Dans tous les pays du monde, le premier Mai 1948 va servir d'occasion et de prétexte pour mobiliser les masses ouvrières. Tous les États, officiellement ou officieusement, les partis politiques, les organisations syndicales vont rivaliser d'ardeur et montrer leur habileté dans le mouvement d'enveloppement et d'abrutissement universel de larges masses, et l’église elle-même viendra apporter sa bénédiction divine.
Le premier Mai a cessé d’être une journée de manifestation de l'unité internationale de prolétariat pour devenir une journée internationale de manifestation de son asservissement idéologique au capitalisme.
Et rien n'indique mieux cet asservissement que le fait de la pénétration au sein prolétariat des idées nationales, du bien-être, de la grandeur, de la libération ou de la défense nationale. De symbole de l'internationalisme prolétarien, le premier Mai est devenu un moyen supplémentaire extrêmement subtil et très efficace de pénétration idéologique par la classe ennemie.
Des groupements se disant révolutionnaires, comme les anarchistes et les trotskistes, prétendent redonner au premier mai son caractère de classe, son caractère révolutionnaire. Ils appellent les ouvriers à "reconquérir" le premier Mai. Ce faisant, ils montrent leur attachement infantile et superstitieux à l’enveloppe et non au contenu, à la phrase plus qu'à son essence.
Nous savons combien est fort l'enchaînement de la tradition ; c'est là un des secrets qui a toujours servi et permis aux classes conservatrices de maintenir leur domination sur les masses opprimées. La continuation de la lutte révolutionnaire et émancipatrice du prolétariat ne se fait pas par la fidélité aux rites traditionnels, aux symboles sacrés, aux images saintes ; au contraire, c'est en se libérant de tout ce fatras superstitieux et fétichiste que l'on peut poursuivre l'action révolutionnaire.
Le prolétariat n'a plus besoin d'une journée internationale de grève transformée, aujourd’hui, en fête nationale du travail. Le gréviste du premier Mai, aujourd’hui, ne marque en rien une conscience de classe par rapport au non-gréviste ; et souvent, c'est le contraire qui est vrai. Aussi, n'hésitons pas à nous désolidariser et à nous placer en dehors de toute l'agitation, en dehors de tous les appels à la grève. Entre l'affirmation de la lutte de classe qui est la nôtre et la grève-manifestation de ce premier de Mai, qui rassemble physiquement les ouvriers sur un fond de destruction de leur conscience révolutionnaire, il ne peut y avoir rien de commun mais, au contraire, opposition intransigeante, absolue.
En tant que journée de lutte de classe, le premier Mai appartient intégralement au passé, à l'histoire du mouvement ouvrier. Il exprime une étape historique de formation du prolétariat, de sa prise de conscience ; il est lié à cette période d'ascension du capitalisme pendant laquelle le prolétariat devait et ne pouvait lutter que pour des revendications immédiates, pour l'obtention, par sa lutte, de réformes économiques et politiques, dans l’intérêt de sa classe. La lutte pour le suffrage universel, pour le droit d'association, pour le droit syndical, pour la liberté de la presse, pour la journée de huit heures, voilà le contenu concret de la journée du premier Mai.
Avec la fin de cette période du capitalisme, c'est la fin des possibilités internes de réformes du régime, en même temps que la fin nécessaire de la lutte du prolétariat pour ces objectifs limités, désormais stériles.
Le déclin du capitalisme, faisant de la guerre permanente et des destructions catastrophiques le mode de vie de la société, donne à la mission historique du prolétariat un objectif concret, immédiat et pratique.
Sa lutte ne peut désormais avoir un caractère de classe que dans cet objectif : la lutte révolutionnaire permanente pour la destruction du régime et de l'État capitaliste.
La mobilisation du prolétariat sur la base des objectifs du passé, c'est son immobilisation dans le présent et l'interdiction d'une orientation vers l'avenir. Les objectifs passés et les traditions servent ainsi de voie d'accès largement ouverte à la pénétration corruptrice de l'idéologie capitaliste, en même temps qu'ils deviennent un barrage enrayant et contredisant la marche en avant de l'esprit révolutionnaire de la classe.
Ce n'est pas l'accaparement par les partis socialistes et staliniens - qui, en donnant aux manifestations du premier Mai des objectifs nationalistes, lui enlève son caractère de classe - qu'il importe de dénoncer ; ce qui plus important, c'est de comprendre que c'est la nature de cette journée, intimement et inséparablement liée à la lutte pour des objectifs aujourd’hui dépassés et périmés, qui permet l'utilisation et l'accaparement de cette manifestation traditionnelle par ces partis au profit du capitalisme.
Le capitalisme sait qu'en emprisonnant le prolétariat dans le passé, il lui interdit l'avenir et il s'y emploie de toutes ses forces. Surtout les socialistes et les staliniens, ces principales forces agissantes du capital au sein du prolétariat, prouvent, par leur exaltation de la tradition du premier Mai, avoir compris cela ; autant les anarchistes, trotskistes et autres groupes prouvent, en cette circonstance comme en tant d'autres, n'avoir rien compris ; et, sans se rendre compte et tout en bêlant, ils suivent le capitalisme, la corde (de la tradition) au cou.
Les révolutionnaires doivent une bonne fois pour toutes se libérer d'un sentimentalisme dissolvant et comprendre que la journée du premier Mai, en tant que manifestation de lutte de classe, appartient désormais à l'histoire du mouvement ouvrier.
La journée du premier Mai, en tant que manifestation du présent, ne peut contenir la lutte de classe ; elle est et ne peut être qu'une manifestation d'asservissement du prolétariat, une journée du capitalisme.
Internationalisme
Nous avions montré, dans un précédent article, comment les journaux bourgeois manifestaient à leur manière une certaine "compréhension" politique, et cité "Le Monde" et une de ses enquêtes en Hongrie. Nous revenons aujourd’hui au même journal, qui a su estimer correctement le sens des trois grands discours prononcés en France le 18 Avril.
C'était le jour des élections italiennes. De Gaulle à Marseille, Thorez à Paris et Schumann à Poitiers prenaient la parole. Les trois forces dominant la situation en France (le RPF, le parti stalinien et… la "troisième") firent connaître une nouvelle fois, par leur bouche, alors que se réglait en Italie l'équilibre des deux blocs qui dominent l’Europe, leur programme et leur politique intérieure. On disait partout que, dans les événements qui présidaient à cette journée, le sort du "communisme" était en jeu. Et l'on prévoyait qu'une opposition sociale séparait les partis dont les leaders prenaient la parole, que celle-ci allait éclater ouvertement pour apparaître à travers les discours. Leurs thèmes exprimeraient des contenues de classe différents et creuseraient un fossé entre les staliniens et leurs adversaires.
C’est du moins ce que pouvaient attendre staliniens et stalinisants de tous poils, en particulier les diverses variétés de trotskistes. Nous leur laisserons le soin, maintenant que les paroles ont été prononcées, de décanter le contenu "prolétarien" qu'à un titre ou à un autre ils croyaient trouver dans le discours de Thorez, et de nous dire en quoi les prises de positions que ce discours exposait marquent une délimitation de classe par rapport au RPF et au gouvernement. Pour nous qui estimions qu'aucune opposition sociale fondamentale (sinon une opposition séparant trois facteurs internes au capitalisme) n'existe plus entre les partis spécifiquement bourgeois et les partis ex-ouvriers, nous n'attendions rien d’autre que ce qui fut. Nous savions qu'aucune opposition essentielle n'apparaîtrait entre les trois discours du 18 avril. L'examen des textes ne laisse plus aujourd’hui aucun doute.
C'est sur ce point que "Le Monde", journal "authentiquement" bourgeois nous intéresse : il partage, après l'expérience, le même point de vue que nous. Et c'est une leçon qui a bien sa valeur parce que l'opinion bourgeoise traditionnelle reflète un pourrissement idéologique et politique moindre que celui des partis qui se parent indûment des oripeaux de la classe ouvrière. Son appréciation est donc à considérer, dans certaines limites naturellement. Elle éclaire utilement la situation pour les révolutionnaires, dans la mesure où elle reflète un sens de classe averti : celui de la classe capitaliste.
C’est le moment de se rappeler que Lénine commençait ainsi sa "Maladie infantile du communisme" :
"Je dédie cette brochure au très honorable Mr. Lloyd George en signe de reconnaissance pour le discours quasi marxiste – et en tout cas éminemment utile aux bolcheviks du monde entier - qu'il a prononcé le 18 Mars 1920."
Lénine estimait alors que l'homme d'État anglais avait pu donner une leçon aux ténors de la deuxième internationale parce qu'il s'était placé franchement et cyniquement du point de vue de sa classe, la bourgeoisie. "Le Monde", dans son commentaire des discours du 18 Avril, n'a pas fait autrement.
"Trois villes, trois hommes, trois discours…" écrit Mr Jacques Fauvet. À Marseille, le général de Gaulle a défini la charte politique de son rassemblement devant une foule qui continue de voir en lui quelqu’un de plus grand qu’un chef de parti. Le passé, la gloire sont ici mêlés au présent et l'histoire à la politique.
À Paris, Mr Maurice Thorez a développé le programme de son parti devant un rassemblement de jeunes et de femmes qu'il a convié à aller "au-devant de la vie". Car c'est l'avenir qui se trouve ici éclairer le présent, et la philosophie (?) éclairer la politique.
À Poitiers enfin, Mr Robert Schumann a fait démocratiquement un rapport de gestion devant des hommes débonnaires dont les réalités quotidiennes retiennent tous les soins. Car c'est ici le présent qui se suffit à lui-même.
On ne saurait ainsi imaginer d'auditoires, d'auditeurs et de thèmes plus différents. Mais tous, en même temps, se retrouvent pour souhaiter quelque rassemblement, chacun le voulant pour soi et autour de soi, chacun aussi pressentant que la réforme des chaires ne dispense point les hommes de réformer eux-mêmes. Le général de Gaulle veut restaurer la "moralité", Mr Maurice Thorez "le sens moral" et Mr Robert Schumann "l'homme en lui-même". Point de politique pure apparemment que tout cela". (Le Monde, 20 Avril 1948, p. 1, 2º colonne)
Ce n'est point un hasard si ce journaliste conclut, avec le verbiage agréable qui sied à un grand journal capitaliste, qu'il n'y a aucune "politique pure" dans les thèmes respectifs des trois discours. Également, si ce sont les belles phrases moralisantes, opiumantes ou autres qui lui sont apparues comme le point de contact ou de rupture des trois forces en présence. C'est simplement qu'avec une bonne foi estimable, il n'a trouvé dans les discours… que de la phrase. On sait bien qu'à d'autres époques les confrères de Mr Fauvet ne s'y trompaient pas et distinguaient fort correctement dans les luttes idéologiques, apparemment recouvertes d'un même vocabulaire, le bon grain bien-pensant de l'ivraie révolutionnaire. Le même sens de classe - qui faisait alors reconnaître dans les "utopies" communistes un réel danger social - se retrouve aujourd’hui sous la plume du journaliste du "Monde" lorsque celui-ci affirme avec bonhomie que les trois discours ne sont socialement qu'un duel du verbe.
