayèrent de défendre l'économie des attaques de la bourgeoisie américaine contre leur marché national et leurs marchés coloniaux. Ils essayèrent aussi de maintenir la position britannique comme pouvoir impérialiste à part entière. Mais à cause des USA, qui cyniquement se posèrent en champion de 1'anti-colonialisme et de 1'indépendance nationale, la Grande-Bretagne, épuisée par la guerre fut complètement incapable de maintenir son système colonial anachronique. La guerre avait donné une immense impulsion aux mouvements nationaux dans les colonies -des mouvements soutenus par la Russie et les USA, qui tous deux avaient intérêt à démanteler l'empire britannique. Les retraits britanniques en Inde et en Palestine ont été les moments les plus spectaculaires de la démolition de l'empire et le "fiasco" de Suez en 1956 a mis fin à toute illusion que la Grande-Bretagne était encore "une puissance mondiale de premier ordre". Les USA ont clairement démontré qu'ils ne toléraient pas les actions indépendantes ne correspondant pas à leurs intérêts. Le gouvernement britannique était désemparé devant cette situation et n'avait qu'à capituler, et en le faisant, il se montrait incapable de défendre ses marchés et ses colonies.
Le démantèlement de l'empire s'est accéléré et les années 60 ont vu un cortège continu de colonies revendiquer leur "indépendance". Le dernier retrait des forces britanniques de "l'est de Suez" en 1964 pendant le gouvernement Wilson venait clore - par une dernière formalité- un processus qui avait commencé bien des années auparavant.
8 - Les principales conclusions que nous pouvons tirer du processus de la formation du bloc US et en particulier de la place de la Grande-Bretagne, peuvent être résumées comme suit :
• la bourgeoisie américaine s'est employée à réduire la nation britannique à l'état de puissance économique et militaire secondaire. L'objectif essentiel des USA était de démolir l'empire britannique, considéré comme le principal obstacle à l'expansion américaine. En développant une politique appropriée et en utilisant son énorme pouvoir économique et politique, ils ont réalisé leurs buts pendant la guerre et la reconstruction ensuite.
• le "cash and carry" et le "lend lease" ont été utilisés pour obtenir des droits sur les concessions britanniques et pour avoir accès aux matières premières. Cela signifiait que le contrôle des dépôts de matériaux stratégiques tel que le pétrole, le caoutchouc, les minerais passait des mains de la bourgeoisie britannique à la bourgeoisie américaine. Un endettement financier permanent était instauré et maintenu.
• l'aide d'après-guerre était canalisée en Europe de façon à stimuler à la fois l'économie américaine et à accroître les capacités militaires du bloc occidental. Ainsi, la politique économique de la Grande-Bretagne était dictée essentiellement par les besoins d'une économie de guerre permanente à l'ouest contrôlée par la bourgeoisie américaine.
• bien que la reconstruction ait apporté un boom provisoire à l'économie occidentale, les bénéfices de l'économie britannique ont été considérablement atténués par les USA, au nom de ses propres intérêts. La perte de l'empire et le début de la 'crise économique mondiale dans les années 60 trouvèrent le capital britannique en position de faiblesse, moins capable que d'au très économies (telles que l'Allemagne, le Japon, la France) de faire face à la crise.
• le "rapport particulier" liant la bourgeoisie américaine à la bourgeoisie britannique si souvent revendiqué, est simplement une relation de complète hégémonie de la part des USA. Dans le cadre du renforcement du bloc occidental qui s'est effectué ces dernières années, comme résultat de l'approfondissement des antagonismes inter-impérialistes, la Grande-Bretagne a donc été le plus obéissant des principaux alliés des USA.
C.Marlowe
[1] [33] "Lend and lease" : relâchement de la part des USA pour le paiement des factures de la Grande-Bretagne. Retour à un système de crédit.
[2] [34] "Cash and carry" : littéralement : payer comptant une fois les marchandises reçues. Système d'échange qui contraignait la Grande-Bretagne à payer comptant les marchandises qu'elle recevait. Aucun crédit n'était accordé.
