« Il faut construire le programme ; sans programme pas de parti » disions-nous dans l’Introduction au premier numéro de cette revue. Il y a trop de charlatans dans le mouvement ouvrier – qui pensent mener le prolétariat à la révolution par l’action pratique pure et les improvisations – pour qu’il soit inutile de réaffirmer ce principe.
Mais le problème est loin de se borner là. Il n’est aujourd’hui personne parmi les défaitistes qui ne brandisse le drapeau où est écrit : « Bilan du passé ! », « Tirer les leçons de l’expérience ». Mais les positions politiques et la pratique ressemblent tellement à celle d’avant-guerre que nous devons inlassablement poser la question : « Partir de quoi et par quelles méthodes entendez-vous construire le programme ? »
La psychologie avec laquelle on aborde cette question dans les débris du « communisme de gauche » porte tous les stigmates de la défaite et du découragement entraînés par la confusion que l’on fît autour d’elle avant la guerre et entretient encore cette confusion.
Le premier trait de cette psychologie est ce que l’on pourrait appeler « la théorie de la table rase », qui se résume dans le leitmotiv « tout a failli » et qu’un éditorial de « La Flamme », organe de l’Union des Communistes Internationalistes, intitulé, naturellement, « Élaborer un programme », illustre de la manière suivante :
Puisqu’on parle de faillite, voyons la position de ces « oppositions » en face de la guerre. Il n’est pas, en effet, d’épreuve plus décisive pour départager la faillite, c’est-à-dire le passage à la bourgeoisie, du maintien des positions politiques de classe. En gros, ces oppositions communistes, surgies contre la dégénérescence opportuniste de l’Internationale Communiste, se divisaient en deux courants : l’Opposition trotskiste et le courant de la Fraction de gauche italienne.
En 1939, le courant trotskiste, avec ses divers groupes, se trouvait dans le camp de la bourgeoisie par sa position de « défense de l’URSS » et de la simple « opposition politique » dans les pays alliés de celle-ci. Seules, c’est un fait historique, les Fractions de gauche restaient sur le terrain du prolétariat par le défaitisme révolutionnaire dans tous les pays.
Pourtant, ce n’est pas 1939 mais déjà 1936 qui devait retracer entre les Fractions de gauche et le centrisme trotskiste la même frontière de classe qui, en 1914, séparaient sans retour les révolutionnaires des réformistes de la 2ème Internationale. En effet, les événements d’Espagne, bien que sans précédents historiques, présentaient de nouveau et sans équivoque possible à l’avant-garde l’épreuve de la guerre.
Contre la théorie de l’antifascisme prolétarien, les Fractions de gauche démontraient que l’attaque de Franco représentait l’attaque de la classe capitaliste contre le prolétariat espagnol ; celui-ci ne pouvait briser qu’en dirigeant sa lutte contre l’Etat capitaliste lui-même. Elles flagellaient la duperie d’une soi-disant « guerre révolutionnaire » ou « guerre civile » sans pouvoir révolutionnaire et avertissaient le prolétariat que c’est justement au travers de la guerre contre Franco que la bourgeoisie, au moyen du gouvernement républicain, avait raison de lui. Ceci devait être prouvé par la dissolution du Comité Central des milices de Catalogne puis à la militarisation de celles-ci.
Alors que ces faits servaient à des éléments confus de point de départ pour proclamer le défaitisme, les Fractions de gauche montraient au contraire que ce n’étaient pas des décisions formelles qui changeaient la nature de classe de la guerre et des milices mais que celles-ci étaient elles-mêmes un produit du changement du rapport des forces, en faveur de la bourgeoisie, provoqué par l’abandon du terrain de classe. Elles dénonçaient cet abandon dès le moment où la lutte ascendante de la première semaine contre l’État capitaliste et la bourgeoisie atteignait - du fait de l’absence d’un parti révolutionnaire qui seul aurait pu la pousser plus haut jusqu’à la prise du pouvoir - son point culminant pour nécessairement retomber et laisser place à la lutte militaire contre Franco. C’est dès ce moment que les Fractions appelaient les ouvriers à quitter les colonnes militaires de l’antifascisme pour lutter sur le terrain de classe. Ces positions ont été pleinement confirmées par la suite des événements et les Fractions de gauche furent malheureusement les seules organisations qui les défendirent.
Par contre, l’épreuve espagnole devait sanctionner l’opportunisme trotskiste par la trahison définitive de sa participation à la guerre antifasciste.
Ces faits demandent quelque réflexion.
Quand il s’agit d’une situation aussi confuse que celle de l’Espagne, il serait absurde de les attribuer au hasard. Ils ont bien été en fait le produit de l’évolution, profondément divergente des deux courants. Ils démentent de manière flagrante la théorie vulgaire de la « faillite générale » et il faut les rétablir, les souligner inlassablement.
Pourquoi ? Pour instituer un monopole de groupe ? Rien ne serait plus ridicule. Les marxistes ne peuvent pas séparer la lutte des groupes ou organisations politiques de la lutte de classes. Si nous rappelons ces faits c’est non pas parce qu’ils « nous » appartiennent mais parce qu’ils appartiennent au prolétariat, à son effort pour se dégager de la confusion semée par la bourgeoisie, parce qu’ils représentent une victoire dans son ascension vers une claire conscience de classe. Aussi dire : « Élaborons un programme révolutionnaire » tout en s’empressant, de fourrer dans le même sac tout le passé politique d’après la. 3è'me Internationale pour le jeter à la mer comme « failli » est une inconséquence dont même un petit enfant s’apercevrait ; car que penserait même un petit enfant d’un homme qui préférerait démolir une maison neuve construite sur les ruines de l’ancienne, sous prétexte qu’elle n’est pas terminée, plutôt que de travailler à l’achever ?
Mais démolir la maison ne représente pas seulement l’inconséquence des soi-disant « communistes de gauche » aujourd'hui. C’est un aveu d’impuissance devant les grands débats et les grands problèmes qui ont animé le mouvement ouvrier face à la dégénérescence de la H®116 Internationale et après sa mort. C’est une lâcheté qui empêche de chercher pourquoi le trotskisme - qui, bon gré mal gré, directement ou indirectement, entraînait, derrière lui la majorité des « communistes de gauche » - a failli. C’est parfois, nous le verrons, de la simple ignorance.
C’est cette impuissance, cette lâcheté, cette ignorance qui engendrent nécessairement un éclectisme absolument inapte à former la base de reconstruction du programme.
C’est pourtant cet éclectisme qui constitue' le' deuxième trait caractéristique de la psychologie au sein du nouveau « communisme de' gauche ». Il se manifeste de différentes manières selon les courants, sans cesser de se caractériser par la même absence de cette large vue historique dont nous avons besoin pour comprendre en quoi le programme issu de la révolution russe était erroné, en quoi Il était Inachevé, par le même arbitraire dans la prise de positions politiques et même seulement dans l'adoption d’une plateforme de discussion.
Par exemple, l’Union des Communistes Internationalistes déclare : « Nous n 'avons pas peur d'utiliser tout ce qu’il y a de sain dans le bolchévisme, le luxembourgisme, l’anarcho-syndicalisme et d’en rejeter ce qui nous semble erroné, ou dépassé. Il ne- s'agit pas d'opérer un dosage savant mais d'élaborer une solution dynamique. »
On peut déclarer, tant qu’on veut, rechercher une solution dynamique (qui ne le fait pas ?) ; la vérité c’est que le dynamisme dépend inexorablement de la méthode qu’on emploie.
Mais que fait l’Union Communiste Internationaliste ? Elle déclare tout simplement (après la victoire russe qui a historiquement confirmé les thèses du communisme) qu’il n’est possible de tirer hors du communisme des éléments du nouveau programme : elle ressuscite pour cela le vieil anarcho-syndicalisme qui a pourtant prouvé, dans sa faillite en Espagne, son caractère retardataire et petit-bourgeois.
Ailleurs les Communistes Internationalistes se réservent d’emprunter des notions programmatiques à un certain « luxembourgisme » qu’ils mettent en parallèle avec le bolchévisme. Mais on sait par expérience que mettre bolchévisme et luxembourgisme en parallèle c’est, en réalité, les opposer sur la question du parti.
C’est en effet la théorie du parti et le type nouveau d'organisation, qu’il a créé en adaptation aux buts nouveaux de la lutte ouvrière, c’est-à-dire la prise du Pouvoir, qui a fait du bolchévisme une école révolutionnaire originale dans la 3éme internationale. Par contre le luxembourgisme ne constitue pas vraiment une école dans le mouvement communiste; les quelques positions politiques prises par Rosa Luxemburg en opposition à Lénine sur les questions agraire et nationale ne pourraient suffire à le caractériser.
