L'Europe reçut, hier, d'Amérique son plan Marshall, la France a aujourd'hui son plan Mayer. Qui douterait que celui-ci ne soit qu'une partie, qu'une application locale de celui-là ? C'est-à-dire un moyen qui s'inscrit, en France, dans l'élargissement mondial de l'exploitation du travail par l'État et le capital monopoliste fusionnés.
Il y a quelques mois l'impérialisme américain disait aux bourgeois d'Europe : "Faites l'inventaire de vos ressources, voyez lesquelles vous manquent et faites le moi savoir. Vous pourrez en passer la commande chez moi. Avec tout cela, vous tenterez de faire repartir votre production. Je vous prêterai l'argent nécessaire aux achats et au financement. Seulement j'y mets une condition et elle est bien naturelle : nous allons faire l'affaire à nous deux, exclusivement, et nous en partagerons l'avantage. Stabilisez votre monnaie afin de fixer le niveau de vos échanges que vous orienterez vers moi ; et payez-moi la part pour ma contribution."
Ces mois-ci, la bourgeoisie française prend donc ses dispositions en conséquence. Elle tente de stabiliser la monnaie en équilibrant le budget pour réduire l'inflation. Après avoir contraint, grâce à celle-ci, ses ouvriers et ses paysans à payer les frais de la guerre (c'est-à-dire la perte de ses positions financières sur le marché mondial, elle aménage les garanties financières des emprunts internationaux qu'elle contracte auprès des banques américaines. Et l'instrument de cette politique est une super-fiscalité.
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Cette super-fiscalité présente une signification historique et elle va avoir des effets sociaux. Il importe de comprendre lesquels. Pour cela, il faut se référer successivement aux transformations fondamentales du capitalisme contemporain et à la situation créée en France par la guerre. Car le plan Mayer n'est que leur expression.
La deuxième guerre mondial (c'est-à-dire sa préparation, son exécution et sa liquidation) a présidé à la fusion progressive du capital monopoliste avec l'État. Cette fusion est le fruit des conditions propres à l'accumulation capitaliste, à la formation de la plus-value, et à leur conséquence fondamentale : la baisse tendancielle de taux de taux de profit moyen. Dès la fin du 19ème siècle, l'élargissement de la production faisait apparaître ce problème dans toute sa brutalité. Et la monopolisation du capital en fut l'expression. Sa fonction était de maintenir artificiellement un taux de profit suffisant dans les branches monopolisées et, en même temps, d'établir un frein au développement des forces de production, frein devenu inéluctable dans un système économique condamné par ses propres normes de rentabilité. Du capitalisme libéral, on passa au capitalisme des monopoles.
Ce système prévalut quelques décades ; et c'est lui qui détermina la première guerre mondiale. En gros, il subsista jusqu'à la grande crise organique de 1929. Cette crise prononça son effondrement. Elle condamna le capitalisme des monopoles privés à trouver sa fin avec la grande dépression.
L'économie, à cette époque, ne réussit, en effet, un redressement superficiel que par la conjoncture de guerre, c'est-à-dire par l’intervention directe de l'État, ce qui changea la structure du capitalisme ; intervention qui se fit d'abord par la monnaie et le crédit, puis par le contrôle bureaucratique de la production et des échanges, enfin par la remise directe des moyens de production-clé entre les mains de l'État, par voie de nationalisation, au cours de la guerre et depuis sa fin.
Quelle est la signification de cette tendance ? Elle prouve que l'État doit désormais se substituer aux monopoles, prenant sur lui d'assurer un taux de profit suffisant. Plus exactement, qu'il doit, dans le but de maintenir ce taux, prendre sur lui la formation du monopole et conduire la politique économique appropriée. L'État conduit alors une politique monopoliste synthétique (il devient au sens propre du mot, le "capitaliste collectif") et concentrée, permettant au capital financier d'user directement de la monnaie et de l’impôt, autrement dit : dans ce système, manipulation monétaire et politique fiscale deviennent la règle ordinaire de gestion de l'économie monopolisée, c’est dire, par extension de toute l'économie.
Tel est le cadre dans lequel les évènements du monde contemporain prennent leur sens, et en particulier les évènements français de ces dernières années. Tel est, par conséquent, celui dans lequel s'inscrit à son tour le plan Mayer. Cependant, ce dernier ne peut être compris pleinement que si, tenant compte de ces conditions très générales, (la transformation vers le capitalisme d'État à l'échelle mondiale), on leur ajoute les conditions particulières à l'impérialisme français.
Quelles sont-elles ? L'impérialisme français doit descendre à un niveau inférieur par rapport à l'avant-guerre. Il a perdu, en effet, la plupart de ses investissements à l'étranger et de ses marchés d'exportation, par suite de la montée de l'impérialisme américain au cours de la guerre. C'est là une circonstance qui, sans lui être particulière, présente ses caractères propres. Il faut donc voir dans quel sens elle joue.
La production est, en France, depuis un an comparable à ce qu'elle était en 1938. Mais, dans le même temps, le revenu réel des ouvriers s'établit au-dessous du niveau correspondant. Il y a une année, il se situait à 70% de celui de l'avant-guerre. Aujourd’hui, il est descendu entre 50 et 60%.
Que déduire de ces chiffres ? Tandis que la situation des salariés se dégradait, malgré (et sans doute à cause de) une lutte épuisante pour les salaires, et en dépit des hausses importantes des taux nominaux obtenus, la position sociale du capital se consolidait. On parle dans les milieux "officiels" "d’échelle mobile des profits". Car, si la répartition des biens de consommation s'est déplacée au détriment de la classe ouvrière au cours de la reprise relative observée depuis trois ans, c'est que l'accumulation en biens de production d'une part et la consommation capitaliste d'autre part (notamment les objets de luxe) ont absorbé la différence. Autrement dit, qu'à rendement comparable du travail, l'exploitation s'est encore accrue depuis 1938.
Cependant, ce renforcement du capital ne rend pas compte, à lui seul, de la situation. Il n'a pas, en effet, la même signification que s'il s'était produit sur les bases du passé. C'est que -précisément en fonction de la marche de l'économie vers le capitalisme d'État- la classe capitaliste a en même temps changé de structure.
Il est notoire, en effet, que la grande masse de la bourgeoisie s'est effondrée. Que nombre des couches sociales ou régionales, qui constituaient les épaisses classes moyennes françaises, sont aujourd’hui ruinées et réduites à un état semi-prolétarisé. En masse, des éléments appartenant à ces couches se sont réfugiées, pendant la guerre, dans la bureaucratie (spécialement la bureaucratie économique) qui fonctionna d'abord comme un fond de chômage à son usage, ensuite comme l'instrument de sa transformation sociale. Quant au reste de la bourgeoisie moyenne, elle vit comme elle peut, cramponné aux oripeaux qui lui laissent l'illusion d'être encore une classe possédante.
En bref, ce n'est donc pas à la "masse" de la bourgeoisie comme telle qu'a profité l'appauvrissement de la classe ouvrière mais à trois de ses éléments : les trafiquants du marché noir, l'oligarchie et la bureaucratie.
Un million de fonctionnaires en plus au cours de la guerre, cinq cent mille intermédiaires nouveaux depuis moins d’un an, tels sont les chiffres monstrueux qui montrent où en sont le trafic et la bureaucratisation... Encore que le trafic ne soit pas l'apanage exclusif des seuls intermédiaires. Les industriels bien placés sont sans doute ceux qui absorbent les plus gros chiffres.
On pressent, en tout cas, à quel renouvellement sont soumises les classes bourgeoises. Mais c'est un renouvellement qui n'a rien d'une sélection. Car il ne s’agit pas d'une accession à la bourgeoisie d'éléments plus vigoureux, extraits des autres classes, qui viendraient remplacer les oisifs et les moins bien armés. Il s'agit, au contraire, soit d'une racaille dénuée de mœurs et de scrupules, qui quitte les caractères d'une classe sans prendre ceux d'une autre, soit d'éléments encrassés de bureaucratisme.
Les uns et les autres s’installent dans la nation en parasites sociaux. Quant à la classe du capital monopoliste proprement dit, elle perd et gagne à la fois au changement. Elle perd comme couche autonome issue de ce capital, dans la proportion où ses placements à l’étranger et ses positions commerciales sont déplacés par le nouvel équilibre de forces issu de la guerre ; surtout, dans la mesure où les nationalisations ont fait passer, entre les mains de nouveaux hauts-fonctionnaires économiques, les moyens de production et d'échange qui lui appartenaient. Mais, si on la considère comme entité sociale, elle y gagne, évidemment. Elle y gagne précisément sous des formes nouvelles, pour autant que la position économique de l'État, avec lequel elle se fond désormais, s'est renforcée par rapport à la classe ouvrière ; pour autant qu'elle s’appuie sur une exploitation plus étendue du travail.
Pour résumer, la remise sur pied très relative intervenue depuis la "Libération" s'opère par une surexploitation du travail des ouvriers, surexploitation organisée dans le cadre de l'État, grâce à la force économique de répression dont celui-ci dispose par l’intermédiaire de la monnaie et des prix. Elle s'opère par concentration autour d'une minorité réduite en nombre, regroupée par l'appareil mais mieux placée à l’égard du prolétariat, grâce à la liquidation de larges couches bourgeoises. La nouvelle répartition des revenus, à laquelle cette transformation donne lieu, se manifeste ostensiblement dans la consommation courante. Le spectacle quotidien de la rue le montre au grand jour. Automobiles américaines, fourrures, nouvelles modes féminines etc., s'étalent au moment même où la misère des masses s'accentue continuellement.
Mais ce n'est pas tout. Car le secteur urbain, qui détermine le processus, n'est pas le seul à y participer. Parallèlement à la transformation structurelle et au bouleversement qui s'inscrit dans la répartition des produits de la zone industrielle, une évolution intervient dans l’agriculture. En l'occurrence, un déplacement relatif des valeurs vers le capital financier et une prédominance accrue du secteur capitaliste de l'agriculture sur le secteur familial. L'agriculture passe en même temps sous la coupe directe de l'État (en partie par l'intermédiaire du syndicalisme et de la coopération) puisque État et Capital tendant à fusionner.
En effet, il existe dans les campagnes un net divorce entre l'accumulation d'argent et le réinvestissement. Or, celui-ci est soumis aux répartitions autoritaires des matériaux par l'État. Ce dernier en profite pour interposer un obstacle entre les ressources paysannes et leur emploi.