Dans cette partie, nous tenterons de montrer que la préoccupation de former une avant-garde du prolétariat basée sur des positions communistes claires, ayant pour tâche de défendre activement ces positions dans la lutte, a toujours été celle de la Gauche Hollandaise. On ne peut vraiment comprendre la position de la Gauche Hollandaise sur le Parti que si on s'abstient de faire des jeux de mots comme les conseillistes actuels et autres "spécialistes" de l'histoire. Il faut, par contre, chercher à comprendre vraiment le débat qui avait lieu chez les révolutionnaires des années 20, 30 et 40, ces longues années de contre-révolution qui ont suivi la vague révolutionnaire de 1917-23.
LE CADRE DU DEBAT SUR LE PARTI
Les organisations révolutionnaires qui se sont regroupées dans l'Internationale Communiste, tout en ayant eu une approche différente, se trouvaient toutes confrontées au problème de comprendre les conséquences de la nouvelle période, cette "ère de guerres et de révolutions" -la décadence du capitalisme- sur la question du parti.
Dans la période ascendante du capitalisme, le parti était une organisation unitaire de la classe qui luttait pour des réformes parlementaires et au sein de laquelle les révolutionnaires étaient actifs dans la défense du programme de la révolution prolétarienne. A côté du parti politique, le mouvement syndical était constitué par des organismes unitaires au niveau économique. Ces deux types d'organisations unitaires pouvaient exister de façon permanente au sein de la société car le capitalisme pouvait encore accorder des réformes à la classe ouvrière qui, en conséquence, luttait dans le cadre du système capitaliste au niveau politique parlementaire et au niveau économique, de façon distincte et séparée. Avant la première guerre mondiale, Pannekoek, en accord avec Rosa Luxembourg, considérait déjà la grève de masse comme pouvant mettre en oeuvre une action politique par les organismes de masse du prolétariat. Dans une telle action, les buts différents du mouvement politique et du mouvement syndical étaient confondus et unis dans des buts politiques. Les grèves de masse n'exigeraient plus les seules capacités des représentants et des porte-paroles de la classe, mais la force, la conscience de la classe et la discipline des masses. Loin de nier la nécessité du parti, la Gauche Hollandaise partageait la conception de toute la Gauche de la Deuxième Internationale : le parti de masse (à l'exemple du parti allemand) serait l'instrument de l'émancipation du prolétariat dans la révolution. Telle était l'idée de Lénine, de Luxembourg, de Gorter, de Pannekoek. La Gauche Hollandaise et Allemande se distinguait déjà à l'époque des bolcheviks, par son insistance sur la nécessité de développer les forces créatives, "spontanées" des masses prolétariennes sans lesquelles la victoire de la révolution serait impossible. Les bolcheviks, eux, ont apporté leur contribution sur un autre aspect de la question du parti. Dans les circonstances particulières de la Russie tsariste, Lénine était forcé de bâtir une organisation des révolutionnaires pour préparer un parti de masse social-démocrate. Une telle organisation des éléments les plus conscients de la classe était bien adaptée au changement de période dans la vie du capitalisme. Avec la fin de la possibilité des réformes au sein du système, les syndicats et les partis parlementaires n'ont pu sauver leur existence en tant qu'organisations permanentes, qu'en quittant le camp de la classe ouvrière pour s'intégrer dans l'Etat bourgeois en 1914. Par contre, des actions révolutionnaires de masse ont surgi les nouvelles organisations unitaires du prolétariat : les assemblées générales, les comités de grève, les conseils ouvriers. Comme avant 1914, les révolutionnaires étaient des éléments actifs au sein de ces organismes unitaires. Mais tandis que ce nouveau type d'organisation de par la nature du but qu'elle se donnait, un but révolutionnaire, ne pouvait plus exister qu'en période de lutte et pendant la lutte , les révolutionnaires eux s'organisaient comme minorité de la classe en se donnant pour objectif de contribuer à la clarification du but et des moyens de la lutte. De telles organisations révolutionnaires, tout en s'appelant des "partis", n'étaient pas identiques aux partis de la période ascendante du capitalisme : la classe ouvrière fermement unie sur la base de la conscience du programme communiste.