Ce que les Communistes Internationalistes se réservent de choisir c’est entre la conception bolchévique du parti, que les caricatures ultérieures de la 3è™c Internationale ne sauraient entamer, et la conception de Rosa fortement marquée de social-démocratie, périmée et infirmée au prix de la défaite du prolétariat allemand en 1919.
Tout ceci nous fait bien penser aux bavardages des éclectiques bernsteiniens sur la « liberté de critique » ; et, dans les deux cas, leur méthode n’est-elle pas une négation de la méthode expérimentale historique du marxisme ?
Au reste, le même arbitraire historique se trouve chez ceux que l’Union Communiste Internationaliste combat comme les "partisans du léninisme déifié".
Ils fixent au léninisme une date de validité : 1921. Au-delà tout est bon et ils reprennent mot par mot les formules et les mots d’ordre sans se donner le moins du monde la peine de voir s’ils correspondent, à la réalité actuelle. Mais après 1921, par contre, ils rejettent tout en bloc sans plus d’analyse politique.
Évidemment cet arbitraire ne se limite pas à la période de formation de l’internationale Communiste. Il embrasse sa phase de dégénérescence et le mouvement ouvrier après sa mort. Ici les formules vagues « il faut tirer les leçons de l'IC et des diverses oppositions communistes » (qui ont toutes sans exception « fait faillite ») et« rénovation de l'arsenal révolutionnaire » recouvrent la même attitude qui, au lieu de chercher à atteindre une claire vision du cours historique de la révolution russe et de sa dégénérescence, à une formulation théorique des problèmes qu’elle a soulevés, ce qui exige une nette appréciation du rôle historique des différents courants, préfère grappiller, recouper, assembler de ci de là des solutions politiques déterminées, dépourvues du soutien d’une véritable analyse théorique.
Une autre forme d’éclectisme manifestée par l’UCI est ce qu’on pourrait appeler « scientisme ».
Tout ceci serait très bien si..., en premier lieu, on s’était soucié de dégager la caractéristique historique de l’époque actuelle comme phase décadente. Les Communistes Internationalistes ne nous disent ni où en est la société de son mouvement perpétuel ni quelle est cette « mue » qui engendre la crise révolutionnaire. Sans cette condition, une analyse, si sérieuse soit-elle, ne servira jamais au prolétariat. « A l’état actuel de la science disait Lénine, nous n 'aurons jamais épuisé, l’étude des formes de l'impérialisme ; comme toute autre, cette science est infinie. »
Ce qui nous intéresse ce n’est pas l’étude approfondie des formes de l'impérialisme mais ce qu’elles expriment historiquement et la position politique à prendre devant elles : par exemple, nous devons mettre en évidence, aux yeux du prolétariat, que le capitalisme d’État (allié à n’importe quelle forme politique) est une expression de cette décadence, tout comme les trusts et les cartels étalent l’expression de la phase ultime du développement du capitalisme.
Ce sont par contre les défenseurs actuels de l’URSS, qui sont aussi des réformistes partisans des nationalisations, qui s’obnubilent et obnubilent le prolétariat sur des formes plus ou moins nouvelles et ignorent ou veulent ignorer la période historique décadente et le contenu, capitaliste de ces formes.
Si, ensuite, on avait cherché, d’un point de vue de classe, en quoi consiste le problème fasciste, la guerre d’Espagne, la guerre actuelle l'indiquent bien parce qu’il sert à mobiliser le prolétariat sur un dilemme bourgeois fascisme- démocratie et à l’attacher ainsi au capitalisme.
Notre tâche essentielle est donc non de faire des études descriptives approfondies des systèmes fascistes mais de révéler au prolétariat, de lui dénoncer au travers des événements l’identité de nature de classe de ces deux forces politiques, le rôle de la démocratie bourgeoise dans la genèse du fascisme, le but de classe de celui-ci : écraser la révolution prolétarienne ; et le dépérissement de la démocratie bourgeoise en tant que telle dans les périodes des révolutions et des guerres.
Nous avons vu l'éclectisme grappiller dans les théories et les écoles, remettre en chantier des problèmes politiques amplement résolus. Mais ce n’est pas tout : sa méthode ahistorique le pousse à agir de même face à l’histoire elle- même : « Tirons les leçons des révolutions russes, et allemande, puisons dans l'expérience espagnole récente les éléments positifs, en dégager toutes les ■ insuffisances. »
Pour nous il est évident que le programme doit être la synthèse des principes nouveaux de lutte prolétarienne tirés de l’expérience historique. Mais il est non moins évident que seule une expérience supérieure aux points les plus hauts atteints par le prolétariat dans sa lutte peut aujourd’hui nous aider à forger de nouveaux principes ou en infirmer d’anciens. La révolution russe est à un degré supérieur à la Commune de Paris et pose des nouveaux problèmes, de même les luttes révolutionnaires d’après-guerre posent des problèmes qui n’ont pas été résolus par le parti russe. Mais le cours de reflux du prolétariat qui débouche dans la guerre et qui contient l'expérience espagnole ne peut pas nous apporter des nouveaux enseignements positifs : il faudrait pour cela supposer que cette même expérience espagnole a historiquement dépassé celle des périodes révolutionnaires d'après-guerre ou la révolution russe elle-même. Pourtant de tels événements peuvent enrichir l’avant-garde mais seulement dans la mesure où on n’y cherchera pas d’enseignements positifs nouveaux mais une réaffirmation, une trempe de ces principes.
Les Fractions de la Gauche communiste ne peuvent prétendre avoir épuisé l’élaboration du programme même par rapport: aux matériaux historiques existants. Mais elles ont montré le seul chemin à prendre pour échapper à la maladie éclectique qui sévit aujourd’hui encore malgré l’expérience trotskiste et pour reconstruire le programme : le chemin des fractions.
On ne sait plus aujourd’hui ce que cela signifie. Par exemple, on reproche à la Gauche italienne d’avoir voulu régénérer l’IC centriste, menant ainsi une politique trotskiste. Mais on oublie de se demander par quels moyens la GC et Trotsky entendaient régénérer l'internationale. Trotsky croyait possible de redresser la direction opportuniste du Parti et même d’obtenir des victoires avec cette direction. La GC, elle, proclamait que seule la constitution de fractions de gauche « ayant pour tâche, d’exprimer la survivance et la continuité de la conscience prolétarienne et de forger les nouvelles armes idéologiques exigées par l'étape plus progressive de la lutte pour la révolution communiste » en face de la direction défaillante et la conquête de cette direction par les fractions par un renversement du centrisme en liaison avec la reprise des mouvements prolétariens pouvait permettre la régénérescence du Parti.
Cette position non seulement reliait la Gauche Communiste Italienne à tout ce qui est désormais acquis par le prolétariat (que l'éclectisme, lui, remet en question) mais elle l’amenait à faire ce dont fut toujours incapable le trotskisme : une critique fondamentale de la 3ème Internationale.
Après le passage définitif des partis dans le camp de la bourgeoisie, acquérant désormais une fonction de trahison, les deux positions politiques se retrouvèrent identiquement opposées sur le problème de la reconstruction de la nouvelle avant-garde. La CE de la Fraction Italienne exprimait ainsi, en 1933, les divergences :
On sait aujourd’hui à quelles honteuses compromissions cette politique devait mener le trotskisme.
Quand les Communistes Internationalistes écrivent :
Ils manifestent bien qu’ils ne comprennent pas plus le véritable problème que ceux qui perpétuent le climat et les méthodes encore en question aujourd’hui.
Bien avant les éclectiques, la Fraction a dénoncé et combattu ce danger sur son véritable terrain qui est politique et non pas moral, en opposant à la position des faiseurs du parti trotskiste et à leur méthode d’espionnage, de noyautage aussi bien que leurs fusions et scissions sans principes, le travail fractionnel conséquent pour la reconstruction du programme.
La CE de la GCF
Les événements en Grèce, où l'impérialisme anglais a donné la pleine mesure d'une répression sauvage pour défendre ses intérêts impérialistes, ont été l'occasion de mettre en lumière les positions politiques des divers partis et groupes se revendiquant du prolétariat.