On sait bien qu'au cours de l’a guerre le monopole paysan sur la production des denrées alimentaires permit aux agriculteurs de vendre à des prix "noirs" et d'accumuler d'importantes réserves d’argent. Cependant, une appréciation correcte de cette situation exige qu'on se demande ce qu'il advient des disponibilités ainsi réunies.
Or, ces disponibilités sont restées plus ou moins en l'air. Car, depuis la fin de l’occupation allemande, l'agriculture n'a reçu que de faibles quantités de matière. L'an dernier, 1,4% de la répartition du ciment, 5,2% de celle du fer (voir l'intervention du ministre Longchambon au Conseil de la République le 1er juillet 1947), et tout à l’avenant.
Autrement, l'agriculture reçoit peu en contrepartie des gains en argent réalisés au cours de la guerre. Ceux-ci n'ont donc pas, du point de vue d'une perspective sociale un peu vaste, le sens qu'on pourrait croire trop hâtivement. Ils restent en fait stérilisés dans les campagnes ; et le capital agricole va en se dégradant sous la pression de la répartition étatique des produits industriels. Cette stérilisation trouve d'ailleurs une raison d'être supplémentaire : le capital et l'État conduisant une politique d'abaissement du niveau de vie ouvrier, ils ne sauraient impulser en même temps une élévation décisive de la production agricole. Car la partie significative de cette dernière sert de fonds de subsistance pour les travailleurs industriels. Et il n'est pas question d'améliorer le sort de ceux-ci. La politique d'État à l’égard de l'agriculture correspond donc à un besoin organique du régime social ; non point à une "erreur" des pouvoirs publics.
Ajoutons enfin que le rééquipement partiel, correspondant aux faibles attributions reçues par l’agriculture - rééquipement qui se fait aujourd’hui par l'intermédiaire du plan d'État, de l'importation (réglée par l'État), de la Caisse (d'État) Nationale du Crédit Agricole -, s'oriente sur le secteur le "mieux placé" de la production. Celui-ci est, on s'en doute, le secteur industrialisé, le domaine de la grande culture. L’organisation professionnelle de l'agriculture (G.C.A.), qui est en fait un prolongement, autonome et déguisé, il est travail mais non moins certain de l'État, est l'instrument de cette dissociation en faveur des cultures industrielles. Car les "Associations Spécialisées" y dominent aujourd’hui officiellement depuis le congrès de novembre (elles avaient régné pendant la période de Vichy). Or, ces associations, qui groupent les producteurs des grands produits, sont précisément l'émanation du capital investi dans les grandes cultures.
Ainsi, la perte de substance subie par la production agricole affermit culture capitaliste et grande propriété, qui servent de relai à l'exploitation du prolétariat agricole et de la paysannerie familiale par l'État fusionné avec les monopoles.
Telle est, par conséquent, la situation en France ; situation qui présidera à l'application commencée de l'aide intérimaire et du plan Marshall pour le "redressement" économique. Le plan Mayer s'y inscrit. On peut maintenant en examiner les mesures.
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Le plan se caractérise d'un côté par ses dispositions, de l’autre par ses procédés techniques. Les uns évidemment ne vont pas sans les autres. Tous concourent à un prélèvement facultatif se ramenant à un emprunt obligatoire.
Le texte gouvernemental compte deux ordres de dispositions : d'une part il frappe les bénéfices commerciaux, industriels et agricoles (ainsi que les revenus de professions libérales) d'un prélèvement violent allant de 20 à 50% pour les deux premières catégories et de 50 à 80% pour la dernière ; de l’autre, il exonère les salariés ayant perçu, en 1947, un revenu inférieur à 450.000 Frs.
Le prélèvement est donc conforme à la transformation structurelle qu'on a examinée ci-dessus. Il la prolonge et l'élargit. Car, d'un côté il renforce l'association du capital financier et de l'État par les taux dont il frappe le commerce et l’industrie (taux qui vont croissant avec le montant du bénéfice), de l’autre il frappe plus lourdement encore l’agriculture. Par-là, l'État approfondit l'intégration du capital agricole, tout en étendant la subordination. Il pousse à son terme maximum la stérilisation des réserves monétaires puisqu'il double la politique des répartitions maigres, d'une ponction pure et simple des disponibilités en argent. Cette politique accentue, par conséquent, l'exploitation des masses paysannes par le capitalisme d'État.
Enfin, le prélèvement laisse les ouvriers à l'écart. Et par là aussi, il est encore dans la logique de la transformation structurelle. Celle-ci implique que le compte des salariés soit réglé a travers la course prix-salaires et le mécanisme de la lutte revendicative. L'impôt n'est pas, dans de telles conditions, une arme appropriée à la répression économique de la classe ouvrière. Sa fonction principale est tout autre. Elle est de concentrer le capital entre les mains de l'appareil économique et de prolétariser une fraction de la bourgeoisie ou de l'amalgamer à la bureaucratie. L'impôt n'intervient donc qu'à titre secondaire contre la classe ouvrière, surtout par des voies indirectes, pour autant, en particulier, qu'il fournit à l'État le moyen de la politique financière qui réduit systématiquement son niveau de vie.
Cependant, bien que le prélèvement œuvre déjà puissamment dans le sens d'une association plus étroite du capital à l'État, il n'y parviendrait qu'imparfaitement si le plan s'en tenait là. L'association se limiterait alors à la forme d'un transfert dans la détention des fonds. Mais, c'est justement ici que les procédés techniques du plan font incidence à leur tour.
La loi prévoit, en effet, que les personnes physiques ou morales assujetties au prélèvement pourront s'y dérober, à la condition qu'elles souscrivent à un emprunt à 3% amortissable et soustrait aux charges fiscales. Bien sot qui, le pouvant, n'en ferait pas usage ! D'autant que la souscription acceptée doit s'élever simplement au montant de la somme due au titre du prélèvement.
C'est par ce chemin que l'opération revient, en réalité, à un emprunt obligatoire. Mais, par là aussi, elle revient à transformer une dette du capital envers l'État en une créance de celui-là sur celui-ci. Car, la part de leur contribution, et elle sera sans doute dominante, que les assujettis convertiront en souscription à l'emprunt, s'inscrira à la dette publique. Combien des cinquante milliards (cent pour le secteur urbain et cinquante pour le secteur rural) resteront prises dans les mailles du prélèvement proprement dit ? Grâce à ces procédés, État et capital seront demain encore plus étroitement associés.
Ajoutons une remarque concernant les délais prévus pour les versements : ils permettront, à leur tour, au haut capital de prévaloir sur le petit.
La loi stipule, en effet, que les versements s'effectueront en trois tranches échelonnées de janvier à mars 1948. Mais, elle admet en même temps que les contribuables qui souscriront immédiatement, ou avant le terme final pour le montant de la somme due, seront définitivement exonérés. Ces modalités favoriseront nécessairement ceux qui disposent de larges ressources, et laisseront peser la difficulté totale sur ceux qui souffrent d'une étroitesse de trésorerie.
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Ainsi se présente le plan Mayer d'extension du capitalisme d'État. Doublé d'un projet en cours de réappréciation du franc par rapport au dollar et de dédoublement du change, il alignera la structure économique du capitalisme français sur les plans mondiaux de l'impérialisme américain. Les semaines à venir apporteront à cet égard des possibilité plus complètes d'appréciation.
Morel
I- Notre travail semble être sans réponse immédiate, par son côté destructif et négatif. Mais il importe avant tout de bien saisir que la tâche de la classe ouvrière réside dans une connaissance parfaite des démagogies bourgeoises et des erreurs tactiques de lutte de classe, connaissance entraînant le refus envers toute nouvelle comédie historique sur un thème déjà connu.
Marx, analysant le capitalisme dans son processus, entendait par là indiquer et montrer la seule voie à la négation du capitalisme : le socialisme ne pouvant être posé et résolu qu'une fois connus le capitalisme et ses éléments propres de négation.
De même, nous entendons emprunter cette méthode, seule valable, pour écarter du chemin de la classe tous les obstacles tendant à retarder et même à renvoyer en arrière le mouvement ouvrier de libération sociale.
Ayant déjà traité les aspects proprement économiques du capitalisme, nous ne parlerons dans notre analyse que de ses aspects sociaux, en entendant bien par-là ne pas leur donner la prédominance.
II- Après 100 ans de luttes ouvrières -dans un système capitaliste qui, lui, subit, du fait des conditions objectives évoluant, des transformations-, le problème spécifique de la lutte de classe ainsi que l'évolution du mouvement ouvrier n'ont subi aucune analyse ; et, par-là, la tactique dans la lutte et le problème de la révolution ont été conditionnés par l'empirisme le plus grossier. Cet état de chose n'a pu que fausser, dans l'esprit de la classe ouvrière et dans celui des militants, la nature des divers mouvements sociaux de la période actuelle.
Ainsi, en rapport avec des modifications survenues dans la structure économique du capitalisme, le XXème siècle devait entraîner des modifications dans la nature idéologique et la portée révolutionnaire des manifestations de la lutte de classe ouvrière.
III- Mais, le mouvement ouvrier ne devait pas seulement être sensible à ces modifications dans la structure économique du système. Il devait en plus subir le contre-coup de la nouvelle idéologie de la bourgeoisie qui, non seulement puisait des arguments et des forces dans la pensée révolutionnaire, mais s'attachait aussi à faire disparaître les contradictions apparentes de la classe : capitalistes-ouvriers. La bourgeoisie a réussi ainsi à s'approprier la plupart des slogans et des symboles révolutionnaires, et à les incorporer dans sa nouvelle formulation idéologique. Ne voyons-nous pas la IVème République fêter la Commune de Paris ? Le problème de la "gestion ouvrière" de l’industrie ainsi que le contrôle de la production ont été intégrés dans un système législatif dont la bourgeoisie n'a pas à se plaindre. La Commission des prix et salaires, la Commission de l'Économie nationale, les Comités tripartites d'usines, la nouvelle politique syndicale, demandant et obtenant son admission dans les discussions et l'exécution du plan Monnet, sont autant d'aspects de cette nouvelle idéologie bourgeoise qui va jusqu'à accepter la syndicalisation de sa police.
