Avec Sartre, c'est une autre histoire. Il s'agit ici d'un esprit philosophique authentique qui, sans son propre plan, sait ce qu'il veut. Aussi sa pièce présente-t-elle une thèse là où l'œuvre de Steinbeck se contentait d'un développement.
Les “Mains sales” reprennent et prolongent les thèmes auxquels la revue de Sartre, “Les temps modernes” ont accoutumé le public international depuis 3 ans Ces thèmes concernent le stalinisme et sont liés aux conceptions philosophiques présidant à l'activité de la revue. La pièce s'inscrit donc dans un courant de pensée -la version sartrienne de la philosophie de l'existence- et elle constitue le terme (actuelle mais provisoire peut-être) d'une querelle commencée depuis longtemps.
Sartre a toujours professé (si l'on condense ses idées à l'extrême) que si -en termes familiers- un coupe-papier a besoin d'être conçu avant qu'il soit fabriqué, l’homme par contre a besoin d'exister avant que sa pensée ne s'exprime. Autrement dit en termes métaphysique, que pour les objets (fabriqués ou connus dans la “nature”, car c'est la même chose pour ces derniers, puisqu'ils n'ont d'existence, c'est-à-dire pour l'homme, qu'une fois connus par lui) l'essence, l'idée de la chose précède l'existence, (disons la chose elle-même), tandis que pour l'homme l'existence précède nécessairement l'essence. Il se déduit de cette conception qu'un individu se trouve engagé par un acte, par l'état d'existence, avant même qu'il n'y ait pensé, qu'il n'en ait conscience. Une “situation” est un beau jour donné, et voilà notre homme en demeure d'en déduire après coup l'entendement, et en tout état de cause de la subir, sa démarche s’en déduisant seulement comme “projet”.
De ce cadre philosophique générale, Merleau-Ponty -disciple de Sartre- avait, bien avant “les Mains sales”, c'est-à-dire depuis 3 ans, déduit dans “les temps modernes”, une interprétation des problèmes de la politique et de la morale tel que le stalinisme les pose pour lui-même. Cette interprétation aboutissait à la fois à une explication et à une justification rétrospective des procès de Moscou, dans leur caractère le plus typique et le plus odieux : "l’aveu" tel que les accusés oppositionnels au régime l'ont pratiqué dans la circonstance. Par-là, Merleau-Ponty anticipait du même coup, justifiant aussi par avance, procès et aveux futurs. Ces aveux étaient la conséquence des nécessités de la "situation". On conçoit que dans ces conditions, si l'on voulait donner à cette façon de voir la réponse qu'imposerait une critique révolutionnaire, il faudrait remonter une critique du système philosophique et la développer au point de vue de la théorie marxiste de la connaissance, puisque les considérations politiques n'en sont qu'une transcription. Mais un tel travail n'a pas sa place ici. Ce que par contre nous devons faire, et cela va être notre idée centrale, c'est de montrer le lien étroit qui unit la thèse soutenue dans "les Mains sales" et elle concerne elle aussi le stalinisme avec, certes, la conception philosophique de Sartre mais surtout avec les idées exprimées par Merleau-Ponty en fonction des mêmes principes philosophiques. Or, un examen rapide montre précisément que l'enseignement, la morale, la thèse (comme vous voudrez) des "Mains sales" procède de la même conception que celle de Merleau-Ponty sur les procès de Moscou. L’une (la dernière) présentait une plaidoirie, l'autre livre un réquisitoire : par définition il s’agit du même procès, spécifiquement stalinien, dont le verdict reste unique en tout état de cause. Ce verdict c'est le devoir de mourir quads "l'histoire" a raison contre vous.
Dans les articles de Merleau-Ponty (réunis par antithèse au titre du livre de Koestler, sous celui de : "le yogi et le prolétaire") en soutenait qu'un individu peut "avoir raison" par rapport à une perspective possible, ou même en fonction de son honnêteté et de sa justesse politique, tout en étant socialement "coupable" parce que l'histoire s'oriente autrement qu'il l'avait pensé ou préconisé. La discipline de parti (et l'on croit qu'il s'agit ici du parti "révolutionnaire" tirer comme si un tel parti pourrait objectivement exister dans la période de contre-révolution succédant à 1917) exige que ceux que les rapports de force condamnent, non seulement se soumettent mais périssent. C’est ce que "comprirent" les oppositionnelles russes en 1936 et 37. Il ne se contentèrent pas de subir leur réduction, conséquence de leur défaite. Ils l'acceptèrent et même plus : ils l’appelèrent, Zinoviev, Kamenev, Boukharine surtout, Dont Merleau-Ponty dissèque le comportement en détail, hommes convaincus de la justesse de leur façon de voir, persuadé d'être dans le parti communiste, qu'il tenait pour le parti de la révolution, l'aile la plus consciente, se proclamèrent pourtant coupables d'enthousiasme, dès que les événements se retournèrent contre eux. Ils comprirent en effet que le temps et les circonstances en se prononçant pour un moment donné en faveur de leur adversaire politique, leur enjoignaient de disparaître. Ils plaidèrent coupable, s'accusèrent même au-delà de l'accusation, simplement parce que leurs idées n’avaient pas triomphé, preuve qu'ils avaient "tort" du point de vue historique. Là, siège l'explication de leurs aveux spontanés qui n'avait besoin, ni de violence, ni d'hypnotisme, ni de drogue. Boukharine fournissait selon Merleau-Ponty le meilleur exemple, puisque, justement tout en niant les chefs d'accusations relevés contre lui (sabotage, trahison, complicité avec l'ennemi etc.) il ne convainc pas moins de sa responsabilité politique, laquelle voulait qu'étant battu il disparaisse. Autrement dit, pour rendre explicite par rapport à notre point de vue, la réalité de l'histoire (ce qui est ici la réalité contre-révolutionnaire) serait à entendre Merleau-Ponty, le critère sur lequel devrait se régler ceux qui luttent pour la révolution alors que leur fonction est précisément, non seulement de mettre cette réalité en doute, mais de la rejeter et de la bouleverser.