Nous ne nous arrêterons pas sur les protestations venant des Partis Socialistes et Partis Communistes. Ces protestations verbales, ces indignations de façade n'ont jamais empêché "ces oppositions de Sa Majesté le Capital" de continuer à le servir fidèlement. Bien plus, la bourgeoisie a besoin de l'existence des partis pouvant "protester" de temps à autre pour mieux duper ainsi le prolétariat et canaliser le mécontentement des masses dans des manifestations de "protestations" inoffensives. Empêcher la colère des masses d'éclater et de se diriger contre l'oppression de l'État capitaliste, en lui faisant emprunter la voie pacifique et impuissante, la politique de tampon, a depuis toujours été la fonction des partis bourgeois à masque ouvrier.
Mais encore ne faudra-t-il pas, à la place d'expliquer, se contenter de nier, contre toute évidence, la "sympathie" pour la Résistance grecque, exprimée par les partis socialistes et staliniens en accord d'ailleurs avec toute la presse de la Résistance en France. Il va de soi qu'il ne s'agit là nullement d'une manifestation de sentiment révolté par la sanglante répression à laquelle se livre l'impérialisme anglais en Grèce. La bourgeoisie française, avec ses partis de droite, - qui, sous le gouvernement du Front populaire, n'a pas hésité à défendre ses droits d'exploitation en réprimant, dans des flots de sang, les mouvements de révolte dans ses colonies – est prête aujourd'hui à participer joyeusement à toute œuvre de brigandage et de rapine. Si la bourgeoisie et ses partis qui se disent ouvriers ont "protesté" contre l'attitude de l'Angleterre en Grèce, cela est dû à deux raisons :
1. Un lien d'intérêt unit toutes les bourgeoisies nationales de l'Europe face à la rapacité des grandes puissances impérialistes qui dominent le monde. Le sort des petits États faibles est identique et leurs positions économiques nationales sont catastrophiques. Toutes ces bourgeoisies sont plus ou moins dépendantes et doivent subir, à un degré plus ou moins grand, la domination d'une des grandes puissances impérialistes. La France, dans la guerre, a perdu sa place de grande puissance ; ses colonies, son Empire colonial lui ont été enlevés. Elle est tombée au rang de puissance secondaire et subit, de ce fait, au même titre que les autres bourgeoisies des États faibles, la domination étrangère. Cette communauté d'intérêt contre la domination de l'impérialisme anglais lui dicte ces manifestations de sympathie pour la pauvre Grèce et d'antipathie pour la puissante Angleterre.
2. Une autre raison de son attitude de "sympathie" pour la Grèce réside dans la politique internationale de la France qui joue, pour le moment, la carte russe. Dans l'antagonisme entre les intérêts de l'impérialisme anglo-américain et ceux de la Russie, antagonisme se retrouvant autour du pétrole de l'Iran, dans le Proche-Orient et dans les Balkans, les intérêts de la France se trouvent momentanément plus proches, ou moins opposés, de la Russie que de l'Angleterre. Les intérêts impérialistes de l'Angleterre et de l'Amérique se heurtent et menacent directement les positions et les intérêts du capitalisme français. Aussi, la France tente de s'appuyer sur la Russie dans ses intrigues sur l'échiquier mondial.
Dans les événements en Grèce, entre autres facteurs, se jouait une lutte sourde de la Russie contre l'Angleterre. Aussi les manifestations de "sympathie" de la France "libérée", mais en fait soumise par l'Angleterre, allaient non à la Grèce mais à l'impérialisme russe. Le parti stalinien qui a deux patries, celle de sa bourgeoisie nationale et l'impérialisme russe, s'est trouvé à cette occasion particulièrement à l'aise pour les concilier dans son cœur sous le nom de "défense de la Résistance grecque".
Un peu ahurissante (pour ceux qui ne les connaissent pas de longue date) est la position des trotskistes rere-réunifiés sous le nom de PCI. Dans un tract que ce parti a publié et intitulé "Bas les pattes devant la Révolution grecque", ils prétendent que ce qui se passe en Grèce n'est rien moins que la Révolution prolétarienne. Nous sommes habitués depuis longtemps aux élucubrations de ces gens qui jettent de grands mots à tort et à travers. Leur irresponsabilité politique légendaire n'aurait pas grande importance si, toutefois, ils n'entretenaient pas la confusion dans le mouvement ouvrier, l'empêchant de se reconnaître dans la complexité de la situation. Ces hurluberlus non seulement gratifient les ouvriers du trouble qui règne dans leur propre cerveau mais encore les conclusions politiques qu'ils apportent au prolétariat sont immanquablement des solutions contre-révolutionnaires de l'ennemi de classe.
En vain cherchera-t-on dans leur tract une analyse de la situation générale de l'Europe dont la situation grecque et les événements ne sont que des reflets. Cette situation qui est donnée par la sortie des pays "libérés" de l'orbite de la production de guerre allemande qui faisait marcher leur production et de leur non-intégration dans la production de guerre anglo-américaine (celle-ci suffisant elle-même pour les besoins de la conduite de la guerre). C'est pourtant là la base de toute la situation critique où se trouve l'économie des différents pays de l'Europe. Aucune production de paix n'étant possible à l'époque décadente du capitalisme, la sortie d'un pays de la production de guerre ouvre immédiatement pour lui une situation économique catastrophique.
Cette situation est celle de la Belgique, de l'Italie, de la France, de la Grèce, avec des degrés plus ou moins accentués d'après les positions de résistance intérieure de chaque bourgeoisie et de la possibilité existant pour chacune d'elle de sa réintégration partielle dans la production de guerre et sa participation dans la guerre.
L'activité économique de la Grèce était toujours fonction de sa position de pays transitaire et du trafic maritime. Déjà l'occupation allemande devait gravement attenter aux sources de sa vie économique, d'où la situation de misère de la Grèce pendant l'occupation et la résistance de la bourgeoisie nationale. L'occupation anglaise n'a fait qu'aggraver cette situation, n'offrant aucune activité économique de remplacement, et accule toute l'économie grecque au bord de l'abîme le mécontentement est général dans toutes les classes du pays et particulièrement aigu chez les ouvriers réduits à la famine. Se présentant comme le porte-parole de l'intérêt général, la bourgeoisie grecque a canalisé ce mécontentement des masses afin d'obtenir certaines concessions économiques de la part de l'occupant anglais et le masquant, pour mieux duper les masses, sous les phrases de l'«indépendance» et du «droit du peuple à disposer de lui-même.
Le mécontentement des masses trompées par la bourgeoisie permet à cette dernière de se servir du sang des prolétaires comme monnaie d'échange et moyen de pression auprès de l'impérialisme étranger pour l'obtention de quelques concessions économiques.
Les événements en Grèce se sont trouvés, en plus, attisés par les intrigues impérialistes du gouvernement de Staline et exploités contre l'antagonisme auquel il se heurte dans les Balkans : l'impérialisme anglais.
Le sang des ouvriers grecs trompés est versé à flot pour les intérêts de la bourgeoisie grecque et ceux de l'impérialisme russe. Pour le moment, le prolétariat grec n'a pas réussi à rompre avec sa bourgeoisie, à se mettre sur son terrain de classe en opposition à la bourgeoisie nationale et aux impérialismes étrangers. Et c'est cette situation tragique du prolétariat, se faisant massacrer pour les intérêts de son ennemi de classe, que les trotskistes français représentent comme la Révolution prolétarienne. Il montre l'exemple à tous les opprimés, etc. Naturellement quand on représente la tragédie du prolétariat grec comme la révolution, on doit aussi la considérer comme "la première entrée" et passer sous silence "la transformation de la guerre impérialiste en guerre civile" commencée par le prolétariat italien en juillet 1943. Il n'y a rien de commun entre la position de classe du prolétariat italien luttant contre la guerre impérialiste - contre les deux occupants impérialistes, allemands et anglais, contre l'Etat capitaliste aussi bien sous sa forme fasciste que démocratique – et la position du prolétariat grec se faisant massacrer sur le terrain de classe du capitalisme.
Entre les deux positions, du prolétariat italien et du prolétariat grec, les trotskistes ont choisi ; et c'est la position du prolétariat grec qu'ils offrent en exemple à suivre aux ouvriers du monde !
Il est tout à fait caractéristique que les trotskistes remplacent volontiers le terme de "prolétariat" par celui très vague de "peuple". C'est au secours du "peuple grec" qu'ils appellent, estompant la notion de classe qui, la seule, nous permet de comprendre la signification des événements et leur nature de classe.
A ce sujet, nous comptions revenir, une autre fois, sur la question de la notion de "peuple" en général et de "droit des peuples à disposer d'eux-mêmes" en particulier que d'autres groupes, en particulier les RKD, représentent comme un mot-d'ordre de classe du prolétariat.
