Les images de Zelensky humilié par Trump dans le salon ovale de la Maison Blanche, moqué pour son uniforme sans cravate, prié de dire merci, puis sommé de se taire, ont soulevé une vague d'indignation à travers le monde.
Que les rapports entre grands bourgeois soient faits de domination, d'écrasement et d'intimidation, il n'y a ici rien pour nous surprendre. Seulement, d'habitude, leurs mœurs de gangsters, ils les réservent aux coulisses, à l'abri des caméras et des oreilles indiscrètes, quand Trump en fait un spectacle à la vue de tous.
Mais la raison de l'onde de choc est en réalité ailleurs, bien plus profonde que la simple vulgarité étalée au grand jour. Cet événement a jeté à la face du monde les images d'un bouleversement historique majeur, ce que les médias ont appelé «le grand renversement des alliances». Derrière ce lâchage par les États-Unis de l'Ukraine se jouent la rupture avec l'Europe et le rapprochement avec la Russie, rien de moins. C'est la structuration du monde depuis 1945 qui, après avoir été remodelée en 1990, est train d'être balayée.
La réaction en Europe a été immédiate. De Paris à Londres, les sommets se sont enchaînés, un plan de 800 milliards d'euros pour «réarmer l'Europe» a été voté, la France, l'Allemagne et le Royaume-Uni ont affirmé haut et fort la nécessité de développer l'économie de guerre face à la nouvelle menace russe, maintenant que la protection militaire américaine semble caduque.
Depuis, dans tous les pays du monde, les allocutions se succèdent pour prévenir de la nécessité d'accepter de nouveaux sacrifices, parce que selon toutes les bourgeoisies, de chaque côté des frontières, il va falloir s'armer plus pour protéger la paix (sic !). Ainsi, l'Inde qui vient d'annoncer un grand projet pour développer son industrie militaire dans le but de faire face aux velléités chinoises dans toute l'Asie.
«Le capitalisme porte en lui la guerre comme la nuée porte l'orage» avait lancé Jean Jaurès à la tribune un certain soir de juillet 1914, à la veille de la Première Guerre mondiale. Cette même perspective de guerre est aujourd'hui dans toutes les têtes. Pour la classe ouvrière, l'avenir proche fait de plus en plus peur. Quelle nouvelle catastrophe approche ? L'invasion de l'Europe par la Russie ? Un affrontement militaire entre les États-Unis et la Chine, ou entre l'Inde et la Chine, ou entre Israël et l'Iran ? Une Troisième Guerre mondiale ?
Le rôle des minorités révolutionnaires est précisément de parvenir à discerner, parmi le bruit et la fureur, entre les mensonges quotidiens, les manipulations et la propagande incessantes, la réalité du développement historique en cours. Car oui, le futur s'annonce des plus difficiles pour la classe ouvrière ! Il faut s'y préparer. Mais non, ce n'est pas la Troisième Guerre mondiale qui menace, ni même l'invasion de l'Europe. C'est une barbarie moins frontale et générale, plus sournoise et rampante, mais tout aussi dangereuse et meurtrière.
Le 9 novembre 1989, le Mur de Berlin chutait, annonçant la fin de l'URSS, officiellement reconnue le 25 décembre 1991. Pour comprendre la dynamique actuelle, il nous faut partir de cet événement historique.
Avec l'effondrement sur lui-même du bloc de l'Est, le bloc de l'Ouest perdait sa raison d'être, et les États-Unis leur ennemi mortel depuis plus de cinquante ans -la Russie, -considérablement affaiblie. La bourgeoisie de la première puissance mondiale a immédiatement compris la nouvelle situation historique qui s'ouvrait : le monde divisé en deux blocs impérialistes était fini, la discipline qui était nécessaire pour maintenir la cohésion de chaque bloc était finie, la soumission des alliés de l'Amérique pour se protéger des appétits de l'ogre russe était finie. Le temps était venu de la fragilité des alliances, du changement de camp selon les circonstances de chaque conflit, de l'explosion du «chacun pour soi». L'Europe surtout qui, depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, était au cœur de la bataille Est-Ouest, se trouvait libérée de cet étau. Quant aux nations les plus solides et ambitieuses, la place de la Russie, du numéro 2, du grand adversaire à l'Amérique, était à prendre.
La bourgeoisie américaine a donc réagi immédiatement : «Nous nous trouvons aujourd’hui à un moment exceptionnel et extraordinaire... une occasion rare pour s’orienter vers une période historique de coopération... un nouvel ordre mondial, peut voir le jour : une nouvelle ère, moins menacée par la terreur, plus forte dans la recherche de la justice et plus sûre dans la quête de la paix.» Ces mots du président américain George H. W. Bush prononcés lors de son discours au Congrès le 11 septembre 1990 sont restés gravés dans les mémoires. Au même moment, en guise de «nouvel ordre mondial», de «coopération», de «justice» et de «paix», les Tomawaks lancés depuis les porte-avions américains et les chars Abrams étaient en train d'écraser l'Irak.
Avec cette première Guerre du Golfe, qui fera près de 500,000 morts, les États-Unis avaient un double objectif : réaliser une véritable démonstration de force militaire pour calmer les ardeurs impérialistes grandissantes de toutes les autres nations, en particulier de leurs anciens alliés du bloc de l'Ouest, et les contraindre tous à participer à l'intervention en Irak, à leur obéir.
Résultat ? En 1991, la guerre éclate en Yougoslavie : la France, la Grande-Bretagne et la Russie soutiennent la Serbie, les États-Unis choisissent la Bosnie et l'Allemagne la Slovénie et la Croatie. L'Allemagne, qui cherche là à retrouver une voie directe vers la Méditerranée, affiche déjà ses nouvelles ambitions. En 1994, la guerre au Rwanda éclate, la France du côté des Hutus et de leur génocide, les États-Unis des Tutsis et de leur reconquête du pouvoir.
Ces cinq années, 1990-1994, résument à elles seules toute la dynamique impérialiste qui va suivre et que nous connaissons depuis maintenant plus de trois décennies. «Opération anti-terroriste» en Afghanistan, deuxième guerre du Golfe, interventions en Libye, au Yémen, en Syrie... le résultat est chaque fois le même :
Les États-Unis, première puissance mondiale, sont aussi devenus les premiers générateurs du «désordre mondial».
Quant à l'objectif d’empêcher une autre grande puissance d'émerger et de leur faire face, les États-Unis s'y sont employés avec succès :
Seulement, une nouvelle puissance est parvenue à monter malgré tout : la Chine. «Usine du monde», véritable locomotive économique mondiale, dont les États-Unis ont aussi besoin, les appétits impérialistes chinois se font de plus en plus aiguisés, au point de prétendre être capable de ravir un jour la place de première puissance mondiale.
C'est pourquoi, dès 2011, la Secrétaire d’État Hillary Clinton annonçait l’adoption par les États-Unis du «pivot stratégique vers l’Asie», vision plaçant «l'Asie au cœur de la politique américaine» et s'illustrant concrètement par un engagement militaire, économique et diplomatique des États-Unis dans le but d’accroître sa présence et son influence au sein de l’espace indopacifique. L'année suivante, Barack Obama confirme cette réorientation des forces américaines vers l'Asie sous le nom de «rééquilibrage».
La réponse chinoise ne tarde pas. En 2013, elle affiche officiellement ses nouvelles ambitions impérialistes mondiales. Le président Xi Jinping annonce, en 2013, le «projet du siècle» : la construction d'une «nouvelle route de la soie», un ensemble de liaisons maritimes et de voies ferroviaires entre la Chine [2], l'Europe et l'Afrique passant par le Kazakhstan [3], la Russie [4], la Biélorussie [5], la Pologne [6], l'Allemagne [7], la France [8], le Royaume-Uni [9], Djibouti et le Somaliland - ce projet englobe plus de 68 pays représentant 4,4 milliards d’habitants et 40 % du PIB mondial !
En tentant, le 22 février 2022, d'envahir l'Ukraine, la Russie est tombée dans un piège. Les États-Unis ont volontairement poussé à cette guerre en prévoyant l'élargissement de la présence des forces de l'Otan sur le territoire ukrainien, à la frontière russe, ce qu'ils savaient parfaitement intolérable pour le Kremlin. L'objectif ? Entraîner la Russie dans un bourbier, une impasse. Aucune guerre d'occupation depuis 1945 n'a été couronnée de succès, quel que soit «l'envahisseur». Avec le Vietnam, les États-Unis en savent d'ailleurs quelque chose.
Il s'agissait là d'un plan prévu de longue date. Tous les présidents depuis 1990, Bush père, Clinton, Bush fils, Obama, Trump, Biden... ont les uns après les autres poursuivi la même œuvre d'implantation de l'Otan dans les pays de l'Est européen.
De 2022 jusqu'au retour de Trump, les États-Unis ont informé et armé suffisamment l'Ukraine pour que la guerre dure, pour que les Russes ne soient ni vaincus ni vainqueurs, qu'ils restent là, pris au piège, à sacrifier les «forces vives de la nation» au front, et à user tout le tissu économique à l’arrière.
Les États-Unis ont ici joué un coup de billard à trois bandes. Car c'est fondamentalement la Chine qui était visée par la manœuvre, la Russie étant son principal allié militaire. Cette guerre a aussi été synonyme d'un arrêt de la progression de «la nouvelle route de la soie». Et les États-Unis ont profité de l'occasion pour affaiblir l'Europe, en tout premier lieu l'Allemagne, fortement dépendante des marchés vers l'Est et du gaz russe.
Fin 2024, la réorientation impérialiste américaine vers l'Asie comme nouveau «pivot» initié en 2011, commence donc à avoir un impact sérieux sur l'équilibre du monde :
«Écoutez, soyons honnêtes, l’Union européenne a été conçue pour emmerder les États-Unis» : voici, vingt-deux ans plus tard, dans la bouche de Donald Trump, la réponse de la bourgeoisie américaine à De Villepin et à la bourgeoisie française.
Le président américain est un fou mégalomane. La propagande profite de cet état de fait, visible par tous, pour mettre sur son dos toute la pourriture, la barbarie et l’irrationalité qui se développent aujourd’hui. Seulement, ce n'est pas un hasard si c'est un fou mégalomane qui est arrivé à la tête de la première puissance mondiale. Trump est le fruit de la folie et de l’irrationalité qui gangrènent de plus en plus l'ensemble du système capitaliste mondial. En cela, sa présidence ne rompt pas avec les politiques menées avant lui, elle les prolonge, les accélère, les mène à leur comble. La politique de Trump n'est qu'une caricature sans masque de la politique de toute la bourgeoisie à laquelle il appartient.
L'Europe a perdu de son importance géostratégique ? Alors Trump en tire à l'extrême les conséquences. «Le vieux continent» n'est plus qu'un concurrent économique à ses yeux, à la poubelle donc les accords et les alliances, à la poubelle le bouclier nucléaire, et vive les barrières douanières à coups de hausses extravagantes de taxes. La fin de la protection militaire américaine a notamment pour objectif de pousser tous les pays d'Europe à devoir gaspiller une partie de leurs forces économiques dans le développement de leurs forces militaires.
La Chine est le principal ennemi à abattre ? Alors, faisons tourner le «pivot» de Clinton et d'Obama jusqu'au bout : il faut arracher la Russie à la Chine, quitte à sacrifier l'Ukraine, il faut contrôler le canal de Panama puisque la Chine a la prétention d'y faire passer sa «nouvelle route de la soie», il faut préempter le Groenland puisque la Chine lorgne sur l’Arctique. Le pôle Nord est actuellement l'un des points chauds de la planète : Russie, Chine, Canada, États-Unis aspirent à dominer cette zone. La Chine a d'ailleurs déclaré sa volonté d'ouvrir une «nouvelle route de la soie polaire» !
Ainsi, derrière les déclarations les plus folles de Trump, se cache la poursuite des objectifs centraux de toute la bourgeoisie américaine : affaiblir la Chine, l’empêcher définitivement de pouvoir prétendre un jour à occuper la place de première puissance mondiale.
La façon de faire de Trump est simplement beaucoup plus agressive, chaotique et irrationnelle que celle de ses prédécesseurs, il est la quintessence de l’agressivité, du chaos et de l'irrationalité de la période historique actuelle ! Ce qui peut permettre parfois quelques succès. Le 7 février 2025, à l'issue de sa rencontre avec le secrétaire d'État américain Marco Rubio, le président panaméen José Raul Mulino a ainsi annoncé qu'il ne prolongerait pas la coopération avec la Chine. Pékin a alors immédiatement déclaré «déplorer profondément» ce retrait.» La Chine s'oppose fermement à ce que les États-Unis utilisent la pression et la coercition pour dénigrer et saper la coopération» a déclaré Lin Jian, porte-parole du ministère chinois des Affaires étrangères.
Mais, exceptions mises à part, la façon de faire de Trump, produit du chaos du monde, devient à son tour facteur actif et accélérateur de ce même chaos.
Trump et sa clique dirigent la politique économique et impérialiste de la première puissance mondiale comme ils gèrent leur business : ils cherchent les «bons coups», sans plan sur le long terme, il faut que cela rapporte, «maintenant et tout de suite». Les conséquences sont évidemment catastrophiques.
En lâchant l'Ukraine, Trump a lancé à la face du monde : la parole de l'État américain ne vaut rien, vous ne pouvez pas nous faire confiance. D'ailleurs, Trump et sa clique ne cherchent pas à établir des alliances internationales, mais des accords bilatéraux ponctuels, valables «tout de suite maintenant». L'Inde, la Corée du Sud, l’Australie, sont aujourd’hui particulièrement inquiets et suspicieux à l'égard de leur «ami américain» dont la fiabilité avait déjà été sacrément affectée par le départ précipité et chaotique des troupes américaines d’Afghanistan en 2021. Le Canada se rapproche de l'Europe, dont les engagements semblent plus fiables.
Plus grave encore, en abandonnant l'Europe, Trump a définitivement rompu les liens qui demeuraient encore après 1990. Les conséquences pour l'Europe ne sont pas encore prévisibles, mais quel que soit le chemin qui sera pris, il s'avérera néfaste pour les États-Unis : soit un renforcement de la cohésion des principales puissances européennes contre les États-Unis, avec une guerre commerciale accrue et un développement de la force armée européenne, soit une montée encore plus exacerbée du «chacun pour soi» au sein de l'Europe, avec une Union Européenne qui se désagrège en partie, des puissances qui renforcent leur économie de guerre nationale pour pouvoir jouer leurs propres cartes partout où l'occasion s'en présentera. Le plus probable est que les deux dynamiques se côtoieront selon les conflits et les coins du globe en jeu. Mais, dans tous ces cas, les États-Unis feront face à un monde impérialiste qui leur sera encore plus hostile et moins stable, moins contrôlable.
Et tout ça pour quoi ? Trump et sa clique ne sont même pas certains de gagner à eux la Russie. En réalité, c'est même impossible. Trump a donc enfoncé un coin entre la Chine et la Russie qui déjà se méfient l'un de l'autre depuis longtemps. La Chine occupe des terres russes riches en minerais contre la volonté du Kremlin. La Russie est partie en guerre en Ukraine sans la bénédiction de Pékin. Il en va ainsi de toutes les «alliances» impérialistes depuis 1990 : elles sont fragiles, changeantes. Mais jamais il ne parviendra à faire de la Russie son alliée. Poutine va essayer de prendre tout ce qu'il peut de ce «bon coup» de Trump, mais rien de stable ne sortira de ce «bouleversement des alliances» qui n'en seront jamais.
Fondamentalement, après les échecs successifs et constants de la bourgeoisie américaine à imposer son ordre et à limiter le «chacun pour soi», Trump a acté l’impossibilité d'enrayer cette dynamique et a déclaré ouverte la «guerre de chacun contre tous», comme la véritable «stratégie» de la nouvelle administration américaine.
En lâchant l'Ukraine et l'Europe, en se tournant vers la Russie, Trump vient de détruire les maigres fondations de l'ordre international qui avaient survécu à la chute de l'URSS en 1990. Et il n'y aura aucun retour en arrière possible.
Evidemment, compte-tenu du niveau d'amateurisme et d'incompétence de la clique de Trump, des échecs actuels et à venir, du chaos qui va se développer au niveau mondial, des déboires économiques et impérialistes prévisibles pour les États-Unis, la bourgeoisie américaine va essayer de réagir et de préparer l'après-Trump. La bourgeoisie américaine a tout intérêt à parvenir à gommer les frasques et les exagérations de la clique Trump, de renouer avec le très efficace «soft power», d'essayer de redonner de la crédibilité à sa parole et à ses engagements. Mais en réalité aucun retour en arrière ne sera possible. Car il s'agit bien, derrière cette accélération des événements, de la confirmation et la manifestation de l’impasse historique que représente la survie du capitalisme pour la société : la prochaine administration changera peut-être la forme de sa politique, pas le fond, la confiance dans la solidité de la parole américaine ne reviendra pas, les alliances détruites avec l’Europe ne se retisseront pas, le chaos en Ukraine ne s’arrêtera pas, la relation avec la Russie ne se pacifiera pas[1].
Au contraire, l'avenir, c'est à terme la guerre qui s'étend au Moyen-Orient, en Iran probablement, la Russie qui lorgne sur ses pays voisins, la Moldavie par exemple, c'est la montée des tensions en Asie, autour de Taïwan, entre la Chine et l'Inde... L’avenir c'est un capitalisme mondial qui pourrit sur pied, se vautre dans la barbarie, le chacun pour soi, la multiplication des conflits guerriers... L'avenir, c'est l'économie de guerre qui dans tous les pays se développe et exige de la classe ouvrière de travailler plus, de travailler plus vite, de gagner moins, de moins s'éduquer, de moins se soigner...
Oui, voilà quel est l’avenir que réserve le capitalisme ! La seule réponse ne peut être que la lutte de classe. La menace de l'extension de la barbarie guerrière peut faire peur, tétaniser, pousser à vouloir être «protégé» par «son» État. Mais ce même État va attaquer «ses» ouvriers de façon impitoyable pour accroître les cadences et développer son économie de guerre. Voilà le chemin que va prendre la lutte de classe dans les années à venir : le refus de se serrer toujours plus la ceinture va pousser à la lutte ouvrière massive, au développement de la solidarité, de la conscience et de l’organisation ouvrières.
Depuis «l'été de la colère» qui a éclaté en 2022 au Royaume-Uni, cette série de grèves qui a duré plusieurs mois dans tous les secteurs, la classe ouvrière au niveau mondial a retrouvé la volonté de se battre, de sortir dans la rue, de se regrouper, discuter, lutter ensemble. C'est cette dynamique qui, seule, peut offrir un autre avenir à l'humanité, celui du renversement du capitalisme, de la fin de ses guerres, de ses frontières, de son exploitation, celui de la révolution prolétarienne pour le communisme.
Et il revient aux minorités révolutionnaires, à tous les éléments en recherche, à tous ceux qui aspirent à une autre perspective que ce capitalisme décadent et barbare, de se regrouper, de discuter, de faire le lien entre la guerre, la crise économique et les attaques contre la classe ouvrière, d'indiquer la nécessité de lutter de façon unie, en tant que classe.
Gracchus (24/03/2025)
[1] La Russie a d'ailleurs parfaitement conscience que la bourgeoisie américaine prépare déjà l'après-Trump et il y a une immense probabilité que la prochaine clique au pouvoir sera issue de la tradition historique antirusse des États-Unis, ce qui rend encore plus fragiles les pseudo-accords actuels. La Russie se méfie.
Dans des articles publiés récemment et consacrés aux premiers jours de la seconde présidence de Donald Trump, le CCI a déjà expliqué que le chaos et les ravages qu’il a déclenchés dans le monde depuis qu’il s’est installé à la Maison-Blanche sont loin de représenter un éclair dans ciel d’azur, mais expriment le pourrissement du système capitaliste dans son ensemble. Le gangstérisme imprévisible de l’administration de Trump est le miroir d’un ordre social en ruines. En outre, la faction libérale-démocrate de la bourgeoisie américaine qui résiste bec et ongles à la nouvelle présidence fait tout autant partie de ce pourrissement et n’est en aucun cas un « moindre mal » ou une solution alternative au mouvement populiste MAGA (Make America Great Again) qui devrait être soutenu par la classe ouvrière.
Quelle que soit la forme politique que prend le capitalisme aujourd’hui, seules la guerre, la crise et la paupérisation de la classe ouvrière sont à l’ordre du jour. La classe ouvrière doit lutter pour ses intérêts de classe et ce, face à toutes les composantes de la classe dirigeante. La résurgence des luttes ouvrières pour défendre les salaires et les conditions de vie, comme cela s’est produit récemment chez Boeing et dans les docks de la côte est des États-Unis, ainsi que la résurgence de la combativité en Europe, sont les seules promesses pour l’avenir.
Dans cet article, nous souhaitons expliquer davantage pourquoi et comment Trump a été élu pour un second mandat, pourquoi il est plus extrême et dangereux que lors de son premier mandat, dans le but de montrer plus clairement le caractère autodestructeur de l’ordre bourgeois qu’il symbolise ; ainsi que l’alternative prolétarienne au système actuel.
Fin 2022, au milieu du mandat de Biden à la Maison-Blanche, le CCI a dressé le bilan de la première présidence Trump :
La présidence Biden qui a suivi la première administration de Trump n’a pas été en mesure d’inverser cette situation qui s’aggravait :
Le principe directeur du premier mandat de Trump et de sa campagne électorale (« America First ») se poursuit sous son second mandat. Ce slogan signifie que l’Amérique ne doit agir que dans son propre intérêt national au détriment de celui des autres, « alliés » ou ennemis, en recourant à la force économique, politique et militaire. En ce sens que les États-Unis peuvent conclure des « accords » (plutôt que des traités) avec d’autres pays (qui peuvent d’ailleurs être rompus à tout moment selon la « philosophie » qui sous-tend ce slogan), ils font aux gouvernements étrangers « une offre qu’ils ne peuvent pas refuser », selon la célèbre réplique du film de gangsters Le Parrain. Comme Marco Rubio, nommé secrétaire d’État par Trump, l’a dit aux gouvernements étrangers : les États-Unis ne leur parleront désormais plus d’intérêts mondiaux et d’ordre mondial, mais uniquement de leurs propres intérêts. Cependant, « Might is right » (la loi du plus fort) n’est pas un cri de ralliement pour le leadership américain.
La politique de l’America First, en 2016, découle du constat par une partie de la bourgeoisie américaine que la politique étrangère qu’elle avait suivie jusqu’alors, consistant à jouer le rôle de gendarme du monde afin de créer un nouvel ordre mondial après l’effondrement du bloc russe en 1989, n’avait abouti qu’à une série d’échecs coûteux, impopulaires et sanglants.
Cette nouvelle politique reflète la prise de conscience définitive que la Pax Americana ([2]), instaurée après 1945 et qui a garanti l’hégémonie mondiale des États-Unis jusqu’à la chute du mur de Berlin, ne peut être rétablie sous quelque forme que ce soit. Pire encore, pour Trump, le maintien de la Pax Americana, c’est-à-dire le fait que ses alliés comptent sur la protection économique et militaire des États-Unis, implique que les États-Unis se faisaient « injustement » exploiter par les anciens membres de leur bloc impérialiste.
L’opération Tempête du désert, en 1990, était le recours massif à la puissance militaire américaine dans le golfe Persique pour contrer la montée en puissance du désordre mondial sur le plan géopolitique après la dissolution de l’URSS. Elle visait en particulier les ambitions d’indépendance de ses anciens grands alliés en Europe.
Mais quelques semaines seulement après cet horrible massacre, un nouveau conflit sanglant éclatait dans l’ancienne Yougoslavie. L’Allemagne, agissant seule, reconnaît la nouvelle république de Slovénie. Ce n’est qu’avec le bombardement de Belgrade et les accords de Dayton de 1995 que les États-Unis ont réussi à affirmer leur autorité. L’opération Tempête du désert a stimulé les tendances centrifuges de l’impérialisme au lieu de les atténuer. En conséquence, le djihadisme islamique s’est développé, Israël a commencé à saboter le processus de paix palestinien laborieusement élaboré par les États-Unis et le génocide au Rwanda a causé un million de morts alors que les puissances occidentales complices agissaient pour leurs intérêts divergents. Les années 1990, malgré les efforts des États-Unis, ont illustré, non pas la formation d’un nouvel ordre mondial, mais l’accentuation du chacun pour soi en politique étrangère, et donc l’affaiblissement du leadership américain.
La politique étrangère américaine des « néoconservateurs » dirigés par George W. Bush, devenu président en 2000, a conduit à des échecs encore plus catastrophiques. Après 2001, une autre opération militaire massive était lancée au Moyen-Orient avec l’invasion américaine de l’Afghanistan et de l’Irak au nom de la « guerre contre le terrorisme ». Mais en 2011, lorsque les États-Unis se sont retirés d’Irak, aucun des objectifs visés n’avait été atteint. Les armes de destruction massive de Saddam Hussein (un prétexte inventé pour l’invasion) se sont avérées inexistantes. La démocratie et la paix n’ont pas été instaurées en Irak en lieu et place de la dictature. Le terrorisme n’a pas reculé : au contraire, Al-Qaïda a bénéficié d’un formidable nouvel élan qui a provoqué des attentats sanglants en Europe occidentale. Même aux États-Unis, les expéditions militaires, qui ont coûté cher en argent et en sang, sont impopulaires. Mais surtout, la guerre contre le terrorisme n’a pas réussi à rallier l'ensemble des puissances impérialistes européennes et autres à la cause des États-Unis. La France et l’Allemagne, contrairement à ce qui s’était passé en 1990, ont choisi de ne pas participer aux invasions américaines.
Toutefois, le retour au « multilatéralisme » en lieu et place de l'« unilatéralisme » des néo-conservateurs, sous la présidence de Barack Obama (2009-2016), n’a pas non plus réussi à restaurer le leadership mondial des États-Unis. C’est au cours de cette période que les ambitions impérialistes de la Chine ont explosé, comme en témoigne le développement géostratégique de la nouvelle route de la soie après 2013. La France et la Grande-Bretagne ont poursuivi leurs propres aventures impérialistes en Libye, tandis que la Russie et l’Iran ont profité du semi-retrait américain des opérations en Syrie. La Russie a occupé la Crimée et a lancé une offensive dans la région du Donbass, en Ukraine, en 2014.
Après l’échec du carnage monstrueux des néo-conservateurs est venu l’échec diplomatique de la politique de « coopération » d’Obama.
Comment les difficultés des États-Unis à maintenir leur hégémonie pouvaient-elles encore s’aggraver ? En la personne du président Trump.
Dès sa première présidence, la politique « America First » de Trump a contribué à détruire la réputation d’allié fiable des États-Unis et de leader mondial doté d’une politique cohérente et d'une boussolle morale. En outre, c’est au cours de son mandat que de sérieuses divergences sont apparues au sein de la classe dirigeante américaine au sujet de la politique étrangère de voyou de Trump. Des divergences cruciales sont apparues au sein de la bourgeoisie américaine quant à savoir quelle puissance impérialiste était une alliée et qui était une ennemie dans la lutte des États-Unis pour conserver leur suprématie mondiale. Trump a renié le pacte transpacifique, l’accord de Paris sur le changement climatique et le traité nucléaire avec l’Iran ; les États-Unis sont devenus une exception en matière de politique économique et commerciale au sein du G7 et du G20, s’isolant ainsi de leurs principaux alliés sur ces questions. Dans le même temps, le refus des États-Unis de s’engager directement au Moyen-Orient a alimenté une foire d’empoigne des impérialismes régionaux dans la région : l’Iran, l’Arabie saoudite, la Turquie, Israël et la Russie, le Qatar, ont tour à tour tenté de tirer profit du vide militaire et du chaos.
La diplomatie de Trump a eu tendance à exacerber ces tensions, comme le transfert de l’ambassade américaine en Israël dans la ville controversée de Jérusalem, ce qui a contrarié ses alliés occidentaux et mis en colère les dirigeants arabes qui considéraient encore les États-Unis comme un « conciliateur » dans la région.
Néanmoins, en reconnaissant la Chine comme le candidat le plus susceptible d’usurper la primauté des États-Unis, l’administration Trump s’est ralliée à l’opinion du reste de Washington. Le « pivot » vers l’Asie déjà annoncé par Obama devait être renforcé, la guerre planétaire contre le terrorisme officiellement suspendue et une nouvelle ère de « concurrence entre grandes puissances » s’ouvrait selon la stratégie de défense nationale de février 2018. Un vaste programme de plusieurs décennies visant à moderniser l’arsenal nucléaire américain et à « dominer l’espace » a été annoncé.
Toutefois, en ce qui concerne la nécessité de réduire les ambitions et les capacités militaires de la Russie (et d’affaiblir le potentiel de cette dernière à aider les propres manœuvres mondiales de la Chine) une divergence est apparue entre la politique ambiguë de Trump à l’égard de Moscou et celle de la faction rivale de la bourgeoisie américaine qui a toujours considéré la Russie comme un ennemi historique en raison de la menace qu’elle représente pour l’hégémonie américaine en Europe de l’Ouest.
Parallèlement, en lien avec la question de la politique russe, l’importance de l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN), l’ancienne alliance centrale du bloc américain, a été remise en question. Plus particulièrement en ce qui concerne l’obligation prévue par le traité impliquant que tous les membres de l’OTAN viennent en aide à tout autre membre faisant l’objet d’une attaque militaire (en d’autres termes, les États-Unis les protégeraient contre une agression russe). Trump a remis en cause cette clause cruciale. Les implications inquiétantes que cela implique (l’abandon des alliés des États-Unis en Europe occidentale) n’ont pas échappé aux chancelleries de Londres, de Paris et de Berlin.
Ces divergences en matière de politique étrangère sont apparues plus clairement au cours de l’administration Biden consécutive à la première présidence Trump.
Le remplacement de Trump par Joe Biden à la Maison Blanche était censé annoncer un retour à la normale dans la politique américaine, en ce sens que ce retour a été marqué par la tentative de reformer d’anciennes alliances et la conclusion de traités avec d’autres pays, afin d’essayer de réparer les dommages causés par les imprudentes aventures de Trump. Biden a déclaré : « America is back » (l’Amérique est de retour). L’annonce d’un pacte de sécurité historique entre les États-Unis, le Royaume-Uni et l’Australie dans la région Asie-Pacifique en 2021 et le renforcement du dialogue de sécurité quadrilatéral entre les États-Unis, l’Inde, le Japon et l’Australie, traduisaient, entre autres mesures, la poursuite de la construction d’un cordon sanitaire contre la montée de l’impérialisme chinois en Extrême-Orient.
Une croisade démocratique mondiale contre les puissances « révisionnistes » et « autocratiques » (l’Iran, la Russie, la Corée du Nord et surtout la Chine) a été invoquée par la nouvelle administration.
L’invasion russe de l’Ukraine en 2022 a permis à Joe Biden d’imposer une nouvelle fois l’autorité militaire américaine aux puissances récalcitrantes de l’OTAN en Europe, les obligeant, notamment l’Allemagne, à augmenter les budgets de défense et à soutenir la résistance armée ukrainienne. Cela a également contribué à épuiser la puissance militaire et économique de la Russie dans une guerre d’usure et à démontrer la supériorité militaire mondiale des États-Unis en termes d’armement et de logistique qu’ils ont fournis à l’armée ukrainienne. Mais surtout, en contribuant à transformer une grande partie de l’Ukraine en ruines fumantes, les États-Unis ont montré à la Chine le danger qu’il y a à considérer la Russie comme un allié potentiel et les conséquences périlleuses de leur propre désir d’annexer des territoires tels que Taïwan.
Cependant, il est apparu au monde entier que la bourgeoisie américaine n’était pas entièrement derrière la politique de Biden à l’égard de la Russie, puisque le Parti républicain au Congrès, toujours sous l’emprise de Donald Trump, exprimait clairement sa réticence à fournir les milliards de dollars de soutien nécessaires à l’effort de guerre ukrainien.
Si le soutien apporté à l’Ukraine a été un succès pour la réaffirmation du leadership de l’impérialisme américain, tout du moins à court terme, son implication dans la guerre d’Israël à Gaza après octobre 2023 a terni cette réussite. Les États-Unis se sont retrouvés coincés entre la nécessité de soutenir leur principal allié israélien au Moyen-Orient face aux terroristes du Hamas, supplétifs de l'Iran, et la détermination aveugle d’Israël à imposer ses propres intérêts, renonçant de fait à une solution pacifique au conflit palestinien, ce qui a accentué le chaos militaire dans la région.
Le massacre de dizaines de milliers de Palestiniens sans défense à Gaza, grâce aux munitions et aux dollars américains, a complètement déformé l’image de droiture morale des États-Unis que Biden avait érigée à propos de la défense de l’Ukraine.Si l’effondrement du régime Assad en Syrie et la défaite du Hezbollah au Liban ont porté un coup sérieux au régime iranien, l’ennemi déclaré des États-Unis, l’instabilité de la région, notamment en Syrie, n’en a pas été réduite pour autant. Au contraire, les États-Unis ont dû continuer à déployer une partie importante de leur marine en Méditerranée orientale et dans le golfe Persique, renforcer leurs contingents en Irak et en Syrie et faire face à l’opposition spectaculaire de la Turquie et des pays arabes à la politique américaine.
Mais surtout, la menace de nouvelles secousses militaires au Moyen-Orient signifie que le pivot vers l’Asie, principal objectif des États-Unis, est compromis.
Nous avons décrit comment les problèmes de navigation dans le chaos impérialiste qui s’est développé après 1989 ont conduit à des divisions au sein de la classe dirigeante américaine sur la politique à mener, et transcrit l’évolution de la politique populiste de l’America First par rapport à une politique plus rationnelle visant à préserver les alliances du passé. La réélection de Trump au pouvoir, même après la débâcle de sa première présidence, est le signe que ces divisions internes n’ont pas été maîtrisées par la bourgeoisie et qu’elles recommencent à affecter sérieusement la capacité des États-Unis à mener une politique étrangère cohérente et conséquente, au point même de mettre en péril sa principale préoccupation, qui est de bloquer ou de prévenir la montée en puissance de la Chine.
À la dangereuse incertitude de cet effet boomerang du chaos politique sur la politique impérialiste s’ajoute le fait que la marge de manœuvre des États-Unis sur la scène impérialiste mondiale a sensiblement diminué depuis le premier mandat de Trump, et que son second mandat intervient alors que deux conflits majeurs font rage en Europe de l’Est et au Moyen-Orient. Nous ne reviendrons pas sur les causes profondes du désarroi politique au sein de la bourgeoisie américaine et de son État que les premières actions de Trump ont dramatiquement mis en évidence, cela sera expliqué dans un autre article.
Mais en moins d’un mois, Trump a fait savoir que la tendance de sa politique de l’America First, qui consiste à détricoter la Pax Americana sur laquelle reposait la suprématie mondiale des États-Unis après 1945, va s’accélérer beaucoup plus rapidement et profondément que lors de son premier mandat, notamment parce que le nouveau président entend passer outre les garde-fous qui limitaient à l’époque son champ d’action à Washington en nommant ses sbires, compétents ou non, à la tête des services de l’État. La principale préoccupation de la bourgeoisie américaine après 1989 - empêcher la fin de sa domination mondiale dans la mêlée générale du monde post-bloc – a été bouleversée : la « guerre de chacun contre tous » est devenue, dans les faits, la « stratégie » de la nouvelle administration. Une stratégie qui sera plus difficile à inverser qu’elle ne l’était déjà après le premier mandat de Trump, et ce même par une nouvelle administration plus « intelligente ».
L’objectif de reprendre le contrôle du Panama ; la proposition d'« acheter » le Groenland ; la proposition barbare de nettoyer ethniquement les Palestiniens de la bande de Gaza et de transformer cette dernière en une Riviera ; toutes ces premières déclarations du nouveau président sont autant dirigées contre ses anciens alliés que contre ses ennemis stratégiques. La proposition concernant Gaza, qui profiterait à son allié Israël en supprimant la solution des deux États en Palestine, ne ferait qu’attiser l’opposition des autres puissances arabes, ainsi que de la Turquie et de l’Iran. La Grande-Bretagne, la France et l’Allemagne se sont déjà prononcées contre cette proposition de Trump.
Mais il est probable que les États-Unis sous Trump imposeront à l’Ukraine un accord de paix prévoyant la cession de 20 % de son territoire à la Russie. Les puissances ouest-européennes s’y opposent déjà avec véhémence, ce qui aura pour effet de désagréger encore davantage l’OTAN, qui était auparavant l’axe de la domination internationale des États-Unis. Le nouveau président exige que les puissances économiques européennes stagnantes de l’OTAN fassent plus que doubler leurs dépenses militaires afin de pouvoir se défendre seules, sans l’aide des États-Unis.
Une bonne partie du « soft power » de l’impérialisme américain, à savoir sa prétendue hégémonie morale, va être anéantie presque d’un seul coup : l’USAID, la plus grande agence mondiale d’aide aux « pays du Sud », a été « passée à la déchiqueteuse » par Elon Musk. Les États-Unis se sont retirés de l’Organisation mondiale de la santé et ont même proposé d’engager une procédure contre la Cour pénale internationale pour sa partialité à l’égard des États-Unis et d’Israël.
La guerre commerciale protectionniste proposée par la nouvelle administration américaine porterait également un coup massif à ce qui reste de la stabilité économique du capitalisme international, qui a soutenu la puissance militaire des États-Unis, et se répercuterait sans aucun doute sur l’économie américaine elle-même sous la forme d’une inflation encore plus élevée, de crises financières et d’une réduction de son propre commerce. L’expulsion massive de la main-d’œuvre immigrée bon marché des États-Unis aurait des conséquences économiques négatives et autodestructrices pour l’économie américaine ainsi que pour la stabilité sociale.
À l’heure où nous écrivons ces lignes, il n’est pas possible de savoir si l’avalanche de propositions et de décisions du nouveau président sera mise en œuvre ou s’il s’agit d’outils de négociation farfelus susceptibles de déboucher sur des accords temporaires ou des concessions réduites. Mais l’orientation de la nouvelle politique est claire. L’incertitude même des mesures a déjà pour effet d’alarmer et de contrarier les anciens et futurs alliés potentiels et de les obliger à agir par eux-mêmes et à chercher du soutien ailleurs. En soi, cela ouvrira davantage de possibilités aux principaux ennemis des États-Unis. L’accord de paix proposé en Ukraine profite déjà à la Russie. La guerre commerciale protectionniste est un cadeau pour la Chine, qui peut se positionner comme un meilleur partenaire économique que les États-Unis.
Néanmoins, malgré la politique autodestructrice à long terme de « l’America First », les États-Unis ne céderont pas leur supériorité militaire à leur principal ennemi, la Chine, qui est encore loin d’être en mesure de les affronter directement à armes égales. De plus, la nouvelle politique étrangère suscite déjà une forte opposition au sein même de la bourgeoisie américaine.
La perspective est donc celle d’une course massive aux armements et d’une nouvelle augmentation chaotique des tensions impérialistes dans le monde, les conflits entre grandes puissances se déplaçant vers les centres du capitalisme mondial et enflammant davantage ses points stratégiques globaux.
Le mouvement MAGA de Donald Trump est arrivé au pouvoir en promettant à l’électorat plus d’emplois, des salaires plus élevés et la paix dans le monde, en lieu et place de la baisse du niveau de vie et des « guerres sans fin » de l’administration Biden.
Le populisme politique n’est pas une idéologie de mobilisation pour la guerre comme l’était le fascisme.
En fait, la croissance et les succès électoraux du populisme politique depuis une dizaine d’années, dont Trump est l’expression américaine, reposent essentiellement sur l’échec croissant de l’alternance des vieux partis établis de la démocratie libérale au sein des gouvernements pour faire face à la profonde impopularité de la croissance vertigineuse du militarisme, d’une part, et aux effets paupérisants d’une crise économique insoluble sur les conditions de vie de la masse de la population, d’autre part.
Mais les promesses populistes de remplacer les canons par du beurre([3]) ont été et seront de plus en plus mises à mal par la réalité, et se heurteront à une classe ouvrière qui commence à redécouvrir sa combativité et son identité de classe.
La classe ouvrière, contrairement aux délires xénophobes du populisme politique, n’a pas de patrie, pas d’intérêts nationaux et est en fait la seule classe internationale dont les intérêts communs dépassent les frontières et les continents. Sa lutte pour défendre ses conditions de vie aujourd’hui, qui a une portée internationale (les luttes actuelles en Belgique confirment une fois de plus la résistance de classe dans tous les pays) constitue donc la base d’un pôle d’attraction alternatif à l’avenir suicidaire du capitalisme, à savoir les conflits impérialistes entre les nations.
Mais dans cette perspective de classe, la classe ouvrière devra aussi affronter les forces anti-populistes ainsi que les forces populistes de la bourgeoisie qui proposent à la population un retour à la forme démocratique du militarisme et de la paupérisation. La classe ouvrière ne doit pas se laisser piéger par ces fausses alternatives, ni suivre les forces plus radicales qui affirment que la démocratie libérale est un moindre mal par rapport au populisme. Elle doit au contraire se battre sur son propre terrain de classe.
Le New York Times, porte-parole habituellement sobre de la bourgeoisie libérale américaine, a lancé cet appel radical à la mobilisation de la population pour défendre l’État démocratique bourgeois contre l’État autocratique de Trump dans une déclaration éditoriale du 8 février 2025 :
Cela ne fait que confirmer que l’ensemble de la bourgeoisie utilise ses propres divergences pour diviser la classe ouvrière et lui faire choisir une forme de guerre et de crise capitaliste plutôt qu’une autre, afin de lui faire oublier ses propres intérêts de classe.
La classe ouvrière ne doit pas être entraînée dans les guerres internes ou externes de la classe dirigeante, mais se battre pour elle-même.
Como (23 février 2025)
[1] Les États-Unis : superpuissance dans la décadence du capitalisme et aujourd’hui épicentre de la décomposition sociale (1ère partie) [19], Revue Internationale n° 169
[2] La Pax Americana qui a suivi la deuxième guerre mondiale n’a jamais été une ère de paix, mais plutôt une ère de guerre impérialiste quasi permanente. Ce terme fait davantage référence à la stabilité relative du conflit impérialiste mondial, avec les États-Unis comme principale puissance, alors que les deux blocs se préparaient à une guerre mondiale avant 1989.
[3] L’expression « Guns and Butter », modèle macroéconomique, se réfère à la répartition des dépenses gouvernementales entre les dépenses de défense (guns) et les dépenses sociales (butter), souvent l’une au détriment de l’autre. (NdT)
[4] En 2003, le New York Times, avec leur réputation de journalisme objectif, entretenait sans arrêt le mensonge des armes de destruction massive détenues par Saddam Hussein afin de légitimer l’invasion américaine en Irak.
La guerre en Ukraine est, à ce jour, l’expression la plus représentative du chaos impérialiste mondial qui implique, à différents niveaux, les grandes puissances impérialistes, les pays d’Europe occidentale, mais également d’autres pays comme la Corée du Nord, l’Iran… Plusieurs experts de la bourgeoisie, ainsi que l’ensemble des groupes du milieu politique prolétarien, à l’exception du CCI, voient dans cette situation un moment de la marche vers la Troisième Guerre mondiale. Pour eux, on assisterait actuellement à la formation de deux blocs impérialistes rivaux autour des deux grandes puissances mondiales : les États-Unis et la Chine. À l’opposé de cette analyse, le CCI considère qu’il s’agit là d’une illustration de l’incapacité des deux grandes puissances mondiales à s’imposer à la tête de deux blocs impérialistes. Le leadership mondial de la plus puissante d’entre elles, les États-Unis, est en effet de plus en plus contesté alors que la Chine n’a pu agréger ne serait-ce que les prémisses d’un bloc impérialiste. De plus, les États-Unis sont particulièrement affaiblis politiquement par des divisions de plus en plus importantes entre Républicains et Démocrates, le chef de files des Républicains ayant tôt fait de confirmer, avant et après sa nouvelle élection, son inaptitude non seulement en tant que chef de guerre mais aussi pour diriger les affaires du pays. Un exemple de la subtilité du personnage est donné par sa menace d’annexer le Groenland alors même que, dans les faits, les États-Unis ont déjà le contrôle effectif de ce territoire notamment grâce à une base militaire.
Mais l’impossibilité actuelle d’une nouvelle guerre mondiale n’est en rien contradictoire, comme l’illustre la réalité sous nos yeux, avec le déchaînement de guerres impliquant les pays centraux du capitalisme alors même que le prolétariat, dans ses concentrations les plus importantes, n’est ni vaincu, ni prêt à être enrôlé pour le carnage impérialiste, malgré ses difficultés actuelles qui l’empêchent de mettre en avant sa propre perspective révolutionnaire.
Produit de la décomposition du capitalisme, le chaos mondial actuel est porteur de tous les dangers, de toutes les menaces pour la survie de l’humanité. En effet, la gangrène du militarisme et de la guerre sont aujourd’hui présents partout, de la mer Baltique à la mer Rouge, de Taïwan ou de la Corée du Nord au Sahel. Le cauchemar européen de la guerre nucléaire à l’époque de la guerre froide, est aujourd’hui ravivé par les menaces de Moscou d’une nouvelle nucléarisation du continent et l’escalade que constituerait l’envoi de troupes des pays occidentaux voisins sur le front ukrainien. Nous ne sommes pas en présence d’une Troisième Guerre mondiale mais de guerres qui s’intensifient de manière incontrôlée en Ukraine et, en perspective, dans le monde entier. Trois ans après l’« opération spéciale » de la Russie en Ukraine, la guerre dans ce pays présente tous les signes d’une fuite en avant vers un enlisement aveugle et destructeur régi par la politique de la terre brûlée.
Lors de l’expansion mondiale du capitalisme au XIXe siècle, la guerre pouvait constituer un moyen de consolider les nations capitalistes, comme ce fut le cas pour l’Allemagne lors de la guerre franco-prussienne de 1871, de contribuer par la force à l’élargissement du marché mondial, à travers les guerres coloniales, ouvrant de nouveaux marchés pour les nations les plus développées et favorisant ainsi le développement des forces productives. Plus tard, ces guerres ont cédé le pas à la guerre impérialiste pour le partage du monde, et dont la Première Guerre mondiale en 1914 signait l’entrée du capitalisme dans sa phase de décadence. La guerre permanente entre les différents rivaux impérialistes perdait ainsi toute rationalité économique et devenait ainsi le mode de vie du capitalisme décadent. L’horreur et la destruction de la Première Guerre mondiale se sont répétées et amplifiées avec la Seconde Guerre mondiale, chacun des impérialismes rivaux cherchant désormais à s’assurer une position géostratégique mondiale, à travers des alliances forcées derrière une ou l’autre des têtes de blocs impérialistes, recherchant en permanence des alliances pour soutenir ses intérêts : « devant l’impasse totale où se trouve le capitalisme et la faillite de tous les “remèdes” économiques, aussi brutaux qu’ils soient, la seule voie qui reste ouverte à la bourgeoisie pour tenter de desserrer l’étau de cette impasse est celle d’une fuite en avant avec d’autres moyens (eux aussi de plus en plus illusoires d’ailleurs) qui ne peuvent être que militaires »[1]. Voilà pour l’évolution de la guerre au cours des deux derniers siècles.
Mais avec la chute du bloc soviétique, les alliances établies depuis la dernière guerre mondiale et la discipline des anciens blocs impérialistes ont été rompues, sans être remplacées par de nouvelles. On assiste désormais à une rivalité de tous contre tous, où chacun cherche à faire valoir ses intérêts au détriment de ceux des autres, quel qu’en soit le prix. On déclenche des guerres sans fin (Libye, Syrie, Sahel, Ukraine, Moyen-Orient) qui massacrent, dévastent les populations, les richesses et les moyens de production, les sources d’énergie, sans parler de l’impact écologique. La situation actuelle de Gaza en ruines et de la population exterminée en est un exemple flagrant, ainsi que la guerre en Ukraine. La politique de la terre brûlée prévaut et « Après moi le déluge ».
Poutine a déclenché son « Opération spéciale » en Ukraine en 2022, après avoir occupé la Crimée en 2014, pour tenter de défendre son statut de puissance impérialiste mondiale contre l’encerclement opéré par l’OTAN « jusqu’à ses portes », et qui pouvait signifier qu’après la Pologne, la Hongrie et la République tchèque en 1999, l’Estonie, la Lettonie et la Lituanie en 2004, l’Ukraine rejoigne le Traité.
L’administration Biden avait alors clairement indiqué qu’il n’y aurait pas de réponse américaine à travers l’envoi de troupes au sol (comme l’avait suggéré l’attitude américaine face à l’invasion de la Crimée) afin d’inciter la Russie à déclencher une guerre susceptible de mettre à genou son économie et sa puissance militaire déjà fragiles, neutralisant ainsi ses prétentions impérialistes en tant qu’alliée potentielle de la Chine, le principal adversaire des États-Unis. Dans son discours d’adieu du 13 janvier au Département d’État, Joe Biden s’adressait un satisfecit pour ce piège tendu à la Russie : « Par rapport à il y a quatre ans, […] nos adversaires et nos rivaux sont plus faibles […] bien que l’Iran, la Russie, la Chine et la Corée du Nord collaborent désormais, c’est plus un signe de faiblesse que de force »[2].
Et en effet, la position de la Russie a été considérablement affaiblie par la guerre, ce qui constitue un démenti flagrant aux thèses farfelues selon lesquelles les protagonistes de la guerre peuvent tous bénéficier de possibles effets « gagnant-gagnant » : une irréelle expansion impérialiste, une meilleure position géostratégique, des gains économiques, le contrôle de sources d’énergie… rien de tout cela ne se cache derrière les ruines fumantes d’Ukraine ou la ruine et la fragilisation de la Russie.
Aux frontières de l’ex-URSS, on observe également des signes de la perte d’influence de la Russie sur ses « satellites ». En Géorgie, qui depuis 2022 était considérée par l’Union européenne comme un candidat à l’intégration, la victoire du parti pro-russe Rêve géorgien (sic) a été qualifiée de fraude et a déclenché un Georgiamaidan (sur le modèle de l’Euromaidan ukrainien en 2014) contre la tentative de la Russie de regagner de l’influence dans le pays. C’est la signification des manifestations contre les investissements russes qui ont conduit à la prise du parlement de l’Abkhazie géorgienne[3]. La perte de positions dans la région stratégique du Caucase s’ajoute au retrait par l’Arménie du conflit du Haut-Karabakh au profit d’une entente avec l’Azerbaïdjan rival, qui a récemment été refroidie par le « dommage collatéral » de l’abattage d’un avion de ligne civil par des missiles russes[4].
Mais l’affaiblissement de la position géostratégique de la Russie a également conduit à une expansion de la guerre impérialiste à des milliers de kilomètres de l’Ukraine, en Syrie. Moscou a été (avec le Hezbollah et l’Iran) le principal soutien du régime terroriste des el-Assad, qui, en retour, ont permis l’établissement d’une base aérienne et d’une base navale en Syrie (qui constituaient le seul accès de la Russie à la Méditerranée) et un soutien à son intervention en Afrique[5]. Mais la Russie n’a pas été en mesure de poursuivre son soutien au régime d’El-Assad, qu’elle a abandonné, selon les termes de Trump lui-même, « parce que les Russes étaient trop faibles et trop débordés pour aider le régime en Syrie car “ils sont trop pris par l’Ukraine”[6] ». Un tel recul de l’autorité du parrain impérialiste, même si celui-ci peut maintenir ses bases militaires en Syrie, ou négocier de nouvelles relations en Libye, aura certainement un impact sur la crédibilité du Kremlin vis-à-vis des États africains qu’elle tente de séduire.
La Russie consacre actuellement environ 145 milliards de dollars pour ses dépenses de défense, soit le chiffre le plus élevé depuis l’effondrement de l’URSS. D’ici 2025, ces dépenses devraient augmenter de 25%, soit 6% du PIB. La guerre représente déjà un tiers du budget de l’État russe. Poutine se vante également de son arsenal et de ses missiles, défiant les États-Unis après avoir lancé son premier missile hypersonique « Orechnik » et ne manque pas une occasion de rappeler qu’il dispose d’un arsenal nucléaire stratégique, dont il a été spéculé qu’il pourrait l’utiliser comme moyen de dissuasion en larguant une bombe atomique sur la mer Noire. De telles menaces traduisent les « embarras » de la puissance militaire russe, son affaiblissement et ses difficultés. On estime que le Kremlin a déjà utilisé 50 % de sa capacité militaire dans la guerre en Ukraine sans avoir encore atteint aucun de ses objectifs. En outre, « la plupart des équipements que la Russie envoie au front proviennent des arsenaux de la guerre froide, qui, bien qu’importants, ont été considérablement réduits »[7]. Et une grande partie de ce matériel nécessite des technologies occidentales.
L’un de ses principaux problèmes est le recrutement de la chair à canon au sein de la population, tout comme en Ukraine d’ailleurs. Des rapports font état d’une perte quotidienne de 1.500 soldats sur la ligne de front pour l’armée russe. Poutine a même dû faire appel à plus de 10.000 soldats nord-coréens. Si à Moscou et dans d’autres grandes villes russes, la guerre est passée inaperçue, leurs habitants vivent désormais dans la crainte des frappes de drones ou de la conscription forcée.