Cette opinion n'est pas que celle de Mr. Fauvet. On la retrouve dans une autre colonne du même journal où est publié son article. Mr. Rémy Roure écrit, en effet, dans le même sens que son collègue :
"Nous n'avons entendu hier que des paroles d'apaisement, des appels à l'union de tous les français, des mots d'ordre de "rassemblement" pour le salut du pays. Partout, des mains ouvertes déversant des promesses. Il n'y aurait, semble-t-il, qu'une conclusion à tirer de tant d'éloquence fraternelle : un vote, demain, unanime pour le gouvernement de Mr Robert Schumann, une majorité qui comprendrait, au nom du pays, l'unanimité de l’assemblée." (id. colonne 4)
Cette unanimité des collaborateurs du "Monde" à ne voir dans les propos de Gaulle, Schumann et Thorez que l'expression d'un même contenu social, d'une "politique" qui reste inscrite dans un même cadre, celui de l'"unanimité", est donc édifiante pour nous. Rendons hommage : elle est parfaitement correcte.
Le point faible, évidemment (mais il faut bien qu’une pensée bourgeoise trouve quelque part son point faible…), c'est lorsqu’il s'agit d'expliquer pourquoi, malgré une substance identique, les discours des chefs des trois forces politiques en présence appellent néanmoins à la lutte. Rémy Roure note qu'à première vue la conclusion qu'on devrait tirer serait que le gouvernement Schumann trouvera demain un "vote unanime" ; mais il ajoute aussitôt qu'en réalité il n'en va pas ainsi : "Nous n’en sommes pas là. La main de Mr. Maurice Thorez ouverte à "tous les français" - catholiques, socialistes, républicains, "résistants" - se détourne de celle du président du conseil qui, d'ailleurs, pensons-nous, ne le regrette pas." (id.)
Pourquoi cette opposition de politiques en dépit de l'identité des phraséologies ou des programmes ? Évidemment, cela reste pour la bourgeoisie française et ses auxiliaires, un mystère qu'ils ne peuvent comprendre. La transformation structurelle que le capitalisme vit de nous jours, transformation conduisant au capitalisme d'État, lui échappe au moins dans son intégralité et dans sa signification.
Sans doute, comprend-elle bien que les conflits politiques intérieurs reflètent les antagonismes entre les deux États dominants sur la scène mondiale. Mais, même sur ce point, qui ne concerne cependant qu'un aspect partiel du problème, sa vision reste nécessairement indécise. Sa fraction de droite - celle que représente précisément "le Monde" - se rend bien compte des rapports qui unissent le stalinisme au Kremlin et elle est la première à "démasquer" cette situation. Mais, du même coup, elle en oublie que le RPF et la "troisième force" ne sont, malgré leur opposition, que les instruments communs de l'impérialisme américain. Par contre, sa faible fraction stalinienne a une réelle conscience de ce dernier phénomène, mais conscience qui s'assortit à son tour d'une "ignorance" des liens qui l'attachent elle-même à la bureaucratie de l'Est.
C’est en vérité le reste (le plus important !) que la bourgeoisie ne peut comprendre du tout, à quelque camp qu'elle appartienne. À savoir, quelles conditions internes, quels impératifs sociaux inhérents dictent avant tout en France, même de l'intérieur, le confit entre les trois forces en présence. Si l'affaire se tranche en définitive sur le plan du capitalisme mondial et si les rapports des blocs en sont une expression, il n'en est pas moins vrai que c'est par les conditions propres à la France que les rapports politiques prennent leur expression dans ce pays. Sur ce terrain, elle ne comprend pas ni le fait qu'elle reste fondamentalement divisée ni pourquoi. Elle poursuit toujours, en même temps que des luttes la déchirent, le mythe inaccessible de l'unanimité.
En réalité, le capitalisme se transforme en capitalisme d'État. En France (et ce serait vrai ailleurs), cette transformation entraîne un changement dans la situation des classes, notamment dans les rapports internes de la classe capitaliste, de la partie de la société qui est liée à l'exploitation du travail. Le capital monopoliste se fond avec l'État, ce qui tend à la destruction de la bourgeoisie monopoliste d'avant 1930 et au développement d'une bureaucratie économique. Celle-ci est puisée dans la bourgeoisie ruinée ou évincée de la propriété individuelle du capital, et dans les appareils politiques et syndicaux. La lutte pour la fusion du capital dans l'État oppose la bureaucratie à la bourgeoisie. Des formes structurelles diverses se développent, qui expriment les rapports de forces successifs entre le monopole privé et l'État : intervention, contrôle, plan, nationalisation. En même temps et en fonction des phases de cette lutte, les conflits restent ouverts pour la gestion de l'État, capitaliste universel qui absorbe la société : gestion autoritaire ou parlementaire. Une partie de la bureaucratie - la plus avide et la plus consciente d’elle-même - appuyée sur des masses plus larges, notamment les masses ouvrières aliénées, a trouvé son intérêt propre dans une étatisation totale. Une autre - moins "indépendante" et plus immédiatement liée aux intérêts privés de l'oligarchie monopoliste - s'en tient à un dirigisme qui laisse au capital une vie, soumise certes à l'État mais distincte de lui. La première constitue la gauche du capitalisme d'État, la seconde sa droite. Et une opposition d'intérêts les dresse l'une contre l'autre.
La France d'aujourd'hui laisse donc, malgré l'absence de prolétariat révolutionnaire, la place à des luttes politiques qui, pour ne pas dépasser les limites de l'exploitation du travail, n'en sont pas moins violentes à leur manière. Ces luttes développent, approfondissent le capitalisme d'État et, avec lui, la décomposition du capitalisme et le déclin de la civilisation. Par conséquent, n'en déplaise à Mrs Fauvet et Roure ainsi qu'à leur journal, il reste, sous le couvert d'une idéologie commune, suffisamment de place pour trois discours et même plus. Des discours qui expriment les forces d'un même régime social. Forces convergentes et divergentes à la fois : convergentes lorsqu'il s’agit de perpétuer l'exploitation capitaliste du travail, divergentes lorsqu'elles expriment les intérêts propres de fractions opposées de la bureaucratie et de la bourgeoisie.
L'ignorer, c'est se couper de tout moyen de comprendre l'histoire de la période. Si cela n'a pas d'importance pour les journalistes dont nous parlions et pour leur clientèle bourgeoise, ça en a une capitale pour nous. A bon entendeur salut !
MOREL
Nous sommes arrivés à un stade du développement des forces productrices où la guerre est devenue un état permanent de l'ordre social établi. En dehors de la presse au service de la finance, et qui ne trompe pas le prolétariat, la guerre est devenue le cheval de bataille des groupements dits "de l'avant-garde révolutionnaire", chacun se donnant pour tâche d'en dénoncer les horreurs sans pour autant s'attaquer à sa cause. Il est tout à fait courant, dans ces milieux, d'opposer constamment la révolution à la guerre. Tout se passe, en vérité, comme s'il en était d'une affaire de bon sens. Cette appréciation de la situation se retrouve également dans "la troisième force" et son satellite, le RDR. Cependant, à regarder de plus près, nous pouvons dire que, si effectivement la guerre est à l'ordre du jour, elle l'est avec la participation des travailleurs qui réalisent leur jonction avec les partis de la guerre ; et c'est cela qui nous éloigne des "canonniers" de l'agitation. Si nous voulons illustrer ce fait, il suffit de citer l'exemple des dockers de New York, lesquels se sont refusés de charger la marchandise à destination de la Russie. Il y a de l'autre côté de la barrière autant d'exemples à citer. Les grèves de novembre 1947 en France et en Italie sont des manifestations du même ordre dans le camp stalinien.
Comme on ne justifie pas la nature de classe d'un conflit en fonction de la violence de celui-ci, mais uniquement lorsqu’il oppose vraiment le prolétariat en tant que classe à la bourgeoisie, nous sommes obligés de reconnaître que le jeu de ces tendances opposés, en France par exemple, ne donne nullement lieu à une évolution reflétant les oppositions de classes antagonistes mais représente les contradictions qui se produisent au sein d'une même classe, laquelle a réalisé l'incorporation en son sein de l'ensemble de la société, les ouvriers y compris. Cette incorporation n'est possible qu'en fonction de la réalisation de l'objectif qu'elle comporte, c'est à dire la guerre. Que cette incorporation s'effectue sous l'étiquette de la démocratie ou sous celle du fascisme, cela ne peut avoir pour résultat pour la bourgeoisie que d'utiliser au mieux ces instruments à son service. Aussi, la lutte existant en France, entre le gouvernement Schumann, le RPF et le PCF exprime les contrastes du capitalisme dans le sillon qui l'oriente vers la guerre. Mais l'équilibre de la position capitaliste se traduit par un renforcement de la classe bourgeoise contre l'idéologie prolétarienne et c'est cela qui nous pousse à le souligner.
Si nous disons, par exemple, que Lénine a continué Marx, nous entendons par là qu'il a révisé la position contingente que Marx avait appliquée en 1848 vis-à-vis de la démocratie, devenue une force réactionnaire dans la nouvelle phase du capitalisme. Ceux qui continue la pensée révolutionnaire sont ceux qui, après une analyse réelle de la fonction des forces en présence, arriveront à une conclusion autre que celle préconisée dans les contingences antécédentes ; la lutte de prolétariat est toute dans l’avenir ; ses phases successives s'enchaînent non comme des anneaux similaires d'une chaîne mais comme des phases différentes de son ascension ; et cela vaut pour tous les mots d'ordre d'agitation lancés en pâture aux ouvriers. Celui-ci ne peut résoudre les problèmes politiques qui se pose à lui que pour autant qu'il les pose et qu'il cherche à les comprendre.
Le problème historique qui se pose à l'humanité, à l'époque de la guerre permanente, n'est pas dans l’affectivité de la lutte contre la guerre, comme aux plus beaux jours de la IIème Internationale. Il consiste à remettre en question les principes infirmés par le devenir historique et ayant conduit le prolétariat dans la situation de recul que nous traversons. La révolution de 1923 vaincue en Allemagne devait justifier les prémisses de la tactique préconisée par la gauche ; elle devait dès lors remettre sur la sellette les problèmes et la tactique de la révolution mondiale. En laissant au trotskisme le soin de rejeter toute la responsabilité de l'histoire sur les facteurs subjectifs - bureaucratie stalinienne -, le capitalisme devait trouver, dans le mouvement révolutionnaire d'hier, la possibilité de sa continuité et c'est ce qui précisément étouffa l'indépendance de la conscience révolutionnaire mondiale. Au lieu de considérer les expériences d'octobre 1917 comme une manifestation politique de la conscience révolutionnaire, qui pourtant n’était pas parvenue à son point culminant, on enchaîna cette conscience à l'adoration des normes économiques de "l'État ouvrier". Ainsi, de ce fait, tous les mots d'ordre employés par les Bolcheviks et qui correspondent à une période donnée devaient devenir des vérités définitives et éternelles du prolétariat mondial et se perpétuer dans les groupements actuels. La conception de la lutte contre la guerre des groupements de "l'avant-garde" reste une image stérile avec de pareils mots d'ordre. Aujourd'hui encore, on utilise le langage classique de la grève générale du congrès socialiste de 1892, époque du capitalisme libéral.