Et que demandent les trotskistes aux ouvriers ? d'imposer aux directions des partis socialistes, staliniens et de la CGT une unité d'action pour sauver la révolution grecque. Autrement dit, ils remettent le sort du prolétariat grec entre les mains des partis chauvins impérialistes. Pratiquement et positivement, ils appellent pour "commencer des collectes pour l'envoi d'armes modernes au peuple grec".
Lorsque le prolétariat espagnol se faisait massacrer pour le compte de sa bourgeoisie divisée en deux camps, les trotskistes réclamaient l'envoi d'armes pour l'Espagne. Lorsque Tchang Kaï-Chek, bourreau de la révolution chinoise a commencé, pour le compte de l'impérialisme américain, sa guerre de "défense nationale" contre le Japon, les trotskistes appelaient les ouvriers à se solidariser avec la Chine et à boycotter les produits japonais. Après, il fallait se solidariser avec la Pologne de Pilsudski. Pendant l'occupation, les trotskistes emboîtaient le pas aux staliniens et appelaient les ouvriers français à "la défense de notre empire colonial".
Décidément et chaque fois que le capitalisme a réussi à jeter les prolétaires dans les carnages de la guerre impérialiste, les trotskistes sont là pour mobiliser le prolétariat des autres pays à participer dans ces guerres volontairement par l'envoi des armes. Durant toute la guerre et jusqu'à aujourd'hui, ils sont pour la défense de l'impérialisme russe, entretenant le mythe et la duperie d'un État prolétarien en Russie.
Ces gens –qui, par toutes leurs positions politiques, n'ont depuis longtemps rien de commun avec les positions du prolétariat– appellent aujourd'hui les ouvriers à envoyer des armes pour la continuation, sur le champ du capitalisme, du massacre du prolétariat grec et international.
À travers les événements de la Grèce, le Trotskisme apparaît à nouveau comme un mouvement centriste à phraséologie révolutionnaire et à fonction contre-révolutionnaire.
En pleine guerre impérialiste, en 1915, dans un petit village de Suisse, des révolutionnaires de tous pays d'Europe se réunissaient en vue de lutter contre la guerre, non sur des bases pacifistes mais au nom de la classe prolétarienne.
Cet événement -qui, à l'époque, n'effraya pas la bourgeoisie- devait se conclure par la Révolution d'octobre 1917 en Russie et servir de lien entre les divers mouvements révolutionnaires jusqu'en 1919. La 3ème Internationale normalement rendait caduque et régressive l'idéologie de Zimmerwald ainsi que l'existence de son bureau, dissous d'ailleurs dès le 1er congrès de l'IC.
Ce fait politique important de la guerre 1914-18 renfermait donc en lui cette contradiction d'être un pas en avant en 1915 et déjà en retard dès 1917. Est-ce à dire que les conditions politiques étaient changées de 1915 à 1917 ? Du point de vue uniquement de la conjoncture -en raison de l'exacerbation du contraste capital-travail et de l'épuisement du fait de la guerre- oui ; mais la situation historique était changée depuis 1914, exprimant pour la société en général un tournant vers une crise permanente du régime et l'ouverture d'une ère de guerre et de révolution.
Le problème de Zimmerwald ne se présente donc pas comme un principe révolutionnaire mais, tout au contraire, comme une tactique du moment pouvant par-là avoir des effets contraires selon la conjoncture, ce qui est le fait de toute tactique.
A la faillite de la 2ème Internationale qui livrait la classe ouvrière à la bourgeoisie, se posait pour les révolutionnaires un problème de regroupement du prolétariat sur des bases de classe.
Il y avait pour Lénine deux méthodes à employer. Ou rester fidèle à la lettre au "Que faire" et décider, d'une manière orthodoxe et sur papier, la création de fractions bolchéviques dans les autres pays d'Europe, ou bien dans l'esprit de "Que faire" concentrer la lutte des avant-gardes dans chaque pays sur le problème de classe le plus important du moment, pour donner à la lutte de classe la plus large possibilité de généralisation et permettre à l'histoire de vérifier les armes de lutte du prolétariat. C'est la deuxième méthode que Lénine a choisie et c'est celle qui convenait le mieux à la situation et qui jetait les bases du nouveau regroupement des forces révolutionnaires.
Certains sectaires, au nom des inaltérables principes acquis par l'expérience ouvrière, verront là un début de politique opportuniste puisque la notion de fraction était mise à l'écart. Pour nous, Lénine avait raison de considérer que le problème n'était pas dans l'application stérile, verbale et statique de principes révolutionnaires mais que cette application ne pourrait se faire que par l'action. Car seule cette action rendait de plus en plus nécessaire, aux yeux de la classe ouvrière, la nécessité (création) du parti et d'une nouvelle Internationale.
Poser en 1915, comme condition indispensable pour une action commune, la rupture avec la 2ème Internationale ainsi que l'acceptation des données révolutionnaires de "Que faire", c'était d'une part laisser les mains libres à la bourgeoisie dans sa propagande pour la lutte impérialiste, ne pas admettre que le point central de délimitation des frontières de classe était la guerre ; et transformer les moyens de lutte en but de la lutte de classe d'autre part, c'était empêcher la cristallisation de l'énergie révolutionnaire et poser la réalisation du parti et de la nouvelle Internationale à priori, en dehors du contexte historique, c'est-à-dire de l'action.
Cette méthode aurait faussé non seulement le développement de la conscience ouvrière, qui ne se serait pas retrouvée dans les discussions sans discrimination d'importance de l'avant-garde, mais n'aurait nullement garanti les principes de base de l'avant-garde parce que cette dernière serait morte avant terme.
La dialectique d'un Lénine était conséquente et tangible et sa tactique reflétait plus les principes révolutionnaires au travers des mouvements de classe et leurs aspirations inconscientes mais réelles que des références verbales aux Internationalisme, principes révolutionnaires. Ainsi, nous voyons se dessiner un des premiers aspects de la tactique. L'action révolutionnaire doit se concentrer sur le point central à l'ordre du jour et seule cette action permet à l'avant-garde de se fortifier en éliminant les éléments de hasard qui se sont introduits dans son sein et d'intervenir efficacement dans les mouvements sociaux ; jusqu'en 1914, la lutte était axée sur la politique réformiste de la 2ème Internationale.
Les bolcheviks et la gauche de la 2ème Internationale combattaient avec insistance cette politique funeste qui donnait dans le jeu de la perspective du moment : la guerre impérialiste. Le point central de la lutte tournait autour de la guerre impérialiste bien que tous les partis socialistes proclamaient jusqu'à la veille d'août 1914 leur volonté antimilitariste. L'action révolutionnaire consistait donc dans la démonstration quotidienne du caractère de guerre impérialiste de la politique réformiste.
Après 1914, le point central devint la lutte contre la guerre et la perspective la guerre civile. Ici, l'avant-garde n'a plus un rôle défensif pour éviter la perspective bourgeoise mais un rôle offensif pour faire éclore la perspective de classe.
Une fois posée cette perspective de classe, la lutte tourne autour d'elle et, telle une centrifugeuse, elle permet la concentration révolutionnaire et la séparation d'avec les éléments non-prolétariens.
La perspective actuelle est la même que celle de 1914 ; le critère de la délimitation, en plus de la lutte contre la guerre, s'est enrichi de deux autres points : la dénonciation de l'État contre-révolutionnaire russe et la non-compromission avec les idéologies fascistes et anti-fascistes.
Un Zimmerwald aurait été possible pendant cette guerre sur la base des trois points cités plus haut mais, actuellement devant l'imminence des mouvements allemands, il semble que ce soit trop tard. La classe ouvrière part aujourd'hui dans la lutte avec une avant-garde divisée non seulement en rapport avec les principes d'action mais aussi parce qu'elle n'a pas eu les possibilités de réduire la confusion par un Zimmerwald.
Sadi
Nous publions un extrait d'une conférence faite par Bordiga en 1924, à une époque où il défendait encore les positions marxistes et révolutionnaires. Nous présentons cet extrait pour l'esquisse qu'il contient sur le problème de la tactique et de l'opportunisme, qui répond à certains débats en cours, sans pour cela prendre la responsabilité de toutes les concessions politiques qu'il apporte sur certains points de l'expérience russe[1].