La guerre en Ukraine est certes à l’origine de l’augmentation de la production et des faibles taux de chômage. Mais l’économie de guerre consomme les ressources de tout le pays et représente déjà, par exemple, le double des dépenses sociales. Or, dans la mesure où la finalité de la production de guerre est la destruction, c’est-à-dire la stérilisation de capital ne pouvant être réinvesti ou réutilisé, les avantages économiques apparents ne tirent pas l’économie dans son ensemble, mais la plongent plutôt dans la misère.
En effet, pour cette année, les prévisions de croissance sont à peine de 0,5 à 1,5%, proche de la récession, laissant la population face à une situation économique déplorable : « L’économie civile vacille. Le secteur de la construction en est un bon exemple : en raison de la baisse de la demande et de la flambée des coûts (le prix des matériaux de construction a augmenté de 64% entre 2021 et 2024) le rythme de la construction de nouveaux logements a considérablement ralenti. Parmi les autres secteurs en difficulté, citons le transport de marchandises, exacerbé par le ralentissement du réseau ferroviaire, le transport routier, avec la hausse du prix du carburant et la pénurie de chauffeurs, l’extraction de minerais et l’agriculture, qui faisait la fierté du gouvernement de M. Poutine. Globalement, les exportations ne sont plus une source de croissance. La consommation intérieure se poursuit, mais les perspectives sont assombries par la hausse des prix. Officiellement, l’inflation en Russie en 2024 s’élevait à 9,52% »[8].
Et tout cela ne peut absolument pas être compensé par un prétendu gain économique généré par l’occupation de l’est de l’Ukraine. Tout d’abord, ce pays n’a pas de grandes richesses à offrir. Les « joyaux de la couronne » de son économie, notamment la production d’électricité, l’agriculture, les gisements de terres rares, ainsi que le tourisme, ont été anéantis par la guerre : « Même si la guerre se terminait demain, il faudrait des années pour réparer les dégâts et retrouver le niveau d’avant la guerre »[9], affirment les ingénieurs des centrales thermiques eux-mêmes. En revanche, le bombardement des centrales nucléaires a failli provoquer une catastrophe plus importante que Tchernobyl et a montré l’état déplorable des installations. Quant au sol, quand il n’est pas directement jonché de mines, ou inondé par l’explosion de barrages, il est très pollué[10], tout comme la mer Noire.
Malgré la perspective d’une trêve annoncée par la nouvelle administration Trump, la guerre ne peut que se poursuivre et s’aggraver. Après les accords de Minsk en 2014, après l’occupation de la Crimée, entre 2015 et l’offensive russe de 2022, il y a eu des centaines de négociations et d’accords de cessez-le-feu sans que s’infléchisse la dynamique de confrontation, et s’interrompe la spirale de destruction irrationnelle. La Russie elle-même menace, à terme, de s’effondrer. Par ailleurs, pour Poutine, mettre fin à la guerre sans l’avoir gagnée signifierait sa propre fin, avec un pays plongé dans le chaos, tout comme la poursuivre signifie encore plus de ruines et de massacres. Pour Zelensky et les dirigeants ukrainiens, la guerre est une plaie terrible et, en même temps, une question de survie en tant que classe dirigeante, face à la menace de division du pays entre la Russie et la Pologne/Hongrie, alors que sa poursuite signifie la désertification et le dépeuplement du pays.
En Ukraine, la guerre a en effet des conséquences dévastatrices[11] dont une économie épuisée, soumise à de lourdes dépenses militaires. Elle ne survit pratiquement que grâce à l’aide occidentale, tant financière que militaire. Une dépendance payée par de plus en plus de privations de la part d’une population démoralisée (plus de 100.000 désertions selon Zelensky, jusqu’à 400.000 selon Trump) et épuisée, à qui l’on demande chaque année de plus en plus de sacrifices. En avril 2024, l’armée ukrainienne a abaissé l’âge de la conscription forcée de 27 à 25 ans. Et quand Zelensky a fait appel à la « solidarité » des démocraties occidentales pour mieux armer ses troupes, celles-ci ont exigé (déclarations de Rutte, secrétaire général de l’OTAN, ou du secrétaire d’État américain Blinken) qu’il abaisse la conscription à 18 ans. Le sang pour l’acier !
Mais la ruine de cette guerre dépasse les implications directes des deux belligérants directs.
Derrière le piège ukrainien, l’enjeu est, comme nous l’avons vu, la confrontation des États-Unis avec la Chine. Il a aussi engendré un effet collatéral visant à créer des complications pour leurs « alliés » européens, en plaçant un conflit militaire majeur à leurs portes, en forçant les pays de l’OTAN à suivre le parrain américain, mais aussi en semant l’ivraie parmi eux.
L’Allemagne en premier lieu, entraînée à contrecœur dans un front commun avec les Américains, subit de plein fouet les conséquences de la guerre alors qu’elle n’est pas un belligérant direct. Elle est ainsi contrainte de recomposer sa diplomatie de décennies d’« ostpolitik » (ouverture de la RFA vers l’Est) non seulement avec la Russie mais aussi avec d’autres pays (Hongrie, Slovaquie, etc.) qu’elle avait choyés économiquement dans son expansion impérialiste après la réunification allemande en 1990 et qui soutiennent aujourd’hui le régime de Poutine[12]. La guerre en Ukraine a également des conséquences désastreuses pour l’économie allemande en raison de la hausse des coûts d’approvisionnement en énergie qui a pénalisé sa compétitivité industrielle, aggravé la récession et déclenché une inflation qui a exacerbé le mécontentement social. Mais surtout à cause du coût de la guerre qu’elle doit supporter en partie. L’Allemagne s’est taillé « la part du lion » de l’aide financière apportée par les institutions européennes au régime de Zelensky, mais elle a surtout apporté la deuxième contribution la plus importante en matière d’aide militaire[13]. Et elle l’a fait à contrecœur, comme en témoignent les tensions (et finalement l’éclatement) du gouvernement de coalition lorsque le chancelier Scholz a renoncé à son projet de réduire l’aide militaire de 7,5 milliards d’euros à 4 milliards d’euros d’ici à 2025.
Et malgré ce gaspillage dans une guerre qui est un véritable gouffre, il n’en reste pas moins que l’Allemagne ne parvient pas à renforcer sa position impérialiste. En effet, le conflit en Ukraine renforce son image de grande puissance économique (elle est toujours la quatrième économie mondiale), mais elle reste un véritable nain militaire. La bourgeoisie allemande tente de réagir à cette situation par tous les moyens possibles. Trois jours seulement après l’entrée des troupes russes en Ukraine en février 2022, le chancelier Scholz a annoncé devant le parlement un fonds spécial de 100 milliards d’euros pour les dépenses de défense, dans ce que les politiciens eux-mêmes ont appelé « le tournant ». Depuis, il s’est lancé dans une course effrénée pour développer la propre industrie d’armement de l’Allemagne et établir des plans stratégiques qui permettraient aux troupes allemandes « de ne pas se limiter à la défense nationale, mais d’être opérationnelles […] dans n’importe quel scénario, dans n’importe quelle région du monde »[14].
Le renforcement du militarisme allemand est une expression de l’une des principales caractéristiques de la décomposition capitaliste, le « chacun pour soi » de chaque État, la dislocation croissante des structures qui, depuis la Seconde Guerre mondiale, ont tenté de les discipliner. Face à la guerre en Ukraine, l’Allemagne et la France, apparemment du même côté, celui des « démocraties », ont pourtant des intérêts contradictoires. Même Macron, qui a essayé au début de la guerre de maintenir un canal de communication spécial avec Poutine, a choisi d’être parmi les premiers à offrir la possibilité d’utiliser des missiles ukrainiens contre le territoire russe, et d’envoyer des soldats français pour occuper les zones de friction en cas de « cessez-le-feu ». C’est ce qu’a proposé Macron à Zelensky et Trump lors du récent sommet sous les dômes bénis de Notre-Dame. Avec la Grande-Bretagne, les pays nordiques et de la mer Baltique, la France est parmi les plus intransigeants sur les conditions à imposer à Poutine pour la « paix ».
Cette montée du militarisme n’épargne aucun pays, du plus petit au plus grand. Et elle sera accélérée par l’accentuation du chaos impérialiste. L’appel de Trump à ce que les pays de l’OTAN augmentent leurs budgets de défense à 5% du PIB n’est pas vraiment une originalité (en fait, ils ont déjà fortement augmenté depuis le sommet du Pays de Galles en 2014[15]). Le secrétaire général de l’OTAN a affirmé que « ceux qui ne croient pas que la voie de la paix passe par l’armement ont tort »[16]. Et le prochain sommet de l’OTAN, qui se tiendra à La Haye en juin, devrait porter l’objectif à 3%.
Le « danger » de l’ours russe, qui a montré toute sa maladresse et sa faiblesse dans la guerre contre l’Ukraine, est agité pour augmenter les dépenses d’armement dans tous les pays, alors qu’une étude récente de Greenpeace montre que les pays de l’OTAN, hors États-Unis[17], dépensent déjà, à eux tous, près de dix fois plus pour la défense que la Russie. L’élément déclencheur de la course aux armements est précisément le fait que l’OTAN n’est plus ce qu’elle était. Et cela conduit les grandes puissances à être prises entre deux feux : soit céder aux pressions de Trump (céder et augmenter la contribution au budget de l’OTAN), soit assumer seules les dépenses de « sécurité ». Résultat : davantage de crise économique, plus de conflits, plus de militarisme et plus de chaos.
La même tendance à la fragmentation que l’on peut observer sur la scène impérialiste mondiale se retrouve également au sein de nombreux États, avec l’émergence de formations populistes et irresponsables qui entravent la défense des intérêts du capital national dans son ensemble. On l’a vu en Grande-Bretagne avec le Brexit, on le voit en Allemagne avec l’AfD, et on le voit à son apogée aux États-Unis avec l’élection de Trump.
Comme nous l’avons expliqué dans nos publications, le président américain récemment réélu n’est pas une anomalie, mais une expression de la période historique[18] : l’étape finale de la décadence, celle de la décomposition capitaliste, caractérisée par la montée d’une tendance à la fragmentation, au « chacun pour soi », au sein de la classe capitaliste mondiale. L’expression de cette tendance à la dislocation est le déclin du leadership américain, conséquence de la disparition de la discipline des blocs impérialistes qui « ordonnaient » le monde depuis la Seconde Guerre mondiale.
Face au déclin de leur hégémonie, les États-Unis ont tenté de réagir[19] avec les guerres en Irak, en Afghanistan et aujourd’hui, comme on le voit, indirectement en Ukraine. Mais ces tentatives de « réorganisation » du monde (dans l’intérêt des États-Unis, bien sûr) ont abouti à plus de chaos, plus d’indiscipline, plus de conflits et plus d’effusions de sang. En essayant d’éteindre les feux de la contestation de leurs rivaux, les États-Unis sont en réalité devenus le premier et le plus dangereux des pyromanes. Cela n’a pas empêché les États-Unis de perdre leur autorité, comme en témoigne la situation récente au Moyen-Orient, où des puissances telles qu’Israël ou la Turquie (cette dernière étant également l’un des principaux bastions de l’OTAN) jouent leurs propres cartes, comme on l’a vu récemment en Palestine ou en Syrie.
Trump n’est pas d’une nature différente de Biden et Obama. Son objectif stratégique est le même : empêcher la montée en puissance du principal challenger de cette hégémonie, à savoir la Chine[20]. Là où il y a des divisions au sein de la bourgeoisie américaine, c’est sur la manière de gérer la guerre en Ukraine. Biden a choisi d’investir beaucoup de ressources pour épuiser la Russie économiquement et militairement, privant ainsi la Chine d’un allié stratégique potentiel, tant en termes de capacité militaire que d’extension géographique. En revanche, Trump ne considère pas l’effondrement mutuel de la Russie et de l’Ukraine comme un renforcement de la position des États-Unis dans le monde, mais plutôt comme une source de déstabilisation qui détourne les ressources économiques et militaires américaines de la principale confrontation, celle avec la Chine. C’est pourquoi il s’est vanté pendant des mois de pouvoir mettre fin à la guerre en Ukraine au lendemain de son investiture. Certes, il n’a jamais dit comment il s’y prendrait. Mais tous ces plans de paix sont en réalité les germes de nouvelles guerres plus meurtrières. Même un « gel » de la situation dans les positions actuelles serait perçu par les belligérants comme une humiliation inacceptable. La Russie devrait renoncer à une partie du Donbass et d’Odessa, et l’Ukraine devrait admettre la ruine de son économie et la perte de territoires, sans aucune contrepartie.
Et avec quelles garanties, d’ailleurs, qu’ils n’auront pas à reprendre immédiatement les hostilités ?
Plus qu’une volonté de paix, ce sont les intérêts impérialistes dans chaque nation qui priment. La Russie refuse d’accepter, même reporté, un élargissement de l’OTAN à l’Ukraine. Zelensky, quant à lui, réclame une « force de maintien de la paix de 200.000 hommes sur la ligne de contact ». Mais les expériences récentes de « forces de maintien de la paix » dans les pays du Sahel (où la France, les États-Unis et l’Espagne ont fini par s’effacer devant la pression des guérillas armées par les Russes) ou au Liban (où la FINUL s’est contentée de regarder ailleurs face à l’invasion israélienne), montrent précisément que la mythologie des « casques bleus » comme garants des accords de paix appartient à un passé de discipline et d’« ordre » dans les relations internationales, la diplomatie, etc., qui a été rendu obsolète par l’avancée de la décomposition capitaliste. En réalité, ce que les États-Unis envisagent de faire, c’est d’entraîner leurs alliés de l’OTAN, et surtout les pays européens, dans le bourbier ukrainien[21] mais sous la protection, au sens le plus gangster du terme, des moyens technologiques et de l’autorité de l’armée américaine. Les guerres actuelles ne donnent pas lieu à des situations dans lesquelles au moins une coalition claire de force en faveur de l’un des belligérants permettrait d’éviter la perspective de nouveaux conflits. Au contraire, ce sont des guerres de positions insolubles qui génèrent de nouveaux conflits, de nouveaux scénarios de chaos et de massacres.
Le scénario vers lequel nous nous dirigeons n’est ni la paix, ni la Troisième Guerre mondiale. L’avenir que le capitalisme peut nous offrir, c’est le chaos généralisé, c’est la multiplication des foyers de tensions et des conflits qui secouent tous les continents, l’invasion par le militarisme et la guerre de toutes les sphères de la vie sociale, de la guerre commerciale au chantage aux approvisionnements dans le monde, des guerres qui sont une cause majeure de la dégradation de l’environnement, des guerres qui envahissent les communications (la désinformation est une arme de guerre), et surtout des guerres et un militarisme qui exigent de plus en plus d’attaques contre les conditions de vie de la population, plus particulièrement du prolétariat dans les grandes concentrations d’Europe et d’Amérique. Lorsqu’on a demandé à l’illustre Mark Rutte où il comptait trouver les milliards d’euros nécessaires à l’augmentation des dépenses militaires, sa réponse ne pouvait être plus arrogante et explicite : « Nous devons préparer la population à des coupes dans les retraites, les systèmes de santé et de sécurité sociale, afin d’augmenter le budget de l’armement à 3% du PIB de chaque pays »[22].
La principale victime de ce tourbillon de chaos, de guerres, de militarisme, de désastres environnementaux, de maladies est la classe ouvrière mondiale. En tant que principal fournisseur de chair à canon pour les armées des pays directement en guerre, mais aussi en tant que principale victime des sacrifices, de l’austérité et de la misère exigés par le maintien du militarisme. Dans l’article que nous avons publié à l’occasion du deuxième anniversaire de la guerre en Ukraine[23], nous avons souligné : « La bourgeoisie a exigé d’énormes sacrifices pour alimenter la machine de guerre en Ukraine. Face à la crise et malgré la propagande, le prolétariat s’est soulevé contre les conséquences économiques de ce conflit, contre l’inflation et l’austérité. Certes, la classe ouvrière a encore du mal à établir le lien entre militarisme et crise économique, mais elle a refusé de faire des sacrifices : au Royaume-Uni avec une année de mobilisations, en France contre la réforme des retraites, aux États-Unis contre l’inflation et la précarité ».
Ce climat de non-résignation face à la dégradation progressive de leurs conditions de vie continue à s’exprimer comme on l’a vu récemment dans les grèves au Canada, aux États-Unis, en Italie et plus récemment en Belgique[24] où les expressions de ras-le-bol se sont fait à nouveau entendre avant même que les nouveaux plans d’austérité ne soient mis en œuvre. Certes, cette rupture avec la passivité des années précédentes n’implique pas que le prolétariat dans son ensemble ait pris conscience du lien entre la dégradation de ses conditions de vie et la guerre, et encore moins de ses possibilités d’empêcher le destin guerrier vers lequel le capitalisme nous conduit inexorablement.
Il est vrai aussi qu’au niveau de minorités se posant quantité de questions, numériquement très faibles mais politiquement très importantes, cette réflexion se développe sur les perspectives que le capitalisme peut offrir et aussi sur le développement d’une alternative révolutionnaire du prolétariat. On l’a déjà vu, malgré toutes ses limites, lors la Semaine d’action de Prague[25]. Mais nous le voyons aussi, par exemple, dans la participation croissante à nos réunions publiques et permanences et dans les débats francs et fructueux qui s’y déroulent. Les armes avec lesquelles le prolétariat peut vaincre le capitalisme sont sa lutte, son unité et sa conscience. Dans la situation actuelle, nous assistons certes à une avancée du capitalisme vers la destruction, entraînant l’ensemble de l’humanité dans la barbarie, mais aussi à un développement lent et difficile vers l’autre pôle, celui de la révolution.
Hic Rhodes/Valerio.
30.01.2025
[1] Décadence du capitalisme guerre, militarisme et blocs impérialistes (2e partie) [25]. Revue internationale 53.
[2] Extrait du Monde du 15 janvier 2025.
[3]« Même les satellites russes de toujours sont devenus un casse-tête pour Poutine. Prenons le cas, petit mais spectaculaire, de l’Abkhazie, la région séparatiste de Géorgie : en novembre, face à un plan qui aurait donné à la Russie une influence encore plus grande sur son économie, les Abkhazes ont pris d’assaut son parlement et renversé son gouvernement. » The Cold War Putin Wants, Andrei Kolesnikov, in Foreign Affairs 23 janv. 2025
[4]« L 'Arménie –un pays sous la protection de Moscou et fortement dépendant de la Russie dans plusieurs secteurs économiques– autrefois “partenaire stratégique” de la Russie dans le Caucase a été abandonnée dans les cendres de sa récente guerre avec l’Azerbaïdjan : à l’automne 2023, la Russie n’a pu que s’écarter du chemin lorsque des forces azerbaïdjanaises bien armées se sont emparées de l’enclave arménienne du Haut-Karabakh et, apparemment du jour au lendemain, ont expulsé plus de 100.000 Arméniens karabakhis. Aujourd’hui, l’Arménie conclut un traité de partenariat stratégique avec les États-Unis et tente d’adhérer à l’Union européenne ». The Cold War Putin Wants, Andrei Kolesnikov, in Foreign Affairs 23 janvier 2025
[5]« La Russie a fourni […] un soutien matériel et diplomatique qui a permis à des officiers militaires de prendre le pouvoir par la force au Mali en 2021, au Burkina Faso en 2022 et au Niger en 2023 […] elle envoie également des armes au Soudan, prolongeant la guerre civile du pays et la crise humanitaire qui en résulte, et a fourni un soutien aux milices Houthi au Yémen » Putin's Point of No Return, Andrea Kendall-Taylor et Michael Kofman, in Foreign Affairs, 18 décembre 2024
[6]America Needs a Maximum Pressure Strategy in Ukraine, Alina Polyakova, in Foreign Affairs, 31 décembre 2024
[7]La sécurité de l’Ukraine dépend désormais de l’Europe, Elie Tenenbaum et Leo Litra, Foreign Affairs, 3 décembre 2024
[8] « 95% de tous les composants étrangers trouvés dans les armes russes sur le champ de bataille ukrainien proviennent de pays occidentaux », The Russian Economy Remains the Putin's Greatest Weakness, Theodore Bunzel et Elina Ribakova, Foreign Affairs, 9 décembre 2024.
[13] En février 2024, les États-Unis avaient fourni 43 milliards d’euros et l’Allemagne 10 milliards (deux fois plus que la Grande-Bretagne et presque quatre fois plus que la France).
[14] Discours du secrétaire général de l’OTAN, Mark Rutte, le 12 décembre, devant les chefs du Comité militaire de l’OTAN.
[15] Le très « pacifiste » gouvernement espagnol a augmenté son budget militaire de 67% au cours de la dernière décennie.
[16] « Pour prévenir la guerre, l’OTAN doit dépenser plus ». Une conversation avec le secrétaire général de l’OTAN Mark Rutte. carnegieendowment.org [29] 12.12.2024
[17] Christopher Steinmetz, Herbert Wulf : Quand est-ce que c’est assez ? Une comparaison des potentiels militaires de l’OTAN et de la Russie. Publié par Greenpeace. Voir aussi « Think big and do big ». Cité dans Le Temps de la mentalité de guerre.
[18] Voir le Triomphe de Trump : un pas de géant dans la décomposition du capitalisme [30], où nous expliquons pourquoi il est aussi un facteur actif de l’accentuation de ce processus autodestructeur.
[19] « Notre premier objectif est d’empêcher l’émergence d’un nouveau rival » (Extrait d’un document secret de 1992 du Département américain de la Défense attribué à Paul Wolfowitz – sous-secrétaire à la Défense néocon de 2001 à 2005 – publié par le New York Times et bien sûr démenti par tous les responsables de l’administration). Dans La géopolitique de Donald Trump, Le Monde Diplomatique, janvier 2025.
[20] Voir dans la Revue internationale 170 le « Rapport sur les tensions impérialistes [31]».
[21]« Le déploiement militaire de la coalition européenne nécessiterait une composante terrestre majeure d’au moins quatre ou cinq brigades de combat multinationales combinées sous une structure de commandement permanente. Les troupes seraient stationnées dans l’est de l’Ukraine et devraient être prêtes au combat, mobiles et adaptables aux conditions ukrainiennes. Une forte composante aérienne comprenant des patrouilles aériennes de combat, des radars aéroportés pour détecter les avions ou les missiles, des défenses aériennes au sol et des capacités de réaction rapide serait nécessaire pour empêcher les bombardements et les raids aériens russes. Certains de ces systèmes pourraient être exploités à partir de bases aériennes situées en dehors de l’Ukraine. Enfin, une composante maritime pourrait contribuer à sécuriser les lignes de communication outre-mer, mais en vertu de la convention de Montreux, qui régit le passage par les détroits du Bosphore et des Dardanelles, la Turquie devrait d’abord autoriser un nombre limité de navires de guerre occidentaux à pénétrer dans la mer Noire »(« La sécurité de l’Ukraine dépend désormais de l’Europe », Elie Tenenbaum et Leo Litra dans Foreing Affairs, 3 décembre 2024). En d’autres termes, l’occupation du Donbas par la Russie aurait finalement conduit à une occupation par des pays européens… de l’OTAN.
[22] « Le temps de la mentalité de guerre » sur https://www.german-foreign-policy.com/fr/news/detail/9801 [32]
[24] Voir Bilan de la réunion publique en ligne : Un débat international pour comprendre la situation mondiale. [34]
[25] Voir la Semaine d’action à Prague. [35] Quelques leçons [35]…
La CCI soutient que la vague de grèves au Royaume-Uni en 2022 a marqué une «rupture» après plusieurs décennies de résignation et d’apathie marquées par une perte croissante de l’identité de classe. Ce fut la première d’une série de mouvements de la classe ouvrière dans le monde entier, principalement en réponse à la détérioration du niveau de vie et des conditions de travail[1]. Notre analyse de l’ouverture d’une nouvelle phase de la lutte de classe internationale repose sur deux observations fondamentales :
– Cette nouvelle phase n’est pas simplement une réaction à des attaques immédiates contre les conditions de travail, qui pourrait être mesurée en nombre de grèves et de luttes à un moment donné, mais elle a une dimension historique plus profonde. Elle est le fruit d’un long processus de «maturation souterraine» de la conscience de classe qui a progressé malgré les énormes pressions exercées par la décomposition accélérée de la société capitaliste.
– Cette rupture, rayonnant vers l’extérieur à partir des centres les plus anciens du capitalisme mondial, confirme que les principaux bastions du prolétariat restent historiquement invaincus depuis le réveil initial de la lutte des classes en 1968, et conservent le potentiel de passer des luttes économiques défensives à une critique politique et pratique de l’ensemble de l’ordre capitaliste.
Ces arguments se sont heurtés à un scepticisme assez généralisé dans le camp politique prolétarien. Si nous prenons l’exemple de la Tendance communiste internationaliste (TCI), bien qu’elle ait initialement reconnu et salué certaines des luttes qui sont apparues après 2022, n’a en revanche pas vu la signification internationale et historique de ce mouvement[2], et plus récemment, elle semble l’avoir soit oubliée (comme en témoigne l’absence de bilan publié du mouvement), soit l’avoir considéré comme un simple feu de paille, comme nous l’avons constaté lors de leurs récentes réunions publiques. Entre-temps, un site web parasite dédié à la «recherche», Controverses, a consacré un article complet[3] à la réfutation de notre analyse, fournissant ainsi une justification «théorique» au scepticisme des autres.
Il est intéressant de noter que cet article qui est écrit par un ancien membre du CCI animé par l’hostilité envers une organisation qui n’a pas reconnu sa contribution «unique» au marxisme, s’est maintenant aligné sur la majorité de ceux qui font partie (ou prétendent simplement faire partie) de la tradition communiste de gauche, et rejette le concept même de maturation souterraine. Et ce n’est pas tout : dans un article sur les principaux développements de la lutte des classes au cours des 200 dernières années[4], il embrasse même l’idée que nous vivons toujours dans la contre-révolution qui s’est abattue sur la classe ouvrière avec la défaite de la vague révolutionnaire de 1917-23. De ce point de vue, ce que le CCI affirme être le réveil historique du prolétariat mondial après 1968 et la fin de la contre-révolution, n’est au mieux qu’une simple «parenthèse» dans une chronique mondiale de la défaite.
Ce point de vue est largement partagé par les différents groupes bordiguistes et la TCI, dont les précurseurs n’ont vu dans les événements de Mai 68 en France ou de l'«automne chaud» en Italie, l’année suivante, qu’une vague d’agitation étudiante.
Dans les deux articles suivants, plutôt que d’entrer dans le détail des luttes de ces deux dernières années, nous voulons nous concentrer sur deux piliers théoriques clés pour comprendre notre notion de rupture : premièrement, la réalité de la maturation souterraine de la conscience, et deuxièmement, la réalité d’un prolétariat sortie de la contre-révolution et invaincu depuis.
Rappelons brièvement les circonstances dans lesquelles le CCI a abordé pour la première fois la question de la maturation souterraine dans ses propres rangs. En 1984, en réponse à une analyse de la lutte des classes qui révélait une sérieuse concession à l’idée que la conscience de classe ne peut se développer que par la lutte ouverte et massive des travailleurs, et en particulier à un texte qui rejetait explicitement la notion de maturation souterraine, notre camarade Marc Chirik (MC) a réagi par un texte dont les arguments ont été repris par la majorité de l’organisation, à l’exception du groupe qui allait finalement déserter le CCI lors de son 6e congrès et former la «Fraction externe du CCI» (ses «descendants» font partie aujourd’hui de Perspective Internationaliste[5). MC soulignait qu’une telle conception tendait vers le conseillisme parce qu’elle considère la conscience non pas comme un facteur actif dans la lutte mais comme quelque chose de purement déterminé par des circonstances objectives, une forme de matérialisme vulgaire. Par ailleurs, elle sous-estimait ainsi gravement le rôle des minorités qui sont capables d’approfondir la conscience de classe même pendant les phases où l’étendue de la conscience de classe au niveau de l’ensemble du prolétariat peut avoir diminué. Une telle approche conseilliste n’a évidemment que faire d’une organisation des révolutionnaires qui, parce qu’elle est basée sur les acquis historiques de la lutte de classe, est en mesure d’orienter le cours de celle-ci à travers les phases de recul ou de défaite du mouvement de classe au sens large. Cette approche rejette également la tendance plus générale au sein de la classe à réfléchir sur son expérience, à discuter, à poser des questions sur les thèmes majeurs de l’idéologie dominante, etc. Un tel processus peut certes être qualifié de «souterrain» parce qu’il se déroule dans des cercles restreints de la classe ou même dans l’esprit de travailleurs individuels, qui peuvent donner voix à toutes sortes d’idées contradictoires, mais il n’en est pas moins une réalité. Comme l’écrivait Marx dans Le Capital : «Toute science serait superflue si l’apparence extérieure et l’essence des choses coïncidaient directement»[6]. C’est, en effet, une tâche spécifique de la minorité marxiste que de voir au-delà des apparences et d’essayer de discerner les développements plus profonds qui se déroulent au sein de leur classe.
Lorsque le CCI a publié des documents relatifs à ce débat interne, la Communist Workers Organisation (CWO) a salué ce qu’elle percevait comme une tentative du CCI de régler ses comptes avec les résidus conseillistes qui avaient encore du poids au sein de l’organisation[7]. Mais en ce qui concerne les questions de fond soulevées par le débat, elle s’est en fait rangée, de manière quelque peu ironique, du côté des conseillistes qui rejetaient eux aussi la notion de maturation souterraine comme non-marxiste, comme une forme de «jungianisme politique»[8].
Nous disons ironiquement parce qu’à ce stade, la CWO avait adopté une version de la conscience de classe apportée à la classe de «l’extérieur» par «le parti», constitué d’éléments de l’intelligentsia bourgeoise (la thèse idéaliste de Kautsky que Lénine a adoptée dans Que faire, mais dont il a admis plus tard qu’il avait «poussé le bouchon trop loin» dans une polémique avec les proto-conseillistes de son époque, la tendance économiste en Russie). Mais l’ironie se dissipe si l’on considère que le matérialisme vulgaire et l’idéalisme peuvent souvent coexister[9]. Pour les conseillistes comme pour le CWO, une fois les luttes ouvertes terminées, la classe n’est plus qu’une masse d’individus atomisés. La seule différence est que pour le CWO, ce cycle stérile ne peut être brisé que par l’intervention du parti.
Dans notre réponse[10], nous avons insisté sur le fait que la notion de maturation souterraine de la conscience n’était pas une innovation du CCI, mais qu’elle découlait directement de la caractérisation de Marx selon laquelle la révolution est la vieille taupe qui s’enfouit sous la surface pendant de longues périodes pour remonter à la surface dans certaines conditions. Nous avons notamment cité un passage très lucide de Trotsky sur ce processus dans son étude magistrale, L’histoire de la révolution russe, où il écrit : «Dans une révolution, nous examinons avant tout l’interférence directe des masses dans les destinées de la société. Nous cherchons à découvrir derrière les événements les changements dans la conscience collective… Cela ne peut sembler déroutant que pour celui qui considère l’insurrection des masses comme “spontanée», c’est-à-dire comme une mutinerie de troupeau artificiellement utilisée par les dirigeants. En réalité, la simple existence de privations ne suffit pas à provoquer une insurrection ; si c’était le cas, les masses seraient toujours en révolte… Les causes immédiates des événements d’une révolution sont des changements dans l’état d’esprit des classes en conflit… Les changements dans la conscience collective ont naturellement un caractère semi-caché. Ce n’est que lorsqu’ils ont atteint un certain degré d’intensité que les nouveaux états d’âme et les nouvelles idées apparaissent à la surface sous la forme d’activités de masse».
De même, la vague internationale de luttes qui a débuté en mai 1968 en France n’est pas venue de nulle part (même si elle a d’abord surpris la bourgeoisie qui commençait à penser que la classe ouvrière s’était «embourgeoisée» dans la «société de consommation». Elle était le fruit d’un long processus de désengagement des institutions bourgeoises et des thèmes idéologiques (tels que les syndicats et les soi-disant partis ouvriers, les mythes de la démocratie et du «socialisme réel» à l’Est, etc.), accompagné d’une détérioration des conditions matérielles (les premiers signes d’une nouvelle crise économique ouverte). Ce processus s’était également exprimé ici et là dans des mouvements de grève tels que les «wildcats» aux États-Unis et en Europe occidentale au milieu des années 1960.
Il en va de même pour la rupture de 2022, qui s’inscrit également dans le sillage d’un certain nombre de grèves aux États-Unis, en France, etc. Mais ce qui s’est passé après 2022 a révélé plus clairement ce qui était en gestation au sein de la classe ouvrière depuis plusieurs années :
– Le slogan largement répandu «trop c’est trop» exprimait le sentiment longtemps entretenu que toutes les promesses faites dans la période qui a suivi la «crise financière» de 2008 (promesses selon lesquelles une période d’»austérité» était nécessaire avant de pouvoir retrouver la prospérité) s’étaient révélées mensongères et qu’il était grand temps que les travailleurs commencent à faire valoir leurs propres revendications. C’est d’autant plus significatif que le mouvement en Grande-Bretagne a fait suite à des décennies d’atonies et de résignations suite à la défaite des luttes des années 1980, particulièrement celle des mineurs en 1985.
– Les slogans «nous sommes tous dans le même bateau» et «la classe ouvrière est de retour» exprimaient une tendance de la classe ouvrière à retrouver le sentiment d’être une classe avec sa propre existence collective et ses intérêts distincts, malgré des décennies d’atomisation imposée par la décomposition générale de la société capitaliste, aidée par le démantèlement délibéré de nombreux centres traditionnels de militantisme de la classe ouvrière (mines, sidérurgie, etc.). Dans les luttes en France contre la réforme des retraites, et ailleurs, les références fréquentes au mouvement britannique qui avait «donné le coup d’envoi» du renouveau de la classe témoignent de l’émergence d’une conscience que cette identité de classe ne s’arrête pas aux frontières nationales, malgré le poids énorme du nationalisme et du populisme.
– Dans le mouvement français, le slogan «Si tu nous mets 64, on te Mai 68» exprimait un souvenir précis de l’importance des grèves de masse de 1968 (un phénomène que nous avions déjà noté dans les assemblées étudiantes du mouvement anti-CPE de 2006, où il y avait un puissant désir de tirer des leçons de ce qui s’était passé en 68).
– De même que le processus de maturation souterraine antérieur à 1968 devait donner naissance à une nouvelle génération d’éléments politisés tentant de redécouvrir l’histoire réelle du mouvement révolutionnaire (et donc de récupérer la tradition de la Gauche communiste), de même, dans la période actuelle, nous assistons au développement international de minorités tendant vers des positions internationalistes et communistes. Le fait que la majorité de ces éléments et leurs efforts de rassemblement aient été engendrés moins par la lutte de classe immédiate que par la question de la guerre est la preuve que les mouvements de classe actuels expriment quelque chose de plus que des préoccupations concernant la détérioration du niveau de vie. Il est ainsi significatif que les luttes de la rupture ont éclaté précisément au moment où l’on demandait aux travailleurs d’Europe occidentale d’accepter l’augmentation du coût de la vie et le gel des salaires au nom de la «défense de l’Ukraine» contre le tyran Poutine. De même, certaines minorités au sein des manifestations contre la réforme des retraites en France ont explicitement refusé les sacrifices au nom de la construction d’une économie de guerre.
– Un autre signe du processus de maturation peut également être observé dans les efforts de l’appareil politique de la bourgeoisie pour radicaliser les messages adressés à la classe ouvrière. Le succès du trumpisme aux États-Unis peut en grande partie être attribué à sa capacité à tirer parti des préoccupations réelles de la classe ouvrière américaine concernant la hausse des prix et l’effet des dépenses militaires sur les conditions de vie. Et du côté de l’aile opposée du spectre politique bourgeois, nous avons assisté à la nomination de dirigeants syndicaux plus radicaux, comme en Grande-Bretagne, et à un net mouvement vers la gauche du discours des trotskystes, avec des groupes comme Révolution permanente en France ou le Revolutionary Communist Party en Grande-Bretagne, qui délaissent la politique identitaire pour parler de communisme, d’internationalisme et de la nécessité de la révolution prolétarienne. L’objectif est avant tout de «récupérer» les jeunes éléments qui posent des questions sérieuses sur la direction prise par la société capitaliste.
Nous pourrions continuer avec ces exemples. Ils seront sans doute contrés par des arguments visant à prouver que la classe ouvrière aurait oublié plus qu’elle n’a appris de la vague de luttes après 1968, comme le démontrerait notamment le fait qu’il y a eu très peu de tentatives de remettre en question le contrôle syndical des grèves et de développer d’auto-organisation. Mais pour nous, les grandes tendances initiées par la «rupture» de 2022 n’en sont qu’à leurs débuts. Leur potentiel historique ne peut être compris qu’en les considérant comme les premiers fruits d’un long processus de maturation. Nous y reviendrons dans la deuxième partie de l’article.
Amos, janvier 2025.
[1] Voir notamment : «Le retour de la combativité du prolétariat mondial [44]», Revue internationale n° 169 et «Après la rupture de la lutte des classes, la nécessité de la politisation [45]», Revue internationale n° 171.
[2] «Les ambiguïtés de l’ICT sur la signification historique de la vague de grèves au Royaume-Uni [46]», World revolution n° 396.
[5] Voir notre article : «La “Fraction externe” [49] du CCI», Revue internationale n° 45.
[6] Le Capital Tome 3, partie VII, chapitre 48.
[7] Dans Workers Voice n° 20.
[8] C’était en réponse à notre citation de Rosa Luxemburg sur le fait que «l’inconscient précède le conscient» dans le développement du mouvement de classe, ce qui est en fait une application de la formule marxiste selon laquelle «l’être détermine la conscience». Mais cette formule peut être mal interprétée par ceux qui ne saisissent pas la relation dialectique entre les deux : non seulement l’être est un processus de devenir, dans lequel la conscience évolue à partir de l’inconscient, mais la conscience devient également un facteur actif dans l’évolution et le progrès historique.
[9] Depuis lors, le CWO a cessé de défendre la thèse kautskyste, mais il n’a jamais ouvertement clarifié les raisons de son changement de position.
[10] «Réponse à la CWO : [50] Sur la maturation souterraine de la conscience [50]», Revue internationale n°43.
Dans la première partie de cet article, notre objectif était de montrer que le renouveau actuel de la lutte des classes, la « rupture » avec des décennies de recul, n'est pas seulement une réponse à l'aggravation dramatique de la crise économique mondiale, mais a des racines plus profondes dans le processus que nous appelons « la maturation souterraine de la conscience », un processus semi-caché de réflexion, de discussion, de désillusion face aux fausses promesses, qui éclate à la surface à certains moments clés. Le deuxième élément qui conforte que nous assistons à une évolution profonde du prolétariat mondial est l'idée -plus ou moins propre au CCI comme la notion de maturation souterraine- que les principaux bataillons de la classe ouvrière n'ont pas subi une défaite historique comparable à celle qu'elle a connue avec l'échec de la vague révolutionnaire de 1917-23. Et ce, malgré les difficultés croissantes posées à la classe dans la phase terminale de la décadence capitaliste, la phase de décomposition.
Notre rejet de ce qui est sans aucun doute un élément central de l'idéologie dominante -selon lequel l'idée que la classe ouvrière peut offrir une alternative historique au capitalisme est totalement obsolète et discréditée- est basé sur la méthode marxiste, et en particulier sur la méthode développée par la Gauche communiste italienne et française au cours des années 1930 et 1940. En 1933, année de l'arrivée au pouvoir du nazisme en Allemagne, la gauche italienne en exil a commencé à publier sa revue Bilan - ainsi nommée parce qu'elle avait compris que sa tâche centrale était de faire un « bilan » sérieux de la défaite de la vague révolutionnaire et de la victoire de la contre-révolution. Il s'agissait de remettre en question les hypothèses erronées qui avaient conduit à la dégénérescence opportuniste des partis communistes et de développer les bases programmatiques et organisationnelles des nouveaux partis qui naîtraient dans la période (pré)révolutionnaire. La tâche de l'heure était donc celle d'une fraction, en opposition au courant autour de Trotsky qui envisageait perpétuellement la formation d'une nouvelle Internationale sur les mêmes bases opportunistes qui avaient conduit à la disparition de la Troisième Internationale. Et la recherche de l'élaboration du programme du futur sur la base des leçons du passé impliquait de « ne pas trahir » les principes internationalistes fondamentaux face aux énormes pressions de la contre-révolution, qui avait désormais les mains libres pour mener la classe ouvrière vers une nouvelle guerre mondiale. Elle a ainsi pu résister à l'appel à se ranger derrière l'aile « antifasciste » de la classe dirigeante durant la guerre d'Espagne (1936-39) et rejeter les appels à soutenir les « nations opprimées » dans les conflits impérialistes en Chine, en Éthiopie et ailleurs, qui, comme la guerre d'Espagne, étaient autant de tremplins vers la nouvelle guerre mondiale.
La gauche communiste italienne n'était pas invulnérable à la pression de l'idéologie dominante. Vers la fin des années 30, elle fut saisie par la théorie révisionniste de « l'économie de guerre », conception selon laquelle les conflits qui préparaient en fait un nouveau découpage impérialiste visaient au contraire à prévenir le danger d'une nouvelle flambée révolutionnaire. Ce faux argument a entraîné la désorientation totale de la majorité de la Fraction italienne ; tandis que vers la fin de la guerre, sans aucune réflexion sérieuse sur la situation globale du prolétariat, le réveil des mouvements de classe en Italie conduisait à la proclamation dans la précipitation d'un nouveau parti en Italie seulement (le Partito Comunista Internazionalista), et ce sur une base profondément opportuniste qui rassemblait des éléments très hétérogènes sans un processus clair de clarification programmatique.
Face à ce glissement vers l'opportunisme, les camarades qui allaient former la Gauche Communiste de France ont su comprendre que la contre-révolution avait toujours la main -surtout après que la bourgeoisie ait montré sa capacité à écraser les poches de résistance prolétarienne apparues à la fin de la guerre- et ont sévèrement critiqué les erreurs opportunistes du PCInt (ambiguïtés sur les groupes partisans en Italie, participation aux élections bourgeoises, etc.). Pour la Gauche Communiste de France, la question de savoir si le prolétariat souffrait encore d'une défaite profonde, ou s'il récupérait son autonomie de classe dans des luttes massives, était un élément décisif dans la manière dont il appréhendait son rôle.
La « tradition » de la GCF - qui a éclaté en 1952, l'année même où le PCInt s'est scindé entre ses ailes « bordiguiste » et « daméniste » - a été reprise par le groupe Internacialismo au Venezuela, animé par Marc Chirik, qui avait combattu le révisionnisme dans la Fraction italienne et avait été un membre fondateur de la GCF. Dès 1967, percevant les premiers signes d'un retour de la crise économique ouverte, et d'un certain nombre de luttes ouvrières dans divers pays, Internacialismo prédit une nouvelle période de luttes de classes : la fin de la contre-révolution et l'ouverture d'un nouveau cours historique[1]. Et leur prédiction a été rapidement confirmée par les événements de mai-juin 1968 en France, suivis par toute une série de mouvements de classe massifs dans le monde, mouvements qui ont démontré une tendance à la rupture avec les organes établis de contrôle de la classe (partis de gauche et syndicats) et un élément politique certain qui a nourri l'apparition d'une nouvelle génération de jeunes à la recherche de positions de classe, montrant le potentiel pour le regroupement de forces révolutionnaires à l'échelle internationale.
Cette rupture avec la contre-révolution n'a pas été un simple feu de paille. Elle a créé une situation historique de fond qui n'a pas été effacée, même si elle est passée par différentes étapes et de nombreuses difficultés. Entre 1968 et 1989, nous avons connu trois grandes vagues internationales de lutte de classe au cours desquelles des avancées significatives ont été réalisées au niveau de la compréhension des méthodes de lutte, illustrées notamment par les grèves de masse en Pologne en 1980, qui ont donné naissance à des formes indépendantes d'organisation de classe à l'échelle d'un pays entier. Et l'impact de ces mouvements ne s'est pas seulement traduit par des luttes ouvertes et massives, mais aussi par l'affirmation croissante du prolétariat sur la scène sociale en tant que classe. Contrairement aux années 1930, cet équilibre des forces des années 1980 a fait obstacle aux préparatifs d'une troisième guerre mondiale, qui avait été remise à l'ordre du jour par le retour de la crise économique ouverte et l'existence de blocs impérialistes prêts à se disputer l'hégémonie mondiale.
Mais si la classe dirigeante a trouvé la voie de la guerre mondiale barrée, cela ne signifie pas que la bourgeoisie n'était plus à l'offensive, qu'elle a été désarmée face à la classe ouvrière. Les années 1980 ont été marquées par un réalignement des forces politiques bourgeoises, caractérisé par des gouvernements de droite lançant des attaques brutales contre les emplois et les salaires des travailleurs, pendant que la gauche, dans l'opposition, canalisait la colère, entravait et encadrait tout effort de riposte, toute initiative de lutte de la classe ouvrière. Cette contre-offensive capitaliste a infligé un certain nombre de défaites importantes à des secteurs de la classe ouvrière dans les principaux centres capitalistes, notamment les mineurs britanniques : l'écrasement de leur résistance à la quasi-fermeture de l'industrie du charbon a ouvert la voie à une politique plus large de désindustrialisation et de « délocalisation » qui a brisé certains des principaux bastions traditionnels de la classe ouvrière. La lutte des classes s'est néanmoins poursuivie entre 1983 et 1988 et il n'y a pas eu de défaite frontale des principaux bataillons du prolétariat, comme cela avait été le cas dans les années 1920 et 1930. Mais les luttes des années 80 n'ont pas non plus été en mesure de s'élever au niveau politique requis par la gravité de la situation mondiale, et c'est ainsi que nous sommes arrivés à l'« impasse » qui a précipité le processus de décomposition du capitalisme. L'effondrement du bloc de l'Est en 1989-91 a marqué une nouvelle phase de décadence, entraînant d'énormes difficultés pour la classe. Les campagnes idéologiques assourdissantes sur la « victoire du capitalisme » et la prétendue « mort du communisme », l'atomisation et le désespoir gravement exacerbés par la décomposition de la société, la volonté de la bourgeoisie de démanteler les sites industriels traditionnels avec pour objectif de briser ces vieux foyers de résistance ouvrière tout cela s'est combiné pour éroder l'identité de classe du prolétariat, son sentiment d'être une force distincte dans la société avec ses propres intérêts à défendre.
Dans cette nouvelle phase de la décadence du capitalisme, la notion de cours historique n'était plus valable, même si le CCI a mis longtemps à le comprendre[2]. Mais, dès nos Thèses sur la décomposition en 1990, nous avions compris que la putréfaction en marche du capitalisme pouvait submerger le prolétariat même sans défaite frontale, puisque la poursuite de ses luttes défensives, qui avaient barré la route à la guerre mondiale, ne suffisait pas à enrayer la menace de destruction de l'humanité par une combinaison de guerres locales, de désastres écologiques et de ruptures du lien social.
Si les décennies qui ont suivi l'effondrement du bloc de l'Est peuvent être qualifiées de recul de la classe ouvrière, cela n'a pas signifié une disparition complète de la lutte des classes. Ainsi, par exemple, on a vu une nouvelle génération de prolétaires s'engager dans des mouvements importants comme lors de la lutte contre le CPE en France en 2006 et le mouvement des Indignados en Espagne en 2011. Mais bien que ces luttes aient donné lieu à de véritables formes d'auto-organisation (assemblées générales) et qu'elles aient servi de base à un débat sérieux sur l'avenir de la société, leur faiblesse fondamentale consistait en ceci qu'une majorité des protagonistes de ces luttes ne se considéraient pas comme faisant partie de la classe ouvrière mais plutôt comme des « citoyens luttant pour leurs droits », et donc vulnérables à diverses mystifications politiques « démocratiques ».
Cela souligne l'importance de la nouvelle rupture de 2022, qui a commencé avec les grèves généralisées en Grande-Bretagne, car elle annonce le retour de la lutte en tant que classe, c'est-à-dire les prémices d'une récupération de l'identité de classe. Certains affirment que ces grèves ont en fait constitué un recul par rapport aux mouvements précédents, tels que les Indignados, car elles n'ont guère donné de signes précurseurs d’assemblées générales ou stimulant directement le débat politique sur des questions politiques plus vastes. Mais c'est ignorer le fait qu'après tant d'années de passivité, « la première victoire de la lutte est la lutte elle-même » : le fait que le prolétariat ne se couche pas face à l'érosion continue de ses conditions et commence à nouveau à se considérer comme une classe. Les Thèses sur la décomposition insistaient sur le fait que, plutôt que les expressions plus directes de la décomposition telles que le changement climatique ou la gangstérisation de la société, ce serait l'aggravation de la crise économique qui offrirait les meilleures conditions pour la relance des combats de classe. Les mouvements observés depuis 2022 l'ont déjà confirmé et nous nous dirigeons vers une situation où la crise économique sera la plus grave de l'histoire du capitalisme, exacerbée non seulement par les contradictions économiques centrales du capital (la surproduction et la baisse du taux de profit), mais aussi par la croissance du militarisme, la propagation des catastrophes écologiques et les politiques de plus en plus irrationnelles de la classe dirigeante.
En particulier, la tentative de plus en plus manifeste d'imposer une économie de guerre dans les pays centraux du capitalisme sera une question vitale pour la politisation de la résistance des travailleurs. Cela a déjà été annoncé par deux développements importants : premièrement, le fait que la percée de 2022 a eu lieu précisément à un moment où le déclenchement de la guerre en Ukraine a été accompagné de grandes campagnes sur la nécessité de soutenir l'Ukraine et de se préparer à des sacrifices afin de résister à une future agression russe ; deuxièmement, le développement de minorités politisées par la menace de la guerre et cherchant une réponse internationaliste. Ces réponses sur la question de la guerre ne viennent pas de nulle part : elles sont une preuve supplémentaire que la nouvelle phase de la lutte des classes puise sa force historique dans la réalité d'un prolétariat invaincu.
Nous le répétons : le danger de décomposition qui accable le prolétariat n'a pas disparu, et même s'accroît au fur et à mesure que s'accélère l'effet « tourbillon » des désastres capitalistes qui agissent en interaction, accumulant ainsi de manière systémique les destructions. Mais les luttes après 2022 montrent que la classe peut encore réagir et qu'il y a deux pôles dans la situation, une sorte de course contre la montre entre l'accélération de la décomposition et le développement de la lutte de classe à un niveau plus élevé ; un développement dans lequel toutes les questions soulevées par la décomposition peuvent être intégrées dans un projet communiste qui peut offrir une issue à la crise économique, à la guerre perpétuelle, à la destruction de la nature et au pourrissement de la vie sociale. Plus les organisations révolutionnaires d'aujourd'hui comprendront clairement les enjeux de la situation mondiale actuelle, plus elles pourront jouer efficacement leur rôle d'élaboration de cette perspective pour l'avenir.
Amos
[1] Initialement, le CCI définissait ce nouveau cours historique comme un cours vers la révolution, mais au milieu des années 1980, il avait adopté la formule « cours vers des confrontations de classe massives », car il ne pouvait y avoir de trajectoire automatique vers une issue révolutionnaire à la crise capitaliste.
[2] Rapport sur la question du cours historique [57] Revue internationale 164
À la fin de l’année 1899, Lénine écrivait un article intitulé « À propos des grèves », relatif aux grèves qui se développaient alors en Russie[1]. Bien qu’il se soit écoulé plus d’un siècle depuis l’écriture de cet article, rendant inévitable que certaines des idées qu’il contient soient dépassées ou caduques du fait de l’évolution du monde, les autres non seulement conservent leur pleine validité mais encore présentent un intérêt certain pour assumer les potentialités de la dynamique de la lutte de classe dans la période actuelle. Il en est ainsi en particulier de cette partie de l’article répondant à la question « Quel est le rôle des grèves ? » que nous reproduisons ci-après.
Les grèves de la fin des années 1890 évoquées par Lénine s’inscrivent dans une dynamique de lutte en Russie et en Europe qui déboucheront sur la grève de masse de 1905 en Russie avec le surgissement des soviets. Rien que pour la Russie, on recense en particulier pour cette période : la grève générale des ouvriers du textile de Saint-Pétersbourg en 1896 et 1897 ; la grève de Batoum dans le Caucase, en mars 1902 ; la gigantesque grève générale, en décembre 1904, dans le Caucase, à Bakou.
Le texte de Lénine met en évidence les caractéristiques suivantes de ces luttes, politiquement transposables en grande partie dans la période actuelle :
Aujourd’hui, plus de douze décennies après les années 1890, la classe ouvrière doit à nouveau passer par l’école de la lutte pour la défense élémentaire de ses conditions de vie, alors que dans le passé elle a fait des expériences de lutte « historiques » lors de la première vague révolutionnaire mondiale de 1917-23.
Le problème est que la défaite de cette vague révolutionnaire a été suivie d’une contre-révolution mondiale, de presque un demi-siècle, qui a effacé momentanément, dans les grandes masses, la mémoire des hauts faits de son expérience historique.