Mais l'acte le plus important réside dans les nationalisations opérées par l'État bourgeois. Ce qui paraît le plus grave, c'est que certaines tendances parmi les militants ouvriers ont applaudi à ces mesures qu'elles ont déclarées “progressives”. En présence des nationalisations et des réactions des restants de bourgeoisie libérale, ces mêmes tendances ont enterré la bourgeoisie en tant que classe. Qui pouvait alors empêcher l'État de proclamer, à son tour, que la lutte de classe n'avait plus de raison d’être ?
IV- La Révolution russe, par sa puissance et son influence énorme, loin de modifier les aspects sociaux et politiques de la lutte ouvrière, loin de clarifier ce qui, dans la lutte, était sujet à inversion (arme à double tranchant), la Révolution russe, disons-nous, n'a fait que se fier empiriquement aux anciennes manifestations des luttes ouvrières d'avant 1914.
Les différentes formes de la lutte, correspondant à un capitalisme en ascension, ont été reprises telles quelles à une époque où la Révolution russe, par son déclenchement et sa victoire, indiquait la décadence du régime capitaliste. Les vielles formules du parlementarisme et du syndicalisme, le vieux schéma révolutionnaire -qui consiste à poser la révolution en conclusion du démasquage des "trahisons" de la bourgeoisie et des partis réformistes-, tout cet attirail d'un programme correspondant à une période transition dans la lutte pour la révolution a été réintroduit dans la pensée et l’action révolutionnaires quand les réalités historiques qui se présentaient n'étaient pas celles d'une transition mais posaient la nécessité de l'affirmation de la Révolution et de la conquête du pouvoir.
V- le reflux de la vague révolutionnaire de 1917-21 et la dégénérescence de la Révolution russe qui a suivi devaient enliser encore plus le mouvement ouvrier dans des normes de lutte qui, non seulement étaient dépassées mais s’avéraient pouvant et devant servir d'arme anti-ouvrière. Par ailleurs, on a assisté, dans les pays capitalistes, à une volonté de maintenir artificiellement les institutions organisationnelles issues de la période révolutionnaire et de les copier, alors que cette période refluait ; en Russie, où la substance révolutionnaire disparaissait, restaient en place, malgré l’orientation capitaliste de ce pays, les organismes de la révolution vidés de leurs objectifs, de leurs contenus, de leur idéal.
Ce double processus, l'un de reflux révolutionnaire, l'autre de stabilisation et de propagation de formules organisationnelles, a permis à des États, comme l'Allemagne, de s'appeler socialiste et à la Russie de continuer à figurer comme pôle attractif des masses travailleuses.
Le prolétariat, soumis au nazisme, a cru dans le socialisme de ce régime parce qu'on lui avait appris que parti unique + électrification + planification = SOCIALISME dans un seul pays.
Et cette comédie continue pour le prolétariat en général quand il regarde la Russie ainsi que les divers pays du monde qui prennent le chemin des réformes structurelles qui ont eu lieu en Russie.
Drapeau rouge, Soviet, collectivisations étatiques ne devaient être pris, par la classe ouvrière, que comme des formules valables seulement en fonction du contexte idéologique révolutionnaire et non par leur seule existence. Ces formules ont prouvé qu'elles pouvaient servir hier la Révolution prolétarienne, aujourd’hui la guerre impérialiste.
VI- Dans tous les facteurs précités, qui ont contribué à la dégénérescence de la lutte de classe, à sa prostitution, il ne faut pas oublier que ces facteurs ont donné leur plein rendement grâce au développement technique des moyens de propagande, empruntés souvent à la publicité commerciale.
VII- Si l'on part de la période ascendante du capitalisme, au moment où ce dernier se débarrassant de la structure judiciaire, sociale et politique de la féodalité, détermine de nouveaux rapports de société et part à la conquête du monde (ce moment, en tenant compte de l'évolution du système, part du début du XIXème siècle jusqu'à la fin du XIXème), nous pouvons dire que l'expression individuelle de la bourgeoisie oppose ouvriers et patrons directement. Mais, même à ses débuts, la classe ouvrière ne se reconnaît pas comme classe indépendante tant sa condition économique n'est pas suffisante pour lui donner sa conscience de classe. Au contraire, elle se sent liée à toute la société capitaliste.
Ses premières manifestations sont confuses et aveugles : haine contre la machine considérée comme responsable du chômage et de la misère.
Petit à petit, sous l'action d'une avant-garde plus ou moins évoluée, elle prend conscience de l'existence des antagonismes de classes et de son rôle de classe politiquement indépendante. Mais, même à ce moment et dans les conditions de clarification et de vulgarisation de la pensée révolutionnaire, se crée une confusion. Au lieu de considérer sa place économique dans la société capitaliste comme antagonique à son rôle historique, la classe ouvrière tend malheureusement à conditionner sa fonction politique à sa lutte économique. Le processus s'opère en raison de l'apparente division de l'ouvrier à l'usine face au patron.
En effet, dans la conscience ouvrière se fait jour le raisonnement suivant : dans l'usine, le patron est un parasite, sa suppression n'empêcherait pas la continuation de la production. L'erreur consiste à croire que la suppression du patron donne au système de production une autre signification que celle de capitaliste.
Nous voyons aujourd’hui ce qu'une telle erreur a pu coûter de guerre impérialiste au prolétariat. L'avant-garde n'est pas tombée dans cette erreur, mais il semble qu'elle n'a pas mis l'accent sur ce point d'une façon suffisamment nette et claire. Elle a vu, dans cette opposition ouvrier-patron, la possibilité, à travers la lutte économique quotidienne placée au premier plan, le chemin permettant de propager et de vulgariser la pensée révolutionnaire.
Seulement, même à cette époque, cette méthode offrait un grand inconvénient qui s'est transformé imperceptiblement en un danger de première importance. Et, en effet, dans l'avant-garde naissaient des tendances qui s'éloignaient et devaient s'opposer de plus en plus.
La classe ouvrière était amenée à prendre de plus en plus en considération les avantages d'ordre économique que lui donnait son action quotidienne. Si, au début, la violence du choc patronat-ouvrier pouvait vulgariser la différenciation de classe et permettre la propagande révolutionnaire, petit à petit cette violence s'atténuait pour faire place à une meilleure compréhension de la situation par la bourgeoisie.
Le potentiel révolutionnaire de la lutte quotidienne revendicative et syndicale ne résidait pas dans les résultats économiques immédiatement acquis mais dans l'unification de la classe, dans la cimentation de sa solidarité révolutionnaire et dans la peur que ces luttes produisaient au sein de la bourgeoisie ; peur s'exprimant par la violence et cette violence était exploitée par les révolutionnaires à des fins politiques : a) pour renforcer la notion de solidarité entre salariés, b) pour introduire des méthodes d'organisation dans les manifestations de la lutte de classe.
Cette vérité est si réelle que, bien avant 1914, nous assistons à la rupture des deux tendances dans la Social-démocratie. L'une, la réformiste, augmentant en importance et influence parce que, de ces luttes quotidiennes, elle ne faisait plus que ressortir les avantages économiques immédiats. L'autre, la tendance révolutionnaire, qui se voyait rejetée hors des luttes quotidiennes, si elle voulait continuer à exprimer l'aspect politique de la lutte de classe.
Ce n'est pas aujourd’hui que les luttes quotidiennes présentent un danger pour la lutte de classe ; dès avant 1914, le danger était réel bien que camouflé par la situation générale.
VIII- De plus, tandis que la violence pouvait présenter une possibilité de propagande révolutionnaire avant 1914, cette violence venant à disparaître, du même coup l'utilisation des contradictions ouvriers-patrons sur le terrain économique perdait de sa virulence et de son potentiel révolutionnaire.
Dans le capitalisme de l’époque libérale, le patron refuse d'augmenter les salaires car il ne peut jouer aussi facilement sur la monnaie que l'État ne le fait actuellement. Chaque revendication devient alors une faiblesse pour le patron dans sa lutte concurrentielle et dans son profit. Aussi en appelle-t-il à l'État pour arbitrer. Et l'État, par le processus même de cet arbitrage ainsi que par cercle vicieux salaires-prix, a tendance à proposer non seulement des solutions d'apaisement ou de répression mais aussi des solutions de contrôle et de gestion.
L'État n'a pas une conscience de sa finalité historique ; mais, au travers d'une nécessité quotidienne, par une nécessité historique des lois même du système, l'État, disons-nous, remplace de plus en plus le patron de l'usine et, quand il prend conscience de sa nouvelle tâche, il agit auprès du patron comme celui-ci a agi auprès de l'artisan et du paysan : il l'exproprie.
Le capitalisme voit alors sa survie se prolonger par l'État au lieu d'être abrégé par ce dernier. La fonction capitaliste passe à l'État et, du même coup, le pouvoir politique et économique finissent dans une même main, terminant ainsi le cycle de la révolution bourgeoise.
IX- Le passage de la propriété individuelle à la propriété d'État est la nationalisation. Qu'elle se fasse avec ou sans indemnité, cette indemnité n'entre dans la comptabilité que sous forme de profits et pertes et, à un stade plus accéléré, sous forme d'emprunt. Pour celui qui la reçoit, elle perd son caractère de capital pour soit entrer dans la consommation, soit subir un retour à sa fonction de capital, en passant entre les mains de l'État qui en dispose, réduisant le capitalisme au rôle de propriétaire foncier. L'ouvrier, qui voit s'opérer cette transformation, perd ses points de repère dans la différenciation de classe. Sa lutte économique perd son potentiel révolutionnaire. Dépouillé de sa substance, la lutte entre dans le cadre du procès du capital.
Double aspect contradictoire des nationalisations :
a.Elles prouvent que le capitalisme n'est pas fonction du capitaliste. Le patron n'était qu'une phase primaire du capitalisme. D'avoir joué sur l’opposition patron-ouvrier, ceci semble avoir faussé la conscience ouvrière du sens et de la direction de la lutte.
b.Le paravent patron, qui semblait être la pierre angulaire de l'édifice tandis que l'État n'était qu'un appendice, tombe pour découvrir l'État comme agent nº 1 du capitalisme, entraînant ainsi une accélération du processus révolutionnaire.
Ce double aspect contradictoire entre une position objective clarifiée et une conscience obscurcie du prolétariat repose le problème de la nature et des possibilités révolutionnaires de la vielle méthode d'actions revendicatives du prolétariat.
