"Internationalisme" publie dans les pages qui suivent le préambule d'une brochure, en préparation, du camarade Morel, brochure destinée à porter le titre retenu pour le fragment inséré aujourd’hui.
Comme ce titre l’indique, c'est d'une "célébration" du centenaire du Manifeste communiste qu'il s'agit. Néanmoins, le problème traité dépasse largement le cadre d'une simple commémoration puisqu'il se rapporte aux fondements mêmes de la perspective socialiste de Marx, que l'auteur voit dans la "Théorie de la révolution permanente". Aussi, le centenaire n'est-il en fait qu'un prétexte à l'examen de problèmes posés par la Deuxième Guerre mondiale et le cours vers la troisième, problèmes cruciaux pour la réorientation révolutionnaire d'aujourd’hui.
Si nous publions le préambule de cette brochure, c'est afin de la faire connaître à l'avance, mais surtout d’ouvrir immédiatement une discussion sur les idées qui y sont présentées, car le texte résume l'essentiel de la thèse. Nous pensons en effet que le réexamen du matériel théorique du marxisme et la discussion ouverte pour ce réexamen font partie des tâches de l'heure. En publiant les pages ci-contre, nous appelons, par conséquent, à la critique de tous ceux qui croiront utile de l'exercer et à la discussion sur l'ensemble de ces problèmes.
La date mémorable de la publication du Manifeste Communiste (février 1848) rappelle notre entrée première et incontestable dans l'histoire. C'est à cette date que se réfèrent tous nos jugements et toutes nos appréciations sur les progrès que le prolétariat a faits dans les cinquante dernières années. C'est cette date qui marque le commencement de l'ère nouvelle.
Labriola "Essais sur la conception matérialiste de l'histoire". Marcel Giard. P.3
L'année en cours voit la célébration du centenaire du Manifeste communiste. La presse officielle elle-même s'empare de cet anniversaire et le commémore à sa manière, on sait laquelle. Quoi d'étonnant ? Le capitalisme survit aujourd'hui en usurpant les idées socialistes de la classe ouvrière et en faisant mine d'adopter le marxisme après l'avoir falsifié et vidé de sa substance. De la gauche à la droite, revues, journaux, ouvrages traitent abondamment du marxisme pour le faire plus ou moins leur. En France, on l'enseigne à ce qui fut jadis l'École des Sciences Politiques. Dans ces conditions, il est logique que le régime prétende s'emparer du Manifeste communiste comme du reste, puisqu'il fut le point de départ du mouvement ouvrier révolutionnaire.
Lorsque les journaux des partis "ouvriers", social-démocrate et stalinien (et aussi, pour leur part dérisoire, les feuilles trotskistes), disent leur mot à propos du centenaire, ils s'associent en réalité à l'œuvre de la consolidation capitaliste, leur rôle n'étant pas de préparer le prolétariat à la révolution mais d'axer la classe ouvrière dans l'idéologie du capitalisme d'État mondial. Ils ne font qu'œuvrer à l'annexion de la phraséologie socialiste par l'État. On le voit vendre à l'encan la substance d'un document qui, au siècle dernier, apporta à l'humanité le plus grand espoir qu'elle n’ait jamais connu.
Devant cette entreprise, aucune presse révolutionnaire n'est là pour apporter la réplique et donner au centenaire le sens qui lui conviendrait. Une telle presse ne saurait plus exister dans ces temps qui suivent la Deuxième Guerre mondiale. À la vérité, elle était déjà morte bien avant que n'éclate le conflit. Et ce ne sont pas les timides périodiques publiés aujourd’hui par quelques groupes qui peuvent prétendre la représenter, n'ayant ni écho dans la classe ouvrière ni influence sur le cours de l'Histoire ; ils ne constituent pas une pierre à proprement parler.
Ces circonstances pourraient décourager mais ce serait une erreur. Elles doivent, au contraire, inciter à examiner les problèmes à nouveau. Aussi, laissant là le romantisme des anniversaires et des louanges de circonstances, chercherons-nous modestement à examiner dans une brochure ce que le Manifeste peut encore signifier. Telle est en tout cas la seule attitude que Marx eut approuvée.
Il ne s’agit pas faire l'exégèse de ce document, car on sait ce qu'il contient. Mieux vaut laisser cette exégèse aux docteurs de la loi, aux amants des Écritures saintes. Un fait primordial compte avant tout : le Manifeste annonçait que les contradictions internes du capitalisme conduisaient "nécessairement" à l'avènement d’un ordre socialiste par la dictature du prolétariat. C'était le message qu’il lançait au monde. C’est lui que les ouvriers et même tous les hommes (y compris ceux qui prirent peur) retinrent. La méthode et la pensée de Marx se trouvent dans l'ensemble de ses œuvres, dans leur nombre, celles dont nous parlons ici. Mais ce qu'à juste titre on reconnaît comme spécifique au Manifeste communiste, c'est précisément cette annonce d'une perspective socialiste ouverte devant l'humanité.
Apprécier la valeur actuelle du Manifeste, c'est donc réexaminer cette perspective, profitant de ce qu'un centenaire tombé par hasard à un tournant décisif de l’histoire, en fournit le prétexte. Là est la vraie question à laquelle le marxisme doit faire face en urgence. Les dates successivement avancées, depuis un siècle, pour la chute du capitalisme sont, en effet, toutes passées, les unes après les autres. Le régime, loin de progresser et de laisser place à la dictature du prolétariat au cours de convulsions révolutionnaires, loin d'aboutir à l'avènement du socialisme, est entré, au contraire, dans un état de crise permanente. Décadent, plus barbare que jamais avec ses guerres, son totalitarisme, ses camps d'extermination, il s'est effondré sur lui-même, conduisant la civilisation bourgeoise à sa ruine.
En ce sens, on peut dire aussi qu'il est encore debout, survivant à la date qui apportait un terme à sa vie comme régime progressif, comme force de développement. Dans ces conditions, le socialisme reste-t-il une perspective possible alors que tous les espoirs passés semblent désormais enterrés, notamment depuis la Deuxième Guerre mondiale ?
C’est à cette question qu'il faut répondre. Il n'est pas sûr qu'on puisse le faire aujourd’hui. Faute de réponse claire et complète, il faut au moins tâcher d'en esquisser les éléments, sans cela la réorientation révolutionnaire exigée par la situation ne sera pas possible.
Mais pour faire cela, il faut se demander d'abord dans quelles conditions Marx s'était placé pour annoncer, par la voix du Manifeste, la transformation "nécessaire" du capitalisme en socialisme par la dictature révolutionnaire du prolétariat, puis retracer l'histoire réelle par rapport à l’histoire prévue, enfin faire le bilan d'une perspective nouvelle. Autrement dit, il faut commencer par resituer Marx et sa perspective par rapport à l'histoire, parce que le développement contemporain tend à masquer le sens véritable des conditions anciennes, puis envisager la perspective historique d'aujourd’hui. Ceci revient à partir de Marx et de sa doctrine comme éléments historiques. Car, s'il est clair que seules la méthode et la doctrine du grand révolutionnaire peuvent nous permettre de comprendre où va la société d'aujourd’hui (de même qu'elles lui permirent, à lui-même, de tracer une perspective légitime pour l'époque où il vivait), il n'empêche que cette méthode et cette doctrine sont, pour ce qui concerne le passé jusqu'à ce jour, désormais justifiables de la philosophie de l'histoire. Les idées de Marx, qui apparaissent dans la seconde moitié du 19ème siècle comme une vision géniale mais rationnelle de l'avenir, prennent pour nous, avec le recul, la valeur d'un fait social objectif appartenant au passé. Il en va pour elle comme des idées des penseurs bourgeois, Montesquieu, Saint-Simon ou tant d’autres. Elles ont guidé le mouvement ouvrier révolutionnaire du passé, donc agi et pesé sur l'histoire. Elles en font partie. Par exemple, telle idée restée alors purement générale chez Marx, telle conception limitée à sa valeur d'ensemble, prend rétrospectivement une signification historique précise, pas seulement en fonction de la pensée propre de Marx mais aussi des évènements postérieurs à leur formulation, voire même intervenus après que leur auteur eut disparu de ce monde. En d’autres termes, ce dont il s'agit, pour nous, c'est de savoir simultanément ce que Marx a dit et voulu dire de l'histoire, et ce que l'histoire a fait de Marx.
Cette tâche est-elle possible ? Il faut essayer de l'accomplir. Il faut reprendre les données de la perspective classique du socialisme.
Or, lorsqu'on examine cette perspective, on constate qu'elle s'est successivement renouvelée, soit avec Marx lui-même, soit depuis ; mais que ses lignes générales étant restées les mêmes, elle a donné naissance à une tradition qui domina constamment le mouvement révolutionnaire, tradition exprimée par une théorie connue sous le nom de "théorie de la révolution permanente".
C'est avec Trotsky que la théorie de la révolution permanente prit corps comme telle. Elle fut introduite et popularisée par lui aux environs de 1905, et l'appellation est également de cette époque. Elle soutenait qu'une révolution bourgeoise d'un pays arriéré du 20ème siècle ne pouvait être que l'œuvre de la dictature du prolétariat et devait nécessairement "trans-croitre" aussitôt en révolution socialiste. La théorie était liée par conséquent à une conception tout à fait déterminée, se rapportant aux relations entre pays arriérés et pays avancés dans l'impérialisme. Elle correspondait en principe à une phase du mouvement révolutionnaire et du marxisme bien postérieur à Marx. Elle était fonction de faits historiques inconnus de l'auteur du Manifeste. En ce sens, elle était étrangère à Marx.
Toutefois, lorsque Trotsky formula la théorie de la révolution permanente, il prétendit seulement adapter, à des circonstances nouvelles, ce qui constituait l'essence de la conception de Marx. Et, afin de montrer en quoi ses idées prolongeaient celles de son prédécesseur, le révolutionnaire russe, après être parti de sa théorie, remonta dans l'histoire afin de dégager quels éléments se trouvaient déjà chez Marx.