Pour l'essentiel nous retrouvons tout cela dans "Les mains sales" que pourtant en divers milieux et même parfois parmi les éléments restés fidèles au communisme, on célébra comme une pièce "révolutionnaire", non seulement parce qu'elle s'en prend au capital monopoliste, à la bourgeoisie dans ces classiques, mais aussi au stalinisme expression politique aux formes actuelles d'évolution du capitalisme mondial.
La pièce met en scène un jeune bourgeois nommé Hugo, qui devient stalinien comme tant d'autres au cours de la Résistance. Les nazis ont occupé son pays -nous sommes pendant la dernière guerre- lequel au moment où commence l'action est sur le point d'être "libéré" par les armées de l'URSS. Le héros accepte d'enthousiasme de participer à une machination intérieure à l'appareil stalinien, une de celles -nombreuses- que provoquèrent les changements successifs de rapports entre le Kremlin et les autres gouvernements. Ils s'apprêtent à descendre un des chefs du parti pour le compte d'une des clics de l'appareil : la clique participante de la lutte à outrance contre l'occupant provisoire. Pour cela, il se fait introduire comme secrétaire auprès du chef en question. Il partagera sa vie, son intimité, puis brandira un revolver au moment voulu pour faire feu.
Pourquoi ce leader politique, chef estimé, fils du peuple, comme il se doit, qui a pour nom Hoederer, devient-il soudain une cible pour les véritables "patriotes" du parti ? Simplement parce qu'il pense que l'Armée rouge étant victorieuse il faut tirer le parti maximum de la situation, il faut aider à ses succès militaires. Dans ce but Hoederer préconise de se rapprocher davantage des partis "bourgeois" en resserrant d'une part les liens qui (…) aux éléments non staliniens de la résistance, et en ménageant de l'autre une complicité auprès du gouvernement installé par l'occupation. Il pense préparer ainsi un régime provisoire et comme les staliniens contrôlent déjà les plus fortes unités de guérillas, qu'ils disposent en outre de l’appui déclaré du Kremlin -puissance occupante de demain- ils exigeront une place prépondérante. Par la suite, on se débarrassera une fois au pouvoir, de ces alliés d’un moment et on fera alors la "révolution" pour son compte. Ce plan Hoederer l'explique avec le cynisme qui convient aux deux autres parties traitantes : la fraction non stalinienne de la Résistance et autorité de la collaboration. Disons pour traduire la situation en français : aux gaullistes et aux vichyssois "double jeu". C’est à prendre leur dit-il ou à laisser ; c'est ou cela, ou la liquidation immédiate dès l'occupation par les armées russes. Argument qui pèse auprès du fils du Régent collaborationniste, politicien trouillard et cynique lui aussi, mais qui révolte le gaulliste phraseur, lequel s’emporte, exige de la part du lion et la conteste aux Staliniens, oubliant que les rapports de force commandent en fait la situation. Enfin le plan est accepté puisqu'il n'y a rien d'autre à faire. Or, c'est précisément ce plan que, par contre rejette la fraction du parti stalinien adverse de Hoederer. Elle y voit une compromission avec l'adversaire. Elle y voit une compromission avec l’adversaire. Elle groupe les "vrais" ceux qui veulent "l'indépendance" nationale, la "révolution". Pour eux Hoederer apparaît comme un traître et c'est pourquoi ils veulent l'exécuter.
En fait, cette situation fournit simplement le cadre dans lequel se situera le geste homicide du héros. Et c'est la motivation de ce geste qui fonde et permet toute la thèse de Sartre...
En effet Hugo a une jeune femme qui l'a tiré de la bourgeoisie, femme bébé qu’excède "la politique". Elle se peigne ou fait joujou pendant qu'on parle. Pour la première fois cependant, elle trouve en Hoederer militant sur la cinquantaine qui a une vie active et dure derrière lui, dont l'ascendant se manifeste sur tous, à chaque minute, l'expression d'une virilité pour elle inconnue. En quelques minutes une situation naitra un matin. Hoederer privé de femme depuis de longs mois par la clandestinité embrassera la jeune femme et, Hugo entrée à ce moment par hasard, sortant son revolver en un clin d'œil, tirera sans hésiter. Ici se situe la clef du drame.