Par la suite, initiée par l'irruption de grèves massives et les grandes mobilisations de 1968 en France, une nouvelle dynamique de luttes de classe internationale a clos cette période de contre-révolution, ouvrant ainsi un cours aux affrontements de classe. Mais la nouvelle dynamique a fini par se heurter, 20 ans plus tard, aux limites constituées par les difficultés de la classe ouvrière à politiser davantage son combat. Aucune des deux classes antagoniques n’était alors en mesure d’imposer sa solution à la crise du capitalisme, la guerre mondiale pour la bourgeoisie, la révolution pour le prolétariat. Il en est résulté une situation de blocage entre les classes et l’ouverture de la phase de décomposition du capitalisme, impliquant des difficultés accrues pour le prolétariat.[2]
Le prolétariat n’ayant néanmoins pas subi de défaite décisive, confronté à des attaques économiques toujours plus massives, il a fini par s’extraire de la quasi passivité antérieure pour renouer avec une dynamique de développement de ses luttes dans les principaux pays industrialisés et dont la première expression fut la vague de luttes au Royaume Uni à l’été 2022. Ainsi « Ces luttes ne sont pas simplement une réaction à des attaques immédiates contre les conditions de travail mais ont une dimension historique plus profonde. Elle sont le fruit d’un long processus de « maturation souterraine » de la conscience de classe qui a progressé malgré les énormes pressions exercées par la décomposition accélérée de la société capitaliste »[3].
C’est justement dans cette situation nouvelle, où la classe ouvrière doit renouer avec ses méthodes de lutte, que les enseignements tirés par Lénine, il y a plus de 120 ans, constituent de précieux indicateurs pour la classe ouvrière aujourd’hui.[4] Ils viennent marteler fort à propos que le principal gain de la lutte c’est la lutte elle-même, ce qui est de la plus haute importance dans une situation où c’est en poussant à ses extrêmes la lutte pour la défense de ses conditions de vie que le prolétariat sera en mesure de développer sa conscience de la nécessité de renverser la dictature de la bourgeoisie. En effet, « nous nous dirigeons vers une situation où la crise économique sera la plus grave de l'histoire du capitalisme, exacerbée non seulement par les contradictions économiques centrales du capital (la surproduction et la baisse du taux de profit), mais aussi par la croissance du militarisme, la propagation des catastrophes écologiques et les politiques de plus en plus irrationnelles de la classe dirigeante » [5]
Quel est le rôle des grèves (ou débrayages) dans la lutte de la classe ouvrière ?
(Lénine – extrait de son article « A propos des grèves »[6])
Pour répondre à cette question, nous devons d'abord nous arrêter un peu plus longuement sur les grèves. Si, comme nous l'avons vu, le salaire de l'ouvrier est déterminé par un contrat entre celui-ci et le patron et si en l'occurrence l'ouvrier isolé se trouve totalement impuissant, il est évident que les ouvriers doivent nécessairement soutenir en commun leurs revendications, qu'ils doivent nécessairement organiser des grèves pour empêcher les patrons de réduire les salaires ou pour obtenir un salaire plus élevé. Et, en effet, il n'est pas un seul pays à régime capitaliste où il n'y ait des grèves ouvrières. Dans tous les pays d'Europe et en Amérique, les ouvriers se sentent partout impuissants quand ils agissent isolément, et ils ne peuvent résister au patronat qu'en agissant tous ensemble, soit en faisant grève, soit en en agitant la menace. Plus le capitalisme se développe, plus les grandes usines et fabriques se multiplient rapidement, plus les petits capitalistes sont évincés par les grands, et plus devient impérieuse la nécessité d'une résistance commune des ouvriers car le chômage s'aggrave, la concurrence devient plus âpre entre les capitalistes qui s'efforcent de produire leurs marchandises au plus bas prix possible (ce qui demande que les ouvriers soient payés le moins cher possible), les fluctuations dans l'industrie s'accentuent et les crises deviennent plus violentes[7]. Lorsque l'industrie prospère, les patrons de fabrique réalisent de gros profits, sans songer le moins du monde à les partager avec les ouvriers ; mais en période de crise ils cherchent à faire supporter les pertes par les ouvriers. La nécessité des grèves dans la société capitaliste est si bien reconnue par tout le monde dans les pays d'Europe que la loi ne les y interdit pas, c'est seulement en Russie que subsistent des lois barbares contre les grèves (nous reviendrons une autre fois sur ces lois et leur application).
Mais les grèves, qui relèvent de la nature même de la société capitaliste, marquent le début de la lutte menée par la classe ouvrière contre cette organisation de la société. Lorsque les riches capitalistes ont en face d'eux des ouvriers isolés et nécessiteux, c'est pour ces derniers l'asservissement total. La situation change quand ces ouvriers nécessiteux unissent leurs efforts. Les patrons ne tireront aucun profit de leurs richesses s'ils ne trouvent pas des ouvriers acceptant d'appliquer leur travail à l'outillage et aux matières premières des capitalistes et de produire de nouvelles richesses. Quand des ouvriers isolés ont affaire aux patrons, ils restent de véritables esclaves voués à travailler éternellement au profit d'autrui pour une bouchée de pain, à demeurer éternellement des mercenaires dociles et muets. Mais, lorsqu'ils formulent en commun leurs revendications et refusent d'obéir à ceux qui ont le sac bien garni, ils cessent d'être des esclaves, ils deviennent des êtres humains, ils commencent à exiger que leur travail ne serve plus seulement à enrichir une poignée de parasites mais permette aux travailleurs de vivre humainement. Les esclaves commencent à exiger de devenir des maîtres, de travailler et de vivre non point au gré des grands propriétaires fonciers et des capitalistes mais comme l'entendent les travailleurs eux-mêmes. Si les grèves inspirent toujours une telle épouvante aux capitalistes, c'est parce qu'elles commencent à ébranler leur domination. "Tous les rouages s'arrêteront si ton bras puissant le veut", dit de la classe ouvrière une chanson des ouvriers allemands. En effet : les fabriques, les usines, les grandes exploitations foncières, les machines, les chemins de fer, etc., etc., sont pour ainsi dire les rouages d'un immense mécanisme qui extrait des produits de toutes sortes, leur fait subir les transformations nécessaires et les livre à l'endroit voulu. Tout ce mécanisme est actionné par l'ouvrier, qui cultive la terre, extrait le minerai, produit des marchandises dans les fabriques, construit les maisons, les ateliers, les voies ferrées. Quand les ouvriers refusent de travailler, tout ce mécanisme menace de s'arrêter. Chaque grève rappelle aux capitalistes que ce ne sont pas eux les vrais maîtres mais les ouvriers, qui proclament de plus en plus hautement leurs droits. Chaque grève rappelle aux ouvriers que leur situation n'est pas désespérée, qu'ils ne sont pas seuls. Voyez quelle énorme influence la grève exerce aussi bien sur les grévistes que sur les ouvriers des fabriques voisines ou situées à proximité ou faisant partie d'une branche d'industrie similaire. En temps ordinaire, en temps de paix, l'ouvrier traîne son boulet sans mot dire, sans contredire le patron, sans réfléchir à sa situation. En temps de grève, il formule bien haut ses revendications, il remet en mémoire aux patrons toutes les contraintes tyranniques qu'ils lui ont infligées, il proclame ses droits, il ne songe pas uniquement à lui-même et à sa paie, il songe aussi à tous les camarades qui ont cessé le travail en même temps que lui et qui défendent la cause ouvrière sans craindre les privations. Toute grève entraîne pour l'ouvrier une foule de privations, et de privations si effroyables qu'elles ne peuvent se comparer qu'aux calamités de la guerre : la faim au foyer, la perte du salaire, bien souvent l'arrestation, l'expulsion de la ville qu'il habite de longue date et où il a son travail. Et malgré toutes ces calamités, les ouvriers méprisent ceux qui lâchent leurs camarades et qui composent avec le patron. Malgré les misères causées par la grève, les ouvriers des fabriques voisines éprouvent toujours un regain de courage en voyant leurs camarades engager la lutte. "Ceux qui supportent tant de misères pour briser la résistance d'un seul bourgeois sauront aussi briser la force de la bourgeoisie tout entière"[8], a dit un des grands maîtres du socialisme, Engels, à propos des grèves des ouvriers anglais. Il suffit souvent qu'une seule fabrique se mette en grève pour que le mouvement gagne aussitôt une foule d'autres fabriques. Tant est grande l'influence morale des grèves, tant est contagieux pour les ouvriers le spectacle de leurs camarades qui, fût-ce momentanément, cessent d'être des esclaves pour devenir les égaux des riches ! Toute grève contribue puissamment à amener les ouvriers à l'idée du socialisme, de la lutte de la classe ouvrière tout entière pour s'affranchir du joug du capital. Il est arrivé très souvent qu'avant une grève importante les ouvriers d'une fabrique, d'une industrie, d'une ville donnée ne sachent presque rien du socialisme et n'y pensent guère et qu'après la grève les cercles et les associations se multiplient parmi eux, tandis qu'un nombre sans cesse grandissant d'ouvriers devenaient socialistes.
La grève apprend aux ouvriers à comprendre ce qui fait la force des patrons et ce qui fait la force des ouvriers, elle leur apprend à penser non pas seulement à leur propre patron et à leurs camarades les plus proches mais à tous les patrons, à toute la classe des capitalistes et à toute la classe ouvrière. Lorsqu'un patron de fabrique, qui a amassé des millions grâce au labeur de plusieurs générations d'ouvriers, refuse la moindre augmentation de salaire ou tente même de le réduire encore plus et, en cas de résistance, jette sur le pavé des milliers de familles affamées, les ouvriers voient clairement que la classe capitaliste dans son ensemble est l'ennemie de la classe ouvrière dans son ensemble, qu'ils ne peuvent compter que sur eux-mêmes et leur union. Il arrive très souvent que le patron s'emploie le plus possible à tromper les ouvriers, à se faire passer pour leur bienfaiteur, à dissimuler son exploitation des ouvriers par une aumône dérisoire, par des promesses fallacieuses. Chaque grève détruit toujours, d'un coup, tout ce mensonge, elle montre aux ouvriers que leur "bienfaiteur" est un loup déguisé en mouton.
Mais la grève n'ouvre pas seulement les yeux des ouvriers en ce qui concerne les capitalistes, elle les éclaire aussi sur le gouvernement et sur les lois. De même que les patrons de fabrique s'efforcent de se faire passer pour les bienfaiteurs des ouvriers, les fonctionnaires et leurs valets s'efforcent de persuader ces derniers que le tsar et son gouvernement agissent en toute équité, avec un égal souci du sort des patrons et de celui des ouvriers. L'ouvrier ne connaît pas les lois, il n'a pas affaire aux fonctionnaires, surtout à ceux d'un rang supérieur, et c'est pourquoi il ajoute souvent foi à tout cela. Mais voilà qu'éclate une grève. Procureur, inspecteur de fabrique, police, souvent même la troupe se présentent à la fabrique. Les ouvriers apprennent qu'ils ont contrevenu à la loi : la loi autorise les patrons à se réunir et à discuter ouvertement des moyens de réduire les salaires des ouvriers mais elle fait un crime à ces ouvriers de se concerter en vue d'une action commune ! Ils sont expulsés de leurs logements ; la police ferme les boutiques où ils pourraient acheter des vivres à crédit ; on cherche à dresser les soldats contre les ouvriers, même quand ceux-ci restent bien calmes et pacifiques. On va jusqu'à faire tirer sur les ouvriers et, lorsque les soldats massacrent des ouvriers désarmés en tirant dans le dos de ceux qui s'enfuient, le tsar en personne adresse ses remerciements à la troupe (c'est ainsi que le tsar a remercié les soldats qui avaient tué des ouvriers en grève à Iaroslavl, en 1895). Chaque ouvrier se rend compte alors que le gouvernement du tsar est son pire ennemi, qu'il défend les capitalistes et tient les ouvriers pieds et poings liés. L'ouvrier commence à se rendre compte que les lois sont faites dans l'intérêt exclusif des riches, que les fonctionnaires aussi défendent l'intérêt de ces derniers, que la classe ouvrière est bâillonnée et qu'on ne lui laisse pas même la possibilité de faire connaître ses besoins, que la classe ouvrière doit de toute nécessité conquérir le droit de grève, le droit de publier des journaux ouvriers, le droit de participer à la représentation nationale, laquelle doit promulguer les lois et veiller à leur application. Et le gouvernement comprend fort bien lui-même que les grèves dessillent les yeux des ouvriers, c'est pourquoi il les craint tant et s'efforce à tout prix de les étouffer le plus vite possible. Ce n'est pas sans raison qu'un ministre de l'Intérieur allemand[9], qui s'est rendu particulièrement célèbre en persécutant avec férocité les socialistes et les ouvriers conscients, a déclaré un jour devant les représentants du peuple: "Derrière chaque grève se profile l'hydre [le monstre] de la révolution" ; chaque grève affermit et développe chez les ouvriers la conscience du fait que le gouvernement est son ennemi, que la classe ouvrière doit se préparer à lutter contre lui pour les droits du peuple.
Ainsi les grèves apprennent aux ouvriers à s'unir ; elles leur montrent que c'est seulement en unissant leurs efforts qu'ils peuvent lutter contre les capitalistes ; les grèves apprennent aux ouvriers à penser à la lutte de toute la classe ouvrière contre toute la classe des patrons de fabrique et contre le gouvernement autocratique, le gouvernement policier. C'est pour cette raison que les socialistes appellent les grèves "l'école de guerre", une école où les ouvriers apprennent à faire la guerre à leurs ennemis, afin d'affranchir l'ensemble du peuple et tous les travailleurs du joug des fonctionnaires et du capital.
Mais "l'école de guerre", ce n'est pas encore la guerre elle-même. Lorsque les grèves se propagent largement parmi les ouvriers, certains d'entre eux (et quelques socialistes) en viennent à s'imaginer que la classe ouvrière peut se borner à faire grève, à organiser des caisses et des associations pour les grèves, et que ces dernières à elles seules suffisent à la classe ouvrière pour arracher une amélioration sérieuse de sa situation, voire son émancipation. Voyant la force que représentent l'union des ouvriers et leurs grèves, même de faible envergure, certains pensent qu'il suffirait aux ouvriers d'organiser une grève générale s'étendant à l'ensemble du pays pour obtenir des capitalistes et du gouvernement tout ce qu'ils désirent. Cette opinion a été également celle d'ouvriers d'autres pays, lorsque le mouvement ouvrier n'en était qu'à ses débuts et manquait tout à fait d'expérience. Mais cette opinion est fausse. Les grèves sont un des moyens de lutte de la classe ouvrière pour son affranchissement mais non le seul ; et si les ouvriers ne portent pas leur attention sur les autres moyens de lutte, ils ralentiront par-là la croissance et les progrès de la classe ouvrière. En effet, pour assurer le succès des grèves, il faut des caisses afin de faire vivre les ouvriers pendant la durée du mouvement. Ces caisses, les ouvriers en organisent dans tous les pays (généralement dans le cadre d'une industrie donnée, d'une profession ou d'un atelier) ; mais chez nous, en Russie, la chose est extrêmement difficile car la police les traque, confisque l'argent et emprisonne les ouvriers. Il va de soi que les ouvriers savent aussi déjouer la police, que la création de ces caisses est utile et nous n'entendons pas la déconseiller aux ouvriers. Mais on ne peut espérer que ces caisses ouvrières, interdites par la loi, puissent attirer beaucoup de membres ; or, avec un nombre restreint d'adhérents, elles ne seront pas d'une très grande utilité. Ensuite, même dans les pays où les associations ouvrières existent librement et disposent de fonds très importants, même dans ces pays la classe ouvrière ne saurait se borner à lutter uniquement par des grèves. Il suffit d'un arrêt des affaires dans l'industrie (d'une crise comme celle qui se dessine actuellement en Russie) pour que les patrons des fabriques provoquent eux-mêmes des grèves, parce qu'ils ont parfois intérêt à faire cesser momentanément le travail, à ruiner les caisses ouvrières. Aussi les ouvriers ne peuvent-ils se borner exclusivement aux grèves et aux formes d'organisation qu'elles impliquent. En deuxième lieu, les grèves n'aboutissent que là où les ouvriers sont déjà assez conscients, où ils savent choisir le moment propice, formuler leurs revendications, où ils sont en liaison avec les socialistes pour se procurer ainsi des tracts et des brochures. Or ces ouvriers sont encore peu nombreux en Russie et il est indispensable de tout faire pour en augmenter le nombre, pour initier la masse des ouvriers à la cause ouvrière, pour les initier au socialisme et à la lutte ouvrière. Cette tâche doit être assumée en commun par les socialistes et les ouvriers conscients, qui forment à cet effet un parti ouvrier socialiste. En troisième lieu, les grèves montrent aux ouvriers, nous l'avons vu, que le gouvernement est leur ennemi, qu'il faut lutter contre lui. Et, dans tous les pays, les grèves ont en effet appris progressivement à la classe ouvrière à lutter contre les gouvernements pour les droits des ouvriers et du peuple tout entier. Ainsi que nous venons de le dire, seul un parti ouvrier socialiste peut mener cette lutte, en diffusant parmi les ouvriers des notions justes sur le gouvernement et sur la cause ouvrière. Nous parlerons plus spécialement une autre fois de la façon dont les grèves sont menées chez nous, en Russie, et de l'usage que doivent en faire les ouvriers conscients. Pour le moment, il nous faut souligner que les grèves, comme on l'a dit ci-dessus, sont "l'école de guerre" et non la guerre elle-même, qu'elles sont seulement un des moyens de la lutte, une des formes du mouvement ouvrier. Des grèves isolées les ouvriers peuvent et doivent passer et passent effectivement dans tous les pays à la lutte de la classe ouvrière tout entière pour l'émancipation de tous les travailleurs. Lorsque tous les ouvriers conscients deviennent des socialistes, c'est-à-dire aspirent à cette émancipation, lorsqu'ils s'unissent à travers tout le pays pour propager le socialisme parmi les ouvriers, pour enseigner aux ouvriers tous les procédés de lutte contre leurs ennemis, lorsqu'ils forment un parti ouvrier socialiste luttant pour libérer tout le peuple du joug du gouvernement et pour libérer tous les travailleurs du joug du capital, alors seulement la classe ouvrière adhère sans réserve au grand mouvement des ouvriers de tous les pays, qui rassemble tous les ouvriers et arbore le drapeau rouge avec ces mots : "Prolétaires de tous les pays, unissez-vous !".
[1] Cet article n’a malheureusement été publié la première fois qu’en 1924 dans le n° 8-9 de la revue Prolétarskaïa Révoloutsia.
[2] Immédiatement après l’effondrement du bloc de l’Est, le CCI avait mis en évidence la perspective de difficultés accrues pour la lutte de classe, à la fois comme conséquence de l’aggravation de la décomposition provoquée par cet évènement historique et aussi du fait des campagnes idéologiques de la bourgeoisie exploitant le mensonge de l’identité entre effondrement du stalinisme et effondrement du communisme. À ce propos, lire notre article Effondrement du bloc de l'Est [60] : des difficultés accrues pour le prolétariat (Revue internationale 60)
[3] Les racines historiques de la « rupture » dans la dynamique de la lutte des classes depuis 2022. (partie1) [61].
[4] Comme nous l’avons signalé précédemment, certaines caractérisations sont devenues caduques. Il en est ainsi de la manière dont le texte considère les fonctionnaires, comme des serviteurs de la classe capitaliste, qui n’est plus adaptée à notre époque où les fonctionnaires sont des salariés dont la majorité est exploités par la classe capitaliste. Seule une partie des fonctionnaires de l’État est directement au service de la défense de l’ordre capitaliste, les forces de répression en particulier.
De même, pour désigner l’ennemi de classe, le texte emploie souvent l’expression « la classe des patrons ». Depuis la Première vague révolutionnaire, si la classe ouvrière doit encore faire face dans beaucoup de secteur à des patrons, il n’empêche que c’est l’État capitaliste qui est le principal défenseur des intérêts de la bourgeoisie contre le prolétariat.
[5] « Les racines historiques de la « rupture » dans la dynamique de la lutte des classes depuis 2022 (partie 2) [62] - Deuxième partie : L'arrière-plan d'un prolétariat invaincu »
[6] La version intégrale de l’article de Lénine est publiée à cette adresse À propos des grèves [63] (Marxists.org)
[7] Des crises dans l'industrie et de leur signification pour les ouvriers nous parlerons plus en détail une autre fois. Pour l'instant, nous nous bornerons à faire remarquer que ces dernières années les affaires ont très bien marché pour l'industrie russe, elle a "prospéré" ; mais aujourd'hui (fin 1899) des symptômes évidents montrent que cette "prospérité" va aboutir à une crise : à des difficultés dans l'écoulement des marchandises, à des faillites de propriétaires de fabrique, à la ruine des petits patrons et à des calamités terribles pour les ouvriers (chômage, réduction des salaires, etc.) - (Note de Lénine).
[8] F. Engels, La situation de la classe laborieuse en Angleterre, Editions Sociales, Paris, 1975, p. 281. (N. Ed.)
[9] Il s'agit du ministre de l'Intérieur prussien, von Puttkamer. (N. Ed.)
Le 29 août 1953 (retenez bien cette date) à Trieste, Amadeo Bordiga (1889-1970) présente un rapport devant la réunion inter-régionale de son groupe qui vient de se séparer du Parti communiste internationaliste (PCIste) et qui conserve momentanément le même nom. Le compte rendu de cette réunion, qui sera ensuite publié sous le titre, Facteurs de race et de nation dans la théorie marxiste, comporte un passage enthousiaste sur le Congrès des peuples de l’Orient qui se tint à Bakou en septembre 1920, peu de temps après le deuxième Congrès de l’Internationale communiste : « C’est le président de l’Internationale prolétarienne, Zinoviev (qui n’avait pourtant rien de guerrier dans l’allure), qui lit le manifeste final du Congrès ; et à sa voix, les hommes de couleur répondent d’un seul cri, en brandissant leurs épées et leurs sabres. L’internationale communiste invite les peuples de l’Orient à renverser par la force des armes les oppresseurs occidentaux ; elle leur crie : “Frères ! Nous vous appelons à la guerre sainte, à la guerre sainte tout d’abord contre l’impérialisme anglais !”[1] »
Sept ans plus tard, le 12 novembre 1960, s’ouvre à Bologne une nouvelle réunion générale du même groupe politique qui a pris désormais le nom de Parti communiste international (PCInt), réunion qui confirme totalement cette orientation sur les mouvements coloniaux. On peut lire dans le compte rendu de cette réunion, intitulé pompeusement « L’incandescent réveil des peuples de couleur dans la vision marxiste » : « Dans la perspective marxiste, les mouvements coloniaux occupent tout autre chose qu’un poste d’agent passif, pour ainsi dire mécanique de la reprise prolétarienne. La stratégie prolétarienne peut admettre, selon l’époque historique et le rapport de forces concret, que le prolétariat des métropoles ait, dès le début de la crise, l’initiative du mouvement à l’échelle mondiale, ou que l’action des masses des pays “attardés” lance l’agitation du prolétariat des “pays développés”. Mais, dans les deux cas, ce qui importe, c’est la soudure qui doit s’effectuer, et c’est sur ce point que réside la difficulté.[2] »
Après un premier congrès qui avait représenté un immense pas en avant, le deuxième congrès de l’Internationale Communiste est marqué par une série de régressions programmatiques. Le Congrès des peuples de l’Orient viendra confirmer la dérive opportuniste dans laquelle s’était engagée l’Internationale. Isolée suite à l’échec de la première tentative de révolution en Allemagne, encerclée par les armées blanches appuyées par de forts contingents en provenance de toutes les nations bourgeoises les plus développées, la Révolution russe était dans une situation dangereuse. Il fallait trouver de l’oxygène pour les prolétaires russes. Ce qui n’était au départ chez Lénine qu’une confusion sur la question nationale qui avait occasionné toute une discussion au sein du mouvement ouvrier –en particulier avec Rosa Luxemburg- devint chez les bolcheviks de 1920 une forte poussée opportuniste provoquée par l’isolement de la révolution russe. C’est le propre de l’opportunisme que de chercher un raccourci, une solution illusoire à un problème politique de fond. De ce point de vue, le Congrès des peuples d’Orient à Bakou, avec son appel à la “guerre sainte”, est le symbole d’une aggravation du processus de dégénérescence de la Révolution russe.
La suite des événements prouva le caractère catastrophique du soutien aux luttes de libération nationale. En Finlande, en Turquie, en Ukraine, en Chine, dans les pays baltes ou dans le Caucase, partout les appels des bolchéviks à l’autodétermination nationale conduisirent à la stimulation du nationalisme, au renforcement de la bourgeoisie locale et au massacre des minorités communistes[3].
Comme on le voit, cette position est reprise par le courant bordiguiste à sa naissance dans les années 1950. La recherche d’un raccourci est ici un produit de l’impatience, l’un des principaux facteurs de l’opportunisme. En pleine période de contre-révolution -nous étions en période de reconstruction après la Deuxième Guerre mondiale- les bordiguistes croient trouver dans les luttes armées à la périphérie du capitalisme un déclencheur de la révolution prolétarienne mondiale. Ils confondent la décolonisation et les affrontements dans ce cadre des deux blocs impérialistes de l’Est et de l’Ouest avec les révolutions bourgeoises nationales de la période d’ascendance du capitalisme. Ils plongèrent alors dans les pires ambiguïtés comme la défense des droits démocratiques et les pires aberrations comme l’apologie des massacres perpétrés par les Khmers rouges au Cambodge, considérés comme manifestation de “radicalisme jacobin”, comme leur participation aux chœurs staliniens et trotskistes de la variante Mandel pour saluer Che Guevara, symbole vivant de la « révolution démocratique anti-impérialiste », lâchement assassiné par « l’impérialisme yankee et ses laquais pro-américains »[4].
Aveuglé par l’opportunisme, dans l’attente de cette « soudure » si difficile, les bordiguistes ignorent purement et simplement la reprise historique de la lutte de classe à la fin des années 1960 et se focalisent toujours sur les prétendues luttes anti-impérialistes. À tel point qu’ils ne purent s’apercevoir que toutes leurs recrues militantes des pays de la périphérie restaient en fait sur les positions nationalistes du maoïsme. Ce baril de poudre explosa en 1982 et fit passer le PCInt de principale force numérique de la Gauche communiste à l’échelle internationale à un minuscule noyau de quelques militants.
Le PCInt a réagi brièvement à notre article traitant de l’application catastrophique de la position bordiguiste sur les luttes de libération nationale à la situation dramatique de la Palestine, article paru dans Révolution internationale n°501 (mai-août 2024), « Guerre au Moyen-Orient. Le cadre théorique obsolète des groupes bordiguistes »[5]. Nous lisons en effet dans Le Prolétaire n°553 (mai-juillet 2024) que « le CCI [défend une] conception livresque d’une révolution pure mettant aux prises seulement bourgeois et prolétaires ». Il est bien vrai que nous tentons de rester fidèles aux principes marxistes et à tous les ouvrages où ces principes sont défendus par des militants communistes. Il est vrai aussi que nous défendons le cadre fondamental de l’affrontement des deux classes historiques de la société, le prolétariat et la bourgeoisie, dont dépend le futur de l’humanité. Nous venons de voir que ce n’est pas tout à fait le cas des bordiguistes pour qui le monde n’est plus essentiellement divisé en classes mais en couleurs, dont on attend un “incandescent réveil”.
Chaussé des lunettes colorées et déformantes de l’oppression nationale, le PCInt est fasciné par la révolte désespérée des Palestiniens écrasés depuis des décennies par l’impérialisme. Il pense y trouver une force subversive, un exemple pour les luttes ouvrières dans le monde, ou encore le chemin vers la prolétarisation pour la masse des sans-travail acculée à la misère par un capitalisme devenu sénile. Ce faisant, il perd de vue la position de base internationaliste des communistes qui appellent à la fraternisation des ouvriers embrigadés dans la guerre impérialiste. Il rejette le seul moyen d’obtenir cette fraternisation, cette union des prolétaires israéliens et palestiniens : la rupture avec la prison du nationalisme, il encourage même ce nationalisme par la revendication du « Droit à l’autodétermination » : « Appeler dans ces conditions à l’union des prolétaires palestiniens et israéliens (juifs) sans prendre en compte l’oppression nationale des premiers ne peut sonner que comme une phrase creuse : cette union ne sera jamais possible tant que les prolétaires israéliens ne se désolidariseront pas de l’oppression nationale exercée en leur nom par “leur” État, tant qu’ils n’admettront pas le droit des Palestiniens à l’autodétermination. »
Le résultat de cette stratégie du PCInt n’est pas la radicalisation de la lutte ni l’unité des prolétaires, mais bien plutôt leur division. Partout dans le monde, la bourgeoisie profite de cette aubaine et s’empresse d’aggraver la division entre les prolétaires qui se déclarent pro-palestiniens et ceux qui se déclarent anti-palestiniens, d’exacerber le nationalisme qui s’alimente réciproquement, dans un contexte où la classe ouvrière mondiale n’a pas encore la force de s’opposer frontalement aux guerres impérialistes régionales d’aujourd’hui mais en subit plutôt l’impact négatif avec un sentiment de sidération, d’impuissance et de fatalisme.
Les dégâts provoqués par cette politique chez les éléments politisés, en particulier chez ceux originaires des pays de la périphérie, ont été énormes. Par exemple, lors d’un meeting du PCInt dans les années 1980, l’un de ses sympathisants répondit à notre intervention qui défendait le principe de l’internationalisme : « Si on nous donne des armes, il serait bien stupide de les refuser ! » On reconnait bien là une terrible ignorance de la nature de l’impérialisme qui ne pouvait que conduire au désastre. Et ce fut le cas face à tous les événements majeurs de l’après-guerre. En 1949 en Chine comme en 1962 en Algérie[6], la politique du PCInt a favorisé l’embrigadement dans la lutte armée des prolétaires sans expériences derrière une faction de la bourgeoisie locale qui, pour écraser ses factions rivales, est obligée de s’allier à l’une ou à l’autre des bourgeoisies des grands pays occidentaux ou soviétiques. Tous ces conflits militaires et ces guérillas, de par leur nature impérialiste, ont conduit à l’écrasement du jeune prolétariat de ces régions.
Immédiatement après la deuxième guerre mondiale, en particulier durant la décolonisation, les têtes des deux blocs impérialistes, l’URSS[7] et les États-Unis, prétendant n’avoir jamais colonisé aucun pays, entendaient imposer leur ordre après s’être partagé le monde tandis que les États-Unis attribuaient à leurs seconds couteaux le rôle de gendarme dans leurs anciennes colonies. Pour briser cette spirale sanguinaire, seul l’élargissement du combat du prolétariat des pays centraux était en mesure d’affaiblir cette pression de l’impérialisme sur le prolétariat des pays de la périphérie. Avec le retour de la crise économique à la fin des années 1960, la compétition impérialiste entre les deux blocs devint encore plus sanglante. La disparition des deux blocs n’a pas stoppé cette compétition impérialiste entre les nations grandes ou petites, elle lui a donné au contraire un tour bien plus barbare encore avec partout la mise en œuvre d’une politique de terre brûlée, de massacre systématique de la population civile. Les communistes, pour leur part, doivent préparer le terrain de l’union future des prolétaires du monde entier en appelant à la rupture avec la guerre impérialiste et avec le nationalisme, comme l’avait fait Lénine face aux social-chauvins en 1914.
Il est bien vrai que le PCInt n’a pas une « conception livresque de la révolution », mais c’est au sens où il s’essuie les pieds sur les ouvrages marxistes. Par exemple le Manifeste du Parti communiste où on peut lire : « Les ouvriers n’ont pas de patrie. On ne peut leur ravir ce qu’ils n’ont pas. »
Nous avons engagé de nombreuses polémiques avec le PCInt, sur le plan théorique en examinant l’approche marxiste de la question nationale[8], ou sur le plan historique en décortiquant les leçons des défaites prolétariennes[9]. Nous nous proposons dans cet article d’examiner en quoi la trajectoire du PCInt explique comment il s’est laissé piéger par une position devenue obsolète sur la question nationale. Le piège fut armé en deux temps : en 1943 et 1944-1945 avec la formation opportuniste du Partito comunista internazionalista[10] dont le PCInt est issu, en 1952 avec la liquidation de l’héritage de la Fraction italienne de la Gauche communiste lors de la constitution du PCInt.
Bordiga franchit le premier pas vers un abandon du travail de fraction en se retirant de la vie politique alors que la Gauche venait de perdre la direction du Parti communiste d’Italie. À la fin de l’année 1926, après avoir vu sa maison saccagée par les fascistes, il est arrêté et condamné à trois ans de relégation à Ustica puis à Ponza. On trouve quelques traces de son activité politique en prison, lorsqu’il se prononce avec une minorité des détenus communistes contre la campagne anti-Trotsky. En mars 1930, il est exclu par la direction stalinienne du PC qui s’était réfugiée à Paris. Puis il se retire de la vie politique pour se consacrer à son métier d’ingénieur architecte. Il déclarait dans une conversation en 1936 : « Je suis heureux de vivre en dehors des événements mesquins et insignifiants de la politique militante, des faits divers, des événements de tous les jours. Rien de cela ne m’intéresse.[11] » Il ne réapparaitra qu’en 1944, plus de 15 ans plus tard, dans le sud de l’Italie, dans une Frazione dei comunisti e socialisti italiani.
Il coupait ainsi les liens avec les autres militants de la Gauche qui, pourchassés par les polices de Mussolini et de Staline, partent pour la plupart en exil, principalement en France et en Belgique[12]. Ceux-ci étaient bien décidés à poursuivre le combat contre la dérive opportuniste de l’Internationale communiste. Ils constituèrent en 1928 la Fraction de gauche du Parti communiste d’Italie. Leur grande force a été de clarifier et d’approfondir deux questions essentielles : le repli et la défaite de la vague révolutionnaire, c’est-à-dire l’ouverture d’une période de contre-révolution qui préparait la voie à une nouvelle guerre mondiale, d’une part, et la nature des tâches des organisations révolutionnaires dans une telle situation, c’est-à-dire un travail de fraction comme l’avaient réalisé Marx et Lénine contre l’opportunisme dans d’autres périodes défavorables du mouvement ouvrier.
La Fraction se fixait comme tâche principale de tirer les leçons de la vague révolutionnaire des années 1920, de déterminer quelles étaient les positions que l’expérience historique avait validées et celles qui avaient été des erreurs ou qui perdaient leur validité avec l’évolution du capitalisme. Contrairement à l’Opposition de gauche de Trotsky qui se réclamait intégralement des quatre premiers congrès de l’IC, la Gauche italienne rejetait certaines des positions adoptées lors des 3e et 4e congrès et tout particulièrement la tactique de « Front unique ». Si le parti, après l’éclatement de l’Internationale, poursuivait son cours dégénérescent et finissait par passer dans le camp de la bourgeoisie, cela ne pouvait pas signifier que la situation était mûre pour le surgissement d’un nouveau parti. La Fraction devait poursuivre son travail pour créer les conditions du futur parti et celui-ci ne pouvait resurgir qu’à deux conditions : que la Fraction ait terminé son travail de bilan par l’élaboration d’un nouveau cadre programmatique correspondant à la nouvelle situation, et qu’apparaisse une situation non seulement de rupture avec la contre-révolution, mais d’une nouvelle période de montée vers la révolution, comme l’avait déjà établi les Thèses de Rome (1922)[13].
Durant toute cette période, la Fraction a réalisé un travail remarquable d’élaboration programmatique et, avec un certain nombre de communistes de la gauche hollandaise, elle est la seule organisation qui ait maintenu une position de classe intransigeante face à la guerre d’Espagne qui avait représenté une répétition générale de la Deuxième Guerre impérialiste mondiale. Cependant, le poids de la contre-révolution s’alourdissait avec le temps et la Fraction entra elle-même dans une période de dégénérescence. Sous l’impulsion de Vercesi, son principal théoricien et animateur, elle commence à élaborer une nouvelle théorie selon laquelle les guerres locales ne représentaient plus les préparatifs d’une nouvelle boucherie mondiale mais étaient destinées à prévenir, par des massacres d’ouvriers, la menace prolétarienne qui se ferait jour. Le monde se trouvait donc, pour Vercesi, à la veille d’une nouvelle vague révolutionnaire. Malgré le combat d’une minorité contre cette nouvelle orientation, la Fraction se trouva complètement déboussolée au moment de l’éclatement de la Deuxième Guerre mondiale. Elle était totalement désarticulée, mise à part cette minorité qui parvint à reconstituer la Fraction en 1941, principalement à Marseille.
Lorsqu’en 1942-43 se développent dans le Nord de l’Italie de grandes grèves ouvrières[14] conduisant à la chute de Mussolini, la Fraction reconstituée estime que, conformément à sa position de toujours, « le cours de la transformation de la Fraction en parti en Italie est ouvert » (Conférence d’août 1943). Cependant, à la Conférence de mai 1945, ayant appris la constitution en Italie du Partito comunista internazionalista avec les figures prestigieuses d’Onorato Damen et Amadeo Bordiga, la Fraction décide sa propre dissolution et l’entrée individuelle de ses membres dans le Piste. C’était le coup de grâce, la Fraction fragilisée s’effondrait malgré les mises en garde de Marc Chirik [15] qui demandait à la Fraction de vérifier d’abord les bases programmatiques de ce nouveau parti sur lesquelles elle n’avait aucun document.
La formation du PCIste en 1943 était justifiée par le resurgissement des combats de classe en Italie du Nord et misait sur le fait que ses combats étaient les premiers d’une nouvelle vague révolutionnaire qui allait surgir de la guerre comme ce fut le cas au cours du premier conflit mondial. Dès qu’il s’avéra que cette perspective ne se réaliserait pas, le PCIste aurait dû se replier sur un travail de Fraction, poursuivre l’œuvre de la Gauche italienne en exil et se préparer à un travail à contre-courant dans le milieu hostile de la contre-révolution[16]. Or le PCIste fit tout le contraire et se lança dans une dérive opportuniste, recrutant dans les milieux trotskistes et staliniens, sans être trop regardant, pour justifier, envers et contre tout, la formation du parti. Tout était fait pour s’adapter aux illusions croissantes d’une classe ouvrière en recul.
Par exemple, le PCIste avait été très clair au départ sur la résistance comme moment de la guerre impérialiste et comme piège nationaliste. Mais le voilà qui s’oriente bientôt vers un travail d’agitation en direction des groupes de partisans avec l’illusion de les transformer « en organes d’autodéfense prolétarienne, prêts à intervenir dans la lutte révolutionnaire pour le pouvoir » (Manifeste diffusé en juin 1944). Il va jusqu’à participer aux élections en 1946, lui qui se réclamait de la Fraction abstentionniste. Cette politique opportuniste du PCIste est encore plus flagrante vis-à-vis des groupes du sud de l’Italie. La « Frazione di sinistra dei comunisti e socialisti » constituée à Naples autour de Bordiga et de Pistone pratiquait jusqu’au début de 1945 l’entrisme dans le PCI stalinien, elle était particulièrement floue concernant la question de la nature politique de l’URSS. Le PCIste lui ouvre ses portes, aveuglé par la présence de Bordiga, ainsi qu’à des éléments du POC (Parti ouvrier communiste) qui avait constitué pendant un certain temps la section italienne de la IVe Internationale trotskiste. Tout cela sans vérification, sans discussion approfondie avec ces éléments, sans examen critique.
Le PCIste comptait dans ses rangs un certain nombre de militants de la Fraction qui étaient rentrés en Italie au début de la guerre. Il avait donc été influencé par les positions de la Fraction comme le montrent les premiers numéros de Prometeo. Mais à la Conférence de Turin, à la fin de l’année 1945, le PCIste adopte le projet de programme que Bordiga -qui n’était toujours pas membre du parti- venait de lui envoyer et qui ignorait totalement ses positions. C’était là le symbole de la rupture avec le cadre organisationnel élaboré par la Fraction en exil. Maintenir un travail de parti dans une période contre-révolutionnaire, c’était ouvrir toutes grandes les portes de l’opportunisme, c’était rendre impossible toute lucidité lorsque l’idéologie dominante pénètre au sein de l’organisation. On a là le point commun qui unit d’une part le courant de Damen et, d’autre part, le bordiguisme qui allait naître quelques années plus tard.
Un tel rassemblement hétéroclite ne pouvait tenir dans la durée. La scission intervint dès 1952, scission qui marque la naissance du courant bordiguiste. Après avoir été l’un des initiateurs de la rupture avec le cadre du travail de Fraction, Bordiga franchit un pas supplémentaire, celui de la rupture avec le cadre programmatique lui-même élaboré par la Fraction de la Gauche italienne en exil. Dans le nouveau parti, qui prit bientôt le nom de Parti communiste international (PCInt), les trois années 1951, 1952 et 1953 furent des années de fièvre révisionniste. Le but est clair : « Il ne s’agissait plus seulement de renouer ensemble les fils épars d’une opposition marxiste au stalinisme, mais de la reconstruire ex novo, en recommençant, sur tous les fronts, à zéro[17]. » C’est-à-dire en balayant tous les apports des trois Internationales et de la Gauche communiste des années 1920-1930. Ainsi :
1. Bordiga procède tout d’abord à la liquidation de la théorie de la décadence que défendait la Troisième Internationale. Le capitalisme était en expansion permanente et il devenait possible alors de trouver des capitalismes juvéniles par ci par là.
2. Bordiga découvre que le prolétariat est incapable de développer sa conscience avant la prise du pouvoir. Jusque-là c’est uniquement au sein du parti que la conscience est un facteur actif, ce qu’il appela « le renversement de la praxis ». C’était jeter à la poubelle encore un autre ouvrage fondamental du marxisme, l’Histoire de la Révolution russe de Trotsky[18].
3. Bien entendu, la négation de la conscience au sein du prolétariat permettait de transmettre au parti -et uniquement au parti- les tâches révolutionnaires qui incombaient à la masse du prolétariat organisée dans les Conseils ouvriers. Selon cette vision substitutionniste, le Parti organise et dirige techniquement la classe entière. Il est monolithique, unique et hiérarchique, à l’image d’une pyramide où le sommet serait occupé par le comité central du parti[19].
4. Avec le Parti, l’État est devenu l’organe révolutionnaire par excellence de la dictature du prolétariat. Il appuie son pouvoir sur la terreur rouge[20]. Sur ces deux questions, Bordiga sabordait deux des principales avancées réalisées par la Fraction de gauche du PCd’I. Ce n’était pas seulement la continuité avec le travail programmatique de la Gauche qui était brisée, mais toute la continuité du mouvement marxiste. C’était un rejet de la méthode d’analyse des principales expériences du prolétariat telle que Marx et Engels l’avaient inaugurée, par exemple au moment de la Commune de Paris qui leur avait permis de conclure : « Le moins qu’on puisse en dire, c’est que l’État est un mal dont hérite le prolétariat vainqueur dans la lutte pour la domination de classe et dont, tout comme la Commune, il ne pourra s’empêcher de rogner aussitôt au maximum les côtés les plus nuisibles, jusqu’à ce qu’une génération grandie dans des conditions sociales nouvelles et libres, soit en état de se défaire de tout ce bric-à-brac de l’État.[21] »
5. Pour couronner le tout, Bordiga décrète l’invariance du marxisme dans une réunion de septembre 1952 (année fatidique pour le PCInt !) à Milan. Alors que le programme communiste et la théorie marxiste qui le sous-tend sont dans un processus cumulatif au fur et à mesure des leçons tirées des révolutions et des contre-révolutions, au fur et à mesure des expériences du prolétariat et de l’approfondissement théorique effectué par les communistes à leur propos, Bordiga en fait un dogme mort, un catéchisme. Voilà comment Bordiga prétend lutter contre les révisionnistes et les modernisateurs, en enfilant lui-même les deux costumes : celui du révisionniste et celui du prêtre : « Bien que le patrimoine théorique de la classe ouvrière révolutionnaire ne soit plus une révélation, un mythe, une idéologie idéaliste comme ce fut le cas pour les classes précédentes, mais une “science” positive, elle a toutefois besoin d’une formulation stable de ses principes et de ses règles d’action, qui joue le rôle et ait l’efficacité décisive qu’ont eu dans le passé les dogmes, les catéchismes, les tables, les constitutions, les livres-guides tels que les Védas, le Talmud, la Bible, le Coran ou la déclaration des droits de l’homme.[22] »
Une fois achevé ce travail de destruction systématique du patrimoine de la classe ouvrière[23], le PCInt est obligé de constater amèrement que le CCI reste aujourd’hui le seul héritier des positions programmatiques élaborées par la Fraction italienne dans les années 1930. Il est contraint de le reconnaitre publiquement dans un article consacré -bien tardivement- à l’histoire de la « Fraction de gauche à l’étranger », comme il l’appelle, et va même jusqu’à reconnaître une rupture dans la continuité théorique de la Gauche italienne : « Sur la question de la guerre, sur la question de la crise mondiale du capitalisme, sur la question coloniale, sur tous ces thèmes, la Fraction à partir de 1935 commence à aller vers des positions qui, il nous déplaît de le dire, sont celles professées aujourd’hui par le Courant communiste international. […] Nous devons en effet dire ouvertement, sans avoir la moindre intention d’intenter un procès aux camarades -comme cela fait d’ailleurs partie de notre tradition- que le Parti qui naît en 1952 ne se rattache pas au patrimoine théorique de la Fraction[24]. »
Orphelin du mouvement ouvrier, happé dans une spirale idéaliste, voire mystique, le PCInt va tenter de restaurer une sorte de continuité politique sur la base d’une continuité individuelle, c’est-à-dire sur la base de la conception du « chef génial », conception déjà critiquée par la Gauche communiste de France (GCF) en 1947[25]. Cette conception idéaliste est encore en vigueur dans le PCInt d’aujourd’hui, en voici une illustration : Dans ce même article que nous venons de citer, il nous explique doctement quelle furent les causes de la scission de 1952. Pour constituer le vrai Parti, il fallait que le « chef génial » ait finit de réfléchir : « Dans cette période, qui a été en Italie l’année 1952 -il est bien entendu possible de se demander s’il aurait pu naître en 1950 plutôt qu’en 1952, mais cela n’a en réalité aucune importance- la reconstitution du parti a été possible, parce qu’alors et seulement alors il a été possible de faire ce bilan. Amadeo [Bordiga] lui-même n’aurait pu accomplir ce travail dix ans plus avant. Nous avons pu montrer que dans la pensée d’Amadeo certaines choses n’étaient pas encore claires en 1945, qui le seront devenues en 1952.[26] »
Mais revenons à notre point de départ, la question nationale, en exposant quelle est la méthode de la Gauche communiste. À travers cette citation de Bilan, l’organe de la Fraction italienne, on pourra mesurer aisément le gouffre qui la sépare de la méthode sclérosée du courant bordiguiste :
« Notre époque est dominée par un passé d’essor révolutionnaire et par les sombres défaites que le prolétariat vient de subir dans le monde entier. La pensée marxiste qui gravite autour de ces deux axes parvient difficilement à rejeter les défroques inutiles, les formules périmées, à se débarrasser de « l’emprise des morts », pour progresser dans l’élaboration du matériel nouveau, nécessaire pour les batailles de demain. Le reflux révolutionnaire détermine plutôt une résorption de la pensée, un retour vers des images d’un passé « où l’on a vaincu » ; et ainsi le prolétariat, la classe de l’avenir, est transformé en classe sans espoir qui console sa faiblesse avec des déclamations, un mysticisme de formules creuses, pendant que l’étau de la répression capitaliste se resserre toujours plus.
Il faut proclamer, encore une fois, que l’essence du marxisme n’est pas l’adulation des chefs prolétariens ou de formules, mais une prospection vivante et en progression continue, aussi bien que la société capitaliste progresse toujours plus dans le sens de l’emprisonnement de la révolte des forces de production. Ne pas compléter l’apport doctrinal des phases antérieures de la lutte prolétarienne revient à rendre impuissants les ouvriers devant les armes neuves du capitalisme. Mais cet apport n’est certes pas donné par la somme des positions contingentes, des phrases isolées, de tous les écrits et discours de ceux dont le génie exprima le degré atteint par la conscience des masses dans une période historique déterminée, mais bien par la substance de leur œuvre qui fut fécondée par l’expérience douloureuse des ouvriers. Si dans chaque période historique le prolétariat gravit un échelon nouveau, si cette progression est consignée dans les écrits fondamentaux de nos maîtres, il n’en reste pas moins vrai que la somme des hypothèses, des schémas, des probabilités émises devant des problèmes encore embryonnaires, doivent être passés par la critique la plus sévère par ceux qui voyant s’épanouir ces mêmes phénomènes peuvent bâtir des théories non sur le « probable » mais sur le ciment des expériences nouvelles. D’ailleurs, chaque période contient ses limites, sorte de domaine d’hypothèses qui pour être valables doivent encore être vérifiées par les événements. Mais même quand des phénomènes sociaux se présentent sous nos yeux il arrive aux marxistes de vouloir emprunter à l’arsenal ancien des faits historiques des arguments pour leurs interventions.
Mais le marxisme n’est pas une bible, c’est une méthode dialectique ; sa force réside dans son dynamisme, dans sa tendance permanente vers une élévation des formulations acquises par le prolétariat marchant à la révolution. Quand la tourmente révolutionnaire balaye impitoyablement les réminiscences, qu’elle fait surgir de profonds contrastes entre les positions prolétariennes et le cours des événements, le marxiste n’adjure pas l’histoire d’adopter ses formules périmées, de rétrograder : il comprend que les positions de principe élaborées préalablement, doivent être poussées plus loin, que le passé doit être laissé aux morts. Et c’est Marx rejetant ses formules de 1848 sur le rôle progressif de la bourgeoisie, c’est Lénine foulant aux pieds, en Octobre 1917, ses hypothèses de septembre sur le cours pacifique de la révolution, sur l’expropriation avec rachat des banques ; tous deux pour aller bien au-delà de ces positions : pour faire face aux véritables tâches de leur époque. […]
Pour ce qui nous concerne, nous n’aurons aucune crainte de démontrer que la formulation de Lénine, pour ce qui est du problème des minorités nationales, a été dépassée par les événements et que sa position appliquée dans l’après-guerre s’est avérée en contradiction avec les éléments fondamentaux que son auteur lui avait donnés : aider à l’éclosion de la révolution mondiale.
D’un point de vue général, Lénine, pendant la guerre, eut parfaitement raison de mettre en évidence la nécessité d’affaiblir par tous les moyens les principaux États capitalistes, dont la chute aurait certainement accéléré le cours de la révolution mondiale. Appuyer les peuples opprimés revenait, pour lui, à déterminer des mouvements de révolte bourgeoise dont auraient pu profiter les ouvriers. Tout cela aurait été parfait à une condition : que la situation d’ensemble du capitalisme, l’époque de l’impérialisme, permit encore des guerres nationales progressives, des luttes communes de la bourgeoisie et du prolétariat. Quant au deuxième aspect du problème soulevé par Lénine, le droit d’auto-détermination des peuples, la révolution russe a prouvé que si la révolution prolétarienne ne coïncide pas avec sa proclamation il ne représente qu’un moyen de canalisation de l’effervescence révolutionnaire, une arme de répression que tous les impérialismes surent manier en 1919, depuis Wilson jusqu’aux représentants de l’impérialisme français, italien, anglais[27]. »
Durant tout le processus qui mena à la formation du CCI en 1975, il était indispensable de reprendre l’héritage de la Gauche communiste laissé à l’abandon du fait de la rupture organique. Ce fut l’œuvre principale du CCI de retisser cette continuité politique après la coupure du lien entre les organisations communistes successives. Grâce à l’action militante et aux commentaires de la Gauche communiste de France et d’Internacionalismo, à la faveur de la reprise de classe à la fin des années 1960, il devenait possible de faire la synthèse des apports des différents courants de la Gauche communiste en un tout cohérent basé sur le cadre de la décadence. Dans ce travail, l’apport de la Gauche italienne a été central et, comme on l’a vu plus haut, le PCInt reconnait avec une franchise qui l’honore que les principales leçons de la vague révolutionnaire et de la contre-révolution élaborées par la Fraction qui publiait Bilan en français sont défendues aujourd’hui par le CCI. C’est par contre avec une très grande timidité que le PCInt tente de tirer les leçons de sa crise interne provoquée par cette position opportuniste défendue sur la question nationale.
À partir du Prolétaire n° 401 de mai-juin 1989, c’est-à-dire 7 ans après sa crise interne dévastatrice, le PCInt reconnait que « la complexité de la situation et l’évolution de la Résistance palestinienne provoqua dans le parti un certain nombre de flottements et de prises de position fausses ; c’était le cas par exemple de l’espoir que les noyaux de la future avant-garde prolétarienne dans la région naissent à partir d’organisations de la gauche de l’O.L.P. […] La crise qui frappa le parti d’hier au début des années 80 eut précisément la « question palestinienne » comme détonateur ». Parmi ces positions fausses il cite la revendication d’un « mini-État palestinien qui serait un ghetto pour les prolétaires palestiniens » et va jusqu’à -quel sacrilège !- proclamer : « Palestine ne vaincra pas ; c’est la révolution prolétarienne qui vaincra ! »
Mais il faut bientôt déchanter, les limites de cette autocritique apparaissent très vite. On apprend par exemple que « le “facteur national arabe” a désormais épuisé toute potentialité de progrès historique dans la vaste aire qui va du Proche-Orient à l’Atlantique en couvrant le Nord de l’Afrique » depuis la Deuxième Guerre mondiale. Cela signifie que le PCInt reste prisonnier de sa théorie des aires géo-historiques, c’est-à-dire de l’idée qu’il existerait ici ou là dans le monde des zones où le capitalisme est encore juvénile, malgré les travaux de R. Luxemburg et de Lénine sur l’impérialisme montrant l’achèvement du marché mondial depuis 1914. Dès ce moment le capitalisme est sénile partout dans le monde et la tâche du prolétariat est partout la même : détruire le capitalisme et instaurer de nouveaux rapports de production. Voilà où conduit cette ambiguïté sur les aires géo-historiques, réintroduire les intérêts nationaux dans la lutte du prolétariat : « Selon le marxisme, l’orientation correcte surtout pour les aires où la révolution bourgeoise n’est plus à l’ordre du jour (où donc il ne peut plus y avoir de révolutions doubles) mais où la question nationale n’a pas été résolue est d’insérer celle-ci et la lutte nationale dans la lutte de classe révolutionnaire. L’objectif de cette dernière est la conquête du pouvoir politique, non pour instaurer un État national, mais l’État de la dictature du prolétariat, instrument de la révolution prolétarienne internationale. » Moralité : la lutte de classe révolutionnaire peut-être menée en incorporant, dans sa méthode et ses objectifs, la question nationale, c’est-à-dire nécessairement en faisant des concessions à cette dernière !