Le point le plus délicat et le plus difficile quand on étudie la figure de Lénine concerne ses critères tactiques que nous allons maintenant aborder ; la tactique n'est pas une question indépendante de la doctrine, du programme et de la politique générale. C'est essentiellement pour cette raison que nous repoussons de toutes nos forces l'interprétation selon laquelle, dans la pratique, Lénine aurait fait des concessions fatales à une équivoque nécessité de souplesse, à une diplomatie cauteleuse et à ce que le boutiquier et le philistin appellent "réalisme". La vérité est que nul n'a su mieux que Lénine fustiger l'opportunisme dont Engels, comme s'il prévoyait les déviations bernsteiniennes, a dit qu'il consiste à sacrifier la vision et la préparation des buts finaux du programme au succès dans les petites questions quotidiennes, ce qui en constitue historiquement la première définition.
Le bourgeois insiste sur cette note fausse pour faire parade d'on ne sait quelle revanche sur l'"utopisme" stupidement attribué à Lénine et à son école. L'opportuniste fait de même pour des raisons analogues et l'anarchiste pour pouvoir prétendre que lui seul est capable -quelle illusion !- de garder en toutes circonstances l'attitude intégralement révolutionnaire ! Pour de multiples raisons, je ne peux exposer ici toute la question de la tactique communiste qui demanderait bien d'autres développements. Je me propose seulement de faire quelques observations sur la tactique et la manœuvre politiques de Lénine et revendiquer ce qui est le véritable caractère de son œuvre. Demain, un débat de cette nature peut devenir de première importance car il n'est pas exclu, et nous verrons pourquoi, que certains se mettent à invoquer un prétendu enseignement de Lénine qui, perdant de vue l'unité de son œuvre, n'en serait que le travestissement. Entre le Lénine rigide et implacable des années de discussion et de préparation et celui des multiples réalisations révolutionnaires, il n'existe en effet, selon nous, pas la moindre discordance.
Ici aussi, il faut examiner la tactique de Lénine d'abord comme chef de la révolution russe puis comme chef de l'Internationale. Il y aurait beaucoup à dire sur ce que fut la tactique du parti bolchevique avant la révolution. Nous avons déjà retracé son œuvre programmatique et critique ; il resterait à traiter son comportement à l'égard des partis voisins dans une série de situations contingentes qui précédent la grande action autonome de 1917. Les communistes russes ne prennent jamais position sur les problèmes de la tactique internationale sans invoquer ces exemples, et c'est là sans aucun doute un matériel très important dont il faut tenir exactement compte, ce qu'on ne manquera jamais de faire dans les débats de l'Internationale.
Limitons-nous à rappeler un épisode de première importance, qui provoqua à l'époque des dissensions parmi les camarades russes eux-mêmes, la paix de Brest-Litovsk de 1918, avec l'Allemagne impérialiste, voulue avant tout par la clairvoyance de Lénine. Constitue-t-elle un compromis avec le militarisme du Kaiser et des capitalistes ? Oui, si l'on juge d'un point de vue superficiel et formel, non, si l'on applique un critère dialectique et marxiste ; dans cette occasion Lénine dicta la véritable politique qui tenait compte des nécessités révolutionnaires suprêmes.
Il s 'agissait de mettre en évidence l'état d'esprit qui avait provoqué le grand élan révolutionnaire des masses russes : sortir du front des guerres entre les nations pour renverser l'ennemi intérieur. Et il s'agissait de créer le reflet de cette situation défaitiste dans les rangs de l'armée allemande, comme ce fut fait dès le début avec la "fraternisation". L'avenir a donné raison à Lénine et non à ceux qui jugeaient superficiellement qu'on devait continuer la lutte contre l'Allemagne militariste sans se soucier, ni des considérations à longue échéance programmatique, ni des considérations pratiques immédiates (pour une fois elles coïncidaient, ce qui n'est pas toujours le cas et rend alors le choix tactique difficile) qui démontraient la certitude de la défaite pour des raisons de technique militaire. Dans ses mémoires, le général Ludendorff a déclaré que l'effondrement du front allemand, après une série de victoires retentissantes sur ses différents points et à un moment où la situation était techniquement bonne à tous égards, ne s'explique que par des raisons morales, c'est-à-dire politiques : les soldats n'ont plus voulu se battre. C 'est que, tout en parlant le langage diplomatique avec les envoyés du Kaiser, la politique génialement révolutionnaire de Lénine avait su réveiller sous l'uniforme du soldat-automate allemand, le prolétaire exploité et conduit au massacre dans l'intérêt de ses exploiteurs.
Brest-Litovsk n'a pas seulement sauvé la révolution russe de l'attaque du capitalisme allemand, bientôt remplacé par les capitalismes de l'Entente dont la haine de la révolution n'était pas moindre ; mais, après que les bolcheviks aient gagné les quelques mois nécessaires pour faire de l'armée rouge un rempart invincible, Brest-Litovsk a déterminé en outre la défaite de l'Allemagne à l'ouest, imputée bien à tort à l'habileté stratégique des Foch ou des Diaz, de ces chefs militaires de l'Entente dont la guerre a démontré cent fois l'infériorité professionnelle.
Venons-en maintenant à l'argument sur lequel on insiste le plus pour présenter Lénine comme l'homme des compromis et des transactions : la Nouvelle Politique Économique russe.
Nous avons rappelé plus haut le caractère graduel et international des transformations économiques après la révolution prolétarienne ainsi que la signification théorique et politique des rapports que les prolétaires industriels de Russie devaient logiquement établir avec les classes paysannes. Nos adversaires répliquent qu'au lieu d'une lente progression vers l'économie socialiste et communiste, il y a eu un véritable recul sur des positions dépassées, un rétablissement de formes purement bourgeoises et qu'on avait espéré abolir, enfin des concessions au capitalisme mondial à qui on avait déclaré une guerre sans merci. Cela démontrerait que Lénine et les communistes se seraient convertis à la pratique opportuniste qu'ils avaient bruyamment reprochée aux autres.
Nous soutenons, au contraire, qu'on ne peut parler pas d'opportunisme à propos de la N.E.P. En effet cette grandiose manoeuvre tactique a été conduite sans jamais perdre de vue les intérêts supérieurs de la révolution, sans jamais renoncer à la victoire finale sur les formidables et multiples résistances du capitalisme. Cela est prouvé par l'argumentation théorique de Lénine lorsqu'il la présenta, par son application pratique qu'il dirigea heure par heure jusqu'à il y a deux ans environ et, pour être clair, par la magnifique formulation que Léon Trotsky a donné au problème dans son puissant discours au IVe Congrès mondial. Le seul mot "Lénine" est une garantie de tout cela.
Dans une première période, le problème fondamental de la révolution russe a été la lutte militaire qui continuait directement l'offensive révolutionnaire d'Octobre ; il fallait en effet repousser la contre-offensive ennemie non seulement sur le front politique intérieur mais sur tous ceux que les bandes blanches soutenues par les puissances bourgeoises petites et grandes avaient militairement organisées. Cette lutte épique que je n'ai pas à rappeler ici ne sera pratiquement terminée qu'à la fin de 1920. L'armée et la police rouges s'y comportèrent de façon si brillante et décidée que personne ne se hasardera à parler de compromis et de renoncement à la lutte. La politique du premier Etat ouvrier et paysan se fonde sur l'antagonisme mondial du prolétariat et du capitalisme et rien n'autorise jusqu'ici à supposer qu'elle perdra de sa décision quand cet antagonisme viendra à s'aiguiser de nouveau ou, pour mieux dire, à reprendre une forme militaire. Dans la période de la guerre civile, la construction du socialisme apparaissait comme un problème secondaire. Ce qui importait, c'était d'une part d'empêcher le renversement des conquêtes politico-militaires du prolétariat et d'autre Internationalisme, part de provoquer l'extension de la victoire de la révolution à d'autres pays. Au début de 1921, il est clair que s'ouvre une phase nouvelle où la révolution européenne, au moins momentanément, est comme renvoyée à plus tard face au phénomène général de l'offensive capitaliste contre les organisations prolétariennes, tandis que d'un autre côté les puissances bourgeoises renoncent à renverser par la force le régime des Soviets ; il ne s'agit plus seulement de vivre au jour le jour et, contre le danger d'une restauration bourgeoise et tsariste, de mener une lutte dont la nécessité soudait ensemble les différentes classes révolutionnaires. Il s'agit d'organiser, par des formules qui ne peuvent être que transitoires et contingentes, l'économie d'un pays comme la Russie où la force politique du capitalisme et des autres formes réactionnaires (comme la féodalisme agraire) ont été battues mais où, après 7 ans de guerre, de révolution et de blocus, l'absence des conditions techniques, économiques et sociales, empêchent de songer à constituer un régime économique pleinement socialiste.