Si l'on reprend aujourd’hui cet ensemble, on constate, en effet, que malgré les différences historiques, il existe une unité de pensée entre Marx et Trotsky ou, pour mieux dire, entre les courants représentant le marxisme révolutionnaire du Manifeste communiste jusqu'à l'assassinat de l'ancien Commissaire du peuple. Comme on l'a déjà dit, les lignes générales sont restées les mêmes pendant ces cent années, fondant une perspective qui forme un tout homogène. Et c'est pourquoi, si l'on reconstitue aujourd’hui cette conception, en la considérant non plus seulement comme une vue sur la perspective de l'histoire mais comme un fait historique, on est amené à dire : avec et depuis Marx, la perspective marxiste du socialisme a toujours reposé sur une certaine conception de la révolution permanente et c'est pourquoi aussi on est fondé à s'y référer sous ce nom.
Cette théorie de la révolution permanente, prise en bloc sur cent ans d'histoire, reparait sur une double idée. La première était que la montée des forces productives, qui avait suscité l'avènement de la société capitaliste, ferait entrer ces forces en contradiction avec les rapports de production propres au régime. Au cours du bouleversement technique et économique réalisé par le capital, la société serait poussée, au-delà de l'ordre capitaliste, vers l'ordre socialiste. La seconde idée était que la substitution de cet ordre nouveau à l'ordre ancien ne pourrait se réaliser qu'au travers d'une révolution et par la dictature du prolétariat. Il faudrait pour cela que le prolétariat prenne conscience de la tâche qui lui était ainsi impartie. Cette "prise de conscience" ne serait évidemment pas le fruit d'une sorte d'intellection, l'histoire devait la susciter, la créer, la faire murir, la fortifier et l'élever au niveau requis pour qu'elle puisse opérer pleinement.
Puisqu'elle était "conscience", elle relèvera nécessairement des conditions subjectives de la société, c'est-à-dire de sa superstructure. Or, c'est dans la lutte de classes - la lutte idéologique et politique au cours de laquelle celles-ci ont une vie sociale dépassant les simples rapports économiques qui fondent leur existence - que cette conscience se formerait.
Pour qu'il en soit ainsi, il faudrait que cette lutte des classes amène le prolétariat à se former "en tant que classe", c'est-à-dire en parti politique[1]1. Précisément la révolution bourgeoise, fruit des luttes de classes par lesquelles s'étaient affirmés la domination et le développement de la société capitaliste, amenait la preuve qu'il en était bien ainsi. Elle créait les conditions sociales et le climat idéologique nécessaires. La révolution de 1848 l'avait indiqué et la Commune de Paris confirmé ; plus tard la révolution de 1917 le vérifiait.
Par révolution bourgeoise, il faut entendre, il est vrai, non pas seulement telle ou telle date précise, ou tels évènements déterminés au cours desquels les luttes de classes atteignent certains sommets (comme les crises de 1789, 1830, 1848, etc.), mais bien plutôt toute une période historique. En ce sens étendu, la révolution bourgeoise, qui s'était d’abord posée en Europe et en Amérique, avait commencé au 17ème siècle, dans les années précédant la révolution anglaise. Elle s'était prolongée, sur ces deux continents, pendant toute la période qui se termine avec la guerre de Sécession, la Commune de Paris et la naissance consécutive de l'impérialisme. Enfin, après avoir rebondi pour surgir à la fin du siècle dernier dans les États soumis à la pénétration impérialiste, elle se termine à son tour, dans ces pays, par les révolutions qui se situent autour des années 1905 et 1917.
Au cours de toute cette période, ce sont flux et reflux révolutionnaires successifs. Ces mouvements trouvent leur fondement économique dans les rythmes de progrès et de crises cycliques caractéristiques du développement capitaliste. La bourgeoisie, classe exploiteuse, était alors révolutionnaire ; elle faisait sa révolution, elle agissait par des méthodes insurrectionnelles et, grâce à ces conditions, le prolétariat, classe exploitée naissant dans les affres de la révolution bourgeoise, pouvait à son tour se frayer une voie vers sa propre conscience. En effet, devant l'exemple de la bourgeoisie, il passait à son tour à l'insurrection. Les idées dont il avait besoin se formaient et s'alimentaient aux sources de la pensée bourgeoise qui, alors, n’hésitait pas à hausser ses critiques de classe (dirigées contre le féodalisme, l'absolutisme, l'ancienne société) au niveau d'une critique de toute société et par la société capitaliste elle-même. Des penseurs de la bourgeoisie élaboraient les idées socialistes et certains pouvaient, en fonction de la logique même de leur position de révolutionnaires bourgeois, passer dans le camp de la classe ouvrière, contribuer alors à la formation de sa conscience, faire murir ses idées de classe, enfin l'élever, grâce à leurs recherches personnelles, à la connaissance et à la compréhension des buts historiques de la révolution. La classe ouvrière pouvait ainsi trouver un enrichissement en s'assimilant la seule culture disponible : la culture bourgeoise, dont elle-même était privée par sa position sociale.
C'est de cette façon que la révolution bourgeoise devait permettre au prolétariat d'acquérir sa conscience de classe développée jusqu'à sa forme supérieure : la "capacité" politique et historique. Celle-ci signifiait que le prolétariat serait capable non seulement de conduire la révolution - révolution faite au nom de la collectivité tout entière pour son salut et son épanouissement –, mais surtout d'organiser la société, une fois réalisée la transformation révolutionnaire. Cela impliquait notamment qu'elle soit capable de conserver le pouvoir après l'avoir conquis.
Des deux ordres de conditions ainsi considérées, les premières représentaient les conditions objectives de la révolution socialiste, les secondes les conditions subjectives. Toutes deux étaient nécessaires. La dictature du prolétariat, aboutissement de la révolution bourgeoise, serait la culmination, la trans-croissance de cette révolution.
Cette théorie avait représenté le fond même de la pensée de Marx, aussi bien sur la perspective que sur la révolution socialiste ; et si, après lui, elle prévalut aussi avec Lénine et Trotsky, c'est parce que ceux-ci la renouvelèrent, l'approfondirent, mais cette fois par rapport aux transformations du capitalisme concurrentiel en capitalisme des monopoles et au développement de l'impérialisme.
Il est vrai que certaines tendances marxistes posèrent les problèmes politiques de la révolution prolétarienne d'une manière qui pourrait faire croire, à première vue, qu'elles entendaient la perspective d'une façon différente. Tel fut le cas en particulier du courant de gauche - qu'attaqua Lénine - courant dont on peut tracer l’histoire depuis Rosa Luxemburg et la gauche allemande, les communistes de conseil de Hollande avec Gorter et Pannekoek, Amedeo Bordiga et la gauche du Parti Communiste italien, jusqu’à la Gauche Communiste Internationale d'avant la dernière guerre et aux tendances qui la prolongent jusqu'à aujourd’hui. Ces courants proclamèrent par exemple, dès 1918, que les luttes bourgeoises dans les pays opprimés par l'impérialisme avaient cessé de jouer comme facteur de la révolution socialiste. Cela ne voulait-il pas dire que, dans le langage qui était le leur, ils rejetaient la perspective classique telle qu'on la leur avait transmise, ils rejetaient la perspective classique telle qu'on l'a définie plus haut ?
En vérité, c'est le contraire qui est vrai ! Car, si ces courants préconisaient une politique révolutionnaire différente, parfois opposée à celle du courant marxiste dominant, du moins conservaient-ils la perspective de Marx. Et cela constituait une véritable contradiction.
En effet, il est exact, comme nous espérons que les chapitres qui suivent contribueront à le mettre en lumière, que du point de vue révolutionnaire le courant de gauche suivit, à partir d’une certaine époque, une politique plus juste que les autres tendances. Mais ceci est une autre question. Le fait est que les formations du courant de gauche concevaient elles aussi la révolution socialiste comme le terme naturel du développement du capitalisme et, dans l’ensemble, selon les conditions indiquées par Marx lui-même. On peut dire, alors, soit qu'ils ne tiraient pas de la perspective acceptée par eux les conclusions qui s'en déduisaient logiquement, soit que, jugeant correctement une situation historique et prenant des positions politiques opposées à celles héritées du mouvement traditionnel, ils n'allaient pas assez loin, s'abstenant de rejeter du même coup la perspective de Marx. L'insuffisance de recul historique explique, à notre sens, cette contradiction. Ces courants, qui aujourd'hui représentent les seules tendances marxistes révolutionnaires authentiques et sur lesquels repose présentement l'avenir du mouvement ouvrier révolutionnaire, se doivent d'en sortir rapidement.
La conclusion est donc bien que la perspective marxiste du socialisme, perspective fondée sur la théorie de la révolution permanente, a été universellement acceptée jusqu'à aujourd’hui, que ce soit tacitement ou ouvertement, implicitement ou au contraire, consciemment ou non, peu importe. D'ailleurs, même si certains courants minoritaires l'avaient rejetée, cela n'aurait pas d'importance ici. S'il s'agissait - ce qui doit être fait aussi - de rechercher une ligne politique proprement dite, alors cette question deviendrait primordiale, puisque, seule, elle permettrait de retracer comment a cheminé une position politique de classe au cours de toute une période. Mais, ce que nous tentons actuellement consiste seulement dans un essai de philosophie de l'histoire. Et, dans ce cas, un seul fait compte : la conception qui a prévalu a été effectivement celle de la révolution permanente. C'est elle qui a animé le courant dominant, c'est en fait par elle et en fonction d'elle que le prolétariat dans son immense majorité est intervenu dans l'histoire des derniers cent ans. Voilà le fait central : c'est de lui et seul que nous partons.
Il est clair que l'ensemble de ce qui se rapporte aux conditions subjectives de la révolution appartient désormais au musée de l'histoire, les conditions historiques comme la théorie et la perspective qui leur correspondaient. La révolution bourgeoise est en effet terminée à l'échelle mondiale, la "révolution permanente" ne peut donc plus opérer ; le capitalisme, loin de se développer, sombre dans la plus noire décadence, sans que, avant cette issue, le prolétariat soit venu, comme l'avait annoncé la perspective, relayer la bourgeoisie dans la tâche d’impulser la société en avant ? Le capitalisme des monopoles qui, après la mort de Marx, avait été la réalité pour plusieurs décades, disparaît à son tour. Il laisse la place au capitalisme d'État. Celui-ci est en pleine gestation à travers les guerres mondiales devenues le mode permanent d’existence du régime. Et de ce que l'on peut observer présentement, il apparaît que le prolétariat - asservi à l'État capitaliste devenu tout puissant par les syndicats et les anciens partis ouvriers - a disparu de la société comme classe indépendante douée d’aspirations révolutionnaires. Il est associé à des luttes qui n'ont en fait rien à voir avec des objectifs sociaux qui lui soient propres. Il devient un facteur actif de la survivance du capitalisme au travers d'une nouvelle forme structurelle. Dans ces conditions on ne peut se dérober à la question : ces événements ne sont-ils pas l'expression de son incapacité historique ?