Les grandes phrases sur « la révolution prolétarienne internationale » ne pourront pas sauver la position du PCInt sur la question nationale. Sans cesse il est obligé pour rester cohérent de réintroduire la lutte pour les droits démocratiques et la revendication de l’auto-détermination nationale. Ce faisant, il provoque chez les prolétaires israéliens une réaction de défense chauvine tout en assommant les prolétaires palestiniens par des discours teintés (encore l’opportunisme) de nationalisme : « Pour rompre avec leur bourgeoisie les prolétaires israéliens juifs doivent se désolidariser de l’oppression nationale exercée sur les Palestiniens. Il n’y a pas de pire malheur pour un peuple que d’en subjuguer un autre, disait Marx à propos de l’oppression anglaise sur l’Irlande. Pour sortir de leur situation, malheureuse du point de vue de la lutte de classe, les prolétaires israéliens juifs devront se placer sur le double terrain de la lutte contre les discriminations envers les prolétaires palestiniens et arabes dans leurs conditions de vie et de travail (donc contre le confessionalisme de l’État israélien), et de la défense du droit à l’autodétermination du peuple palestinien, c’est à dire du droit de tous les Palestiniens à constituer leur État en Palestine[28]. »
Ainsi le PCInt ne voit toujours pas que notre période n’est pas la même que celle de Marx. Il ne pourra jamais clarifier son problème tant qu’il n’aura pas reconnu qu’à l’époque de l’impérialisme (ou décadence du capitalisme) le vieux programme bourgeois démocratique a été enterré en même temps que le programme national, que la nation ne peut plus servir de cadre de développement des forces productives. Comme le disait Rosa Luxemburg : « Certes, la phrase nationale est demeurée, mais son contenu réel et sa fonction se sont mués en leur contraire. Elle ne sert plus qu'à masquer tant bien que mal les aspirations impérialistes, à moins qu'elle ne soit utilisée comme cri de guerre, dans les conflits impérialistes, seul et ultime moyen idéologique de capter l'adhésion des masses populaires et de leur faire jouer leur rôle de chair à canon dans les guerres impérialistes[29]. »
Lorsque le prolétariat entamera une nouvelle montée vers la révolution, il sera confronté encore pendant tout un temps avec les pièges du démocratisme et du nationalisme. À ce moment, la présence d’un Parti communiste, qui aura prouvé depuis longtemps sa clarté programmatique sur ces deux questions, sera décisif pour orienter le prolétariat vers l’insurrection. Mais le cadre politique à la base de la plateforme du PCInt est obsolète sur la question nationale et sur bien d’autres points. La raison est à chercher dans la rupture opérée dans la continuité du travail de la Gauche communiste d’Italie. Ayant brisé cette continuité avec le passé, le PCInt n’est plus en mesure de construire le futur, c’est-à-dire de contribuer à la formation du futur Parti mondial, un Parti non sectaire, non hiérarchique, non monolithique, non substitutionniste, mais un Parti dirigeant, au sens non pas d’une direction technique de la classe mais d’une direction politique, d’une orientation défendue de façon militante au sein de la classe, une orientation s’appuyant sur le but final communiste et sur une analyse complète de la situation historique.
Le PCInt, dont nous venons d’examiner les positions, n’est que l’une des expressions de la diaspora bordiguiste actuelle. Après l’explosion de 1982, les quelques militants français rescapés se sont rapprochés de ceux qui en Italie publiaient Il Comunista pour reconstituer un nouveau PCInt affirmant poursuivre l’œuvre du précédent. Il serait fastidieux de compter le nombre de PCInt dispersés sur plusieurs continents et se réclamant tous du bordiguisme élaboré à partir de 1952. Signalons seulement l’autre branche qui s’était maintenue en Italie autour de Bruno Maffi (1909-2003) et qui publie Il Programa Comunista en italien et les Cahiers internationalistes en français.
Parmi tous ces groupes, y compris leurs scissions et leurs exclus, plusieurs se sont posé des questions sur la validité de la position originelle du PCInt concernant la question nationale que la réalité semblait tellement invalider. Ils ont alors redécouvert que « les ouvriers n’ont pas de patrie » et que la tâche du prolétariat était partout la même, renverser la bourgeoisie et s’emparer du pouvoir. Mais il fallait expliquer les raisons de ce changement de position. Tous les PCInt avaient alors dans la manche une réponse toute prête : « La fin du cycle des révolutions bourgeoises anticoloniales en Asie et en Afrique », comme le proclame un tract de septembre 2024 du groupe de Madrid El Comunista.
Mais cette proclamation ne changeait rien sur le fond. On a vu ce qu’il en était de l’autocritique de 1989. La lutte contre l’oppression nationale était un dogme intouchable. Il y avait déjà eu une longue série de réunions générales du PCInt à la fin des années 1970 qui devait établir « La fin de la phase révolutionnaire bourgeoise dans le “Tiers Monde” » comme l’annonce le titre de l’article de Programme communiste n°83 (1980). C’était la prémisse de la fausse autocritique de 1989 car on n’y trouve aucun questionnement sur les questions essentielles comme la soi-disant nature bourgeoise des « révolutions » chinoise de 1949 et algérienne de 1962, ni sur la prétendue « révolution double » de 1917 en Russie. Cet article affirme que la fin des révolutions bourgeoises intervient en 1975, c’est-à-dire 61 ans après l’ouverture réelle de la période de déclin du capitalisme, comme l’avait mise en évidence le Premier Congrès de l’Internationale communiste. Ce changement dans la situation historique serait dû au retrait des Américains du Vietnam et à la fin de la période révolutionnaire de la bourgeoisie chinoise qui, comme on le sait, préféra s’allier au « grand Satan américain ». Une sacrée découverte quand on sait que la bourgeoisie chinoise maoïste a été pendant longtemps le fer de lance de la contre-révolution stalinienne !
L’attitude du PCInt rappelle la stratégie des fractions bourgeoises les plus habiles dans l’histoire : « Tout changer pour que rien ne change. » Qu’on en juge : « Il s’agit maintenant de délimiter globalement la phase où le prolétariat, qui lie déjà la réalisation de ces réformes-là plus favorable aux masses à sa propre révolution, se trouve pratiquement seul à faire avancer l’histoire et devient donc l’héritier des tâches bourgeoises non encore réalisées[30]. » Chassée par la porte, la révolution bourgeoise revient par la fenêtre. C’est pourquoi les Cahiers internationalistes peuvent tranquillement affirmer une nouvelle fois que l’expropriation des paysans palestiniens à partir de la création de l’État israélien en 1948 évoque la période de l’accumulation primitive du capitalisme : « L’histoire de cette dépossession ressemble à celle des paysans anglais dont parlait Marx : “l’histoire de cette dépossession est écrite dans les annales de l’humanité en lettres de feu et de sang”. »
L’introduction de la théorie des aires géo-historiques par le PCInt est en totale contradiction avec le marxisme. Pour celui-ci, la réalité doit être abordée dans sa globalité, dans sa totalité. Et c’est à partir de cette totalité que ses différentes parties peuvent être analysées. Il en va de même avec le mode de production capitaliste. Partir du point de vue du capital total, c’est la méthode dialectique dont se revendique Marx mille fois dans son œuvre. Prenons un seul exemple tiré des Théories sur la plus-value : « C’est seulement le foreign trade [le commerce extérieur], la transformation du marché en marché mondial, qui mue l’argent en argent mondial et le travail abstrait en travail social. La richesse abstraite, la valeur, l’argent – hence [donc] le travail abstrait, se développent dans la mesure où le travail concret évolue dans le sens d’une totalité des différents modes de travail qui englobe le marché mondial. La production capitaliste est basée sur la valeur, c’est-à-dire sur le développement comme travail social du travail contenu dans le produit. Mais cela n’a lieu que sur la base du foreign trade et du marché mondial. C’est donc aussi bien la condition que le résultat de la production capitaliste [31]. »
Une réelle clarification de la question nationale, qui donne tant de fil à retordre au PCInt, passe en particulier par une réflexion sur les questions suivantes :
– L’émergence d’un capitalisme largement développé est l’une des conditions matérielles indispensables à la réalisation du communisme. Mais, tout d’abord, ses propres contradictions rendent impossible l’élargissement d’un tel développement capitaliste au monde entier. Ensuite, le capitalisme reste une économie de pénurie parce qu’elle est paralysée par le rapport salarial et par la concurrence. Il crée les prémisses du communisme, mais pas le communisme lui-même. Ce faisant, les mesures économiques que le prolétariat pourra prendre, devront s’orienter vers le communisme, mais resteront, dans un premier temps, limitées tant que le pouvoir international des Conseils ouvriers ne sera pas assuré. Ceci d’autant plus que la décomposition du capitalisme aura entrainé de nombreuses destructions, y compris lors de la guerre civile révolutionnaire. Cette limitation est inévitable, aussi bien dans les pays développés que dans les pays de la périphérie du capitalisme, et n’a rien à voir avec des revendications bourgeoises comme le prétend le PCInt.
– Marx et Engels ont été les premiers à remettre en cause la notion de « révolution permanente » défendue dans l’Adresse du comité central de la Ligue des communistes de mars 1850[32]. Nous sommes en 1848 et non plus en 1789, la menace prolétarienne a totalement refroidi les prétentions révolutionnaires de la bourgeoisie. Aussi l’hypothèse de la « révolution permanente[33] » devait s’avérer erronée, et celle de la « révolution double » inventée par les bordiguistes, une caricature[34]. Comme le montre la revue Bilan, citée plus haut, la Fraction italienne avait parfaitement compris que les tâches historiques d’une classe ne peuvent être assumées par une autre classe, mais pas les bordiguistes.
– Il n’y a pas de luttes anti-impérialistes, comme le prétendent les maoïstes, il n’y a que des conflits inter-impérialistes. Les luttes anticoloniales ont cessé avec la décolonisation. La soumission coloniale s’est transformée en soumission impérialiste que les puissances bourgeoises parmi les plus développées imposent sur les pays plus faibles, dans leur compétition sanglante pour le contrôle des zones stratégiques de la planète. Tout ceci dans un contexte où l’impérialisme, la militarisation, le capitalisme d’État, le chaos et la guerre sont devenus le mode de vie de toutes les nations, petites ou grandes.
– Les tâches du prolétariat sont désormais partout les mêmes : prendre le pouvoir et instaurer la dictature du prolétariat au travers de son combat en tant que classe, de son unification internationale et de la généralisation de la révolution. Cette dynamique, dans laquelle le Parti communiste mondial est appelé à jouer un rôle décisif, s’appuie sur la capacité du prolétariat d’entraîner derrière lui, ou de neutraliser si nécessaire, les couches sociales non exploiteuses -la masse des sans travail, la paysannerie pauvre et le petit commerce- processus qui n’est réalisable que sous l’impulsion de la classe ouvrière la plus expérimentée, celle de la vieille Europe.
Dans ce but, les communistes doivent partout brandir le drapeau de l’autonomie de classe et celui de l’internationalisme prolétarien, c’est-à-dire démasquer sous les beaux discours sur l’oppression nationale le visage hideux du chauvinisme.
A. Elberg
[1] L’étude de Bordiga, Facteurs de race et de nation dans la théorie marxiste, parait en 1979 aux éditions du PCInt, Prométhée. La citation se trouve à la page 165.
[2] Ce compte rendu est publié dans Il programma comunista nos1, 2 et 3 (1961) puis dans Le Fil du temps n° 12 (1975). La citation provient de cette dernière revue, p. 216.
[3] Voir notre étude historique du phénomène dans la Revue internationale nos66 [66], 68 [67] et 69 [68] (1991-1992), « Bilan de 70 années de luttes de “libération nationale” ».
[4] Programme communiste n° 75 (1977), p. 51.
[6] Toutes ces nouvelles nations, loin d’être l’expression d’un capitalisme en expansion, étaient un pur produit de l’impérialisme. Elles révèlent tout de suite leur vraie nature en écrasant leurs prolétaires et en déclarant la guerre à leurs voisins.
[7] Aujourd’hui encore, la Russie invoque sa pureté anticoloniale auprès des pays africains.
[8] Voir en particulier notre brochure Nation ou Classe.
[9] Voir en particulier dans la Revue internationale, n°32 [70] (1983), « Le Parti communiste international (Programme communiste) à un tournant de son histoire », n°64 [71] (1991), « Le milieu politique prolétarien face à la guerre du Golfe », n°72 [72] (1993), « Comprendre le développement du chaos et des conflits impérialistes », nos77 [73] et 78 [74], « Le rejet de la notion de décadence conduit à la démobilisation du prolétariat face à la guerre ».
[10] Le premier numéro de Prometeo parait en novembre 1943. À la faveur du mouvement de grèves, le Parti se développe rapidement en milieu ouvrier et dès la fin de l’année 1944 il avait constitué plusieurs fédérations dont les plus importantes étaient celles de Turin, Milan et Parme. Il édite un schéma de programme cette même année. Il tint une première conférence de l’ensemble du Parti à Turin en décembre 1945 et janvier 1946.
[11] La Gauche communiste d’Italie, Éditions du CCI, 1991, p. 36.
[12] Pour cette partie nous résumons certains passages de notre article « À l’origine du CCI et du BIPR » paru dans les Revue internationale nos90 [75] et 91 [76] (1997). Première partie : La Fraction italienne et la Gauche communiste de France ; deuxième partie : La formation du Partito comunista internazionalista.
[13] Défense de la continuité du programme communiste, Éditions Programme communiste, 1972, pp. 43 et 44.
[14] Dans celles-ci, sont présents et actifs les derniers militants internationalistes exclus en 1934 du PCI qui trahissait la cause du prolétariat. Parmi eux figurent Onorato Damen en particulier et d’autres qui, dans les prisons de Mussolini, poursuivront une activité militante clandestine.
[15] Marc Chirik (1907-1990), militant de la Fraction italienne, fut l’un des fondateurs du Noyau français de la Gauche communiste (NFGC) en 1942 qui deviendra la Fraction française de la Gauche communiste (FFGC) en 1944 puis la Gauche communiste de France (GCF) en 1945. Il fut également l’un des fondateurs du groupe Internacionalismo en 1964, du groupe Révolution internationale en 1968 et du Courant communiste international en 1975.
[16] Après la fin de l’agitation sociale en Italie et après la perte de la moitié des militants, l’éventualité d’une reprise d’un travail de fraction a été posée au deuxième congrès du PCIste en 1948. Cependant Damen a coupé court à toute discussion en reprenant la position trotskiste classique : la mort de l’ancien parti crée immédiatement les conditions pour l’émergence du nouveau. Voir l’article d’Internationalisme (GCF) n° 36 (1948), « Le deuxième congrès du Parti communiste internationaliste d’Italie », republié dans la Revue internationale n° 36, (1984).
[17] « La portée de la scission de 1952 dans le Partito comunista internazionalista », Programme communiste n°93 (mars 1993), p.64.
[18] Le « renversement de la praxis » est expliqué dans Programme communiste n°56 (1972). On y trouvera également le schéma d’un capitalisme en expansion constante à la p.58.
[19] Le schéma de cette pyramide se trouve dans Programme communiste n°63 (1974), p.35. Il s’agit du compte rendu d’une réunion du parti du 1er septembre 1951 à Naples
[20] La revendication de la « terreur rouge » est une nouvelle fois chez les bordiguistes le signe d’une confusion entre révolution bourgeoise et révolution prolétarienne. Quant au rôle de l’État dans la révolution, hormis l’organisation de la lutte armée contre la résistance de la classe déchue, il s’avère ne jouer aucun rôle dynamique révolutionnaire, déjà dans la révolution bourgeoise, comme le montre notre étude, « L’État et la dictature du prolétariat » dans la Revue internationale n°11 [77] (1977).
[21] F. Engels, Introduction à La Guerre civile en France, Paris, Éditions sociales, 1969, p. 25.
[22] « L’“invariance” historique du marxisme », Programme communiste n°53-54 (1971-1972), p. 3.
[23] Marqué profondément par l’opportunisme, le PCInt reste malgré tout l’un des courants de la Gauche communiste, c’est-à-dire un groupe politique prolétarien, parce qu’il conserve globalement une position internationaliste face à la guerre impérialiste. La revendication de l’auto-détermination pour la nation palestinienne est bien une faiblesse considérable mais elle est de nature différente de la position gauchiste (trotskistes, maoïstes, certains anarchistes) qui revendique pour les Palestiniens une « République ouvrière et paysanne du Moyen-Orient ». Rappelons que l’opportunisme est une maladie au sein du mouvement ouvrier, celui-ci étant en permanence confronté au danger d’une pénétration de l’idéologie dominante en son sein. Ce n’est que dans des périodes historiques exceptionnelles (guerre, révolution) que l’opportunisme passe dans le camp de la bourgeoisie, avant même la trahison du parti. Il s’agit dans ce cas en général de la majorité de la direction qui contribue, en collaboration avec les autres forces de la démocratie bourgeoise, à la transformation du parti en une force au service du capitalisme. Nous sommes certains que pour le moment la bourgeoisie, même si elle surveille de près tous les groupes révolutionnaires, n’a aucune intention de mettre à son service le PCInt, la panoplie des groupes bourgeois se réclamant de la révolution prolétarienne (le gauchisme) étant suffisamment variée dès aujourd’hui.
[24] « Éléments de l’histoire de la Fraction de gauche à l’étranger (de 1928 à 1935) » dans Programme communiste nos97 (septembre 2000), 98 (mars 2003), 100 (décembre 2009) et 104 (mars 2017).
[25] « Problèmes actuels du mouvement ouvrier », Internationalisme n°25, août 1947, dans la Revue internationale n°33 (1983).
[26]. « Éléments de l’histoire de la Fraction de gauche à l’étranger (de 1928 à 1935) (4) », Programme communiste n°104 (2017), p.49.
[27]. « Le problème des minorités nationales », Bilan n° 14 (décembre 1934-janvier 1935).
[28] Toutes ces citations sont tirées de la brochure du PCInt, Le marxisme et la question palestinienne.
[29] R. Luxemburg, Brochure de Junius, chapitre Invasion et lutte des classes.
[30]. « La fin de la phase révolutionnaire bourgeoise dans le “Tiers Monde” », Programme communiste n° 83 (1980), p. 40.
[31]. K. Marx, Théories sur la plus-value, tome III, Paris, Éditions sociales, 1976, p. 297.
[32]. Cf. les Préfaces au Manifeste du Parti communiste et la Préface au livre de Marx, Les luttes de classes en France, 1848-1850 où Engels explique pourquoi « l’histoire nous a donné tort à nous et à tous ceux qui pensaient de façon analogue ». L’explication la plus claire, comme quoi les tâches historiques d’une classe ne peuvent être assumées par une autre classe, est donnée par Marx dans Révélations sur le procès des communistes à Cologne (Bâle, 1853) dans Karl Marx, Œuvres IV, Paris, éd. Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 1994, p. 635.
[33] « Quand Lénine écrivit les Thèses d'Avril en 1917, il liquida toutes les notions dépassées d'une étape à mi-chemin entre la révolution prolétarienne et la révolution bourgeoise, tous les vestiges de conceptions purement nationales du changement révolutionnaire. En effet, les Thèses rendaient superflu le concept ambigu de la révolution permanente et affirmaient que la révolution de la classe ouvrière est communiste et internationale, ou qu'elle n'est rien. » (« Le communisme n'est pas un bel idéal mais une nécessite matérielle - Les révolutions de 1848 : la perspective communiste se clarifie [78]». Revue Internationale 73.
[34] Elle ne correspondait en rien à la vison de Lénine pour qui « Toute cette révolution (de 1917) ne peut être que conçue comme un maillon de la chaîne des révolutions prolétariennes socialistes provoquées par la guerre impérialiste" ("Préface" à l'État et la Révolution, 1917.). Lire à ce propos « La révolution russe et le courant bordiguiste : De graves erreurs... », Russie 1917 : La plus grande expérience révolutionnaire de la classe ouvrière [79]
Depuis le 7 octobre 2023, la barbarie de la guerre au Moyen-Orient a atteint des niveaux sans précédent. Avant cette date, il y a eu de nombreuses attaques de terroristes nationalistes contre la population d'Israël, mais rien n'est comparable à la férocité et à l'ampleur des atrocités perpétrées par le Hamas le 7 octobre. Et si les forces armées israéliennes ont par le passé mené de nombreuses représailles brutales contre la population de Gaza, rien n'est comparable à la destruction systématique des maisons, des hôpitaux, des écoles et d'autres infrastructures vitales dans tout Gaza, et au nombre effroyable de morts et de blessés résultant de la campagne de vengeance d'Israël pour le 7 octobre - une campagne qui prend de plus en plus ouvertement la forme d'un nettoyage ethnique de toute la région, un projet désormais ouvertement soutenu par l'administration Trump aux États-Unis. Et non seulement le conflit entre Israël et le Hamas s'est étendu à la décimation du Hezbollah au Liban, aux attaques contre les Houthis au Yémen et aux opérations militaires contre l'Iran lui-même, mais la région est également secouée par des conflits parallèles qui ne semblent pas moins insolubles : entre les Turcs et les Kurdes en Syrie, par exemple, ou entre l'Arabie saoudite et l'Iran et ses agents houthis pour le contrôle du Yémen. Le Moyen-Orient, l'un des principaux berceaux de la civilisation, est devenu le signe avant-coureur de sa destruction future.
Dans l'article Plus d'un siècle de conflit en Israël/Palestine [95] paru dans la Revue internationale 172, nous avons présenté un aperçu historique du conflit «Israël-Palestine» dans le contexte plus large des luttes impérialistes pour le contrôle du Moyen-Orient. Dans les deux articles qui suivent, nous nous concentrerons sur les justifications idéologiques utilisées par les camps impérialistes en guerre pour justifier cette «spirale d'atrocités». Ainsi, l'État d'Israël ne cesse de faire appel à la mémoire des précédentes vagues de persécutions antijuives, et surtout de l'Holocauste nazi, afin de présenter la colonisation sioniste de la Palestine comme un mouvement légitime de libération nationale, et surtout de justifier ses offensives meurtrières comme n'étant rien d'autre que la défense du peuple juif contre un futur Holocauste. Pendant ce temps, le nationalisme palestinien et ses partisans de gauche présentent le massacre du 7 octobre de civils israéliens et autres comme un acte légitime de résistance contre des décennies d'oppression et de déplacement qui remontent à la fondation de l'État israélien. Et dans son slogan «De la rivière à la mer, la Palestine sera libre», le nationalisme palestinien offre une image sinistre de la revendication de la droite sioniste pour l'établissement d'un grand Israël : dans l'utopie sombre envisagée par le premier slogan, la terre sera libre de Juifs, tandis que le projet d'un Grand Israël doit être réalisé par le déplacement massif des populations arabes de Gaza et de Cisjordanie.
Ces idéologies ne sont pas de simples reflets passifs des besoins «matériels» de la guerre : elles servent activement à mobiliser les populations de la région, et du monde entier, derrière les différents camps belligérants. Leur analyse et leur démystification sont donc une tâche nécessaire pour ceux qui élèvent le drapeau de l'opposition internationaliste à toutes les guerres impérialistes. Et nous avons l'intention de produire d'autres contributions qui exposent les racines d'autres idéologies qui jouent un rôle similaire dans la région, telles que l'islamisme et le nationalisme kurde.
***********************************************************
La révolution bourgeoise contre le féodalisme en Europe à la fin du XVIIIe siècle et au début du XIXe siècle a généralement pris la forme de luttes pour l'unification nationale ou l'indépendance contre les petits royaumes et les grands empires dominés par des monarchies et des aristocraties en déclin. La revendication d'autodétermination nationale (par exemple pour la Pologne contre l'empire tsariste) pouvait ainsi contenir un élément clairement progressiste qui était fortement soutenu par Marx et Engels, par exemple dans le Manifeste communiste. Non pas parce qu'ils considéraient cette revendication comme la concrétisation d'un «droit» abstrait de tous les groupes nationaux ou ethniques, mais parce qu'elle pouvait accélérer les changements politiques nécessaires au développement des rapports de production bourgeois à une époque où le capitalisme n'avait pas encore accompli sa mission historique. Cependant, à la suite de la Commune de Paris de 1871, premier exemple de prise du pouvoir par le prolétariat, Marx avait déjà commencé à se demander s'il pouvait y avoir d'autres guerres véritablement nationales, du moins dans les centres du système capitaliste mondial. En effet, les classes dirigeantes de Prusse et de France avaient montré que, face à la révolution prolétarienne, les bourgeoisies nationales étaient prêtes à mettre de côté leurs différences afin d'étouffer le danger émanant de la classe exploitée, et utilisaient ainsi la «défense de la nation» comme prétexte pour écraser le prolétariat. Au moment de la Première Guerre mondiale, qui marqua l'entrée du capitalisme dans son époque de déclin, Rosa Luxemburg, écrivant dans la Junius Pamphlet, avait conclu que les luttes de libération nationale avaient complètement perdu tout contenu progressiste, empêtrées qu'elles étaient dans les machinations des puissances impérialistes concurrentes. Non seulement cela, mais les petites nations étaient elles-mêmes devenues impérialistes, et la nation «opprimée» d'hier était devenue l'oppresseur de nations encore plus petites, les soumettant aux mêmes politiques de pillage, d'expulsion et de massacre qu'elles avaient elles-mêmes connues. L'histoire du sionisme a entièrement confirmé l'analyse de Rosa Luxemburg. Il était devenu un mouvement national important en réponse au «retour» de l'antisémitisme dans la dernière partie du XIXe siècle ; et donc, pas moins que cette nouvelle vague d'antisémitisme, il était essentiellement le produit d'une société capitaliste qui approchait déjà de sa décadence. Comme nous le montrerons dans les articles qui suivent, il a démontré à maintes reprises qu'il s'agissait d'un «faux Messie»[1], qui, comme tous les nationalismes, a non seulement toujours joué un rôle dans des jeux impérialistes plus larges, mais a systématiquement instrumentalisé l'oppression et le massacre horribles des populations juives en Europe et au Moyen-Orient pour justifier l'expulsion et le massacre de la population «autochtone» de Palestine.
Mais le rejet par Luxemburg de toutes les formes de nationalisme est également confirmé par l'histoire des diverses expressions de l'«antisionisme». Qu'elle arbore le drapeau vert du djihadisme ou le drapeau rouge de l'aile gauche du capitalisme, cette idéologie prétendument «anti-impérialiste» est tout aussi réactionnaire que le sionisme lui-même, servant à entraîner ses adeptes sur les fronts de guerre du capital, derrière d'autres puissances impérialistes qui n'ont aucune solution au terrible sort de la population palestinienne. Nous y reviendrons dans la deuxième partie de l'article.
L'Arbeiter-Zeitung, n° 19, 9 mai 1890, a publié la lettre suivante d'Engels, écrite à l'origine à un membre du Parti social-démocrate allemand, Isidor Ehrenfreund. Elle s'inscrivait dans le cadre d'une prise de conscience plus générale par l'aile marxiste du mouvement ouvrier de la nécessité de lutter contre la montée de l'antisémitisme, qui avait un impact sur la classe ouvrière, et même sur une partie de son avant-garde politique, les partis sociaux-démocrates[2].
«Mais je vous demanderais de réfléchir au fait que votre antisémitisme pourrait faire plus de mal que de bien. Car l'antisémitisme est le signe d'une culture retardée, c'est pourquoi on ne le trouve qu'en Prusse et en Autriche, et en Russie aussi. Quiconque s'adonne à l'antisémitisme, que ce soit en Angleterre ou en Amérique, serait tout simplement ridiculisé, tandis qu'à Paris, la seule impression créée par les écrits de M. Drumont - bien plus spirituels que ceux des antisémites allemands - était celle d'un feu de paille quelque peu inefficace.
D'ailleurs, maintenant qu'il se présente au Conseil municipal, il a dû se déclarer opposé au capital chrétien, et pas seulement au capital juif. Et M. Drumont serait élu même s'il adoptait le point de vue opposé.
En Prusse, c'est la petite noblesse, les junkers, qui ont un revenu de 10 000 marks et des dépenses de 20 000, et qui sont donc soumis à l'usure, qui se livrent à l'antisémitisme, tandis qu'en Prusse comme en Autriche, ceux que la concurrence du grand capital a ruinés, la petite bourgeoisie, les artisans qualifiés et les petits commerçants, forment un chœur bruyant. Mais dans la mesure où le capital, qu'il soit sémite ou aryen, circoncis ou baptisé, détruit ces classes de la société qui sont réactionnaires de bout en bout, il ne fait que ce qui relève de sa fonction, et il le fait bien ; il contribue à faire avancer les Prussiens et les Autrichiens retardataires jusqu'à ce qu'ils atteignent finalement le niveau actuel où toutes les anciennes distinctions sociales se résolvent en une seule grande antithèse : capitalistes et salariés. Ce n'est que dans les endroits où cela ne s'est pas encore produit, où il n'y a pas de classe capitaliste forte et donc pas de classe forte de salariés, où le capital n'est pas encore assez fort pour prendre le contrôle de la production nationale dans son ensemble, de sorte que ses activités se limitent principalement à la Bourse -en d'autres termes, où la production est encore entre les mains des agriculteurs, des propriétaires terriens, des artisans et des classes similaires survivant du Moyen Âge- là, et là seulement, le capital est principalement juif, et là seulement l'antisémitisme sévit.
En Amérique du Nord, on ne trouve pas un seul juif parmi les millionnaires dont la richesse peut, dans certains cas, à peine être exprimée en termes de nos maigres marks, florins ou francs et, en comparaison de ces Américains, les Rothschild sont de véritables mendiants. Et même en Angleterre, Rothschild est un homme aux moyens modestes comparé, par exemple, au duc de Westminster. Même dans notre propre Rhénanie, d'où nous avons chassé l'aristocratie il y a 95 ans avec l'aide des Français et où nous avons établi l'industrie moderne, on chercherait en vain des Juifs.
Ainsi, l'antisémitisme n'est que la réaction de couches sociales médiévales en déclin contre une société moderne composée essentiellement de capitalistes et de salariés, de sorte qu'il ne sert qu'à des fins réactionnaires sous un manteau prétendument socialiste ; c'est une forme dégénérée de socialisme féodal et nous ne pouvons rien avoir à faire avec cela. Le simple fait qu'il existe dans une région est la preuve qu'il n'y a pas encore assez de capital là-bas. Le capital et le travail salarié sont aujourd'hui indissociables. Plus le capital et donc la classe salariée deviendront forts, plus la domination capitaliste sera proche de sa fin. Ce que je souhaite donc pour nous, Allemands, parmi lesquels je compte aussi les Viennois, c'est que l'économie capitaliste se développe à un rythme effréné plutôt que de décliner lentement jusqu'à la stagnation.
De plus, l'antisémite présente les faits sous un jour totalement faux. Il ne connaît même pas les Juifs qu'il dénonce, sinon il saurait que, grâce à l'antisémitisme en Europe de l'Est et à l'Inquisition espagnole en Turquie, il y a ici en Angleterre et en Amérique des milliers et des milliers de prolétaires juifs ; et ce sont précisément ces travailleurs juifs qui sont les plus exploités et les plus pauvres. En Angleterre, au cours des douze derniers mois, nous avons connu trois grèves de travailleurs juifs. Sommes-nous donc censés nous livrer à l'antisémitisme dans notre lutte contre le capital ?
De plus, nous sommes bien trop redevables aux Juifs. Mis à part Heine et Börne, Marx était un Juif pur-sang ; Lassalle était Juif. Beaucoup de nos meilleurs éléments sont Juifs. Mon ami Victor Adler, qui expie actuellement dans une prison viennoise son dévouement à la cause du prolétariat, Eduard Bernstein, rédacteur en chef du Sozialdemokrat de Londres, Paul Singer, l'un de nos meilleurs hommes au Reichstag – des gens que je suis fier d'appeler mes amis, et tous sont Juifs ! Après tout, j'ai moi-même été qualifié de juif par le Gartenlaube et, en effet, si j'avais le choix, je préfèrerais être juif que «Herr von» !
Ce n'était pas la première fois que le mouvement ouvrier, et surtout ses franges petites-bourgeoises, était infecté par ce qu'August Bebel a un jour appelé «le socialisme des imbéciles» - essentiellement, la déviation d'un anticapitalisme embryonnaire vers la désignation des Juifs comme boucs émissaires, et en particulier de la «finance juive», considérée comme la source unique des misères engendrées par la société capitaliste. L'antisémitisme de Proudhon était virulent et manifeste[3], et celui de Bakounine n'était pas loin derrière. Et en effet, même Marx et Engels eux-mêmes n'étaient pas entièrement immunisés contre la maladie. L'essai de Marx Sur la question juive, publié en 1843, était explicitement rédigé en faveur de l'émancipation politique des Juifs en Allemagne, contre les sophismes de Bruno Bauer, tout en soulignant les limites d'une émancipation purement politique dans les limites de la société bourgeoise[4]. Et pourtant, en même temps, l'essai contenait quelques concessions à des motifs antisémites qui ont été utilisés par les ennemis du marxisme depuis lors ; et la correspondance privée de Marx et Engels, en particulier sur le sujet de Ferdinand Lassalle, contient un certain nombre de «blagues» sur sa judéité (et même ses traits «négroïdes») qui ne peuvent - au mieux - qu'inspirer un sentiment de gêne. Et dans certains de ses premiers écrits publics, Engels semble plus ou moins inconscient de certaines des insultes antisémites contenues dans les publications auxquelles il collaborait activement[5]. Nous aborderons certaines des questions soulevées par ces «cicatrices» dans un prochain article.
Cependant, au moment où Engels écrivit la lettre à Ehrenfreund, sa compréhension de toute la question avait connu une évolution fondamentale. Plusieurs facteurs expliquent cette évolution, dont certains sont reflétés dans la lettre.
Tout d'abord, Engels avait traversé une série de batailles politiques, à l'époque de la Première Internationale et après, dans lesquelles les opposants au courant marxiste n'avaient pas hésité à utiliser des attaques antisémites contre Marx lui-même - Bakounine en particulier, qui situait «l'autoritarisme» de Marx dans le fait qu'il était à la fois juif et allemand[6]. Et en Allemagne, Eugène Dühring, dont le prétendu «système alternatif» au cadre théorique marxiste a suscité la célèbre polémique d'Engels L'Anti-Dühring, a exprimé une profonde haine des Juifs, qui, dans des écrits ultérieurs, a anticipé les nazis en appelant à leur extermination littérale[7]. Ainsi, Engels a pu voir que le «socialisme des imbéciles» était plus qu'un produit de la stupidité ou d'une erreur théorique – c'était une arme contre le courant révolutionnaire qu'il cherchait à développer. Il termine donc la lettre par une expression claire de solidarité contre les attaques racistes publiées dans la presse antisémite contre les nombreux révolutionnaires d'origine juive.
En même temps, comme Engels l'explique dans la lettre, la fin du XIXe siècle avait vu l'émergence d'un prolétariat juif dans les villes d'Europe occidentale «grâce à l'antisémitisme en Europe de l'Est». En d'autres termes, l'appauvrissement croissant des Juifs dans l'Empire russe et le recours croissant aux pogroms par un régime tsariste en décomposition avaient poussé des centaines de milliers de Juifs à chercher refuge en Europe occidentale et aux États-Unis, la majorité d'entre eux arrivant avec pour seuls biens les vêtements qu'ils portaient et n'ayant d'autre choix que de rejoindre les rangs du prolétariat, en particulier dans l'industrie textile. Cet afflux, comme le «flot» actuel de réfugiés d'Afrique et du Moyen-Orient vers l'Europe occidentale, ou d'Amérique latine vers les États-Unis, a été un élément clé de la montée des partis racistes, mais Engels n'a pas hésité un instant à soutenir les luttes de ces prolétaires immigrés qui, comme le disait la lettre, avaient montré leur esprit combatif dans une série de grèves (et nous pourrions ajouter, par un niveau de politisation assez élevé). En effet, Engels, en association avec la fille de Marx, Eleanor, avait acquis une expérience directe des mouvements de grève des travailleurs juifs dans l'East End de Londres. Il était donc parfaitement évident que les révolutionnaires ne pouvaient en aucun cas «s'engager dans l'antisémitisme dans notre lutte contre le capital».
La principale faiblesse de la lettre est l'idée que l'antisémitisme était essentiellement lié à la persistance des relations féodales et que le développement ultérieur du capitalisme en sapait les fondements, voire le rendait risible.
Il est vrai que l'antisémitisme était profondément enraciné dans les formations sociales pré-capitalistes. Il remontait au moins à la Grèce et à la Rome antiques, alimenté par la tendance persistante de la population d'Israël à se rebeller contre les diktats politiques et religieux des empires grec et romain. Et il a joué un rôle encore plus important dans le féodalisme. L'idéologie centrale de l'Europe féodale, le christianisme catholique, était basée sur la stigmatisation des Juifs comme les meurtriers du Christ, un peuple maudit qui ne cesse de comploter pour attirer le malheur sur les chrétiens, que ce soit en empoisonnant les puits, en répandant la peste ou en sacrifiant des enfants chrétiens dans leurs rituels de Pâque. Le développement du mythe de la conspiration juive mondiale, qui a pris son essor après la publication des faux Protocoles des Sages de Sion par l'Okhrana au début du XXe siècle, trouve sans aucun doute ses racines dans ces sombres mythologies médiévales.
De plus, sur le plan matériel, cette haine persistante des Juifs doit être comprise en lien avec le rôle économique imposé aux Juifs dans le système féodal, surtout en tant qu'usuriers - une pratique formellement interdite aux chrétiens. Si ce rôle en faisait des auxiliaires utiles aux monarques féodaux (qui se présentaient souvent comme les «protecteurs des Juifs»), il les exposait aussi à des massacres périodiques qui permettaient d'effacer les dettes royales ou aristocratiques, et finalement à l'expulsion de nombreux pays d'Europe occidentale, car l'émergence lente du capitalisme produisait une élite financière «indigène» qui devait éliminer la concurrence des finances juives[8].
Il est également vrai que le principal public de l'antisémitisme était constitué des vestiges des classes condamnées par l'avancée du capital : l'aristocratie en déclin, la petite bourgeoisie, etc. C'étaient en grande partie les couches sociales auxquelles s'adressait la nouvelle génération de démagogues antisémites : Dühring et Marr en Allemagne (ce dernier étant crédité de l'invention du terme «antisémitisme» comme insigne à porter avec fierté), Drumont en France, Karl Lueger qui devint maire de Vienne en 1897, etc. Et enfin, Engels avait raison de souligner que l'avancée de la révolution bourgeoise en Europe avait, au début du siècle, entraîné une certaine avancée dans l'«émancipation» politique des Juifs. Mais l'opinion d'Engels selon laquelle «l'économie capitaliste devrait se développer à un rythme effréné» et ainsi reléguer aux oubliettes de l'histoire tous les vestiges féodaux en décomposition, et avec eux toutes les formes de «socialisme féodal» telles que l'antisémitisme, sous-estimait le degré auquel le capital se précipitait vers sa propre période de déclin. En effet, cela est déjà évoqué dans la lettre, où Engels dit que plus le capitalisme se renforcera, plus «proche sera la fin de la domination capitaliste». Et dans d'autres écrits, Engels avait développé les idées les plus profondes sur la forme que prendrait cette fin :
- au niveau économique, la conquête même du globe et la volonté d'intégrer toutes ses régions pré-capitalistes dans l'orbite des relations sociales capitalistes ouvriraient les vannes de la surproduction mondiale, et cette perspective se dessinait déjà à la fin du cycle décennal de «boom et récession» et au début de la «longue dépression» des années 1880. Il convient d'ajouter que l'impact de la dépression a également contribué à la montée de l'agitation antisémite en Europe, qui s'est souvent concentrée sur le fait de blâmer les «rois juifs de l'argent» pour les maux économiques qui devenaient alors apparents.[9]
- Au niveau militaire, Engels était bien conscient que cette conquête du globe, la chasse aux colonies, ne serait pas un processus pacifique, et dans l'une de ses prédictions les plus remarquables, il prévoyait que la concurrence inter-impérialiste conduirait finalement à une guerre européenne dévastatrice[10]. L'impérialisme a également fourni une forme plus «moderne» de racisme, utilisant un darwinisme déformé pour justifier la domination de la «race blanche» sur les «races inférieures», parmi lesquelles les Juifs étaient considérés comme une force particulièrement malveillante.
Au niveau de l'organisation du capital, Engels pouvait déjà voir que l'État assumait un rôle central dans la gestion des économies nationales, une tendance qui devait atteindre son plein épanouissement dans la période de déclin capitaliste[11].
Ainsi, loin de reléguer l'antisémitisme aux oubliettes de l'histoire, le développement ultérieur du capitalisme mondial, sa course accélérée vers une ère de crise historique, allait donner un nouveau souffle au racisme et à la persécution anti-juifs, surtout à la suite de la défaite des révolutions prolétariennes de 1917-1923.
Ainsi,
- Lors de la révolution de 1905 en Russie – déjà annonciatrice de l'époque prochaine de la révolution prolétarienne – le pogrom fut adopté par le régime tsariste comme méthode directe pour écraser la révolution et créer des divisions au sein de la classe ouvrière. Cette stratégie contre-révolutionnaire fut utilisée à une échelle encore plus grande par les armées blanches en Russie comme arme contre la révolution. D'où l'opposition intransigeante de Lénine et des bolcheviks à toute forme d'antisémitisme, poison de la lutte ouvrière. En Allemagne, la défaite de la Première Guerre mondiale a été expliquée par la légende du «coup de poignard dans le dos» par une cabale de marxistes et de juifs, donnant une impulsion majeure à la croissance des groupes et partis fascistes, surtout le Parti national-socialiste des travailleurs d'Hitler. Il va sans dire que ces bandes étaient étroitement liées aux formations militaires qui, à la demande du gouvernement social-démocrate, avaient réprimé brutalement les révoltes ouvrières à Berlin, Munich et ailleurs. Dans d'autres pays européens au cours des années 1920, comme la Pologne et la Hongrie, la défaite de la révolution a été consolidée par une législation antisémite qui préfigurait ce qui allait se produire en Allemagne sous les nazis.
La crise économique mondiale des années 1930, résultat de contradictions capitalistes impersonnelles rarement visibles et difficiles à comprendre, a également été exploitée à fond par les partis fascistes et nazis pour offrir une explication «plus simple», avec un bouc émissaire facilement identifiable : le riche financier juif, allié au bolchevik sanguinaire dans une sinistre conspiration contre la civilisation aryenne.
Sous le feu de ces événements horribles, un jeune membre du mouvement trotskiste, Avram Leon, qui tentait en Belgique occupée par les nazis de développer quelques idées de Marx pour comprendre historiquement la question juive[12], devait conclure qu'il s'agissait d'une question que le capitalisme décadent serait totalement incapable de résoudre. Cela n'était pas moins vrai des régimes dits «socialistes» en URSS et dans son bloc. Sous le règne de Staline, les campagnes antisémites ont souvent été utilisées pour régler des comptes au sein de la bureaucratie et fournir un bouc émissaire pour les misères du système stalinien. Le «complot des médecins» de 1953 est particulièrement tristement célèbre, avec ses échos de la vieille histoire des Juifs comme empoisonneurs secrets. Pendant ce temps, la version stalinienne de «l'autodétermination juive» a pris la forme de la «région autonome» de Birobidjan en Sibérie, que Trotsky a qualifiée à juste titre de «farce bureaucratique». Ces persécutions, souvent menées sous la bannière de «l'antisionisme», se sont poursuivies dans la période post-stalinienne, conduisant à une émigration massive des Juifs russes vers Israël.
Si la recrudescence de l'antisémitisme «moderne» et la réinvention de mythologies totalement réactionnaires héritées du féodalisme étaient un signe de la sénilité du capitalisme, il en va de même du sionisme moderne, qui a émergé dans les années 1890 en réaction directe à la vague antijuive.
Comme nous l'avons souligné dans l'introduction de cet article, le sionisme est le produit d'un développement plus général du nationalisme au XIXe siècle, reflet idéologique de la montée de la bourgeoisie et de son remplacement de la fragmentation féodale par des États-nations plus unifiés. L'unification de l'Italie et l'émancipation de l'hégémonie autrichienne ont été l'une des réalisations héroïques de cette période qui a eu un impact certain sur les premiers théoriciens du sionisme (Moses Hess par exemple - voir ci-dessous). Mais les Juifs ne se conformaient pas aux principales tendances du nationalisme bourgeois, car ils ne disposaient ni d'un territoire unifié ni même d'une langue commune. C'est l'un des facteurs qui a empêché le sionisme de séduire les masses jusqu'à ce qu'il soit porté par la montée de l'antisémitisme à la fin du XIXe siècle.
L'idéologie sioniste s'est également inspirée des «particularités» de longue date des populations juives, dont l'existence séparée était structurée à la fois par le rôle économique spécifique joué par les Juifs dans l'économie féodale, mais aussi par de puissants facteurs politiques et idéologiques : d'une part, la ghettoïsation des Juifs imposée par l'État et leur exclusion des domaines clés de la société féodale ; d'autre part, la propre vision d'eux-mêmes en tant que «peuple élu», qui ne pouvait être une «lumière pour les nations» qu'en restant distinct d'elles, au moins jusqu'à la venue du Messie et du Royaume de Dieu sur Terre ; ces idées étaient bien sûr encadrées par la mythologie de l'exil et du retour promis à Sion qui imprègne le contexte biblique de l'histoire juive.
Pendant des siècles, cependant, alors que de nombreux juifs orthodoxes de la «diaspora» effectuaient des pèlerinages individuels en terre d'Israël, l'enseignement principal des rabbins était que la reconstruction du Temple et la formation d'un État juif ne pourraient être accomplies que par la venue du Messie. Certaines sectes juives orthodoxes, telles que Neturei Karta, adhèrent encore aujourd'hui à ces idées et sont farouchement antisionistes, même celles qui vivent en Israël.
Le développement de la laïcité au cours du XIXe siècle a permis à une forme non religieuse du «retour» de gagner l'adhésion des populations juives. Mais le résultat dominant du déclin du judaïsme orthodoxe et de son remplacement par des idéologies plus «modernes» telles que le libéralisme et le rationalisme a été que les Juifs des pays capitalistes avancés ont perdu leurs caractéristiques uniques et se sont assimilés à la société bourgeoise. Certains marxistes, notamment Kautsky[13], ont même vu dans le processus d'assimilation la possibilité de résoudre le problème de l'antisémitisme dans les limites du capitalisme[14]. Cependant, la résurgence de l'antisémitisme dans la dernière partie du siècle allait remettre en question ces hypothèses et, en même temps, donner une impulsion décisive à la capacité du sionisme politique moderne à offrir une autre alternative à la persécution des Juifs et à la réalisation des aspirations nationales de la bourgeoisie juive.
Le titre de «père fondateur» de ce type de sionisme est généralement attribué à Theodor Herzl, qui a convoqué le premier congrès sioniste en 1897. Mais il y avait eu des précurseurs. En 1882, Leon Pinsker, un médecin juif vivant à Odessa dans l'Empire russe, avait publié L'Auto-émancipation. Un avertissement adressé à ses frères. Par un juif russe, prônant l'émigration juive en Palestine. Pinsker avait été un assimilationniste jusqu'à ce que sa croyance en la possibilité pour les Juifs de trouver sécurité et dignité dans la société «gentille» soit brisée par le témoignage d'un pogrom brutal à Odessa en 1881.
L'évolution de Moses Hess est peut-être plus curieuse. Au début des années 1840, il était un camarade de Marx et Engels et a joué un rôle important dans leur transition de la démocratie radicale au communisme et dans leur reconnaissance du caractère révolutionnaire du prolétariat. Mais au moment de la rédaction du Manifeste communiste, leurs chemins s'étaient séparés et Marx et Engels classaient Hess parmi les socialistes «allemands» ou «véritables». Il est certain que dans les années 1860, Hess avait pris une direction très différente. Encore une fois, probablement influencé par les premiers signes de réaction antisémite contre l'émancipation formelle des Juifs en Allemagne, Hess se tourna de plus en plus vers l'idée que les conflits nationaux et même raciaux n'étaient pas moins importants que la lutte des classes en tant que déterminants sociaux, et dans son livre Rome et Jérusalem, la dernière question nationale (1862), il prônait une forme précoce de sionisme qui rêvait d'établir une communauté socialiste juive en Palestine. Il est significatif que Hess ait déjà compris qu'un tel projet aurait besoin du soutien de l'une des grandes puissances mondiales, et pour lui cette tâche incomberait à la France républicaine.
Comme Pinsker, Herzl était un juif plus ou moins assimilé, un avocat autrichien qui avait été le témoin direct de la nouvelle vague de judéophobie et de l'élection de Karl Lueger à la mairie de Vienne. Mais c'est probablement l'affaire Dreyfus en France qui eut le plus grand impact sur Herzl, le convainquant qu'il ne pouvait y avoir de solution à la persécution des juifs tant qu'ils n'auraient pas leur propre État. En 1894, la France républicaine, où la révolution avait accordé des droits civils aux Juifs, fut le théâtre d'un procès truqué pour trahison d'un officier juif, Alfred Dreyfus, qui fut condamné à la prison à vie et banni dans la colonie pénitentiaire de l'île du Diable en Guyane française, où il passa les cinq années suivantes dans des conditions très difficiles. Les preuves ultérieures du fait que Dreyfus avait été victime d'un coup monté ont été supprimées par l'armée, et l'affaire a provoqué une profonde division au sein de la société française, opposant la droite catholique, l'armée et les partisans de Drumont aux dreyfusards, dont les figures de proue étaient Émile Zola et Georges Clemenceau. Finalement (mais pas avant 1906), Dreyfus fut disculpé, mais les divisions au sein de la bourgeoisie française ne disparurent pas, refaisant surface avec la montée du fascisme dans les années 1930 et dans la «Révolution nationale» pétainiste après la capitulation de la France face à l'Allemagne nazie en 1941.
Le sionisme de Herzl était entièrement laïque, même s'il s'inspirait des anciens motifs bibliques de l'exil et du retour à la Terre promise, qui, comme la majorité des sionistes le reconnaissaient, avaient beaucoup plus de pouvoir idéologique que d'autres «patries» potentielles en discussion à l'époque (Ouganda, Amérique du Sud, Australie, etc.).
Surtout, Herzl comprit la nécessité de vendre son utopie aux riches et aux puissants de l'époque. Ainsi, il alla quémander non seulement auprès de la bourgeoisie juive, dont certains membres avaient déjà financé l'émigration juive vers la Palestine et ailleurs, mais aussi auprès de dirigeants tels que le sultan ottoman et le kaiser allemand ; en 1903, il eut même une audience avec le ministre de l'Intérieur russe Plehve, connu pour son antisémitisme, qui avait participé à la provocation de l'horrible pogrom de Kichinev la même année. Plehve a dit à Herzl que les sionistes pouvaient agir librement en Russie tant qu'ils s'en tenaient à encourager les Juifs à partir pour la Palestine. Après tout, le ministre du tsar Pobedonostsev [96] n'avait-il pas déclaré que l'objectif de son gouvernement à l'égard des Juifs était que «un tiers s'éteigne, un tiers quitte le pays et un tiers se dissolve complètement dans la population environnante» ? Et voilà que les sionistes proposaient de mettre en œuvre la clause «quitter le pays»... Cette communauté d'intérêts entre le sionisme et les formes les plus extrêmes de l'antisémitisme s'est donc inscrite dans le mouvement dès sa création et se répétera tout au long de son histoire. Et Herzl était catégorique dans sa conviction que lutter contre l'antisémitisme était une perte de temps, notamment parce qu'à un certain niveau, il considérait que les antisémites avaient raison de voir les Juifs comme un corps étranger au milieu d'eux[15].
«À Paris, j'ai donc acquis une attitude plus libre envers l'antisémitisme, que je commence maintenant à comprendre historiquement et à tolérer. Par-dessus tout, je reconnais le vide et la futilité des efforts pour «combattre l'antisémitisme». Journal, vol. 1, p. 6, mai-juin 1895.
Ainsi, dès le début :
Dès le début, le projet sioniste a nécessité le soutien des puissances impérialistes dominantes, comme cela deviendra encore plus clair en 1917 lorsque la Grande-Bretagne publiera la Déclaration Balfour. C'était une préfiguration de ce qui allait devenir la réalité de tous les mouvements nationaux à l'époque de la décadence du capitalisme : ils ne pouvaient progresser qu'en s'attachant à l'une ou l'autre des puissances impérialistes qui dominent la planète à cette époque.