Sous le prétexte qu'on ne pouvait pas instaurer d'un coup l'économie communiste, fallait-il donc convoquer les représentants des hordes blanches vaincues et dispersées et leur rendre le pouvoir pour qu'ils administrent le pays à la façon bourgeoise ? Pouvait-on remédier aux difficultés de la situation en supprimant l'armée et le pouvoir révolutionnaires et en faisant appel aux mystérieuses initiatives "libres" et "spontanées" du "peuple", comme disent les anarchistes sans comprendre que cela serait revenu à rendre le pouvoir aux blancs ? Ce sont là des positions à laisser aux fous ou aux simples d'esprit.
L'analyse qui guide les bolcheviks et Lénine à leur tête vers la difficile solution est bien autrement claire et courageuse.
Dans la première période, les mesures économiques adoptées ne le furent pas pour elles-mêmes mais pour briser la résistance de certaines classes et couches sociales. C'est ce que Lénine a appelé le "communisme de guerre". Sans s'arrêter à des demi-mesures, il fallut démolir de fond en comble le vieil appareil administratif de l'industrie russe qui, dans ce pays arriéré, était cependant très concentrée ; on expropria non seulement les grands propriétaires terriens mais même les propriétaires terriens moyens parce qu'ils représentaient une couche anti-révolutionnaire à mettre hors de combat ; enfin on monopolisa le commerce des grains parce qu'il n'y avait pas d'autre moyen d'assurer le ravitaillement des villes et de l'armée. Les nécessités politiques et militaires ne laissaient pas le temps de se demander si l'État prolétarien serait en mesure de remplacer les formes abolies par une organisation socialiste stable.
Cette période terminée, le problème économique venait au premier plan et il fallut par conséquent le résoudre par des solutions nouvelles et différentes. La chose apparaît très claire aujourd'hui pour qui fait une analyse exempte de préjugés pseudo-révolutionnaires. Dans la société russe, dit Lénine, existent les formes économiques les plus variées : le régime agraire patriarcal, la petite production agricole mercantile, le capitalisme privé, le capitalisme d'Etat et le socialisme. La lutte n'est pas encore arrivée au niveau économique où se situe le passage du capitalisme d'Etat au socialisme ; il s'agit plutôt de la lutte entre ce "capitalisme d'État" d'une part, et la "pieuvre" de l'économie paysanne petite-bourgeoise et le capitalisme privé d'autre part. Ce qu'est le capitalisme d'État indiqué par Lénine, Trotsky l'a bien expliqué dans le discours dont nous avons déjà parlé (qu'il faudrait publier en italien dans une brochure à grande diffusion). Il s'agit non pas d'une socialisation effectuée par l'Etat bourgeois, comme dans l'acception traditionnelle, mais d'une socialisation de certains secteurs de l'économie effectuée par le pouvoir prolétarien mais avec des réserves et des limitations qui équivalent à maintenir intact le contrôle politique et financier suprême de l'État tout en adoptant les méthodes de la "comptabilité commerciale" capitaliste.
En Russie l'État remplit donc des fonctions d'entrepreneur et de producteur mais, étant donnée l'arriération économique du pays, il ne peut pas être "le seul" entrepreneur comme ce serait le cas en régime "socialiste", il doit donc renoncer à distribuer lui-même les produits et tolérer un marché de type bourgeois où on laisse agir le petit paysan, le petit entrepreneur industriel et, dans certains cas, le moyen capitaliste local et le grand capitaliste étranger, mais dans des organisations et des entreprises soumises au contrôle étroit de la république ouvrière et de ses organes correspondants.
Agir autrement, surtout dans le domaine agricole, n'aurait pu que paralyser toute possibilité de vie productive. L'agriculture russe était trop arriérée pour permettre une socialisation ou même une gestion étatique d'ampleur appréciable. Il n'y avait donc pas d'autre moyen d'inciter le paysan à produire que de rétablir la liberté du commerce des produits agricoles en supprimant les réquisitions de 1'époque du "communisme de guerre" et en les remplaçant par le versement d'un impôt "en nature" à l'État.
Cette nouvelle orientation de la politique économique apparaît comme une sorte de retraite ; mais cette retraite, dans le sens véritable qui lui est donné aujourd'hui, n'est qu'un moment inévitable de l'évolution complexe du capitalisme et du pré-capitalisme vers le socialisme, moment prévisible aussi pour les autres révolutions prolétariennes, mais évidemment d'une importance d'autant moins grande que le grand capitalisme sera plus développé et plus étendu le "territoire" de la victoire prolétarienne.
Il faut relever un autre danger que la NEP a conjuré à temps : le "déclassement" du prolétariat industriel. Les difficultés de ravitaillement dans les grands centres avaient provoqué une migration des travailleurs urbains vers les campagnes. Celle-ci eut des conséquences non seulement économiques mais aussi politiques et sociales très graves : en retirant à la révolution et à ses organes leur base principale, la classe ouvrière des villes, elle compromettait les conditions essentielles de toute l'évolution future. Les mesures adoptées permirent de conjurer ce péril en relevant le niveau de vie et aussi de combattre le fléau naturel de la disette qui était malheureusement venue s'ajouter à toutes les difficultés suscitées par l'adversaire.
Parmi les mesures qui caractérisent la N.E.P., on doit naturellement inclure l'établissement d'un modus vivendi économique et même diplomatique avec les États bourgeois. Aucune théorie sérieuse de la révolution ne peut prétendre qu'entre États bourgeois et prolétariens la guerre doive être permanente ; cette guerre est certes un fait possible mais l'intérêt révolutionnaire est de ne la susciter que lorsqu'elle peut favoriser l'éclosion d'une situation de guerre civile à l'intérieur des pays bourgeois, ce qui est la voie "naturelle" pour la victoire du prolétariat. Comme cela n'est pas possible du point de vue communiste et que les États bourgeois ont de leur côté constaté l'impossibilité de susciter en Russie une révolte anti-communiste, il n'est pas étonnant qu'il y ait une période de trêve militaire et l'établissement de rapports économiques dont le besoin concret est ressenti des deux côtés. Il serait parfaitement ridicule de réduire le problème à une question de répugnance pour certains contacts et certaines exigences d'étiquette.
Les causes mêmes de la rupture de la Conférence de Gênes démontrent que le gouvernement russe ne renonce nullement à ses principes et ne se prépare en aucune façon à revenir, même momentanément à l'économie privée, contrairement à ce qu'insinuent continuellement nos adversaires. En arrachant au capitalisme quelques-uns de ses facteurs de la grande production, quitte à lui en payer le prix à l'aide des nombreuses ressources naturelles russes, on continue l'œuvre théorisée par Lénine qui consiste à supprimer progressivement la petite entreprise industrielle, agricole et commerciale qui est le principal ennemi du prolétariat là où, comme en Russie, l'organisation de la domination politique du grand capital a déjà été mise hors de combat. Et la solution donnée au problème des rapports avec les paysans n'est aucunement entachée d'opportunisme. Des concessions sont faites sans doute au petit exploitant mais personne n'oublie que si ce dernier représentait un élément révolutionnaire quand sa lutte contre le propriétaire foncier se soudait avec celle du prolétariat contre le capitalisme, dans la période ultérieure le programme ouvrier doit dénoncer et dépasser définitivement le programme paysan de l'alliance.
[1] Pour cette édition (juillet 2004), le choix a été fait d'abandonner la traduction du texte de Bordiga parue dans Internationalisme en 1945 et de lui préférer celle qui est parue dans "Programme Communiste" N° 12 de juillet-septembre 1960.
Dans le N° 1 d'«Internationalisme», la fraction française de la GC a publié des thèses sur la situation internationale et française. Ces thèses marquent un progrès réel, un travail constructif, un apport substantiel dans l'œuvre de l'édification du programme communiste que la fraction considère comme la tâche principale.
Comparées aux documents de discussion d'avant la Conférence, ces thèses sont la meilleure preuve de la valeur et de la fécondité des débats de la Conférence. La Conférence n'a certes pas pu pousser la discussion et la clarification politique sur tous les problèmes qui se sont posés devant la fraction ; elle a laissé inachevées certaines questions politiques en litige mais il serait ridicule et injuste de partir de cette constatation pour en diminuer les résultats et en amoindrir la portée.