Le travail qu'on s'est proposé plus haut d'entreprendre dans ce texte consistera à reprendre l'arsenal historique théorique du marxisme sur la révolution permanente (c'est-à-dire, en fait toute la théorie de la révolution sur laquelle il fondait sa perspective et son action) et à établir comment il a définitivement perdu toute valeur historique et pratique pour l'avenir au cours des événements que couronne la Deuxième guerre mondiale. On enregistrera donc son échec pour le passé. C'est seulement ensuite qu'on recherchera si toute perspective socialiste doit être abandonnée ou si, au contraire, les conditions du capitalisme d'État permettent une nouvelle perspective socialiste. Ce sera évidemment une perspective sans rapport avec celle admise jusqu’ici. Ainsi sera surmontée la contradiction dans laquelle le courant restait plongé dans l'entre-deux-guerres. Tel est, nous le croyons, le seul effort qu'on puisse entreprendre aujourd'hui, mais le seul aussi qui permet de célébrer à sa mesure le centenaire du Manifeste communiste.
MOREL
[1] Marx- Manifeste Communiste.
"La doctrine matérialiste de la modification des conditions et de l'éducation oublie que les conditions sont modifiées par les hommes et que l'éducateur doit être lui-même élevé. Elle doit donc diviser la société en deux parties dont l'une lui est supérieure. La coïncidence de la modification des circonstances et de la modification de l'activité humaine ou de la modification de soi-même ne peut être saisie et rationnellement comprise qu'en tant que pratique révolutionnaire." (Karl Marx - 3ème thèse sur Feuerbach)
La pensée humaine est le phénomène dont l'action a une influence maîtresse sur les autres. Du moment où l'on ne considère l’homme que comme une branche de la nature et dépendante d'elle, on est obligé de considérer l'histoire humaine comme un produit naturel au sens biblique du terme, c'est à dire déterminée par des facteurs naturels, indépendants, plus forts ou au-dessus d'elle-même.
Du jour où l’on considère l'histoire humaine non seulement comme ne dépendant pas de la nature, mais comme une tentative de domination des forces de la nature par l'homme et la mise en service des forces naturelles, dès ce moment on considère la connaissance sous un angle différent.
Dans le premier cas, la connaissance ne fait qu'enregistrer des phénomènes. Les discussions philosophiques et scientifiques n'auront qu’un sens interprétatif.
Dans le second cas, on est obligé de se rendre à l'évidence que la connaissance est active, c'est-à-dire qu'elle réfléchit sur les phénomènes dans le but de les transformer, et cela dans un sens qui cherche à atteindre sans cesse une plus grande perfection dans la satisfaction des besoins humains.
L'histoire, dans son évolution, a jusqu'à présent réalisé en partie cette tendance, au service de classes sociales dirigeant l'humanité et exploitant les fruits de son travail pour elles-mêmes. Il s'agit maintenant d'une phase toute nouvelle de l'histoire humaine fondée sur l'action révolutionnaire du prolétariat. Il s'agit de libérer l'humanité de la dernière classe dominante du monde, dont l'existence entrave son développement et l'entraîne dans le chaos causé par le maintien de cette classe à la direction de la société.
Nous entrons dans une crise dont l'issue est imprévisible. Seule la connaissance que nous avons des phénomènes historiques, économiques, sociaux et politiques nous permet de fonder une action dans le but de donner à cette crise une issue favorable à un développement ultérieur de l'humanité, sur la base du renversement du capitalisme par l'insurrection généralisée du prolétariat dans sens d'une révolution sociale, politique, économique et historique.
Dire seulement que la connaissance est active est cependant insuffisant. Toute classe sociale dominante fonde son existence sur une certaine connaissance du monde, connaissance dont la nature est en rapport avec les buts qu'elle s'assigne, avec le genre d'existence qu'elle tend à réaliser. Cette connaissance, qui tend à être imposée d'une manière ou d'une autre à l'ensemble des hommes, à deux aspects essentiels : 1) elle construit des systèmes scientifiques dans le but de satisfaire aux besoins qu'elle s'est donnée pour tâche de réaliser comme tels, 2) elle élabore des lois économiques, morales et politiques dans le but de conserver ce qu'elle a acquis pour ses enfants, contre les empiètements des autres classes de la société. Ces deux aspects de la connaissance sont développés indépendamment l'un de l'autre par la classe capitaliste. L'un sous le nom de sciences dites expérimentales se développe dans le but indiqué. L'autre sous le nom de sciences dites morales et politiques est développé uniquement dans le but de justifier en dernier ressort l'état de choses existant et de justifier, avec lui, la nécessité d'une classe dirigeante et d'un État national. Les connaissances sont alors transmises d'une génération à l'autre et les modifications qui y sont apportées sont déterminées en dernier ressort par les modifications opérées dans la société qui, comme le dit Marx "opèrent comme des lois naturelles."
La connaissance du prolétariat, partant d'autres préoccupations, voulant atteindre d'autres buts, procèdera d'une autre méthode.
La transformation à opérer dans la société est avant tout sociale et politique. Le prolétariat, moteur de la révolution, rejette l'apparente impartialité que tendent à revêtir certains "penseurs" ou "savants" "pour une partialité de classe basée sur une objectivité scientifique. La démarche du prolétariat est avant tout de prendre connaissance de la réalité sociale et politique pour fonder son action révolutionnaire sur cette réalité. La faculté que le prolétariat a, dans telle ou telle période historique, d'être plus réceptif à l'idéologie bourgeoise ou à l'idéologie révolutionnaire, est un phénomène qui n'a pas lieu d'être examiné ici mais qui s'explique du fait que la classe ouvrière est une catégorie économique pour le capital dans la société capitaliste et peut être empêchée momentanément d'envisager le devenir social ; elle obéit alors et est déterminée par les lois de cette société. Elle est par contre une classe historiquement révolutionnaire et peut être mise dans une situation historique où elle se trouve contrainte de se poser comme l'unique moteur du devenir humain.
Pour que la conscience et la connaissance que le prolétariat doit avoir de lui-même et du monde qu'il a à transformer se développent, il faut qu'il ait la faculté de développer en son sein une avant-garde. Le rôle des militants du parti révolutionnaire du prolétariat est de porter à la connaissance du prolétariat les conditions de son devenir révolutionnaire. Le prolétariat atteindra le plus haut point de sa maturité politique lorsque les problèmes qui font l'objet des discussions de l'avant-garde et du parti seront discutés largement dans sa presse et dans ses réunions politiques.
La condition de la révolution c'est donc non seulement que cette discussion ait lieu mais encore qu'elle s'y développe. Notre tâche est de favoriser son éclosion et son développement.
Nous n'avons pas à imposer une pensée mais à rechercher, dans la classe ouvrière et en commun avec elle, les moyens de faire la révolution. Nous ne pensons pas détenir seuls le monopole de la "pensée révolutionnaire", enfermée dans un tabernacle et qu'on sort devant les fidèles prosternés. Bien au contraire, nous pensons comme étant une des manifestations de la classe ouvrière de faire naître des groupes politiques. Notre tâche n'est pas autre chose que de participer à la vie de ces groupes politiques, expression de la classe, et de favoriser leur naissance et leur développement. C’est seulement par le développement de l'action révolutionnaire que les positions acquises peuvent se vérifier ; c'est seulement au travers de la vie de ces groupes que des positions sont acquises, renforcées et développées.
Ce qui est important pour la révolution, ce n'est pas que le parti compte un nombre d’adhérents suffisant mais que la conscience du prolétariat soit mure pour accomplir la tâche de diriger la société. Tout l'objectif à atteindre est là, il s'agit de faire que toute une classe, ses éléments les plus avancés du grand prolétariat industriel soient aptes à accomplir la tâche révolutionnaire la plus gigantesque de l'histoire.
Une méthode, vieille comme le mouvement ouvrier, consiste à créer des écoles pour apprendre aux ouvriers l'économie politique, les principes, etc. Cette méthode de la IIème et de la IIIème internationales, reprise par la IVème et par des groupes actuellement existants, a définitivement prouvé sa faillite ou du moins accompli, en son temps, une tâche pour laquelle elle avait été créée et qui est aujourd’hui dépassée. La méthode scolaire est à l'image de la faiblesse des professeurs es-révolution qui la pratiquent et la préconisent ; elle est la méthode, par excellence, d'étouffement de la pensée. On n'apprend pas aux ouvriers ce qu'est un syndicat, on discute avec ceux-ci de la nature du syndicat. On n'apprend pas aux ouvriers ce qu'est la bourgeoisie, on discute avec eux du patriotisme, du nationalisme ou de l'antisémitisme. On n'apprend pas aux ouvriers ce qu'est la plus-value quand on l'a plus ou moins bien compris soi-même mais ils sont incités à se plonger dans l'étude du capital - qui, rappelons-le, a été écrit par Marx pour les ouvriers révolutionnaires - lorsque, au cours des discussions, leur degré de maturité ayant augmenté, ils en éprouvent la nécessité. La véritable éducation révolutionnaire se fait au feu de la discussion. L'école, c'est la discussion. Chaque ouvrier, même ne sachant ni lire ni écrire est capable de participer à une discussion politique qui a trait à la vie de sa classe. La qualité de son argumentation varie avec son niveau d'éducation, sa maturité nécessite cette éducation, mais la nature de classe des arguments, aussi simples soient-ils, fournis en faveur d'une thèse ou d'une autre, ne varie pas. Tout ouvrier est capable de participer à des discussions à condition qu'il y manifeste de l'intérêt. Il est évident que les discussions sont en rapport avec le public auxquelles elles s’adressent. Si un large public ouvrier pouvait être réuni autour de la confrontation de plusieurs groupes, sur des questions politiques telles que : syndicats, parlementarisme, guerre, problèmes du regroupement de l'avant-garde, situation politique du moment, perspectives, etc., ce travail serait le plus fructueux et celui ayant, dans la classe ouvrière, les meilleurs résultats éducatifs.