Ce sont surtout les Gauches allemande et hollandaise qui ont compris que le caractère nécessairement minoritaire de l'organisation des révolutionnaires, du parti, ne permettait pas d'identifier parti et classe à moins de tomber dans des formes de substitutionnisme. C'est surtout par la conscience qu'elles avaient de la nécessité de la spontanéité de masse que les Gauches allemande et hollandaise ont défendu l'organisation des révolutionnaires sans tomber dans le substitutionnisme, Par contre, les Gauches allemande et hollandaise avaient aussi des faiblesses dans la conception du parti ; elles étaient le résultat d'une incompréhension que dans la période nouvellement ouverte de décadence du capitalisme, les organisations unitaires de la classe ne pouvaient exister que pendant la lutte, et l'organisation des révolutionnaires ne pouvait avoir une influence réelle dans la classe -être le parti- que dans une vague révolutionnaire.
C'est sur le premier problème que le KAPD s'est séparé en diverses fractions pendant la remontée de la lutte de classe. Sur ce même problème, la Gauche hollandaise a apporté des contributions importantes et a finalement résolu le problème.
Sur le deuxième (le parti), bien que la Gauche hollandaise n'ait pas atteint la clarté de la Gauche italienne en exil (surtout Bilan et Internationalisme ), elle a su assumer les tâches qui reviennent aux révolutionnaires dans une phase de reflux (dans les années 20 et 30) et a travaillé à préparer à nouveau le futur parti dans la perspective d'une reprise révolutionnaire après la seconde guerre mondiale. Sur la question du parti, les conseillistes actuels sont en régression sur la Gauche hollandaise ; ils défendent la position anti-parti de Ruhle, que n'ont jamais partagée Gorter, Pannekoek, Hempel ou Canne Mayer.
Bien que le KAP hollandais n'ait pas créé d'AAU (Union Générale des Ouvriers), il était divisé en deux tendances comme le parti allemand (KAPD). Gorter représentait la tendance d'Essen du KAP tandis que Pannekoek n'a pas pris position mais a publié des textes sur le sujet du débat. Nous verrons qu'en fait les positions de Pannekoek contenaient déjà les données de la solution du problème qui fut résolu après la mort de Gorter en 1927,
LES SCISSIONS DANS LE KAPD HOLLANDAIS SUR LE A.A.U.
Les débats qui ont finalement mené à l'éclatement dans le parti avaient lieu surtout sur la question du rapport entre le parti et l'AAU. TAAUD prétendait être la synthèse des organisations d'usine nées de la révolution allemande. Le programme du KAPD considérait les organisations d'usine comme des"organisations de lutte purement prolétariennes" qui avaient la double tâche de contribuer à la dénonciation et à la destruction de l'esprit contre-révolutionnaire des syndicats et de préparer la construction de la société communiste. Dans les organisations d'usine, les masses devaient s'unifier par la conscience de leur solidarité de classe. L'AAUD définissait ainsi cette seconde tâche :
"Dans la phase de prise du pouvoir politique l'organisation d'usine devient elle-même une partie de ta dictature prolétarienne, pratiquée dans l'usine par les conseils d'usine qui se structurent sur la base de l'organisation d'usine. L'organisation d'usine est une garantie pour que le pouvoir politique soit toujours entre les mains du comité exécutif des conseils".
Programme de l’AAUD (décembre 1920)
Selon le KAPD, l'organisation d'usine en tant qu'organisme unitaire de combat, était une garantie pour la conquête du pouvoir par le prolétariat et non par "quelques leaders de parti et leur clique" (Programme du KAPD). La tâche du parti, du KAPD. n'était pas la prise du pouvoir mais "le recoupement des éléments les plus conscients de la classe ouvrière sur la base du programme du parti . Le KAP doit intervenir dans les organisations d'usine et y mener une propagande infatigable" mais ce qu'on attendait n'eut pas lieu. Les tâches assignées aux organisations d'usine qui devaient s'organiser entre elles dans l'AAUD et regrouper bientôt tout le prolétariat allemand, ne furent pas remplies. Très tôt déjà, Pannekoek avertissait -dans une lettre datée du 5 juillet 1920- qu'il pensait fausse l'idée de deux organisations des ouvriers les plus conscients, qui toutes deux "se trouvaient être des minorités au sein des grandes masses qui n'étaient pas encore actives et restaient encore dans les syndicats". A long terme, une telle double organisation serait inutile puisqu'en fait elles regroupaient et recouvraient les mêmes personnes. La démocratie prolétarienne doit se baser sur tous ceux qui travaillent dans l'entreprise et "qui au travers de leurs représentants, de leurs conseils d'usines, prennent en mains la direction politique et sociale". Selon Pannekoek, les communistes étaient une minorité plus consciente qui avaient pour tâche de diffuser les positions de classe et de donner une orientation et un but à la lutte. Une deuxième organisation, les Unions est inutile pour la révolution. D'après lui, donc, il fallait abandonner l'AAUD pour le parti, bien qu'il dît que l'organisation en Union était peut-être nécessaire quand même dans la situation spécifique en Allemagne.