La discussion politique et théorique doit se poursuivre. C'est au travers de celle-ci que nous pourrons apprécier le degré d'assimilation des positions acquises et aussi de vérifier leur solidité. La discussion nous permettra de mettre en lumière les points faibles, les lacunes qui ont pu se glisser soit dans la formulation soit, ce qui est encore plus important, dans la pensée elle-même et de voir les corrections à apporter, les rectifications à faire. C'est à cette intention que répondent ces "quelques remarques". Elles ne portent ni sur la ligne ni sur le fond des thèses, qui paraissent être solidement échafaudées et basées sur des conceptions marxistes révolutionnaires. Par ces "quelques remarques", je voulais attirer l'attention sur quelques points qui me semblent restés obscurs ou mal traités dans les thèses ; et quoique étant de détails, ces points ont une certaine importance.
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Il me semble que les thèses contiennent ici une petite erreur qu'il faudrait corriger et compléter.
Il n'est pas tout à fait exact de dire que le fléchissement de la production était moindre en France par rapport aux autres grandes puissances capitalistes et ensuite que cela découlerait du fait que la France possédait un vaste empire colonial. D'abord parce que le marché colonial - qui a incontestablement permis d'atténuer les effets de la crise – existait aussi pour l'Angleterre et les Etats-Unis comme pour la France. Ensuite parce que la production française accuse un fléchissement sensiblement égal aux autres pays.
Tableau approximatif de la production industrielle (ind. général) France
La France entrera avec plus de lenteur dans la crise et elle atteindra le fond comme les autres capitalismes en 1932-33. La baisse du commerce extérieur à la suite de la crise des puissances capitalistes nous fournira une nouvelle indication. Pour la période allant de 1930 à 1933, la baisse du commerce extérieur (exportations-importations) s'établit ainsi :
Ce qui est caractéristique pour la France, c'est que les autres pays - qui devront coute que coute trouver une base de reprise – atteindront et dépasseront dès 1935 le niveau de la production de 1929, alors qu'elle ne reviendra jamais à ce niveau. En plus, du fait que le capitalisme français n'est pas essentiellement un capital industriel, il y a encore le fait que l'économie française s'appuie largement sur un secteur agricole, d'une paysannerie parcellaire, aisée, ce qui lui permet d'amortir le choc de la crise industrielle mondiale.
Mais si la crise industrielle ne détermine pas de grands remous sociaux relativement aux remous provoqués dans les autres pays, il faut l'attribuer, en plus des facteurs indiqués plus haut, à deux facteurs de première importance que nous ne trouvons pas dans les thèses :
1. La composition du prolétariat français
Le problème démographique en France est très particulier. C'est le seul pays en Europe qui, au lendemain de la guerre 1914-18, accuse un manque constant de main d'œuvre. Tandis qu'en Allemagne, en Angleterre, en Italie, des millions d'ouvriers ne rentreront plus jamais dans la production et le chômage deviendra un fait constant, la France par contre cherchera dans tous les pays de l'Europe à embaucher de la main d'œuvre. Le nombre des ouvriers étrangers qui entreront en France après la guerre se montera à plus de 3 millions. La présence de cette immense armée de travailleurs, placés dans la position de hors-la-loi, permettra au capitalisme de l'utiliser contre les ouvriers français et d'opposer les ouvriers français à cette masse "d'étrangers".
Recensement de 1936 (Population masculine de 20 à 50 ans en France, en millions)
Ces chiffres concernant les étrangers sont incomplets car un grand nombre, illégal, échappe au recensement. En tenant compte de cette remarque et du fait qu'en 1931 et 1936 le nombre d'étrangers est passé de 2.891.000 à 2.433.000, ce qui a fait baisser leur proportion de 69,1 à 58,5, le tableau fait ressortir avec force la place qu'occupent réellement les étrangers dans la population active et tout particulièrement dans la population travailleuse.
A l'ouverture de la crise, le capitalisme français aura la possibilité de faire porter la plus grande partie du poids du chômage sur cette masse par des mesures administratives de toutes sortes : refoulement, expulsions, etc. Il camouflera et réduira le nombre des chômeurs en même temps que cela lui servira de moyen pour détourner le mécontentement des ouvriers dans la xénophobie. La présence de cette masse de main d'œuvre immigrée influencera profondément le déroulement de la lutte de classe en France et jouera un rôle d'atténuation des remous sociaux.
L'économie de la France est par excellence une économie semi-agricole où la moitié de la population est paysanne. L'agriculture française n'est pas cette grande agriculture capitaliste concentrée, avec une classe nombreuse d'ouvriers agricoles, comme en Allemagne ou dans le sud de l'Italie, mais typiquement la moyenne exploitation agricole avec une nombreuse paysannerie parcellaire, aisée, telle qu'elle est sortie de la grande révolution française de 1789.
Cet état donne à l'économie française une assise, un équilibre relatif en comparaison des autres grandes puissances impérialistes ; et, compte tenu des multiples attaches entre les ouvriers des villes et la campagne, cela a grandement joué dans l'atténuation des remous sociaux en France.
Il est regrettable qu'on n'ait pas tenu compte, dans les thèses, de ces facteurs qui ont joué et joueront encore un grand rôle dans l'évolution des situations en France. Tout particulièrement, il faut souligner la lacune de l'absence du problème paysan, sur lequel nous ne trouvons pas la moindre allusion tout au long des thèses.
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Si on comprend bien, cette proposition signifierait que l'intégration de l'industrie française dans l'appareil productif allemand est due à l'absence de mouvements de classe du prolétariat. D'une façon générale cela est juste, comme il est juste de dire que l'absence de mouvements révolutionnaires dans n'importe quel pays permit au capitalisme de poursuivre la guerre et la production de guerre ; mais concrètement, en ce qui concerne la possibilité d'intégration de la France dans la production allemande, rechercher les fondements de cette possibilité économique dans l'absence du mouvement révolutionnaire, cela est absolument faux. La défaite de 1940, surtout la rapidité de la défaite presque sans combat, plus rapide que celle de la Pologne, est due surtout au fait de la division du capitalisme français dont une fraction, la bourgeoisie industrielle, pouvait s'accommoder de la domination économique de l'Allemagne. En 1914, toute la bourgeoisie française se trouvait unie dans son intérêt commun contre l'Allemagne, soit que les intérêts du capital financier usuraire et coloniale de la France étaient heurtés par les visées impérialistes de l'Allemagne, soit par les désirs violents de la fraction industrielle de la bourgeoisie française cherchant à s'emparer des régions riches en matières premières : l'Alsace et la Lorraine. En 1939, la situation se présente de la façon suivante : l'industrie française, pour vivre, est tributaire du charbon anglais ou allemand ; sa production d'acier, de fer, de fonte, est complémentaire de l'activité industrielle de transformation qui est celle de l'Allemagne. De ce fait, les intérêts d'une partie du capitalisme français, la partie industrielle, étant moins en opposition irréductible avec le capitalisme allemand, pouvait s'entendre avec lui.
C'est ce fait économique qui devait permettre l'intégration de l'industrie française dans l'appareil productif allemand. Et c'est cette possibilité, devenue réalité, qui a atténué et résorbé momentanément une situation de crise économique pouvant engendrer des mouvements de mécontentements des masses ouvrières.
Les sentiments contre la guerre des masses se traduisaient dans leur passivité et dans leur indifférence dans la conduite de la guerre et ont trouvé satisfaction dans la défaite et dans la rapide démobilisation. Il aurait été très épineux alors pour le capitalisme de les maintenir et de vouloir les conduire au combat. Si la défaite n'a pas provoqué des explosions de mécontentement, c'est qu'elle s'est produite avant que le prolétariat ait été exacerbé par de longs mois de souffrance et de famine, et profondément satisfait de la fin rapide de la sinistre comédie. Même l'occupation par l'Allemagne les laissera longtemps indifférents, sans provoquer un large et profond mouvement de chauvinisme. Par ailleurs, le gouvernement de Pétain devait rejeter démagogiquement la faute de la guerre sur les gouvernements précédents, "incapables et coupables", sur les magnats de l'argent, sur la fraction financière et commerciale du capitalisme. Une certaine "liberté", contrastant avec l'atmosphère étouffante vécue sous Daladier et Raynaud, servira aussi au commencement de détente psychologique. La situation matérielle ne connaît pas encore de restrictions et le gouvernement de Vichy usera de largesses surprenantes dans les allocations de chômage à l'égard des ouvriers et des populations en exode.
Tandis que le nombre des chômeurs secourus avant la guerre ne dépassera jamais, dans les années 1934-35-36, le chiffre de 500.000, il s'établit ainsi au lendemain de la défaite :
En décembre 1941, il y aura encore 115.000 chômeurs secourus qui ne disparaîtront progressivement qu'à la fin de 1942.