X- Les groupes d'avant-garde emploient couramment l'argumentation suivante quand ils parlent et traitent des revendications économiques : "Nous savons que les revendications présentent un côté fortement réformiste. Ce côté, nous le contrebalançons par une politique appropriée. De plus, pour être en contact avec la classe ouvrière, nous devons prendre à cœur ses intérêts immédiats pour nous présenter comme son défenseur et celui qui lui indique le chemin. En d'autres termes, nous devenons les Antigone du prolétariat."
Pour la défense de cette thèse, on se réfère à Lénine et l'on se laisse prendre au piège des revendications économiques. Une grave erreur s'introduit qui, pensons-nous, va à l'encontre de la pensée de Lénine dans “Que faire” et qui ne se retrouve que dans la méthode de feue la IIIème Internationale, consistant à stimuler la volonté révolutionnaire du prolétariat par des apéritifs appropriés. Et moins les ouvriers trouvent les conditions de leur prise de conscience nécessaire à leur action révolutionnaire, plus on augmente la dose d'apéritifs par toutes sortes de revendications partielles économiques et contingentes.
Le résultat obtenu, loin d'être celui escompté, est que la pensée révolutionnaire des ouvriers se trouve être complètement noyée. Quant aux militants et groupes révolutionnaires, ils se transforment en vulgaires marchands de vin.
Les trotskistes en sont là. La FFGC les suit.
Une autre erreur consiste à pas voir que, si au XIXème siècle les revendications économiques pouvaient servir de base à la lutte de classe, c'était en en fonction du développement inachevé du capitalisme, explication que nous avons déjà donnée plus haut. De plus, l'antagonisme patron-ouvrier, qui s'exprimait violemment comme une contradiction économique à répercussion sociale, perd avec l'État son caractère social, grâce à la facilité étatique de jouer plus aisément sur la consommation de la force de travail. En effet, comme le démontrait Marx à l’époque du capitalisme dit libéral, l'État n’était encore qu'un instrument de répression et de coercition. Les salaires versés aux ouvriers représentaient l’intégralité du capital variable et contenaient, en conséquence, en le manifestant, son opposition à la plus-value, en d’autres termes l'opposition fondamentale : travail-capital. De plus, le conditionnement social des ouvriers, l'éducation de leurs enfants, l'entretien de leur famille, leur santé physique, les degrés de leur instruction et leur développement culturel, en un mot leur existence sociale assurée directement par eux-mêmes, se trouvait être contenue et assurée uniquement dans les limites et fonction de leur salaire. La lutte pour les "dix heures" de travail par jour était, comme le reste, une possibilité pour l'ouvrier de s'affirmer comme un être humain entendant bénéficier de cette qualification.
De nos jours, avec le développement de toutes les institutions d'État, comme la Sécurité Sociale, les hôpitaux, les congés payés, l'école obligatoire, le capital variable n'est plus représenté intégralement par les salaires. Le salaire devient une part de plus en plus petite du capital variable ; l'État lui a enlevé ses possibilités d’expression sociale en prenant sous son contrôle, au travers des impôts directs et indirects, toute l'activité sociale de l'ouvrier. Le salaire n'est plus qu'une expression économique de reproduction de la force de travail, car même l'entretien de la famille n'est plus dans salaire à proprement parler, mais dans les allocations familiales de l'État, partie des assurances sociales étatiques.
Donc, hier, l'antagonisme économique revêtait un aspect social qui se reflétait dans la lutte de classe. Aujourd’hui, cet antagonisme ne recèle plus qu'un caractère de catégorie économique.
La lutte revendicative ne devient plus qu'une lutte de catégorie économique ; et les révolutionnaires, au lieu de remonter franchement la pente du "réformisme" désormais sans réformes possibles pour la classe ouvrière, s'y engagent eux-mêmes et poussent de plus belle, dans cette direction, les masses ouvrières. On peut dire qu'entre les intentions des révolutionnaires et la traduction de leurs intentions dans leurs actions quotidiennes, se dresse toujours un obstacle : les conditions objectives et contingentes de la situation. Par les revendications économiques, l'ouvrier a déjà une tendance fortement marquée à faire passer les satisfactions immédiates de sa condition, en tant que catégorie économique, au premier plan. Cette tendance se trouve accentuée aujourd’hui avec le capitalisme décadent, où la famine s'est installée à demeure dans la société.
En recherchant la solution à la famine - qui hante les ouvriers sur le plan de la lutte pour les salaires - par un minimum vital, l'échelle mobile etc., on ne fait que transférer ce problème, fondamentalement social, du plan social sur le plan étroitement économique. Loin de servir de condition à une orientation révolutionnaire des luttes ouvrières, ce transfert ne fait qu'enfermer d'avantage les ouvriers dans leur condition de catégorie économique et renforcer puissamment leur tendance naturelle à la recherche des satisfactions partielles et immédiates, c'est-à-dire au réformisme. Mais, ce qui plus est, devant l’absence de toute possibilité, dans la période présente, d'obtenir des satisfactions mêmes minimes, ce transfert devient un facteur de désarroi dans la classe ouvrière, n'engendrant que lassitude et désespoir dans ses rangs. La famine devient alors une condition de démoralisation des ouvriers ; sa hantise pose de tout son poids sur eux, leur fait accepter des conditions de vie encore plus misérables et un surcroit d’exploitation.
L'ouvrier reste fixé sur les satisfactions immédiates. La perspective révolutionnaire s'évanouit. L'ouvrier arrive à accepter tout, avec la lassitude de celui qui se dit qu'autant de jours gagné sur la famine sont autant de victoires qui donnent le sens de sa vie et de sa lutte.
Ils arrivent, par-là, à rechercher et à accepter les solutions capitalistes en vue de ne pas crever de faim.
Dans l'esprit de la classe ouvrière, la lutte revendicative a cessé d'avoir un caractère lointain et révolutionnaire pour devenir une solution de désespoir. Ce désespoir devient un fait admis au lieu d'être une antithèse forçant la lutte à dépasser le cadre de lutte des catégories économiques.
XI- La lutte revendicative économique trouvait, dans la grève, sa forme appropriée la plus efficace, tout comme la lutte pour les revendications de réformes politiques (droit d'association, droits de presse et droit civique) trouvait son expression dans la participation aux campagnes électorales et dans le parlementarisme dit ouvrier. Avec la disparition des possibilités des réformes dans la cadre du capitalisme, les formes d'organisation et les méthodes d'action anciennes perdent leur signification et cessent de pouvoir exprimer les objectifs aussi bien immédiats qu'historiques de la lutte du prolétariat.
Dans les meilleurs cas, les grèves, qui éclatent dans la période présente, manifestent l'état arriéré du mouvement ouvrier, reproduisant une situation historiquement dépassée. Elles sont alors des impasses où s'épuisent la combativité et les forces de la classe ouvrière. Mais, pour la même raison, la plupart des grèves, dans la période présente, peuvent être uniquement le moyen d'expression d'une lutte fractionnelle inter-capitaliste et inter-impérialiste et de dévoiement du prolétariat. Il est vrai que, déjà avant 1914, les grèves pouvaient et étaient exploitées par des groupes capitalistes contre d'autres capitalistes. Mais ce n'était alors qu'un phénomène dans l'influence de la lutte. Aujourd’hui, il peut le caractériser.
Les révolutionnaires doivent se libérer d'un attachement sentimental à cette arme de lutte des ouvriers que fut la grève et réexaminer ce problème à lumière des expériences des dernières trente années. En effet, les grandes grèves d'Italie et d'Allemagne avant le fascisme, comme les grèves de 1936 en France, en Belgique, comme les récentes grèves aux États-Unis et en France, qu'elles aient été syndicales ou sauvages, avec ou sans occupation des usines, qu'elles aient été soutenues par les socialistes contre les ministres staliniens ou fomentées et dirigées par ces derniers, toutes ces grèves ont conditionné non un renforcement du prolétariat mais un renforcement de l'influence idéologique de l'appareil de l'État, une démoralisation de la classe ouvrière et son intégration dans le cours à la guerre impérialiste.
L'expérience de ces luttes prouve que les luttes revendicatives et les grèves ont cessé d'être le terrain de la mobilisation de la classe et que cette dernière est appelée, pour l’accomplissement de sa mission historique, à trouver de nouvelles expressions de méthodes et de luttes de classe.
XII- le syndicalisme n'a, à notre avis, jamais représenté une idéologie ouvrière dans le sens progressif. À toutes les théories syndicalistes et anarcho-syndicalistes, les révolutionnaires ont toujours répondu qu'entre ces théories et le système capitaliste il n'y a pas incompatibilité mais plutôt entente à plus ou moins brève échéance. Discuter de la valeur marchande de la force de travail ne contredit en rien le fonctionnement du système capitaliste. Fonder une théorie sociale qui n'élimine pas la théorie de la valeur mais, en fait, est plutôt l'axe du système syndicaliste ne fait que renforcer ce système ; et, à un désir utopique de coopérativisme anarchiste se dessine et se développe un coopérativisme étatique tendant à fondre et à amalgamer syndicat et État. Ceci s'est opéré en U.R.S.S., en Allemagne et en Italie ; dans les autres pays, nous assistons à ce même phénomène mais, encore, au premier stade de l'intégration ou de l'absorption syndicat-État.
La querelle entre ces deux forces, pour prendre un exemple en France, tourne autour de la plus ou moins grande incorporation des syndicats dans les organismes étatiques.
Nous savons pourtant que telles ne sont pas les idées que défendent les partis dits ouvriers PS, PC, Trotskistes.
Pour les deux premiers, attachés à saisir les rênes du gouvernement, leur influence sur les syndicats leur donne une force de manœuvre dans leur entreprise vers l'État bourgeois ; ils y réussissent admirablement car ils trouvent là un terrain tout préparé aux idées réformistes ou opportunistes.
Quant aux trotskistes, ils posent un problème qui semblerait différent car ils ont soin de l'énoncer avec tout un verbiage révolutionnaire. Œuvrer dans les syndicats, c'est œuvrer dans le seul lieu de rassemblement ouvrier, c'est trouver les organismes à participation ouvrière pouvant faire déborder la lutte du cadre économique au cadre politique.