Hugo en effet, est arrêté, pour sortir enfin de prison une fois la libération survenue. Les staliniens -ces camarades de parti- ont bien tenté de l'empoisonner d'abord en prison, et l'ont fait passer afin de dissimuler la provenance du meurtre par un agent hitlérien. En vérité, il pense qu'il a tué par jalousie et non point par conviction politique. Cette supposition les fait douter qu'on puisse le "récupérer" dans le parti. Comment peut-on en effet compter sur un homme qui mêle ses propres affaires à celle du prolétariat ? Seulement entre-temps un nouvel événement est survenu. Le Kremlin a, après coup, approuvé la politique de Hoederer. Celui-ci est devenu héros national l'homme qui avait vu juste et qui tomba sous les coups de l'occupant, Hugo apprend tout cela à sa sortie de prison. Il est effaré. Le parti falsifie son geste, trahit sa conviction, l'a fait passer pour un agent à gage. De plus, même en le déifiant, il a dénaturé la pensée de Hoederer, homme d'une réelle puissance que Hugo, malgré son geste, avait appris à estimer. À son effarement succède bientôt l'angoisse. Le parti somme en effet Hugo de s'expliquer sur son geste : a-t-il tué par esprit de vengeance passionnelle, ou pour des fins politiques qui lui ont été assignés ? Si la jalousie seule l’a animé on peut dire qu'il a trahi en un sens sa mission. Cela on peut l'oublier pour le passé, dans la mesure où ce qui est fait est fait, mais on doit en tenir compte pour juger de l'avenir. Demain peut-être de nouvelles tâches de confiance lui seront dévolus. S’il recommence à faire passer d'abord ses affaires personnelles quel crédit pourra-t-on lui faire ?
Aux questions pressantes dont il est assailli Hugo répond qu'il ne peut rien dire. Il croit lui, que son amour pour sa femme explique le geste tel qu'il s'est produit, mais qu’en tout état de cause il l’eut accompli ; parce que sa conviction politique était faite. Il croyait juste d’abattre Hoederer, il avait été volontaire pour ce "travail". Sans doute avait-il lambiné. Mais cela ne voulait rien dire, il s'apprêtait graduellement à frapper.
Pour répondre ainsi, Hugo doit avoir du courage. Il est prévenu en effet que s'il ne peut affirmer le caractère exclusivement politique du crime, on devra le lâcher et laisser faire ceux qui dans le parti veulent, par prudence le "liquider". C’est à grand peine qu'on a obtenu d’eux les quelques heures nécessaires pour sa confession. Pour finir, Hugo qui veut rester fidèle à ses convictions, son meurtre, la mémoire de Hoederer et ses mobiles personnels se livrera aux tueurs du parti en se proclamant lui-même "non récupérable".
On voit immédiatement l'analogie complète de la conclusion avec les théories de Merleau-Ponty : le héros se rend compte que le parti a raison contre lui, car si lui-même a vu juste dans les principes, du moins s'est-il trompé dans les délais et dans l'exécution. Aussi est-ce volontairement que -tel Boukharine lors des procès de Moscou- il met lui-même sa tête sous le couperet de la vengeance. Car ce qu'il appelle être "non récupérable" ce n'est pas refusé, mais (quoi qu'il semble) accepter. Mais si avec tout cela Sartre a vraiment prétendu présenter les problèmes qui assaillent quotidiennement -ou même occasionnellement- les révolutionnaires, mieux vaut tirer l'échelle. Car l'affaire se limite en réalité à des situations propres, non à la lutte révolutionnaire contre le Capital, mais au contraire aux conditions de son maintien.
Les révolutionnaires rejettent en effet le crime politique, le terrorisme, parce qu'il s'opère derrière le dos des ouvriers. L’assassinat a besoin d'ombre, de souterrain, de cagoule, ce qui exclut que, par nature, il puisse convenir même à l'avance, à un mouvement prétendant à instaurer, sous la forme de la dictature du prolétariat, l'exercice de la force par les travailleurs eux-mêmes. Certes la lutte révolutionnaire de prise du pouvoir et sa consolidation initiale n'est plus évidemment ni l'arbitraire, ni l’injustice, ni les procédés expéditifs provisoires, dans la mesure où les circonstances d'une révolution ne permettent pas de faire disparaître par enchantement les vices sociaux engendrées par la division en classe au nombre desquels compte l'usage de la force. Mais ceci n'a rien à voir avec les conspirations terroristes surtout à l'intérieur d'un même parti. La conviction du marxisme révolutionnaire a été proclamé sur ce point depuis un siècle.
D’autre part, le révolutionnaire, admet que la lutte passe par des conditions très diverses, réunis des éléments très dissemblables, bref les hommes tels que la société bourgeoise les connaissent. Par conséquent il ne fait de puritanisme ni sur les "sentiments" ni sur les erreurs. La révolution suscite l'enthousiasme, l'idéalisme le plus pur, le dévouement ; mais elle connaît nécessairement des circonstances où les hommes "pêchent" aussi par brutalité, l'acheter, infidélité. En d'autres termes, lorsqu'il s'agit des comportements individuels, il admet les réactions, les réflexes, les impulsions. Naturellement il ne les idéalise pas. Il a une morale très stricte même, mais celle-ci implique, parce qu'elle est une morale révolutionnaire, le rejet des répressions, des tabous et des punitions. Mais cette conception s'applique aussi bien aux problèmes personnels qu'aux conditions de la lutte car ils sont intimement mêlés. Par exemple un cas comme celui que présente les mains sales où il y a meurtre par jalousie se situe en dehors de la morale révolutionnaire. Un communiste qui est dans la situation d'Hugo trouvant sa femme avec Hoederer, peut admettre cette circonstance ou en souffrir profondément (la morale révolutionnaire ne saurait être sur ce point uniforme). Mais il ne conçoit pas de tuer qui que ce soit pour autant. Pas même lui, car ce serait son cadavre, pour toujours peut-être, qu'il imposerait à quelqu'un qui a le droit de vivre quoi qu'il ait fait. Encore moins par conséquent ira-t-il tirer sur ce que le bourgeois du coin considère comme son rival ! D'un autre côté, rien de cela n'empêche que s'il sort de ses principes sous l'emprise d'une poussée inconsciente (qu'on veuille y voir l'œuvre d'Œdipe ou celle de J. Prudhome) ses camarades ne puissent encore l'estimer au point de vue politique et lui faire confiance sur ce plan. Militer pour le communisme c'est y mettre son être et non pas le retrancher. C’est être homme révolutionnaire pour la révolution de l'homme. C’est donc admettre qu’en tout état de cause des motivations affectives puissent parfois interférer avec celle de la lutte politique. Pourquoi pas après tout ! Cette question n'embarrasse personne, elle laisse calme ceux qui n'ont plus de difficultés qu'il n'est légitime avec leur libido.