La méthode scolaire - telle que la pratiquent par exemple Marc Paillet et ses amis - fatigue inutilement les ouvriers sans leur ouvrir de perspective révolutionnaire de classe. Elle conduit à l'étouffement de la pensée par éclectisme dilettante. On a ici substitué à l'activisme trotskiste un activisme éclectique de la pensée qui conduit partout sauf à une conscience militante, qui éloigne les camarades du prolétariat et des problèmes de la révolution.
La méthode scolaire - telle que la pratique la FFGC - exprime suffisamment son contenu. Un exemple : un camarade qui a lu la brochure "Salaires, prix et profits" est chargé de faire un exposé sur la plus-value et le problème de la valeur. L'exposé doit avoir un double but : former des conférenciers et éduquer en même temps les autres camarades. On oublie seulement que pour pouvoir exposer une matière il faut tout connaître à fond. La manière la meilleure pour la connaître étant d’ailleurs d'en discuter et de s'en instruire. Mais ici, on atteint le but inverse qu'on s’était assigné : le camarade ne connaît rien à la matière qu'il expose, il bégaie lamentablement, déformant, à chaque phrase nouvelle, les questions dont il parle. Il apprend aux autres et croit connaître des choses qu'il apprend de travers et ne connaît pas. Quant aux malheureux auditeurs, s'ils ne dorment pas tous au milieu de l'exposé, ils n'ont d'autre ressource que de penser à autre chose. Quand arrive la fin de l'exposé, on tape sur l'épaule des trois auditeurs péniblement attirés dans ce guet-apens pour leur demander s’ils n'ont pas quelques mots à dire qui pourrait tenir lieu de discussion. Et le camarade Gaspard, à qui est posée malencontreusement une question sur la loi de la valeur, répond en parlant des vaches à lait et de la rente foncière. Cette atmosphère de grotesque, pompeusement appelée "cercle d’étude" pour les ouvriers, sorte d’école du parti où école, professeurs et élèves sont à l'image du parti, est le milieu type d'abrutissement des ouvriers qui pourraient être intéressés par les idées révolutionnaires. On apporte un soporifique à des ouvriers qui ont besoin du stimulant de la discussion et de l'habitude de celle-ci, disparue depuis longtemps déjà du mouvement ouvrier.
Ceci est valable en tant que problème de la pensée dans le prolétariat, problème de la diffusion et de la confrontation des idées, problème de la connaissance active et révolutionnaire du prolétariat. Toute autre chose est le regroupement politique de l'avant-garde. Si une saine atmosphère de discussion loyale doit être créée dans le prolétariat, maintenant qu'ont passé social-démocratie, stalinisme, trotskisme et anarchisme avec leur méthode typiquement différente certes, mais pas meilleure, si cette méthode est la condition d'une prise de conscience révolutionnaire, le climat nécessaire pour rendre possible la diffusion des idées révolutionnaires et l'éducation politique du prolétariat, cela ne veut pas dire du tout que c'est là la méthode de regroupement de l'avant-garde. Cette méthode s'inspire de positions politiques principielles, tels les quatre points que nous avons énoncés comme critère de classe du prolétariat, à une étape donnée de l'histoire, actuellement.
Une chose est d'opposer les idées de groupes politiques devant un public ouvrier et autre chose est de former un organisme quelconque entre groupes en vue de n'importe quelle action, aussi limitée soit-elle.
Dans le premier cas, il s’agit d'un problème d'auto-éducation du prolétariat, dans le second cas d'un regroupement de nature politique.
Depuis la "Libération", nous n'avons fait que nous inspirer des mêmes méthodes, dans les deux cas :
- contre le sectarisme organisationnel des écoles et les monopoles de l'éducation, dans le premier ;
- pour une rigidité des principes politiques, dans le second.
Des camarades voient dans le fait que nous n'avons jamais réussi à créer l'atmosphère de discussion et de confrontation des idées préconisée, la faillite de la méthode. C'est seulement l'influence des évènements politiques et du développement d'un cours réactionnaire qui a, jusqu'à présent, empêché le prolétariat d’apporter, à la vie des groupes, des militants dans son avant-garde, un oxygène nécessaire et l'imposition de saines méthodes pour son éducation. Le prolétariat, définitivement embrigadé derrière les groupes politiques de la bourgeoisie en son sein, et cela depuis une quinzaine d’années, n'a jamais, même d'une façon réduite, pu apporter cet oxygène. On a assisté seulement à la naissance de groupes au cours et à la fin de la guerre, mais ils sont morts nés ou ne se sont pas développés. On a assisté à un processus continu de morcellement, de dissociation et de dislocation de l'avant-garde, dans une psychose de schizophrénie, à l’image de l'ambiance qui (...) capitalisme, du chaos dans lequel il est lui-même entraîné.
La méthode scolaire des sectes est l'aspect actuel de l'étouffement de ces groupes sur eux-mêmes. Notre réaction et nos méthodes ne peuvent donc pas avoir un très grand écho. C'est cependant autour de cette méthode et de son triomphe que doit être fondée une activité de groupe de militants révolutionnaires aujourd’hui. Le triomphe même partiel et momentané signifierait, même d'une façon partielle et momentanée, la reprise d'une vie de la pensée révolutionnaire dans la classe ouvrière et des possibilités de développement de cette pensée. Nous devons persister aussi longtemps qu'il le sera nécessaire ; la révolution est, en grande partie, à ce prix.
Depuis la "Libération", dans des discussions que nous avons tentées avec les CR-RKD, CR dissidents, UC etc. et avec des individualités éparses, nous avons échoué apparemment. En réalité, nous avons aidé ces groupes, en grande partie, à retrouver le néant d'où ils étaient sortis. Expérience certes négative. En réalité, nous avons aidé une crise à se développer. Si elle s'est développée en un sens négatif, c'est que ces groupes et camarades fondaient leur activité sur une perspective à rebours de la perspective réelle. Leurs aspirations, s'étant avérées en contradiction formelle avec les perspectives, ils se sont éteints pour le plus grand bien du prolétariat. Si leur crise s'était développée dans une voie différente, s'ils avaient fait un bilan et revu leurs perspectives et leurs positions, ils auraient pu continuer à vivre sinon à se développer. Le PCI d'Italie qui a réagi et ré-aligné ses positions, quoiqu’en retard et quoique seulement à la manière de compromis momentanés, a réussi de cette manière à prolonger sa vie ; il n'a cependant pas pu empêcher ses rangs de s'éclaircir. La FB vit une vie léthargique et hivernale de marmotte, attendant ainsi que le réveil lui soit apporté du dehors ; le réveil ou la mort, toute sa vie, comme celle de la FFGC, étant liée par l'intermédiaire d'un Bureau international, au parti d'Italie et non à la situation internationale du prolétariat. Quant à la FFGC, elle pense que, si elle emploie les méthodes de diffusion et de propagande du trotskisme, elle échappera au sort que ces méthodes ont donné comme résultat avec ce courant politique. C'est au repliement des groupes sur eux-mêmes, à la dissociation de la pensée d'avec le monde, qu'on assiste ; et l'activité de ces groupes est seulement l'expression de cette vérité. Le réveil de ces groupes sera pénible et seulement au prix du rejet des méthodes employées depuis leur naissance, ou sinon d'une mort sans gloire dans le grotesque, comme le groupe CR qui a publié son dernier numéro de "Pouvoir ouvrier" avec en gros titre "La révolution monte en Grèce, en Italie, en France, en Allemagne, etc."
Nous avons tenté, depuis la "Libération", de grouper le plus possible de groupes, d'individus et de sympathisants dans des cercles de discussion. Ces cercles n'ont, en général, pas groupé grand monde, chacun préférant faire sa petite cuisine pour soi. La discussion souvent n'a pas pris le caractère qui était nécessaire à éveiller l'intérêt de tous autour des problèmes qu'elle abordait. La faute n'en est encore pas à la méthode mais à l'immaturité des camarades qui menaient ces débats. Cependant, nous n'avons pas eu que du négatif dans notre besogne ; celle-ci nous a permis de contacter des camarades et surtout de diffuser nos bulletins. Mais, ce n'était pas là seulement le but poursuivi. Nous devrons tendre vers la réalisation de larges cercles d'ouvriers, où tout le monde discute les positions des groupes, et non des réunions entre groupes où des bonzes viennent s'affronter comme sur un ring oratoire.
Le camarade Marc a abordé ce problème dans une série d'articles intitulés "La tâche de l'heure". D'autre part, une résolution sur le parti parait en ce moment, qui expose nos positions fondamentales sur ce problème.
Nous avons toujours tenté de créer des organismes de contact entre les groupes révolutionnaires sur la base des autres points énoncés.
Quand le Bureau International des groupes de la GCI a été créé, nous nous sommes adressés à lui pour proposer notre concours. Voici les termes dans lesquels il nous a été répondu :
"Paris le 10 décembre 1946
Puisque votre lettre démontre une fois de plus la constante déformation des faits et des positions politiques prises, soit par les Fractions françaises et belges soit par le PCI, que vous ne constituez pas une organisation politique révolutionnaire et que votre activité se borne à jeter de la confusion et de la boue sur nos camarades, nous avons exclu, à l’unanimité, la possibilité d'accepter votre demande de participation à la réunion internationale des organisations de la GCI.
Pour le PCI, pour la FB, pour la FFGC"
Les camarades de la GCI n'ont certainement pas été mis au courant, et sont, en tous cas, placés devant le fait accompli. Il y a une révolution à faire contre de telles méthodes et nous nous sommes en grande partie unis pour en expurger le prolétariat. Nous n'aurons de cesse que le travail titanesque de la grande purge soit opéré, nous ou nos successeurs idéologiques.
Sur l'initiative des Communistes de Conseil, une conférence de contact a été tenue à Bruxelles, qui devait publier un bulletin international de discussion en plusieurs langues. Entre autres, les groupes de la FB, de la FFGC et du PCI ont été invités. Ils n'ont même pas daigné répondre. Sans doute, est-ce sous leur unique direction qu'ils désirent opérer le regroupement de l'avant-garde, ce qui est confirmé par les rapports qu'ils ont eus avec un groupe américain à qui ils conseillaient, entre autres, "de se méfier de certains individus". Cette méthode est celle qui a si bien réussi à la IIIème Internationale, puis à Trotsky, laquelle, en son temps, les camarades de la Fraction italienne ont dénoncé plus d’une fois. En plus des défaites que cette méthode a apportées au prolétariat quand il s'agissait d'organisations puissantes, cette méthode a aujourd’hui le privilège d'être profondément ridicule, vu la force de ceux qui veulent opérer ce regroupement dans un prolétariat international considérablement plus étendu et divers qu'antérieurement.