OTTO RULHE ET LE A.A.U.
La scission d'Otto Ruhle et de son groupe s'es faite sur l'idée exactement opposée à celle de Pannekoek. Ruhle abandonnait le parti en faveur de d'union qu'il considérait comme la véritable organisation unitaire qui supprimait la nécessité du parti, Ruhle voyait le parti comme un énorme appareil qui voulait diriger les luttes d'en haut, jusque dans les moindres détails ; c'est une conception du parti que Rosa Luxembourg avait reproché à Lénine. Mais le KAPD considérait sa tâche comme une contribution au "développement de la conscience de soi du prolétariat allemand" (Programme du KAPD). Dans son texte de rupture avec le KAPD ("Grundfrogen der Organisation"), Ruhle laissait de côté cette tâche de clarification que se donnait le parti. Mais déjà dans le Programme de l'AAU (E) (E = "Einheits organisation" ou organisation unitaire ; le E distingue l’AAU de Rhuhle de l’AAUD du KAPD), on retrouve les tâches propagandistes bien que l’organisation fédéraliste qu’était l’AAU (E)) se trouve dans l’impossibilité de remplir ces tâches, vu la multitude de mic mac de positions qu’elle avait. Comme toutes ces positions existaient en son sein sans être discutées, l’AAU (E) n’a pratiquement pas contribué au "développement de la conscience de soi" de la classe ouvrière qui constituait pourtant l’un des points de son programme. Et malgré la conception anti-parti de Ruhle,, il n’a pas pu empêcher qu’en 1921 un groupe politique sorte de l’organisation unitaire", un groupe qui s’appelait « Gruppe de Ratekommnisten" (Groupe des Communistes de Conseils).
La majorité du KAPD défendait le centralisme à la base, contre le fédéralisme de Riihle : "le fédéralisme devient un non-sens s'il équivaut à séparer les entreprises ou les districts alors qu'ils représentent un tout" (Karl Schroder : "Vom Werden einer neuen Gesellschaft"). Dans la brochure "Die Klassenkampf - Organisation des Prolétariats " ("l'organisation de la lutte du de classe du prolétariat"), Gorter défendait l'idée de l'existence distincte du KAPD par rapport à l’"Union".
Il est clair qu'on ne peut identifier les positions de Gorter et Pannekoek avec celles de Ruhle. Au début des années 20, Gorter et Ruhle étaient opposés sur la question du parti alors que tous deux croyaient encore que l'Union" pourrait croître jusqu'à devenir une organisation vraiment unitaire. A ce moment-là, Pannekoek soulignait déjà le caractère minoritaire de l'Union et suggérait la suppression de l'AAU. La fin tragique du KAPD, conséquence directe de la défaite de la révolution mondiale, a fait que ce n'est pas dans le parti mais dans les restes des Unions que s'est fait sentir la nécessité du regroupement des rares éléments restés fidèles à la révolution. Ce regroupement a donné le "Kommunistische Arbeiter-Union" (Union des Ouvriers Communistes), résultat d'une fusion des restes de TAAU (E) et de l'AAU (D), fraction de Berlin en 1931. La Gauche hollandaise a eu une grande influence sur ce regroupement. Dans un texte de la fin des années 40, Henk Canne Meyer se souvient :
"Ce nouveau nom (KAU) était en fait l'expression de la conscience d'une évolution graduelle dans les conceptions du mouvement pour l'organisation d'usine. Et cette évolution portait notamment sur ce qu'était la classe organisée. Auparavant, l'AAU avait pensé qu'elle organiserait la classe ouvrière et que les millions d'ouvriers adhéreraient tous à cette organisation. Mais au cours des années, l'AAU avait toujours défendu l'idée que les ouvriers eux-mêmes devraient organiser leurs mouvements de grève et leur lutte m mettant en relation tous les comités d'action, 'ri faisant cela, ils agissaient aussi comme classe organisée tout en n'étant pas membres de 'AAU. En d'autres termes, la lutte comme classe organisée n'était plus considérée comme dépendante de la construction préalable d'une organisation déjà créée (...). Le rôle de l'AAU, ou plus tard du KAU, c'était de faire de la propagande communiste au sein des masses en lutte ; sa signification, c'était de contribuer à la lutte en indiquant le chemin conscient à parcourir vers le but poursuivi". ("De Economische Grondslagen van de Radenmaatschappy")