La quête de soutien des puissances impérialistes était tout à fait logique dans la mesure où le sionisme est né à une époque où l'impérialisme était encore très engagé dans l'acquisition de nouvelles colonies dans les régions périphériques du globe, et qu'il se considérait comme une tentative de créer une colonie dans une zone déclarée soit inhabitée (le slogan «une terre sans peuple pour un peuple sans terre» d'origine douteuse) ou habitées par des tribus arriérées qui ne pouvaient que bénéficier d'une nouvelle mission civilisatrice de la part d'une population occidentale plus avancée[16]. Herzl lui-même a écrit une sorte de roman utopique intitulé Alt-Neuland, dans lequel les propriétaires terriens palestiniens vendent une partie de leurs terres aux Juifs, investissent dans des machines agricoles modernes et améliorent ainsi le niveau de vie des paysans palestiniens. Problème résolu !
Le sionisme politique de Herzl était clairement un phénomène bourgeois, l'expression d'un nationalisme à l'époque où le capitalisme approchait de son déclin et où le caractère progressiste des mouvements nationaux touchait à sa fin. Et pourtant, en particulier en Russie, d'autres formes de séparatisme juif pénétraient le mouvement ouvrier à la même époque, sous la forme du Bund d'une part, et du «sionisme socialiste» d'autre part. C'était une conséquence de la ségrégation matérielle et idéologique de la classe ouvrière juive sous le tsarisme.
«La structure de la classe ouvrière juive correspondait à une faible composition organique du capital à l'intérieur de la zone de peuplement, ce qui impliquait une concentration dans les étapes finales de la production. Les spécificités culturelles du prolétariat juif, liées en premier lieu à sa religion et à sa langue, ont été renforcées par la séparation structurelle du prolétariat russe. La concentration des travailleurs juifs dans une sorte de ghetto socio-économique a été à l'origine matérielle de la naissance d'un mouvement ouvrier juif spécifique»[17].
Le Bund - Bund général du travail juif en Russie et en Pologne - a été fondé en 1897 en tant que parti explicitement socialiste et a joué un rôle important dans le développement du Parti ouvrier social-démocrate russe, dont il se considérait comme une partie. Il rejetait l'idéologie religieuse et sioniste et défendait une forme «d'autonomie culturelle nationale» pour les masses juives en Russie et en Pologne, dans le cadre d'un programme socialiste plus large. Il visait également à être le seul représentant des travailleurs juifs en Russie, et c'est cet aspect de sa politique qui fut le plus sévèrement critiqué par Lénine, car il impliquait une vision fédéraliste, une sorte de «parti dans le parti» qui saperait l'effort de construction d'une organisation révolutionnaire centralisée à travers l'Empire[18]. Cette divergence a conduit à une scission lors du deuxième congrès du POSDR en 1903, bien que cela n'ait pas mis fin à la coopération et même aux tentatives de réunification dans les années qui ont suivi. Les ouvriers du Bund ont souvent été en première ligne de la révolution de 1905 en Russie. Mais la capacité des ouvriers juifs et non juifs à s'unir dans les soviets et à lutter côte à côte – y compris pour la défense des quartiers juifs contre les pogroms – indiquait déjà au-delà de toute forme de séparatisme la future unification de l'ensemble du prolétariat, tant dans ses organisations générales unitaires que dans son avant-garde politique.
En ce qui concerne le «sionisme socialiste», nous avons déjà mentionné les vues de Moses Hess. En Russie, il y avait le groupe autour de Nachman Syrkin, le Parti socialiste ouvrier sioniste, dont les positions étaient proches de celles des socialistes-révolutionnaires. Syrkin fut l'un des premiers défenseurs des colonies collectives - les kibboutzim - en Palestine. Mais c'est le groupe Poale Zion (Travailleurs de Sion) autour de Ber Borochov qui a tenté de justifier le sionisme en utilisant des concepts théoriques marxistes. Selon Borochov, la question juive ne pourrait être résolue que lorsque les populations juives du monde auraient une structure de classe «normale», mettant fin à la «pyramide inversée» dans laquelle les couches intermédiaires ont un poids prépondérant ; et cela ne pourrait être réalisé que par la «conquête du travail» en Palestine. Ce projet devait se concrétiser par l'idée d'un «travail juif uniquement» dans les nouvelles colonies agricoles et industrielles qui, contrairement à d'autres formes de colonialisme, ne seraient pas directement fondées sur l'exploitation de la main-d'œuvre indigène. Ainsi, à terme, un prolétariat juif affronterait une bourgeoisie juive et serait prêt à passer à la révolution socialiste en Palestine. Il s'agissait en substance d'une forme de menchevisme, une «théorie des étapes» selon laquelle chaque nation devait d'abord passer par une phase bourgeoise afin de créer les conditions d'une révolution prolétarienne - alors qu'en réalité le monde approchait rapidement d'une nouvelle époque dans laquelle la seule révolution à l'ordre du jour de l'histoire était la révolution prolétarienne mondiale, même si de nombreuses régions n'étaient pas encore entrées dans la phase de développement bourgeoise. De plus, la politique du «travail uniquement pour les Juifs» devint, en réalité, le tremplin d'une nouvelle forme de colonialisme dans laquelle la population autochtone devait être progressivement expropriée et expulsée. Et en fait, lorsque Borochov s'intéressait à la population arabe de Palestine, il affichait la même attitude colonialiste que les sionistes traditionnels. «Les indigènes de Palestine s'assimileront économiquement et culturellement à quiconque mettra de l'ordre dans le pays et entreprendra le développement des forces de production de la Palestine»[19].
Le borochovisme était donc une impasse totale, ce qui s'est traduit par le sort final de Poale Zion. Bien que son aile gauche ait démontré son caractère prolétarien en 1914-1920, en s'opposant à la guerre impérialiste et en soutenant la révolution ouvrière en Russie, et même en demandant, sans succès, à rejoindre le Komintern dans ses premières années, la réalité de la vie en Palestine a conduit à des divisions irréconciliables, la majorité de la gauche rompant avec le sionisme et formant le Parti communiste palestinien en 1923[20]. La droite (dont faisait partie le futur Premier ministre d'Israël David Ben Gourion) s'orienta vers la social-démocratie et joua un rôle de premier plan dans la gestion du proto-État du Yishuv et de l'État d'Israël après 1948.
Au début des années 70, le borochovisme, ayant plus ou moins disparu, connaît une sorte de renaissance, en tant qu'instrument de la propagande de l'État israélien. Face à une nouvelle génération de jeunes juifs occidentaux critiques envers la politique d'Israël, surtout après la guerre de 1967 et l'occupation de la Cisjordanie et de Gaza, les partis sionistes de gauche qui avaient leurs origines ancestrales dans Poale Zion ont mis leurs énergies à gagner ces jeunes juifs séduits par l'antisionisme de la «Nouvelle Gauche», avec comme appât l'assurance que l'on peut être marxiste et sioniste en même temps, et que le sionisme était un mouvement de libération nationale aussi valable que les mouvements de libération vietnamiens ou palestiniens.
Dans cette partie de l'article, nous avons soutenu tout le contraire : que le sionisme, né à une époque où la «libération nationale» devenait de plus en plus impossible, ne pouvait éviter de s'attacher aux puissances impérialistes dominantes de l'époque. Dans la deuxième partie, nous montrerons non seulement que toute son histoire a été marquée par cette réalité, mais aussi qu'il a inévitablement engendré ses propres projets impérialistes. Mais nous montrerons aussi, contrairement à l'aile gauche du capital qui présente le sionisme comme une sorte de mal unique, que ce fut le sort de tous les projets nationalistes à l'époque de la décadence capitaliste, et que les nationalismes antisionistes qu'il a également engendrés n'ont pas fait exception à cette règle générale.
Amos, février 2025
[1] Zionism, False Messiah est le titre d'un livre de Nathan Weinstock publié pour la première fois en 1969. Il contient une histoire très détaillée du sionisme et démontre amplement la réalité du titre. Mais il est également écrit à partir d'un point de vue trotskiste qui fournit un argument sophistiqué en faveur des luttes nationales «anti-impérialistes». Nous y reviendrons dans le deuxième article. Ironiquement, Weinstock a renoncé à ses opinions antérieures et se décrit désormais comme sioniste, comme le souligne avec joie le Jewish Chronicle : [97] Meet the Trotskyist anti-Zionist who saw the errors of his ways, Jewish Chronicle, 4 décembre 2014 [97]
[2] Dans son livre The Socialist Response to Anti-Semitism in Imperial Germany (Cambridge 2007), Lars Fischer fournit de nombreuses preuves démontrant que même les dirigeants les plus compétents du Parti social-démocrate allemand, dont Bebel, Kautsky, Liebknecht et Mehring, ont fait preuve d'un certain niveau de confusion sur cette question. Il est intéressant de noter qu'il distingue Rosa Luxemburg pour avoir maintenu la position la plus claire et la plus intransigeante sur la montée de la haine des Juifs et son rôle anti-prolétarien.
[3] Par exemple : «Nous devons exiger l'expulsion [des Juifs] de France, à l'exception de ceux qui sont mariés à des Françaises ; la religion doit être proscrite car le Juif est l'ennemi de l'humanité, il faut renvoyer cette race en Asie ou l'exterminer. Heine, (Alexandre) Weill et d'autres ne sont que des espions ; Rothschild, (Adolph) Crémieux, Marx, (Achille) Fould sont des êtres malfaisants, imprévisibles, envieux, qui nous haïssent». Dreyfus, François-Georges. 1981. «Antisemitismus in der Dritten Franzö Republik». Dans Bernd Marin et Ernst Schulin, éd., Die Juden als Minderh der Geschichte. Munich : DTV
[4] Voir 160 ans après la publication de La question juive [98], Revue internationale 114
[5] Voir par exemple Mario Kessler, «Engels' position on anti-Semitism in the context of contemporary socialist discussions», Science & Society, vol. 62, n° 1, printemps 1998, 127-144, pour quelques exemples, ainsi que certaines déclarations discutables d'Engels lui-même sur les Juifs dans ses écrits sur la question nationale.
[6] Par exemple, dans «Aux frères de l'Alliance en Espagne», 1872. Voir également Traduction de la partie antisémite de la «Lettre aux camarades de la Fédération jurassienne» de Bakounine [99]
[7] Voir Kessler, op. cit.
[8] Cela n'exclut pas qu'ensuite, notamment à la suite de «l'émancipation» politique des Juifs européens résultant de la révolution bourgeoise, une véritable bourgeoisie juive se soit constituée en Europe, notamment dans le domaine de la finance. Les Rothschild en sont l'exemple le plus évident.
[9] Voir notre article Décadence du capitalisme (VI) : La théorie du déclin du capitalisme et la lutte contre le révisionnisme [100]. L'implication de certains banquiers juifs dans le krach boursier qui précipita la dépression alimenta cette démagogie.
[10] ibid
[11] In Socialism, Utopian and Scientific
[12] Avram Leon : The Jewish Question - A Marxist Interpretation (1946). [101]. Voir aussi 160 ans après la publication de La question juive [98], Revue internationale 114
[13] Voir en particulier «Les Juifs sont-ils une race [102]»,
[14] Dans les années 1930, Trotsky a accordé une interview dans laquelle il déclarait : «Durant ma jeunesse, j'étais plutôt enclin à penser que les Juifs des différents pays seraient assimilés et que la question juive disparaîtrait ainsi de manière quasi automatique. L'évolution historique du dernier quart de siècle n'a pas confirmé cette perspective. Le capitalisme en décomposition a partout basculé dans un nationalisme exacerbé, dont l'antisémitisme fait partie. La question juive a pris la plus grande importance dans le pays capitaliste le plus développé d'Europe, l'Allemagne» (Sur la question juive [103]). Compte tenu de son cadre politique plus général, Trotsky en a conclu que seul le socialisme pouvait offrir une véritable «autodétermination nationale» aux Juifs (et aux Arabes d'ailleurs)
[15] Cette vision est encore plus explicite dans une déclaration du sioniste politique allemand Jacob Klatzkin, qui a écrit que «si nous n'admettons pas le bien-fondé de l'antisémitisme, nous nions le bien-fondé de notre propre nationalisme. Si notre propre peuple mérite et souhaite vivre sa propre vie nationale, alors il est un corps étranger inséré dans les nations parmi lesquelles il vit, un corps étranger qui insiste sur sa propre identité distinctive... Il est donc juste qu'il se batte contre nous pour son intégrité nationale» (cité dans Lenni Brenner, Zionism in the Age of the Dictators: A Reappraisal, Londres 1983).
[16] Il y avait quelques exceptions à cette attitude paternaliste au sein du mouvement sioniste. Asher Ginsberg, plus connu sous son nom de plume Ahad Ha'am, était en fait très critique de cette attitude «colonisatrice» envers les habitants locaux, et plutôt qu'un État juif, il proposait une sorte de réseau de communautés locales à la fois juives et arabes. En somme, une sorte d'utopie anarchiste.
[17] Enzo Traverso, Les marxistes et la question juive, Histoire d'un débat, 1843-1943, édition française 1996, p. 106.
[18] Voir en particulier Lénine, «La position du Bund dans le Parti», Iskra 51, 22 octobre 1903, disponible sur Marxist Internet Archive. Voir également Histoire du mouvement ouvrier. 1903-1904 : la naissance du bolchevisme [104], Revue internationale 116.
[19] Borochov, «Sur la question de Sion et du territoire, 1905», cité dans The Other Israel, The Radical Case against Zionism, édité par Arie Bober, 1972.
[20] Cela s'est produit après un processus complexe de division et de réunification, essentiellement autour de l'attitude envers le sionisme et le nationalisme arabe, et devait être suivi par d'autres scissions autour des mêmes questions par la suite. Il convient de noter ici que l'adoption de la position du Komintern sur la question nationale - rejet du sionisme en faveur du soutien au nationalisme arabe naissant - ne signifiait pas un mouvement vers un véritable internationalisme. Comme nous le racontons dans notre article sur notre camarade Marc Chirik (MARC : De la révolution d'octobre 1917 à la deuxième guerre mondiale [105], Revue internationale 65) : Marc, dont la famille avait fui en Palestine pour échapper aux pogroms fomentés contre la révolution prolétarienne en Russie, a contribué, à l'âge de 12 ans, à la création de la section jeunesse du PC en Palestine, mais a rapidement été exclu pour son opposition au nationalisme sous toutes ses formes...
Depuis maintenant plus de 35 ans, le CCI a mis en avant une analyse de la période présente de la vie du capitalisme que nous avons qualifiée de « phase ultime de la période de décadence », celle « où la décomposition devient un facteur, sinon le facteur, décisif de l’évolution de la société ». Cette analyse, à laquelle nous avons consacré de nombreux articles et rapports de congrès, a rencontré une franche hostilité de la part du milieu politique prolétarien sans toutefois que cette hostilité se base sur une réfutation sérieuse de nos arguments. La plupart du temps, c’est par un haussement d’épaules et sur le ton de la moquerie que cette analyse a été rejetée sans autre forme de procès.
En ce sens, il faut saluer les « Contre-thèses sur la décomposition » rédigées par Tibor, un camarade appartenant à la Gauche communiste. En effet, le camarade a produit un réel effort pour argumenter ses désaccords avec l’analyse du CCI, abordant un grand nombre d’arguments mis en avant dans nos Thèses. (1)
Certes, le camarade s’est lui aussi laissé entraîner par la démarche de nombre de nos détracteurs en prononçant à l’égard de nos analyses des jugements catégoriques. Qu’on en juge : nos Thèses sont déclarées par lui rien de moins que « dangereuses » ; pour le camarade, l’« analyse non-dialectique » de la décomposition représenterait une véritable dérive, une « impasse évidente » qui « désarme le prolétariat ». Ces élucubrations « inconséquentes » procéderaient d’une « méthode analytique visiblement défaillante » : « cette théorie du CCI pêche du fait de quatre principaux écueils : son dogmatisme schématique, son révisionnisme, son idéalisme et son impressionnisme ». Il serait à ce titre « de la plus grande importance que le prolétariat rejette, à la suite d’un examen scientifique, et non pas à la suite d’a priori ou de préjugés, la position erronée faisant de la décomposition une nouvelle phase historique » (2)… Nous voilà rhabillés pour l’hiver !
Cela-dit, le camarade Tibor, à la différence de ceux qui se sont satisfaits jusqu’à présent de balayer la théorie de la décomposition d’un paresseux revers de la main, (3) tente, au-delà de ses appréciations quelque peu péremptoires, de clarifier ses divergences en les confrontant aux positions du CCI. Il est, en effet, de la responsabilité de tous les révolutionnaires, particulièrement des organisations qui prétendent défendre les intérêts historiques de la classe ouvrière, de clarifier les conditions de son combat et de critiquer les analyses qu’elles jugent erronées. Le prolétariat et ses minorités d’avant-garde ont besoin d’un cadre global de compréhension de la situation à défaut duquel ils sont condamnés à être ballottés par les événements et ne pouvoir jouer leur rôle de boussole pour la classe ouvrière.
Par ailleurs, le camarade a cherché, tout au long de son texte, à s’appuyer sur de nombreux documents du mouvement ouvrier et sur la démarche marxiste : « L’une des nécessités de la dialectique est d’envisager les phénomènes observés dans leur globalité, dans un tout, comme soumis à une interaction permanente. Plutôt que d’isoler un phénomène pour l’observer in abstracto, la méthode dialectique implique de comprendre celui-ci par ses relations avec d’autres phénomènes, et se refuse à l’abstraire du milieu dans lequel il évolue ». Il faut, là aussi, saluer sa volonté d’ancrer ses critiques et sa réflexion, non pas sur de vagues préjugés, mais dans l’histoire du mouvement ouvrier.
Nous examinerons donc à notre tour les arguments et la méthode de ces « Contre-thèses » et nous verrons si elles contribuent, comme elles en ont le projet, « à la clarification des principaux problèmes politiques de notre temps ».
Le camarade Tibor l’affirme haut et fort : l’analyse de la décomposition est « révisionniste ». « Cette théorie sert [au CCI] à rompre avec des données essentielles du marxisme révolutionnaire ». L’analyse « visiblement défaillante » du CCI représente-t-elle réellement une innovation révisionniste ?
Avant de répondre à cette question, il vaut la peine de relever que le camarade Tibor nous fait une leçon de sémantique. En effet, il considère que les termes de « décadence », « obsolescence » ou « pourrissement » du capitalisme, « ne devraient être utilisés que comme synonymes d’une seule et même réalité » et que « la décomposition » n’est pas autre chose qu’un « synonyme supplémentaire servant à désigner le déclin capitaliste ». Nous n’aurons pas la cuistrerie de reporter ici les définitions de ces différents termes données par les dictionnaires afin de montrer qu’elles ne sont pas identiques mais puisque le camarade veut nous entraîner sur ce terrain, il nous faut quand même faire une précision : les termes de décadence, déclin, obsolescence peuvent effectivement être considérés comme proches, mais ceux de décomposition et pourrissement, qui eux aussi ont une proximité entre eux, sont fort éloignés des premiers et se rattachent plutôt à des notions de désagrégation ou de putréfaction. C’est pour cette raison que nos thèses de 1990 font bien la distinction entre les termes de décadence et de décomposition : « il serait faux d’identifier décadence et décomposition. Si l’on ne saurait concevoir l’existence de la phase de décomposition en dehors de la période de décadence, on peut parfaitement rendre compte de l’existence de la décadence sans que cette dernière se manifeste par l’apparition d’une phase de décomposition ».
Mais, au-delà de ces précisions linguistiques, qu’en est-il de notre “révisionnisme” ? Pour Tibor, la « “dislocation du corps social, pourrissement de ses structures économiques, politiques et idéologiques, etc.” […], ces éléments n’ont jamais été qualifiés par quiconque auparavant de phénomènes de décomposition ». Eh bien camarade, cette affirmation est erronée !
Avant de devenir un « renégat », Karl Kautsky qualifiait déjà certains phénomènes de la décadence de l’Empire romain de « décomposition ». Il affirmait ceci : « à l’époque de la formation du christianisme, les formes traditionnelles de la production et de l’État étaient en pleine décomposition. Cela correspondait également à une désagrégation complète des formes traditionnelles de pensée ». (4) Et il ne se limitait pas à ce mode de production puisque, concernant le féodalisme et son déclin, il développait la même idée : « Une recherche individuelle et tâtonnante de nouveaux modes de pensée et de nouvelles formes d’organisation a, par exemple, caractérisé l’époque de transition du féodalisme en décomposition au libéralisme, alors que celui-ci n’avait encore pas eu le temps de mettre en place un autre mode d’organisation ».
Engels, lui-même, parle de décomposition en distinguant la période de décadence du système féodal des phénomènes de décomposition en son sein : « Au XVe siècle, la féodalité était donc en pleine décadence dans toute l’Europe occidentale ; partout des villes aux intérêts anti-féodaux […] s’étaient déjà subordonnées en partie socialement les seigneurs féodaux par l’argent, et même, çà et là, politiquement ; à la campagne même […] les anciens liens féodaux commençaient à se décomposer sous l’influence de l’argent ».
Nous posons la question au camarade Tibor : considère-t-il que Kautsky (au temps où il était marxiste) et Engels se contentaient de « jouer avec les mots » comme il en accuse le CCI ?
La décadence des modes de production n’a jamais été un processus mécanique, sans évolution qualitative : la désagrégation croissante de l’État impérial, les coups d’État à répétition, les épidémies de plus en plus incontrôlables, l’abandon progressif des limes, les campagnes de pillages des tribus germaniques et tout ce que Kautsky désigne sous le terme de décomposition des « formes traditionnelles de la production et de l’État [et] de la pensée », relèvent bien de phénomènes de pourrissement des formes d’organisation de la société esclavagiste et du fait que la décadence d’un mode de production, comme son ascendance, connaît une évolution et plusieurs phases. Mieux, il identifiait très explicitement la décomposition du féodalisme à la période où le « libéralisme […] n’avait encore pas eu le temps de mettre en place un autre mode d’organisation », signifiant ainsi la possibilité de blocage momentané de la situation sociale.
Bien sûr, les révolutionnaires du passé ne pouvaient pas distinguer clairement la période de décadence et les phénomènes de décomposition, parce qu’ils ne pouvaient pas encore constater que l’accumulation et l’aggravation de ces phénomènes déboucheraient sur une phase spécifique et ultime de la décadence du capitalisme, la phase de décomposition. Surtout, à la différence du capitalisme dans laquelle la classe révolutionnaire ne peut transformer la société sans renverser au préalable la domination politique de la bourgeoisie, le développement de nouveaux rapports de production en leur sein a empêché que la décomposition des anciennes formes d’organisation ne devienne un facteur central dans la situation sociale. Sous la domination du féodalisme, par exemple, la bourgeoisie offrait une perspective nouvelle et un dynamisme économique : le développement des rapports sociaux capitalistes a ainsi empêché que le délitement du féodalisme n’imprègne tous les pans de la société et ne l’entraîne vers l’abyme.
De ce point de vue, parler de « phase de décomposition » et non plus de « phénomènes de décomposition », représente bel et bien une « nouveauté ». Mais est-ce là un péché mortel du point de vue du marxisme ?
Le marxisme est une méthode, une démarche scientifique et, à ce titre, ne peut en aucun cas se figer en un dogme invariant. Tout le combat politique de Marx et Engels témoigne de leur souci constant de développer, d’enrichir et même de réviser les positions qui se révélaient insuffisantes ou dépassées par une réalité toujours en mouvement. C’est ainsi que l’expérience de la Commune de Paris a profondément bouleversé leur vision de la révolution et de la prise du pouvoir, tout comme la révolution de 1848 leur avait permis de comprendre que les conditions objectives du renversement du capitalisme n’étaient alors pas réunies.
C’est aussi en s’appuyant sur cette méthode vivante que des révolutionnaires comme Lénine et Luxemburg ont pu identifier l’entrée du capitalisme dans une nouvelle période de sa vie, celle de sa décadence. Ils ont placé au cœur de leur analyse la notion d’impérialisme, devenu le mode de vie permanent du capitalisme, alors même que ce concept n’avait été théorisé ni par Marx, ni par Engels.
La Gauche communiste, à partir des années 1920, s’appuyant sur la méthode de Marx, de Lénine ou de Luxemburg, a également effectué tout un travail critique sur les problèmes inédits posés par la révolution russe et la période de décadence : la dictature du prolétariat, l’État dans la période de transition, les syndicats, la question nationale… En apparence, les positions développées par la Gauche communiste entraient en contradiction avec celles de Marx et Engels. Mais les leçons tirées par la Gauche communiste, bien qu’elles aient constitué des « nouveautés » jamais exprimées « par quiconque auparavant », représentent un patrimoine précieux qui s’inscrit pleinement dans la tradition du marxisme.
Si le camarade est à la recherche d’innovations réellement « révisionnistes », nous l’invitons donc à faire la critique implacable, « à la suite d’un examen scientifique », de « l’invariance du marxisme depuis 1848 », théorie élaborée par Bordiga, reprise par le courant bordiguiste (appartenant comme le CCI à la Gauche communiste) et qui imprègne de long en large ses « contre-thèses ». Contrairement à la vision sclérosée de « l’invariance », le marxisme n’est pas un « art achevé » dont les révolutionnaires n’auraient plus qu’à faire l’exégèse à la manière des théologiens.
Pour être nouveau, le cadre théorique de la décomposition est entièrement fondé sur la démarche marxiste. La perspective de désagrégation intérieure du capitalisme, au cœur de la théorie de la décadence, fait partie des « nouveautés » que le premier congrès de l’Internationale communiste (IC) a tracé en identifiant l’entrée du système dans sa période de décadence : « Une nouvelle époque est née : l’époque de désagrégation du capitalisme, de son effondrement intérieur. L’époque de la révolution communiste du prolétariat ». L’alternative « socialisme ou barbarie » était alors explicite : « L’humanité, dont toute la culture a été dévastée, est menacée de destruction totale […]. Le résultat final du mode de production capitaliste est le chaos, et ce chaos ne peut être vaincu que par la plus grande classe productive : la classe ouvrière ». Dans son Manifeste, l’IC précise encore : « Maintenant ce n’est pas seulement la paupérisation sociale, mais un appauvrissement physiologique, biologique, qui se présente à nous dans toute sa réalité hideuse ». Il était tout aussi clair que l’« effondrement intérieur » n’était pas un phénomène conjoncturel lié à la guerre mondiale, mais bien une tendance permanente et irréversible du capitalisme décadent : « l’humanité travailleuse tout entière deviendra-t-elle l’esclave tributaire d’une clique mondiale triomphante qui […], toujours et partout, enchaînera le prolétariat, dans le but unique de maintenir sa propre domination ? Ou bien la classe ouvrière d’Europe et des pays les plus avancés des autres parties du monde s’emparera-t-elle de la vie économique, même désorganisée et détruite, afin d’assurer sa reconstruction sur des bases socialistes ? ». L’histoire du monde a depuis pleinement confirmé ce tournant décisif dans la vie de la société capitaliste et en particulier la barbarie qu’a représenté la Deuxième Guerre mondiale. La crise de l’économie mondiale, désormais permanente, la spirale sans fin des convulsions guerrières, l’effondrement incontrôlable des écosystèmes… Le capitalisme offre aujourd’hui l’image d’un monde sans perspective, d’une agonie interminable faite de destructions, de misère et de barbarie.
Tibor reconnaît, à très juste titre, qu’il faut examiner l’histoire de façon dynamique et non photographique, nous reprochant même un « manque de compréhension dialectique de ce qu’est une dynamique de pourrissement ». Il soutient également la théorie de la décadence et la réalité de son évolution : « le capitalisme est un système pourrissant sur pied, et ce de façon toujours plus rapide et prononcée au fur et à mesure que cette période de décadence s’éternise ». Mais, en dépit de ses bonnes intentions, les principes du matérialisme dialectique qu’il accuse le CCI de ne pas appliquer, il les oublie constamment dans son article. La vision profondément historique de l’IC, loin d’un « catastrophisme » aux « racines psychologiques », est, en effet, à des années-lumière des plates démonstrations du camarade quand il affirme qu’« il n’existe pas de crise permanente de l’économie capitaliste ». Il écrit ainsi que « le capitalisme, par la logique même de l’accumulation, ne saurait connaître une phase de déclin économique définitif » et poursuit en affirmant qu’« il n’existe pas de crise finale », que « par la dévaluation récurrente du capital constant dans le cadre des crises, le capitalisme est en mesure de survivre à ses crises », voire que « le capitalisme, par son caractère cyclique, connaît successivement des périodes de prospérité suivies de périodes de crises, potentiellement éternellement ».
Et sur quoi le camarade fonde-t-il ses affirmations ? Sur des textes de Marx décrivant l’économie capitaliste dans sa période d’ascendance ! Comme si rien ne changeait jamais, comme si les conditions sociales et économiques étaient figées pour toujours et « potentiellement éternelles » suivant la formule qu’il emploie, comme si l’évolution de la situation n’imposait pas aux marxistes de remettre en cause leurs analyses devenues obsolètes. Et c’est le CCI « qui pêche » par « son dogmatisme schématique » et « son révisionnisme » ?
La décadence n’est-elle qu’une succession de crises cycliques « potentiellement éternelles », typique du XIXe siècle, ou représente-t-elle la crise historique du capitalisme, crise insurmontable, comme le prévoyait la IIIe Internationale ? À la lecture des écrits quelque peu contradictoires de Tibor, on est en droit de se demander quelle est exactement sa vision de la décadence. Sans aller jusqu’à la clarté de l’analyse de Rosa Luxemburg, est-ce que le camarade, qui se revendique de l’héritage de Lénine, est seulement d’accord avec la Plateforme de la IIIe Internationale ?
Ne tournons pas autour du pot : le camarade, bien qu’il reconnaisse la réalité de la décadence, n’en comprend clairement pas les fondements, pas plus qu’il ne comprend l’évolution de l’histoire en général. En fait, le camarade ne perçoit pas la différence qualitative entre les crises cycliques de l’ascendance du capitalisme et la crise chronique et permanente de surproduction de la décadence.
Pire, ses arguments remettent aussi en cause les bases matérielles pour la prise du pouvoir du prolétariat et donc la possibilité de renverser le capitalisme. Sur quelles bases matérielles, dans un système capable de prospérer « éternellement », le prolétariat pourrait-il développer son combat révolutionnaire ? Mystère… Il n’est, à ce titre, pas surprenant que Tibor ait, depuis la publication de son texte, tourné le dos à la théorie de la décadence en adoptant la démarche politique du bordiguisme qui rejette purement et simplement cette analyse. « L’invariance », qui est une déformation aberrante du marxisme, a conduit les bordiguistes à rejeter la notion de décadence, alors que ce concept est présent dès les origines du matérialisme historique. Ce sont, d’ailleurs, ces mêmes « innovations » qui amènent aujourd’hui ce courant à rejeter le concept de décomposition du capitalisme.
Outre son « dogmatisme schématique » et son « révisionnisme », le CCI serait en proie à deux autres péchés : « son idéalisme et son impressionnisme ». Tibor justifie cette condamnation par son maître-argument, celui qui structure ses « Contre-thèses » : « Toutes “les caractéristiques essentielles de la décomposition” avancées par le CCI dans sa septième thèse sont, soit fausses, soit ne sont en rien inédites et constitutives d’une période nouvelle ». Et le camarade d’énumérer longuement les « faits matériels » et « les preuves empiriques » guère « probants » pour démontrer que les guerres, les famines, les bidonvilles, la corruption et les accidents d’avion existaient bien avant la période de décomposition, parfois en pire… Il n’est visiblement pas venu à l’esprit de Tibor que ses stupéfiantes révélations n’en sont pas et que, peut-être, à travers ses « Contre-thèses », il démontre surtout une profonde incompréhension tant du cadre de la décomposition que de la méthode marxiste.
Les « Contre-thèses » affirment fort justement que « l’une des nécessités de la dialectique est d’envisager les phénomènes observés dans leur globalité, dans un tout, comme soumis à une interaction permanente. Plutôt que d’isoler un phénomène pour l’observer in abstracto, la méthode dialectique implique de comprendre celui-ci par ses relations avec d’autres phénomènes, et se refuse à l’abstraire du milieu dans lequel il évolue », mais sous la plume du camarade, ce n’est, là encore, qu’une formule creuse. Pour lui, l’histoire du capitalisme n’est qu’une succession de « différentes phases économiques » : « Dans sa phase progressiste, le capitalisme adopte successivement les formes du mercantilisme, de la manufacture, du capitalisme manchestérien et du capitalisme trustifié. Dans sa phase de déclin, il adopte successivement les formes du capitalisme trustifié et du capitalisme d’État (d’abord de type keynésien puis néo-libéral) ». En ce sens, il n’est pas inutile de souligner qu’aux yeux du camarade, le capitalisme d’État est réduit à une simple « phase économique », loin de la tendance dominante du capitalisme décadent aspirant tous les aspects de la vie sociale, bien au-delà de la seule sphère économique. Mais, cela Tibor ne peut le concevoir, persuadé que la « méthode dialectique » consiste à tout ramener aux « soubassements économiques des contradictions du capitalisme moderne ».
Contrairement à cette vision schématique, Engels expliquait dans sa lettre à Joseph Bloch (21-22 septembre 1890) que « d’après la conception matérialiste de l’histoire, le facteur déterminant dans l’histoire est, en dernière instance, la production et la reproduction de la vie réelle. Ni Marx, ni moi n’avons jamais affirmé davantage. Si, ensuite, quelqu’un torture cette proposition pour lui faire dire que le facteur économique est le seul déterminant, il la transforme en une phrase vide, abstraite, absurde. La situation économique est la base, mais les divers éléments de la superstructure – les formes politiques de la lutte de classes et ses résultats, […] les formes juridiques, et même les reflets de toutes ces luttes réelles dans le cerveau des participants, théories politiques, juridiques, philosophiques, conceptions religieuses et leur développement ultérieur en systèmes dogmatiques, exercent également leur action sur le cours des luttes historiques et, dans beaucoup de cas, en déterminent de façon prépondérante la forme. Il y a action et réaction de tous ces facteurs au sein desquels le mouvement économique finit par se frayer son chemin comme une nécessité à travers la foule infinie de hasards (c’est-à-dire de choses et d’événements dont la liaison intime entre eux est si lointaine ou si difficile à démontrer que nous pouvons la considérer comme inexistante et la négliger). Sinon, l’application de la théorie à n’importe quelle période historique serait, ma foi, plus facile que la résolution d’une simple équation du premier degré ».
Dans ce cadre, la critique que nous adressions au courant bordiguiste dans notre dernier « Rapport sur la décomposition » (5) s’applique également au texte du camarade Tibor qui a oublié en chemin ce pilier de la démarche marxiste qu’est l’évolution dialectique des sociétés humaines selon l’unité des contraires : « Pour le marxisme, la superstructure des formations sociales, c’est-à-dire leur organisation politique, juridique et idéologique, naît sur la base de l’infrastructure économique et est déterminée par cette dernière. C’est ce qu’ont compris les épigones [de Bordiga]. Cependant, le fait que cette superstructure puisse agir comme cause […] aussi bien que comme effet, leur échappe. Engels, vers la fin de sa vie, a dû insister sur ce point précis dans une série de lettres adressées dans les années 1890 au matérialisme vulgaire des épigones de l’époque. Sa correspondance est une lecture absolument essentielle pour ceux qui nient aujourd’hui que la décomposition de la superstructure capitaliste puisse avoir un effet catastrophique sur les fondements économiques du système ».
En fait, Tibor projette sur notre analyse de la décomposition sa propre démarche schématique typique du matérialisme vulgaire : comme il envisage l’histoire du capitalisme avec le filtre d’un économisme étriqué, sous la forme de cycles de production éternels qui n’augmenteraient qu’en taille, de catastrophes dont l’évolution ne serait jamais que quantitative et dont toute la vie sociale découlerait mécaniquement, il perçoit notre cadre de la décomposition de façon complètement déformée en termes d’accumulation de phénomènes empiriques. Et dans sa logique, il suffit de constater que ces phénomènes existaient avant la phase de décomposition pour en invalider les fondements.
D’ailleurs, l’analyse de Tibor n’explique jamais quel changement dans la période de décadence a pu produire cet événement majeur et inédit qu’a représenté l’implosion du bloc de l’Est. Pour lui, « prétendre que c’est la décomposition qui explique la chute du bloc de l’est, il faut faire preuve ici de la plus grande mauvaise foi ou de la plus grande méconnaissance de l’histoire. Si le bloc soviétique a implosé, du fait de ses contradictions, c’est suite à la conjonction d’un essoufflement économique manifeste aggravé par la stratégie poursuivie par la classe dominante américaine qui a consisté à pousser son adversaire plus faible dans une fuite en avant militariste qui ne pouvait qu’épuiser ce colosse aux pieds d’argile ». Mais où le CCI a-t-il nié que les pressions américaines n’avaient pas été un facteur décisif dans l’effondrement du bloc « soviétique » ? En revanche, Tibor passe complètement à côté de la question centrale : comment expliquer qu’un bloc s’effondre de lui-même pour la première fois dans l’histoire de la décadence ? À lire le camarade, il s’agit d’un simple aléa de l’histoire.
La démarche peu rigoureuse du camarade l’emmène ainsi à proférer des énormités telle que : « Le fait que la décomposition ait pu surgir sur une base non-économique devrait suffire à remettre en question une telle analyse. Alors même que la décadence surgit sur une base immédiatement économique, monopoles, capitalisme financier, unification capitaliste du monde, forces productives ayant atteint la limite de leur progressisme historique… il faut attendre plusieurs décennies pour que la décomposition prenne une forme économique. On reconnaît ici la méthode empiriste et impressionniste éloignée du marxisme, se mettant à la queue des événements plutôt que d’analyser les soubassements économiques des contradictions du capitalisme moderne ». Aucun texte du CCI, depuis les « Thèses sur la décomposition », n’a défendu une chose pareille ! Dans le numéro 61 de la Revue internationale nous écrivions même : « la cause première de la décomposition de ce bloc [celui de l’Est] est constituée par la faillite économique et politique totale, sous les coups de l’aggravation inexorable de la crise mondiale du capitalisme ». Mais Tibor croit déceler une anomalie dans nos récentes analyses sur l’« irruption des effets de la décomposition sur le plan économique ». Le tranchant dialectique des « Contre-thèses » est visiblement quelque peu émoussé, incapables qu’elles sont de concevoir que la décomposition peut surgir sur la base des contradictions économiques du capitalisme tout en alimentant ces mêmes contradictions…
Cette déformation des positions du CCI sous le poids de sa propre vision matérialiste vulgaire se confirme dans la confusion qu’entretiennent les « Contre-thèses » entre « phénomènes de décomposition » et « phase de décomposition », deux éléments liés mais bien distincts. Le CCI n’a pas été suffisamment aveuglé par son « dogmatisme schématique » pour ignorer que la Seconde Guerre mondiale a, jusqu’à présent, engendré des destructions sans commune mesure avec les conflits de la période de décomposition, ni que la corruption gangrène la bourgeoisie depuis des siècles, ni que la grippe espagnole et même la peste noire furent plus meurtrières que la pandémie Covid-19 ! Pas plus que nous n’avons prétendu que « les caractéristiques essentielles de la décomposition » ont surgi avec la phase de décomposition. Mais, de même que le phénomène de l’impérialisme existait dès la fin de la période d’ascendance avant de devenir le mode de vie du capitalisme décadent, il existait aussi des phénomènes de décomposition avant la phase de décomposition.
Et comme le prolétariat n’a toujours pas aboli le capitalisme, les éléments de décomposition, dont Tibor reconnaît au moins partiellement l’existence, n’ont fait que s’accumuler et s’amplifier sur tous les plans de la vie sociale : l’économie, d’une part, mais aussi la vie politique, la morale, la culture, etc. Ce processus n’est pas un phénomène propre à la phase de décomposition, comme ont pu en témoigner la folie irrationnelle du nazisme pendant la Seconde Guerre mondiale et le froid cynisme des Alliés pour justifier la destruction systématique de l’Allemagne et du Japon alors que ces pays étaient déjà vaincus. C’est ce que décrivait la Gauche communiste de France en 1947 : « La bourgeoisie, elle, se trouve devant sa propre décomposition et ses manifestations. Chaque solution qu’elle tente d’apporter précipite le choc des contradictions, elle pallie au moindre mal, elle replâtre ici, et là bouche une voie d’eau, tout en sachant que la trombe ne gagne que plus de force ». (6) Ce que nous entendons par « phase de décomposition », ce n’est donc pas l’apparition soudaine de phénomènes de pourrissement suite à l’effondrement du bloc de l’Est, pas plus que leur seule accumulation, mais l’entrée du capitalisme dans une nouvelle et ultime phase de sa décadence dans laquelle la décomposition est devenu un facteur central de la marche de la société.
Notre compréhension de cette dernière phase de la vie du capitalisme n’est pas tant fondée sur l’accumulation bien réelle de phénomènes que sur une analyse historique du rapport de force entre les deux classes fondamentales de la société. (7) À aucun moment, le camarade Tibor ne pose le problème de l’absence de perspective, pourtant au cœur de notre analyse de la décomposition, comme s’il s’agissait pour lui d’un aspect, au mieux secondaire, au pire totalement inconséquent. Pourtant, si dans une société de classe, les individus n’ont pas nécessairement conscience des conditions qui déterminent leur existence, cela ne signifie pas que la société puisse fonctionner sans qu’une perspective ne l’oriente. De ce point de vue, bien que la Seconde Guerre mondiale ait représenté un sommet de barbarie, la bourgeoisie et ses États, à travers la logique des blocs impérialistes, encadraient tout de même la société d’une main de fer, mobilisant la classe ouvrière dans une confrontation sanglante et la perspective d’une reconstruction. Même dans les années 1930, il existait une perspective, celle de la guerre mondiale, aussi catastrophique soit-elle, pour mobiliser la société. En revanche, depuis l’ouverture de la phase de décomposition, la barbarie n’a plus rien d’« organisé » : l’indiscipline, l’anarchie et le « chacun pour soi » dominent les relations internationales, la vie politique et toute l’existence sociale, s’aggravant toujours plus.
C’est cette démarche, et non une approche phénoménologique (ou « impressionniste » comme l’écrit le camarade), qui a permis au CCI d’identifier, à travers l’éclatement du bloc de l’Est, la fin de la politique des blocs qui structuraient jusque-là les rapports impérialistes, rendant hautement improbable la marche du capitalisme vers un nouveau conflit mondial. C’est cette même démarche qui nous a permis d’analyser que l’effondrement du stalinisme allait porter un immense coup à la conscience de classe et à la perspective révolutionnaire, sans que la classe n’ait pourtant été vaincue. C’est parce qu’aucune des deux classes fondamentales n’est, pour le moment, en mesure d’apporter sa réponse décisive à la crise du capitalisme (la guerre ou la révolution) que les phénomènes de décomposition sont devenus centraux dans l’évolution de la situation, ont acquis une dynamique propre, s’alimentant les uns les autres de façon croissante et incontrôlable.
Le cadre de la décomposition s’appuie, pour le résumer en une formule, sur un principe élémentaire de la dialectique qu’ignorent les « Contre-thèses » : « la transformation de la quantité en qualité ». De même, contre les impasses de l’économisme étroit, notre analyse prend en compte le caractère déterminant des facteurs subjectifs comme force matérielle qui, loin d’une « analyse non-dialectique », constitue une approche véritablement matérialiste. Engels critiquait, dans l’Anti-Dühring, les raisonnements qui ne perçoivent que la dimension économique de la crise du capitalisme en évacuant totalement sa dimension politique et historique.
Tibor ne cesse d’invoquer la « dialectique », mais en a-t-il compris sa signification et ses implications ? Rien n’est moins sûr.
La critique la plus virulente que Tibor porte à notre analyse est que celle-ci se révélerait non pas seulement erronée mais également « dangereuse », en ce qu’elle désarmerait le prolétariat. Et il poursuit : « il est intéressant de voir comment le CCI sous-estime la dangerosité de la guerre mondiale. Ainsi, celle-ci est présentée comme pouvant facilement être empêchée par l’action du prolétariat ». Que dit réellement le CCI ? Dans la thèse 11, nous écrivons : « “Révolution communiste ou destruction de l’humanité” […] s’impose au lendemain de la Seconde Guerre mondiale avec l’apparition des armements atomiques. Aujourd’hui, après la disparition du bloc de l’Est, cette perspective terrifiante reste tout à fait valable. Mais il importe de préciser qu’une telle destruction de l’humanité peut provenir de la guerre impérialiste généralisée ou de la décomposition de la société ». Dans la Revue internationale n° 61 (1990), nous précisons : « Même si la guerre mondiale ne saurait, à l’heure actuelle, et peut-être de façon définitive, constituer une menace pour la vie de l’humanité, cette menace peut très bien provenir, comme on l’a vu, de la décomposition de la société. Et cela d’autant plus que si le déchaînement de la guerre mondiale requiert l’adhésion du prolétariat aux idéaux de la bourgeoisie, phénomène qui n’est nullement à l’ordre du jour à l’heure actuelle pour ses bataillons décisifs, la décomposition n’a nul besoin d’une telle adhésion pour détruire l’humanité ». L’actualité confirme tragiquement cette analyse comme nous l’avons récemment signalé dans un tract sur la guerre à Gaza : « Le capitalisme, c’est la guerre. Depuis 1914, elle n’a pratiquement jamais cessé, touchant telle partie du monde puis telle autre. La période historique devant nous va voir cette dynamique mortifère se répandre et s’amplifier, avec une barbarie de plus en plus insondable ».
Nous pourrions multiplier les exemples à l’infini tant chacune de nos publications, chacune de nos réunions publiques alertent avec la plus grande des constances sur le danger majeur que représente l’approfondissement du chaos guerrier qui pourrait finir par anéantir l’humanité si le prolétariat ne renversait assez tôt le capitalisme. Tibor, lui, ne perçoit pas ce danger, il n’entrevoit de menaces que dans une hypothétique et lointaine guerre mondiale. Et encore, quand le CCI souligne qu’une troisième guerre mondiale pourrait se solder par la fin de l’espèce humaine (à cause des armes nucléaires, entre autres choses), Tibor voit dans celle-ci un terrain favorable à la révolution parce que ce fut le cas en 1917. Pire, avec sa vision d’un capitalisme « éternel », il ouvre même la porte à l’idée qu’une nouvelle guerre mondiale pourrait représenter une « solution à la crise » en enclenchant un nouveau cycle d’accumulation ! Rien ne change ni n’évolue, il suffit d’appliquer les schémas du passé !
Mais que la classe ouvrière puisse ne pas être en mesure de défendre la perspective révolutionnaire tout en ne se laissant pas embrigader dans la guerre mondiale, cela paraît inconcevable pour le camarade. Le passage des « Contres-thèses » sur la lutte de classe dans les années 1970-1980 est très confus, (8) mais il semble au moins reconnaître que le début des années 1970 ont marqué un développement de la lutte, avant un recul à partir de 1975. Il n’aura pas échappé au camarade que, même durant ce qu’il appelle cette « parenthèse à l’échelle historique », la classe ouvrière n’a jamais pu développer sa lutte révolutionnaire. Pourtant, durant cette même période, la bourgeoisie américaine s’est trouvée confronté à un refus de l’embrigadement pour la guerre du Vietnam, aux manifestations pacifistes, aux troupes totalement démotivées, etc. La classe ouvrière ne s’est pas révoltée sur son terrain de classe, mais la bourgeoisie n’a jamais pu mobiliser pleinement la société pour la guerre, au point de devoir retirer ses troupes du Vietnam de manière humiliante. La fuite en avant guerrière n’a pas cessé depuis : guerre des étoiles, guerre de l’URSS en Afghanistan, deux guerres en Irak, puis une nouvelle occupation, cette fois américaine, de l’Afghanistan, etc. Loin de l’autoroute vers la guerre qui a caractérisé les années 1930, plusieurs décennies de conflits n’ont jamais débouché sur un conflit mondial. Pourquoi ? Les « Contre-thèses » ne perçoivent pas cette réalité et l’impact bien concret et matérialiste du rapport de force entre les classes et de la question de la perspective.
Tibor voudrait également voir une prétendue sous-estimation du danger de la guerre en ce que « le reste de la thèse est consacrée à prouver l’impossibilité d’une reconstitution des blocs ». Là encore, le camarade est pour le moins approximatif. Le CCI n’a jamais parlé d’impossibilité des blocs impérialistes dans la phase de décomposition, ni que le contexte historique de leur formation était derrière nous. En revanche, nous avons montré que des contre-tendances croissantes font obstacle à leur reformation. Dans les « Thèses sur la décomposition » nous écrivons ainsi que « la reconstitution d’une structure économique, politique et militaire regroupant ces différents États [en blocs impérialistes] suppose l’existence de leur part et en leur sein d’une discipline que le phénomène de décomposition rendra de plus en plus problématique ». C’est ce qu’a confirmé l’évolution de la situation mondiale : plus de trois décennies d’instabilité des alliances et de montée en puissance du chaos ont jusqu’à présent confirmé les affirmations « extrêmement péremptoires » du CCI. Le camarade est même d’accord pour reconnaître qu’aujourd’hui il n’y a pas de blocs constitués.
Alors pourquoi insinue-t-il ce que le CCI ne dit pas ? Parce que, bien que « l’idéalisme » et « l’abstraction » le répugnent, le camarade spécule sur l’avenir : la formation de nouveaux blocs pourrait survenir, la guerre mondiale pourrait surgir… La méthode marxiste n’est pas faite de spéculations de laborantin testant en éprouvette ce qui est théoriquement possible et ce qui ne l’est pas ! Les révolutionnaires ont la responsabilité d’orienter politiquement leur classe et, pour ce faire fondent leurs analyses sur la réalité présente et les dynamiques qu’elle contient. La dynamique actuelle du « chacun pour soi » est plus forte que jamais, elle a acquis une qualité nouvelle, n’en déplaise aux partisans du dogme religieux de « l’invariance ». Et ce que nous indique cette dynamique, c’est l’incapacité croissante de la bourgeoisie à reconstituer un nouvel « ordre » mondial en blocs impérialistes disciplinés. Le divorce historique entre les États-Unis et leurs « alliés » auquel on assiste depuis la prise de fonction de Donald Trump en constitue une illustration spectaculaire. Les conflits actuels au Moyen-Orient en sont également un témoignage stupéfiant : les affrontements d’une sauvagerie inouïe se répandent dans la région dans une logique de terre brûlée qui interdit, pour tous les belligérants, l’espoir de rétablir un ordre régional. La guerre se présente donc aujourd’hui sous la forme d’une multiplication de conflits incontrôlables et extrêmement chaotiques, plutôt que comme un conflit « organisé » entre deux blocs rivaux. Mais cela n’invalide en rien la menace, certes plus difficile à discerner, que ces conflits font peser sur l’humanité.
Dès les premières pages du Manifeste du Parti communiste, Marx écrivait : « Homme libre et esclave, patricien et plébéien, baron et serf, maître de jurande et compagnon, en un mot oppresseurs et opprimés, en opposition constante, ont mené une guerre ininterrompue, tantôt ouverte, tantôt dissimulée, une guerre qui finissait toujours soit par une transformation révolutionnaire de la société tout entière, soit par la destruction des deux classes en lutte ». Que pourrait bien signifier aujourd’hui une « destruction des deux classes en lutte » ? Rien d’autre que la fin de l’humanité si le prolétariat n’était plus capable de défendre son alternative révolutionnaire. Sans affirmation d’une telle perspective, l’aboutissement du processus de décomposition ne pourrait que conduire, à terme, à une généralisation des conflits, à une destruction du tissu social, sans compter les risques technologiques et climatiques. C’est pour cela que le prolétariat a besoin d’une méthode marxiste vivante et militante, pas de son avatar sclérosé, non historique et « invariant ».
Si nous avons intitulé cet article « “Contre-thèses” ou “contre-sens” sur la décomposition ? » c’est bien parce que la réfutation par le camarade Tibor de l’analyse du CCI est fondamentalement basée sur des contre-sens :
contre-sens sur les mots lorsqu’il considère que les termes de décomposition et de décadence sont synonymes ;
contre-sens sur ce qu’affirme réellement le CCI, comme nous l’avons montré citations à l’appui ;
contre-sens sur la méthode marxiste.
Le camarade se revendique de la méthode dialectique et nous saluons ce souci. Bien qu’il manifeste une certaine vision matérialiste vulgaire combattue par Engels en son temps, il nous présente un certain nombre d’éléments de la dialectique avec lesquels nous sommes tout à fait d’accord. Le problème c’est que lorsqu’il est nécessaire de passer de la théorie à la pratique, il oublie ce qu’il a écrit précédemment. Il souligne le caractère éminemment dynamique de la vie du capitalisme, son changement perpétuel mais une grande partie de sa démonstration peut se résumer par la phrase « il n’y a rien de nouveau sous le soleil ». Il rend compte à la fois de l’existence de plusieurs phases dans la décadence du capitalisme et du fait que celle-ci ne fait que s’aggraver en permanence sur tous les plans, mais il refuse d’en tirer la conséquence. Pour lui cette aggravation n’est que quantitative et ne saurait aboutir à une qualité nouvelle : l’entrée de la décadence du capitalisme dans une phase « où la décomposition devient un facteur, sinon le facteur, décisif de l’évolution de la société ».
Nous connaissons assez le camarade Tibor et son honnêteté pour affirmer que ces contre-sens ne proviennent pas d’une volonté délibérée de falsifier nos analyses et le marxisme. C’est pour cela que nous l’encourageons, sans vouloir l’offenser, à changer de lunettes lorsqu’il lit nos documents ou les classiques du marxisme.