Pour manifester un amour-propre de secte, pour vouloir péter plus haut que son derrière, la GCI se retrouvera isolée et croupissante sans oxygène. Elle n'en portera pas moins une certaine responsabilité, car, en se contraignant elle-même au croupissement, c'est le développement de la pensée du prolétariat qu'elle entrave.
Nous gardons sur ces deux points nos positions solidement établies et nous continuerons à œuvrer en vue de la réalisation des buts révolutionnaires auxquels elles se rattachent. Nous ne pensons pas réaliser, en un jour, ces buts, même partiellement. Il faudra peut-être plusieurs années d'efforts, et peut-être d'autres secousses sociales graves et la mort de quelques groupes, pour que la renaissance de la pensée révolutionnaire soit possible. Notre action, elle, continue inlassablement.
La dernière expérience que nous avons faite cette année a prouvé, une fois de plus, le pourrissement des milieux se réclamant de la classe ouvrière, incapables de se situer sur un plan révolutionnaire. Le cercle auquel nous avons participé aurait pu, si tous les camarades l'avaient voulu, être un point de départ pour un élargissement des discussions. Au lieu de cela, on a eu affaire à la FFGC qui, pensant que le regroupement pour la révolution se fera autour d’elle et autour d'elle seulement, est venue à ce cercle pour en démontrer la non-viabilité en l'aidant à mourir. Ce cercle s'est éloigné des buts qu'il s'était assigné : de créer une atmosphère de discussion large où tout le monde pouvait assister, sous condition que les camarades seraient sûrs. Parmi les initiateurs de ce cercle, nombreux se sont dégonflés et n'y ont jamais paru, les autres ont tenté un cercle de discussion, un cercle d'étude dirigé par quelques-uns. À ce moment, nous avons pensé que si un tel organisme se créait, il ne pouvait pas faire moins que de se situer sur les quatre critères de classe fondamentaux, ou d’en faire, avant sa formation, l'objet d'une discussion approfondie. Puisqu'organisme il y avait, qui voulait se substituer à la discussion de l'ensemble des camarades et passer au-dessus d'eux, il fallait ces critères ou leur discussion afin que ne soit pas crée un organisme artificiel de plus, tendant à regrouper et à publier sans racines de classe. Cet organisme est mort-né. Tant mieux. Regrettons, une fois de plus, les méthodes de la FFGC. La FFGC étant politiquement le groupe plus proche de nous, il eut été normal que nous tendions nos efforts pour faire vivre sainement ce cercle et empêcher que se créât une tendance à la transformer en un vague organisme politique. Le jour où la FFGC comprendra, il sera sans doute trop tard pour elle.
Philippe
Il y a de nombreuses leçons à tirer de la relativement récente affaire yougoslave. Elle vient confirmer des thèses et hypothèses et détruire certaines théories. Les questions qui sont en jeu sont surtout celles-ci :
Voilà à peu près les grandes questions qui sont débattues et sur lesquelles la crise yougoslave donne une clarté nouvelle. Encore faut-il vouloir voir clair.
Nous allons examiner des tableaux comparatifs du commerce extérieur des pays d'Europe orientale depuis 1928 et essayer, au travers de ces comparaisons, de montrer que certaines affirmations purement théoriques –que nous avons faites dans ce bulletin et dans des exposés discussions et conférences– se relient à des expériences pratiques. Seulement, il y a des camarades qui portent des lunettes déformantes qui les empêchent de voir, dans les faits, ce qu'ils expriment. Si on n'est pas d’accord sur la portée essentielle d'un certain nombre de faits, aucune discussion n'est possible dans la théorie puisque l'on voit le monde différemment.
Entre 1928 et 1938, le commerce extérieur des pays d'Europe orientale et centrale a diminué de moitié. La guerre est venue. Après la guerre, les pays vainqueurs (à part les USA) sont presque aussi mal en point que les vaincus. Leur commerce extérieur n'atteint pas ou a du mal à atteindre le stade de 1938 ; et la situation déjà engagée en 1928 – dans le commerce extérieur de ces pays – n'a fait que s'aggraver dans des proportions considérables. Eh bien, le camarade Laroche, lui, continue, et cela depuis des années, à répéter que la guerre c'est la période d'euphorie progressive du capitalisme : "C'est, dit-il, justement à la faveur de la guerre et grâce à elle que le capitalisme se développe." (!!!)
On assiste à la fin de l'Europe. Pour que cette fin mette en branle le monde capitaliste tout entier, il faut que le mal dont elle souffre ne soit pas spécifiquement européen mais bien international. Et, en fait, la situation en Extrême-Orient, quoique revêtant des caractères différents, marque bien, dans l'orientation de sa tendance, le caractère de pourrissement général, de décomposition d'un mode économique de production, du maintien dans l'histoire d'une classe que marque la décadence générale du capitalisme. L'Europe est historiquement le vieux capitalisme ; et cela suffit, comme argumentation, pour tenter de faire d'un fait général un fait particulier à l'Europe. En Extrême-Orient, nous avons affaire à de jeunes pays capitalistes. Depuis la fin du premier grand conflit mondial, aucun n'a réussi à s’émanciper nationalement d'une façon réelle, comme ce fut le cas des pays nés même à la fin du XIXème siècle. Aucun pays ne peut se développer sans immédiatement rencontrer les frontières d'un conflit entre les deux grands impérialismes qui emplit le monde tout entier et les entraîne dans leur sillage plus ou moins direct. N'est-ce pas là l'expression la plus éclatante de la décadence du capitalisme ?
Faut-il encore s'entendre sur les termes que l'on emploie. Développement du capitalisme signifie, pour nous, quand existait une période historique où de grands pays capitalistes pouvaient se développer sans que pour cela les conflits locaux qui présidaient à ces développements deviennent immédiatement l'objet d'un conflit généralisé. Autrement dit, tant qu'un pays (ou des pays), cherchant à se développer, ne rencontrait comme obstacle que des obstacles locaux et non le monde capitaliste tout entier. Il semble que cela soit clair. C'est clair qu'un misérable peuple juif – qui combat pour se créer un État et se constituer en Nation, qui compte peut être deux millions d'individus – ne se heurte pas seulement aux Arabes, pas seulement, derrière eux, aux Anglais, pas seulement à de grands monopoles pétroliers, mais encore aux rivalités des russes et des américains au Moyen-Orient. Les grandes rivalités inter-impérialistes qui permirent, à une certaine époque, le développement considérable de l'industrie dans ces contrées, sur le dos – nous le savons – des indigènes, ne sont plus maîtresses des conflits qu'elles ont fomentés. Au début, ces conflits intestins étaient entretenus savamment selon la devise "diviser pour régner" ; aujourd’hui, les grands impérialismes sont incapables de dominer ces conflits intestins, ne pouvant solutionner les leurs propres. La situation se retourne alors contre eux ; la guerre, par son exacerbation, empêche le développement. Et partout, la situation du capitalisme offre cette image d'un monde qui se désintègre, du chaos d’un schisme universel.
Chine, Indochine, Indonésie, Inde sont, depuis la fin du conflit généralisé, entre les "démocraties" et le bloc de l’Axe, dans une situation perpétuelle de conflit larvé ou franchement ouvert. En chine, la guerre dure depuis 1927 ; la situation catastrophique est celle qui règne dans ce pays aujourd’hui, où tout le monde sait que la guerre entre la chine du Nord et la Chine "gouvernementale" ne peut que se continuer indéfiniment jusqu'à ce qu'une solution soit intervenue dans le conflit entre russes et américains. En Indochine et en Indonésie, la France et la Hollande préfèrent détruire leurs colonies plutôt que de leur donner leur indépendance nationale. Cela signifierait, pour ces pays, la perte effective de ces colonies qu'ils n'ont pas la puissance économique nécessaire pour continuer à les contrôler d'une manière "libérale". Les intérêts français en Indochine quitteront celle-ci avec les troupes françaises qui y combattent. La puissance économique américaine, celle pas encore totalement décrépie de l'Angleterre, certains intérêts Chinois, feraient loi. Aussitôt indépendante, l'Indochine serait investie par des capitaux étrangers et sa jeune bourgeoisie ne serait là que comme intermédiaire, comme gérante de son entreprise hypothéquée. C'est ce qui explique que n'importe quel parti français, y compris le Parti Communiste Français, aurait fait la guerre en Indochine malgré la démagogie qu'il a faite quand il s'est trouvé dans l'opposition. Il a voté les crédits militaires ; ses ministres sont responsables autant que les autres de l’état de fait actuel ; seuls des intérêts politiques momentanés d'oppositionnel lui permettent cette démagogie.
Aux Indes enfin, de temps à autre, la presse annonce que le conflit du Cachemire dure toujours.
Que l'on soit optimiste ou non sur l'avenir de la société humaine en général, il n'en reste pas moins que, pour le quart d’heure, nous vivons une sorte de prélude à l'Apocalypse. Et si telles sont les prémisses, il ne semble pas que, à chaque lendemain, l'avenir immédiat aille en s'améliorant, témoin ce qui se passe à Berlin.
Le prolétariat – partout absent en tant que classe indépendante, avec son idéologie propre, tendant à poser ses buts propres de classe – se trouve, au contraire, disséminé dans l'immense schisme universel, derrière tous ces chefs nationalistes qui fleurissent en Europe et dans le monde, comme des champignons de culture. Les ouvriers combattent derrière les uns et les autres comme des mercenaires. C'est la plus haute expression de la décadence de notre société que de voir des jeunes ouvriers allant combattre dans les troupes de mercenaires pour "s'évader", "se libérer". On connaît tous la raison d'être et la pathologie de cet état de la jeunesse moderne : la décomposition du capitalisme, le schisme dans la société et dans la pensée, qui se traduit par cet élan morbide vers une "libération" dans la destruction.
C’est cela –et ce sont aussi les immenses destructions qui se poursuivent, dont les bilans commencent à être connus– que certains appellent "la condition de développement euphorique du capitalisme". C'est à croire qu'atteint par le mal ambiant, le schisme de leur esprit tente de faire rentrer la réalité dans leurs schémas théoriques.