S’il y a embarras dans toutes ces histoires c'est ailleurs. Par exemple le cas de ce "militant" tel que l'admet Sartre qui fait davantage figure de mouton que d'autre chose. Il pense que sa conviction est fondée mais rien mais n'en déduit pas moins (voilà précisément le nœud de l'affaire) qu'il doit se livrer aux coups de la racaille. La belle âme révolutionnaire vraiment il se laisse liquider par les procédés du milieu.
Un révolutionnaire, Sartre l'oublie, ne se laisse pas abattre. Moralement peut-être, parce qu'il y a des lois historiques ou découragement, mais aussi parce que seuls les monstres ne connaissent jamais la faiblesse. Mais "physiquement" sûrement pas. Devant les mœurs policières d'un parti dans lequel il milite, et qu'il avait cru jusqu'à ce jour être un parti révolutionnaire, il réalise qu'il s’est fourvoyé en y adhérant, ou sinon c'est qu'il a accepté déjà la résignation, idéologique qui provient de la classe ennemie, de ses prêtres et de ses sbires. Aussi il résiste. D’abord par la lutte, en posant la question sur le plan politique. Les adversaires ont-ils posé le problème avec le cadre de règlement de compte ? lui-même les contraints par son initiative à prendre une position de classe, c'est-à-dire à démasquer qu'ils servent la répression des exploiteurs. Il appelle à la conscience des ouvriers. Si ce n'est pas possible il se soustrait, c'est-à-dire qu'il se cache, éventuellement émigre à l'étranger pour continuer la lutte. Si aucune de ces issues ne subsiste, il reçoit les assassins à coup de pistolet. De toute façon comme l'ont dit : il fait quelque chose. Ni, il ne conçoit d'attendre ni de se livrer. Il cherche avant tout à vivre politiquement et physiquement. Il rejette toute "attitude", et ne voie en aucun cas dans le sang des martyrs une semence de communiste. Il laisse la philosophie de la mort, celle qui accepte ou qui appelle la suppression, aux bureaucrates. Il y voit le complément idéologique nécessaire du système des coupables professionnels, accusés volontaires, bataillon de la mort, hommes torpilles et camp d'extermination. S’il n'agit pas ainsi c'est qu'au lieu de considérer l'organisation comme le moyen par lequel agit pour sa classe, il en fait une fin à la direction de laquelle il se met servilement. Il perd de vue, ce faisant, que ce dernier phénomène révèle le caractère contre-révolutionnaire de l'organisation.
C'est la preuve qu'il a perdu toute vigilance révolutionnaire. Car s'il l’avait conservée, c'est-à-dire s'il se sentait militant et non pas engagé, il rejetterait tout cela avec dégoûts, dédain, révolte. Mis en présence d'arguments qui l'inciterait à la soumission comme le font en fait (n'est pas n'est-ce pas clair ?) ceux de Sartre, il répondrait d'abord par les arguments du philistin avant d'en venir à ceux du philosophe : il poserait la question, comme on l'a fait ci-dessus, sur le terrain politique.
Par conséquent, rien de ce que Sartre anime pour nous sur le théâtre n'a, que ce soit un titre ou un autre, le moindre rapport avec la révolution. Il s'agit tout au plus d'affaires de conspirateurs, de gangsters et de cocus, toutes gens qui n'ont d'existence que par rapport à la vie bourgeoise. Les thèmes, thèses et autres situations de la pièce, enfin les problèmes soi-disant angoissants, s'évaporent en tant que problèmes pour les communistes. Avec "Les Mains Sales" nous sommes ailleurs, tout simplement. Nous assistons à un débat (mené d'ailleurs avec un tel talent dramatique et une telle précision de penser qu'on est littéralement tenu pendant trois heures) qui nous situe en effet -par le truchement du stalinisme- à l’intérieur de la bureaucratie politique du capitalisme d'état.
On dira peut-être que Sartre ne reprend pas à son compte les personnages qu'il peint : ce sont des staliniens, que lui-même rejette. Les montrer tels qu'ils sont c'est dans son esprit, les condamner.
Très juste. Nous ne prétendons en aucun cas dire le contraire. Mais comment, pour employer le langage des pédagogues de lycée, la morale, l'enseignement de la pièce, se tirent-il ? voilà la question. Le fait que ni l'une ni l'autre ne sortent du cadre de mœurs stalinienne, du moins si nous admettons qu'elles sont bien ce que Sartre nous en dit (même cela serait avoir) fournit déjà une réponse. Car enfin Sartre ne fait œuvre dans "Les Mains Sales" ni d'anatomiste ni de zoologue. Il ne se limite pas à une description, ce qui serait absurde et retirerait à la pièce toute valeur comme telle. Sarthe pose un problème. Dans la manière de le situer siège nécessairement les éléments de la réponse. Il n'y a pas moyen de s'évader de cette situation. Or la manière dont le problème est ici posé, enfin le problème lui-même, est propre à la bureaucratie et n'existe pas pour les révolutionnaires. Cela détermine de toute façon le sens de classe -inéluctable- de l'œuvre. C'est un cri autrement subtil que celui de Steinbeck. Là on nous parlait ouvertement de l'État et de ses "privilèges" : les ouvriers. Ici, par contre, c'est à travers la situation dramatique qu'on se trouve amené à dégager le son. Toutefois le sens -sens bourgeois bureaucratique- apparaîtra peut-être mieux si nous recourons à des exemples parce qu'on se situant par rapport au cadre général ceux-ci lui donneront plus de relief.