À ce congrès, Briand s'exclamait : "La révolution ne dépend pas de quelques bonnes volontés, sans cela il y a longtemps que vous l'auriez faite. La volonté humaine peut hâter les circonstances. Le prolétariat a pu être souvent enclin à la révolte sans aller à la révolution, faute de moyens. En lui offrant ce moyen, la grève générale a pour but précisément de dégager ces bonnes dispositions latentes." Quelle différence avec le programme transitoire des trotskistes et la grève générale révolutionnaire des anarcho-syndicalistes ? Le malheur est que nous sommes en 1948, époque du capitalisme étatique.
Nous avons déjà vu plus haut comment cette conception de la lutte sert les intérêts des fractions capitalistes, parce qu'au travers de ces grèves nous assistons à une pénétration toujours plus profonde de l'idéologie bourgeoise dans les rangs ouvriers. C'est précisément ce que n'avait pas compris la FFGC qui, pour ne pas rester passive devant les grèves de novembre 1947, a appuyé un tel mouvement.
Aujourd’hui, l'opposition historique de classe dépasse le cadre de revendication de la grève générale, pour poser le problème de la destruction de la société capitaliste dans toutes les expressions et la nécessité du socialisme.
Il en est du même en ce qui concerne les "guerres nationales et progressives" où cette formule du "droit des peuples à disposer d'eux-mêmes" des laboratoires trotskistes. À l'époque de Marx, lorsque l'Europe était travaillée par les convulsions de la révolution bourgeoise, la guerre progressive pouvait permettre d'espérer la transformation de la révolution bourgeoise en une révolution prolétarienne. Marx la soutenait contre la Russie féodale, bastion de la réaction. Mais, actuellement, il est néfaste de s'engager sur une telle voie. Nous vivons à une époque où le capitalisme représente une force rétrograde sur l'échelle internationale. Il est totalement exclu qu'il puisse exister un État national et progressif, même dans les colonies. La nation est un concept propre au capitalisme dans la lutte pour la conquête de débouchés, à la mobilisation des exploités pour la guerre, et n'a rien à voir avec l'idéal international et révolutionnaire du prolétariat. Il est donc faux que les travailleurs puissent s'occuper de son sort puisque leur victoire signifie son anéantissement. Ce concept national revêt encore un plus grand danger dans la préparation à la guerre. Le trotskiste défend l’État progressif de la Russie et renforce ainsi un bloc contre l'autre dans la phase rétrograde du capitalisme. Il est l'altération de l'essence même du marxisme. Nous assistons au même dévoiement par la tactique de la défense des États démocratiques contre les États fascistes, ou encore dans l'alliance avec une fraction (démocratique) contre une autre à l’intérieur des pays. Cette théorie du moindre mal consiste, dans la pratique, à ce que le prolétariat s'impose un gouvernement exploiteur à la place d'un autre gouvernement exploiteur.
Cette tactique n'a d'autre résultat que de faire payer aux travailleurs les frais du patriotisme et des libérations nationales ; quand sa bourgeoisie est antifasciste, il s'agit de lutter avec celle-ci contre une autre, au nom de la liberté (la Résistance, le maquis). Tout cela exprime une collaboration de classe mal camouflée sous le masque de "l'armée du peuple" "pour les intérêts des masses travailleuses". En vérité, le problème n'est pas comme le voient les partisans du meilleur choix. Le prolétariat a sa solution propre aux problèmes de l'État. Que celui-ci soit démocratique ou fasciste, le prolétariat n'a aucune initiative à prendre en ce qui concerne les solutions que donnera le capitalisme à sa forme d'État. La solution du prolétariat, c'est la lutte pour la destruction de la structure du capitalisme mondiale, au travers de son indépendance totale vis-à-vis de toute fraction bourgeoise : fascisme ou antifascisme. C'est, du moins, ainsi que devraient poser le problème les groupements d'avant-garde.
Ainsi donc, la lutte contre la guerre, si elle est effectivement la préoccupation de l'"avant-garde révolutionnaire", les faits prouvent qu’elle n'est pas uniquement du ressort de la volonté révolutionnaire. L'histoire a ses conditions objectives et nous fournit en outre des exemples dont il faut dégager des enseignements. La transformation de la guerre impérialiste en guerre civile est une conception révolutionnaire valable aujourd’hui comme en 1914-18. Mais tandis que les uns, comme les trotskistes, croient apercevoir cette transformation dans des péripéties propres à la guerre impérialiste, indépendamment de l'existence et de la force d'une avant-garde révolutionnaire et du prolétariat organisé sur un programme de classe, la transformation de la guerre impérialiste en guerre civile ne doit pas être une vue de l'esprit ou un processus spontané mais le résultat d'un long travail révolutionnaire, se délimitant à chaque instant des positions et des organisations de la bourgeoisie et tendant à donner au prolétariat son sens de classe par son indépendance idéologique conditionnant son indépendance organisationnelle. Alors que les trotskistes voyaient et misaient, lors de la deuxième guerre mondiale, sur des mouvements tels que la Résistance et les maquis, ils ne pouvaient pas apercevoir le travail moléculaire qui s'effectuait au sein du prolétariat européen contre la guerre. Cependant, certaines manifestations de classe ont eu lieu en Italie en 1943 ; mais, empêtrés dans la confusion de la guerre progressive antifasciste et la défense de l'URSS, les groupements dits d'avant-garde ne les ont pas compris et n'y ont pas apporté toute l'attention nécessaire. Les événements d'Italie de 1943, n'ayant pas trouvé d'écho dans le prolétariat international corrompu par la démagogie et la confusion politique, devaient être exploités et transformés au bénéfice du capitalisme.
Petit groupe compact, nous cheminons à travers une période noire pour le prolétariat ; et à l'encontre des groupements qui se parent des manteaux de gloire, lançant des mots d’ordre et des appels à l'action, nous nous refusons d'en faire de même. Nous pensons que la défense des intérêts du prolétariat et son avenir résident dans l'auto-critique des positions d'hier, dans la discussion autour de certains critères fondamentaux de classe, confirmés par l’histoire. Pendant que les travailleurs défileront sous la bannière des partis de la guerre, en ce 1er Mai 1948 et au son de la musique militaire, la pensée révolutionnaire poursuivra son chemin.
GOUPIL
Dans un article récent du 15 novembre 1947, nous mettions en garde des camarades du SDR sur la non-viabilité de leur syndicat autonome dans leur secteur, ainsi que toute autre organisation permanente dans une situation historique de recul des forces révolutionnaires. Nous leur disions que l'attitude adéquate à la révolution de demain n'était pas d'obtenir le plus grand nombre d'alliés mais, au contraire, de garantir la cohérence des principes de classe. La vérité est que le SDR -qui représentait, d'après l'aveu-même de ses dirigeants, 1800 à 2000 ouvriers- n'a pas réuni le nombre de voix suffisant pour contrecarrer la position de la CGT autrefois inexistante dans le secteur, et c'est le candidat de cette dernière qui vient d'être élu délégué.
La CGT reste toute puissante, d'autant plus que le SDR continue à injecter la confusion dans la classe ouvrière avec son agitation stérile autour de l'échelle mobile des salaires qui ne sert que les brigands staliniens. Quant à nous, nous continuons d'affirmer que, sur le terrain corporatif, la lutte pour la révolution restera négative. Combien était plein d’illusions le groupe de la FFGC, qui déclarait que la possibilité de la lutte révolutionnaire existe sur le terrain des salaires, par la formation des comités de lutte. Point n'était besoin de prendre une carte syndicale du SDR dans l'espoir de noyauter des éléments, comme l'espérait le camarade de chez Renault appartenant à cette fraction.
RG
La revue "La Révolution Prolétarienne" est l'organe des syndicalistes révolutionnaires en France, un groupe qui a eu le rare mérite d'être resté internationaliste durant la première et la deuxième guerre impérialistes mondiales. Ils ne sont pas nombreux les groupes et même les individualités révolutionnaires qui peuvent se revendiquer d'un tel palmarès. Bien sûr, il y a eu des défections ; tous les militants de la RP n'ont pas résisté, mais le noyau fondamental de l'équipe est resté fidèle et constant. Dans cette période, la plus tourmentée du mouvement ouvrier, qui va de 1910 à 1945, où nous avons assisté à l'effondrement de tant d'espoirs, à l'effondrement de la deuxième puis de la troisième Internationales, se vautrant dans la boue de la collaboration de classe et du chauvinisme enragé, la petite équipe de Monatte et de ses amis ont maintenu leur idéal du socialisme prolétarien et leur haine contre la guerre. C'est là leur honneur, et on ne saurait le répéter. Aussi, étions-nous parmi les premiers à exprimer publiquement notre satisfaction et à saluer sincèrement la réapparition de la RP au lendemain de la guerre.
Mais quel chemin parcouru depuis 1914. Quelle différence entre son dynamisme révolutionnaire au lendemain de la première guerre et son piétinement lamentable au lendemain de la deuxième guerre. Pour ceux qui ont connu son activité d'autrefois, la RP d'aujourd’hui leur parait être une triste caricature, un fantôme sans chair ni os.
Au lendemain de la première guerre, l'équipe de Monatte fait un pas en avant en adhérant à la troisième Internationale. Avec la crise dans l'IC, elle perd pied, trébuche sur la notion de parti et fait rapidement deux pas en arrière. Depuis, elle n'a cessé de reculer, se mouvant dans une confusion grandissante et se raccrochant désespérément à deux notions, comme à une bouée de sauvetage : l'unité syndicale et l'indépendance syndicale.
Il est courant que les groupes et les tendances finissent par avoir des dadas. Le dada de la RP, c'est la Charte d'Amiens. Mais quand la RP, pour répondre aux problèmes surgis dans une période aussi bouleversée et fondamentalement changée qui est la nôtre, où la société capitaliste est entrée dans sa phase de déclin, où la guerre est devenue l’état permanent et où le capitalisme a pris la forme nouvelle du capitalisme d'État, quand pour répondre aux problèmes d’une telle période, la RP ne sait se référer qu'à la pauvre Charte d'Amiens de... 1906, c'est plus qu'un dada. Cela indique que le syndicalisme révolutionnaire est définitivement frappé de sénilité.
