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Revue Internationale no 25 - 2e trimestre 1981

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El Salvador, Espagne, Pologne : Face a la menace proletarienne , la bourgeoisie se prepare

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Espagne, Pologne, El Salvador, c'est en des lieux bien éloignés et différents que se sont manifestés dernièrement les soubresauts d'une société en crise mortelle. mais, si ces pays appartiennent à des mondes très dissemblables, l'occident développé pour le premier, le bloc de l'Est pour le second, le tiers monde pour le troisième, si les circonstances immédiates des évènements qui les ont placés au devant de l'actualité n'ont rien à voir les unes avec les autres, il n'en demeure pas moins que c'est une même logique qui traverse ces évènements et qui exprime l'unité fondamentale de destinée de la société humaine aujourd'hui.

LA CRISE ÉCONOMIQUE DU CAPITALISME MONDIAL

 Au Salvador, c'est la poursuite de la plongée dans l'abîme avec des massacres quotidiens, une illustrations tragique de ce que les révolutionnaires n'ont cessé de répéter depuis plus d'un demi siècle : le caractère parfaitement réactionnaire du mode de production capitaliste, son incapacité absolue d'assurer un quelconque développement significatif des forces productives dans les zones qui n'avaient pas encore bénéficié d'un tel développement à l'aube de ce 20ème siècle.  Au Salvador, c'est une image insoutenable de la réalité du monde d'aujourd'hui avec son cortège de famines et de massacres, de terreur et de déchéance de l'être humain, qui sont le lot quotidien de la plus grande partie des membres de la société et qui attend les autres demain avec l'aggravation de la crise et des convulsions qui l'accompagnent.

 En Pologne, c'est la fin du mythe du soi-disant "socialisme" de l'Europe de l’Est qui aurait mis fin aux crises du capitalisme, à exploitation de l'homme par l'homme et à l'antagonisme entre classes.  La crise violente qui frappe aujourd'hui la Pologne et les pays "frères" fait la démonstration éclatante de l'absurdité de l'idée de l'existence dans ces pays de quelconques "acquis" économiques.  Ces fameux "acquis ouvriers", tant vantés par les trotskystes, que sont la planification et le monopole étatique du commerce extérieur se sont révélés totalement inefficaces pour endiguer la crise du capitalisme, pour s’opposer à l'anarchie croissante de la production, à la pénurie des biens les plus nécessaires et, par rapport à l'extérieur, à un endettement astronomique.

Ainsi s'illustre une fois de plus la nature parfaitement capitaliste des pays soi-disant "socialistes", de même que l'incapacité totale de toutes les mesures d'étatisation de l'économie à faire face aux affres de la crise mondiale.

 En Espagne, c'est un autre mythe qui s'est effondré ces dernières années, celui de "Japon européen".  La crise s'est chargé de liquider de façon spectaculaire l'expansion économique de la copie européenne du "modèle japonais" célébré par les technocrates des années 60.  Exploitant les derniers fastes de la reconstruction de l'après 2ème guerre mondiale pour tenter de s'arracher à marche forcée de son arriération, l'économie espagnole paye aujourd'hui à la crise le prix fort pour ses exploits passés : après le record d'Europe du taux d'expansion, c'est maintenant le record du taux de chômage (officiellement 12,6% de la population active).

 Qu'elle se manifeste par une nouvelle aggravation de la famine dans les pays du tiers-monde, par une montée du chômage sans précédent en occident, par la pénurie généralisée dans les pays de l'Est, la crise révèle que le monde est un, que toute la société humaine est embarquée dans la même galère.

 Cette unité du monde ne s'exprime pas seulement dans l'universalité des manifestations de la crise économique.  Elle s'exprime également dans le type de réponses que donne la classe dominante sur tous les continents face à la menace de révolte des exploités contre l'aggravation insupportable de leurs conditions de vie.

 LA RÉPONSE DE LA BOURGEOISIE DE TOUS LES PAYS A LA CRISE ÉCONOMIQUE FACE A LA MENACE DE LA LUTTE DE CLASSE

 Cette réponse s'articule autour de différents axes complémentaires :

- La mise en place de gouvernements"forts", ouvertement répressifs, utilisant abondamment l'intimidation à l'égard de la classe ouvrière, gouvernements qui sont pris en charge par les secteurs de droite de l'appareil politique bourgeois.

- Le rôle assuré par les secteurs de gauche de cet appareil dans l'opposition (et non plus au gouvernement comme il y a quelques années), pour saboter de l'intérieur les luttes prolétariennes, pour immobiliser la classe ouvrière face aux coups portés par le capital. 