EG, mars 2025
1 « La décomposition, phase ultime de la décadence capitaliste [145] » [145]. Ces Thèses ont été écrites en mai 1990 et publiées dans la Revue internationale n° 62 (puis republiées dans la Revue n° 107). Nous invitons nos lecteurs à lire attentivement ce texte pour s’en faire une idée précise et mieux évaluer la validité des critiques du camarade Tibor.
2 Dès le deuxième paragraphe de son texte, Tibor décrète que notre théorie est « visiblement erronée ». On peut alors se demander pourquoi le camarade se croit obligé de convoquer de nombreux arguments pour rejeter « à la suite d’un examen scientifique » notre théorie. Si notre erreur est à ce point « visible », à quoi bon en faire la démonstration. La Lune et le Soleil sont « visibles » dans le ciel et il ne viendrait à l’idée de quiconque de sensé de s’engager dans de longs discours pour démontrer l’existence de ces astres. Cela dit, nous saluons la volonté de Tibor de rendre encore plus visible ce qui l’est déjà.
3 Tout le marigot des contempteurs du CCI, à commencer par les voyous du GIGC, se sont jetés sur ce texte comme des grenouilles de bénitier au pied des Saintes-Écritures, trouvant là matière à dénigrer une nouvelle fois le CCI. Nul doute que ce petit milieu parasitaire jurera la main sur le cœur ne s’intéresser qu’à la clarification et à l’analyse de la situation : on pourra juger la valeur de leurs vœux pieux au seul fait qu’ils ont accueilli ces « Contre-thèses » sans la moindre critique ni aucun argument supplémentaire. On a vu démarche plus sérieuse, mais ces gens n’en sont plus à une bassesse près pour attaquer le CCI. Il n’y a guère que la revue Controverse pour présenter, avec une avalanche de tableaux et de graphiques, le texte de Tibor. Nous y reviendrons dans un prochain article.
4 Kautsky, L’origine du christianisme (1908).
5 Revue Internationale n° 170 (2023).
6 « Instabilité et décadence capitaliste », Internationalisme nº 23 (1947).
7 On rappellera au camarade que « l’histoire de toute société jusqu’à nos jours n’a été que l’histoire des luttes de classes », pas des forces économiques dont les classes sociales seraient les marionnettes. Nous ne pouvons que conseiller la lecture du Manifeste du Parti communiste de Marx et Engels, ouvrage d’une grande clarté sur la question.
8 On notera des formulations qui posent question comme : « L’incapacité de la classe ouvrière à rompre radicalement avec la période de contre-révolution et à imposer son alternative, la révolution communiste, a conduit à ce que le capitalisme, pour mettre un terme à la crise profonde des années 1970, n’ait pas besoin d’avoir recours à la solution ultime, mais extrêmement coûteuse et risquée, de la guerre mondiale ». Est-ce à dire que la bourgeoisie déclencherait les guerres mondiales pour faire face au prolétariat révolutionnaire ?
Dans la jungle des sites qui se targuent de défendre les positions et la tradition du marxisme, il en est un, Controverses[1], qui a récemment consacré une brochure entière de plus de 60 pages à une attaque à 360 degrés visant notre organisation[2]. Les accusations sont des plus variées et couvrent pratiquement tous les plans : positions politiques, fonctionnement interne, comportement à l'égard des autres groupes. L’une d’entre elles, particulièrement diffamatoire, avance l’idée d’une «conspiration secrète du CCI visant à saboter le milieu politique prolétarien et tout ce qui pourrait lui faire de l'ombre». En d'autres termes, C. Mcl -c'est le pseudonyme de l'auteur du pamphlet - se présente comme le défenseur de la Gauche communiste et de ses valeurs fondatrices face aux prétendues attaques du CCI.
Avant de répondre aux accusations, nous estimons nécessaire d’en présenter l’auteur qui n’est autre qu’un ancien membre de notre organisation, C. Mcl qui, après l’avoir quittée en 2008, s’est distingué à travers son blogue «Controverses» par une attitude clairement hostile de dénigrement systématique du CCI, notamment en publiant en 2010 l'article Il est minuit dans la gauche communiste [153] qui présente un bilan «fantaisiste», totalement négatif, des apports de la Gauche communiste qui s’est constituée en réaction à la dégénérescence de l'Internationale communiste et à la trahison des partis communistes dans les années 1930. Selon ce même bilan, l'expérience de la Gauche communiste constituerait un échec complet et les apports de Bilan et des autres expressions de la Gauche communiste[3] seraient inutiles. Ainsi, après avoir enterré frauduleusement l'histoire et la tradition de la Gauche communiste sous des tas de mensonges dans un précédent article, C. Mcl se présente aujourd'hui, encore frauduleusement, comme le défenseur de la Gauche communiste, avec une brochure basée, comme toujours, sur des mensonges et des mystifications. Soit C. Mcl n’est pas du tout conscient de ses contradictions, soit, comme d’autres avant lui, il fait sienne la devise : «plus le mensonge est gros, plus il a de chances de passer !».
En fait, la démarche de C. Mcl n’est pas originale, d’autres avant lui s’étant livrés à une entreprise de démolition ou dénaturation des valeurs et de la contribution de la Gauche communiste. Ainsi, par exemple, elle rappelle, sur le fond et la finalité, celle menée par un autre «illustre» personnage, M. Gaizka, qui avait inventé, au service de ses visées personnelles, une Gauche communiste espagnole[4] dont il serait l'héritier et le défenseur. Dans les deux cas, il existe cet objectif commun : se faire accepter dans le camp de la Gauche communiste par le biais d'un cheval de Troie, comme la fausse Gauche communiste espagnole[5] ou à travers la «disqualification politique» du CCI , au sein d’une démarche commune visant à disqualifier la Gauche communiste elle-même.
Comme nous le verrons également plus loin, le but de Controverses avec ce premier pamphlet (un second est en cours) va bien au-delà d'une simple polémique dans la mesure où le CCI aurait un comportement évoquant «un gangstérisme mafieux», si bien que nos «conceptions et pratiques doivent être dénoncées et fermement bannies», et que :
Cette conclusion de Controverse reprend une à une, à l’encontre de notre organisation, les infamies que le CCI a dénoncées dans le milieu parasitaire, en s’appuyant sur la démarche politique du Conseil général de l’AIT à l’encontre des pratiques de Bakounine et ses adeptes.[7]
Nous ne pouvons - ni ne voulons - répondre à toutes les inepties présentes dans cette brochure. C’est donc délibérément que nous nous centrerons sur deux d’entre elles :
Pourquoi C. Mcl cible-t-il ces deux questions ?
- la critique des syndicats comme étant nécessairement au service de l’État ;
- la critique de la libération nationale comme ne pouvant en rien être mise au service de la lutte de classe, mais seulement constituer une entrave fatale à celle-ci.
Rejeter la conception de la décadence du capitalisme et de son aggravation avec la phase de décomposition, c'est s’interdire de comprendre la période historique actuelle, différente de l’ascendance dont Marx était contemporain.
Pour un certain public, et ses maitres à penser, discréditer et détruire la Gauche communiste est une nécessité tellement évidente qu’il n’est pas nécessaire de le justifier. C’est là la philosophie de l’article de C. Mcl avec son attaque et ses accusations infâmantes.
La caractérisation de la période historique actuelle, comme étant celle de la décadence du capitalisme, n'est pas une invention du CCI mais bien une conclusion à laquelle était parvenue la IIIe Internationale. Comme elle l'affirme dans son Manifeste, l'Internationale communiste a vu le jour au moment où le capitalisme avait clairement démontré son obsolescence. Dès lors, l'humanité entrait dans «l'ère des guerres et des révolutions». La TCI, autre composante importante de la Gauche communiste actuelle, défend également l'analyse de la décadence du capitalisme, mais de manière incohérente selon nous. Quant aux bordiguistes, s'ils sont aujourd'hui plutôt non convaincus par cette approche en raison d'une défense erronée de l'invariance[8] du marxisme, il faut se rappeler que Bordiga lui-même en était le défenseur en 1921.
Ceux-ci figurent dans une série d'articles que nous avons produits à la fin des années 1980, précisément en réponse à des positions critiques qui niaient l'analyse de la décadence du capitalisme. Nous en proposons ci-dessous quelques passages particulièrement significatifs :
Et de poursuivre :
Ajoutant ensuite que :
Enfin, nous rapportons les arguments développés en réponse à la FECCI[13], qui contestait à l'époque l'idée que le développement du capitalisme d'État était étroitement lié à la décadence du capitalisme :
Ainsi, le bilan dressé dans ces mêmes articles était le suivant :
Tels sont quelques-uns des arguments que nous pouvons fournir en les reprenant de trois de nos articles écrits à l'époque par un défenseur convaincu de l'analyse de la décadence du capitalisme. Mais, si l'on recherche qui est l'auteur de ces articles, on a l'incroyable surprise de découvrir qu'ils sont tous les trois signés par C. Mcl qui les a effectivement écrits lorsqu'il était encore militant de notre organisation. Il nous semble donc que M. C. Mcl, avant de se déchaîner contre l'organisation dans laquelle il a milité pendant 33 ans, de 1975 à 2008, sans jamais remettre en cause ni la décadence ni l'analyse de la nouvelle période de décomposition, devrait d'abord s'assumer et répondre à ses propres contradictions.
Pourquoi, lorsqu’il «révise» ses conclusions antérieures publiées dans la Revue internationale du CCI, C. Mcl se base-t-il sur des données différentes en entrée ? Et surtout comment justifie-il un tel changement concernant les données en question alors qu’elles sont censées rendre compte de la même réalité ? C. Mcl n’éprouve pas le besoin de se justifier sur ce fait. Pire, il ne cite pas la source des nouvelles données désormais utilisées, se satisfaisant d’un ton insolant et provocateur pour accompagner la présentation de ses nouveaux résultats et conclusions, demeurant muet comme une tombe sur ses nouvelles sources.
Intrigués par le mystère ainsi entretenu pas C. Mcl, nous avons procédé à quelques recherches pour enfin découvrir que ses dernières publications sur ce thème sont entièrement basées sur des données provenant d'un site web anglais, World in Data[16], basé à Oxford et financé par Bill Gates. Ce site se propose de souligner les aspects positifs du capitalisme qui est censé résoudre la pauvreté dans le monde. Mais l’entreprise est loin de faire l’unanimité puisque, sur le web, il existe de nombreux sites et blogs mettant en évidence que ces statistiques sont complètement faussées. En d'autres termes, M. C. Mcl et Controverses se font l'allié de Bill Gates en utilisant des statistiques peu fiables pour promouvoir « artificiellement » la longévité du capitalisme et enterrer la thèse de sa décadence.
Dans sa tentative euphorique de démontrer « la faillite politique totale de notre organisation », C. Mcl et son blog Controverses non seulement ne reculent devant rien mais ont acquis un certain savoir-faire dans l’art de jeter la confusion sur nos positions en les déformant et les falsifiant. Mais, cela n’y suffisant apparemment pas, c’est aux positions de Marx et Engels, que C. Mcl fait subir le même sort.
Ainsi, à la page 13 de sa brochure, C. Mcl conteste notre analyse selon laquelle l'effondrement du mur de Berlin et la propagande de la bourgeoisie qui s'en est suivie sur la défaite du communisme, la disparition de la classe ouvrière et la fin de l'histoire, ont provoqué un effondrement de la combativité et un reflux de la conscience de classe. Nous citons C. Mcl :
Décortiquons un peu cette citation de C. Mcl :
On ne peut évidemment pas parler d’erreur, d’exagération, ni même de parti-pris quand on voit la manière avec laquelle C. Mcl. tente de décrédibiliser le CCI en recourant à des contre-vérités aussi facilement vérifiables puisqu’en effet le CCI était alors la seule organisation du milieu prolétarien à mettre en évidence que l’effondrement du bloc de l’Est signifiait des difficultés accrues pour le prolétariat. Il s’agit là d’un grossier mensonge éhonté.
Mais rien n’arrête C. Mcl dans sa quête des moyens les plus fous au service de son entreprise de démolissage, notamment s’agissant de la phase de décomposition du capitalisme. De façon très téméraire, il fait appel au Manifeste du parti communiste pour lui venir en aide en invoquant ce passage relatif (selon lui) à la décomposition au sein des sociétés du passé se traduisant par la destruction des deux classes en lutte : «Homme libre et esclave, patricien et plébéien, baron et serf, maître de jurande et compagnon, en un mot oppresseurs et opprimés, en opposition constante, ont mené une guerre ininterrompue, tantôt ouverte, tantôt dissimulée, une guerre qui finissait toujours soit par une transformation révolutionnaire de la société tout entière, soit par la destruction des deux classes en lutte». (Souligné dans le texte original)».
Le Manifeste n’évoquant pas la possibilité d’une phase de décomposition de la société sous le capitalisme alors qu’il le fait pour les sociétés antérieures, C. Mcl concède qu’un tel phénomène puisse exister sous le capitalisme mais seulement de façon très limitée. L’explication est très intéressante : «... si un tel 'blocage' du rapport de force entre les classes peut exister durant quelques années dans le capitalisme, il est inconcevable à moyen et long terme car les impératifs requis par l'accumulation du capital ne laissent aucune place à cette possibilité sous peine de ... blocage économique cette fois!». (souligné par nous)
C. Mcl. évite sans vergogne l’explication légitime au fait que Marx ne parle pas de la décomposition du capitalisme. Celle-ci réside, non pas, comme le dit C. Mcl, dans le fait qu’il ne pouvait s’agir que d’un phénomène temporaire, mais bien dans cette évidence que cela lui était impossible, comme à tout marxiste le plus profond soit-il, pour les deux raisons suivantes :
Cette anecdote nous amène à évoquer ici les capacités de C. Mcl à faire entrer la réalité dans ses schémas, lorsque celle-ci a le tort de s’en éloigner un peu trop. Nous ignorons s’il a ainsi réussi à duper ses « followers », si toutefois il en a.
C’est ce que défend C. Mcl en développant son réquisitoire selon trois axes :
Pour étayer la thèse cocasse de la dérive bordigo-monolithique du CCI, C. Mcl commence par tenter de ridiculiser notre méthode de débat :
«Le point de départ d'un débat est avant tout le cadre partagé par l'organisation, adopté et précisé par les différents rapports de ses congrès internationaux» ... autrement dit, le périmètre d'un débat dans le CCI est strictement limité à pouvoir ergoter sur les points et les virgules des textes cadres et résolutions. En dehors de cela, toute contribution remettant ce cadre en question ou posant un autre cadre est sermonné car il ne peut qu'être « Une manière, insidieuse, de mettre en doute l'analyse de l'organisation [...] un mode d'argumentation fallacieux ».
Le problème est que C. Mcl, après avoir abandonné le CCI, a aussi complètement abandonné la méthode scientifique marxiste qui veut que tout pas vers la vérité s'accomplisse dans la critique la plus profonde du passé, des positions antérieures. C'est le sens de la définition, comme point de départ de l'analyse, du cadre commun formulé par l'organisation. Sans cette approche, tout développement aboutirait au chaos et serait totalement improductif.
C. Mcl nous reproche encore de ne pas développer suffisamment notre débat interne, de publier très peu de textes exprimant des divergences à l'extérieur, et de renvoyer la publication de ces textes aux calendes grecques. Ce que C. Mcl omet de dire à cet égard, c'est que :
Contrairement aux accusations portées contre nous par C. Mcl, nous sommes une organisation qui, de manière convaincue et responsable, communique au monde extérieur les problèmes, les divergences et - lorsqu'elles se présentent - les situations de crise, mais d'une manière politique apte à être comprise et capable de stimuler nos lecteurs. D'autre part, il est clair que ceux qui suivent notre vie interne dans le seul but d'espionner par le trou de la serrure, croyant regarder un reality show, peuvent être déçus que tout ne soit pas rapporté à l'extérieur. Nous ne le regrettons pas du tout.
Le deuxième réquisitoire anti-CCI de C. Mcl concerne notre Appel aux groupes de la Gauche Communiste pour une Déclaration Commune (DC)[17] contre la guerre en Ukraine. Outre le fait qu'il se plaint du nombre limité de groupes auxquels nous avons envoyé nos appels[18], C. Mcl élabore toute une théorie selon laquelle notre appel serait un échec complet car :
Il s'agit donc, pour C. Mcl, de montrer que l'initiative de la JD n'est qu'un bluff et qu'elle n'a pas réuni d'autre groupe que le CCI lui-même : «... quel flop ! Que reste-t-il alors comme milieu politique autour du CCI ? Sa seule section-bis cachée en Suède : Internationalist Voice ! Telle est la raison de la diatribe actuelle du CCI : isolé et esseulé, il ne lui reste plus que la politique de la terre brûlée visant à détruire tout ce qui se fait en dehors de lui dans le milieu révolutionnaire[19]»
Une fois de plus, l'attitude de Controverses est à l'opposé d’une attitude responsable et militante qui doit être celle de groupes de la Gauche communiste face à la Guerre : plutôt que de critiquer les autres groupes pour leur refus d'adhérer (bordiguistes et damenistes) et les hésitations de ceux qui avaient initialement adhéré (PCI et IOD), elle reproche au CCI d'essayer de construire une réponse commune à l'ensemble de la Gauche communiste!!!!
La dernière ligne d'attaque contre le CCI est l'accusation de vouloir détruire le Milieu Politique Prolétarien (MPP), le grief à notre encontre semblant être notre position maintes fois exprimée, en particulier envers la TCI (mais aussi envers les Bordiguistes) qu'ils ne sont pas à la hauteur des responsabilités requises par la situation historique actuelle à cause de leur opportunisme viscéral (dont le sectarisme est une expression, en particulier en ce qui concerne les Bordiguistes) : «... la politique du CCI à l'égard de ses dissidents, de la TCI et du milieu politique prolétarien est sans précédent et totalement étrangère au mouvement ouvrier, elle relève plus de celle menée par Bakounine pour «discréditer» et «faire disparaître» l'AIT. Elle fait honte à la Gauche Communiste et doit être dénoncée et bannie.»[20]
À l’appui de ses accusations, C. Mcl exhibe une série de citations volées dans nos documents internes et présentées sous un jour qui en déforme complètement le contexte et la cible, comme par exemple :
Cette accusation de vouloir détruire les autres groupes du MPP, de «saboter le milieu politique prolétarien et tout ce qui pourrait lui faire de l'ombre», n'est pas nouvelle et rappelle beaucoup celle que nous avons déjà dû réfuter à l'encontre d'un autre personnage argentin que nous avons signalé dans notre presse sous le nom de Citoyen B, qui, en 2004, a pris la peine d'écrire toute une «Declaracion del Círculo de Comunistas Internacionalistas : contra la nauseabunda metodologia de la Corriente Comunista Internacional[22]» et de nombreux autres articles contenant une série d'accusations extrêmement graves à l'encontre du CCI.
Cette action de calomnie malhonnête a malheureusement été soutenue à l'époque par le groupe connu aujourd'hui sous le nom de TCI, Tendance Communiste Internationale et qui s'appelait à l'époque BIPR, Bureau International pour le Parti Révolutionnaire. La déclaration et tous les autres articles exprimant des accusations inventées par le groupe autoproclamé dirigé par le citoyen B étaient régulièrement publiés sur le site web du BIPR, et nos protestations et avertissements adressés au BIPR lui-même, au sujet des mensonges contenus dans ces articles et de la dangerosité de ce citoyen B, sont restés sans effet. Jusqu'à ce qu'une délégation du CCI se rende en Argentine et rencontre le groupe au nom duquel le citoyen B avait écrit les différents articles de dénonciation et qui ignorait totalement qu'il avait été si ignoblement utilisé. Ce n'est qu'après que nous ayons publié une déclaration de ce groupe niant et dénonçant les agissements de ce Citizen B que le BIPR a dû faire marche arrière avec les articles contre nous qu'il avait publiés et qui, l'un après l'autre, ont discrètement disparu du site, sans toutefois aucune explication de la part du BIPR -aujourd'hui TCI- disparu du site.
C'est donc sur base de ce comportement impardonnable que notre organisation a pris la responsabilité d'envoyer une Lettre ouverte du CCI aux militants du BIPR (Décembre 2004) [155] dans laquelle nous affirmions ce qui suit : «Nous avons toujours considéré jusqu'à présent qu'il était de l'intérêt de la classe ouvrière de préserver une organisation comme le BIPR. Ce n'est pas votre analyse concernant notre propre organisation puisqu'après avoir affirmé dans votre réunion avec la FICCI de mars 2002 que « si nous sommes amenés à conclure que le CCI est devenu une organisation “non valable”, alors notre but sera de tout faire pour pousser à sa disparition » (Bulletin de la FICCI n° 9) vous avez maintenant entrepris effectivement de tout faire pour atteindre ce but. [...]
Camarades, nous vous le disons franchement : si le BIPR persiste dans la politique du mensonge, de la calomnie et, pire encore du «laisser dire» et du silence complice devant les agissements des groupuscules dont c'est la marque de fabrique et la raison d'exister, tels le «Circulo» et la FICCI, alors il fera la preuve qu'il est devenu lui aussi un obstacle à la prise de conscience du prolétariat. Ce sera un obstacle non pas tant pour le discrédit qu'il pourra apporter à notre organisation (les derniers événements ont montré que nous étions capables de nous défendre, même si vous estimez que « le CCI est en voie de désagrégation »), mais par le discrédit et le déshonneur que ce type de comportements inflige à la mémoire de la Gauche communiste d'Italie, et donc à sa contribution irremplaçable. Dans ce cas, effectivement, il sera préférable que le BIPR disparaisse et « notre but sera de tout faire pour pousser à sa disparition » comme vous le dites si bien. Il est clair, évidemment, que pour atteindre ce but nous emploierons exclusivement des armes appartenant à la classe ouvrière en nous interdisant, cela va de soi, le mensonge et la calomnie.»
Voilà notre véritable position que C. Mcl a si malicieusement tenté de falsifier, en occultant toute l'histoire qui la sous-tend.
Ce qui est vraiment honteux, c'est le comportement totalement immoral de C. Mcl, imprégné d'idéologie petite-bourgeoise, qui déchaîne ce qu’il y a de plus vil contre une organisation comme la nôtre qui cherche à maintenir vivantes les valeurs de la Gauche communiste et du mouvement ouvrier en général, contre les dérapages opportunistes et les alliances avec les divers mouchards et parasites qui circulent dans le milieu politique. En différentes circonstances, notre organisation a souvent pris la responsabilité d'avertir les autres organisations des nombreux glissements dont elles sont victimes, mais nous n'avons jamais manqué de leur exprimer notre solidarité révolutionnaire et notre reconnaissance de leur appartenance à la filiation politique que nous avons en commun. Notre objectif n'est pas de détruire les autres organisations, mais de les empêcher de se détruire elles-mêmes en devenant des ennemis de la classe ouvrière.
Pour conclure cet article, nous pouvons nous demander qui est cet individu qui a lancé une attaque aussi virulente contre notre organisation. Comme indiqué précédemment, C. Mcl est un ancien militant du CCI qui a également eu l'audace de se présenter [23] dans la même brochure :
Comme il le rapporte, C. Mcl était membre de notre organisation depuis pas moins de 33 ans, au cours desquels il n'a jamais remis en question aucun des points clés de notre plate-forme ! Jusqu'en 2008, c'est-à-dire pendant la plus grande partie de sa vie politique, il a approuvé et défendu les positions du CCI sur la décadence, la décomposition, la politique à l'égard du milieu politique prolétarien, la dénonciation du parasitisme, etc. et a été membre de l'organe central international du CCI. Mais après 2008, pourquoi a-t-il changé d'avis ? Une petite piqûre de rappel s'impose donc.
Après les premières années du 21ème siècle, l'organisation s'est rendu compte que si le cadre d'analyse de la période historique du déclin du capitalisme restait valable, certains aspects méritaient d'être clarifiés. En particulier, le développement économique de pays comme la Chine nécessitait une explication[24]. D'autre part, l'argument utilisé dans notre brochure sur la décadence selon lequel la reprise économique mondiale du capitalisme après la Seconde Guerre mondiale était due au processus de reconstruction, position partagée par tous les autres groupes du milieu politique, n'était plus convaincant car en contradiction avec le cadre d'analyse du mode de production capitaliste que nous défendons. Cela a conduit à un débat au sein de l'organisation avec la participation de l'ancien militant C. Mcl et qui a vu la réalisation de 5 articles de débat publiés à l'extérieur de l’organisation dans la Revue Internationale (n°136 [156], 138 [157], 141 [158]) sous le titre «Débat interne du CCI sur les questions économiques». Avant l’ouverture de ce débat dans la presse, C. Mcl avait été désigné pour mettre à jour notre brochure sur la décadence, mais lorsque dans le débat il commença à développer des positions en contradiction avec les fondements de notre plateforme et du marxisme, tout en défendant l’idée qu’elles étaient parfaitement compatibles[25], il n’était pas possible de laisser à ce camarade le soin de mettre à jour une nouvelle brochure sur la décadence.
Cette décision de l'organisation n'a probablement jamais été digérée par C. Mcl. Celui qui se considérait comme l’expert en la matière a, par orgueil blessé, commencé à protester, en faire une affaire personnelle et développer une attitude de plus en plus hostile. Il commença à accuser l'organisation de tous les maux possibles et à ne même plus en respecter les règles de fonctionnement. Finalement, C. Mcl a quitté l'organisation sans poursuivre la défense de ses divergences. Comme on peut le constater une fois de plus, ce n'est pas le CCI qui fait obstacle au débat, mais des comportements en son sein tout à fait étrangers au militantisme révolutionnaire.
Une fois sorti de l'organisation, C. Mcl est parti dans une dérive politique complète. La position qu'il avait développée sur l'économie l'a amené à rejeter finalement la position marxiste, en adoptant une approche économiciste et en s'associant à des éléments académiques, comme Jacques Gouverneur, avec qui il a écrit un livre «Capitalisme et crises économiques», dans lequel il rejette la vision catastrophique du marxisme.
Un autre exemple est donné par une nécrologie[26] publiée dans Controverses et signée par Philippe Bourrinet[27], un autre élément également furieusement hostile au CCI. La nécrologie est consacrée à un certain Lafif Lakhdar, «intellectuel arabe, écrivain, philosophe et rationaliste, militant en Algérie, au Moyen-Orient et en France. Surnommé le « Spinoza arabe ». Décédé à Paris le 26 juillet 2013 ». Naturellement, l'attente de ceux qui s'apprêtent à lire une nécrologie sur un site sous-titré « Forum pour la Gauche Communiste Internationaliste », est d'apprendre l'existence d'un militant révolutionnaire ayant participé à des organisations de la Gauche Communiste ou, au moins, à des groupes prolétariens et non contre-révolutionnaires. Et au lieu de cela, nous apprenons, en lisant la même notice nécrologique, à propos de ce personnage, que :
En clair, à qui cette nécrologie était-elle relative ? A quelqu'un qui fut au service du président algérien, qui envoya une lettre-manifeste à l'ONU, ce « repaire de brigands » (comme disait Lénine) pour faire le procès de tous les terroristes, et qui fut finalement fourgué par l'UNESCO dans un programme promu par Chirac !!! Comme on le voit, il y a de quoi comprendre où mène le choix suicidaire de déclarer la Gauche communiste morte : au néant absolu si ce n’est au camp ennemi.
Que C. Mcl veuille être universitaire, cela ne nous pose aucun problème. Ce que nous ne pouvons tolérer en revanche, c'est qu'un élément qui aime jouer au marxologue et qui a clairement abandonné toute référence à la tradition de la Gauche communiste et même au marxisme, puisse accuser les autres de détruire la Gauche communiste alors qu'il a lui-même participé à sa destruction en affirmant, entre autres, qu’il était « minuit dans la Gauche communiste » ; que quelqu'un comme lui qui a sciemment manipulé les citations du CCI, du Manifeste communiste de Marx-Engels, de Rosa Luxemburg et de la GCF (cf. § 2. 3) puisse se permettre de retourner la même accusation contre le CCI[29]; qu'un individu qui n'est qu'un blogueur tente de se présenter comme quelque chose de sérieux et de solide, avec une organisation appelée « Controverses » qui n'est qu'un site de façade, et puisse contester l'histoire, la structure, l'activité militante d'une organisation comme la nôtre, mais aussi de tous les autres groupes de la Gauche communiste qui, pour faibles et coupables d'opportunisme qu'ils soient, n'en sont pas moins une réalité du camp prolétarien, et non pas une bouffonnerie comme Controverses.
Ezechiele, 20 novembre 2024
[1] Controverses [162]
[2] CCI : Le pôle idéaliste de la Gauche Communiste [163], Cahier Thématique n°3
[4] Lire à ce propos Nuevo Curso et la «gauche communiste espagnole» : Quelles sont les origines de la gauche communiste ? [165]
[6] « Le pôle idéaliste ... », pag.61 et 63. Il est important de noter que dans ces deux derniers passages, C. Mcl reprend, presque mot pour mot, des citations du texte d'Engels «Le Conseil général à tous les membres de l'Internationale», avertissement contre l'Alliance de Bakounine. C. Mcl, qui a abjuré le concept de parasitisme, qui s'est excusé publiquement auprès de tous les autres dénigreurs de la Gauche communiste et du CCI pour avoir lui-même partagé l'analyse du CCI sur le danger du parasitisme, se permet aujourd'hui de reprendre les mots d'accusation d'Engels contre les premières expressions du parasitisme dans le Mouvement ouvrier représenté par Bakounine et l'Alliance internationale des socialistes démocrates.
[7] Lire à ce sujet notre article Questions d'organisation, III : le congrès de La Haye de 1872 : la lutte contre le parasitisme politique [167].
[8] Nous parlons de défense erronée parce qu'il y a effectivement des principes qui restent invariants dans le marxisme, mais le «deuxième Bordiga», celui qui est revenu à la politique à la fin de la Deuxième Guerre mondiale en participant à la fondation du PCInt 1943-45, a fait de l'invariance une règle pour toute position, précipitant le parti vers les positions de l'époque du Manifeste communiste de 1848.
[9] Polémique : Comprendre la décadence du capitalisme [168] (4) Revue internationale n°54
[10] Polémique : Comprendre la décadence du capitalisme (4) [168] Revue internationale n°54
[11] Idem
[12] Idem
[13] Fraction Externe du CCI
[14] Comprendre la décadence du capitalisme (6) : Le mode de vie du capitalisme en décadence [169] Revue internationale 56. Note 5.
[15] Comprendre la décadence du capitalisme (6) : Le mode de vie du capitalisme en décadence [169]. Note 6
[17] Déclaration commune des groupes de la gauche communiste internationale sur la guerre en Ukraine [171]
[18] C. Mcl prétendrait certainement (sans rire !) se faire passer - comme d’autres parasites - pour une expression de la Gauche communiste.
[19] CCI : Le pôle idéaliste de la Gauche Communiste [163], page 60
[20] CCI : Le pôle idéaliste de la Gauche Communiste [163], page 53
[21] CCI : Le pôle idéaliste de la Gauche Communiste [163], page 44
[22] Déclaration du Cercle des Communistes Internationalistes : contre la méthodologie nauséabonde du Courant Communiste International
[23] CCI : Le pôle idéaliste de la Gauche Communiste [163], page 5
[24] La question de la Chine semble être un sujet d'intérêt particulier pour C. Mcl, sur lequel il s'attarde longuement dans son pamphlet. Mais contrairement à ce que C. Mcl. voudrait nous faire croire, la CCI n'a pas hésité, une fois de plus, à critiquer ses propres retards et erreurs dans les analyses précédentes. Dans la mise à jour des thèses sur la décomposition au 22ème Congrès, nous commençons par rappeler l'importance, après 20 ans, de revoir ce que nous avons écrit, et avons effectué une correction concernant la Chine, à propos de laquelle nous avons reconnu nous être trompés.
[25] En effet, elles constituaient une remise en cause de l’analyse marxiste des contradictions du capitalisme, la surproduction en particulier. En effet, pour ce camarade, des mesures keynésiennes telles que l’augmentation des salaires constituaient un moyen de soulager la surproduction, ce qui est juste, mais en omettant délibérément de mentionner que de telle mesures constituent en même temps un gaspillage de la plus-value accumulée, et donc un frein à l’accumulation, intolérable à moyen et long terme pour la bourgeoisie.
[26] Controverses. Lafif Lakhdar [172]
[27] Pour en savoir plus sur cet élément, nous conseillons la lecture de l'article Conférence-débat à Marseille sur la Gauche communiste : le Docteur Bourrinet, un faussaire qui se prétend historien [173],
[28] Extrait de la nécrologie
[29] «Que le CCI en arrive à devoir falsifier ses propres textes, et même ceux de Rosa Luxemburg, pour masquer les incohérences de ses analyses, cela en dit long sur sa déliquescence théorique et morale. «(Le Pole idéaliste..., page 17).
Après le Sénégal et l’Afrique du Sud, nous traitons, dans une nouvelle série, de l’histoire du mouvement ouvrier en Égypte. Cette nouvelle contribution poursuit le même but principal que les précédentes : fournir des éléments attestant la réalité bien vivante de l’histoire du mouvement ouvrier africain à travers ses combats contre la bourgeoisie (voir Contribution à une histoire du mouvement ouvrier en Afrique [185], Revue internationale, N° 145, 2e trimestre 2011)
Avec les débuts du développement du capitalisme en Égypte, le prolétariat manifeste sa présence dans les premières concentrations industrielles du pays. Comme le souligne l'auteur Jacques Couland :
« On sait que l’Égypte est un des premiers (de la région) à s’orienter dans le capitalisme. Tel est du moins l’appréciation générale portée sur l’expérience de Muhammad Ali dans la première partie du XIX siècle. Il y aurait donc eu décalage entre la précocité des premières tentatives de créer de nouveaux rapports de production et l’accès à des formes d’organisation significatives d’une prise de conscience des nouveaux rapports sociaux qui en découlent. Certains auteurs font en effet remonter l’apparition de la classe ouvrière égyptienne aux monopoles industriels d’État créés par Muhammad Ali. Arsenaux, chantiers navals, filatures et tissages auront regroupé en effet une trentaine de milliers de travailleurs dans une Égypte dont la population est estimée alors à moins de trois millions d’habitants. (…) Des estimations souvent contradictoires, retenons la plus propre qui marque la fin d’une étape. On estime la main-d’œuvre urbaine employée à 728.000 unités, soit 32% de la population urbaine (2.300.000 habitants) ; s’y ajoutent, à la campagne, 334.000 emplois non agricoles. Industrie, artisanat et construction occupent 212.000 travailleurs urbains (soit 29% des emplois urbains) et 23.000 à la campagne. Selon une autre estimation, la concentration la plus importante est celle des chemins de fer avec une vingtaine de milliers de travailleurs dont le quart d’étrangers ».[1]
Le processus ayant conduit à l’émergence, puis au développement, des forces productives en Égypte dans la deuxième moitié du 19e siècle a vu la classe ouvrière constituer jusqu’à un tiers de la population urbaine, notamment comme conséquence du transfert d’une partie de la production du coton des États-Unis vers l’Égypte, alors que la guerre civile perturbait l’économie américaine. Il semble que la formation d’une partie de la classe ouvrière dans ce pays remonte aux monopoles industriels d’État sous l’ancien régime semi-féodal de Muhammad Ali.
La main d’œuvre ouvrière, nombreuse dans la construction (ports, chemins de fer, quais,) et dans la fabrication de tabac compte en son sein une proportion importante d’étrangers européens recrutée directement par le patronat industriel européen. C’est ce que confirmera par la suite la chronologie des affrontements de classes entre la bourgeoisie et la classe ouvrière où une minorité d’ouvriers d’origine européenne, anarchistes ou socialistes, a pu jouer un rôle important dans la politisation et le développement de la conscience au sein de la classe ouvrière en Égypte.
Elle résulte l’extension du capitalisme, comme l’indique la citation suivante :
« Présenter un tableau de l’histoire du radicalisme dans l’Égypte du début du XXe siècle impose de ne pas se limiter aux réseaux arabes ou s’exprimer uniquement en arabe. Le Caire et Alexandrie étaient des villes cosmopolites, multiethniques et multilingues, et le socialisme et l’anarchisme ont trouvé beaucoup de sympathisants parmi les communautés méditerranéennes immigrées. Un des groupes les plus actifs était un réseau d’anarchistes composé surtout (mais non exclusivement) de travailleurs et d’intellectuels italiens, dont le « QG » était Alexandrie, mais qui avait des contacts et des membres au Caire et ailleurs »[2].
En Égypte il y avait aussi d’autres courants du mouvement ouvrier non anarchistes :
« Pour mémoire on note depuis le début du siècle des groupes socialistes arméniens, italiens, grecs, isolés cependant, avec l’apparition de tendances bolchevistes en leur sein vers 1905. On sait que c’est en 1913 que Salamah Musa publie un opuscule intitulé « Al-Ishtirakiya » (Le Socialisme), qui s’apparente, malgré des hésitations théoriques, au fabianisme. Mais le marxisme a atteint aussi ces rivages. Les recherches ont permis de retrouver un article anonyme de lecteur paru en 1890 dans « Al-Mu’ayyid » sous le titre « L’Économie politique » et qui dénote d’une bonne connaissance des travaux de Marx. Mais si ce jalon ne mérite d’être indiqué qu’à titre de curiosité, il n’en est pas de même du livre d’un jeune instituteur de Mansurah, Mustafa Hasanayni : « Tarikh al-Madhahib al-Ishtiraktyah » (Histoire des principes socialistes), retrouvé en 1965 et dont la date de parution est aussi de 1913 ; la documentation y est plus ample et plus précise (tableaux de l’influence des différents partis socialistes) ; l’assimilation du marxisme plus évidente tel que cela ressort du programme à long terme proposé pour l’Égypte ».
Ainsi, à côté des courants anarchistes, existaient d’autres courants ou individus de la gauche marxiste dont certains étaient influencés par le parti bolchevik. On peut penser que nombre d’entre eux purent se trouver à la tête de ceux qui décidèrent de quitter le PSE (Parti socialiste égyptien) pour former le PCE (Parti communiste égyptien) et adhérer à la IIIe Internationale en 1922. Ainsi, en Égypte, les conditions étaient réunies pour la participation du prolétariat égyptien à la vague de luttes révolutionnaires des années 1917-23.
C'est dans un tel contexte que des ouvriers, égyptiens et immigrés d’origine européenne, participèrent activement aux premiers mouvements de lutte sous l’ère du capitalisme industriel en Égypte dominé par les Européens.
La première expression de lutte revendicative se situe dans un contexte où les conditions de travail de la classe ouvrière en émergence, particulièrement pénibles, sont propices au développement de la combativité.
Les salaires étant très bas et les heures de travail pouvant aller jusqu’à 17 heures par jour. Ce sont les dockers qui, les premiers, montrent l’exemple en partant fréquemment en grève entre 1882 et 1900 pour des augmentations de salaire et l’amélioration de leurs conditions de vie, suivis progressivement par les ouvriers d’autres branches si bien que, de fait, les grèves furent permanentes durant les 15 années qui ont précédé la Première Guerre mondiale. Au-delà des salaires et des conditions de travail, les ouvriers luttaient pour des réformes en leur faveur, notamment la possibilité de se doter d’associations ou de syndicats pour se défendre.
En 1911, les cheminots du Caire ont pu, entre autres avantages, créer leur propre syndicat « l’Association des ouvriers des dépôts de chemins de fer du Caire ». Par sa lutte, le prolétariat égyptien put arracher des réelles réformes. Entre 1882 et 1914 il a dû faire l’apprentissage de la lutte de classe face à la dureté des conditions de travail et de vie imposées par les capitalistes européens détenant les moyens de production en Égypte et aussi responsables du recrutement de la main-d’œuvre, de l’organisation du travail dans les entreprises. Cela se traduisit par une pratique de ségrégation entre ouvriers égyptiens et européens en accordant des « avantages » aux seconds et non aux premiers, choix stratégique et délibéré du patronat pour diviser les luttes. C’est ainsi que les premiers mouvements de grève (en 1882 et en 1896) furent déclenchés par les ouvriers égyptiens. Par ailleurs, en 1899 et en 1900 les ouvriers italiens partirent eux aussi seuls en grève (sans les égyptiens). Cependant très vite le prolétariat en Égypte, conscient d’être exploité, a manifesté sa combativité et, à certains moments, sa solidarité entre ouvriers de toutes nationalité, notamment lors de la fameuse grève des ouvriers des usines de fabrication de cigarettes, mêlant égyptiens et européens d’origine.
La première expression de lutte ouverte de la classe ouvrière s’est produite, la même année (1882) que l’occupation de l’Égypte par l’impérialisme anglais. Certains historiens ont voulu y voir l’expression d’une résistance au colonialisme anglais, autrement dit une forme de défense de la « nation égyptienne » comme un tout, réunissant classes exploiteuses et classes exploitées, la classe ouvrière s’alliant avec sa « bourgeoisie progressiste » (égyptienne) contre le colonialisme et les forces réactionnaires en vue de la création d’une nouvelle nation. L’histoire a montré les limites d’une telle théorie avec l’entrée définitive du capitalisme en décadence. En fait, la poursuite des mouvements de grève a largement montré que la classe ouvrière cherchait avant tout à se défendre contre les attaques des capitalistes détenteurs des moyens de production, quelle qu’en soit la nationalité. Néanmoins, comme l’ont illustré les luttes suivantes, le prolétariat égyptien n’a pas pu empêcher la pénétration en son sein d’idéologies nationalistes, notamment suite à la fondation en 1907 du parti « Watani » (national) égyptien affichant clairement sa détermination de s’appuyer sur le mouvement ouvrier pour renforcer son influence.
Toujours est-il que, c’est au cours de ce combat que la classe ouvrière égyptienne a pu développer son identité propre, celle d’une classe associée entre producteurs exploités, originaires ou non d’un même pays, de cultures différentes, comportant des italiens, des grecs, etc. En fait la trajectoire de la classe ouvrière en Égypte n’est pas différente, dans le fond, de celle d’autres fractions du prolétariat mondial, contraintes de vendre leur force de travail pour vivre et d’entrer en lutte collectivement contre la classe exploiteuse.
L’éclatement de la guerre vint bouleverser les relations au sein de la classe dominante, en l’occurrence l’impérialisme britannique et les fractions de la bourgeoisie égyptienne. En effet, en tant que puissance coloniale, la Grande Bretagne décida d’instaurer un protectorat en Égypte fin 1914, imposant ainsi son autorité et ses options impérialistes aux fractions de la bourgeoisie nationale égyptienne. C’est ainsi qu’elle décida de mettre sous son strict contrôle les partis et autres organisations sociales (syndicats), notamment le Parti « Watani » très présent en milieu ouvrier qui fut particulièrement ciblé par la répression et finalement dissout et ses principaux représentants emprisonnés. Ce parti nationaliste avait été créé en 1907 dans la foulée des importants mouvements de grève précédant le déclenchement de la Première Guerre mondiale où le prolétariat égyptien luttait ardemment contre les cadences de production imposées par les entreprises et plus particulièrement celles détenues par des patrons européens.
Ce parti, avec un autre courant nationaliste Wafd (« délégation ») a joué un rôle central dans le détournement des luttes prolétariennes vers des revendications et perspectives nationalistes, et dans l’encadrement syndical des ouvriers. En d’autres termes ce parti parvint ainsi à désorienter bon nombre d’ouvriers inexpérimentés, n’ayant qu’une faible conscience de classe. Et pour mieux attirer à lui les ouvriers plus ou moins influencés par les idées socialisantes, le leader de ce parti n’hésita pas à se réclamer des idées « travaillistes » se rapprochant ainsi de la droite de la Deuxième Internationale.
L’instauration de l’état de guerre avec son lot de mesures répressives avait pour but d’empêcher ou réprimer les luttes. Le prolétariat égyptien, comme les autres de par le monde, avait été paralysé, dispersé. Malgré cela, certains secteurs ouvriers manifestèrent leur mécontentement en pleine guerre, notamment les travailleurs des manufactures de cigarettes d’Alexandrie qui se mirent en grève entre août et octobre 1917, et ceux du Caire en 1918. Mais bien sûr sans succès au vu du contexte particulièrement répressif. Cependant, dès la fin de la guerre, les luttes purent reprendre de plus belle. En effet, entre décembre 1918 et mars 1919, eurent lieu de nombreux mouvements de grève dans les chemins de fer, les entreprises de cigarette, les imprimeries, etc. Ces grèves ont été organisées en marge du Parti Watani.
Mais malgré leur volonté d’autonomie, les ouvriers se heurtèrent à la fois à la répression de la puissance coloniale et au travail de sape des partis nationalistes (Watani et Wafd) très influents au sein de la classe ouvrière dont ils se disputaient le contrôle. De fait la classe ouvrière était contrainte, d’un côté, de lutter pour la défense de ses propres intérêts contre l’impérialisme britannique dominant toute la société, et de l’autre côté ne put éviter de « s’allier » avec les mêmes nationalistes, eux-mêmes victimes de la répression de la puissance coloniale. C’est ce qu’illustre la citation suivante:
« L’annonce de l’arrestation (le 8 mars) de la délégation (Wafd) constituée pour négocier avec les Britanniques fait l’objet d’une généralisation des grèves ouvrières et de leur participation avec les autres couches de la société aux grandes manifestations qui marquent les trois dernières semaines de mars. La grève des transports, relayée par l’action de sabotage des paysans, aura été d’une contribution importante pour entraver les déplacements des troupes anglaises. Pendant les mois qui suivent, le mouvement revendicatif et la constitution de syndicats se poursuivent. Le mouvement doit à sa force un premier succès, la constitution le 18 août 1919 d’une Commission de conciliation et d’arbitrage qui va favoriser de premiers contrats collectifs de travail, mais qui tend à nouveau à rendre nécessaire le recours aux avocats-conseillers. La préoccupation du Parti Watani (à l’influence déclinante) est de faire en sorte que les interventions ouvrières, à travers le Syndicat des industries manuelles, se limitent aux revendications nationales, l’installation de coopératives d’achats étant de nature selon lui à atténuer bien des difficultés. Mais le Wafd, qui s’affirme comme force politique, a mesuré l’importance des syndicats et s’efforce de les contrôler : « Ils sont une arme puissante à ne pas négliger », par leur capacité rapide de mobilisation à l’appel du mouvement national ». (…) Mais si ces concurrences doivent être notées ici, ce qui l’emporte à l’époque ce sont les tendances favorables à l’organisation des travailleurs sur des bases autonomes. Le centre de ce mouvement est à Alexandrie, à l’initiative d’une direction mixte de socialistes étrangers et égyptiens (arabes ou naturalisés comme Rosenthal) ayant perçu l’écho de la Révolution d’octobre 1917. » (J. Couland, Ibid.) Comme on peut le voir par la suite.
La révolution de 1917 a eu incontestablement un écho au sein du mouvement ouvrier en Égypte notamment auprès des éléments politisés les plus conscients qui entrèrent dans un processus de rapprochement avec l’Internationale communiste. Et cela dans un contexte de grèves à répétition dans les entreprises et de luttes pour le contrôle des syndicats, opposant les fractions véritablement prolétariennes aux partis nationalistes égyptiens à savoir Watani et Wafd.
« Autour d’une fédération constituée au départ par les syndicats de cigarettes, des tailleurs et de l’imprimerie dès 1920, et non sans quelques reculs, se constitue finalement en février 1921 une Confédération générale du travail (CGT) groupant 3000 membres. (Puis à la même année) la fondation du Parti socialiste égyptien (PSE). La CGT s’affirme comme membre de l’Internationale syndicale rouge, tandis que le PSE lui-même décide d’adhérer à l’Internationale communiste en juillet 1922 et se transforme en Parti communiste égyptien (PCE) en janvier 1923. La scission d’un groupe d’intellectuels, dont Salamah Mussa, qui contestent cette évolution, n’entame pas le caractère nationalement égyptien du PCE dont les membres sont estimés à 1500 en 1924. » (J. Couland, Ibid.)
La transformation du PSE en PCE et l’adhésion de la CGT à l’Internationale syndicale rouge ont été des éléments de clarification et de décantation au sein du mouvement ouvrier égyptien. En effet, cela aboutit, d’une part, à l’installation d’une majorité d’ouvriers à la tête de la direction de la CGT et du PCE et, d’autre part, à la réaffirmation de la fraction de droite du PSE se situant sur des positions réformistes et nationalistes en opposition à l’Internationale communiste. Dès lors le combat fut engagé entre les forces révolutionnaires internationalistes et les forces réformistes en compagnie du capital national égyptien. Par ailleurs, pendant la période de décantation, les deux partis nationalistes Watan/Wafd décidaient de créer leurs propres syndicats en vue de concurrencer et de s’opposer frontalement aux syndicats affiliés à l’Internationale syndicale rouge. Et dans le même but ils menaient des violentes campagnes contre les organisations ouvrières communistes, comme le montre ainsi la déclaration Fahmi (chef syndicaliste de cette mouvance) devant un groupe d’ouvriers : « il faut se méfier du communisme dont le « principe » est « la ruine (et) le chaos du monde ». Tandis que le parti Wafd dans sa brève présence au pouvoir en 1924 prit immédiatement des mesures de guerre contre le PCE et la CGT :
« La CGT qui abandonne le réformisme parlementariste est très active. Elle dirige des dizaines de grèves, mais il ne s’agit pas seulement d’établissements étrangers ; les établissements égyptiens ne sont pas épargnés. Les occupations d’usines dont traminots et cheminots avaient donné l’exemple avant-guerre sont fréquentes. Ce mouvement ne peut laisser indifférents les capitalistes égyptiens dont l’organisation se précise encore avec la création de la Banque Misr en 1920 et la Fédération des industries en 1922. Pas plus que le Wafd porté triomphalement au pouvoir par les électeurs et qui s’installe au gouvernement le 28 janvier 1924. La première mesure consiste à interdire par la force le congrès convoqué pour le 23 et 24 février 1924 à Alexandrie par le PCE. La seconde va être d’utiliser les occupations d’usines pour tenter de briser à la fois la CGT et le PCE. L’évacuation des usines est obtenue le 25 février à la société des huiles Egoline d’Alexandrie, et encore, mais plus difficilement, les 3 et 4 mars aux usines Abu Sheib d’Alexandrie. Ce n’en est pas moins, dès début mars, le prétexte à une vague d’arrestation de dirigeants communistes et syndicaux, tous égyptiens, des perquisitions et saisies de documents. Les militants sont accusés de diffusion, entre le 10 octobre 1923 et le 1e mars 1924, d’idées révolutionnaires contraires à la Constitution, d’incitation au crime et à l’agression contre les patrons. Leur procès se déroulera en septembre 1924 et plusieurs d’entre eux seront condamnés à de lourdes peines ». (J. Couland, Ibid.)
Avec cet épisode répressif se jouait en réalité un tournant au niveau du rapport de force entre la classe ouvrière et la bourgeoisie en faveur de cette dernière, aussi bien à l’intérieur qu’à l’extérieur du pays. En effet en Égypte même, de par sa combativité en réaction à la dégradation de ses conditions de vie, le prolétariat égyptien finit par coaliser contre lui, d’une part, les partis nationalistes (Watan/Wafd) et, d’autre part, l’ensemble de la bourgeoisie égyptienne et anglaise subissant les assauts des grèves durant cette période. À l’extérieur, la contre révolution était déjà en marche dès 1924. Dès lors la classe ouvrière égyptienne, dans l’impossibilité de s’appuyer sur des organisations véritablement prolétariennes, ni sur la Troisième Internationale qui ne faisait que subir défaite sur défaite tout le long de la période contre-révolutionnaire, aussi bien sous la domination coloniale britannique que sous le règne de la bourgeoisie égyptienne devenue « indépendante » (en 1922).
Nous avons vu que l’avant-garde de la classe ouvrière égyptienne en formation, luttant face à des conditions de vie très difficiles, finit par se rapprocher du mouvement ouvrier international en adhérant à l’Internationale communiste et rompant ainsi avec les éléments réformistes et nationalistes de l’ancien parti (PSE). Dans cette période où la classe ouvrière, confrontée à des conditions de vie très difficiles commençait à se forger une identité de classe, la Troisième internationale s’engageait dans un cours opportuniste notamment dans sa politique avec les nouveaux partis communistes de l’Orient et Moyen Orient. Le congrès de Bakou en constitua une illustration tragique qui marqua un recul manifeste de l’esprit internationaliste prolétarien et en conséquence une avancée flagrante de l’opportunisme comme l’illustre la citation suivante:
« Les beaux discours du congrès ainsi que les déclarations de solidarité entre le prolétariat européen et les paysans de l’Orient malgré beaucoup de choses correctes sur la nécessité des soviets et de la révolution, ne suffisaient pas à cacher le cours opportuniste vers un soutien sans discrimination aux mouvements nationalistes : « Nous faisons appel, camarades, aux sentiments guerriers qui animèrent les peuples d’Orient dans le passé, quand ces peuples, conduits par leurs grands conquérants, avancèrent sur l’Europe. Nous savons camarades, que nos ennemis vont dire que nous appelons à la mémoire de Genghis Khan et à celle des grands califes conquérants de l’Islam. Mais nous sommes convaincus qu’hier (dans le congrès-NDLR) vous avez sorti couteaux et revolvers non dans un but de conquête, non pour transformer l’Europe en cimetière. Vous les avez brandis, avec les ouvriers du monde entier, dans le but de créer une civilisation nouvelle, celle de l’ouvrier libre » (propos de Radek) ». Et le manifeste de ce congrès d’ajouter en conclusion une injonction aux peuples de l’Orient à se joindre « à la première réelle guerre sainte, sous la bannière rouge de l’Internationale Communiste ». » (Les communistes et la question nationale 3eme partie [186]. Revue internationale n° 42)
Cet appel fut lancé depuis Bakou à tout l’Orient pour « se dresser comme un seul homme » sous la bannière de l’Internationale, faisait rentrer par la fenêtre le panislamisme qui avait été jeté par la porte au deuxième Congrès de l’Internationale et faisait surface, précédé en cela par le «Traité d’amitié et de fraternité » signé en1921 entre l’URSS et la Turquie alors que le gouvernement de Mustapha Kemal massacrait les communistes turcs (Les communistes et la question nationale 3eme partie [186]).