DU PARTI A LA FRACTION: LE GIC
Vers la fin des années 20 et au début des années 30, il était clair que les révolutionnaires avaient perdu toute influence réelle dans la lutte de classes. En conséquence, le parti tendait à se diviser en tendances qui défendaient différentes positions sur la défaite de la révolution mondiale. Henk Canne Meyer qui avait été un représentant de la tendance de Berlin dans le KAP hollandais, quittait le parti en 1924 avec la déclaration suivante :
"Le KAP (durant presque toute son existence) n'a pas été autre chose qu'une fondrière qui produisait toujours plus de nouvelle boue. Toutes les puanteurs qui se sont ainsi développées sont connues de vous. On ne peut plus rien faire en son sein et de nouvelles forces fraîches réussiront certainement à se garder du marais l'.
En 1927, se tint une série de réunions de discussions entre membres du KAP hollandais, d'ex-membres et des révolutionnaires allemands sur les problèmes de la période de transition. Hempel avait commencé le plan d'un texte, basé sur les voyages qu'il avait faits en Union Soviétique, en tant que délégué du KAPD, sur le Capital et la Critique du Programme de Gotha de Marx. Pendant la première de ces discussions, Pannekoek était présent et s'était opposé à ce plan, en se référant à 1'Etat et la Révolution de Lénine. Le 15 septembre 1927, Gorter mourait et avec lui, disparaissait la dernière force de cohésion du KAP hollandais. De ces réunions de discussions sur la période de transition, est né le "Groupe des Communistes Internationalistes" (GIC), sans doute le groupe le plus fructueux des groupes communistes de conseils hollandais. Beaucoup d'ex-membres du KAPD se trouvaient alors en exil en Hollande, dans leur fuite de la contre-révolution en marche. Le GIC publiait le "Persmateriaal du GIC" (hollandais), "Ratekorrespondenz" (allemand) et "Klasbatalo" (espéranto); il était en contact étroit avec "Council Correspondance" (de l'émigré allemand Paul Mattick) aux Etats-Unis et avec le reste du KAPD en Allemagne. A côté de son activité de propagande en direction des chômeurs et des ouvriers, le GIC voulait élaborer les expériences des années révolutionnaires passées. Dans ce cadre, le GIC a développé le plan du texte de Hempel de manière collective et a publié en 1930-31 "De Grundbegrinselen des Communistische Productie en Distributie" (Principes Fondamentaux de la Production et de la Distribution Communistes"). Ce texte est une intéressante contribution aux questions économiques de la période de transition, bien qu'on puisse critiquer ses faiblesses et ses lacunes sur les aspects politiques de la période de transition au communisme, aspects qu’il faut clarifier avant de trancher sur les aspects économiques. H.Wagner, ex-membre de la tendance "Essen" du KAPD développait alors la fausse Idée que la révolution en Russie avait été à la fois prolétarienne et bourgeoise, idée qu'on peut déjà trouver dans le programme du "Kommunistische Arbeiter-Internationale" ([1] [37]), dans les "Thèses sur le Bolchévisme". Pannekoek, après de longues années de passivité quasi-totale, était en contact étroit avec le GIC. En 1938, il publiait "Lénine Philosophe'1, critique philosophique du bolchévisme basée sur les Thèses de Wagner ([2] [38]).