Mais, est-ce à dire que la société capitaliste s'effondrera en quelques années et que ce sera la fin du monde promise par les chrétiens ? La décadence de l'Empire romain a duré presque mille ans. Il faudra bien se pencher sur ce problème et commencer par reconnaître son existence, se rendre compte que nous vivons la décadence du capitalisme, décadence dont la guerre de 1914-18 a été le signal et la crise de 1929 la confirmation. Le propre des époques de décadence est justement que les hommes ne se rendent pas compte de ce qu'ils vivent, du moins c'est ce qu'affirme Sismondi dans son "Histoire de la chute de l'Empire romain" ; les hommes perdent contact avec la réalité du monde considéré dans son ensemble, pour s'attacher à des problèmes particuliers, à des fractions de problème. C'est la traduction de la désagrégation du monde et d'une société, dans la dissociation des idées.
Dans l'ambiance mondiale du capitalisme en décadence, l'Europe est particulièrement touchée ; c'est elle qui, pour l'instant, en supporte le fardeau le plus lourd ; et les nuages qui s’amoncellent chaque jour dans le ciel de Berlin nous laissent à penser que nous ne vivons que le prologue.
Dominant le monde à la fin du XIXème siècle, l'Europe voit son déclin s'engager très nettement dès la Première guerre mondiale. Ce n'est pas par hasard que la Révolution Russe n'est pas restée une révolution locale mais a atteint effectivement toute l'Europe centrale, ayant une portée et une signification internationales. Jusqu'en 1928-1929, cependant, la crise révolutionnaire ayant été circonscrite, la classe capitaliste espérait encore dans la SDN et des jours meilleurs. La crise de 1929 ne lui laissa pas d'illusions. C'est dans sa capacité de surmonter une crise que l'on peut voir la force d'un pays. L'Europe ne put surmonter la crise ; même dans l'effort de guerre, elle n'atteint que rarement, dans certains pays, le niveau de 1928. En 1938, à la veille de la guerre, en pleine course aux armements, l'Europe plafonne autour de la moitié du commerce extérieur de 1928. Aujourd'hui, alors qu'il s'agit encore de s'engager vers la production d'armements, la seule possible pour le capitalisme décadent, l'Europe a du mal à dépasser 1938 (voir les chiffres à la page suivante). Et le schisme politique, effet de l'amoindrissement de l'Europe, devient, à son tour, condition de son effondrement.
Les quelques tableaux du commerce extérieur des pays d’Europe orientale vont mieux nous mettre à même de situer concrètement ce dont il s'agit pour chacun de ces pays. Les commentaires de chaque pays seront complétés par la suite.
Les chiffres représentent des millions de dollars. Ces statistiques sont extraites de "L'inventaire de l'économie européenne" publié par l’INSEE (oct.-déc. 1947)
Tableau 1 : TOTAL GÉNÉRAL DU COMMERCE EXTÉRIEUR EUROPÉEN
Ces chiffres se passent de commentaires ; les exportations tombent comme une tendance fatale, seules les importations remontent dans le commerce extérieur européen. Dans ces conditions, il faudra bien trouver des moyens pour équilibrer la balance commerciale :
- des moyens économiques : faire travailler la classe ouvrière à plus vil prix et plus ;
- des moyens politiques : l'inféodation aux grands impérialismes.
Tableau nº 2 : POLOGNE
Une première remarque s'impose : en 1928, la Pologne achète plus qu'elle ne vend. En 1938, bien qu'elle ait vendu plus qu'elle a acheté, on se rend compte facilement que c'est à cause de circonstances exceptionnelles, car la tendance générale est à ce que la disproportion entre les importations et les exportations aille en s'accentuant dans le sens du renforcement des importations et de l'affaiblissement des exportations. Les pertes subies à cause de la guerre plus l'effort polonais actuel d'industrialisation tendent encore, après la guerre, à renforcer cette tendance. Un fait est ici particulièrement remarquable également, c'est la chute du commerce extérieur de 1928 à 1938, et la reprise de 1946 qui semble dépasser, du moins dans la valeur des importations, 1938. Enfin, fait qui se remarquera avec la même précision dans tous les pays d'Europe orientale, la Russie prend, dans le commerce extérieur de ces pays, la place que l'Allemagne y occupait avant sa défaite et, dans certains cas, tendra à supplanter l'Angleterre et les États-Unis.
Tableau Nº 3 : TCHÉCOSLOVAQUIE
Tableau 4 : ROUMANIE
La Roumanie sort très affaiblie de la guerre ; affaiblie à cause de sa participation aux côtés de l'Allemagne, affaiblie à cause des destructions de la guerre mais, aussi et surtout, par la perte de grandes portions de territoires qu'elle avait acquis à la fin de la guerre de 1914-18 et qui, pour la Bessarabie, fait retour à la Russie sous la forme suivante : la plus grande partie forme la RSS de Moldavie, une autre partie est annexée à l'Ukraine, ainsi que la Bukhovine. C'est une très grosse amputation pour la Roumanie.
Les Réparations, fixées par la Russie à la signature du traité de paix, se montent à 300 millions de dollars ; tous les avoirs allemands sont confisqués au profit de la Russie.
Dans ces conditions, on s'explique aisément qu'en 1946 le commerce extérieur roumain ne pouvait être brillant. Les importations des États-Unis doivent probablement comporter, à cette époque, une partie importante de machinerie nécessaire à la Roumanie pour la remise en marche de son industrie du pétrole qui est vitale pour elle. Un exemple intéressant montrera la nature des exportations roumaines et ce qu'elles peuvent rapporter :
- En 1945[1], la Roumanie produit 4.763.067 T. de pétrole ; Elle en exporte 3.320.000 T. dont 2.959.846 T. sont livrées à la Russie a titre de réparations et 191.134 T. seulement sont exportées en Russie, Hongrie, Bulgarie et Angleterre.
Tableau 5 : HONGRIE
La Hongrie qui sort également terriblement éprouvée de cette guerre a, en plus de ses destructions, 200 milliards de dollars de réparations à payer à la Russie. La crise interne, qui a suivi la guerre, a vu la Hongrie devenir un des pays en tête des pays inflationnistes du monde, après la chine. Ce qui montre tout au moins de réelles difficultés de réadaptation.
Tableau 6 : BULGARIE
La Bulgarie, elle, sort à peu près indemne de la guerre et sa situation se traduit immédiatement dans la situation de son commerce extérieur qui est sensiblement le même qu'en 1938. Seuls les avoirs allemands sont confisqués par la Russie au terme du traité de paix. Elle est nettement favorisée par rapport aux autres anciens alliés de l'Allemagne à tous points de vue ; nous verrons plus loin les raisons politiques de cet état de choses et ses conséquences.
La fédération yougoslave, affaiblie par la résistance acharnée que les groupes de partisans, formant une véritable armée, ont opposée à l'Allemagne, fait cependant bonne figure. Décidée à une industrialisation forcenée, la Yougoslavie importe du matériel d'équipement. Dans son commerce extérieur, la Russie n'a fait que remplacer l'Allemagne comme client, tandis que l'Angleterre et les États-Unis surtout deviennent ses principaux fournisseurs.
La récente crise yougoslave a révélé qu'alors que les autres pays d'Europe orientale tendaient à restreindre leur commerce direct avec les anglo- américains, la Yougoslavie, au contraire, tendait à accentuer l'état de fait actuel et antérieur, en demandant le déblocage de dollars et en traitant l'exportation de bois de mine et autres produits avec l'Angleterre, sans doute pour équilibrer la balance commerciale avec ce pays.
Que l'Europe a perdu la place qu'elle avait sur le marché mondial, qu'elle soit passée successivement de plus de la moitié des exportations à la place qu'elle occupe aujourd'hui où elle importe plus qu'elle n'exporte, et des produits fabriqués comme des moteurs et des machines, ce n'est pas la place ici de l'examiner dans le détail mais c'est surtout vrai pour l'Europe orientale d'une part et occidentale d'autre part.
Encore avant la guerre, l'Allemagne et l'Angleterre figuraient au premier plan du commerce extérieur, à l'intérieur de l'Europe orientale. La place a été occupée immédiatement par la Russie. L'Angleterre a tenté de reprendre la place qu'elle occupait avant la guerre. Les États-Unis ont essayé de s'y introduire pour devenir les principaux fournisseurs : prendre la place de l'Allemagne et évincer les autres pays. Tous les pays directement limitrophes de la Russie ont été intégrés par divers moyens au bloc russe et leur commerce extérieur se fait pour l'essentiel avec ce pays. Des importations de machinerie sont encore fournies par les États-Unis et cela parce que ces pays ne peuvent pas faire autrement. La Russie, elle-même, désirerait poursuivre avec les États-Unis des relations commerciales réduites pour ses approvisionnements en outillage. Mais, pour l’essentiel, la Russie devient la maîtresse incontestée du commerce extérieur de ces pays. Il n'y a pas là une question uniquement d'imposition brutale, par la force mais d'intérêts nationaux traditionnels du commerce de ces pays d'Europe qui, en l'absence de l'Allemagne se retournent naturellement vers la Russie : la Pologne, la Tchécoslovaquie, la Hongrie, la Roumanie et même la Bulgarie. Ces pays font des échanges commerciaux traditionnellement au maximum à l'intérieur de l'Europe et avec leurs voisins, exportant très peu outre-mer. De toute façon, il n'y avait plus place en Europe pour les capitaux anglo-américains. L'Allemagne les avait expulsés par la violence ; la Russie les expulse également. Ceci est également le reflet d'une situation européenne où ces capitaux ne peuvent plus prendre place s'il y a une grande puissance européenne, comme le fut l'Allemagne en 1939 et comme est aujourd’hui la Russie. Il y va ici des intérêts nationaux des petits pays subalternes qui ont meilleur compte, dont les intérêts sont plus liés à la présence d'une grande puissance européenne continentale plutôt qu'a l’Angleterre, puissance décadente devant la montée américaine. Dans ces conditions, la classe capitaliste des pays de l'Europe orientale est naturellement tournée vers la participation à un bloc européen avec, comme centre, une grande puissance comme l'était l'Allemagne ou comme l'est aujourd’hui la Russie. Cependant, si les intérêts économiques sont tels, la politique voit plus loin. La politique de l'Allemagne en 1939 a besoin de brusquer, elle ne peut attendre de faire de la propagande pour "l'Europe-Unie" et pour organiser économiquement cette Europe. Elle est contrainte de faire la guerre sous peine de mourir d'asphyxie. Le fait qu'elle soit contrainte de brusquer les opérations est une marque de faiblesse, un expédient. La réalisation de l'unité européenne par la force rencontre la résistance des pays parce qu’ils ne croient pas à la victoire de l'Allemagne.