Un premier exemple déjà fourni par le type social et psychologique d'Hugo. Sartre l’a pêché dans des eaux où il arrive à lui-même de voir nager des staliniens : les eaux basses du Café de Flore. C’est un bourgeois, nous avons dit, mais d'un genre qui ne produit qu'exceptionnellement des révolutionnaires : le fil du faiseur de sous dans les affaires. C’est le jeune gars à chemise de soie et bagnole qui, bien qu'irrésolu est en fait plus bagarreur que combattant. C’est un intellectuel, nous dit-on, et cela est le plus incroyable. Comment ? Sartre, universitaire, philosophe, essayiste, auteur dramatique, et "engagé" de Rassemblements, nous présente un gaillard qui doit ses titres de culture à ce qu'il transporte avec lui des extraits de Hegel ! il est docteur en droit. Allons donc ! Sartre sait mieux qu'un autre qu'un "docteur en droit" n'est nullement un intellectuel, même s’il lit Hegel parce que c'est une bible du parti. Ce personnage pour bars "de gauche" n'a rien de tel, ni ses cravates ni ses réflexions. Encore moins n'a-t-il rien d’un l'intellectuel révolutionnaire. Cela montre que Sartre lui-même n'a aucune notion, pour aussi "révolutionnaire" qu'il se prenne, du procès de réflexion et de renouvellement de soi par lequel un jeune bourgeois vient à la révolution pour des mobiles de connaissance, pour s'efforcer à comprendre "à force d'études -comme le dit Marx- le procès de l'histoire. À plus forte raison par une révolte contre l'exploitation dont il vit. Il est vrai que le type d'Hugo existe bien parmi les staliniens d'après 1942 -surtout d'après 1944. Encore même là est-ce approximatif. Mais c'est précisément un indice parmi tant d'autres du caractère capitaliste des partis "communistes".
Un deuxième exemple illustre aussi la situation, c'est lorsque ce personnage est confronté avec des ouvriers. Car, dans la pièce, le prolétariat est sur la scène, authentiquement : du moins Sartre le croit-il, ce qui n'est pas pareil.
Le "prolétariat" est figuré par deux ouvriers qui, mitraillette en bandoulière sert de garde du corps à Hoederer. Ce sont deux "brutes", telle est l'opinion d'Hugo, qui leur jette d'ailleurs en pleine figure. Ces deux malheureux ont été placés là par le parti, lequel leur a fait troquer outils contre armes automatiques. Inutile de dire que ni eux ni Sartre -si l'on peut dire- ne comprennent qu'ils n'ont rien d’un détachement d’une milice ouvrière en insurrection, mais qu'ils sont simplement des formations paramilitaires dans l'appareil politique qui tend à s'installer, à travers une situation de guerre, dans les rouages de l'État bourgeois. Ils ne sont responsables devant rien, et pas davantage il n'assume une responsabilité de contrôle : ils sont au service de la direction supérieure du parti dans une guerre engagée pour le partage de l'Europe. Ils ont déjà quitté une bonne part de leur caractère de classe. Il parle de tuer, non de gérer ? surtout, il ne se donne pas pour tâche de comprendre, mais d'exécuter. On le voit bien dans le rapport avec Hugo.
Celui-ci, les subis, c'est bien le mot. Il y a un obstacle. Figurez-vous : ils n'ont pas Hegel dans leurs valises. En bon gardes du corps déclassés par le stalinisme, ces deux hommes pensent d'ailleurs d’eux-mêmes, que les préoccupations ne sont pas leurs affaires. Ils le disent et ils se font répondre par Hugo que leur sort est enviable. "Je souhaiterais avoir comme vous une tête de brute qui n'a pas besoin de penser leur réponds à peu près celui-ci". Cela m'éviterait les préoccupations les hésitations, les problèmes, je pourrais agir sans penser. Voilà comment la pièce nous présente de soi-disant communistes intellectuels et ouvriers car à aucun moment il n'y a lieu de penser qu'ils ne sont pas tenus pour tel, par Sartre. Personne ne leur oppose une conscience d'ouvriers ou d'intellectuels révolutionnaires, nul se refuse, nulle censure. Pas un personnage, bonne situation révélant que de tels états de conscience qui "accepte la division capitaliste entre l'esprit et les mains" ne sont rien moins que l'expression idéologique de la bourgeoisie, que cette acceptation vient de l'une ou l'autre des parties en cause. C’est que, malgré les apparences ou la prétention, on reste dans le cadre du stalinisme, tel que celui-ci apparaît à Sartre. Et l'ouvrier prend nécessairement la figure que le bourgeois réactionnaire ou le bureaucrate veulent bien lui donner.
La pièce de Sartre, critique prétendue du stalinisme d'une portée que d'aucun croient valable pour la révolution, et donc simplement une pièce bourgeoise située du point de vue de la bureaucratie.