En ce qui concerne la question du parti à laquelle nous nous limiterons ici, le texte de Canne Meyer "Naar een nieuwe arbeidersbewegung" ("Pour un nouveau mouvement ouvrier") est intéressant comme contribution publiée à l'époque en hollandais, allemand et anglais. Face à l'avancée de la contre-révolution et à l'impuissance de la classe ouvrière, le GIC proposait une nouvelle..."synthèse organisations lie des ouvriers relativement peu nombreux pour qui la lutte pour le mouvement autonome de notre classe est devenue une raison de vivre", synthèse qui de/ait se faire dans des "groupes de travail". Canne Meyer croyait qu'un regroupement de ces "groupes de travail" était impossible pour le moment car "l'écroulement du vieux (mouvement) n' a pas encore permis de produire suffisamment de convergence de positions" ("Naar een nieuwe arbeidersbewegung, 1935).
Le GIC a mis définitivement fin aux confusions du KAP sur l'organisation unitaire. Bien que le GIC fût pour la création de "noyaux révolutionnaires d'usine" orientés dans le même sens que les "groupes de travail" : des organisations propagandistes dans les usines, il distinguait clairement cette organisation d'usine de l'organisation des révolutionnaires :
"L'organisation d'usine> en tant qu'expression de l'unité de la classe ouvrière à un moment donné, disparaîtra toujours avant la révolution et sera seulement la forme d'organisation permanente des ouvriers aux moments décisifs de bouleversement des rapports de force". (Nelbingen omtrent révolutionnaire bedrigjfshernen" Amsterdam 1935)
La position de PANNEKOEK dans les années 30-40
Pour les conseillistes actuels, il est :
"Évident que Pannekoek ne pense pas seulement que le parti bolchevik était l'opposé d'une organisation prolétarienne3 mais encore tout parti de quelque type que ce soit. Sa critique de la conception du parti de Lénine est aussi une critique de la conception du parti en général.." (Cajo Brendel "Anton Pannekoek, theoritikus von Ret Socialisme", p.99/100)
Quelques lignes plus loin, Brendel dit après quelle sorte de parti il en a : le KAP. Très correctement, Brendel montre la position de Pannekoek en 192a, selon laquelle un parti prolétarien est nécessaire avant et pendant la révolution prolétarienne. Mais Brendel a tort lorsqu'il veut prouver, par toute une série de citations de Pannekoek, que :
"... la pratique -de ce type de partis et surtout de la lutte ouvrière- montre à Pannekoek non pas qu'à chaque type de révolution correspond un type propre de parti, mais que le parti quelle que soit sa forme est un phénomène limité à la révolution bourgeoise et à la société bourgeoise. La frontière ne se situe pas entre parti bourgeois et parti prolétarien mais entre le parti bourgeois et l'organisation de la lutte prolétarienne'' (ibid, p.100):
Mais toutes les citations de Pannekoek que donne Brendel dans son livre de Lénine Philosophe, des Conseils ouvriers (1945), des Cinq Thèses sur la Lutte de Classe (1946) ne font que souligner la critique à la conception substitutionniste des bolcheviks et la nécessité de l'activité clarificatrice de l'organisation des révolutionnaires. Brendel a complètement oublié de noter que c'est seulement le Pannekoek de la fin des années 20 qui parle du "parti" au sens des partis sociaux-démocrates, bolchevik ou des vieux partis bourgeois. Ce n'est pas surprenant car le KAP avait alors disparu comme parti prolétarien ayant une influence réelle. Mais Brendel est obligé de noter que Pannekoek utilise "un ton un peu différent" (ibid, p.105) dans les thèses de 1946. Ce n'est pas un autre ton. C'est que Brendel a une surdité politique pour des termes comme "clarification politique". Selon Brendel, ce ton "un peu différent" de Pannekoek trouve son explication dans le texte du "Spartacusbond" : "Taak en wezen van de nieuwe partij" ("Tâches et nature du nouveau parti"), que Brendel considère comme un compromis opportuniste entre les positions du GIC et celles du groupe de Sneevliet qui se sont regroupés à la fin de la seconde guerre mondiale. Bien que ce texte contienne beaucoup de confusions, c'était l'un des derniers signes de vie de la Gauche hollandaise qui, après la guerre, espérait une reprise de la lutte de classe ouvrière et se préparait à former le parti de classe, en tant qu'instrument indispensable de la révolution mondiale. Hélas, la Gauche hollandaise s'était affaiblie pendant la guerre et n'a pas survécu à la période de reconstruction qui a permis *u capitalisme de continuer la contre-révolution. En 1947, Canne Meyer quittait le "Spartacusbond" qui était dominé par une tendance activiste voulant reconstruire une sorte d'AAU. Le texte "Economische Grondslagen van de Radenmaatschappy" fut publié par Canne Meyer dans "Radencommunisme" après qu'il a quitté, ainsi que les autres membres du GIC, le "Spartacusbond". Ceci n'a pas fait hésiter "Spartacusbond à répondre aux critiques du CCI (Revue Internationale n°12 ) en se cachant derrière ce texte pour éviter toute discussion avec le milieu révolutionnaire existant actuellement et qui se réclame du KAPD. Canne Meyer, Hempel et d'autres anciens membres du GIC, par contre, n'ont jamais rompu le contact avec "Internationalisme" des années 40 dont le CCI se réclame directement.