La répétition à satiété : "le syndicalisme se suffit à lui-même et à tout" ne pouvait être qu'une bien piètre réponse à des événements qui modifiaient profondément l'histoire et les rapports entre les classes, tels que l'opposition et l'échec de la révolution prolétarienne, les transformations du capitalisme, l'apparition du stalinisme, du fascisme et de l'étatisme, la permanence de la guerre, le dirigisme économique, le rationnement et la sous-alimentation croissante, l'incorporation plus ou moins forcée des ouvriers dans les syndicats devenus des organismes étatiques de l'État capitaliste.
S'en être tenu à cette charte d’Amiens, à cette notion périmée du syndicalisme, d'une période révolue a interdit à la RP la compréhension de la nouvelle situation. La plus sévère punition, la RP vient de se l'infliger elle-même en étant amenée à nier ce qui représentait l'axe principal de ses conceptions : l'unité syndicale.
Pendant quinze ans, la RP a fait de l'unité syndical son cheval de bataille. Elle n'hésitait pas, pour cette campagne, à s’associer à ses plus vieux et plus acharnés adversaires, comme F. Dumoulins, pour former, en 1930-31, le fameux comité des 22 pour l'unité syndicale. C'était la moitié de sa raison d'être. Aujourd’hui, la RP, avec Monatte en tête, se félicite de la scission de la CGT, se félicite et emboîte le pas à Jouhaux et consort, et emploie toute son énergie et influence pour cette opération.
Ce n'est pas nous qui déplorerons la scission. Il y a belle lurette que nous sommes convaincus que les syndicats sont devenus des casernes pour la classe ouvrière. Depuis longtemps déjà que les unités ou scissions syndicales ne se font pas en fonction des intérêts des ouvriers et sous leurs pressions mais uniquement en fonction du capitalisme et des intérêts et intrigues de ses partis politiques. Mais, pour une tendance comme la RP, pour qui le syndicalisme fut l'unique et plus sûr moyen de l'émancipation du prolétariat, passer d'une position de l'unité à celle de la scission signifie la plus catégorique négation de soi-même.
Monatte et la RP n'enfourchent pas la scission pour des raisons intéressées. Loin de nous toute suspicion de ce genre. Mais là n'est pas le débat. Après tout, les raisons d'intérêts personnels, si elles existent, ne jouent cependant jamais, même chez des Jouhaux et des Frachon, le rôle prépondérant. Les scissions ou unifications syndicales obéissent à des raisons politiques supérieures, au-dessus des intérêts personnels.
En préconisant aujourd'hui la scission, la RP reconnaît implicitement la faillite de sa doctrine, du syndicat pouvant exister par lui-même et se suffisant à lui-même.
Chamberland, pour calmer les inquiétudes de ses amis qui ne peuvent concilier la politique de la scission avec la bible d'Amiens, explique dans la RP que la scission est un mal nécessaire mais salutaire. Elle s'impose aujourd'hui pour soustraire le mouvement syndical à la main-mise des staliniens. On peut être un fervent catholique, croire en Dieu le père devant l'apparition du diable, on a recours à la sorcellerie. Ne sait-on jamais… La crainte du stalinisme, une crainte de nature forcément politique, est plus forte que la foi catholique d'un syndicalisme unifié.
En somme, la RP sacrifie l'unité du mouvement syndical pour sauver, croit-elle, l'indépendance d'une partie du mouvement. Un chien vivant vaut mieux qu'un mort, raisonne-t-elle rationnellement.
En somme, la RP sacrifie l'unité du mouvement syndical pour sauver, croit-elle, l'indépendance d'une partie du mouvement. Un chien vivant vaut mieux qu'un lion mort, raisonne-t-elle rationnellement.
C'est là une consolation mensongère ; et nous hésitons à croire la RP aussi naïve pour prendre, pour de l'argent comptant, l'indépendance d'une organisation où Jouhaux et consort sont les maîtres. Le récent congrès constitutif de la CGT-FO a mis fin à de tels espoirs, même pour les plus naïfs. L'échec consommé, dans ce congrès, par la tendance autonomiste, les statuts renforçant l'autorité de la direction bureaucratique, la définition de l'orientation précisant la politique de la présence, c'est-à-dire la participation et la collaboration dans tous les organismes étatiques sur les plans national et international, est-ce là l'indépendance du syndicalisme pour laquelle la RP a sacrifié la moitié de sa plateforme : l’unité syndicale ?
Si la RP estimait vraiment indispensable de sacrifier l'unité pour l'indépendance, pourquoi alors n'a-t-elle pas rejoint plutôt la CNT ? La vérité, c'est qu'à son corps défendant la RP s'est vue forcer d'abandonner aussi bien l'unité que l'indépendance et, ombre d'elle-même, elle se traîne aujourd'hui dans l'ombre de Jouhaux et du réformisme.
Le syndicalisme révolutionnaire vient ainsi de prononcer son propre arrêt de mort. Il meurt sans grandeur. C'est là un prix, cher certes, mais qui était indispensable pour faire comprendre aux ouvriers que le syndicalisme aujourd'hui ne peut être ni révolutionnaire ni indépendant ; quant aux militants révolutionnaires, ils ne peuvent le rester qu'en abandonnant résolument et consciemment le syndicalisme.
Il est nécessaire de signaler encore un autre aspect qui indique la direction dans laquelle évolue la RP. Si, lors de la première guerre mondiale, l'attitude de Monatte et de ses amis a été celle d'un internationalisme prolétarien intransigeant, il n'en a pas été tout à fait de même dans la deuxième guerre. Le silence gardé pendant les années de la deuxième guerre n'était pas dû simplement aux conditions nouvelles de l'occupation et de la répression. Ce silence avait des motifs plus profonds, des motifs de désarçonnement politique interne.
La théorie corruptrice de l'antifascisme avait profondément mordu sur le corps doctrinal de la RP. Comme tant d'autres groupements ouvriers, la RP s'était vu, sinon substituer complètement, tout au moins établir une connexion entre la lutte de classe et la lutte antifasciste. L'opposition entre démocratie et fascisme, formes de la domination capitaliste, prenait une place et une importance égale à l'antagonisme historique de classe prolétariat-capitalisme. La lutte contre le capitalisme, disait-on, passait, dans les conditions présentes, par la lutte contre le fascisme, puis isolément en soi. On échafaudait toute une nouvelle théorie selon laquelle la lutte contre le fascisme, par l'alliance immédiate qu’elle nécessite avec des forces "démocratiques" de la bourgeoisie, disloque l'unité du bloc capitaliste, l'affaiblit en conséquence et, par-là, favorise la marche en avant du socialisme. De la lutte contre le fascisme aux alliances avec toutes les forces antifascistes, de l'alliance au soutien de la démocratie bourgeoise, le chemin était tout tracé à la participation dans la guerre aux côtés du bloc "démocratique" anglo-américain contre le bloc allemand. La répétition générale fut la guerre espagnole dans laquelle la RP, avec quelques réserves et critiques, prenait place dans un camp (républicain) de la bourgeoisie contre l'autre. Rien d'étonnant que la RP se trouvait complètement désorientée face à la guerre de 1939-45. D'une part son attachement aux souvenirs d'un passé internationaliste et antimilitariste qui lui interdisait de se faire le champion d'une guerre impérialiste, d'autre part la confusion, dans laquelle elle patauge depuis des années concernant la lutte antifasciste, qui l'incitait à voir dans l'Allemagne hitlérienne l'ennemi nº 1, l'ennemi commun, et dans la guerre 1939-45 quelque chose de plus qu'une guerre impérialiste : une guerre entre démocratie et fascisme. De là l'attitude peu nette et ambivalente de la RP ; son âme déchirée, et son refuge dans le silence. Si, les militants de la RP, individuellement, chacun pour son compte et selon sa conscience, ont été laissé libre de flirter avec la résistance, la RP dans son exemple, en tant que tendance, a préféré se saborder pour éviter la pénible obligation de définir une pension et de résoudre un conflit de conscience au-dessus de ses forces. Toutefois, il faut lui rendre cet hommage qu'elle a retrouvé ultérieurement, au lendemain de la libération, avoir eu assez de force et de courage pour dénoncer le chauvinisme outrancier des staliniens.
Mais voilà que plane à nouveau la menace de la guerre. L'antifascisme, au lieu de disloquer et d'affaiblir le monde capitaliste, n'a fait que détruire la conscience de classe du prolétariat et a conditionné la perspective de la guerre qui est le mode de vie du capitalisme décadent. À nouveau, l'humanité anxieuse se trouve devant la perspective imminente de la guerre généralisée, mais cette fois, non pas entre les classiques antagonistes, germaniques et anglo-saxon, mais entre les États-Unis et la Russie. L'antifascisme, qui a servi de plateforme de dévoiement du prolétariat et à son entrainement dans la deuxième guerre impérialiste, est quelque peu usé. Il demande à être rajeuni, rénové, mis au goût du jour pour pouvoir servir de moyen de mobilisation des masses ouvrières dans la prochaine boucherie. Du côté bloc russe, il est à peine modifié ; là, on ajoute à "l'antifascisme" la lutte contre la ploutocratie financière de l'impérialisme des États-Unis, termes directement puisés dans l'arsenal de propagande des Goebbels et consorts. Du côté bloc américain, on remplace l'antifascisme par l'anti-totalitarisme, l'anti-stalinisme.
De même que pour la deuxième guerre, c'est toujours aux mêmes charlatans, qui se disent "représentants" du prolétariat, qu'est confié la tâche d'assurer la propagande pour obtenir l'adhésion des ouvriers à la prochaine guerre. Derrière les politiciens corrompus, chefs des partis socialistes et des gouvernements démocratiques, toute une kyrielle d'hommes de cœur, écrivains, philosophes, militants syndicalistes et politiques, qui se disent de gauche, les uns ayant perdu leur tête et ne comprenant plus rien, mais désorientés, angoissés, troublés, tremblants et ne sachant à quel dieu ou diable se vouer, les autres ambitieux, cherchant à accrocher leurs illustres noms à un clou disponible ; tout un monde d'aventuriers, de canailles de la pire espèce aux pacifistes larmoyants et militants désespérés, de respecter et de dénoncer, sur tous les tons, le danger du totalitarisme stalinien. La psychose de pierre se nourrit, dans le pays du bloc américain, de ces dénonciations unilatérales du danger stalinien. Les "très" à gauche parlent bien, de temps en temps, du capitalisme américain, d'une terrible lutte contre la guerre, mais tout cela reste phrase creuse, en l'air.
C'est en concrétisant leur verbiage qu'apparaissent leurs oreilles d'âne. Avec un petit centimètre sentimental, à la mesure de leur grandeur d’âme, ils mesurent la gravité de la situation et la part de responsabilité de l'autre bloc. Et cette mesure infaillible leur indique aussi infailliblement la part prépondérante de la responsabilité russe dans la prochaine guerre.