Ce jugement peut à première vue surprendre. Les staliniens ont écumé, et les critiques littéraires et autres de leurs feuilles ont déployé comme à l'ordinaire le cortège de leurs grossièretés. bien sûr ils ont dit aussi, comme nous qu'il s'agissait d'une pièce "bourgeoise" ce qui est amusant dans leur bouche. Mais par-là, il rattachait l'idéologie de l'œuvre, naturellement, à la bourgeoisie qui relève de la propriété privée, c'est-à-dire pour eux, qui correspondent à des couches bourgeoises liées à la propriété d'État capitaliste, l'ennemi numéro un après le prolétariat. D’où leur fureur et leur erreur. On comprend bien que notre point de vue est opposé aussi à celui-là.
La critique stalinienne se trompe en effet. Son simplisme sert à cacher une mauvaise cause. En insistant -car ce fut un de leur thème- sur le fait que le "tout-Paris" se pressait à l'orchestre des "Mains sales", pour dégager leur sens de classe, les staliniens camouflent la situation. Il est bien vrai qu'au théâtre Antoine, le spectacle est autant dans la salle que sur les planches, pour autant que ce qu'on pouvait y voir puisse amuser. Le public s'emble sortir des gravures de mode. Plumes, fourrures et cigare donnent leur marque à l'atmosphère et les travées empestent le parfum trop abondant. Statistiquement, dans le public, les mentons niais et doux des monopoleurs l'emportent de loin en nombre sur les faces aigres des bureaucrates. Or, le public ne donne pas directement son sens à la pièce. Il faut voir la chose sous un angle plus historique.
La question fondamentale, et qu'il faut bien comprendre, c'est que cette pièce qui est conçu comme une charge féroce contre le stalinisme ne sort rien des problèmes soulevés par lui. C’est sur le plan philosophique qu'il faut juger une telle pièce, pas seulement sur le costume social des Saint-Georges et des Dragons qui sortira sur la scène.
Par conséquent même en admettant que les vues de Sartre débordent du cadre étroit du stalinisme, de toute façon, elles ne sortent ni des problèmes philosophiques ni des idéologies auxquelles, par rapport à la situation actuelle du capitalisme, le stalinisme fait le pendant dans la politique. Le dilemme tragique qui fait toute la pièce, qui vaut l'opposition entre Hoederer et Hugo, l'assassinat du premier par le second, enfin l'attitude finale du jeune docteur en droit vers qui, se proclamant lui-même non récupérable, se fait exécuter par les flics de son parti plutôt que de s'insurger et de passer à la révolution, ce dilemme n'existe qu'en fonction de la bureaucratie et de la police du capitalisme d'État. L’acceptation par Sartre de l'idée qu'un tel dilemme existe suffit à ranger ses développements philosophiques, même critique, dans une "rationalisation" de la bureaucratie. De même on irait-il d'un juriste qui théoriserait sur la propriété, même avec l'idée de la détruire en fait, il ne sortirait pas des problèmes de droit propre à la classe des propriétaires.
Par conséquent, l'engouement pour la pièce des classes bourgeoises liées à la propriété privée, ne doit en rien faire illusion. Certes ces classes haïssent l'État, c'est-à-dire en principe le leur, surtout aujourd'hui qu'il devient l’épine dorsale d'une forme structurelle du capitalisme qui, s'en prend à la propriété monopoliste. C’est bien pour cela qu'une charge apparente contre le stalinisme suscite leurs jubilations, parce que celui-ci représente l'aile marchante de l'étatisation. Néanmoins la bourgeoisie monopoliste, ni aucune autre classe de la bourgeoisie prise dans son ensemble n'est aujourd'hui extérieure au capitalisme l'état même si elle le croit et si pour partie elle s'y oppose. La logique du capital opère dans le sens du capitalisme d’État, et chaque couche bourgeoise en devient une fonction. Cela, c'est le monde d'aujourd'hui, dans lequel les courants "libéraux" de la bourgeoisie prennent, une fois au pouvoir des mesures étatistes. Au siècle dernier "Les Mains sales" étaient inconcevables et même si nous admettons par l'absurde quelles l’étaient, du moins pouvons-nous affirmer qu'elles n’eurent suscité que l'horreur et non l’attrait parmi la bourgeoisie. Le fait qu'elle applaudit aujourd'hui est un signe de sa capitulation devant l’État. En réalité la critique sartrienne du stalinisme ne change pas davantage le sens de classe de la philosophie de Sartre que l'éviction des ministres staliniens du gouvernement en 1946 n'a changé quoi que ce soit le caractère social de la production et de l'État capitaliste en France. Avec ou sans ces ministres, le régime reste celui du capitalisme d'État. La présence des staliniens nécessaires lorsque, mines, usines, transports, banques et assurances devenaient au nom du "socialisme" la propriété de l'État capitaliste en mal de plus-value, ne l'est plus dès qu'il s'agit seulement de la maintenir et aussi de ranger l'impérialisme français dans le bloc anti-soviétique. Dans la première période Sartre était "impressionné" par le stalinisme et sous la plume de Merleau-Ponty, la philosophie sartrienne de l'existence nationalisait les procès de Moscou ; dans la seconde se sentant plus dégagé, Sartre passe désormais à la satyre, mais toujours en fonction des mêmes principes. Il reste stalinien d'esprit.
L'essence philosophique de sa démarche, les fondements dont elle procède, des astuces sur l'engagement aux angoissantes prisons morales des "Mains Sales", sont les mêmes qu'avant et il conserve le même caractère de classe. Il procède des imbroglios psychologiques du système bureaucratique. Ces éléments et même leur critique telle qu'elle est entreprise dans la pièce n'ont pas de sens pour la révolution.