Les conséquences furent dramatiques : « Les résultats de tout cet opportunisme furent fatals pour le mouvement ouvrier. Avec la révolution mondiale qui s’enfonçait dans une défaite de plus en plus profonde et le prolétariat en Russie épuisé et décimé par la famine et la guerre civile, l’I.C. devint de plus en plus l’instrument de la politique extérieure des bolchéviks qui se trouvaient eux-mêmes dans le rôle d’administrateurs du capital russe. D’erreur très sérieuse dans le mouvement ouvrier, la politique de soutien aux luttes de libération nationale s’était transformée à la fin des années 20 en stratégie impérialiste d’une puissance capitaliste » (Les communistes et la question nationale 3eme partie [186]).
En effet dans les années qui suivirent le congrès de Bakou et tout le long des années 1930 la Troisième Internationale appliquait des orientations néfastes et contradictoires en direction des colonies, toujours inspirées par la défense des intérêts stratégiques de l’impérialisme russe. En clair, à la suite de ce congrès, l’orientation générale était : « Dans les colonies et les semi colonies les communistes doivent s’orienter vers la dictature du prolétariat et de la paysannerie qui se transforme en dictature de la classe ouvrière. Les partis communistes doivent par tous les moyens inculquer aux masses l’idée de l’organisation des soviets paysans ». (…)
« Le prolétariat international dont l’URSS est la seule patrie, le rempart de ses conquêtes, le facteur essentiel de son affranchissement international, a pour devoir de contribuer au succès de l’édification du socialisme en URSS et de la défendre contre les attaques des puissances capitalistes par tous les moyens ». (Thèses du VIe Congrès, 1928)
« Dans différents pays arabes, la classe ouvrière a joué et joue déjà un rôle toujours croissant dans la lutte de libération nationale (Égypte, Palestine, Irak, Algérie, Tunisie, etc.). Dans différents pays, les organisations syndicales de la classe ouvrière se constituent déjà ou se rétablissent après leur destruction, quoique pour la plupart elles se trouvent entre les mains des nationaux-réformistes. Les grèves et manifestations ouvrières, la participation active des masses ouvrières à la lutte contre l’impérialisme, certaines couches de la classe ouvrière qui s’éloignent des nationaux-réformistes, tout cela signale que la jeune classe ouvrière arabe est entrée dans la voie de la lutte pour remplir son rôle historique dans la révolution anti-impérialiste et agraire, dans la lutte pour l’unité nationale »[3].
Ce cours opportuniste n’était autre que la contre-révolution stalinienne en marche dans l’Orient. C’est dans ce contexte, au lendemain du congrès de Bakou, que la classe ouvrière en Égypte devait lutter pour la défense de ses intérêts de classe, son avant-garde se faisant massacrer par les nationalistes égyptiens au pouvoir (Wafd) sans aucune réaction de l’IC, déjà prisonnière de sa politique de soutien aux mouvements nationalistes orientaux et arabes.
Mais Staline dû changer de ligne alors que nombre de partis nationalistes arabes échappaient à son contrôle en se tournant de plus en plus vers les puissances impérialistes concurrentes (Angleterre, France). Dès lors l’IC prit le parti de dénoncer « le national-réformisme » dans les rangs de la bourgeoisie arabe, incarné notamment par le parti Wafd. Celui-ci fut alors dénoncé par l’I.C. pour « trahison », pour avoir supprimé le mot d’ordre « indépendance (nationale) » !
En fait cette « directive » de la IIIe Internationale s’adressait au PC égyptien et au « Syndicat rouge » en leur ordonnant de mettre en œuvre cette « énième nouvelle orientation » afin de disputer aux traîtres « nationaux » alliés de « l’impérialisme anglais » le contrôle des syndicats égyptiens.
Cette situation confirme également que les syndicats étaient devenus des véritables instruments de contrôle de la classe ouvrière au service de la bourgeoisie. Autrement dit, entre le Congrès de Bakou et la fin de la Seconde guerre mondiale, la classe ouvrière égyptienne, bien que combative, était littéralement déboussolée, ballottée et encadrée par les forces contre-révolutionnaires staliniennes et nationalistes égyptiennes.
L’I.C. dégénérescente se mettait exclusivement désormais au service de l’impérialisme russe en appuyant et diffusant ses projets et politiques impérialistes et mots d’ordre comme « classe contre classe », « front de quatre classes », etc.. Les conséquences de cette orientation et plus généralement de la contre-révolution stalinienne ont pesé profondément et durablement sur la classe ouvrière, en Egypte et dans le monde, en venant s’ajouter au poison du nationalisme des luttes de « libération nationale » dans lesquelles les luttes ouvrières furent longtemps dévoyées. Le prolétariat égyptien est très représentatif d’une telle situation, ses rangs étant infestés depuis le milieu des années 20 par un grand nombre d’agents staliniens chargés d’appliquer des orientations contre-révolutionnaires. Cette même «doctrine » fut appliquée à la lettre par les staliniens égyptiens qui qualifiaient systématiquement de « lutte de libération nationale » (ou « anti-impérialiste ») chaque mouvement de grève plus ou moins important dans une entreprise « étrangère » (dirigée par un européen) durant la période coloniale. Pour leur part, dès les années 1920/1930, les partis nationalistes égyptiens (Wafda et watani), avec leur stratégie de conquête du pouvoir, poussaient les ouvriers à la grève avant tout contre les sociétés étrangères implantées en Égypte tout en essayant d’épargner les compagnies nationales, avec plus ou moins de succès selon les épisodes. Plus significatif est le fait que certains historiens n’ont pas hésité à assimiler à des luttes de « libération nationale » les mouvements de grève qui avaient lieu au même moment que les soulèvements nationalistes contre l’occupation anglaise (1882, 1919 et 1922). En fait, les ouvriers partaient au combat avant tout contre la dégradation de leurs conditions de travail et de vie, avant que leur lutte ne soit dévoyée aussitôt vers des revendications nationalistes, non sans résistance de certains d’entre eux.
Depuis la création du premier syndicat (reconnu) par les cheminots en 1911, la bourgeoisie a toujours cherché (et souvent réussi) à encadrer efficacement la classe ouvrière pour la détourner de son terrain de classe exploitée et révolutionnaire. Ainsi, au lendemain de sa création en 1907, le parti Wattman s’introduisit dans les rangs ouvriers et put se faire accepter comme nationaliste et « travailliste », en s’appuyant sur les syndicats, avant d’être rejoint dans cette entreprise par d’autres organisations bourgeoises (libérale, islamiste, stalinienne). Pourtant, malgré un tel acharnement de la bourgeoisie à vouloir l’empêcher de lutter sur son terrain de classe, la classe ouvrière a continué à lutter, certes avec énormes difficultés. C’est ce que nous pourrons voir dans la suite de cet article.
Lassou (janvier 2025)
[1] Jacques Couland, Histoire syndicale et ouvrière égyptienne, dans René Gallissot « Mouvement ouvrier, communisme et nationalismes dans le monde arabe », Éditions ouvrières, Paris 1978.
[2] Ilham Khuri-Makdisi : Intellectuels, militants et travailleurs : La construction de la gauche en Égypte, 1970-1914, Cahiers d’histoire, Revue d’histoire critique, 105-106, 2008.
[3] « Les Tâches des communistes dans le Mouvement national », dans La Correspondance internationale, n° 1, 4 janvier 1933, publiée par René Gallissot, Ibid.
Face à la gravité de la crise climatique et de ses conséquences, de plus en plus de voix s’élèvent pour incriminer la responsabilité du système capitaliste, un clair indice que la mystification selon laquelle ce serait l’Homme –l’espèce humaine en général– qui se trouverait à son origine ne suffit plus pour contrecarrer, stériliser la réflexion en cours au sein du prolétariat sur ce plan. Dans la fabrique et l’adaptation permanente de l’idéologie bourgeoise, au fourre-tout académique-universitaire nébuleux de l’Anthropocène succède désormais le brouillard du fourre-tout du Capitalocène. Particulièrement, les théories d’Andreas Malm[1] (Maitre de conférences en géographie humaine à l’université de Lund en Suède et membre de l’organisation trotskiste la Quatrième Internationale - Secrétariat unifié) y occupent une place privilégiée et sont mises en avant à grand renfort de publicité avec un large retentissement international.
Constatant qu’«aucun discours ne poussera jamais les classes dirigeantes à agir», dans son livre ‘Comment saboter un pipeline’ «Andreas Malm invite le mouvement [écologique] à dépasser le pacifisme et à recourir à l’action violente non contre les personnes mais contre les infrastructures du capitalisme fossile». Son «idée-force, résumée dans ‘L’Anthropocène contre l’histoire’ (2017) : ce n’est pas l’humanité qui est devenue une force géologique – c’est le sens du mot ‘anthropocène’ forgé par le prix Nobel de chimie néerlandais Paul Crutzen en 2002 mais l’économie et le capitalisme fossile qui sont nés en Angleterre avec la machine à vapeur de James Watt, d’où la préférence d’Andreas Malm pour le mot ‘capitalocène’. Car le Suédois cherche à concilier marxisme et environnementalisme. (…) il relie l’écologie au marxisme souvent déconsidéré dans les milieux écologistes pour son productivisme : il justifie le passage à l’action violente dans une galaxie dominée par le pacifisme ; et ne renie pas l’État comme allié dans la transition écologique au sein d’un communisme de guerre qu’il a théorisé dans ‘La Chauve-souris et le Capital’ (2020)[2]»
Tour à tour dénoncé comme «ennemi public n°1[3]» ou encensé comme un «penseur fondamental» et «l'un des plus originaux sur le sujet du changement climatique», il passe pour le «nouveau gourou des écologistes radicaux». La propagande bourgeoise n’hésite pas à l’ériger en «Lénine de l’écologie», rien de moins !
Pourtant il existe un contraste saisissant dans la façon où le « Lénine de l’écologie » est traité par la classe dominante : là où Lénine -et avec lui les révolutionnaires du passé- auxquels Malm est comparé ou auxquels ce dernier se réfère, ont été voués aux gémonies, calomniés, censurés, contraints à l’exil, poursuivis par les polices de toutes les variantes possibles des différents régimes politiques du capitalisme, démocratie bourgeoise en tête, Malm, lui, a pignon sur rue. Il jouit d’une place bien en vue à l’université, ses ouvrages sont traduits en plus d’une dizaine de langues et mis facilement à la disposition d’un large public. Pour ceux qui ne lisent pas, ils ont été relayés par une grande production hollywoodienne (mettant en scène un groupe de jeunes qui décide de faire sauter un oléoduc au Texas), « How to blow up a pipeline », largement diffusé au plan mondial. Comment expliquer cette large publicité mondiale offerte par la classe dominante à son prétendu ennemi, à celui qui prétend combattre son système ? Quelle est la raison de cette sollicitude de la part de la classe dominante pour Malm ?
La réponse à ces questions et le secret de cet enthousiasme bourgeois pour Malm, on les découvre sous la plume de Malm lui-même (dès 2009 dans son ouvrage « Fossil Capital ») résumés et condensés en quelques phrases qui pourraient presque passer inaperçues sous le monceau de ses écrits, mais qui révèlent et démasquent toute la quintessence de sa démarche : pour lui, le changement climatique «serre la vis aux marxistes comme à tous les autres. Tout argument du type "une solution - la révolution" ou, de manière moins abrégée, "les relations de propriété socialistes sont nécessaires pour lutter contre le changement climatique" est désormais indéfendable. L'expérience des deux derniers siècles indique que le socialisme est une condition épouvantablement difficile à atteindre ; toute proposition visant à le construire à l'échelle mondiale avant 2020 et à commencer ensuite à réduire les émissions serait non seulement risible, mais irresponsable. (...) Si la temporalité du changement climatique oblige les révolutionnaires à un peu de pragmatisme, elle oblige les autres à commencer à réfléchir à des mesures révolutionnaires.[4]»
La lutte pour le Communisme ne serait donc plus d’actualité, mais dépassée, rendue caduque par l’urgence climatique. Ainsi, par ce grossier tour de passe-passe, Malm ne fait que défendre et ‘théoriser’ le très vulgaire «nous sommes tous dans le même bateau», cher à l’idéologie bourgeoise et au cœur de la mystification de l’unité nationale et de la paix entre les classes ! En récusant la validité de la perspective de la révolution prolétarienne et du communisme, selon lui inappropriée et inapte à apporter une solution aux problèmes que confronte l’humanité et (y compris à la question des dévastations écologiques) dans la situation historique actuelle, Malm, genou à terre, proclame son allégeance à la classe dominante.
Son antisocialisme viscéral et déclaré donne la jauge de la validité de son ‘marxisme’ : détachées du combat pour le communisme, les références à Marx, Trotski ou Lénine ne forment dès lors plus qu’un ramassis de formules creuses où règnent amalgames et falsifications ! La bourgeoisie a eu tôt fait de déceler le parti dont elle pouvait tirer du ‘marxisme’ de Malm émasculé de sa finalité révolutionnaire ! C’est bien ce qui lui vaut la reconnaissance et toute la sollicitude de la part de la classe dominante, ainsi que la place de choix qu’elle lui réserve dans ses campagnes officielles !
Face à la menace du réchauffement climatique qu’il identifie comme la priorité politique n°1 pour l’humanité, Malm prétend, à l’aide de toute une théorie (Le Capital fossile) qui a la couleur, l’apparence du matérialisme historique et la prétention d’actualiser et faire avancer le marxisme, détenir LA solution pour s’attaquer à son ‘moteur’, qui peut être ramenée à la simple assertion suivante : pour combattre le réchauffement climatique il s’agit d’éliminer définitivement les émissions de gaz à effet de serre qui en sont responsables. Cela passe par la mesure radicale d’éradiquer le secteur des énergies fossiles de la production capitaliste et de «fermer cette activité pour de bon.[5]» Et le problème sera réglé !
Cette approche du sauvetage écologique de la planète réduit au ‘tout décarbonation’ est dénoncée par une partie du camp écologiste et du monde scientifique, (mêmes si ceux-ci ne sont pas eux-mêmes non plus en capacité d’apporter de réelles alternatives) comme une aberration, « un exemple de l’étroitesse d’esprit contemporaine, qui mène à l’erreur maintes fois relevée (…) : une sous-estimation systématique de la multiplicité des interactions caractérisant les systèmes naturels et sociaux.[6]» et la position de Malm elle-même fait l’objet de critiques : « On pourrait démanteler tous les oléoducs, toutes les mines de charbon et tous les SUV « et découvrir que nous sommes toujours condamnés à l’extinction » parce qu’il resterait encore à s’attaquer à « la dégradation des sols, la raréfaction de l’eau douce, la dysbiose des océans, la destruction des habitats, les pesticides et autres produits chimiques synthétiques », chaque problème étant « comparable, en termes d’échelle et de gravité, à l’effondrement climatique ». Nous ne sommes pas ici aux prises avec le seul capital fossile mais avec « tout le capital[7]»
En bon idéologue bourgeois en matière d’écologie, Malm incarne complètement la démarche typiquement capitaliste consistant à aborder chaque problème surgissant dans la société capitaliste séparément les uns des autres (en proposant pour chacun une prétendue ‘solution’) ainsi qu’à les traiter indépendamment de ce qui se trouve à leur racine : le système capitaliste comme un tout et sa crise historique. Une approche et une méthode bien éloignées du matérialisme historique et qui n’a rien à voir avec le marxisme.
Alors que l’humanité, le prolétariat mondial, sont confrontés à l’accélération de la décomposition du système capitaliste où les effets combinés de la crise économique, de la crise écologique/climatique et de la guerre impérialiste s’ajoutent, interagissent et démultiplient leurs conséquences en une spirale dévastatrice, et que, parmi ces différents facteurs, celui de la guerre (en tant que décision délibérée de la classe dominante) forme l’élément accélérateur déterminant d’aggravation du chaos et de la crise économique, tout cela est occulté par Malm ![8]
Nulle trace dans ses écrits de la crise économique du capitalisme ou des répercussions catastrophiques sur la société et l’environnement de l’organisation de l’ensemble de la société en vue de la préparation permanente de la guerre depuis l’entrée du système capitaliste en décadence. Alors que justement, le retour de la guerre de ‘haute intensité’ entre États forme, à elle-seule et au niveau immédiat, (et il existe bien d’autres raisons fondamentales à l’impossibilité du Capital à trouver une solution à la crise écologique) un puissant motif d’abandon des mesures de ‘transition écologique’ et de la réduction des émissions des gaz à effet de serre. En effet : « Pas de guerre sans pétrole. Sans pétrole, il est impossible de faire la guerre (…) Renoncer à la possibilité de s'approvisionner en pétrole abondant et pas trop cher revient tout simplement à se désarmer. Les technologies de transport [qui n'ont pas besoin de pétrole, hydrogène et électricité] sont totalement inadaptées aux armées. Des chars électriques à batterie posent tellement de problèmes techniques et logistiques qu'il faut les considérer comme impossibles, tout comme tout ce qui roule sur terre (véhicules blindés, artillerie, engins de génie, véhicules légers tout-terrain, camions) Le moteur à combustion interne et son carburant sont tellement efficaces et souples qu'il serait suicidaire de les remplacer.[9]»
Tout attaché à nous convaincre qu’il existe une solution à la crise climatique au sein du capitalisme Malm propose un « programme de transition écologique » en dix point : « 1°) imposer un moratoire sur toutes les nouvelles installations d’extraction de charbon, de pétrole ou de gaz naturel 2°) fermer toutes les centrales électriques alimentées par ces combustibles 3°) produire 100% de l’électricité à partir de sources non fossiles, principalement le vent et l’énergie solaire 4°) mettre fin au développement du transport aérien, maritime et terrestre ; convertir le transport terrestre et maritime à l’électricité et à l’éolien ; rationner le transport aérien pour garantir une juste distribution jusqu’à ce qu’il puisse être totalement remplacé par d’autres moyens de transport 5°) développer les réseaux de transport public à tous les niveaux, des métros aux trains à grande vitesse intercontinentaux 6°) limiter le transport de nourriture par bateau et avion et promouvoir systématiquement des approvisionnements locaux 7°) mettre fin à la destruction des forêts tropicales et lancer de grands programmes de reforestation 8°)isoler les vieux bâtiments et imposer que les nouveaux produisent leur propre énergie sans émission de dioxyde de carbone. 9°) démanteler l’industrie de la viande et diriger les besoins humains en protéines vers des sources végétales 10°) diriger l’investissement public vers le développement des technologies d’énergie renouvelable et durable les plus efficaces, et des technologies d’élimination du dioxyde de carbone.[10]»
Tout ce que Malm a le toupet de présenter comme l’équivalent du Manifeste Communiste de Marx, destiné à en prendre le relais et à lui succéder, ne se distingue absolument en rien de ce que les gouvernements occidentaux défendent (en paroles) et prétendent vouloir mettre en œuvre !
Malm ne fait que se poser ainsi en défenseur (mais attention, en défenseur ‘critique’ !) des mesures de décarbonation prises par les États occidentaux. Ainsi emboite-t-il le pas au GIEC qui, il y a déjà une décennie[11], a inauguré une nouvelle phase dans les politiques de lutte contre le réchauffement climatique en présentant le recours à la géo-ingénierie[12] comme désormais inévitable. Pour le GIEC, l’État bourgeois et les gouvernements, il s’agit désormais de s’appuyer sur la haute technologie en ‘innovant’ pour ‘compenser’ les effets catastrophiques produits par le capitalisme et ses contradictions sur la nature[13]. «Si Andreas Malm s’attèle à une critique de la géo-ingénierie, il ne la discrédite pas complètement, estimant qu’il sera difficile de faire l’économie de certains outils capables de capter le carbone[14]» (c’est-à-dire les ‘technologies à émissions négatives’ - «l’euphémisme utilisé pour désigner les techniques de géo-ingénierie de la famille de l’élimination du dioxyde de carbone sans effrayer les populations.[15]») En «attendant mieux» (et il risque d’attendre un bon moment) l’urgentiste Malm apporte son soutien aux «moyens du bord», le recours croissant aux potions magiques de l’État bourgeois et de ses docteurs Folamour pour «soigner la Planète» qui ne font qu’aggraver exponentiellement la situation au lieu de l’atténuer et générer de nouvelles calamités aux conséquences de plus en plus imprévisibles et destructrices pour le genre humain, la classe ouvrière et le support de la société, l’environnement naturel.
Selon Malm, comme ça urge au point de vue réchauffement, et qu’on ne peut plus compter sur la capacité du prolétariat à se doter de ses organes révolutionnaires pour remettre en cause l’ordre capitaliste, il faut faire avec ce qu’on a sous la main pour éteindre l’incendie. En adversaire résolu du Communisme, pour lui, ce sont l’État capitaliste, les décisions étatiques et l’action politique sur le terrain de l’État qui forment l’alpha et l’oméga de sa vision politique et bornent son horizon. Selon lui, à moins de faire preuve d’une ‘irresponsabilité aussi délirante que criminelle’, il faut reconnaître la nécessité d’ « abandonner le programme classique consistant à démolir l’État (…) – un aspect du léninisme parmi d’autres qui semblent bien mériter une nécrologie[16]» et se concentrer sur le seul outil qui reste à disposition, l’État bourgeois17]. Le "Lénine de l'écologie" rejette et abandonne l'une des contributions les plus importantes de Lénine au mouvement révolutionnaire : la restauration et la clarification de la position marxiste sur l'État. On ne peut guère aller plus loin dans la remise en cause et l’abandon du marxisme !
Tout en critiquant cet «outil bien imparfait» et comme «il y a à peu près aucune chance qu’un État capitaliste fasse quoi que ce soit (…) de sa propre initiative. Il faudrait qu’il y soit forcé, en usant de toute la panoplie des moyens de pression populaire à notre disposition, des campagnes électorales au sabotage de masse.[18]» «Car si un État pouvait prendre le contrôle des flux commerciaux, traquer les trafiquants d’animaux sauvages, nationaliser les compagnies de combustibles fossiles, organiser la capture [du CO2] dans l’air, planifier l’économie pour faire baisser les émissions d’une dizaine de pour cent par an et faire toutes les autres choses à faire, nous serions en bonne voie pour sortir de l’urgence.[19]»
Il appelle à ce «qu’une pression populaire s’exerce sur lui, [change] les rapports de force qu’il condense, contraignant les appareils à rompre l’attelage et à commencer à bouger en employant toutes les méthodes déjà rapidement évoquées.[20]» «(…) il faut des décisions et des décrets de l’État – ou autrement dit, l’État doit être arraché des mains de tous les Tillerson et Fridolin de ce monde pour qu’un programme de transition du type de celui esquissé plus haut soit mis en œuvre.21]» Il s’agit donc de «[sauter] sur la moindre occasion pour faire bouger l’État dans cette direction, rompre avec le business-as-usual aussi nettement que nécessaire et soumettre au contrôle public les secteurs de l’économie qui œuvrent à la catastrophe.22]»
Malm travestit l’impossibilité et l’incapacité complète du système capitaliste comme un tout d’apporter une solution à la question écologique, en faisant passer cette impuissance pour un problème d’inertie de l’État, pris en otage par les intérêts égoïstes des barons du secteur des énergies fossiles.
Ce qu’il propose, c’est d’utiliser à fond les mécanismes de l’État bourgeois démocratique, en les appuyant d’une bonne dose de ‘désobéissance civile’ pour la bonne cause : Malm apporte sa contribution aux tentatives de tous les États occidentaux de faire revenir les masses de plus en plus abstentionnistes vers les urnes et le bulletin de vote. Et entretient ainsi les illusions sur la démocratie bourgeoise en invitant tous ceux que l’avenir de la planète inquiète à en faire le cadre de leur action !
Et en même temps, Malm défend que pour traiter les causes de l’urgence chronique la coercition étatique est « nécessaire et urgente » et exige «une nouvelle hiérarchisation des tâches pour les appareils répressifs des États du monde entier.[23]» Afin de justifier et légitimer la nécessité de la violence et d’une répression plus actives de la part de l’État au plan écologique, il prend pour modèle et source d’inspiration les mesures drastiques de contrôle étatique et de militarisation de vastes secteurs de la société prises par l’Etat soviétique lors du Communisme de guerre dans la Russie de 1918-21 en butte aux interventions militaires impérialistes, à la guerre civile et à la famine. Sur la même lancée Malm rappelle les énormes sacrifices consentis par les ouvriers et les paysans russes pour justifier, aujourd’hui aussi, l’exigence d’«une forme de renoncement nécessaire» et l’impossibilité «d’éluder l’interdiction de la consommation d’animaux sauvages, l’arrêt de l’aviation de masse, l’abandon progressif de la viande et d’autres choses synonymes de belle vie.[24]» Un thème finalement à l’unisson des campagnes bourgeoises prônant la ‘sobriété’ sous prétexte de la défense de la planète pour imposer les attaques sur les conditions de vie de la classe exploitée, rendues indispensables par la crise économique.
Au nom de la défense de la planète, les exploités doivent agir en citoyens, se conformer aux exigences et se soumettre aux intérêts du grand orchestrateur qu’est, dans la tête de Malm, l’État dans la lutte contre le réchauffement climatique.
La valise pleine de mesures capitaliste d’État sous le bras, Malm racole en faveur de son programme clé en main pour l’État bourgeois. «L’appel à la nationalisation des compagnies de combustibles fossiles et à leur transformation en équipements de capture directe dans l’air devrait être la revendication centrale pour la transition dans les années qui viennent.[25]» «Cela commence par une nationalisation de toutes les entreprises privées qui extraient, transforment et distribuent des combustibles fossiles. La meute déchainée que constitue ExxonMobil, BP, Shell, RWE, Lundin Energy et toutes les autres devra être maitrisée et la manière la plus sûre de le faire est de ramener ces compagnies dans le giron du secteur public, soit par l’acquisition, soit par la confiscation sans compensation – qui parait plus défendable.[26]»
Ainsi, Malm se pose-t-il ouvertement en gestionnaire de l’État et du Capital et veut nous faire croire que l’État bourgeois aux mains de forces politiques déterminées peut contraindre le Capitalisme à mettre en œuvre la solution de l’abandon des énergies fossiles !
Pour créditer ‘sa solution’ Malm développe toute une vision complètement mystificatrice de la nature de l’État bourgeois au-dessus des classes, arbitre de l’intérêt général et du bien de tous, pouvant/devant agir pour le bien commun de l’ensemble de la société ; un vieux refrain de l’idéologie bourgeoise rabâché depuis des décennies tout particulièrement par les forces politiques de la gauche capitaliste (depuis les Sociaux-Démocrates, les Staliniens et à leur suite les Trotskistes).
Contrairement à ce que laisse supposer Malm, l’État n’est pas ‘neutre’, ni l’endroit où la classe exploitée pourrait exercer et faire respecter sa volonté. Au contraire ! Expression de la société divisée en classes antagoniques, l’État est l’instrument exclusif aux mains de la classe dominante pour maintenir sa domination et garantir ses intérêts de classe, il est par définition l’outil de défense de son système avec lequel elle impose la logique de son système.
L’État n’est pas plus non plus un organe de ‘rationalisation’ de ‘régulation’ des contradictions du capitalisme auxquelles il pourrait apporter une ‘solution’.
La mainmise omniprésente et croissante de l’État sur l’ensemble de la vie sociale depuis plus d’un siècle ne correspond pas à la mise en place de solutions viables aux contradictions de son système (au plan social, économique et impérialiste) exacerbées par sa décadence.
Le développement tentaculaire de l’État est au contraire l’expression des contradictions et de l’incapacité du monde bourgeois à les surmonter, de l’impasse dans laquelle il se trouve historiquement.
Dans la situation historique actuelle, après plus d’un siècle de décadence, l’accumulation des contradictions au fondement de l’existence du système capitaliste, et de leurs effets se traduit par la tendance croissante de la classe dominante à perdre le contrôle sur son système qui part en lambeaux et pourrit sur pied. Loin de représenter un frein à cette tendance, l’État s’avère lui-même de plus en plus ouvertement un vecteur de l’irrationalité destructrice qui caractérise et domine l’ensemble du système capitaliste. L’État et son action deviennent eux-mêmes un facteur d’aggravation de plus en plus avéré de la crise historique du système capitaliste dans la phase terminale de son existence, celle de sa décomposition.
Il n’y a donc rien à attendre de la possibilité d’agir sur le terrain de l’État et toute illusion à ce sujet doit être fermement rejetée.
C’est dans ce cadre que Malm nous invite pourtant à distinguer parmi les différentes parties qui forment l’appareil d’État certaines d’entre elles qui seraient plus recommandables que d’autres et qu’il fait du pied à la gauche du capital (un classique pour les trotskistes !) présentée (de façon critique !) comme des alliés progressistes[28] : «Cela ne veut pas dire que les formations sociale-démocrates n’ont pas un rôle à jouer. Au contraire elles sont peut-être notre meilleur espoir, comme on a pu le voir au cours de ces dernières années. Rien n’aurait été meilleur pour la planète qu’une victoire de Jeremy Corbin au Royaume-Uni en 2019 et de Bernie Sanders aux États-Unis en 2020. S’ils avaient pu se retrouver aux commandes des deux bastions traditionnels du capitalisme, il y aurait eu de réelles occasions de s’appuyer sur la crise actuelle et celles qui sont sur le feu pour rompre avec le business-as-usual.[29]» Sans commentaires ! Là encore une tromperie de plus véhiculée par Malm pour embrouiller la conscience ouvrière sur la véritable nature de ces partis bourgeois et rabattre population et ouvriers sur les partis socialistes ou sociaux-démocrates (qui ont maintes fois prouvés leur nature anti-ouvrière). Encore un mensonge destiné à masquer qu’à notre époque tous les partis bourgeois sont également réactionnaires, et qu’il n’y a pas plus à attendre de l’un que de l’autre !
Sur les questions de l’État comme de ses forces de gauche, il faut au moins reconnaître à Malm ‘le mérite’ de la clarté : il dévoile sans far la logique de fond commune à l’ensemble du courant trotskiste : la défense du capitalisme d’État !
Les constructions politiques de Malm sont une partie intégrante des campagnes idéologiques de la classe dominante au service direct de ses intérêts. Elles ont pour but de leur fournir l’emballage radical prétendument anticapitaliste dont elles ont besoin pour stériliser le début de réflexion sur la responsabilité du capitalisme dans le désastre écologique et la détourner sur le terrain de l’État et la démocratie bourgeoise ! De ce fait Malm mérite bien sa décoration de ‘l’Ordre de Lénine’ de l’Ecologie :
Dans la prochaine partie de cet article, nous aborderons pourquoi les questions sociale et écologique ne peuvent être résolues qu’en même temps et que seul le prolétariat est le détenteur de la solution.
Scott
[1] Depuis les années 1990, Andreas Malm «s'engage de manière durable dans le combat contre la colonisation de la Palestine contre l'islamophobie en Europe et contre "l'impérialisme américain" (…) Il écrit pour le journal d'un syndicat suédois, Arbetaren, de 2002 à 2009. À partir de 2010, il écrit dans le journal Internationalen, l'hebdomadaire du parti trotskyste, Parti socialiste suédois qui fait partie de la Quatrième Internationale - Secrétariat unifié, et dont il est membre. Il participe au magazine de gauche radicale américaine Jacobin. Il est une des personnes qui, depuis le début, participent en Suède à l'International Solidarity Movement. Il participe à des groupes de désobéissance civile contre le changement climatique.» (Wikipédia)
[2] Le Monde, 21 avril 2023
[3]Malm a été cité comme la principale inspiration des ‘Soulèvements de la Terre’ «prônant l’action directe et justifiant les actions extrêmes allant jusqu’à la confrontation avec les forces de l’ordre», dans le décret de tentative de dissolution de ce mouvement par l’État français.
[4] Andreas Malm, Fossil Capital, The Rise of Steam Power and the Roots of Global Warming, Edition Verso, 2016, p. 383
[5] Andreas Malm, La Chauve-souris et le Capital, Editions La Fabrique, 2020, p.158
[6] Hélène Torjman, La croissance verte contre la nature, Editions la Découverte, 2021, p247
[7] Socialalter n°59 «Sabotage : on se soulève et on casse ?» (août-septembre 2023) Dans cet entretien Malm présente les critiques que lui adresse le journaliste du Guardian George Monbiot.
[8] Face à l’actuelle guerre impérialiste au Moyen-Orient et sur la question clé de l’internationalisme, Malm signe son appartenance au camp du capitalisme, en choisissant la défense d’un camp bourgeois (en faveur de l’impérialisme palestinien) contre un autre : «Au cours d'une conférence a l'université de Stockholm en décembre 2023, Andreas Malm loue les massacres et atrocités commis par le Hamas lors de l'attaque du Hamas contre Israël le 7 octobre 2023.» (Wikipédia) Malm «voit derrière cette attaque "la résistance palestinienne", clame même que c’est «fondamentalement un acte de libération» (…) et a fait savoir qu’il se réjouissait des ripostes du Hamas. «Je consomme ces vidéos comme une drogue. Je les injecte dans mes veines. Je les partage avec mes camarades les plus proches», a-t-il indiqué. (Journal du Dimanche, 10.04.2024) Ce soutien abject aux atrocités du Hamas montre à quel point il est non seulement étranger aux intérêts du prolétariat mais l’ennemi de celui-ci
[9] Conflits n°42
[10] Andreas Malm, L’anthropocène contre l’histoire, Editions La Fabrique, 2017, p.203
[11] Dans son cinquième rapport en 2014.
[12] La géo-ingénierie est l'ensemble des techniques qui visent à manipuler et modifier le climat et l'environnement de la Terre.
[13] Le recours tous azimuts aux nouvelles technologies est vu comme une impasse dangereuse et inquiétante par les scientifiques les plus lucides : « (…) Ce modèle procède de la même vision et des mêmes structures socio-économiques mises en place à la fin du XVIII°S, celles d’un capitalisme industriel dominé par une quête frénétique de ressources et de rendement, où le progrès technique est le moyen de ces fins. Ce mode de production nous a menés là où nous sommes. Il est donc vain d’en attendre des solutions à la destruction de la nature qui est en cours. Au contraire (…) l’instrumentalisation de la vie et des processus vivants ne fait que s’approfondir, se sophistiquer et s’étendre à de nouveaux domaines aidée en cela par la puissance des outils de sciences et techniques dans une dynamique perverse et contre-productive. L’agriculture industrielle pollue l’air, les sols et l’eau, détruit la paysannerie et les écosystèmes et n’a plus pour vocation de nourrir les êtres humains mais de fabriquer de l’essence et des produits chimiques. Que fait-on ? On accélère, en mettant tout en œuvre pour accroître encore la productivité et le rendement des cultures par des manipulations génétiques des plantes (…) L’extraction et l’usage des énergies fossiles émettent des gaz à effet de serre : on fabrique des agrocarburants qui, in fine, en émettent encore plus.(…) L’urgence climatique est telle qu’on imagine des procédés visant à ‘capturer et stocker le carbone’ : non seulement ces procédés sont extrêmement énergétivores, donc à l’origine de grosses émissions de CO2, mais ils fragilisent la croûte terrestre, ce qui est une manière étrange de sauver la planète. Bref la recherche de l’efficacité se retourne contre elle-même.» (Hélène Torjman, La croissance verte contre la nature, Editions la Découverte, 2021, pp.98-99)
[14] Le Monde, 21 avril 2023
[15] Hélène Torjman, La croissance verte contre la nature, Editions la Découverte, 2021, p.97
[16] Andreas Malm, La Chauve-souris et le Capital, Editions La Fabrique, 2020, p.173
[17] «Mais quel État ? Nous venons d’affirmer que l’État capitaliste est incapable par nature de prendre ces mesures. Et pourtant il n’y a pas d’autres formes d’État disponible. Aucun État ouvrier fondé sur des soviets ne naitra miraculeusement en une nuit. Aucun double pouvoir des organes démocratiques du prolétariat ne semble près de se matérialiser de sitôt, ni un jour. Attendre une autre forme d’État serait aussi délirant que criminel et il nous faudra donc tous faire avec le lugubre État bourgeois, attelé comme toujours aux circuits du capital.» Andreas Malm, La Chauve-souris et le Capital, Editions La Fabrique, 2020, p.173
[18] Andreas Malm, La Chauve-souris et le Capital, Editions La Fabrique, 2020, p.166
[19] Andreas Malm, La Chauve-souris et le Capital, Editions La Fabrique, 2020, p.192
[20] Andreas Malm, La Chauve-souris et le Capital, Editions La Fabrique, 2020, p.172
[21] Andreas Malm, L’anthropocène contre l’histoire, Editions La Fabrique, 2017, p. 210
[22] Andreas Malm, La Chauve-souris et le Capital, Editions La Fabrique, 2020, p.172
[23] Andreas Malm, La Chauve-souris et le Capital, Editions La Fabrique, 2020, p.153-154
[24] Andreas Malm, La Chauve-souris et le Capital, Editions La Fabrique, 2020, p.188
[25] Andreas Malm, La Chauve-souris et le Capital, Editions La Fabrique, 2020, p. 163
[26] Andreas Malm, La Chauve-souris et le Capital, Editions La Fabrique, 2020, p.158
[27] Andreas Malm, La Chauve-souris et le Capital, Editions La Fabrique, 2020, p. 163
[28] Partis de gauche, avec lesquels Malm collabore directement comme par ex. en France l'Institut La Boétie, le think tank de La France Insoumise. Une preuve de plus son appartenance au camp bourgeois !
[29] Andreas Malm, La Chauve-souris et le Capital, Editions La Fabrique, 2020, p. 137
Dans la première partie de cet article, nous avons montré que le prétendu ‘Lénine de l’écologie’ Andreas Malm ne fait en réalité que défendre une conception complètement bourgeoise sur cette question et qu’il se pose en défenseur et en agent du capitalisme d’Etat agissant sur le terrain de la classe ouvrière.
Au prime abord Malm affirme se revendiquer du marxisme, ce qui lui fournit une posture en apparence radicale, mais pour se livrer à une entreprise de dénaturation complète de la théorie marxiste. L’usage éhonté du double langage, typique du courant trotskiste, qui dit une chose pour défendre en réalité son contraire, ainsi que d’autres falsifications ou occultations, lui permet l’extraordinaire tour de passe-passe de faire à la fois disparaître la responsabilité du système capitaliste dans la gravité de la crise écologique ainsi que d’obscurcir la perspective qui s’offre à l’humanité pour sortir du cauchemar : le communisme, dont est porteuse la classe exploitée, le prolétariat, fossoyeur du capitalisme.
Dans cette partie, nous allons montrer pourquoi et comment le capitalisme est incapable d’apporter une solution à la crise écologique, pourquoi et comment c’est la classe révolutionnaire de notre époque, le prolétariat, qui, seule, en détient la clé, et pourquoi la question sociale et la question écologique ne peuvent être résolues qu’en même temps par la destruction des rapports de production capitalistes et le remplacement du système capitaliste par une société débarrassée de l’exploitation, le Communisme.
Malm semble s’appuyer sur le marxisme. Ainsi affirme-t-il que «Le capitalisme est un processus spécifique qui se déroule comme une appropriation universelle des ressources biophysiques, car le capital lui-même a une soif unique, inapaisable, de survaleur tirée du travail humain au moyen de substrats matériels. Le capital pourrait-on dire, est supra écologique, un omnivore biophysique avec son ADN social bien à lui[1].» De même, il se réfère à Marx lui-même, «le livre III du Capital, sur la façon dont les rapports de propriétés capitalistes «provoquent un hiatus irrémédiable dans l’équilibre complexe du métabolisme social composé par les lois naturelles de la vie» ; la théorie de la rupture -du hiatus- métabolique permet d’expliquer de très nombreux phénomènes, des déséquilibres du cycle de l’azote jusqu’au changement climatique[2].» Mais très rapidement on s’aperçoit qu’il ne s’agit que d’une feinte. En effet, au fil des pages, un glissement s’opère. Il saute aux yeux que l’anticapitalisme de Malm, spécialiste du double langage, ne vise pas le capitalisme dans son ensemble mais se réduit à la seule mise en cause de certaines de ses composantes. Particulièrement le secteur de la production des énergies fossiles, pétrolières et gazières, auquel il impute la responsabilité du réchauffement climatique. Au final, jamais il n’incrimine le système capitaliste comme tel dans le désastre écologique (qu’il réduit au seul réchauffement climatique). En ne prenant pour cible que certains secteurs de la bourgeoisie ou certains Etats (ceux qui dominent la planète) et en ne dénonçant comme problème central que le «Business as usual» de la classe dominante face à l’urgence climatique, il dédouane en réalité la responsabilité du capitalisme comme mode de production dans la crise climatique.
Ainsi, Malm fustige-t-il le cynisme scandaleux et l’absence de préoccupation pour la planète et l’humanité du patron d’Exxon, Rex Tillerson, qui déclare : «ma philosophie est de gagner de l'argent. Si je peux forer et gagner de l'argent, c'est ce que je veux faire». Mais là, en se focalisant sur le seul Tillerson, Malm masque (en toute connaissance de cause pour lui qui se prétend marxiste !) que la «philosophie» de celui-ci constitue en réalité celle de TOUTE la classe dominante ! Le prestidigitateur Malm éclipse la nature exploiteuse et la recherche effrénée du profit maximal inhérentes au capitalisme comme un tout[3]. Au sommet de l’hypocrisie et de la dissimulation, et bien dans la logique typique du courant trotskiste, Malm en arrive à admettre (et finalement, défendre !) l’existence d’une exploitation capitaliste ‘admissible’ de la nature !
Par ailleurs, Malm constate à l’unisson des «deux rapports publiés à l’occasion de la COP21 [qui] ont souligné à quel point les émissions de CO2 étaient indissociables d’une telle polarité. Les 10% les plus riches de l’humanité sont responsables de la moitié des émissions actuelles liées à la consommation, tandis que la moitié la plus pauvre est responsable de 10% des émissions. L’empreinte carbone par habitant des 1% les plus riches représente 175 fois celle des 10% les plus pauvres : les émissions par habitant des 1% les plus riches aux Etats-Unis, au Luxembourg ou en Arabie Saoudite sont 2000 fois plus importantes que celle des habitants les plus pauvres du Honduras, du Mozambique ou du Rwanda.[4]«Malm en conclut que «s’il y a une logique globale du mode de production capitaliste avec laquelle s’articulera l’élévation des températures, c’est sans doute plutôt celle du développement inégal et combiné. Le Capital se développe en attirant les autres rapports dans son orbite tandis qu’il continuera à accumuler, les gens pris dans des rapports extérieurs mais intégrés -pensez aux éleveurs du nord-est de la Syrie- en tireront peu de profit, voire aucun, et pourraient bien ne pas même se rapprocher du travail salarié. Certains amassent des ressources tandis que d’autres, hors de la machine à extorsion mais dans son orbite luttent pour avoir une chance de les produire.[5]»
Pour résumer, selon Malm, le monde se divise simplement entre ‘riches’ et ‘pauvres’, entre ‘bénéficiaires’ et ‘victimes’ du système selon une distribution géographique ‘inégale’ entre un Nord riche et un Sud pauvre. C’est-à-dire le lieu commun de l’idéologie bourgeoise dominante qui s’étale des rapports de l’ONU à l’ensemble des médias bourgeois, en passant par… les colonnes de la presse du courant trotskiste ! Malm se retrouve même sur une position identique à celle de l’Etat chinois pour qui «la crise climatique résulte d’un modèle de développement économique très inégal qui s’est propagé au cours des deux derniers siècles, permettant aux pays riches d’aujourd’hui d’atteindre les niveaux de revenus qui sont les leurs, en partie parce qu’ils n’ont pas pris en compte les dégâts environnementaux qui menacent aujourd’hui la vie et les modes de vie des autres.[6]» Une approche fondée sur la défense par la Chine du concept de «responsabilité commune mais différenciée» exigeant que la gouvernance mondiale du climat respecte les besoins des pays les plus pauvres en matière de développement. Voilà maintenant Malm apôtre de l’impérialisme chinois !
A moins de considérer la Chine populaire comme expression de l’avant-garde prolétarienne et marxiste, cela donne une idée de la validité de ce que Malm veut faire passer pour du marxisme !
Cette concordance de vue entre l’idéologie officielle de l’Etat chinois et Malm ne doit rien au hasard. La conception du monde capitaliste divisé entre ‘dominés’ et ‘dominateurs’, où les fléaux qui accablent la société sont imputables aux seuls grands impérialismes qui ‘victimisent’ les petits est conforme à la pensée trotskiste. Celle-ci opère constamment une distinction entre les différents Etats pour laquelle seuls les grands Etats sont impérialistes. Comme si on pouvait faire une différence de fond entre de grands parrains de la pègre qui dominent le milieu et les maquereaux de quartier ; ils ne se différencient en pratique que par les moyens dont ils disposent !
La concentration toujours plus importante du Capital conditionne par nature un déséquilibre au sein du monde capitaliste et a pour corollaire et conséquence l’existence de périphéries marginalisées. C’est une donnée historique permanente du capitalisme inscrite dans ses gènes. Elle se concrétise dans l’existence d’Etats capables d’exercer une hégémonie mondiale, tandis que les autres en sont privés. L’ensorceleur Malm hypnotise le public en fixant son attention sur l’apparence et la surface des choses afin de créer l’illusion que finalement une solution existe au sein de chaque Etat national à condition qu’il soit mieux géré et se mette à la recherche d’une plus grande ‘harmonie’ entre nations !
L’escamoteur Malm parvient ainsi à soustraire et faire disparaître du champ de la réflexion les points-clés qui seuls permettent vraiment de fournir une base solide à partir de laquelle on peut poser correctement la question des effets du mode de production capitaliste sur la nature :
L’autre plan sur lequel Malm se livre à une négation du Marxisme, c’est celui de l’alternative au système capitaliste. Pour Malm, dans les pays centraux du capitalisme, c’est l’individu qui doit agir par le sabotage pour infléchir les politiques de l’Etat capitaliste : «Dans une réalité fondée scientifiquement, Ende Gelände[9] est le type d’action dont il faudrait multiplier par mille le nombre et l’envergure. Au sein des pays capitalistes avancés et dans les zones les plus développées du reste du monde, les cibles adéquates ne manquent pas : il suffit de chercher autour de nous la centrale électrique alimentée au charbon la plus proche, l’oléoduc, le SUV, l’aéroport et le centre commercial de banlieue qui s’agrandissent… Tel est le terrain sur lequel un mouvement révolutionnaire pour le climat devrait surgir en une vague puissante et toujours plus rapide.[10]» Autrement dit, Malm ne fait que proposer une version plus radicale d’un mouvement citoyen, qui ne se contente plus simplement de l’action sur un terrain légal, mais qui ne doit pas s’interdire de passer outre pour agir contre les barons ou les secteurs du capitalisme identifiés comme responsables du réchauffement climatiques, en s’attaquant à leurs entreprises ou aux produits qu’elles mettent sur le marché.
Plus généralement, pour se battre contre les «moteurs de la crise climatique», Malm multiplie les références à divers mouvements sociaux de l’histoire (apartheid, abolition de l’esclavage… sans se préoccuper de leur nature de classe !) en un magma où il est impossible de reconnaître finalement quelle est la force sociale sur laquelle nous pouvons compter pour trouver une issue à la situation cauchemardesque provoquée par le capitalisme : «Dans la mesure où le capitalisme actuel est totalement saturé d’énergie fossile, quasiment tous ceux qui participent à un mouvement social sous son règne combattent objectivement le réchauffement climatique, qu’ils s’en soucient ou non, qu’ils en subissent les conséquences ou pas. Les Brésiliens qui protestent contre l’augmentation du coût du ticket de bus et demandent des transports gratuits soulèvent en réalité la bannière de la cinquième mesure du programme fixé plus haut, tandis que les Ogoni qui expulsent Shell s’occupent de la première[11]. De même les ouvriers de l’automobile européens qui luttent pour leur emploi, conformément au type de conscience syndicale qu’ils ont toujours possédée, ont intérêt à reconvertir leurs usines à la production des techniques nécessaires à la transition énergétique -éoliennes, bus- plutôt que de les voir disparaître pour une destination à bas salaires. Toutes les luttes sont des luttes contre le capital fossile : les sujets doivent seulement en prendre conscience.[12]»
La prétention boursouflée du théoricien Malm d’actualiser le marxisme à la nouvelle donne climatique, en établissant les nouvelles «polarisations» qui régissent le monde capitaliste et qui se substituent à l’antagonisme fondamental des deux classes principales de la société capitaliste, la classe exploitée (le prolétariat) et la classe exploiteuse (la bourgeoisie) ne vise qu’un seul objectif : nier la nature révolutionnaire du prolétariat. Tout appliqué à démontrer que le communisme ne peut en aucun cas représenter une alternative réaliste et crédible à la catastrophe environnementale et que la lutte du prolétariat est inhabile à jouer en quoi que ce soit un rôle quelconque contre la crise climatique, Malm passe purement et simplement sous silence l’existence, le rôle et la perspective révolutionnaire de la classe ouvrière. S’il se réfère ici et là au prolétariat ou à son histoire c’est uniquement en tant que classe exploitée ou comme simple catégorie sociologique de la société capitaliste noyée dans le tout indifférencié du peuple pour lui réserver un rôle figurant sans importance ou en le diluant dans des mouvements composites interclassistes, qui justement constituent pour lui et son action en tant que classe autonome aux intérêts distincts des autres catégories sociales, un danger mortel.
Là encore, Malm apporte sa contribution aux campagnes bourgeoises pour prolonger les difficultés du prolétariat justement à se reconnaître comme la force porteuse de la transformation de la société, en tant que classe révolutionnaire de notre temps, que l’avènement du capitalisme a fait surgir historiquement comme son fossoyeur.
Les falsifications bourgeoises de Malm de la nature du capitalisme et de sa responsabilité dans la destruction environnementale obligent à rétablir quelques acquis fondamentaux du marxisme que Malm nie, occulte ou abandonne (en fonction des différents besoins que lui commande le rôle idéologique qu’il joue au profit de l’Etat bourgeois) avec lesquels Malm est en contradiction flagrante. En tout premier lieu le Manifeste du Parti Communiste lui-même.
Malm ne voit le capitalisme que comme l’addition de ses différentes composantes et nie, au-delà la réalité du monde capitaliste par définition marqué par la concurrence et la division entre nations, l’unité du système capitaliste comme mode de production ainsi que le terrain universel de son existence et de sa domination.
«Talonnée par le besoin de débouchés toujours plus étendus pour ses produits, la bourgeoisie gagne la terre entière. Il lui faut se nicher partout, s’installer partout, créer partout des relations. Par son exploitation du marché mondial, la bourgeoisie a rendu cosmopolites la production et la consommation de tous les pays. (…) elle a retiré à l'industrie sa base nationale. Les antiques industries nationales ont été anéanties et le sont encore tous les jours. Elles sont supplantées par de nouvelles industries, (…) ces industries ne recourent plus à des matières premières locales, mais à des matières premières en provenance des régions les plus lointaines, et leurs produits finis ne sont plus seulement consommés dans le pays même, mais dans toutes les parties du monde à la fois. Les anciens besoins, qui étaient satisfaits par les produits nationaux, font place à de nouveaux besoins, qui réclament pour leur satisfaction les produits des pays et des climats les plus lointains. L’autosuffisance et l’isolement régional et national d’autrefois ont fait place à une circulation générale, à une interdépendance générale des nations.[13]»
Comme le souligne Rosa Luxembourg cela a signifié que «Dès son origine, le capital a mis à contribution toutes les ressources productives du globe. Dans son désir de s'approprier les forces productives à des fins d'exploitation, le capital fouille le monde entier, se procure des moyens de production dans tous les coins du globe, les acquérant au besoin par la force, dans toutes les formes de société, à tous les niveaux de civilisation.» Afin de satisfaire son insatiable besoin de profit, «il est nécessaire (…) que le capital puisse progressivement disposer de la terre entière afin de s'assurer un choix illimité de moyens de production en quantité comme en qualité. Il est indispensable pour le capital de pouvoir recourir brusquement à de nouveaux domaines fournisseurs de matières premières ; c'est une condition nécessaire au processus de l'accumulation, à son élasticité et à son dynamisme (…)» «De même que la production capitaliste ne peut se contenter des forces actives et des ressources naturelles de la zone tempérée, mais qu'elle a au contraire besoin pour se développer de disposer de tous les pays et de tous les climats, de même elle ne peut s'en tenir à l'exploitation de la force de travail de la race blanche. Pour cultiver les régions où la race blanche est incapable de travailler, le capital doit recourir aux autres races. Il a besoin en tout cas de pouvoir mobiliser sans restriction toutes les forces de travail du globe pour exploiter avec leur aide toutes les forces productives du sol (…)[14]»
Voilà contrairement à ce que Malm affirme, quel doit être le point de départ de toute réflexion qui cherche à établir la responsabilité du Capital dans la crise écologique : non pas le cadre local et étriqué de la nation et de son Etat, mais le niveau international et mondial.
Les effets destructeurs du Capital sur la nature et la force de travail.