Aussitôt que celle-ci consolide ses victoires, elle rencontre une beaucoup plus grande audience. En tous les cas, la Roumanie, la Hongrie, la Bulgarie s’intègrent aux côtés de l'Allemagne plus facilement, comme ils trouveront un changement politique rapide en faveur de la Russie, parce que leurs intérêts sont plus immédiatement liés à ceux de la grande puissance européenne. La Pologne et la Tchécoslovaquie avaient besoin que la puissance de l'Angleterre et de la France en Europe soit beaucoup amoindrie pour tourner leur regard vers le pays grande puissance européenne. Il se trouve que c'est la Russie ; il aurait très bien pu se faire que ce soit l'Allemagne.
Mais les lendemains politiques ne sont rien moins que sûr. S'il y a une fraction de la classe capitaliste d'une Nation qui représente, au pouvoir de l'État, les intérêts immédiats de cet État, il n'en reste pas moins que plusieurs conjonctures peuvent être envisagées pour l'avenir de cet État. C'est uniquement sur ce fait que naissent, se développent et meurent les divergences politiques au sein d'une classe capitaliste et, bien entendu, ce sont les couches les plus défavorisées par la politique d'un quelconque État qui serviront à l'opposition comme terrain d'élaboration et comme masse de manœuvre, jusqu'au jour où le pouvoir de cet État tombera, pour une raison ou pour une autre, dans les mains de cette opposition. Alors, les mêmes mécontents serviront aux nouveaux oppositionnels.
Nous allons examiner plus loin, quelques cas concrets : la Bulgarie particulièrement. Nous ne parlerons pas ici de la Tchécoslovaquie dont un camarade a parlé en détail au moment de la prise du pouvoir par les staliniens.
Un fait d'ores et déjà important à souligner au sujet de la Yougoslavie. La Russie n'a fait que prendre la place de l'Allemagne dans son commerce extérieur mais, contre tous les autres pays de l'Europe orientale, elle est loin d'y occuper la première place. Ce sont les États-Unis et l'Angleterre qui occupent cette place. En tant que puissance danubienne, la Yougoslavie est politiquement aux côtés des pays centre-européens ; mais, en tant que puissance ayant un large débouché sur l'Adriatique et par là sur la Méditerranée, le problème se trouve différent. Surtout que la Yougoslavie vise, par l'importance de son commerce extérieur, par le plan quinquennal d'industrialisation, à une place très importante en Europe orientale, à la place maîtresse de la confédération balkanique. Mais elle rencontre ici un adversaire dans la Bulgarie qui brigue la place. Elle vise à la place maîtresse dans la confédération danubienne, mais rencontre un adversaire dans la Tchécoslovaquie, plus continentale qu'elle et dont l’appareil industriel est autrement puissamment assis. Enfin, elle trouve un adversaire dans la Russie. La Russie préfère s'appuyer, dans sa politique danubienne, sur la Tchécoslovaquie, pays qui, dans la conjoncture actuelle, est un allié plus sûr, d'abord parce que plus immédiatement proche, ensuite parce qu'ayant une puissance industrielle déjà constituée ; elle préfère s'appuyer sur la Bulgarie dans sa politique balkanique parce que la Bulgarie est une puissance de Nième ordre, qu'elle peut la tenir plus immédiatement sous sa main, qui a beaucoup à faire oublier et sera par là un allié plus servile. Dans ces conditions, la tendance de la montée de la puissance yougoslave se trouve entravée en Europe orientale ; il ne lui reste qu'à se soumettre ou à ruer dans les brancards.
C'est là la cause principale de la politique plus "dure" de la Yougoslavie, et c'est également là la cause essentielle de ses frottements sérieux avec le Kominform.
L’exemple de la Bulgarie illustrera de la meilleure façon l'adaptation d'un État à de nouvelles tâches politiques, cela en fonction de l'évolution de la situation générale (les évènements sont décrits dans le "Monde" du 30 mai 1945 sous le titre : "La Bulgarie depuis 1939") :
Il s'agit de la politique pro-Allemagne de Boris :
Dès sa naissance, la Résistance nationale est un organisme fondamentalement bourgeois qui se pose comme but l'organisation de la Nation après la défaite de l'Allemagne et du gouvernement qui pratique la politique pro-allemande. La Résistance prend également, dès sa naissance, le caractère des intérêts capitalistes en jeux. L'alliance des différentes démocraties contre l'Axe. Cependant, en Europe orientale, contrairement à ce qui se passe en Europe occidentale, les pro-russes sont ceux qui dominent les autres éléments du Front National. C'est que, à l’intérieur du "bloc démocratique", la géographie politique russo-américaine détermine l'orientation et la tendance des différentes bourgeoisies. En France, les FTP staliniens sont des alliés que l'on supporte, mais la haute main sur la Résistance est, au travers du CNR, entre les mains des groupes orientés vers les pays anglo-saxons parce que les intérêts de la France sont, en cas de défaite de l'Allemagne, plus immédiatement liés à ces puissances. Ce n'est toutefois pas par hasard si les staliniens sont, dès cette époque, les ultra- nationalistes : ils sont déjà, à l'époque, une représentation des éléments qui se plient le moins à l'asservissement de la France à l'Amérique et, plus naturellement, orientés vers une alliance avec la Russie pour une politique plus "dure" vis-à-vis de l'Allemagne et où la France participerait pour une grande part au dépècement du vaincu. D'un point de vue français, cette politique rencontre une très large audience et c’est ce qui explique la montée en flèche du PCF après la "libération". Mais en regard des intérêts généraux, le grand capitalisme français a, malgré l'avilissement de sa situation (réduit au rang de "petit vassal"), plus immédiatement besoin des États-Unis qui peuvent d'ailleurs aussi l'aider plus immédiatement. Dans ces conditions, l'élément dominant ne sera pas stalinien, quoique ce dernier aura une très forte influence. Par contre, en Europe orientale, les staliniens, même n'ayant pas une aussi grande influence au début dans certains pays, pourront acquérir rapidement cette influence à la faveur d'une conjoncture politique où la Russie devient le poids principal en Europe orientale à la chute de l'Allemagne. Et la preuve que dans ces pays, les intérêts de la bourgeoisie sont représentés et entendent y être tous défendus, c'est d'abord la participation dans les différents Fronts Nationaux de groupes politiques qui, après l'effondrement de l'Allemagne et quand l'antagonisme russo-américain aura pu se donner libre cours, devront disparaître. Ils prendront de nouveau le "maquis" (comme voulait le faire Michaïlevitch en Yougoslavie) ou s’expatrieront (comme Mikholaiczyck en Pologne), pour, en attendant le dénouement de la situation présente, représenter les intérêts nationaux en vue de la réadaptation de l’État aux situations qui pourront éventuellement se présenter.
En Bulgarie, la défaite allemande pose de nouveaux problèmes pour l’État capitaliste bulgare, "…la fortune changeait de camp, écrit le "Monde", … il s'agissait pour la Bulgarie, à l'heure de la débâcle allemande, de sortir du mauvais pas où elle s’était fourvoyée. Des cabinets se succédèrent dans un effort désespéré pour traiter avec les anglo-saxons à qui l'on a déclaré la guerre. Un cabinet Mouraviev, composé de démocrates et d’agrariens de droite, offre même une participation aux communistes. Comme si cela pouvait suffire, alors que les russes tout puissants déferlaient en Roumanie jusqu'à la frontière bulgare !
Les russes le firent tout de suite comprendre et rudement, en déclarant, le 5 septembre, la guerre à la Bulgarie.
Le 9 septembre, un coup d'État monté par l'actuel ministre de la guerre, le général Veltchev, membre du Zveno, réussissait grâce à l'appui du commandant en chef des troupes bulgares, le général Marino, et donnait enfin le pouvoir au Front démocratique de la Patrie. L'armistice était bientôt conclu …etc… etc.”
Et l'on peut ajouter que la Bulgarie, grâce à ce tour de passe-passe, grâce à cette adaptation ultra-rapide aux circonstances, sort indemne de la guerre. Le roi Boris, pro-allemand, en faisant la politique de Hitler, avait reçu en compensation un large territoire en Grèce et du territoire en Roumanie. Dimitrov sauve sa patrie en conservant, malgré l'échec de Hitler, le principal de l'acquis de Boris et la situation de la Bulgarie dans les Balkans acquise dès cette époque.
En Roumanie, l'adaptation fut plus dure parce que de larges intérêts capitalistes étaient traditionnellement rattachés à l'Angleterre. Plus dure encore celle de Tchécoslovaquie où les intérêts capitalistes liés au capitalisme anglo-saxon étaient encore plus forts. Cependant, l'adaptation a dû se faire devant la nouvelle orientation de la politique économique de l'Europe centrale autour de la Russie :
Si l'on comprend que le stalinisme représente, dans tous ces pays, une politique d'État capitaliste liée, pour des intérêts nationaux momentanés, à la grande puissance européenne du moment qu'est devenue la Russie, on comprendra aisément que les petits pays vaincus n'ont rien de mieux à faire, pour l'instant, que de s'aligner sur la politique de ce pays ; mais, on comprendra aisément aussi qu'un pays plus fort, moins proche immédiatement de la Russie, dans le camp des pays vainqueurs, comme la Yougoslavie, ait, sur des questions d'intérêts nationaux, des litiges ou des frictions qui se traduisent par des luttes politiques.
Le Parti Communiste Yougoslave, représentant de ces intérêts, les défend.