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"Les raisins de la colère" et "Les Mains Sales » constituent donc une unité. Les deux œuvres ont un sens social analogue, et le fait qu'elles ont paru simultanément en France cette année n'est que l'accident qui permet le rapprochement dans cet article. La vérité est qu'ensemble, sous le couvert d'étiquettes révolutionnaires elle reflète le capitalisme d'État et sa bureaucratie. Elle marque une étape de la conscience sociale telle que l'exprime l’œuvre d'art écrite. Leurs différences tiennent seulement à une inégalité de développement entre l'Amérique et l'Europe et à une différence dans des conditions historiques. En effet l'Amérique possède encore un puissant système monopoliste, fissuré certes, déjà engagé sur la voie de la décadence. Le New Deal ; les nationalisations du temps de guerre, et aujourd'hui de nouveaux contrôles d'État le prouve abondamment. Mais le capital Monopoliste américain comme forme du capital, est encore intact. Il s'est étendu pendant la guerre. Les monopoleurs sont toujours là, et si des rapports de fusion se dessinent déjà avec l'appareil, ils sont l'œuvre des monopoleurs eux-mêmes qui s'installent dans l'administration. Bref toutes les choses égales d’ailleurs (l'histoire ne se répétant pas), le capitalisme américain en est à une situation qui rappelle celle de l'Europe pendant l'entre-deux-guerres. On en est encore qu'à l'étatisme et le fait que la reconversion, c'est-à-dire le retour des industries d'État au capital privé, a été possible en 1945 prouve qu'elle est encore sa vitalité. Si l'on se fie à l'expérience de l'Europe qui passa de l'étatisme de contrôle à la propriété d'État entre 1930 et 1945, avec la deuxième guerre mondiale, on peut penser que la politique d'État suivi depuis le New Deal est l'annonce d'un développement analogue aux États-Unis. La troisième guerre mondiale et les décades à venir en décideront. C’est une hypothèse qu'on a déjà envisagée plus haut. Mais pour l'instant il s'agit davantage d'une orientation que d’un achèvement. Aussi, compte tenu des particularités de l'histoire des États-Unis, les formes préparatoires du capitalisme d'État se limitent-elles aux interventions sous le couvert des formes politiques traditionnelles. Elles s'inspirent des préceptes économiques fort restreint de Keynes : déficit budgétaire, syndicalisme et travaux publics. C’est ce que traduisent les "Raisins de la colère" qui du point de vue de leur signification sociale ne dépassent pas le cadre du syndicalisme et des chantiers gouvernementaux.
En Europe, la situation est inverse. Là se trouve l'épicentre de la décadence impérialiste. Le capital monopoliste est abattu. Le monopole d'État le remplace dans les secteurs primordiaux. Les rapports de classe sont tout autres. L’état détenant l'essentiel des moyens de production et d'échanges dans certains pays -et c'est le cas de la France- donne à la bureaucratie et elle ses ramifications un poids qui entre en balance avec celui de la bourgeoisie monopoliste. Important économiquement, la bureaucratie développe ses armes politiques propres de pouvoir. Elle compte des alliés dans la société. Elle usurpe la phraséologie révolutionnaire. Son aile "avancée" s'organise à travers les partis politiques issus de l'ancien mouvement ouvrier, partis qui deviennent des réservoirs d'hommes pour ses équipes. C'est donc seulement en Europe que peuvent se discuter des problèmes tels que celui des "Mains Sales", qui suppose que la bureaucratie a déjà posé, à travers les partis, tel que le parti stalinien, des problèmes politiques de gestion bureaucratique. Ce qui se traite dans la pièce de Sartre indique donc un stade plus avancé de décomposition du capitalisme, un arrêt plus prononcé de l'accumulation, un "plan" économique, enfin une bureaucratisation des mœurs et des esprits plus fortes que ce n'est le cas aux États-Unis, où une telle pièce n'est pas encore concevable, comme production du cru.
D'autre part, les différences historiques de cultures apparentes aussi le cadre de Sartre à celui de Steinbeck. Les conditions de l'histoire font dès aujourd'hui, de la bourgeoisie américaine une classe barbare culturellement, aussi conçoit-on qu'elle pose ses problèmes dans l’œuvre dramatique, par des exemples concrets, un examen empirique. Les paysans fournissent ici un type. En Europe, en France, c'est différent. La bourgeoisie française a eu une haute culture, donc elle épuise aujourd'hui les restes et, hormis les périodes basses de la barbarie médiévale reprend le dessus, comme avec Pétain, c'est ailleurs que dans les campagnes, quelle porte ses spéculations. Elle reste philosophe. Elle pose encore les questions, mieux les fausses questions, sur le plan philosophique, tentant de donner une valeur universelle aux drames qui traduisent sa crise sociale. C’est, là aussi, une grande différence qui prouve, que à l'inverse de ce qui se passe en Amérique, sa vitalité intellectuelle dure plus longtemps que sa vitalité économique.
Sans doute, la valeur des problèmes traités, leur ampleur comme leur sens, a-t-il profondément échappé aux deux écrivains convient de rapprocher. Il est sûr qu'en aucun cas, ils n'ont pas prétendu frayer délibérément les voies à un cinéma et un théâtre, pour lesquels la bureaucratie viendrait exprimer ses aspirations et ses angoisses sur la scène. Ils n'ont pas eu conscience de l'avoir fait. Nul doute qu'ils ignoraient vers où va l'accumulation du capital. Steinbeck comme Sartre, cherchaient à œuvrer, sur le plan philosophique et artistique, dans un sens qui aide l'homme à se dégager de l'asservissement capitaliste. Il n'y a aucune difficulté à admettre, si l'on veut, leur résolution sur ce point. Encore qu'il ne faille prendre les honnêtes gens pour aussi sot qu'on voudrait bien le croire. Car enfin pour Steinbeck, l'attitude politique ne va pas -d'après ce que nous croyons savoir- au-delà de coup d'œil langoureux vers le stalinisme, comme il est fréquemment de règles parmi les meilleurs des écrivains américains, il n'en va pas de même pour Sartre.