Aujourd’hui, ils sont encore à mesurer et à se lamenter ; demain, ils retrouveront leur esprit pour dire et faire ce qu'ils ont dit et fait hier, et que A. Koestler a bien exprimé :
Avec cette seule différence que les mots "anglais" et "allemands" seront modernisés et remplacés par États-Unis et Russie et qu'à la place de fascisme il faudrait lire stalinisme. La troisième guerre pourra se dérouler dans d'aussi bonnes conditions que la précédente.
L'anti-stalinisme tout court est à la troisième guerre ce qu'a été l'antifascisme à la deuxième. La RP est encore plus anti-staliniste qu'elle n'a été antifasciste. Pour l'anti-stalinisme, elle a vendu son âme, sa charte d'Amiens, son unité syndicale, son indépendance syndicale. L'internationalisme lui a dicté sa lutte contre la première guerre ; l'antifascisme l'a rendu silencieuse dans la deuxième guerre, l'anti-stalinisme la fera marcher dans la troisième guerre.
Il suffit de lire les articles de la RP où l'on s'efforce de faire ressortir les différences substantielles pour le prolétariat entre les régimes démocratiques et staliniens pour être fixer sur l'orientation qu'est la sienne. Nous citons, pour l’illustrer, ces quelques lignes extraites d’un petit article intitulé "En marge de la grande histoire" paru dans la RP de janvier 1948. Rappelant le peu de cas que Moscou a fait de la volonté des pays qu'elle occupe, l'auteur de l'article met en parallèle la solution d'un conflit qui a opposé les États-Unis au Panama. Il s'agit de bases navales que les États-Unis occupaient au Panama ; il écrit :
Ce n'est pas mal, n'est-ce pas… Mais ce n'est là qu'un premier pas.
Mais on dit qu'il n'y a que le premier pas qui coute.
MARCO
L’article ci-dessous est d'un camarade du groupe "Communistes des Conseils" de Hollande. Ce groupe révolutionnaire s'est plus particulièrement penché sur le problème du fonctionnement de la production et de la répartition en société communiste. Il est regrettable que les travaux fort intéressants de ce groupe soient peu connus dans le mouvement international. On doit voir la cause de cette ignorance dans l'indifférence à toute recherche théorique qui est aujourd’hui le trait le plus caractéristique de la plupart des groupes et militants, préférant à l’effort fécond mais lent de l'étude et de la compréhension un activisme tapageur aux résultats immédiats mais finalement stériles.
En publiant cet article, dont nous ne partageons pas intégralement les idées et en nous réservant de les discuter ultérieurement, nous estimons contribuer au développement de la pensée révolutionnaire qui répugne au monolithisme et au monopole, et ne peut se faire que par l’information et la confrontation des idées des différents groupes.
La Rédaction
En 1921, "LE BONHEUR UNIVERSEL" ou “MON COMMUNISME” de Seb. Faure ; une deuxième édition, vient de sortir. Le livre est une fantaisie dont l'écrivain dit :
Mais 1921 est bien derrière nous. Et, quand nous le lisons en 1948, ce livre ne peut guère nous satisfaire concernant les questions fondamentales économiques d'une société communiste-libertaire ("Libertaire" en opposition avec communiste d'État = capitalisme d'État). Ce n'est pas un reproche au livre de 1921 car, en ce temps-là, notre connaissance des conditions économiques du communisme était encore très restreinte. Cependant, le développement du capitalisme d'État en Russie et du capitalisme, en général, dans le reste du monde ont permis de mieux discerner les problèmes du communisme. Quoiqu'il ne soit pas possible d'élaborer les principes économiques dans un ou plusieurs articles, il est possible de montrer de quels problèmes il s'agit.
Dans le livre de 1921, la fantaisie du déroulement de la révolution sociale est esquissée en quelques pages. Ce sont les syndicats qui jouent le rôle révolutionnaire et ils sont chargés de la gestion de la production et de la distribution. Pour 1948, ces idées sont très improbables parce que les syndicats sont devenus des instruments du capital d'État. Ils sont et resterons les ennemis-les plus féroces d'une révolution libertaire. Mais ce n'est pas le sujet de notre article.
Dans "MON COMMUNISME", la révolution est décrite comme victorieuse et nous voyons quelles mesures ÉCONOMIQUES sont immédiatement nécessaires.
"On décida de détruire tous les titres, valeurs et billets de banque français et de constituer avec les titres étrangers et le métal monnayé le Trésor commun” (p. 51).
Alors, on se décida à l'abolition de l'argent. Mais quelles sont les conséquences de cette mesure ? L'argent a deux fonctions : il est un moyen de distribuer les marchandises dans la société et il est un moyen pour compter en général. Pour la répartition des marchandises, on peut faire des bureaux, mais n’est-il pas nécessaire de remplacer la deuxième fonction ?
À l'époque de 1921, il était généralement admis, dans le mouvement, qu'un moyen pour compter en général est superflu dans l'économie communiste. C'était l'idée des sociaux-démocrates, bolcheviks et anarchistes. En voici quelques exemples :
Le calcul de la vie économique ne serait pas fait en argent ou quelque autre mesure générale, mais seulement en quantités de marchandises. On voulait compter seulement avec des mètres, des kilomètres, des tonnes etc. Bref : économie "en nature". Le social-démocrate Otto Neurath caractérise l'économie communiste ainsi :
C'est aussi le point de vue de "MON COMMUNISME". La seule différence consiste dans la vitesse de l'abolition de l'argent. "Mon Communisme" estime possible de retirer l'argent immédiatement, pendant que les sociaux-démocrates de droite et de gauche, eux, voulaient le faire progressivement. Mais il n'y a pas une différence à l'égard du calcul "en nature". Nous verrons que l'organisation de l'économie, qui s'édifie sur une économie sans dénominateur commun, est la même chez tous les courants politiques de la social-démocratie jusqu'à l'anarchisme. Le résultat est le capitalisme d'État.
Le "SYSTEME NEGATIF" - Le but du mouvement révolutionnaire est de remplacer le mode de production capitaliste par une production communiste. Mais, quand on voit ce que les différents protagonistes comprennent sous un mode production communiste, on est déçu. Les caractères du système communiste sont habituellement décrits ainsi : il n'y a pas d'argent, les marchandises n'ont pas de prix, il n'y a pas un marché. C'est pourquoi les écrivains bourgeois l'appellent quelquefois "un système négatif". Or ce n'est pas juste, parce que ces caractères négatifs sont annulés (pour les révolutionnaires) dans la production sans dénominateur général : la production "en nature". Pour eux, il ne s'agit pas d'un système négatif, mais positif. Il s'agit seulement d'organiser toutes les branches de la production-distribution comme un tout. C'est ainsi que le problème économique du communisme se change en un problème d'organisation. Et il va de soi que cette construction organisationnelle est déterminée par les conceptions qu'on se fait des bases économiques.
"MON COMMUNISME" décrit "l'organisation de la vie communiste par la dictature et l'épanouissement de cette vie par l'entente libre et fraternelle." (p. 6) (En italique dans l’original). Cet épanouissement est aussi une organisation de la vie, il ne sera pas une organisation par l'État et ses bureaux mais une organisation comme résultat de libre entente. Cependant, comme les bases économiques de "MON COMMUNISME" sont les mêmes que celles du communisme étatique (production en nature), la question est : dans quelle mesure, les principes d'organisation par libre entente sont compatibles avec les bases économiques. Parce que "dans une société libre comme la nôtre, il y a le principe et le fait et il y a souvent opposition entre l'un et l'autre." (p.227).
"L’INVENTAIRE DES BESOINS" - Maintenant, nous voulons voir de quelle manière la production est réglée dans "MON COMMUNISME". Comme nous l'avons dit, il n'y a pas un marché. Les besoins déterminent la production. Il faut donc avant tout fixer la somme de ces besoins :
Ainsi, on croit avoir une vue générale des besoins de tout le pays. Maintenant, on doit avoir une vue générale des possibilités de production. Et ce sont les communes qui font connaître ce qu'elles peuvent produire :
Les besoins des habitants et les possibilités de production établis, la tâche du Conseil Économique Suprême est de répartir les charges de production, les machines, les matières premières et les marchandises de consommation individuelle :
Nous n'avons pas réussi à découvrir la différence entre ce système libertaire et le système social-démocrate ou économie d'État, défini par R. Hilferding comme ci-dessous. Il est vrai que "MON COMMUNISME" dit "que toute cette vaste organisation a, pour base et principe vivificateur, la libre entente" (p. 202) ; mais, pour un système économique, nous exigeons des principes économiques. Quand un principe économique manque, tout le reste n'est que bavardage. Voici les bavardages de R. Hilferding :
Les tentatives russes pour créer un système sans argent ou sans quelque autre unité de compatibilité ont suscité une diatribe dans la presse ouvrière. De divers côtés, on montrait qu'il est impossible d'établir un plan de production, si on ne peut ramener les actes de travail à une mesure générale. De même, il est impossible de juger la rationalité du processus de travail des diverses branches.
En général, le résultat de cette discussion après 1921 fut qu'on était convaincu de la nécessité d'une unité de comptabilité. Mais la solution était trouvée dans deux directions. Les uns se résolurent à l'impossibilité de l'abolition de l'argent. Les autres se décidèrent à la suppression de l'argent, mais ils prirent l'heure de travail comme unité de comptabilité. Ce deuxième courant est représenté par Otto Leichter ("die Wirtschaftarechung in der sozialistischen gesellschaft" - Wien, 1923). Le premier courant est représenté par Karl Kautsky ("Die proletarische Revolution und ihr programm" - 1922).
Avant la révolution russe en 1917, il nous avait appris que :
Mais, en 1921, il nous apprend que la valeur ne disparait pas car "la compensation des comptes" sera exécutée sur la base de l'argent. L'argent est indispensable "comme mesure de la comptabilité et pour le calcul des relations d’échanges" et aussi comme "moyens de circulation". Il ignore la position de l'argent dans "la deuxième phase du communisme" parce que "maintenant, nous ne savons pas si celle-là ne sera plus qu'une illusion, le royaume de 1000 ans". (Kautsky : Die prol. Rév. etc… p.317…518).
La plus profonde étude sur l'économie communiste est parue en 1930 dans le livre intitulé "Les principes de base de la production et de la distribution communiste", écrit par le Groupe Communiste des Conseils de Hollande et édité par le AAUD (Union générale des travailleurs) en Allemagne. Hormis une critique sur l'économie sans mesure générale, on trouve ici l'heure de travail remplaçant la fonction de l'argent et étant le pivot de toute l’économie, c'est-à-dire dans la production, la consommation, le contrôle de toute la vie économique.