- La prise en charge par les grandes puissances de la conduite du maintien de l'ordre social au sein de leur bloc et leur collaboration étroite, par dessus leurs antagonismes, pour museler la classe ouvrière.

 Ce sont des illustrations de cette politique qui sont en bonne partie à la base des évènements au Salvador depuis de nombreux mois, en Espagne avec le "coup d'Etat" de février 1981, et en Pologne avec les grèves ouvrières de 1980-81.

 Au Salvador, on voit se réaliser concrètement la "doctrine Reagan" de soutien à des gouvernements musclés et de "lutte contre la subversion".  L'heure n'est plus à de nouveaux Nicaragua où, par social-démocratie internationale interposée, les USA avaient laissé accéder au pouvoir les partis de gauche.  Aujourd'hui, les USA ne parlent plus des "droits de l'homme" mais prêchent la croisade"contre le terrorisme international fomenté par l'URSS".  En réalité, ce n'est pas tellement l'URSS que vise cette politique car cette puissance a des moyens limités en Amérique Latine même si elle ne répugne pas à favoriser l'instabilité dans les chasses gardées de l'adversaire américain.  La véritable "subversion", le réel "terrorisme", ce sont ceux que représente la lutte de classe sur le continent américain.

 Reagan est très clair pour annoncer que son aide à la Junte qui gouverne de façon sanglante le Salvador dépasse en portée le cadre de ce pays et le type d'affrontements qui s'y déroulent.  La guérilla populiste qui agit dans ce pays n'est pas plus dangereuse pour l'impérialisme américain que celles qui ont existé par le passé dans d'autres pays d'Amérique Latine.  Cuba est resté une exception et l'appartenance de ce pays au bloc russe ne menace pas les USA.  Par contre, ce qui inspire une crainte certaine à la bourgeoisie américaine, c'est le développement de luttes de classe comme celles des années passées au Brésil par exemple, et qui ne sont pas une spécialité réservée à des pays"exotiques" mais une "déstabilisation" qui risque d'atteindre les métropoles impérialistes elles-mêmes.

 En apportant un soutien actif aux massacres au Salvador, c'est un avertissement limpide que Reagan adresse aux ouvriers des deux Amériques : "Pas de 'terrorisme' - entendez pas de luttes contre l'aggravation des conditions d'existence - sinon je n'hésiterai pas à faire donner la répression".  Et pour être sûr que ce message sera bien compris, qu'il ne sera pas interprété comme un "coup de gueule" sans lendemain d'un ancien cowboy, Reagan a pris le soin de s'assurer le soutien de Trudeau, premier Ministre du Canada (au départ réticent) en même temps qu'il appelle les gouvernements européens à suivre l'exemple de son acolyte canadien.  C'est à l'échelle de tout le bloc américain que la bourgeoisie se donne comme tâche de maintenir l'ordre social.

 C'est également à l'échelle de tout le bloc que la gauche ("Internationale Socialiste", Willy Brandt en tête) "proteste" contre cette politique de Reagan et qu'elle apporte son soutien à l'opposition "démocratique" du Salvador.  Pour elle, toutes les occasions sont bonnes (surtout maintenant que ses déclarations sont destinées à rester platoniques) pour tenter de détourner le mécontentement ouvrier vers les impasses de la "défense de la démocratie" et autres thèmes bourgeois.  C'est là une des façons par lesquelles la gauche bourgeoise s'attache dans "l'opposition" à saboter les luttes du prolétariat.

 En Espagne, c'est également la "défense de la démocratie" qui est aujourd'hui à la mode suite au putsch manqué du 23 février 1981.  Cependant, ce n'est pas de façon identique que cette mystification est mise en oeuvre : ici, c'est le pouvoir central qui se présente comme le meilleur garant de la "démocratie menacée".  Cela ne veut pas dire que la logique globale à laquelle obéissent les évènements en Espagne est différente de la logique des évènements au Salvador quant à la réponse de la bourgeoisie.  Bien au contraire.  En réalité, la tentative de putsch du 23 février a eu pour la bourgeoisie les "mérites" suivants :

- renforcement du pouvoir central, notamment en la personne du roi (comme ce fut le cas quelques mois auparavant en Italie avec la mise en avant du président de la République Pertini) ;

- renforcement de l'orientation a droite du gouvernement espagnol : le Putsch"manqué"a apporté à Calvo Sotelo les voix toutes cuites de la droite ("Alliance Populaire") qui lui faisaient défaut, d'autre part la tentative de certains secteurs du centre et du Parti Socialiste de constituer une alliance de centre-gauche est mise en sourdine, au nom du veto de l'armée ;

- renforcement du chantage au coup d'Etat militaire auprès de la classe ouvrière : il s'agit s'insuffler une nouvelle vie au croquemitaine franquiste qu'on dit se profiler derrière chaque caserne, afin de dissuader les ouvriers de renouer avec leurs luttes de 1976 face à une misère de plus en plus intolérable.