Ces deux assertions, aujourd’hui, se sont révélées fausses, parce qu'elles ne tiennent pas plus compte de la composition physique des syndicats que de leur nature politique et de l'objet de leur existence. Les syndicats ont pu représenter un moment de l'organisation du prolétariat mais jamais l'organisation permanente de la lutte de classe. Toutes les révolutions du XXème siècle ont pu montrer le rôle contre-révolutionnaire, sinon rétrograde, des syndicats au moment de la lutte engagée, plutôt que le rôle d'organisation offensive des travailleurs. Jamais l'organisation du prolétariat, au sein du syndicat, n'a fait surgir une force offensive de classe ; mais, au contraire, nous avons assisté comment, grâce aux syndicats, la classe ouvrière a été amenée à soutenir les guerres diplomatiques, commerciales ou effectives de la bourgeoisie.
Aujourd'hui, les syndicats, non seulement en raison de leur amalgame avec l'Etat, mais surtout en raison de la nature de leur idéologie et de leur comportement social, deviennent un frein pour le mouvement de libération des travailleurs.
Et cette idée amène cet autre problème : y a-t-il place, dans la période actuelle, pour un organisme permanent regroupant la classe ouvrière quelle que soit la nature progressive de son idéologie ? Nous répondrons par la négative. La permanence d'un tel organisme n'est pas fonction d'une volonté mais d'une possibilité qu'offre la situation de se résoudre d'une façon révolutionnaire, sinon cette permanence devient cause de confusion et de désarmement du prolétariat. Aujourd'hui, un organisme regroupant la majorité des ouvriers doit exprimer une poussée offensive des travailleurs. Si cet organisme prétend être un instrument de défense des ouvriers, quel que soit le désir ou la volonté de ses dirigeants, cet organisme ne peut être qu'un appareil de conservation et se transforme en un organisme de collaboration de classe. Que reste-t-il à la classe ouvrière pour se regrouper et se défendre ?
Or, le point le plus important de ce problème réside dans l'objet des regroupements. La classe ouvrière ne s'organise pas pour s'organiser. L'organisation ne doit concrétiser, pour elle, que la possibilité de réaliser sa mission historique. En dehors de cette fin, l'organisation prend un sens d'encasernement. Dans la situation présente, une telle organisation ne peut exister car le prolétariat se laisse plutôt encaserner par ce qu'il espère dans l'unité organisationnelle et non dans la révolution. Dans les luttes à venir, pourront surgir des tendances organisationnelles nouvelles, mais elles ne seront que temporaires et ne tiendront nullement compte du problème syndical, c'est-à-dire que ces tendances actives ne se situeront pas par rapport au syndicat mais par rapport à l'État. Elles n'exprimeront une permanence que le jour où le problème de la dualité du pouvoir se posera dans la situation historique.
XIII- Pourtant, si le problème des luttes quotidiennes économiques, syndicales ou corporatistes est d'une grande importance dans l'orientation de l'idéologie de la classe ouvrière, il n'est qu'un aspect plus accessible de la lutte laquelle, tantôt sourde et affaiblie tantôt violente, est engagée, depuis la naissance du capitalisme, entre la société capitaliste et les contradictions économiques de son système.
Au travers de cette lutte, nous assistons à des alternatives historiques où la classe ouvrière, cessant d'être une classe pour la bourgeoisie, tend à devenir une classe et pour elle-même (Marx). Tant que le prolétariat demeure une classe pour la bourgeoisie, elle subit l'idéologie capitaliste avec toutes les contradictions et les virevoltes que comportent ou exigent les lois de la production capitaliste.
Dans la période ascendante du capitalisme, nous voyons la classe ouvrière des secteurs importants se laisser prendre à l’idéologie du colonialisme. Dans la période descendante du capitalisme, la classe ouvrière a et aura encore tendance à partager l'idéologie de la bourgeoisie. Voilà où réside la force organisatrice des syndicats, devenus instruments de l'équilibre social capitaliste.
C'est encore en raison de ce fait que l'idéologie ouvrière s'est laissée prendre à toutes les démagogies qui tendent à camoufler la guerre impérialiste, unique mode actuelle de vie de la société bourgeoise.
XIV- La guerre impérialiste, qui débute à la fin d’une époque ascensionnelle du capitalisme marquant, par-là, l'arrêt du développement de la société bourgeoise, pose, pour la bourgeoisie et pour le prolétariat, un problème de classe. Lénine semble l'avoir résumé d'une façon assez saisissante quand, en 1914, il déclare que la guerre impérialiste ouvre l'ère des guerres et des révolutions.
Pour la bourgeoisie, le problème pose l'alternative "guerre ou mort" et pour le prolétariat "révolution ou barbarie". Les données sont les mêmes ; les alternatives différentes en ce que le capitalisme, ayant terminé son rôle historique, ne peut offrir à la société que des guerres ou l’étouffement économique, tandis que le prolétariat - qui se présente comme donnant une solution sociale à l'alternative capitaliste - oppose, à une barbarie sociale découlant de la bourgeoisie, la révolution socialiste.
L'opposition historique de classe dépasse le cadre du simple problème de la guerre pour poser le problème de la destruction de la société capitaliste, dans toutes ses expressions, et la nécessité du socialisme.
Ainsi, tant que la classe ouvrière continue à suivre l'idéologie bourgeoise, nous voyons les travailleurs faire les frais du patriotisme de la libération nationale (résistance et maquis), de la démocratie bourgeoise ou du socialisme national (Allemagne U.R.S.S.). Même s'il indique, après la deuxième guerre impérialiste, une attitude anti-militariste et anti- guerrière, ce n'est même pas un pacifisme petit-bourgeois qu'il exprime, mais encore et toujours un attachement à la bourgeoisie par une collaboration de classe. L'armée n'est, pour lui, qu'une clique militaire ; l'armée de peuple devient un instrument de conquête ouvrière à ses yeux. La guerre cesse d'être de rapine pour devenir juste ; les marionnettes ont changé mais la pièce qui se joue reste la même. En ceci, la classe ouvrière continue à être une classe pour la bourgeoisie et, si des militants ou des organisations pseudo-révolutionnaires ont cru voir dans la libération nationale, dans le maquis ou les milices du peuple, des possibilités révolutionnaires, la moindre objectivité devait leur faire comprendre qu'au contraire ces expressions du moment n'ont réussi qu'à enchaîner encore plus le prolétariat et qu'ils n'ont jamais exprimé "le pouvoir dans la rue", comme le prétende les trotskistes.
Toute idéologie qui découle d'une situation de guerre est une participation directe à la guerre, c'est-à-dire à la perpétuation du capitalisme.
L'idéologie révolutionnaire ne se pose pas face à la guerre mais face à l'État capitaliste, à la société bourgeoise génératrice des guerres.
XV- Il n'est pas besoin d'être grand marxiste pour chercher des solutions constructives pour le prolétariat, dans la société capitaliste. Jusqu'à présent, toutes ces solutions sont aussi vieilles que l’humanitarisme capitaliste ou son réalisme borné. Rien de nouveau ni de constructif n'a été trouvé par les marxologues ou les néo-marxistes modernes.
Et, en effet, il n'y a aucune solution constructive du prolétariat en société capitaliste. Ne se lamentent, de ce fait, que les opportunistes et les réformistes.
Pour nous, c'est, au contraire, la confirmation de l'idée révolutionnaire. Hors la révolution, hors la destruction violente et brutale de l'État, il n'y a pas de chemin de classe. Refuser tout compromis, toute collaboration avec le capitalisme doit devenir la préoccupation constante de la classe et sa seule planche de salut vers la révolution.
La GCF
Autres traits de caractères prédominants du système de production capitaliste : une fonction de reproduction et une fonction de répartition :
"… On peut dire… que le capital (et la propriété foncière qu'il implique comme son contraire) présuppose déjà une répartition…"
"… Les conditions de répartition dont il est question… sont les fondements de fonction sociales qui, dans les conditions de la production, échoient à des agents déterminés par opposition aux producteurs immédiats. Elles donnent aux conditions de la production et à leurs représentants une propriété sociale spécifique. Elles déterminent tout le caractère et tout le mouvement de la production…"
"… Ce caractère… 1º) du produit en tant que marchandise et 2º) de la marchandise en tant que produit du capital, implique déjà toutes les conditions de la circulation, c'est-à-dire un procès social déterminé que les produits sont obligés de parcourir et où ils prennent des caractères sociaux déterminé ; il implique des rapports (sociaux) tout aussi déterminés entre les agents de production, par lesquels sont déterminées la mise en les valeur du produit et sa reconversion soit en subsistances soit en moyens de production…"
"… deux traits distinguent de prime abord le mode de production capitaliste.
Il produit ses produits comme marchandises. Ce qui le distingue des autres modes de production, ce n'est pas de produire des marchandises, c'est de produire un produit dont le caractère dominant et déterminant est d'être des marchandises…"
"… Nous n'avons pas besoin de démontrer à nouveau comment le rapport entre le capital et le travail salarié détermine tout le caractère du mode de production.
Les agents principaux de ce mode de production, le capitaliste et le salarié, sont, en cette qualité, de simples incarnations ou personnifications du capital ou du travail salarié, des caractères sociaux déterminés imprimés aux individus par le procès social de production, des produits de ces conditions sociales déterminées de la production…"
"… Ce qui caractérise spécialement le mode de production capitaliste, c'est que la production de la plus-value est le but direct et le motif déterminant de la production. Le capital produit essentiellement du capital, mais ne le fait qu'en produisant de la plus-value…"
"… Dans l'examen de la plus-value relative et de la transformation de la plus-value en profit, nous avons vu qu'il se (...) là-dessus un mode de production spécial à la période capitaliste, une forme particulière du développement des forces sociales productives du travail, ces forces constituant vis-à-vis de l'ouvrier les forces autonomes du capital et s'opposant donc directement au développement de l'ouvrier…" ( Capital - Mol. XIV-210-1-2-3-4)
Burnham est censé ignorer Marx ou feindre de l'ignorer ; sa littérature s'adresse à des détracteurs conscients qui n'ont aucun scrupule à fermer les yeux sur les enseignements élémentaires du marxisme. Ils font partie, ouvertement et consciemment, de ceux qui, quand le "Capital" est paru, ont feint d’ignorer et qui, ensuite, ont cherché à en étouffer les effets par tous les moyens. Mais que Bettelheim, qui se présente au public comme un "économiste marxiste" et qui, à l'envers de la médaille burnhamienne, ose reproduire de telles idées selon lesquelles "une couche de directeurs de trusts en Russie (couche ???) serait une couche PRIVILÉGIÉE de la CLASSE OUVRIERE…", et selon lesquelles l'État dépérira quand la couche "la moins privilégiée" (celle identique au prolétariat dans les pays capitalistes) aura compris que les différenciations sociales sont nécessaires pour la CONSTRUCTION DU SOCIALISME…
Tout ce fatras soi-disant "marxiste", comparé a Marx lui-même, fait bien triste figure.