Pourtant, quoique ce livre étudie les bases économiques du communisme, le point de départ est plus politique qu'économique. Pour les ouvriers, il n'est pas facile de saisir le pouvoir politique-économique mais il est encore plus difficile de le garder. Or, dans les conceptions présentes du communisme ou socialisme on tend à concentrer tout le pouvoir de gestion dans peu de bureaux étatiques on "sociaux". Dans ce cas cette nuance n’est qu’un mot, ce n'est pas réel. Le conseil économique suprême distribue les appointements du peuple de même que les moyens de production, les matières premières et les marchandises de consommation. Ce conseil dispose du pouvoir réel économique et par là du pouvoir politique dans la société. C'est aussi le cas dans “Mon communisme”. Le conseil fixe et fait connaître aux habitants de quoi ils disposent et ce qu'ils ont à fournir.
Dans ces circonstances, les travailleurs deviennent politiquement et économiquement absolument impuissants, désarmés. Ce qui en résulte n'est pas une société communiste mais une concentration du pouvoir sur les travailleurs comme le monde n'en a jamais vu. C'est inévitable. On peut essayer de jeter un pont sur l’abîme, entre l’appareil de gestion et la population par la "démocratie", mais par là on ne fait que mettre en évidence le fait que la gestion de la société n’est pas entre les mains des travailleurs eux-mêmes. Aussi il va dans dire que cette démocratie ne peut pas “mourir”.
C’est pourquoi la grande question réside dans le problème : QUELLES MESURES SONT NÉCESSAIRES POUR QUE LA GESTION DES MOYENS DE PRODUCTION, DES MATIÈRES PREMIÈRES ET DES PRODUITS DE CONSOMMATION NE SOIT PAS LA TACHE D'UN BUREAU AU-DESSUS DES PRODUCTEURS ET DES CONSOMMATEURS ? Autrement dit : quelles mesures économiques sont nécessaires afin que la gestion du travail et de la consommation repose dans les mains des masses travailleuses ? Autrement dit : quels sont les moyens de soumettre le pouvoir économique-politique à la population travailleuse ?
D’abord, nous voulons poser que nous considérons le problème en tant que travailleurs salariés. Nous voulons la suppression de l'exploitation par la suppression du travail salarié. Cela signifie que nous voulons d’abord fixer le rapport existant entre les travailleurs et le fonds de consommation de la société.
Comme connu, dans le capitalisme libre ou étatique, notre part est déterminée par les frais de la vie, c’est-à-dire par le salaire. Mais nous ne voulons plus un salaire. Il faut que nous divisions ensemble ce que nous avons produit ? Or, dans un communisme qui est encore dans "l'enfance", il n'est pas encore possible de "prendre selon ses besoins". Aussi, dans "Mon communisme", le rationnement est envisagé comme nécessaire (p.205). La solution qui prévoit que ce soit le Conseil Économique Suprême qui nous "alloue" ce que nous devons consommer est-elle satisfaisante ? Non, car, dans ce cas, la répartition des biens est laissée à la bonne volonté des dirigeants. La répartition des biens est le sujet d'une lutte pour l'occupation des postes dans l'économie dirigée étatique. Bref : nos droits de consommateurs ne sont pas assurés, le salaire ne peut pas disparaître. C’est pourquoi une mesure fixe pour la distribution de marchandises de consommation est nécessaire tant que "à chacun selon ses besoins" n'est pas encore possible.
Cette mesure fixe ne peut être que l'heure de travail. Quand nous avons donné 40 heures de travail à la société, il faut que nous recevions 40 heures de travail sous la forme de “bons de travail” (en réalité, il faut défalquer de cette somme une partie pour les services sociaux, comme l’enseignement, l'hygiène etc. Le total des frais de ces services est une somme répartie sur toute la population travailleuse.)
Il faut qu’on comprenne bien la signification de cette mesure. Elle n'a rien à faire avec un soi-disant "juste partage" du produit social. Il est vrai qu'une mesure d'application générale contient toujours des iniquités, pour des cas distincts. Le droit égal se change ainsi souvent en droit inégal, en injustice. Ainsi, par exemple, une famille avec des enfants a plus à consomme qu'une famille de deux personnes qui travaillent toutes deux. Ce sont là des maladies "infantiles". On ne pourra parler de justice que dans une société où toute mesure devient superflue et où la distribution se fait selon le principe "à chacun selon ses besoins".
La signification de cette mesure est située dans la relation exacte entre le producteur et le produit social. Le travailleur de la ville ou de la campagne fixe automatiquement ses droits sur le produit social. Personne n'est dépendant de ce qu'un bureau de statistique ou d'économie lui "alloue". En même temps, il signifie qu'il n'existe plus un "salaire". On retient de la société la même quantité de produits qu'on a donné à la société par son travail. C'est pourquoi l'exploitation est en même temps supprimée.
Autrefois, nous nous sommes contentés d'un programme d'ordre tout général : suppression de l'exploitation et du travail salarié. Maintenant, nous savons que cela ne suffit plus. Nous savons le formuler avec plus de prévision et nous exigeons une relation exacte entre le travail et le produit social. Cette revendication doit devenir le début de la révolution prolétarienne.
Au demeurant cette revendication a des conséquences :
- première conséquence : si le travailleur reçoit des "bons de travail" ou des "bons de consommation" selon le temps de travail, il est nécessaire que tous les produits portent un "prix" selon leur temps de production. Par exemple, une paire de chaussure = 3 heures, un kg de sucre = 1/2 heure ;
- deuxième conséquence : pour compter le temps de production des marchandises, il est nécessaire que la mesure des moyens de production et des matières premières soit aussi exprimée en heures de travail. En un mot, l'argent a disparu et tous les comptes sont évalués en heures de travail.
La comptabilité d'une usine de chaussures, produisant annuellement 40.000 paires de chaussures, pourrait, par exemple, être présentée de la façon suivante (les chiffres sont entièrement arbitraires) :
Reçu de la société |
|
Rendu à la société |
Amortissements : |
1500 |
40000 paires de chaussures à 3,125 heures par paire = 125000 heures de travail |
Matières premières, etc. : |
61250 |
|
Bons de consommation : |
62250 |
40000 paires de chaussures c'est-à-dire 3,125 heures par paire |
= 125000 |
- Troisième conséquence : la comptabilité des temps de production est la fonction des usines-mêmes ; la gestion et la direction des usines sont la fonction des travailleurs eux-mêmes. L'État n'a rien à faire ni dans la production ni dans la consommation. L'organisation de la vie économique est une fonction qui s'exécute, dès la base, par la population laborieuse elle-même. Elle réalise la grande coopération des producteurs libres et égaux. Mais une production sur la base des heures de travail sera-t-elle possibilité ? Kautsky estime que ce n'est pas possible et dans son livre "La révolution prolétarienne et son programme", il dit :
Kautsky est d'avis que ceci n’est pas possible. Il estime impossible le calcul des temps de production des produits parce que le processus technique ne permet pas de fixer ce temps.
Mais nous touchons ici au problème fondamental de l'économie communiste. En effet, si le temps de travail ne peut pas servir de mesure de répartition, les produits doivent être alors répartis par une instance spéciale quelconque. Ces instances reçoivent alors le droit de disposition des produits sociaux et ceci n'est possible que si elles disposent aussi des moyens de production. Autrement dit, le capitalisme d'État est alors inévitable, car le pouvoir économique et par conséquent politique passe aux mains de l'État.
On peut en conclure qu'au moment des révolutions les ouvriers ne peuvent devenir les maîtres de la vie sociale que s'ils peuvent rendre superflues ces instances en établissant un rapport exact entre le producteur et le produit social. C'est-à-dire par la suppression immédiate de l'argent et du travail salarié, et par l’introduction de la comptabilité ouvrière dans toute l'économie. Nous ne pouvons pas développer ici ces pensées. Nous regrettons d'être obligés de renvoyer le lecteur de l'édition hollandaise ou allemande du livre "Les principes de base de production et de distribution communiste". Le circuit de l’économie y est exposé et toute la circulation de la production et de la consommation y est définie dans des termes exacts, mathématiques.
G.H.
(suite et fin)[1]
Nous pourrions, si nous voulions poursuivre un travail d'exégèse systématique des écrits économiques de Marx et de Engels, citer plus de cent endroits où il ressort clairement et explicitement que l'existence de la propriété privée capitaliste a ses fondements, ses racines dans ce qui caractérise fondamentalement le fonctionnement de sa production, qui oppose une classe qui possède et administre, dans son but de classe, les moyens de production sociaux à la classe des producteurs dépossédés. Le mode privé[2] d'appropriation des valeurs créées par la classe ouvrière repose donc sur cette opposition, mais l'inverse n'est pas vrai.
C'est sur cette contradiction principale que toutes les autres contradictions secondaires du système fondent leur existence. L'existence de cette contradiction principale est un produit du processus de l'histoire antérieure. Ce processus a été analysé d'une manière magistrale par Marx, mais cette analyse schématique n'en est pas pour cela complète, bien au contraire, et il serait nécessaire d’y revenir.
Cette contradiction fondamentale est tellement le caractère dominant du mode capitaliste de production qu'elle n’existe dans aucun système antérieur. Ce n'est pas en effet cette contradiction, cette opposition entre les possesseurs des moyens de production et les producteurs qui régit les rapports sociaux dans les sociétés antérieurs. Dans la société tribale, il semble (au niveau de nos connaissances actuelles) que les contradictions principales de cette période de l'histoire humaine reposent principalement sur un mode familial de hiérarchie dans le partage et l'appropriation de valeurs créés en commun, quelle que soit d'ailleurs l'organisation de cette hiérarchie familiale ; cette question est loin d'être tirée au clair et la discussion à ce sujet ne fait que s'amplifier au fur et à mesure que les connaissances scientifiques s'élargissent.
Dans la société esclavagiste, il se crée tout un système étatique sur l'une des formes de l'évolution de la société tribale, la forme patriarcale, où les esclaves servent de moyens de production mais (et quoique représentant déjà une contradiction entre eux et l'ensemble de la société), vivent en dehors de cette société et des contradictions fondamentales de son régime de propriété, de son organisation familiale, politique, etc… En un mot, les esclaves (aussi monstrueux que cela puisse paraître) -mais de par l'organisation de la société esclavagiste elle-même- sont en dehors de cette société et de ses contradictions politiques. Il n'en reste pas moins que leur existence représente une contradiction de plus entre la société et eux. Il y aurait d'ailleurs à revoir complètement toutes les opinions classiques, marxistes et autres, sur toute cette période de l'histoire qui va du néolithique à la chute de Rome, qui représentent quatre millénaires d'une richesse historique éblouissante et dont les caractéristiques principales, pour être étudiées à fond, doivent l'être à la lueur de la synthèse de plusieurs sciences qui, en un siècle, ont fait des progrès considérables.