Satisfaits d'avoir terminé la guerre, protégés momentanément dans une sécurité contre les bombardements, préoccupés à retrouver leur foyer et leur famille et à se réinstaller, matériellement soutenus avec la réintroduction progressive des masses dans la reprise de la production, telle est la situation où se trouvent les ouvriers ; ce qui permet à la bourgeoisie française d'éviter l'apparition de remous sociaux.
Les thèses sur ce point ne donnent qu'une image renversée en renversant le problème.
Page 3 :
Nous avons déjà souligné que ce n'est pas la défaite qui allait diviser mais que c'est cette division existante avant la guerre qui devait largement contribuer à la défaite. Quiconque a vécu les dernières années d'avant la guerre doit se rappeler la cristallisation de cette fraction s'organisant et s'opposant, du point de vue des intérêts du capitalisme français, à la guerre contre l'Allemagne. la politique de concessions, d'entente économique et politique avec l'Allemagne a trouvé sa consécration dans la politique de Munich. La fraction munichoise groupait, à un moment donné, une partie importante du capitalisme français et dominait l'opinion publique. La défaite n'a fait que creuser la division existante dans le capitalisme français et non l'engendrer comme semble le laisser croire les thèses.
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Caractériser, dans ces quelques lignes, toute la période de 4 ans, c'est ou bien trop incomplet ou faux. En effet, c'est nier complètement toute lutte, même revendicative, même partielle du prolétariat durant toute cette période. En réalité, de telles luttes de classe surgissaient, existaient, traduisant le mécontentement des masses qui tendaient à s'opposer à la surexploitation s'aggravant.
En hiver 1941-42, avant que ne fut créée aucune organisation sérieuse du mouvement de la Résistance, des grèves éclatent dans les mines du Nord et du Pas-de-Calais. Les revendications sont : augmentation des salaires, meilleur ravitaillement. Ces grèves sont suivies par d'autres dans le Centre et dans le Midi. De petites grèves surgissent çà et là dans des localités isolées, spontanément comme dans les chantiers navals de La Ciotat. Partiellement avec succès, ces grèves sont toujours suivies de répression, d'arrestations et de déportations.
Vers la fin de 1942 les déportations en masse des ouvriers vers l'Allemagne (qui a un grand besoin de main d'œuvre) provoque un mouvement de grèves de masse dans la région lyonnaise, nécessitant l'intervention de l'État et des forces massives de la police. Le fait que les ouvriers trouvent face à eux l'occupant étranger permet à la fraction capitaliste "démocratique" d'encourager ces grèves en tentant de les dévoyer d'une manifestation de classe en une manifestation chauvine. Malgré cela, les grèves des ouvriers de Lyon, s'opposant à se laisser mobiliser et déporter en Allemagne, expriment une lutte de classe et de défense des intérêts ouvriers.
Le capitalisme ne suscite pas de grèves mais il tend à utiliser les grèves et le mécontentement des ouvriers. Il s'orientera d'ailleurs à mobiliser les ouvriers hors de leur terrain de lutte, vers des formations militaires, volontaires, les maquis, les sabotages, le terrorisme. Dans les usines, les manifestations de mécontentement garderont leur caractère de classe. Nous assisterons à des grèves dans plusieurs centres notamment à Paris, aux chantiers navals de La Seyne où elle prendra des aspects violents d'échauffourées entre la police, l'armée et les ouvriers en grève. Sous la pression des ouvriers, la bourgeoisie procèdera, à plusieurs reprises, à des augmentations substantielles du salaire nominal, notamment au printemps 1944. Mais, de plus en plus, la revendication centrale des ouvriers sera un ravitaillement meilleur. Sur la base de cette revendication, les ouvriers passeront à des actions multiples jusqu'à la forme d'une grève générale spontanée qui eut lieu au mois de mai à Marseille.
Il ne s'agit pas de surestimer, de surévaluer le mouvement de classe ; mais il serait faux et pédant d'effacer toute trace de lutte de classe durant les années de l'occupation.
Faut-il voir là une trace, un reste de la fameuse théorie de "l'inexistence sociale du prolétariat" pendant la guerre et la justification à posteriori de l'inutilité et de l'impossibilité de toute activité révolutionnaire ?
Thèses sur la situation internationale
Dans le passage traitant des événements de juillet 1943 en Italie, il est justement souligné que l'absence du Parti au cours des événements révolutionnaires de juillet à septembre 1943 a permis à la bourgeoisie internationale d'intervenir avant que le prolétariat italien n'ait pu réaliser la conscience des objectifs de sa lutte et d'écraser momentanément le premier assaut de la révolution. Cela pose le problème de la responsabilité historique de la Fraction italienne de la Gauche communiste. On ne peut passer sous silence la manquement grave de la Fraction italienne qui porte en partie la responsabilité de la situation créée en Italie.
Ce n'est pas la place ici d'analyser en détail les raisons qui ont présidé à ce manquement. Elles sont d'ordre politique et également organisationnelle. Il ne s'agissait certes pas de faire l'examen de ces raisons dans les thèses mais il importait de ne pas passer sous silence le fait que les erreurs, les hésitations de l'avant-garde ont déterminé son absence au moment nécessaire, ce qui pesé lourdement dans l'évolution de la situation italienne.
Dans le 3ème chapitre parlant de la situation nouvelle créée en Europe après les événements d'Italie, les thèses la caractérisent ainsi :
Ce schéma de la situation nouvelle qui voit la guerre se continuer et se développer n'est pas tout à fait exact. Je sais bien qu'on parlera après dans les thèses d'une menace révolutionnaire "bien qu'elle ne se soit pas encore manifestée", d'une perspective vague, mais ce n'est pas cette menace qui, selon les thèses, caractérise la situation nouvelle. Et c'est là l'erreur des thèses.
La modification des rapports de force entre l(Allemagne et le bloc allié n'est pas seulement économique et militaire, elle est aussi dans la différence entre la combustion de mécontentement des masses ouvrières en Europe, en Allemagne et dans les pays alliés. C'est cet aspect de la question qui donne la signification réelle, la caractéristique de la situation nouvelle. Il est regrettable que les thèses aient négligé cet aspect de première importance, l'escamotant en quelque sorte.
Parmi les facteurs qui déterminent une modification militaire entre les 2 blocs dans une guerre impérialiste moderne, le facteur de classe, c'est-à-dire la plus ou moins acceptation par le prolétariat de la guerre de sa bourgeoisie, est de première importance. Si l'Allemagne subit de plus en plus des défaites, cela témoigne d'une manifestation d'un mécontentement grandissant des masses ouvrières déguisées en soldats, se détachant de la guerre impérialiste de son capitalisme.
On essaie, dans les thèses, de donner les raisons de "l'absence" (!) du prolétariat allemand durant cette période. Un grand nombre de ces raisons sont valables aussi pour les autres prolétariats et notamment pour le prolétariat italien. Par contre, on n'a pas remarqué un fait qui, à mon avis, est essentiel pour comprendre la différence existant entre la situation du prolétariat allemand et celle des autres prolétariats. Tandis que le prolétariat d'Italie (comme celui des autres pays) -tout en fournissant un contingent de soldats- reste dans sa majeure partie sur place, sur le lieu de travail, dans ses villes et quartiers, dans sa position d'ouvrier, le prolétariat allemand, dans sa grande majorité sinon dans sa totalité, sera lui mobilisé sur les champs de bataille. De cette différence de situation résultera que – tandis que, dans les autres pays, le mécontentement se produira essentiellement à l'arrière et se manifestera d'une façon classique par des grèves – le prolétariat allemand, lui, sera disloqué, hors de l'Allemagne, à tous les points de l'Europe, encadré dans l'armée par une bande de SS et soumis à une discipline militaire de fer. Sa lutte à lui ne se manifestera pas par des grèves dans les usines occupées par les femmes, les enfants et les millions de prisonniers étrangers ; mais elle ne pourra se manifester que dans sa non volonté aux combats militaires.
Il est pour le moins exagéré d'affirmer que le prolétariat allemand est "absent" ou inexistant. Le thermomètre, à tort placé dans les usines en Allemagne, a marqué le point mort, mais ce sont les défaites retentissantes de l'armée allemande, là où se trouve concentré le prolétariat, qui renseigne réellement de l'existence, de la présence du prolétariat et du degré de son mécontentement.
Faute d'avoir mal brandi l'objectif, la photo que nous présentent les thèses nous donne une image un peu déformée de la réalité de la situation européenne en 1944.
20 janvier 1945
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