L’axe, pour comprendre la question yougoslave, est d'abord de comprendre que la politique des partis staliniens, où qu’ils soient, se pose comme voulant donner à l'État de la Nation une certaine orientation politique tendant à garantir l'indépendance et l'intégrité de la nation. Le nationalisme et le chauvinisme stalinien n'est pas de la démagogie ; il est lié, en tant que moyen au but, en tant que contenu idéologique, à la nature de classe du contenant. La forme de l'État stalinien, comme "démocratie" autoritaire, est un capitalisme d'État attachant la classe ouvrière à la politique nationale de ce capitalisme. L'organe essentiel de ce rattachement est le syndicat, le parti étant le milieu où sont formés et recrutés les cadres pour la direction de cet État en même temps que le "guide vigilant de la Nation", c'est-à-dire le soutien, partout et par tous les moyens, de cet État. Toute politique d'État cherche à établir un équilibre entre les classes qu'il entend gouverner ; la politique stalinienne entend réaliser cet équilibre en intégrant dans la Nation la classe ouvrière dont le capitalisme d'État a besoin pour réaliser ses plans économiques. Le fonctionnement de la "démocratie" dite "libérale" intègre la classe ouvrière dans la Nation en faisant participer les syndicats et les partis "ouvriers" à la machine étatique parlementaire, constamment remaniable selon les besoins du moment. Les syndicats sont des organismes consultatifs, les partis “ouvriers” participent honnêtement à la gestion de l'État. Quand le besoin s'en fait sentir plus immédiatement, on porte plus d'attention aux syndicats et aux partis ouvriers ou, au contraire, on fait une politique plus nettement "réactionnaire", comme le dit le vieux jargon politique.
Dans les pays de "démocratie" autoritaire, la classe ouvrière est intégrée à la Nation d'une façon beaucoup plus solide, plus cimentée. Les syndicats – qui, en "démocratie" parlementaire sont de simples rouages de l'État, des organismes consultatifs - deviennent entièrement intégrés à l'État en "démocratie" autoritaire de capitalisme d'État ; ils sont fondus dans l'État qui prend l'allure d'un organisme immensément hypertrophié et dépersonnalisé, où la classe ouvrière rencontre en face d'elle ses propres délégués syndicaux comme des agents salariés du capital en son propre sein. La police et la discipline du travail est directement le rôle du syndicat, rôle qui bien entendu est lié à toute une émulation du travail et du "rôle grandiose tenu par la classe ouvrière dans la Nation". La classe ouvrière - qui, traditionnellement, était habituée à réclamer pour qu'on lui porte attention et qu'on lui jette de temps en temps un os à ronger, qui avait traditionnellement l'habitude d'être considérée comme la dernière roue du carrosse capitaliste - devient, avec la montée du capitalisme d'État, une des roues principales et l'objet d’attentions toutes spéciales, elle est "instruite" et corrompue idéologiquement à l’aide de tout un matériel de propagande spécialement étudié à son intention par des spécialistes des "questions ouvrières", minée de mouchards syndicaux et politiques, soigneusement contrôlée, scrupuleusement dirigée sur le lieu même du travail. Et, quoique les staliniens ne soient pas les seuls à employer ces méthodes que tout capitalisme d'État emploie, ce sont eux qui ont poussé au maximum la participation ouvrière à l'État, l'enrégimentement idéologique et politique "de la grande masse du peuple".
La Yougoslavie est un complexus tout à fait original. Pays essentiellement agricole, composé d'une masse paysanne représentant à peu près de 80 % de la population, paysannerie extrêmement arriérée, elle désirait, à la chute des pays européens du bloc de l’axe, prendre, dans son coin, une importance que l'absence de l'Allemagne et de l'Italie lui donnait espoir d'acquérir. Elle s'engage dans un programme d'industrialisation à outrance sur le plan intérieur et, sur le plan extérieur, elle se prépare à jouer en Europe, grâce à Trieste qu'elle espère acquérir sur le dos de l'Italie vaincue et à un rôle dominant dans une fédération balkanique et danubienne ainsi qu'à l'alliance avec la Russie, le rôle de pont entre l'Orient et l'Occident. En même temps, grâce à son effort d'industrialisation, elle vise au rôle dominant dans la Fédération balkanique. La situation au lendemain de la "libération" pouvait lui laisser ces espoirs. Nous avons déjà signalé la situation particulière de son commerce extérieur, le seul pays d’Europe orientale gouverné par un parti communiste et ayant l'essentiel de ses fournitures venant des pays anglo-saxons, décidé d'ailleurs à poursuivre une politique économique que dans le sens d’échanges avec ces pays comme les évènements récents l’ont montré.
Cependant, la Russie a vendu Trieste pour des avantages politiques propres à elle ; elle a fait un marché, en son intérêt propre en Europe, qui tend à amadouer l'Italie dans l'espoir d'en déloger les américains un jour, et cela sur le dos de la Yougoslavie. Et, non seulement les Yougoslaves s'inquiètent du sort futur de Trieste - qu'ils étaient pour le moins capables de vendre eux-mêmes contre des avantages ou contre-parties dont ils auraient bénéficié -, non seulement ils pensaient avoir le droit, de par leur situation de vainqueurs, de disposer eux-mêmes de Trieste, mais encore ils s'inquiètent que la situation d'une Italie favorisée ne les amoindrisse en fait et n'entrave la réalisation de leur rêve de grande puissance méditerranéenne. D'autre part, la Yougoslavie, initiatrice pendant la guerre d'un projet de fédération balkanique et danubienne, se voit préférer la Bulgarie et Dimitrov dans le rôle dirigeant de cette entreprise, et voit ses projets de devenir une grande puissance économique dans le bloc russe d'Europe orientale annihilés par la rentrée triomphale de la Tchécoslovaquie qui devient immédiatement l'objet de soins tous spéciaux du Kremlin. Dans ces conditions, on s'explique très bien l'attitude du Parti Communiste Yougoslave en tant que représentant des intérêts nationaux du capitalisme de cette fédération de pays. Les accusations que Tito a reçues du Kremlin sont plus de nature à renforcer sa position à la tête de cet État. De telles accusations nuiraient beaucoup plus à un parti comme le parti stalinien français qui, en tant que parti d'opposition en France en verrait plutôt sa force amoindrie. Le parti stalinien français n'en a pas moins eu ses divergences avec Moscou sur la question de l'internationalisation de la Ruhr. Il n'est pas tellement certain que le Parti communiste Français, s'il se trouvait au pouvoir en France dans la conjoncture actuelle, serait aussi fermement, même en apparence, cimenté au Kominform ; Thorez n'a-t-il pas déclaré qu'il n’était pas contre le plan Marshall "en soi" mais seulement pour une meilleure utilisation qui laisse à la France une plus totale indépendance nationale.
Le monde capitaliste est une totalité d'entités capitalistes dont la science économique peut étudier l'évolution ou les rapports internes en le considérant comme une totalité. Mais totalité n'a jamais voulu dire unité. Chaque entité capitaliste constitue un antagonisme pour le voisin. La constitution d'unions entre entités capitalistes n'a jamais été autre chose que des unités entre des antagonismes qui s'effaçaient devant un antagonisme plus puissant, dominant sur le moment tous les antagonismes et les faisant passer au second plan. Cela ne veut donc pas dire, parce qu'il y a un bloc impérialiste ou la constitution d'un tel bloc, que nous assistons à l'unité de plus en plus grande du monde capitaliste. Cela veut dire, au contraire, qu'au-dessus des antagonismes traditionnels, qu'au-dessus des antagonismes entre les différentes entités capitalistes, d’autres antagonismes plus forts s'élèvent qui dominent le moment et qui font que l'attention générale est dominée par cet antagonisme ; mais tous les autres antagonismes subsistent et même le fait qu’ils sont étouffés momentanément implique qu'ils devront un jour éclater. Le monde capitaliste est constitué d'antagonismes fondamentaux et historiques : antagonisme entre le prolétariat et la classe capitaliste et antagonismes nationaux au sein de la classe capitaliste. Ce n’est pas parce que, à un moment dans l’histoire, le prolétariat prendra la première place en degré d’importance dans les antagonismes du monde capitaliste que les antagonismes inter-capitalistes disparaîtront ; ils pourront, peut-être, s'estomper momentanément et localement, mais ils ne disparaîtront qu'avec le capitalisme lui-même. Les antagonismes inter-impérialistes, quoique d'une nature de classe capitaliste, ne font pas disparaître les autres antagonismes de la société. Ils apparaissent quand l'antagonisme prolétariat-classe capitaliste est estompé. Ils estompent eux-mêmes momentanément les autres antagonismes inter-capitalistes mais les laissent subsister entiers et, à l'occasion, en suscitent de nouveaux. En conséquence, toute théorie qui consiste à voir le monde capitaliste comme une unité face au prolétariat et faisant la guerre en vue de le détruire consciemment, ou bien voyant la société actuelle comme étant constituée par un seul antagonisme entre deux grandes unités : le capitalisme d'une part et le stalinisme d'autre part (théorie qui conduit à poser le problème absurde du super-impérialisme après la suppression d'un des antagonistes), ces théories perdent le contact avec la réalité du monde capitaliste décadent dont la tendance est, malgré des antagonismes inter-impérialistes qui font apparaître le monde capitaliste comme momentanément formé de deux unités uniques aux prises ; au contraire, le monde capitaliste décadent va vers la désagrégation, la désintégration, la dissociation, la dislocation des unités. Et le capitalisme d'État -qui apparaît comme l'unité la plus absolue de la Nation, de la classe capitaliste- révèle, au contraire, des antagonismes en puissance au sein même du monde de la classe capitaliste, antagonismes inconciliables et qui vont en s'accentuant. C'est, dans la mesure où l'on comprend les antagonismes inter-impérialistes comme des super-antagonismes, que l'on peut comprendre qu'ils ne deviennent souvent que l'occasion ou le prétexte, dans certains cas particuliers, pour mettre de l'huile sur le feu sur des antagonismes déjà existants leur donnant une violence, une acuité qu'ils n'auraient peut-être pas pris dans d'autres périodes du capitalisme. Un nouveau regard sur la situation aux Indes ou en Palestine peut nous en convaincre. Un regard sur la situation en Grèce ou en Chine nous donne une image de l'acuité des antagonismes inter-capitalistes à l'époque du capitalisme d'État, au sein même de deux tendances profondément nationales de la classe capitaliste, et dont l'antagonisme actuel entre la Russie et les États-Unis n'est que le prétexte.
La tendance du capitalisme décadent au schisme de plus en plus grand, au chaos, c'est là que réside la nécessité essentielle du socialisme voulant réaliser le monde comme une unité. La lutte pour le socialisme commence par poser, comme principe premier, l'unité des prolétaires du monde entier en vue de réaliser un monde dont la réalisation par le prolétariat le niera en tant que classe, par la négation de tous les antagonismes entre les classes.
La phrase "Prolétaires de tous les pays, unissez-vous !" garde tout son sens profondément révolutionnaire ; c'est de cette union seule que prendra fin la décadence du monde et la destruction de la société.
Philippe
[1] Extrait des “Cahiers de l’Economie Soviétique” nº II
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