Celui-ci, pris à son piège a, voici quelques mois, jouer à l'engagé politique, et une critique de la portée sociale de sa pièce ne serait l'oublier. Il figure publiquement sur la tribune d'un mouvement politique, qu'il a contribué à fonder : le Rassemblement Démocratique Révolutionnaire, lequel, après quelques mois, a déjà atteint la liquéfaction à laquelle il était destiné. Or le RDR, si on s'en tient aux articles publiés par sa presse s'est proposé comme but avoué de renoncer à l'appel direct au prolétariat, préférant "rejoindre" cette classe par le truchement de la petite bourgeoisie. On proclame qu'il s'agit de remplir le vide creusé par la désagrégation du parti socialiste -petit bourgeois s'il en est- vide, nuisible à l'équilibre français. On appelle au soutien de la social-démocratie allemande, forces collaboration collaborationniste qui sert de point décisif d'appui à l'impérialisme anglo-américain. Tout cela, qui ressorti à la politique du Capital, ne peut-être ignorer, et fournit un contexte instructif aux "Mains Sales" qui vient renforcer notre thèse. Mais même si par une négligence coupable, nous décidions, par respect pour la valeur authentique d'écrivain des deux hommes, de tenir leur démonstration politique respective, pour des pantalonnades qui n'engagent pas directement leur œuvre comme artiste, ou comme penseur, si nous acceptions l'idée qu'il se prennent de parfaite bonne foi, pour des écrivains révolutionnaires, il resterait néanmoins que dans les deux échantillons que nous avons examiné de cette œuvre. Ils ont en réalité, assimiler le capitalisme en général à l'une de ses formes, et de ce fait plaidé le contraire de ce qu'ils voulaient. Aussi leur tragédie est-elle moins celle qu'ils écrivent que celles dont ils sont acteurs. L'événement grave si l'on en tient compte du fait qu'aujourd'hui, il domine également le prolétariat, c'est de dégager cela et non de dénigrer ce qui nous semble important et utile. Ecrivains bourgeois comme prolétaire sont pris dans la même contradiction, voilà l'enseignement capital ; leur action présente, dans l'art pour les uns et la lutte politique pour les autres, parce qu'elle ne s'exerce pas dans le sens de la révolution, quelques soient leurs illusions à cet égard, ne conduit qu’a aidé à l'asservissement de l'homme, à l'élaboration des états de conscience "révolutionnaire" dont le capitalisme d'État a besoin pour se développer. En appelant l'homme à s'affranchir d'une structure dépassée du capitalisme, mais sans quitter en fait le plan propre du capital, artistes bourgeois et ouvriers détournés de la lutte "révolutionnaire", participe en réalité à son asservissement plus forcené sous une nouvelle structure plus décadente. C’est la preuve que le sort de l'art et de la conscience est le même que celui du prolétariat, le destin des drames littéraires identique à celui des drames sociaux.
C’est aujourd'hui, le sort de tous les "hommes de bonne volonté", que de faire comme Steinbeck et Sarthe. Ainsi le veut l'histoire, qui dans les sociétés divisées en classe se fait toujours à l'encontre des intentions, lorsqu'on n'est pas le fruit d'une conscience claire de la révolution.
Morel
P.S. : Je voudrais dire quelques mots personnels pour les lecteurs de cette revue. La théorie encore incertaine à laquelle je souscris qui voit dans les transformations du capitalisme contemporain, y compris le secteur "soviétique", l'avènement d'une nouvelle forme structurelle : le capitalisme d'État, forme succédant au monopole, ne trouvera sa confirmation théorique et historique que si elle permet d'expliquer, outre les conditions actuelles de l'accumulation du capital, les autres manifestations de la société traduisant ses conditions. Au premier rang de celles-ci ne se trouve l’art. mais ce ne serait vrai aussi pour le droit, la religion, la science etc. ; et en général toutes les formes de la culture. Ou elle expliquera ou elle échouera dans sa tentative d'expliquer. Là, est la preuve qu'il ne faut en aucun cas éviter de tenter quelle qu'en soit l'issue.
Le présent essai est une tentative de ce genre. Elle voudrait être une suggestion et seulement cela. À ma connaissance c’est une des toutes premières. Si elle reçoit une volée de bois vert et s'effondre effectivement sous les coups de la critique, d'où qu'elles viennent pourvu qu'elle porte, cela aiderait d'une manière d'une certaine manière à examiner, approfondir ou réviser ce que la théorie du capitalisme d'État sous tous ses aspects, a encore de profondément et désespérément infantile. Comme cette théorie pose elle-même des problèmes de théorie économique extrêmement difficile à résoudre dans l'état actuel des connaissances et de l'expression historique, il est bon d'étayer dès maintenant ce qui n’est encore que le résultat (quoi qu'on en dise parfois) d'une vue intuitive mais encore correcte de la philosophie de l'histoire par des examens détournés. Puisse cet écrit ouvrir la boîte à ceux que leur formation prépare spécialement à ces travaux.
M.
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