Mais pourquoi Brendel suggère-t-il dans son livre sur Pannekoek que le regroupement entre le Snevliet et le GIC était opportuniste ? Parce que lui-même n’a rejoint le "Spartacusbond" qu’après 1947 ? Quelle fut son attitude à l'égard des positions du GIC ? Dans les années 30, Brendel était membre d'une tendance communiste de Conseils dont le GIC disait qu’elle voit le chemin du mouvement de masse dans la simple provocation des conflits de classe"(PIC 1932, n°19). Le GIC pensait au contraire "que la simple provocation de conflits de classe mène à vider de son énergie la partie révolutionnaire du prolétariat, mène de défaites en défaites sans contribuer à la formation d'un front de classe réel" (ibidem) Et justement contre cela, le GIC préconisait que "dans le choix de la résistance, il fallait directement faire de la propagande pour le front de classe "(ibid).
Le groupe de Brendel critiquait le texte du GIC sur Je "nouveau mouvement ouvrier" car "la classe ouvrière ferait son apprentissage dans la pratique, complètement indépendamment des groupes d'étude" (Brendel, in "Jahrbuch Arbeiterbe-wegung"). Aujourd'hui, il essaie d'élaborer des formules théoriques pour un nouveau mouvement ouvrier et pense que "le GIC se distinguait de façon principielle du vieux mouvement ouvrier mais n'était pas le nouveau mouvement ouvrier et ne pouvait pas 1'être parce que sa formation ne pouvait être comprise que comme un long processus" (ibid). Pauvre Brendel qui tombe maintenant dans le même piège que dans les années 30 ; il voit la classe dans son ensemble d'un côté et les révolutionnaires de l'autre, complètement séparés. Pour le GIC, la classe dans son ensemble constituait le mouvement des ouvriers et l'organisation des révolutionnaires était le (nouveau) mouvement ouvrier ([3] [39]). Alors que le GIC était en faveur d'un nouveau mouvement ouvrier, "Daad en Gedachte", groupe actuel de Brendel, non seulement ne voit pas le mouvement des ouvriers, mais s'oppose à tout mouvement ouvrier, le vieux et aussi le nouveau qui se développe maintenant dans la discussion et le processus de regroupement des révolutionnaires. Telle est la fin tragique de la Gauche hollandaise. Les activistes d'hier ne subsistent que pour dénaturer toutes les contributions positives du communisme des conseils et les transformer en des absurdités conseil listes.
F.K
ABREVIATIONS :
AAU : Union Générale Ouvrière
AAUD : Union Générale Ouvrière d'Allemagne
AAUE : Union Générale Ouvrière d'Allemagne (Organisation Unitaire)
GIC : Groupe des Communistes Internationalistes
KAI : Internationale Communiste Ouvrière
KAPD : Parti Communiste Ouvrier d'Allemagne
KAP Hollandais: Parti Communiste Ouvrier de Hollande
KAU : Union Ouvrière Communiste
Sneevliet : Nom d'un groupe formé autour de Sneevliet, trotskyste hollandais.
[1] [40] La KAI (Internationale Communiste Ouvrière) correspondait à une tentative des tendances "Essen" des deux KAP de regrouper la Gauche communiste Internationale. A part le KAPD et le KAP hollandais, elle se réduisait à la Gauche bulgare, la Gauche anglaise et la Gauche russe.