Dans la phase historique de l’ascendance de son système, «la bourgeoisie, au cours de sa domination de classe à peine séculaire, a créé des forces productives plus nombreuses et plus colossales que l'avaient fait toutes les générations passées prises ensemble[15]» et, de ce fait, a joué un rôle progressif au plan historique. Mais ce développement des forces productives dans la boue et le sang par le système capitaliste de production a pour fondement, au plan social comme au plan environnemental, une dévastation aux conséquences effrayantes.
Pour la classe exploitée, «les premières décennies de la grande industrie ont eu des effets si dévastateurs sur la santé et les conditions de vie des travailleurs, ont provoqué une mortalité et une morbidité si effrayantes, de telles déformations physiques, un tel abandon moral, des épidémies, l'inaptitude au service militaire, que l'existence même de la société en paraissait profondément menacée.[16]»
Comme pour la nature. Ainsi, par ex. aux Amériques «…la culture du tabac épuisait les terres si rapidement (après trois ou quatre récoltes seulement) qu’au cours du XVIII° siècle sa production dut se déplacer du Maryland vers les Appalaches. La transformation des Caraïbes en monoculture sucrière entraina déforestation, érosion et épuisement des sols. Les plantations de canne à sucre introduisirent la malaria dans l’espace tropical américain. (…) Quant aux fabuleuses mines d’argent du Mexique et du Pérou, elles furent épuisées en quelques décennies, laissant des environnements intensément pollués. (…) On pourrait encore mentionner la quasi-disparition du castor, du bison américain ou de la baleine boréale à la fin du XIX° siècle, en lien avec l’industrialisation, le cuir de bison fournissant d’excellentes courroies de transmission et l’huile de baleine un excellent lubrifiant pour les mécaniques de la révolution industrielle.»[17] Ailleurs dans le monde, aux mêmes causes les mêmes effets : «L’arbre à gutta percha disparait dès 1856 de Singapour puis de nombreuses iles de Malaisie. A la fin du XIX° siècle, la ruée vers le caoutchouc s’empare de l’Amazonie, causant massacres d’Indiens et déforestation. Au début du XX° siècle, l’hévéa est transféré du Brésil vers la Malaisie, le Sri Lanka, Sumatra puis au Libéria où les compagnies anglaises et américaines (Hoppum, Goodyear, Firestone…) établissent d’immenses plantations. Ces dernières mettent à bas plusieurs millions d’hectares de forêts causant l’épuisement du sol et l’introduction de la malaria.[18]»
Marx dénonce, dans le Capital, que le «progrès capitaliste» qui ne signifie rien d’autre que le pillage généralisé du travailleur comme du sol, amène à la ruine des ressources naturelles et de la terre comme de la classe ouvrière. En se basant sur les travaux scientifiques de son époque, il développe que les effets de l’exploitation et de l’accumulation capitalistes sont pareillement destructeurs sur la planète comme sur la force de travail du prolétariat : «Dans l’agriculture moderne, de même que dans l’industrie des villes, l’accroissement de productivité et le rendement supérieur du travail s’achètent au prix de la destruction et du tarissement de la force de travail. En outre, chaque progrès de l’agriculture capitaliste est un progrès non seulement dans l’art d’exploiter le travailleur, mais encore dans l’art de dépouiller le sol ; chaque progrès dans l’art d’accroître sa fertilité pour un temps, un progrès dans la ruine de ses sources durables de fertilité. Plus un pays, les États-Unis du nord de l’Amérique, par exemple, se développe sur la base de la grande industrie, plus ce procès de destruction s’accomplit rapidement. La production capitaliste ne développe donc la technique et la combinaison du procès de production sociale qu’en épuisant en même temps les deux sources d’où jaillit toute richesse : la terre et le travailleur»[19]. D’emblée et dès ses premiers pas le capitalisme s’est affirmé comme destructeur ET de la nature, ET de la force de travail du prolétariat.
La principale manifestation de l’entrée du système capitaliste en décadence, une fois ‘unifié’ le marché mondial, la guerre et l’état de guerre permanent du capitalisme ont des conséquences profondément écocides. Si «les deux guerres mondiales, les affrontements de la guerre froide et des décolonisations ont suscité des destructions écologiques à l’échelle planétaire, (…) la préparation des conflits, et notamment la mise au point, le test et la production des armements a produit des effets non moins massifs. (…) Mais ces impacts directs sont loin de résumer l’importance du phénomène guerrier dans les rapports des collectifs humains à leurs environnements.[20]»
«Les guerres du XX° siècle ont également été décisives pour façonner les logiques politiques, techniques, économiques, culturelles qui ont présidé à l’exploitation et à la conservation des ressources, à l’échelle des nations mais aussi de la planète toute entière. (…) Les effets des deux conflits mondiaux sur les économies et les écosystèmes (…) ont été décisifs pour globaliser et intensifier (…) les extractions à l’échelle planétaire et pour catalyser une mainmise accrue des pouvoirs étatiques (au Nord) et des firmes occidentales (au Sud) sur ces ressources. (…) La seconde guerre mondiale est une rupture décisive. (…) [Elle] a catalysé l’émergence de comportements d’extraction à outrance, cristallisés pendant le conflit et perpétués (…) après-guerre. (…) [La] reconfiguration à grande échelle des économies d’exploitation, de transport et d’usage» concerne «une large gamme de matières érigées au rang de ‘ressources stratégiques’, du bois, au caoutchouc et aux combustibles fossiles. (…) L’impératif d’approvisionnement d’une économie de guerre entraine la duplication des infrastructures productives et, en fin de compte, des surcapacités industrielles. [21]»
Comme le CCI l’a mis en avant, dans cette période «la destruction impitoyable de l’environnement par le capital [a pris] une autre dimension et une autre qualité (…) ; c’est l’époque dans laquelle toutes les nations capitalistes sont obligées de se concurrencer dans un marché mondial sursaturé ; une époque, par conséquent, d’économie de guerre permanente, avec une croissance disproportionnée de l’industrie lourde ; une époque caractérisée par l’irrationnel, le dédoublement inutile de complexes industriels dans chaque unité nationale, (…) le surgissement de mégalopoles, (…) le développement de types d’agriculture qui n’ont pas été moins dommageables écologiquement que la plupart des différents types d’industrie.[22]»
La "grande accélération" de la crise écologique ces dernières décennies constitue une des manifestations de la crise historique du mode de production capitaliste dans sa période de décadence, poussée à son paroxysme dans sa phase ultime, celle de sa décomposition. Sa gravité représente désormais une menace directe pour la survie de la société humaine. Surtout, les conséquences écologiques du capitalisme en pleine décomposition se mêlent et se combinent à tous les autres phénomènes de la dislocation de la société capitaliste, de la crise économique et de la guerre impérialiste, interagissent et démultiplient leurs effets en une spirale dévastatrice dont les répercussions combinées dépassent sans commune mesure la simple somme de chacune d’entre elles prises isolément.
Marx, dès le milieu du XIX° siècle mettait déjà en lumière que le Capital, soumis à la nécessité de toujours plus accumuler, affecte la base naturelle même de la production et déséquilibre dangereusement l’interaction entre le genre humain et la nature en provoquant une rupture irrémédiable de son métabolisme. «Avec la prépondérance toujours plus grande de la population urbaine, qu’elle concentre dans les grands centres, la production capitaliste, d’une part, accumule la force motrice historique de la société, d’autre part, elle perturbe le métabolisme entre l’homme et la terre, c’est-à-dire le retour au sol des composants du sol utilisés par l’homme sous forme de nourriture et de vêtements, donc l’état naturel éternel de la fertilité permanente du sol. [23]» «La grande propriété foncière réduit la population agricole à un minimum, à un chiffre qui baisse constamment en face d’une population industrielle concentrée dans les grandes villes, et qui s’accroît sans cesse ; elle crée ainsi des conditions qui provoquent un hiatus irrémédiable dans l’équilibre complexe du métabolisme social composé par les lois naturelles de la vie : il s’ensuit un gaspillage des forces du sol, gaspillage que le commerce transfère bien au-delà des frontières du pays considéré. La grande industrie et la grande agriculture exploitée industriellement agissent dans le même sens.[24]» Marx pouvait déjà discerner que le capitalisme compromettait l’avenir des générations ultérieures et, potentiellement, mettait l’avenir de l’humanité en danger. Comme on l’a vu, ces prévisions ont été amplement confirmées après plus d’un siècle de décadence du capitalisme.
Pourquoi en est-il ainsi ?
Le capitalisme n’a pas inauguré le pillage de la nature. Mais, à la différence des modes de production antérieurs aux dimensions géographiques plus restreintes et plus locales, à l’impact sur l’environnement plus limité, ce pillage, avec le capitalisme, change d’échelle. Il prend une dimension planétaire et un caractère de prédation qualitativement nouveau dans l’histoire de l’humanité. «C’est seulement avec lui que la nature devient un pur objet pour l’homme, une pure affaire d’utilité ; qu’elle cesse d’être reconnue comme une puissance en soi ; et même la connaissance théorique de ses lois autonomes n’apparaît elle-même que comme une ruse visant à la soumettre aux besoins humains, soit comme objet de consommation, soit comme moyen de production.»[25]
Pour le capitalisme, qui consacre le règne de la marchandise, et se présente comme un système de production universel de marchandises, uniquement mû par la recherche frénétique du profit maximal, TOUT devient marchandise, TOUT est à vendre. Ainsi, depuis l’époque moderne, avec la construction du marché mondial, «l’industrialisation passe par un transfert du contrôle sur la nature dans les mains d’une poignée de grands capitalistes»[26] ; «un nombre croissant d’objets de la nature ont été transformés en marchandises, c’est-à-dire avant toute chose qu’ils ont été appropriés, bouleversant les environnements comme les rapports économiques et sociaux. (…) L’appropriation d’entités naturelles, la privatisation des êtres vivants, ont des conséquences environnementales, économiques et sociales majeures. Toutes sortes d’êtres naturels deviennent des propriétés et des marchandises. (…) Les objets de la nature, en effet, ne sont pas spontanément des marchandises : ces dernières sont le résultat d’une construction, d’une appropriation (parfois violente) doublée d’une transformation qui permet de rendre l’objet conforme aux échanges marchands.»[27]
Le capitalisme ne conçoit la Terre et la nature que comme un «don gratuit» (Marx), un réservoir de ressources ‘providentiellement’ mis à sa disposition, dans lequel il peut puiser sans limite, pour en faire une des sources de ses profits. «Dans l'ordre économique actuel, la nature n'est pas au service de l'humanité mais du capital ; ce n'est pas le besoin de l'humanité en vêtements, en nourriture et en culture qui domine la production, mais le besoin du capital en profit, en or. Les ressources naturelles sont exploitées comme si les réserves étaient infinies et inépuisables. Avec les conséquences néfastes de la déforestation pour l’agriculture, avec l’extermination des animaux et des plantes utiles, le caractère fini des réserves disponibles manifeste au grand jour la faillite de ce type d’économie.»[28]
C’est donc non seulement de l’exploitation de la principale marchandise, la force de travail du prolétariat que le capitalisme tire sa richesse, mais aussi de l’exploitation de la nature. «Le travail n’est pas la source de toute richesse. La nature est tout autant la source des valeurs d’usage (qui sont bien, tout de même, la richesse réelle !) que le travail, qui n’est lui-même que l’expression d’une force naturelle, la force de travail de l’homme. […] Et ce n’est qu’autant que l’homme, dès l’abord, agit en propriétaire à l’égard de la nature, cette source première de tous les moyens et matériaux de travail, ce n’est que s’il la traite comme un objet lui appartenant que son travail devient la source des valeurs d’usage, partant de la richesse.[29]»
La cause de la crise climatique ne réside pas dans les ‘activités humaines’ en général ou dans certains secteurs de l’activité économique du capitalisme, mais dans l’existence du mode de production capitaliste lui-même. C’est parce que le capitalisme tire sa richesse de deux sources : l’exploitation de la nature et l’exploitation de la force de travail du prolétariat, toutes deux transformées en marchandises, qu’il n’a pas de solution à la crise écologique. Il ne peut qu’exploiter l’une et l’autre jusqu’à l’épuisement et la destruction. C’est pourquoi la question sociale et la question écologique vont de pair et ne peuvent être résolues qu’en même temps et par le prolétariat, la seule classe qui a intérêt à abolir toutes les formes d’exploitation ; leur résolution passe par le dépassement du mode de production capitaliste.
C’est précisément ce que nie Malm, comme à son habitude, de façon péremptoire, sans véritable argumentation quand il décrète que : «Dans un monde capitaliste plus chaud, la machine à extorsion ne peut faire autre chose qu’extraire la même quantité de survaleur en pressant les ouvriers jusqu’à la dernière goutte de sueur. Mais au-delà un point de bascule localement déterminé, cela pourrait bien n’être simplement plus possible. Une révolution ouvrière victorieuse attend-elle son heure à l’ombre ? Sans doute pas. (…) L’extraction de survaleur reste probablement la machine à extorsion centrale, mais les effets explosifs du changement climatique ne se transmettent pas de manière directe suivant cet axe.[30]» Pour lui, la crise climatique et la question sociale appartiennent à des sphères complètement séparées sans connexion, ni rapport entre elles. Et puisque la lutte du prolétariat ne se développe pas spécifiquement contre les effets de la crise écologique, mais sur le terrain des conditions qui lui sont faites dans le capitalisme, Malm en conclut que la nature et l’écologie n’entrent aucunement dans le champ de son combat à l’échelle historique pour son émancipation, qu’il n’est pas capable d’intégrer la question écologique, des rapports entre le genre humain et la nature à sa perspective révolutionnaire.
Alors que scientifiques et spécialistes de l’environnement identifient généralement la production fondée sur l’échange marchand, la ‘marchandisation’ et l’exploitation à outrance de la nature, le régime de la propriété privée comme facteurs centraux responsables de la crise écologique et soulignent le besoin d’une solution à l’échelle universelle, alors qu’indubitablement, tous ces éléments diagnostiques condamnent le mode de production capitaliste et pointent incontestablement en direction du projet de société communiste porté par le prolétariat, que font-ils ? En aveugles, ou en complices de plus ou moins bon gré de la classe dominante, ils ne font que proposer des impasses ou des aberrations sans perspectives en guise de solution : demander à l’Etat d’améliorer lois et réglementations, mieux réguler, s’inspirer du rapport à la nature (idéalisé !) des sociétés primitives, revenir à la petite agriculture individuelle et parcellaire, produire local, etc. : en tous cas tous convergent pour rechercher des solutions à l’intérieur et dans les conditions de la société actuelle tout en ignorant et en ‘blackoutant’ la perspective du communisme, justement le SEUL projet de société qui se propose de débarrasser le monde de l’échange marchand et de l’exploitation, que tous voient pourtant à la racine de la crise climatique. Ici encore Malm ne fait pas exception[31], il joint sa voix au chœur des campagnes bourgeoises en leur apportant sa caution trotskiste.
Le capitalisme a engendré en même temps les prémisses d'une abondance matérielle (qui se révèlent dans l'existence des crises de surproduction permettant le dépassement de l'exploitation) et les formes sociales nécessaires pour la transformation économique de la société, le prolétariat, la classe destinée à devenir son fossoyeur.
La généralisation de la marchandise par le mode de production capitaliste a, en premier lieu, affecté la force de travail mise en œuvre par les hommes dans leur activité productive. Le prolétariat, la classe productrice de l’ensemble des biens, privée de moyens de production, n'a, pour survivre, pas d'autre marchandise à vendre sur le marché que sa force de travail à ceux qui détiennent ces moyens de production, la classe capitaliste. Lui seul, qui est soumis à l’exploitation, à la vente de sa force de travail peut avoir intérêt à se révolter contre les rapports capitalistes fondés sur la marchandise. Comme l'abolition de l'exploitation se confond, pour l'essentiel, avec l'abolition du salariat, seule la classe qui subit cette forme spécifique d'exploitation, produit du développement de ces rapports de production, est capable de se doter d'une perspective de leur dépassement.
D’où le fait que «de toutes les classes qui aujourd’hui font face à la bourgeoisie, seul le prolétariat est une classe réellement révolutionnaire. Les autres classes périclitent et disparaissent avec la grande industrie, alors que le prolétariat en est le produit propre. Les classes moyennes, le petit industriel, le petit commerçant, l’artisan, le paysan, tous combattent la bourgeoisie pour préserver de la disparition leur existence de classes moyennes. Elles ne sont pas révolutionnaires, mais conservatrices. Plus encore, elles sont réactionnaires car elles cherchent à faire tourner à l’envers la roue de l’histoire.[32]»
«Ce qui distingue notre époque, (…) c’est qu’elle a simplifié l’opposition des classes. La société tout entière se divise de plus en plus en deux grands camps ennemis, en deux grandes classes qui s’affrontent directement : la bourgeoisie et le prolétariat.[33]» C’est de la place spécifique qu’occupe le prolétariat au sein des rapports de production capitalistes, que lui provient la faculté de s’affirmer comme force sociale capable de développer une conscience et une pratique aptes à «révolutionner le monde existant», à «transformer pratiquement l’état de choses existant.[34]» La lutte du prolétariat contre les effets de l’exploitation et les conditions qui lui sont faites dans le capitalisme ne peut vraiment aboutir qu’en se donnant pour finalité, l’abolition de l’exploitation elle-même et l’instauration du Communisme. C’est pourquoi «le communisme n'est (…) ni un état qui doit être créé, ni un idéal d'après lequel la réalité devra se régler. (…) [Il est] le mouvement réel qui abolit l'état actuel. Les conditions de ce mouvement résultent des prémisses actuellement existantes.[35]»
L’achat et la vente des richesses produites ne pourront disparaître que si les richesses de la société sont appropriées par celle-ci de façon collective. «L'appropriation [par le prolétariat de l'ensemble des moyens de production] (…) ne peut s’accomplir que par une union obligatoirement universelle à son tour, de par le caractère du prolétariat lui-même, et par une révolution qui renversera, d’une part, la puissance du mode de production et d’échange précédent ainsi que le pouvoir de la structure sociale antérieure et qui développera, d'autre part, le caractère universel du prolétariat et l'énergie qui lui est nécessaire pour mener à bien cette appropriation, une révolution enfin où le prolétariat se dépouillera en outre de tout ce qui lui reste encore de sa position sociale antérieure.[36]» Avec la prise de possession des moyens de production par la société, l’appropriation collective par la société des richesses qu'elle produit, la production marchande est éliminée, et avec elle l'exploitation sous toutes ses formes, abolie.
L'abolition de l'échange marchand suppose que soit aboli également ce qui en constitue la base : la propriété privée, ce qui signifie la fin du droit de posséder et de s’approprier la nature : «…la terre, véritable matière première de tout travail humain et fondement de toute existence humaine, appartient à la société. Au stade le plus avancé de son développement, la société reprend ce qu'elle possédait déjà à ses toutes premières origines. Chez tous les peuples parvenus à un certain degré de civilisation, la propriété collective de la terre a existé. La propriété collective constitue la base de toute société primitive en formation, celle-ci n'est pas possible sans celle-là. Ce n'est qu’avec l'apparition et le développement de la propriété privée et des formes de domination qui y sont associées que (…) la propriété commune a été, après de dures luttes, éliminée et usurpée en tant que propriété privée. La spoliation du sol et sa transformation en propriété privée furent la première cause de la servitude qui, de l'esclavage antique au travailleur salarié «libre» du vingt [et un]ième siècle, est passée par tous les stades possibles, jusqu'à ce qu'enfin, après des millénaires d'évolution, les asservis rendent le sol à la propriété commune.»[37] La fin de la propriété privée signifie la fin du monopole exercés par quelques capitalistes «sur des parties déterminées de la surface terrestre[38], [et du] privilège d'en disposer au gré de leur volonté à l'exclusion de [tous] les autres.[39]»
«Avec la prise de possession des moyens de production par la société, la production marchande est éliminée (…). L'anarchie à l'intérieur de la production sociale est remplacée par l'organisation planifiée consciente. La lutte pour l'existence individuelle cesse. Par-là, pour la première fois, l'homme se sépare, dans un certain sens, définitivement du règne animal, passe de conditions animales d'existence à des conditions réellement humaines. Le cercle des conditions de vie entourant l'homme, qui jusqu'ici dominait l'homme, passe maintenant sous la domination et le contrôle des hommes qui, pour la première fois, deviennent des maîtres réels et conscients de la nature, parce que et en tant que maîtres de leur propre vie en société. (…) Ce n'est qu'à partir de ce moment que les hommes feront eux-mêmes leur histoire en pleine conscience; ce n'est qu'à partir de ce moment que les causes sociales mises par eux en mouvement auront aussi d'une façon prépondérante, et dans une mesure toujours croissante, les effets voulus par eux.[40]»
Cette nouvelle étape dans l’histoire du genre humain, véritable saut du règne de la nécessité à la liberté, du gouvernement des hommes à l’administration des choses ouvre une nouvelle ère : le Communisme devra d’abord s’atteler à la priorité de nourrir, vêtir et soigner l’ensemble de l’humanité ainsi que de commencer à réparer les dommages causés par les ravages de la production capitaliste sur l’environnement. La généralisation de la condition de producteur à l’ensemble des membres de la société, la libération des forces productives des limitations et des contraintes de la production capitaliste et de la réalisation du profit entraineront une explosion de la créativité et de la productivité, dans une proportion inimaginable dans les conditions sociales régnant actuellement. En instituant une relation nouvelle et plus élevée entre le genre humain et la nature, il sera le début d’une humanité mondiale unifiée, consciente d’elle-même et en harmonie avec la nature : «la liberté dans ce domaine ne peut consister qu'en ce que l'homme socialisé, les producteurs associés, règlent rationnellement leur métabolisme avec la nature, le placent sous leur contrôle commun, (…) ; l'accomplissent avec le moins de dépenses d’énergie possible et dans les conditions les plus dignes et les plus conformes à leur nature humaine.[41]»
Le développement du mode de production communiste introduira un type d’équipement du sol et du sous-sol totalement différent ; il visera à la meilleure répartition des êtres humains sur l’ensemble du globe et la suppression de l’opposition entre la ville et la campagne.
En vue d’«instituer systématiquement [le métabolisme entre l’homme et la terre] en loi régulatrice de la production sociale[42]» le communisme ne pourra pas faire autrement que se réapproprier et intégrer de façon critique les meilleurs apports des sociétés du passé, en commençant par une meilleure compréhension de la relation plus harmonieuse entre le genre humain et la nature, qui a prévalu pendant la longue période du communisme primitif, tout en intégrant et en transformant toutes les avancées scientifiques et technologiques développées par le capitalisme.[43]
Le Communisme met fin au rapport de prédation et du pillage de la nature des sociétés de classe pour lui substituer «le traitement consciemment rationnel de la terre comme propriété commune éternelle, et comme condition inaliénable de l’existence et de la reproduction de la chaîne des générations humaines successives.[44]»
Pour conclure, contre tous les falsificateurs bourgeois tel Malm[45], nous réaffirmons, avec Marx, qu’en plaçant au centre de son mode de production la satisfaction des besoins humains, en bouleversant les rapports entre les êtres humains tout comme ceux de l’ensemble du genre humain à la nature «le Communisme» représente l’unique et la «vraie solution de l’antagonisme entre l’homme et la nature, entre l’homme et l’homme[46]» qui s’offre à l’humanité pour lui ouvrir les portes de l’avenir.
Le Communisme est à l’ordre du jour depuis l’entrée du mode de production capitaliste dans sa période de décadence au tournant du vingtième siècle, lorsque les rapports de production bourgeois devenus trop étroits entrent définitivement en collision avec le développement des forces productives qu’ils ne peuvent plus contenir.
À la différence des classes révolutionnaires du passé, toutes porteuses de nouveaux systèmes d’exploitation et qui pouvaient développer leurs nouveaux rapports de production au sein des anciens rapports de production devenus obsolètes, avant de finalement balayer ces derniers, le prolétariat, lui, première classe de l’histoire à la fois exploitée et révolutionnaire, dépourvue de tout point d’appui matériel au sein des rapports de production capitalistes, doit d’abord briser le pouvoir politique de la classe régnante pour s’ériger en classe dominante. N’ayant à disposition que sa conscience et sa capacité d’organisation comme armes de combat, ce n’est qu’une fois préalablement acquise la destruction de l’Etat bourgeois -de tous les Etats- et la prise du pouvoir révolutionnaire au niveau mondial assurée, qu’il peut faire avancer son projet de nouvelle société, inaugurer la transformation communiste de la société.
Dans la situation historique actuelle de la décomposition, la phase ultime de la décadence du capitalisme et face à la spirale de destructions qu’elle enclenche et qui menace l’avenir de la civilisation, et même la survie de l’humanité, le temps ne joue plus en sa faveur, mais lui seul, comme classe révolutionnaire de notre temps détient la clé pour sortir de cette situation cauchemardesque. Il conserve toutes ses potentialités pour concrétiser son projet historique. L’unique alternative, la seule valide, pour ceux qui cherchent une issue aux calamités capitalistes, c’est, sans céder à la panique face à la situation immédiate, d’œuvrer de façon déterminée à réunir les conditions de la survenue du Communisme, de hâter le processus qui mène à cet acte libérateur du monde, en rejoignant le combat de la classe opprimée dans son effort pour développer la conscience de son action et de son mouvement vers l’accomplissement de sa mission historique.
Scott
[1] Andreas Malm, L’anthropocène contre l’histoire, Editions La Fabrique, 2017, p.137
[2] Andreas Malm, Avis de Tempête, Nature et culture dans un monde qui se réchauffe, Editions La Fabrique, 2023, p.155 (Edition en anglais : Andreas Malm, The Progress of This Storm, Verso, 2017.
[3] «Le capital abhorre l’absence de profit ou un profit minime, comme la nature a horreur du vide. Que le profit soit convenable, et le capital devient courageux : 10% d’assurés, et on peut l’employer partout ; 20% il s’échauffe ; 50%, il est d’une témérité folle ; à 100% il foule aux pieds toutes les lois humaines ; 300%, et il n’est pas de crime qu’il n’ose commettre, même au risque de la potence.» Th. J. Dunning, cité par Marx dans le Livre I du Capital Editions Sociales, 1950, tome 3, p.202)
[4] Andreas Malm, Avis de Tempête, Nature et culture dans un monde qui se réchauffe, Editions La Fabrique, 2023, p.164-65
[5] Andreas Malm, L’anthropocène contre l’histoire, Editions La Fabrique, 2017, p.190-91
[6] Sha Zukang, «Foreword», in Promoting Development and Saving the Planet, p. VII cité par C. Bonneuil, J.B. Fressoz, L’événement Anthropocène – La Terre, l’histoire et nous, Seuil, 2013, p.252 ; Cette approche a été défendue par le ministre chinois des Affaires étrangères, Wang Yi, lors du sommet sur l'action climatique de 2019 et par le Premier ministre chinois Li Kequiang lors de la Commission mondiale sur l’adaptation en 2019.
[7] Marx, New York Daily Tribune, 1853.
[8] Marx, Travail salarié et Capital, 1847, Editions sociales, 1969, p.29
[9] «(En français : jusqu'ici et pas plus loin) est un mouvement social allemand de désobéissance civile visant à alerter sur les actions qui favorisent le changement climatique, notamment l'extraction du charbon.» (Wikipédia)
[10] Andreas Malm, L’anthropocène contre l’histoire, Editions La Fabrique, 2017, p.210
[11] Voir les points du ‘programme de transition vert’ de Malm, dans la première partie, paragraphe : «Une méthode et une approche bourgeoises de part en part»
[12] Andreas Malm, L’anthropocène contre l’histoire, Editions La Fabrique, 2017, p.206
[13] Marx-Engels, Manifeste du Parti Communiste, 1847, Ed. Le Livre de Poche, 1973, pp.9-10
[14] Rosa Luxembourg, L'accumulation du capital, III : Les conditions historiques de l'accumulation, 26 : La reproduction du capital et son milieu
[15] Le Manifeste du Parti Communiste, 1847, https://www.marxists.org/francais/marx/works/1847/00/kmfe18470000a.htm#s... [202]
[16] R. Luxembourg, Introduction à l’économie politique,1907, https://www.marxists.org/francais/luxembur/intro_ecopo/intro_ecopo_51.htm [203]
[17] C. Bonneuil, J.B. Fressoz, L’événement Anthropocène – La Terre, l’histoire et nous, Seuil, 2013, p.260.
[18] Idem, p.267
[19] Karl Marx, Le Capital - Livre premier - Le développement de la production capitaliste, IV° section : la production de la plus-value relative, Chapitre XV : Machinisme et grande industrie
[20] J.B. Fressoz, F. Graber, F. Locher, G. Quenet, Introduction à l’histoire environnementale, Ed. La Découverte, 2014, p.92-93
[21] Idem, p.96-97
[22] "Ecologie : c'est le capitalisme qui pollue la Terre [204]", Revue internationale n°63 (4e trimestre 1990).
[23] Karl Marx, Le Capital, Livre I
[24] Karl Marx, Le Capital, Livre III
[25] Marx, Manuscrits de 1857-1858 dits «Grundrisse», Éditions sociales, Paris, 2011, p.371
[26] .B. Fressoz, F. Graber, F. Locher, G. Quenet, Introduction à l’histoire environnementale, Ed. La Découverte, 2014, p.61
[27] Idem, p.56-57
[28] Anton Pannekoek, Zeitungskorrespondenz Nr.75, 10 juillet 1909, notre traduction
[29]. Marx, Engels, Programmes socialistes, critique des projets de Gotha et d’Erfurt
[30] Andreas Malm, L’anthropocène contre l’histoire, Editions La Fabrique, 2017, p.190-91
[31] On retrouve des élucubrations du même genre chez un autre ‘génial penseur’ de ‘l’écologie critique’, Fabian Scheidler, lui aussi encensé de toute part : «On n’ébauche pas une nouvelle société sur une planche à dessin comme on le fait pour un nouvel aménagement intérieur, une machine ou une usine. Les nouvelles formes d’organisation sociale résultent de conflits persistants et de processus de convergence entre divers groupes. Ce qui ressort in fine ne peut par principe jamais être le résultat d’un seul plan, mais seulement la conséquence de nombreux plans, contradictoires ou convergents. (…) Les grands changements de système ne résultent ni d’une transition lente et graduelle d’un mode d’organisation à un autre, ni d’une rupture volontariste sur le modèle de la révolution d’Octobre en Russie. (…) Ce qu’il n’y a effectivement pas, c’est un plan directeur pour construire un nouveau système qui remplacerait le précédent. Non seulement un tel plan n’existe pas, mais il n’y a plus grand monde pour penser qu’il en faille un.» (F. Scheidler, La Fin de la mégamachine. Sur les traces d'une civilisation en voie d'effondrement, chapitre 11 Possibilités, sortir de la mégamachine, Ed. Seuil, 2020, P.445-50)
[32] Marx-Engels, Manifeste du Parti Communiste, 1847, Ed. Le Livre de Poche, 1973, p.19 ; «Les paysans, bien qu'ils soient exploités de multiples façons et qu'ils puissent mener des luttes parfois très violentes pour limiter leur exploitation, ne peuvent jamais donner pour objectif à ces luttes l'abolition de la propriété privée puisqu'ils sont eux-mêmes de petits propriétaires ou que, vivant aux côtés de ces derniers, ils aspirent à le devenir. Et, même lorsque les paysans se dotent de structures collectives pour augmenter leur revenu à travers une amélioration de leur productivité ou de la commercialisation de leurs produits, c'est, en règle générale, sous la forme de coopératives, lesquelles ne remettent en cause ni la propriété privée, ni l'échange marchand. En résumé, les classes et couches sociales qui apparaissent comme des vestiges du passé (exploitants agricoles, artisans, professions libérales, etc.), qui ne subsistent que parce que le capitalisme, même s'il domine totalement l'économie mondiale, est incapable de transformer tous les producteurs en salariés, ne peuvent porter de projet révolutionnaire. Bien au contraire, la seule perspective dont elles puissent éventuellement rêver est celle d'un retour à un mythique «âge d'or» du passé : la dynamique de leurs luttes spécifiques ne peut être que réactionnaire.» (Revue Internationale n°73, «Qui peut changer le monde ? Le prolétariat est bien la classe révolutionnaire [205]», p.20)
[33] Marx-Engels, Manifeste du Parti Communiste, 1847, Ed. Le Livre de Poche, 1973, p.6
[34] Marx, L’Idéologie Allemande (1846)
[35] Marx-Engels, L’Idéologie allemande, Éd. Sociales, Paris, 1968, p. 64
[36] Marx-Engels, L’Idéologie allemande, Éd. Sociales, Paris, 1968, p. 103-104
[37] August Bebel, „Die Frau und der Sozialismus“, Kapitel 22, Sozialismus und Landwirtschaft, 1. Aufhebung des Privateigentums an Grund und Boden, (notre traduction).
[38] «Quand la société sera parvenue à un degré supérieur d’organisation économique, le droit de propriété de quelques individus sur les terres qui composent le globe paraitra aussi absurde que le droit de propriété d’un homme sur un autre paraît insensé. Aucune société, ni une nation, ni même toutes les nations ne sont propriétaires de la Terre : elles n’en sont que les possesseurs, les usufruitiers, ayant pour obligation, en boni patres familias (en bons pères de famille) de la transmettre sous une forme améliorée aux générations futures.» (Karl Marx, Le Capital - Livre III, Le procès d'ensemble de la production capitaliste, §6 : La transformation d'une partie du profit en rente foncière, Chapitre XLVI : La rente des terrains à bâtir. La rente des mines. Le prix de la terre, (notre traduction))
[39] Karl Marx, Le Capital - Livre III, Le procès d'ensemble de la production capitaliste, §6 : La transformation d'une partie du profit en rente foncière, Chapitre XXXVII : Introduction
[40] F. Engels, Anti-Dühring, Editions sociales, Paris, 1977, p. 319, traduction d’Émile Bottigelli.
[41] Karl Marx, Le Capital - Livre III, Le procès d'ensemble de la production capitaliste, §7 : Les revenus et leur source, Chapitre XLVIII : La formule tripartite, (notre traduction)
[42] Karl Marx, Le Capital - Livre premier, Le développement de la production capitaliste, IV° section : la production de la plus-value relative, Chapitre XV : Machinisme et grande industrie -§X. - Grande industrie et agriculture (in Ed. La Pléiade, Œuvres : Economie-I, p.998)
[43] «Depuis les énormes progrès de la science de la nature au cours de ce siècle, nous sommes de plus en plus à même de connaître aussi les conséquences naturelles lointaines, tout au moins de nos actions les plus courantes dans le domaine de la production, et, par suite, d’apprendre à les maîtriser. Mais plus il en sera ainsi, plus les hommes non seulement sentiront, mais sauront à nouveau qu’ils ne font qu’un avec la nature…» (Engels, La dialectique de la nature, Éditions Sociales, Paris, 1977, p. 180-181, traduction d’Émile Bottigelli.)
[44] K. Marx, Le Capital - Livre III, Le procès d'ensemble de la production capitaliste, § 6 : La transformation d'une partie du profit en rente foncière, Chapitre XLVII : La genèse de la rente foncière capitaliste, 5. Le métayage et la propriété parcellaire.
[45] Ou à la Scheidler.
[46] Karl Marx, Manuscrits de 1844.
Links
[1] https://fr.internationalism.org/files/fr/fr_173_f.pdf
[2] https://fr.wikipedia.org/wiki/Chine
[3] https://fr.wikipedia.org/wiki/Kazakhstan
[4] https://fr.wikipedia.org/wiki/Russie
[5] https://fr.wikipedia.org/wiki/Bi%C3%A9lorussie
[6] https://fr.wikipedia.org/wiki/Pologne
[7] https://fr.wikipedia.org/wiki/Allemagne
[8] https://fr.wikipedia.org/wiki/France
[9] https://fr.wikipedia.org/wiki/Royaume-Uni
[10] https://fr.internationalism.org/en/tag/conscience-et-organisation/courant-communiste-international
[11] https://fr.internationalism.org/en/tag/30/475/donald-trump
[12] https://fr.internationalism.org/en/tag/personnages/volodimir-zelensky
[13] https://fr.internationalism.org/en/tag/personnages/villepin
[14] https://fr.internationalism.org/en/tag/personnages/marco-rubio
[15] https://fr.internationalism.org/en/tag/personnages/jose-raul-mulino
[16] https://fr.internationalism.org/en/tag/30/534/poutine
[17] https://fr.internationalism.org/en/tag/questions-theoriques/decomposition
[18] https://fr.internationalism.org/en/tag/questions-theoriques/imperialisme
[19] https://fr.internationalism.org/content/10506/etats-unis-superpuissance-decadence-du-capitalisme-et-aujourdhui-epicentre
[20] https://fr.internationalism.org/en/tag/personnages/joe-biden
[21] https://fr.internationalism.org/en/tag/personnages/barak-obama
[22] https://fr.internationalism.org/en/tag/personnages/george-w-bush
[23] https://fr.internationalism.org/en/tag/personnages/saddam-hussein
[24] https://fr.internationalism.org/en/tag/personnages/elon-musk
[25] https://fr.internationalism.org/rinte53/decadence.htm
[26] https://fr.internationalism.org/content/10941/revue-internationale-ndeg171
[27] https://fr.internationalism.org/content/11367/revue-internationale-ndeg172
[28] https://fr.internationalism.org/content/10940/revue-internationale-ndeg170
[29] https://carnegieendowment.org/?lang=en
[30] https://fr.internationalism.org/content/11463/triomphe-trump-aux-etats-unis-pas-geant-decomposition-du-capitalisme
[31] https://fr.internationalism.org/content/11015/rapport-tensions-imperialistes-25e-congres-du-cci
[32] https://www.german-foreign-policy.com/fr/news/detail/9801
[33] https://es.internationalism.org/content/5056/despues-de-ucrania-el-oriente-medio-el-capitalismo-solo-tiene-un-futuro-la-barbarie-y
[34] https://es.internationalism.org/content/5276/reunion-publica-en-linea-un-debate-internacional-para-comprender-la-situacion-mundial-y
[35] https://es.internationalism.org/content/5161/semana-de-accion-de-praga-algunas-lecciones-y-algunas-respuestas-las-calumnias
[36] https://fr.internationalism.org/en/tag/personnages/antony-blinken
[37] https://fr.internationalism.org/en/tag/personnages/mark-rutte-bachar-el-assad
[38] https://fr.internationalism.org/en/tag/personnages/vladimir-poutine
[39] https://fr.internationalism.org/en/tag/personnages/volodymyr-zelensky
[40] https://fr.internationalism.org/en/tag/personnages/olaf-scholz
[41] https://fr.internationalism.org/en/tag/30/526/emmanuel-macron
[42] https://fr.internationalism.org/en/tag/evenements-historiques/guerre-ukraine
[43] https://fr.internationalism.org/en/tag/questions-theoriques/guerre
[44] https://en.internationalism.org/content/17260/return-combativity-world-proletariat
[45] https://en.internationalism.org/content/17451/after-rupture-class-struggle-necessity-politicisation
[46] https://en.internationalism.org/content/17337/icts-ambiguities-about-historical-significance-strike-wave-uk
[47] https://www.leftcommunism.org/spip.php?article548
[48] https://www.leftcommunism.org/spip.php?article549
[49] https://en.internationalism.org/ir/45_eficc
[50] https://en.internationalism.org/content/3149/reply-cwo-subterranean-maturation-consciousness
[51] https://fr.internationalism.org/en/tag/personnages/marc-chirik
[52] https://fr.internationalism.org/en/tag/personnages/marx
[53] https://fr.internationalism.org/en/tag/30/539/trotsky
[54] https://fr.internationalism.org/en/tag/personnages/rosa-luxemburg
[55] https://fr.internationalism.org/en/tag/recent-et-cours/rupture
[56] https://fr.internationalism.org/en/tag/heritage-gauche-communiste/conscience-classe
[57] https://fr.internationalism.org/content/10064/rapport-question-du-cours-historique
[58] https://fr.internationalism.org/en/tag/evenements-historiques/la
[59] https://fr.internationalism.org/en/tag/heritage-gauche-communiste/lutte-proletarienne
[60] https://fr.internationalism.org/rinte60/prolet.htm
[61] https://fr.internationalism.org/content/11523/racines-historiques-rupture-dynamique-lutte-des-classes-depuis-2022-partie-i
[62] https://fr.internationalism.org/content/11550/racines-historiques-rupture-dynamique-lutte-des-classes-depuis-2022-partie-ii
[63] https://www.marxists.org/francais/lenin/works/1899/00/greves99.htm#:~:text=Toute%20gr%C3%A8ve%20entra%C3%AEne%20pour%20l,o%C3%B9%20il%20a%20son%20travail.
[64] https://fr.internationalism.org/en/tag/30/528/lenine
[65] https://fr.internationalism.org/en/tag/30/374/friedrich-engels
[66] https://fr.internationalism.org/content/revue-internationale-no-66-3e-trimestre-1991
[67] https://fr.internationalism.org/content/revue-internationale-no-68-1e-trimestre-1992
[68] https://fr.internationalism.org/content/revue-internationale-no-69-2e-trimestre-1992
[69] https://fr.internationalism.org/print/book/export/html/11327
[70] https://fr.internationalism.org/revue-internationale/198301/156/revue-internationale-no-32-1er-trimestre-1983
[71] https://fr.internationalism.org/content/revue-internationale-no-64-1e-trimestre-1991
[72] https://fr.internationalism.org/content/revue-internationale-no-72-1e-trimestre-1993
[73] https://fr.internationalism.org/content/revue-internationale-no-77-2e-trimestre-1994
[74] https://fr.internationalism.org/content/revue-internationale-no-78-3e-trimestre-1994
[75] https://fr.internationalism.org/content/revue-internationale-no-90-3e-trimestre-1997
[76] https://fr.internationalism.org/content/revue-internationale-no-91-4e-trimestre-1997
[77] https://fr.internationalism.org/content/revue-internationale-no-11-4e-trimestre-1977
[78] https://fr.internationalism.org/rinte73/communisme.htm
[79] https://fr.internationalism.org/content/russie-1917-plus-grande-experience-revolutionnaire-classe-ouvriere
[80] https://fr.internationalism.org/en/tag/vie-du-cci/polemique
[81] https://fr.internationalism.org/en/tag/personnages/bruno-maffi
[82] https://fr.internationalism.org/en/tag/30/505/amadeo-bordiga
[83] https://fr.internationalism.org/en/tag/personnages/engels
[84] https://fr.internationalism.org/en/tag/personnages/zinoviev
[85] https://fr.internationalism.org/en/tag/personnages/marc-chiric
[86] https://fr.internationalism.org/en/tag/personnages/che-guevara
[87] https://fr.internationalism.org/en/tag/personnages/mandel
[88] https://fr.internationalism.org/en/tag/personnages/mao
[89] https://fr.internationalism.org/en/tag/personnages/woodrow-wilson
[90] https://fr.internationalism.org/en/tag/courants-politiques/bordiguisme
[91] https://fr.internationalism.org/en/tag/courants-politiques/pci-proletaire
[92] https://fr.internationalism.org/en/tag/questions-theoriques/nationalisme
[93] https://fr.internationalism.org/en/tag/heritage-gauche-communiste/question-nationale
[94] https://fr.internationalism.org/en/tag/heritage-gauche-communiste/question-coloniale
[95] https://fr.internationalism.org/content/11391/plus-dun-siecle-daffrontements-israelo-palestiniens-terre-promise-aux-confrontations
[96] https://en.wikipedia.org/wiki/Konstantin_Petrovich_Pobedonostsev
[97] https://www.thejc.com/news/meet-the-trotskyist-anti-zionist-who-saw-the-errors-of-his-ways-ob3f68n5
[98] https://fr.internationalism.org/rinte114/quest_juive.htm
[99] https://libcom.org/article/translation-antisemitic-section-bakunins-letter-comrades-jura-federation
[100] https://fr.internationalism.org/rint140/la_theorie_du_declin_du_capitalisme_et_la_lutte_contre_le_revisionnisme.html
[101] https://www.marxists.org/subject/jewish/leon/
[102] https://www.marxists.org/archive/kautsky/1914/jewsrace/index.htm
[103] https://www.marxists.org/archive/trotsky/1940/xx/jewish.htm
[104] https://fr.internationalism.org/french/rint/116_1903.htm
[105] https://fr.internationalism.org/rinte65/marc.htm
[106] https://fr.internationalism.org/en/tag/personnages/isidor-ehrenfreund
[107] https://fr.internationalism.org/en/tag/personnages/edouard-drumont
[108] https://fr.internationalism.org/en/tag/personnages/mayer-amschel-rothschild
[109] https://fr.internationalism.org/en/tag/personnages/heinrich-heine
[110] https://fr.internationalism.org/en/tag/personnages/ludwig-borne
[111] https://fr.internationalism.org/en/tag/personnages/victor-adler
[112] https://fr.internationalism.org/en/tag/personnages/ferdinand-lassalle
[113] https://fr.internationalism.org/en/tag/personnages/eduard-bernstein
[114] https://fr.internationalism.org/en/tag/personnages/paul-singer
[115] https://fr.internationalism.org/en/tag/personnages/august-bebel
[116] https://fr.internationalism.org/en/tag/personnages/proudhon
[117] https://fr.internationalism.org/en/tag/personnages/bakounine
[118] https://fr.internationalism.org/en/tag/personnages/bruno-bauer
[119] https://fr.internationalism.org/en/tag/personnages/eugene-duhring
[120] https://fr.internationalism.org/en/tag/personnages/eleanor-marx
[121] https://fr.internationalism.org/en/tag/personnages/karl-lueger
[122] https://fr.internationalism.org/en/tag/personnages/wilhelm-marr
[123] https://fr.internationalism.org/en/tag/personnages/avram-leon
[124] https://fr.internationalism.org/en/tag/personnages/moses-hess
[125] https://fr.internationalism.org/en/tag/30/400/karl-kautsky
[126] https://fr.internationalism.org/en/tag/personnages/theodor-herzl
[127] https://fr.internationalism.org/en/tag/personnages/leon-pinsker
[128] https://fr.internationalism.org/en/tag/personnages/alfred-dreyfus
[129] https://fr.internationalism.org/en/tag/personnages/emile-zola
[130] https://fr.internationalism.org/en/tag/personnages/georges-clemenceau
[131] https://fr.internationalism.org/en/tag/personnages/viatcheslav-plehve
[132] https://fr.internationalism.org/en/tag/personnages/constantin-pobiedonostsev
[133] https://fr.internationalism.org/en/tag/personnages/enzo-traverso
[134] https://fr.internationalism.org/en/tag/personnages/nachman-syrkin
[135] https://fr.internationalism.org/en/tag/personnages/ber-borochov
[136] https://fr.internationalism.org/en/tag/personnages/david-ben-gourion
[137] https://fr.internationalism.org/en/tag/personnages/nathan-weinstock
[138] https://fr.internationalism.org/en/tag/personnages/adolphe-cremieux
[139] https://fr.internationalism.org/en/tag/personnages/achille-fould
[140] https://fr.internationalism.org/en/tag/personnages/bernd-marin
[141] https://fr.internationalism.org/en/tag/personnages/ernst-schulin
[142] https://fr.internationalism.org/en/tag/personnages/jacob-klatzkin
[143] https://fr.internationalism.org/en/tag/personnages/lenni-brenner
[144] https://fr.internationalism.org/en/tag/personnages/ahad-haam-asher-ginsberg
[145] https://fr.internationalism.org/french/rint/107_decomposition.htm
[146] https://fr.internationalism.org/en/tag/vie-du-cci/debat
[147] https://fr.internationalism.org/en/tag/personnages/tibor
[148] https://fr.internationalism.org/en/tag/personnages/bordiga
[149] https://fr.internationalism.org/en/tag/personnages/joseph-bloch
[150] https://fr.internationalism.org/en/tag/personnages/duhring
[151] https://fr.internationalism.org/en/tag/courants-politiques/influence-gauche-communiste
[152] https://fr.internationalism.org/en/tag/questions-theoriques/decadence
[153] https://www.leftcommunism.org/spip.php?article289
[154] https://fr.internationalism.org/brochure/effondt_stal_annexe1
[155] https://fr.internationalism.org/content/1168/lettre-ouverte-du-cci-aux-militants-du-bipr-decembre-2004
[156] https://fr.internationalism.org/content/revue-internationale-ndeg-136-1er-trimestre-2009
[157] https://fr.internationalism.org/content/revue-internationale-ndeg138-3e-trimestre-2009
[158] https://fr.internationalism.org/content/4198/revue-internationale-ndeg-141-2e-trimestre-2010
[159] http://www.elaph.com/
[160] http://www.metransparent.com/
[161] https://www.deepl.com/fr/translator-windows?windows_app_version=24.11.2.14283%2B3a693a7e07a0f2cbc4b4bcf03869b2fe9fa53608&theme=0#_ftn30
[162] https://www.leftcommunism.org/index.php?lang=fr
[163] https://www.leftcommunism.org/spip.php?article530
[164] https://fr.internationalism.org/icconline/1998/gauche-communiste
[165] https://fr.internationalism.org/content/9961/nuevo-curso-et-gauche-communiste-espagnole-quelles-sont-origines-gauche-communiste
[166] https://fr.internationalism.org/content/10055/qui-qui-nuevo-curso
[167] https://fr.internationalism.org/rinte87/parasitisme.htm
[168] https://fr.internationalism.org/french/rinte54/decad.htm
[169] https://fr.internationalism.org/french/rinte56/decad.htm
[170] https://ourworldindata.org/
[171] https://fr.internationalism.org/content/10735/declaration-commune-groupes-gauche-communiste-internationale-guerre-ukraine
[172] https://www.leftcommunism.org/spip.php?article368
[173] https://fr.internationalism.org/revolution-internationale/201501/9177/conference-debat-a-marseille-gauche-communiste-docteur-bourrin
[174] https://fr.internationalism.org/en/tag/personnages/gaizka
[175] https://fr.internationalism.org/en/tag/personnages/bill-gates
[176] https://fr.internationalism.org/en/tag/personnages/philippe-bourrinet
[177] https://fr.internationalism.org/en/tag/personnages/lafif-lakhdar
[178] https://fr.internationalism.org/en/tag/personnages/michel-raptis
[179] https://fr.internationalism.org/en/tag/personnages/ben-bella
[180] https://fr.internationalism.org/en/tag/personnages/mohammed
[181] https://fr.internationalism.org/en/tag/personnages/jacques-chirac
[182] https://fr.internationalism.org/en/tag/personnages/simone-veil
[183] https://fr.internationalism.org/en/tag/courants-politiques/aventurisme-parasitisme-politiques
[184] https://fr.internationalism.org/en/tag/questions-theoriques/leconomie
[185] https://fr.internationalism.org/rint145/contribution_a_une_histoire_du_mouvement_ouvrier_en_afrique.html
[186] https://fr.internationalism.org/rinte42/nation.htm
[187] https://fr.internationalism.org/en/tag/geographique/egypte
[188] https://fr.internationalism.org/en/tag/personnages/jacques-couland
[189] https://fr.internationalism.org/en/tag/personnages/rene-gallissot
[190] https://fr.internationalism.org/en/tag/personnages/muhammad-ali
[191] https://fr.internationalism.org/en/tag/personnages/salamah-musa
[192] https://fr.internationalism.org/en/tag/personnages/mustafa-hasanayni
[193] https://fr.internationalism.org/en/tag/personnages/ilham-khuri
[194] https://fr.internationalism.org/en/tag/personnages/makdisi
[195] https://fr.internationalism.org/en/tag/personnages/radek
[196] https://fr.internationalism.org/en/tag/personnages/andreas-malm
[197] https://fr.internationalism.org/en/tag/personnages/paul-crutzen
[198] https://fr.internationalism.org/en/tag/personnages/trotski
[199] https://fr.internationalism.org/en/tag/personnages/helene-torjman
[200] https://fr.internationalism.org/en/tag/personnages/george-monbiot
[201] https://fr.internationalism.org/en/tag/questions-theoriques/ecologie
[202] https://www.marxists.org/francais/marx/works/1847/00/kmfe18470000a.htm#sect1
[203] https://www.marxists.org/francais/luxembur/intro_ecopo/intro_ecopo_51.htm
[204] https://fr.internationalism.org/rinte63/ecologie.htm
[205] https://fr.internationalism.org/rinte73/proletariat.htm
[206] https://fr.internationalism.org/en/tag/personnages/rosa-luxembourg
[207] https://fr.internationalism.org/en/tag/30/468/anton-pannekoek
[208] https://fr.internationalism.org/en/tag/personnages/rex-tillerson
[209] https://fr.internationalism.org/en/tag/personnages/th-j-dunning
[210] https://fr.internationalism.org/en/tag/personnages/sha-zukang
[211] https://fr.internationalism.org/en/tag/personnages/wang-yi
[212] https://fr.internationalism.org/en/tag/personnages/li-kequiang
[213] https://fr.internationalism.org/en/tag/personnages/christophe-bonneuil
[214] https://fr.internationalism.org/en/tag/personnages/jean-baptiste-fressoz
[215] https://fr.internationalism.org/en/tag/personnages/frederic-graber
[216] https://fr.internationalism.org/en/tag/personnages/fabien-locher
[217] https://fr.internationalism.org/en/tag/personnages/gregory-quenet
[218] https://fr.internationalism.org/en/tag/personnages/fabian-scheidler
[219] https://fr.internationalism.org/en/tag/personnages/emile-bottigelli
[220] https://fr.internationalism.org/en/tag/courants-politiques/gauchisme