Dans la société féodale, si l'on prend la dernière période à partir des environs du XIème et XIIème siècles, il est clair que, quoique la noblesse ecclésiastique et laïque qui dominait ait vécu sur l'appropriation de valeurs crées par le travail des serfs, la contradiction essentielle qui surgira au sein de cette société entre la noblesse et la bourgeoisie n'a pas son fondement sur l'opposition propriété des moyens de production–producteurs. Cette opposition ne constitue pas le rapport entre la domination de la noblesse et les serfs exploités, elle ne constitue pas non plus le rapport entre la noblesse et la bourgeoisie.
Dans la société féodale de la dernière période, c'est l’opposition historique fondamentale entre la bourgeoisie et la noblesse ; la noblesse ayant intérêt au maintien d'un mode archaïque de production dont la conséquence est la décentralisation, la propriété des moyens de production par les producteurs etc., conditions qui sont une entrave au développement capitaliste (et faut le dire, à tout développement quel qu'il soit) ; la bourgeoisie, fondant son pouvoir de classe sur l'expropriation progressive des producteurs individuels. La bourgeoisie se transformait progressivement en classe capitaliste possédant et administrant le capital social : les moyens de production, et le pouvoir de les opposer aux producteurs dépossédés et livrés à ses lois. L'opposition était celle entre un mode archaïque et un mode supérieur de production et d'exploitation.
La contradiction essentielle de la société féodale ne fut jamais celle entre serfs et nobles mais celle entre la noblesse et la bourgeoisie qui débute aux environs du XIIème siècle autour de la lutte pour les droits communaux ; contradiction essentielle sur laquelle la contradiction secondaire entre serfs et nobles viendra se greffer. Tant que les serfs luttent avec la bourgeoisie, leur lutte a un caractère et un sens historique : elle profite à la bourgeoisie, et par ricochet donne quelques droits et libertés aux serfs (au sens historique bourgeois étroit de ces termes). Quand les serfs luttent seuls dans des jacqueries sans autre fondement qu'une exaspération de leur misère épouvantable, ils sont voués à l'échec, ils doivent être massacrés ou rentrer chez eux et leurs chefs être torturés sur la place publique.
Le socialisme n'a donc de sens historique que par le fait que la société capitaliste oppose la classe qui possède et administre le capital social, c'est-à-dire les moyens de production, à la classe productrice, le prolétariat. Toute lutte existant au sein de la société capitaliste, pour juste qu'elle soit, pour louable qu'elle soit, qu'elle repose sur l'exaspération d'une misère ou d'une oppression quelconque, n'a aucun sens historique et est vouée au massacre, si elle n'est pas reliée à la lutte du prolétariat pour détruire (non pas physiquement, mais historiquement) l'existence d'une classe possédant les moyens de production.
Les moyens de production sociaux pouvant devenir la non-propriété de tous, par l'expulsion de l'arène politique, par la violence, des classes dirigeant la politique des États et dont les contradictions internes, politiques, économiques et autres n'ont de fondement, ne peuvent subsister que justement sur le maintien de la contradiction historique-économique essentielle entre classe capitaliste et prolétariat.
Le cadre de l'État, de la Nation, étant, comme nous le verrons au chapitre suivant, l'organisation juridique et politique interne de la classe capitaliste, toute modification économique au sein de cet État ne peut qu'intéresser la classe dont le maintien d'un État national (ou d'un système fédéral étatique d'organisation de plusieurs minorités nationales -produit d’évolution antérieure-) constitue le fondement de son maintien dans l'histoire en tant que classe dominante possédant les moyens de production sociaux et les faisant tourner dans le but de satisfaire ses besoins historiques (ou autres) propres de classe.
L'évolution des États capitalistes, au cours de leur histoire, est le produit, pas seulement des contradictions entre le prolétariat et la classe capitaliste, mais également de contradictions inhérentes au mode capitaliste de production. Cette évolution est le produit de l'évolution de la société toute entière, mais également de contradictions ayant surgi localement et dans des conditions historiques et économiques particulières, chaque État revêt fatalement un aspect particulier dans un moment donné de l'histoire. Il n'en reste pas moins que ces évolutions particulières sont dominées et déterminées par des conditions pouvant être généralisées :
On peut donc tirer de grandes caractéristiques générales d'évolution dans chaque cadre propre, ou ce que l'on appelle loi du point de vue scientifique et dont l'étude de chaque loi propre d'une part et de l'action réciproque de ces lois sur l’histoire de la société nous amèneront à considérer les développements particuliers de chaque État et Nation, et l’évolution de cette société. Nous devons revenir à l’abstraction, en partant du particulier au général pour revenir au particulier. Il ne faut cependant jamais se gargariser de formules et ne pas perdre de vue qu'une abstraction doit toujours être la meilleure formulation, la meilleure représentation de rapports concrets.
Bettelheim -dans un article "de fond" où il considère qu'il fait de l'analyse scientifique là où il fait la destruction systématique de la pensée marxiste réelle- attaque jésuitiquement Burnham (comme nous l'avons souligné dans "Internationalisme" nº 31 – pages 28-29-30-31) en visant, à travers lui, les révolutionnaires marxistes. L'article de Bettelheim, "Une mystification, la révolution directoriale" ("Revue Internationale" nº 16), pourfend, écrase, transforme en poussière Burnham et sa "révolution directoriale". Quand Bettelheim a terminé, que la poussière burnhamienne s'envole sous l'ouragan de sa dialectique "marxiste", "scientifique", "matérialiste" et autres…, il reste, bien en place, toujours la même chose avec une autre étiquette et un autre costume, socialiste ce coup-là : la Russie "soviétique", le grand "mystère" du siècle, le monstre du Loch Ness des économistes, la terreur des journalistes qui font de "l’analyse scientifique" comme Alexandre Dumas faisait de l'histoire. Le feuilleton et le roman se disputent le "Grand Mystère Russe". Dans le genre "économiste", Bettelheim a fait ce qu'il y a de mieux comme assaisonnement du marxisme à la sauce tartare. Il faudrait écrire des volumes pour réfuter la quantité fantastique d'énormités contenues dans ses articles de la "Revue Internationale", nous nous bornerons ici-là à un exemple.
Le sérieux de ces "docteurs" et "professeurs" en "économie", "histoire", "philosophie", "psychologie" et autres choses ressort de la concrétisation politique des fumées de leurs pensées "analytiques" et autres…, la transformation de leur pensée fumeuse en action, politique fumeuse que l'on pourrait appeler une praxis fumeuse : du néant au néant à travers le néant.
Voilà, dans la conclusion de Bettelheim (article cité), comment celui-ci pose le problème de Burnham et, par-là, le sien propre :
La première proposition, de "il s'est contenté d'opposer…" à "tourner le dos à cette image…", est valable pour tous ceux qui pensent qu'il y a opposition entre la société "soviétique" actuelle et "l'image" que l'on peut se faire d'une société socialiste, est donc valable également pour nous. La deuxième proposition à partir de "...et que, par conséquent…" laisse à entendre soit :
I) que tous ceux qui pensent cela (ceux qui opposent la Russie actuelle au socialisme "idéal") sont mis dans le même sac que Burnham ;
2) que ce que Burnham dit est également la conséquence de la première partie de la proposition.
C'est très astucieux. Cette simple phrase cependant contient cette idée "réaliste" et "matérialiste" essentielle : le socialisme existe "concrètement" en URSS. Tous ceux qui voudraient opposer à ce "socialisme concret" un autre socialisme lui opposerait fatalement un socialisme abstrait et, "donc", "par conséquent... idéal" et "donc" "...par conséquent..." ce sont des idéalistes.
Engels -qui critique déjà ce genre de "socialistes réalistes concrets" dans le passage de l'Anti-Dühring cité dans le nº précédent (nº 33, page 28)- était certes un idéaliste d'opposer un socialisme "idéal" aux capitalistes d'État qui fleurissaient à son époque. Aujourd’hui, les "socialistes réalistes concrets" ont fait des progrès énormes dans les "réalisations concrètes du socialisme" : Mussolini, Hitler, Staline, Attlee, etc., ce qui n'est, en réalité, que du capitalisme d'État.
Quelle est le "critère scientifique" de ce socialisme ? La suppression de la propriété privée (!!!), dans certains États, d'une façon lente et progressive et, dans d'autres, rapide et "violente". Apparemment, la querelle entre "socialistes concrets réalistes" (car ils sont loin d’être tous d'accord) semble planer dans les sphères philosophiques de "la violence" ou de "la non-violence", de "la fin" et "des moyens", semble être un problème : doit-on "réaliser le socialisme d'un seul coup ou bien "progressivement" ?
En "réalité", le problème se pose "concrètement" de la façon suivante : doit-on "réaliser le socialisme" à la manière "démocratique", dans le sens anglo-américain qu'a ce terme, ou bien doit-on le "réaliser" à la manière "démocratique" au sens russe de ce terme ?
La manière "démocratique" russe est dite totalitaire, fasciste, par les "socialistes-démocrates" anglo-saxons (3° force et satellites) ; la manière "démocratique" anglo-américaine est accusée de maintenir "encore trop" le capitalisme et, donc, "sous son allure démocratique, de voiler un totalitarisme etc."
En somme, "la querelle autour de la réalisation pratique et concrète du socialisme" -que les docteurs et professeurs posent- se résume à ceci : il y a deux forces "démocratiques" en présence, celui qui l'emportera aura raison ; en attendant, il s’agit de miser sur le bon tableau. Plus "l'action" concrète entre les deux formes de la démocratie se rapproche et plus nos philosophes perdent la boussole. Ils misent sur la démocratie russe, puis sur la démocratie américaine… Mais ne nous étonnons de rien. Dans le conflit qui s'ouvre, ceux qui font leur la profession "des choses de l’esprit" n'ont pas fini de changer cent fois de veste politique, gardant entière leur incommensurable bêtise prétentieuse.
Quand on pose, comme Bettelheim, le problème du socialisme à partir de la "suppression de la propriété privée", il eut été bon de définir explicitement ce que signifiait cette suppression. Et, si une telle explication avait été fournie, il ne lui aurait pas été permis de bavarder comme il le fait, avec un ton docte, sur des "problèmes du marxisme", à savoir si telle ou telle proposition de Marx était… mais laissons-lui la parole :
Très juste, monsieur le professeur ! Mais, depuis Jésus-Christ, tous les chrétiens se querellent pour savoir ce qui, dans les "saintes paroles", était implicitement contenu pour justifier par là ce qu'ils disaient eux. Ce qui nous importe, ce n'est pas tant de savoir si ,"dans ses prévisions", Marx s'est ou non trompé mais si certaines des idées qu'il a émises sont encore ou ne sont plus valables. Ce n'est donc pas sur Marx que nous discutons (parce que tout le monde se réclame de lui) mais de certaines de ses idées, que nous faisons nôtres aujourd’hui parce qu'elles servent notre but de classe.