Toutes les autres "critiques marxistes" -que, par exemple, les trotskistes peuvent adresser soit à Burnham soit à Bettelheim- sont forcément caduques parce qu'elles partent du même point de vue qu'eux : prouver que la Russie est un État "où n’existe tout de même pas le capitalisme".
Les rapports capital-travail, s'ils sont la trame structurelle des rapports entre la classe capitaliste et la classe ouvrière, les rapports capitalistes entre eux ont pour "âme" la nécessité vitale pour toute entité capitaliste, quelle qu'elle soit, de réaliser la part de plus-value accumulable. À leur tour, les différents rapports au sein de l'économie capitaliste et de la classe dirigeante entrent en égale importance, de façon déterminante, dans l'interaction des différents phénomènes capitalistes.
"Ce qui caractérise spécialement le mode de production capitaliste, c'est que la production de la plus-value est le but direct et le motif déterminant de la production. Le capital produit essentiellement du capital mais ne le fait qu'en produisant de la plus-value…" (Capital – Mol. XIV-212-3)
Le capital produit du capital en ne produisant que de la plus-value, par le processus capitaliste d'accumulation et de reproduction de capital : "Le procès de production capitaliste est essentiellement procès d’accumulation…" (X-131)
Ces deux notions sont inséparables : le capital produit essentiellement du capital mais ne la fait qu'en produisant de la plus-value, parce que ce processus est le procès même de l’accumulation.
Le capitalisme dans l'histoire est déjà le produit d'une accumulation historico-économique primitive (in Tome I du Capital - Mol. IV).
Ce procès d'accumulation est le procès même de la transformation de la propriété individuelle en propriété sociale, d'évolution de la propriété privée individuelle du capitaliste sur les moyens de production en la propriété privée social du CAPITAL, propriété privée collective et universelle d'une classe sociale exploitant une autre classe sociale.
Le capital est la première négation de la propriété privée individuelle des moyens de production ; le SOCIALISME en est la négation de la négation, la négation de la propriété privée sociale d'une classe sur les forces productives de la société.
Cette notion de la propriété privée a tellement peu été comprise que, par exemple, quand un trotskyste est à bout d'arguments pour expliquer qu'en URSS ce n'est "tout de même pas le capitalisme…", il affirme péremptoirement, comme la phrase du jugement dernier : "Mais la propriété privée individuelle sur les moyens de production n'existe plus en Russie."
Certainement que la propriété privée individuelle sur les moyens de production n'existe plus en Russie comme forme de propriété prédominante ; mais n'est-ce pas justement le rôle historique du capital de transformer la propriété privée individuelle sur les moyens de production (forme médiévale de l'artisan) en moyens de production sociaux, propriété d’une classe ? En Russie, en dehors de la révolution prolétarienne - dont nous parlons par ailleurs ("Politique et Philosophie de Harper à Lénine") -, nous assistons a un saut brusque, en dix ans de temps, du passage de la forme la plus arriérée à la forme la plus avancée de la concentration sociale des moyens de production. Mais, le fait que ces moyens de production soient propriété d'État, change-t-il quant à leur caractère de propriété privée ? Propriété privée d'un État qui personnifie le CAPITAL aux yeux du travail et qui joue vis-à-vis de celui-ci la même fonction capitaliste que partout ailleurs, avec cette différence, cependant, d'un pouvoir coercitif plus fort. Un État aussi policier que l'État russe n'est pas un phénomène abstrait et, "en soi", il personnifie un pouvoir de classe. Et, si le pouvoir de classe qu'il représente est celui "d’une couche privilégiée du prolétariat", comme Bettelheim veut nous le faire entendre, nous aboutissons à une notion du socialisme qui passe en réalité par la nécessité "réaliste" d’un capitalisme d'État, vieille conception et vieille trahison du socialisme réel, que Bettelheim nous ressert défraichie, avec une sauce pourrie puisée dans les arrière-cuisines du stalinisme.
Cette monstruosité stalinienne qui veut opposer une soi-disant “conception réaliste” du socialisme à ces conceptions qualifiées "d'utopistes”[1], mènent en réalité Bettelheim à défendre, comme la panacée universelle, un "socialisme réaliste" imposé à une couche "moins privilégiée" du prolétariat, par le pouvoir coercitif d'une couche privilégiée de cette même classe. Nous croyons, quant a nous, que si le socialisme doit être imposé au prolétariat par des procédés barbares (guépéouistes ou concentrationnaires)[2], nous pensons alors qu'il est vraiment une utopie et nous sommes profondément convaincus qu'il cache une tare profonde qui lui enlève quoi que ce soit qu'il pourrait avoir de commun avec le socialisme.
La propriété privée capitaliste a en dernier ressort, comme défenseur, l'État, parce que l'État personnifie économiquement et politiquement la classe capitaliste, quelles que soient les transformations que subisse en son sein la propriété privée capitaliste ; et ces transformations trouvent leur image dans la composition politique et sociale des partis au pouvoir, l'État reste, de toute manière, la personnification première et dernière du capital face au travail et sur le marché. (Chap. I, à suivre)
PHILIPPE
[1] En toutes lettres, dans l’article de Bettelheim où celui-ci qualifiant Burnham d'utopiste (alors que Burnham ne croit pas au socialisme mais bien au réalisme inverse du "réalisme stalinien", le réalisme américain), il vise surtout ici, d'une manière jésuitique, non pas Burnham mais ceux qui pourraient mettre en doute son raisonnement "réaliste", ce que nous ne manquons pas de faire."
[2] Cf. la célèbre formule stalinienne : "Aux barbares, doivent être appliqués des procédés barbares."
Burnham est censé ignorer Marx ou feindre de l'ignorer ; sa littérature s'adresse à des détracteurs conscients qui n'ont aucun scrupule à fermer les yeux sur les enseignements élémentaires du marxisme. Ils font partie, ouvertement et consciemment, de ceux qui, quand le "Capital" est paru, ont feint d’ignorer et qui, ensuite, ont cherché à en étouffer les effets par tous les moyens. Mais que Bettelheim, qui se présente au public comme un "économiste marxiste" et qui, à l'envers de la médaille burnhamienne, ose reproduire de telles idées selon lesquelles "une couche de directeurs de trusts en Russie (couche ???) serait une couche PRIVILÉGIÉE de la CLASSE OUVRIERE…", et selon lesquelles l'État dépérira quand la couche "la moins privilégiée" (celle identique au prolétariat dans les pays capitalistes) aura compris que les différenciations sociales sont nécessaires pour la CONSTRUCTION DU SOCIALISME…
Tout ce fatras soi-disant "marxiste", comparé a Marx lui-même, fait bien triste figure.
Toutes les autres "critiques marxistes" -que, par exemple, les trotskistes peuvent adresser soit à Burnham soit à Bettelheim- sont forcément caduques parce qu'elles partent du même point de vue qu'eux : prouver que la Russie est un État "où n’existe tout de même pas le capitalisme".
Les rapports capital-travail, s'ils sont la trame structurelle des rapports entre la classe capitaliste et la classe ouvrière, les rapports capitalistes entre eux ont pour "âme" la nécessité vitale pour toute entité capitaliste, quelle qu'elle soit, de réaliser la part de plus-value accumulable. À leur tour, les différents rapports au sein de l'économie capitaliste et de la classe dirigeante entrent en égale importance, de façon déterminante, dans l'interaction des différents phénomènes capitalistes.
Le capital produit du capital en ne produisant que de la plus-value, par le processus capitaliste d'accumulation et de reproduction de capital : "Le procès de production capitaliste est essentiellement procès d’accumulation…" (X-131)
Ces deux notions sont inséparables : le capital produit essentiellement du capital mais ne la fait qu'en produisant de la plus-value, parce que ce processus est le procès même de l’accumulation.
Le capitalisme dans l'histoire est déjà le produit d'une accumulation historico-économique primitive (in Tome I du Capital - Mol. IV).
Ce procès d'accumulation est le procès même de la transformation de la propriété individuelle en propriété sociale, d'évolution de la propriété privée individuelle du capitaliste sur les moyens de production en la propriété privée social du CAPITAL, propriété privée collective et universelle d'une classe sociale exploitant une autre classe sociale.
Le capital est la première négation de la propriété privée individuelle des moyens de production ; le SOCIALISME en est la négation de la négation, la négation de la propriété privée sociale d'une classe sur les forces productives de la société.
Cette notion de la propriété privée a tellement peu été comprise que, par exemple, quand un trotskyste est à bout d'arguments pour expliquer qu'en URSS ce n'est "tout de même pas le capitalisme…", il affirme péremptoirement, comme la phrase du jugement dernier : "Mais la propriété privée individuelle sur les moyens de production n'existe plus en Russie."
Certainement que la propriété privée individuelle sur les moyens de production n'existe plus en Russie comme forme de propriété prédominante ; mais n'est-ce pas justement le rôle historique du capital de transformer la propriété privée individuelle sur les moyens de production (forme médiévale de l'artisan) en moyens de production sociaux, propriété d’une classe ? En Russie, en dehors de la révolution prolétarienne - dont nous parlons par ailleurs ("Politique et Philosophie de Harper à Lénine") -, nous assistons a un saut brusque, en dix ans de temps, du passage de la forme la plus arriérée à la forme la plus avancée de la concentration sociale des moyens de production. Mais, le fait que ces moyens de production soient propriété d'État, change-t-il quant à leur caractère de propriété privée ? Propriété privée d'un État qui personnifie le CAPITAL aux yeux du travail et qui joue vis-à-vis de celui-ci la même fonction capitaliste que partout ailleurs, avec cette différence, cependant, d'un pouvoir coercitif plus fort. Un État aussi policier que l'État russe n'est pas un phénomène abstrait et, "en soi", il personnifie un pouvoir de classe. Et, si le pouvoir de classe qu'il représente est celui "d’une couche privilégiée du prolétariat", comme Bettelheim veut nous le faire entendre, nous aboutissons à une notion du socialisme qui passe en réalité par la nécessité "réaliste" d’un capitalisme d'État, vieille conception et vieille trahison du socialisme réel, que Bettelheim nous ressert défraichie, avec une sauce pourrie puisée dans les arrière-cuisines du stalinisme.