[2] [41] On trouve la critique de ces thèses dans "Octobre 1917 : début de la révolution mondiale" (Revue Internationale n°12)
[3] [42] "Daad en Gedachte" a toujours été confus dans ses définitions du mouvement ouvrier et du mouvement des ouvriers. Dans le n°1976-4, il est dit qu’Otto Rhule était l’un des pionniers du nouveau mouvement ouvrier. Dans le n°1978-10, il est dit que Marx et Gorter étaient des membres du mouvement ouvrier qui était distinct du mouvement des ouvriers. Il semble que dans sa sympathie pour l'AAU (E) de Ruhle, "Daad en Gedachte" confonde parfois le nouveau mouvement ouvrier avec le mouvement des ouvriers.
Links
[1] https://fr.internationalism.org/rinte17/longwy.htm#_ftn1
[2] https://fr.internationalism.org/rinte17/longwy.htm#_ftn2
[3] https://fr.internationalism.org/rinte17/longwy.htm#_ftn3
[4] https://fr.internationalism.org/rinte17/longwy.htm#_ftnref1
[5] https://fr.internationalism.org/rinte17/longwy.htm#_ftnref2
[6] https://fr.internationalism.org/rinte17/longwy.htm#_ftnref3
[7] https://fr.internationalism.org/en/tag/5/36/france
[8] https://fr.internationalism.org/en/tag/recent-et-cours/luttes-classe
[9] https://fr.internationalism.org/rinte17/regroup.htm#_ftn1
[10] https://fr.internationalism.org/rinte17/regroup.htm#_ftn2
[11] https://fr.internationalism.org/rinte17/regroup.htm#_ftn3
[12] https://fr.internationalism.org/rinte17/regroup.htm#_ftn4
[13] https://fr.internationalism.org/rinte17/regroup.htm#_ftn5
[14] https://fr.internationalism.org/rinte17/regroup.htm#_ftn6
[15] https://fr.internationalism.org/rinte17/regroup.htm#_ftn7
[16] https://fr.internationalism.org/rinte17/regroup.htm#_ftn8
[17] https://fr.internationalism.org/rinte17/regroup.htm#_ftn9
[18] https://fr.internationalism.org/rinte17/regroup.htm#_ftnref1
[19] https://fr.internationalism.org/rinte17/regroup.htm#_ftnref2
[20] https://fr.internationalism.org/rinte17/regroup.htm#_ftnref3
[21] https://fr.internationalism.org/rinte17/regroup.htm#_ftnref4
[22] https://fr.internationalism.org/rinte17/regroup.htm#_ftnref5
[23] https://fr.internationalism.org/rinte17/regroup.htm#_ftnref6
[24] https://fr.internationalism.org/rinte17/regroup.htm#_ftnref7
[25] https://fr.internationalism.org/rinte17/regroup.htm#_ftnref8
[26] https://fr.internationalism.org/rinte17/regroup.htm#_ftnref9
[27] https://fr.internationalism.org/en/tag/courants-politiques/gauche-communiste
[28] https://fr.internationalism.org/en/tag/approfondir/polemique-milieu-politique-regroupement
[29] https://fr.internationalism.org/en/tag/heritage-gauche-communiste/lorganisation-revolutionnaire
[30] https://fr.internationalism.org/en/tag/heritage-gauche-communiste/marxisme-theorie-revolution
[31] https://fr.internationalism.org/rinte17/gb.htm#_ftn1
[32] https://fr.internationalism.org/rinte17/gb.htm#_ftn2
[33] https://fr.internationalism.org/rinte17/gb.htm#_ftnref1
[34] https://fr.internationalism.org/rinte17/gb.htm#_ftnref2
[35] https://fr.internationalism.org/en/tag/5/37/grande-bretagne
[36] https://fr.internationalism.org/en/tag/questions-theoriques/decadence
[37] https://fr.internationalism.org/rinte17/gh.htm#_ftn1
[38] https://fr.internationalism.org/rinte17/gh.htm#_ftn2
[39] https://fr.internationalism.org/rinte17/gh.htm#_ftn3
[40] https://fr.internationalism.org/rinte17/gh.htm#_ftnref1
[41] https://fr.internationalism.org/rinte17/gh.htm#_ftnref2
[42] https://fr.internationalism.org/rinte17/gh.htm#_ftnref3
[43] https://fr.internationalism.org/en/tag/5/39/hollande
[44] https://fr.internationalism.org/en/tag/conscience-et-organisation/gauche-germano-hollandaise