Or, il est indiscutable, pour tout prolétaire qui a une conscience de ce que doit être le socialisme, que monsieur Bettelheim bavarde comme un concierge, (...) celui du stalinisme, quand il dit :
"… les mots d'ordre..." n'étaient pas des mots d'ordre mais le fondement même de l'idéologie révolutionnaire du marxisme élaborant une négation révolutionnaire de l'État bourgeois capitaliste, mais reconnaissant, contre les anarchistes, la nécessité d'une période de transition.
Pendant cette période transitoire, quoique la pratique révolutionnaire de Marx et Engels se bornait à la Commune de Paris, ceux-ci préconisaient, justement à la lueur de cette expérience, certaines mesures non en vue de résoudre le problème de l'État après la révolution mais de poser ce problème dans toute son acuité.
(2) "Ces mots d'ordre sont parfaitement conciliables avec les exigences d'une période d'insurrection et ils sont même nécessaires pendant une telle période. Mais il ne semble pas qu'ils puissent constituer les bases d'un programme conforme aux exigences de la construction du socialisme…"
(3) "Celle-ci exige, au contraire, une certaine stabilité du pouvoir et la possibilité, pour celui-ci, d'imposer aux couches les moins 'privilégiés' le respect des 'privilèges' des couches supérieures, ce qui n'est pas toujours conciliables avec l'élection directe de ceux dont la fonction est précisément de faire respecter ces 'privilèges'.
(4) "Le fait que les mots d'ordre de la phase insurrectionnelle ne peuvent pas servir de base à un programme de développement de la société prolétarienne est apparu très rapidement sur le plan de la gestion des entreprises. Très rapidement, il a fallu abandonner les mots d'ordre initiaux de gestion ouvrière et de contrôle ouvrier, et l'on sait que, dès 1921, Lénine s'est prononcé pour le principe de la direction unique, principe qui signifiait qu'à la tête de chaque entreprise devait se trouver un seul directeur nommé par les autorités centrales et responsable devant elles, et non pas élu et responsable devant les ouvriers de l'usine."
"les mots d'ordre", qui ne sont pas des mots d'ordre mais le fondement de l'existence de la pratique révolutionnaire élémentaire du prolétariat, coïncident naturellement avec une phase historique insurrectionnelle comme la période de la Commune de Paris (qui ne s'est pas bornée d'ailleurs à cela) et comme celle d'Octobre bolchevik. (2) à (3) passage historique d'une période "insurrectionnelle" à une période de "construction du socialisme". "… il ne semble qu'ils (les mots d'ordre) puissent constituer les bases d'un programme de "construction du socialisme". Le cadre de la "construction du socialisme" est donc admis "à priori" ici, comme celui de la Russie. C'est donc du socialisme stalinien dont il s'agit, c'est-à-dire des plans quinquennaux "socialistes réalistes". Comme on a fait le silence ici sur toute la phase historique de passage de (2) à (3), il est permis au bavard de bavarder. On a simplement oublié la défaite du prolétariat international de 1918 à 1933 et l'isolement progressif de la Russie Cela seulement.
Ce qui permet à Bettelheim de constater que, en Russie, ce qu'il appelle "la construction du socialisme" exige (3) ..."une certaine stabilité du pouvoir..." Avec la même facilité littéraire qu'il a sauté de (2) en (3), il saute de (3) en (4) La (2) en (3), il a sauté une phase historique sur laquelle il se tait prudemment ; de (3) en (4), il saute à pieds joints le problème du socialisme alors que, justement, le problème de la possibilité ou non de construction du socialisme était lié au premier saut historique qu'il a fait de (2) en (3). Comme le problème du socialisme est tout entier lié au "silence du professeur Bettelheim" sur la période de 1918 à 1933, il lui est permis de fonder sur son silence le point (4) "le fait que les 'mots d'ordre' etc." Si, en effet, le silence n'avait pas été fait sur cette période de défaite du prolétariat international, le saut de (3) en (4) ne se serait pas opéré dans le sens de la "construction du socialisme", mais dans le sens de "la construction" de quelque chose qui ne pouvait pas être le socialisme.
En passant, et pour faire le lien, on met Lénine dans le bain en lui faisant dire ce qu'il ne dit pas et en prêtant à son activité un sens différent de la réalité. "… en 1921, Lénine s'est prononcé pour le principe de la direction unique...", en spécifiant que la NEP (dont il s'agit ici implicitement) était un pas en arrière et qu'avant de vouloir faire du mauvais socialisme il valait mieux faire, en Russie, une bonne politique capitaliste d'État. À l'époque, "l'idée du socialisme" était encore liée, chez Lénine, malgré toutes les erreurs que nous lui reprochons, à l'idée de la victoire du prolétariat sur le capitalisme à l'échelle internationale : ce que nous appelons "les silences du professeur Bettelheim".
Ce qui permet au professeur de sauter en (5) "… le développement de la société prolétarienne fait donc... etc." et où il ne s'agit pas de "la société prolétarienne en général", mais d'une société "prolétarienne" spécifiquement stalinienne... Ce qui permet toujours au professeur de fonder, sur ses silences historiques et politiques, une théorie où il remplit le creux de son idéologie avec un verbiage de juriste, où il apparaît qu'il n'a pas compris, chez Marx, qu'un aspect juridique étroit lié, chez Marx, à un problème vaste du socialisme, sur lequel Bettelheim, lui, n'est capable que de faire... le silence.
(6) "Le problème s'est trouvé compliqué du fait que, selon la pensée de Marx et de Engels, il semble que l'on devait assister, à partir de la phase insurrectionnelle, au dépérissement de l'État."
"… le problème se trouve compliqué..." du fait : 1- des silences du professeur ; 2- que la "réalité" russe est en complète contradiction avec la façon dont Marx et Engels posaient le problème du socialisme.
(7) "En fait, l'évolution de la société soviétique ne nous montre, pour le moment, rien de semblable."
(8) "Mais, il n'y a pas là une infirmation du marxisme mais une infirmation d'une prévision trop hâtive et qui est, dans une large mesure, en contradiction avec les considérations de Marx relatives au maintien, pendant toute une période, de certaines des normes du droit bourgeois."
Ce qui lui permet de sauter de (6) en (7), puis de (7) en (8) : "… mais il n'y a pas là...", où le professeur fait contredire le Marx socialiste par le Marx juriste alors qu'ils sont intimement liés ; le problème du maintien de certaines normes du droit bourgeois, découlant du problème du socialisme et de la façon dont on pose ce dernier, et non l'inverse.
(9) "L'expérience semble montrer que c'est seulement après une période de renforcement de la nouvelle structure économique et sociale, après une période aussi où une idéologie nouvelle aura pu prendre naissance (idéologie qui fera apparaître que "les privilèges" des couches supérieures de la classe ouvrière ne sont nullement des violations de principe mais, au contraire, des nécessités inhérentes au développement de la société socialiste) que le maintien des contraintes d'État pourra aller en diminuant..." (Revue Internationale n° 16 – page 396-397)
Les silences du professeur et son verbalisme juriste dans un torrent destiné à nettoyer les écuries d'Augias de burnhamisme, rétablit en réalité celui-ci dans toute sa splendeur : "… l'expérience etc.", ici l'on revient de l'abstrait au concret, des silences à l'existence du stalinisme que Bettelheim et Burnham, chacun à sa manière, posent, à partir d'une conception vulgairement capitaliste d'État, de la suppression de "la propriété privée". (9) Traduire que : c'est lorsque, dans "la masse", commencera à disparaître l'idée de la suppression de la propriété privée et de la suppression des privilèges qui en découlent, que dépérira l'État. En somme, le problème du socialisme peut être résolu par la méthode du professeur Coué. C'est ce que le NKVD s'ingénie à appliquer au prolétariat russe, qui est trop bête pour comprendre qu'il est "en période de construction du socialisme, ce qui nécessite un renforcement du pouvoir étatique. Le renforcement du pouvoir d'État est lié tout simplement au manque d'imagination de la part des non-privilégiés. Bettelheim est mal venu de dire ensuite à Burnham : "… Burnham, quant à lui... s'est contenté d'opposer la société soviétique actuelle à l'image 'idéale' qu'il s'était fait de la société socialiste..."
Burnham voit, dans la contradiction qui existe entre les affirmations des marxistes de l'existence d'une société sans classes et la Russie stalinienne, la preuve de l'utopie du socialisme ; Bettelheim, au contraire, voit dans cette contradiction seulement une apparence, la différence entre la réalité concrète "socialiste russe" et le fruit de l'imagination "de certains utopistes."
Il y a, certes, une différence entre Bettelheim et Burnham mais, dans le fond, ils bâtissent tous deux leur théorie sur le fait qu'ils ne savent pas ce qu'est le socialisme ni le capitalisme, et qu'ils font des romans-feuilletons pour justifier l'existence de ce dernier et en tirer leurs moyens d'existence.
Pour Bettelheim, il y a un "progrès" de la NEP sur le communisme de guerre, du stalinisme sur la NEP etc., alors qu’il y aurait seulement à dire que, dans une période de défaite internationale du mouvement ouvrier révolutionnaire, la Russie de plus en plus isolée, devait organiser son économie. L'organisation de cette économie "en soi" -pour avoir été de progrès en progrès, de communisme de guerre à la NEP et de la NEP aux plans quinquennaux staliniens- n'en a pas moins coïncidé avec une régression constante du mouvement ouvrier révolutionnaire sur le plan international.
Bettelheim n'a pas répondu à la question posée par l’histoire, à savoir : sur quel plan se situe le progrès réel vers le socialisme ? Sur le plan économique des transformations en Russie seule ? Ou sur le plan international de la lutte de classe révolutionnaire du prolétariat mondial ?
Et, en fait, toute la question était là et les silences du professeur sont là aussi pour en faire foi.
C'est ce qui fait que le problème du socialisme qui, pour Bettelheim, est posé à l'échelle étroite de la Russie, non seulement se pose, pour nous, sur un plan géographiquement différent mais aussi idéologiquement différent. La conception de la suppression de la propriété privée de Bettelheim s'arrête là où elle commence pour nous. Pour lui, la suppression de la propriété privée est réalisable dans les limites de l'appropriation des moyens de production par l'État, (et il ne s’agit pas ici d'un État abstrait mais du seul État historique spécifique, russe, stalinien"), alors qu'elle n'est pour nous possible qu'à partir de là où elle finit pour Bettelheim, c'est-à-dire l'expropriation de la propriété privée de plusieurs États capitalistes par l’ensemble de la classe ouvrière du monde entier.
Nous savons que cela ne se fera pas, ni sans heurts ni du jour au lendemain, mais nous ne pensons pas être des "idéalistes" quand nous disons avec Marx :
(fin du chapitre premier)
Philippe
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