Cette monstruosité stalinienne qui veut opposer une soi-disant “conception réaliste” du socialisme à ces conceptions qualifiées "d'utopistes”1, mènent en réalité Bettelheim à défendre, comme la panacée universelle, un "socialisme réaliste" imposé à une couche "moins privilégiée" du prolétariat, par le pouvoir coercitif d'une couche privilégiée de cette même classe. Nous croyons, quant a nous, que si le socialisme doit être imposé au prolétariat par des procédés barbares (guépéouistes ou concentrationnaires)2, nous pensons alors qu'il est vraiment une utopie et nous sommes profondément convaincus qu'il cache une tare profonde qui lui enlève quoi que ce soit qu'il pourrait avoir de commun avec le socialisme.
La propriété privée capitaliste a en dernier ressort, comme défenseur, l'État, parce que l'État personnifie économiquement et politiquement la classe capitaliste, quelles que soient les transformations que subisse en son sein la propriété privée capitaliste ; et ces transformations trouvent leur image dans la composition politique et sociale des partis au pouvoir, l'État reste, de toute manière, la personnification première et dernière du capital face au travail et sur le marché. (Chap. I, à suivre)
PHILIPPE
Il existe un phénomène dans le procès de la connaissance en société bourgeoise et dont Harper n'a pas parlé. C'est d'une part celui de l'influence de la division du travail capitaliste sur la formation de la connaissance et la synthèse des sciences de la nature, d’autre part le procès de formation de la connaissance dans le mouvement ouvrier.
Harper dit, à un certain moment, que la bourgeoisie doit, à chaque révolution, apparaître différente de ce qu'elle était précédemment et de ce qu'elle est en réalité dans le moment même et cacher ainsi son but réel.
Ceci est vrai. Mais Harper, en ne nous parlant pas du processus de formation de la connaissance dans l’histoire et en ne posant pas le problème explicitement, le pose implicitement de la manière aussi mécaniste que celle qu'il reproche lui-même à Plekhanov et à Lénine.
Le processus de formation de la connaissance dépend des conditions de production des conceptions scientifiques et des idées en général, c'est dire aux applications pratiques.
La société bourgeoise, en se développant, développe -en même temps que ces conditions de production, c'est-à-dire que son mode d'existence économique- sa propre idéologie : ses conceptions scientifiques ainsi que ses conceptions du monde et sur le monde.
La science est une branche bien particulière dans la production des idées nécessaires à la vie de la société capitaliste ; c'est la continuation, l'évolution et la progression de sa propre production.
Le mode de production économique, de même qu'il applique pratiquement ce que la science élabore, a une grande influence sur la façon dont s'élaborent pratiquement les idées et les sciences. La division du travail capitaliste, de même qu'elle contraint à l'extrême spécialisation dans tous les domaines de la réalisation pratique de la production, contraint à l'extrême spécialisation et à l’ultime division du travail dans le domaine de la formation des idées et principalement dans domaine des sciences.
Les sciences et les savants confirment, par leur présence et leurs spécialisations, la division universelle du travail capitaliste ; ils sont aussi nécessaires que les généraux d'armées et la science militaire, ou les administrateurs et directeurs.
La bourgeoisie est parfaitement capable de faire la synthèse dans le domaine particulier des sciences qui ne touche pas directement à son mode d’exploitation. Aussitôt qu'elle touche à ce dernier domaine, elle tend inconsciemment à travestir la réalité : histoire, économie, sociologie et philosophie. Elle ne peut donc qu'arriver à des essais de synthèse incomplets.
La bourgeoisie se borne aux applications pratiques, aux investigations scientifiques et elle est, dans ce domaine, essentiellement matérialiste. Mais, comme elle ne peut arriver à une synthèse complète, comme elle est obligée inconsciemment de masquer le fait de sa propre existence contre les lois scientifiques du développement de la société -découvertes par les socialistes-, elle ne peut réaliser cette barrière psychologique de la réalité de son existence historico-sociale qu'au travers de l'idéalisme philosophique qui embue toute son idéologie. Ce travestissement nécessaire à la société bourgeoise en tant que mode d'existence sociale, elle est capable de l'élaborer elle-même au travers de sa propre philosophie (de ses différents systèmes) ; mais elle est également encline à prendre dans les anciennes philosophies et idéologies de l'existence sociale d'anciens modes d'exploitation, du fait qu'elles ne touchent pas sa propre existence, et peut, au contraire, continuer à la voiler ; et aussi, parce que toutes les classes dominantes dans l’histoire, en tant que classes conservatrices peuvent avoir besoin des anciens modes de conservation, il en est de même pour la bourgeoisie qui les arrange, bien entendu selon ses propres besoins, c'est-à-dire qu'elle les déforme à sa propre forme.
C'est pour cela que même les philosophes bourgeois, au début de l'histoire de la bourgeoisie, pouvaient être, dans une certaine mesure, matérialistes (dans la mesure où ils mettaient l'accent sur la nécessité du développement des sciences de la nature) ; mais, ils étaient foncièrement idéalistes aussitôt qu'ils essayaient de raisonner sur l'existence de la bourgeoisie elle-même et de la justifier. Ceux qui mettaient plus l'accent sur les premiers aspects de la pensée bourgeoise pouvaient apparaître plus matérialistes, ceux qui tentaient plus de justifier l'existence de la bourgeoisie étaient appelés à être plus idéalistes.
Seuls les socialistes scientifiques, à partir de Marx, sont capables de faire une synthèse des sciences et du développement social humain. Et même cette synthèse est nécessaire au préalable pour leur point de départ révolutionnaire. C’est ce que Marx a fait.
Dans la mesure où ils posaient des nouveaux problèmes scientifiques, les matérialistes de l'époque révolutionnaire de la bourgeoisie étaient tentés et contraints de faire la synthèse de leurs connaissances et de leurs conceptions du développement social, mais sans jamais toucher à l’existence de la bourgeoisie et, au contraire, en justifiant cette existence. C’est ainsi que des individualités ont pu surgir, qui tentèrent de faire cette synthèse, de Descartes à Hegel. Il est bien difficile, en toute honnêteté, de séparer le matérialisme de l'idéalisme dans la philosophie de Descartes ou de Hegel ; leur essai de synthèse a voulu être tellement complet, il a voulu embrasser, d'un regard dialectique, l'évolution et le mouvement du monde et des idées, qu'ils n'ont pu faire autrement que traduire, d'une manière totale et absolue, le comportement idéologique de la bourgeoisie sous son double aspect contradictoire. Mais, ils sont des exceptions.
Ce qui a contribué à pousser des individus vers cette activité reste encore dans l’ombre, la connaissance historique, sociale, économique et psychologique n'en étant qu'à un stade primaire. Nous ne pouvons que dire cette banalité : qu'ils obéissaient à des préoccupations de leur société en général.
Dans le capitalisme, et quoique tendant vers l'édification d'une nouvelle société, les socialistes d'une part et le prolétariat d'autre part sont contraints, par leur existence et leur développement au sein du capitalisme, d'obéir, dans le domaine de la connaissance, à ses propres lois.
La politique devient la spécialisation des militants communistes, quoique des connaissances et une vue de synthèse universelles leur seraient utiles.
C'est ce qui fait que la division s'opère, dans le mouvement ouvrier, entre les courants politiques d'une part et d'autre part, souvent même de la politique, d'avec les théoriciens dans les domaines scientifiques de l'histoire, de l’économie et de la philosophie. Le processus de formation des théoriciens du socialisme s'est opéré assez sensiblement de la même façon que celle des savants et des philosophes bourgeois de l'époque révolutionnaire.
L’influence ambiante de l'éducation et du milieu bourgeois restent toujours une forte influence dans le procès de la formation des idées dans le mouvement ouvrier. Le développement de la société elle-même d'une part et des sciences d’autre part sont des facteurs décisifs dans l'évolution du mouvement ouvrier. Cela peut apparaître comme une tautologie, et cependant on ne le répètera jamais assez.
C’est cette constante évolution parallèle à l’évolution du prolétariat et des socialistes qui est pour eux une lourde entrave.
Les restes des religions, c'est-à-dire des époques historiques pré-capitalistes, deviennent un atavisme de la bourgeoisie "réactionnaire" certes, mais surtout de la bourgeoisie en tant que dernière classe exploiteuse de l'histoire. Malgré cela, la religion n'est pas ce qu’il y a de plus dangereux dans l'idéologie des classes exploiteuses, mais cette idéologie dans son ensemble où voisinent, à côté des religions, du chauvinisme et de tous les idéalismes verbeux, un matérialisme sec, étriqué et statique. À l'aspect idéaliste de la pensée de la bourgeoisie, il est donc nécessaire d'y joindre son matérialisme des sciences de la nature qui fait partie intégrante de son idéologie. Ces différents aspects de l’idéologie bourgeoise, s'ils ne font pas partie d'un tout pour la bourgeoisie - qui tend a masquer l’unité de son existence sociale sous la pluralité de ses mythes -, doivent être conçus comme tels par les socialistes.
C’est ainsi que l’on s'aperçoit que le mouvement ouvrier a du mal à se dégager de l’idéologie bourgeoise dans son ensemble, de ses idéalismes comme de son matérialisme incomplet. Bergson n'a-t-il pas influencé la formation de courants dans le mouvement ouvrier en France ?
La grande difficulté consiste à faire de chaque nouvelle idéologie ou formulation d'idée l'objet d'une étude critique et non l'objet d'un dilemme adoption-rejet. Elle consiste également à concevoir tout progrès scientifique non comme un progrès réel mais comme un progrès, ou un enrichissement (dans le domaine de la connaissance), seulement en puissance dans la société, et dont, en dernier ressort, les possibilités réelles pratiques d'application sont soumises aux fluctuations de la vie économique du capitalisme.
Dans ce sens-là, les socialistes en arrivent donc uniquement à avoir une position critique permanente, faisant des idées l'objet d'une étude ; ils ont, face à la science, uniquement une position d'assimilation théorique de ses résultats, en en comprenant les applications pratiques comme ne pouvant servir l'humanité réellement pour ses besoins que dans une société évoluant vers le socialisme.
Le processus de la connaissance dans le mouvement ouvrier considère donc comme une acquisition sienne le développement théorique des sciences, mais il l'intègre dans un ensemble de connaissances dont l'axe est la réalisation pratique de la révolution sociale, axe de tout progrès réel de la société.
C'est ce qui fait que le mouvement ouvrier se trouve spécialisé, de par son existence sociale révolutionnaire, luttant au sein du capitalisme contre la bourgeoisie, dans le domaine strictement politique qui est jusqu'à l’insurrection (la prise de conscience), le point névralgique de la lutte de classe bourgeoisie-prolétariat.
C'est ce qui fait le double aspect du développement de la connaissance dans le mouvement ouvrier, différent et relié, se développant au fur et à mesure de la libération RÉELLE du prolétariat : politique d'une part (qui pose les problèmes immédiats et brûlants), théoriques et scientifiques (qui évoluent plus lentement), se poursuivant surtout (jusqu’à présent) dans les époques de recul du mouvement ouvrier et abordant des problèmes certes au moins aussi importants, certes interdépendants d'avec les problèmes politiques, mais d'une façon moins immédiate et brûlante.
Dans la politique, se marque, au fur et à mesure du développement de la société, la frontière immédiate de classe, au travers de la lutte politique du prolétariat. C'est donc dans le développement de la lutte politique du prolétariat que se suit pas à pas l'évolution de la lutte de classe et le processus de formation du mouvement ouvrier révolutionnaire en opposition à la bourgeoisie dont les formes de lutte politique évoluent en fonction de l'évolution constante de la société capitaliste.
La politique de classe du prolétariat varie donc au jour le jour et même, dans une certaine mesure, localement (nous verrons plus tard dans quelle mesure). C'est dans cette lutte au jour le jour, dans ces divergences de partis et de groupes politiques, dans la tactique du lieu et du moment que se traduisent immédiatement les frontières de classe. Viennent ensuite, d'une façon plus générale, moins immédiate, et posant les objectifs plus lointains, des buts de la lutte révolutionnaire du prolétariat qui sont contenus dans les grands principes directeurs des partis ou des groupes politiques.
C’est donc dans les programmes d'abord, puis dans l'application pratique, dans l'action journalière que se posent les divergences dans l'action politique, reflétant dans leur évolution, en même temps que l'évolution générale de la société, l'évolution des classes, de leurs méthodes de lutte, de leurs moyens et de leurs idéologies, de la théorie et de la pratique du mouvement, de leur lutte politique.
Au contraire, la synthèse de la dialectique scientifique, dans le domaine purement philosophique de la connaissance, se développe non pas à la manière dialectiquement immédiate de la lutte de classe pratique politique, mais bien d'une manière dialectique beaucoup plus lointaine, sporadique, sans lien apparent ni avec le milieu local ni avec le milieu social, à peu près comme le développement des sciences appliquées, sciences de la nature, de la fin du féodalisme et de la naissance du capitalisme.
Harper n'a pas fait ces différenciations, il n'a pas su nous montrer la connaissance, comme différentes manifestations de la pensée humaine, extrêmement divisée en spécialisations, dans le temps, dans les différents milieux sociaux au cours de leur évolution, etc.
La connaissance humaine se développe (grossièrement et vulgairement) en fonction des besoins auxquels les différents milieux sociaux ont à faire face et les différents domaines de la connaissance se développent en fonction du développement des applications pratiques envisagées. Plus le domaine de la connaissance touche immédiatement et de près l'application pratique, plus est sensible son évolution ; au contraire, plus nous avons affaire à une tentative de synthèse et moins il est possible de suivre cette évolution car la synthèse ne se fait que suivant les lois purement accidentelles du hasard, c'est-à-dire de lois tellement compliquées, découlant de facteurs tellement divers et complexes, qu'il est pratiquement impossible de nous plonger aujourd’hui dans de telles études.
De plus, la pratique englobe de grandes masses sociales, alors que la synthèse s'opère très souvent par des individualités. Le social tombe sous les lois générales, plus facilement et plus immédiatement contrôlables. L'individuel tombe sous l'angle de particularités quasi imperceptibles pour ce qui est de la science historique qui n'en est encore qu'à ses premiers pas.
C'est pour cette raison que nous relevons, en premier lieu, une grave erreur de ce côté chez Harper, d'avoir engagé une étude sur le problème de la connaissance en ne nous parlant que de la différence qui existe entre la manière bourgeoise d'aborder le problème et la manière socialiste et révolutionnaire, en laissant dans l'ombre le processus historique de formation des idées. En opérant de cette manière, la dialectique de Harper reste impuissante et vulgaire. D'un petit essai intéressant, critiquant la manière dont Lénine aborde la critique de l'empiriocriticisme et montrant ce qui est vrai (c'est-à-dire que c'est un mélange de mauvais goût dans la polémique, de vulgarités dans le domaine scientifique -ainsi d’ailleurs que de choses erronés-, de matérialisme bourgeois et de marxisme), Harper nous livre cet essai intéressant, plus des conclusions d'une platitude encore plus criante que la dialectique de Lénine dans "Matérialisme et Empiriocriticisme".
Le prolétariat se dégage révolutionnairement du milieu social capitaliste par un combat continuel ; cependant, il n'a acquis TOTALEMENT une idéologie indépendante, dans le plein sens du terme, que le jour de la réalisation pratique de l'insurrection généralisée, faisant de la révolution socialiste une réalité vivante et lui permettant de faire ses premiers pas. En même temps que le prolétariat arrive à une indépendance politique et idéologique totale, à la conscience de la seule solution révolutionnaire au marasme économico-social du capitalisme (la construction d'une société sans classe), au moment du développement généralisée de l'insurrection du prolétariat, à ce moment précis il n'existe déjà plus en tant que classe pour le capitalisme et, par la dualité de pouvoir acquise en sa faveur, il crée un milieu historico-social favorable à sa propre disparition en tant que classe.
La révolution socialiste comporte donc deux actions du prolétariat : avant et après l’insurrection.
Il n'arrive à développer totalement une idéologie indépendante que lorsqu'il crée le milieu favorable à sa disparition, c'est-à-dire après l'insurrection. Avant l'insurrection, son idéologie a surtout comme but d'arriver à réaliser pratiquement l’insurrection : la prise de conscience de la nécessité de réaliser cette insurrection, ainsi que de l'existence des possibilités et des moyens de la réaliser. Après l'insurrection, se posent, pratiquement de front, d'une part la gestion de la société, d'autre part la disparition des contradictions léguées par le capitalisme. Au premier rang de ces préoccupations, se pose donc, après l’insurrection, la nécessité d'évoluer vers le socialisme et le communisme, c'est-à-dire de résoudre ce que doit être pratiquement "la période transitoire". La conscience sociale, même celle du prolétariat, ne peut être totalement libérée de l'idéologie bourgeoise qu'à partir de cette période de l'insurrection généralisée. Jusqu'à cette période, jusqu'à cet acte de libération par la violence, toutes les idéologies bourgeoises, toute la culture bourgeoise, la science et l'art commandent aux socialistes, jusque dans la réaction de leur raisonnement. Ce n'est qu'avec lenteur qu'une synthèse socialiste se dégage de l'évolution du mouvement ouvrier et de son étude.
Dans l’histoire de l'évolution du mouvement ouvrier, on voit que, très souvent, il est arrivé que ceux qui ont été capables de raisonner et d'analyser profondément les choses de la lutte des classes et de l’évolution du capitalisme, ou sur un mouvement insurrectionnel, ont été, en dehors du mouvement réel lui-même, plus comme des observateurs que comme des acteurs. C'est le cas pour Harper comparé à Lénine.
De même, il peut arriver un décalage dans le mouvement de la connaissance du point de vue du socialisme, décalage qui fait que certaines études théoriques restent valables alors que les hommes qui les ont formulées pratiquent une politique qui n'est plus adéquate à la lutte du prolétariat. Il arrive également l'inverse.
Dans le mouvement qui a entraîné les classes russes dans trois révolutions successives en douze ans, les tâches pratiques de la lutte de classe furent tellement prenantes, les besoins de la pratique de la lutte, puis de la prise du pouvoir, puis du pouvoir lui-même appelaient beaucoup plus la formation de politiciens du prolétariat, comme Lénine et Trotsky, des hommes d’action, des tribuns et des polémistes que des philosophes et des économistes. Les hommes qui ont été des philosophes et des économistes, l'ont été dans la IIème et la IIIème Internationales, très souvent en dehors du mouvement pratique révolutionnaire et, en tous cas, dans des périodes de recul du cours révolutionnaire.
Lénine, entre 1900 et 1924, a été poussé par le flot de la révolution montante, toute son œuvre est palpitante de l'âpreté de cette lutte, de ses hauts et de ses bas, de toute sa tragédie historique et humaine avant tout. Son œuvre est surtout politique et polémique, de combat. Son œuvre essentielle, pour le mouvement ouvrier, est donc surtout cet aspect politique et non sa philosophie et ses études économiques d'une qualité plus douteuse parce que manquant de profondeur dans l'analyse, de connaissances scientifiques et de possibilités de synthèse théorique. À côté de cette houleuse situation historique de la Russie, la situation calme de la Hollande -en marge de la lutte de classe d'Allemagne- permet le développement idéologique d'un Harper, dans une période de reflux de la lutte de classe.
Harper attaque violemment Lénine dans son point faible, en laissant dans l'ombre la partie la plus importante et la plus vivante de son œuvre ; et il tombe en faux quand il veut en tirer des conclusions sur la pensée de Lénine et sur le sens de la portée de l’œuvre. D'incomplètes et erronées, quant à Lénine, les conclusions de Harper tombent dans des platitudes journalistiques quant à celles qu'il tend à tirer sur la Révolution russe dans son ensemble. Pour ce qui est de Lénine, cela prouve qu’il n'a rien compris à son œuvre principale, pour s'attacher à "Matérialisme et Empiriocriticisme" uniquement. Pour ce qui est de la Révolution russe, c'est beaucoup plus grave et nous y reviendrons. (à suivre)
PHILIPPE
[1] Pseudo d’Anton Pannekoek
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