 Il est clair que ce n'est pas avec cette perspective que se sont lancés dans l'aventure les putschistes Tejero, Milans del Bosch et Armada : c'est bien à la prise du pouvoir qu'ils aspiraient.  Mais les avantages que tire la bourgeoisie de leur tentative et de son échec (nous ne sommes pas en 1936: l'heure n'est pas en Europe occidentale aux dictatures militaires) incite à croire que ces officiers se sont laissés manipuler par les secteurs les plus lucides de la classe dominante.  S'agit-il là d'une vision par trop "machiavélique" ? Il est évidemment difficile de faire la part entre ce qui a été minutieusement préparé par la bourgeoisie et ce qui revient à sa capacité d'adaptation et d'improvisation.  Il serait cependant dangereux pour la classe ouvrière et pour les révolutionnaires de sous-estimer la force et l'intelligence de l'ennemi de classe.  Souvenons-nous seulement que, depuis 7 mois, c'est la cinquième fois qu'on nous sort un scénario qui, à chaque fois, a le"miraculeux"effet de créer un grand sursaut de "solidarité nationale" face à un "ennemi fasciste" assez fantomatique : Bologne en août 80, Munich en septembre 80, attentat de la rue Copernic à Paris en octobre 80, attentat à Anvers en Belgique en novembre 80, putsch à Madrid en Espagne en février 81.  S'agit-il de hasards ?

 En Poloqne, c'est également la menace des chars qu'on agite pour inciter les ouvriers à être raisonnables même si, dans ce cas, ce n'est pas tant ceux de l'armée nationale que ceux du "grand frère".  Mais le mécanisme idéologique est du même type : dans les deux cas, le gouvernement en place justifie sa politique dure,-ce refus des concessions et les appels au calme non pas tant en menaçant de réprimer directement lui-même mais par son prétendu souci d'épargner à la population et à la classe ouvrière le déchaînement d'une répression féroce qui se ferait contre sa volonté.  Réprimer pour éviter une répression plus grande: la ficelle est ancienne et serait peu crédible si justement la gauche ne venait prêter main forte au chantage de la droite :

-          en Espagne, en s'associant à tous les autres partis bourgeois pour agiter la menace d'un "retour du fascisme" et organiser de grandes manifestations de soutien à la démocratie et au roi ;

-          - en Pologne en protestant bien fort contre le refus du gouvernement de tenir ses promesses, contre le développement de la répression, mais en appelant en même temps les ouvriers à la"modération"'afin de ne pas "mettre en danger la Pologne", ce qui signifie en fait l'acceptation passive de l'offensive bourgeoise contre la classe ouvrière.

 Ainsi, s'est mise en place en Pologne une orientation de la vie politique qui a déjà fait ses armes ces dernières années dans les pays industrialisés d'occident : le partage des tâches entre d'une part une droite au pouvoir qui n'aspire nullement à une quelconque popularité auprès des ouvriers mais est chargée de mettre en oeuvre avec cynisme un renforcement de l'exploitation et de la répression, et d'autre part une gauche dans l'opposition chargée, grâce à la confiance qu'elle peut conserver parmi les travailleurs de par son langage radical, vise à casser toute tentative de s'opposer à l'offensive de la droite.

 Par une ironie de l'histoire, c'est un parti soi-disant "communiste" qui joue en Pologne le rôle de la"droite" (mais dans le domaine de l'impopularité et du cynisme, les équipes dirigeantes dans l'Europe de l'Est battent tous les records mondiaux),alors que c'est un intime d'un cardinal, Primat d'une des Eglises les plus réactionnaires du monde qui prend celui de porte-parole de la"gauche".

Mais, au delà de ces particularités, les mécanismes politiques sont les mêmes et la nomination en février de Jaruzelski au poste de Premier Ministre qui constitue la première initiative cohérente de la bourgeoisie polonaise depuis août 80, exprime la prise en charge consciente par l'équipe dirigeante de ces nécessités.  En effet, pour la bourgeoisie polonaise, il s'agit de "rétablir l'ordre" (en tant que militaire, le nouveau premier Ministre est un homme à poigne) : c'en est assez d'une situation où le pouvoir est à chaque fois obligé de reculer devant les exigences ouvrières, ce qui ne peut qu'inciter à des nouvelles exigences.

 Mais ce rétablissement de l'ordre ne pourra s’appuyer, comme par le passé, sur la seule répression, il devra compter sur la collaboration du syndicat "Solidarité" (Jaruzelski s'est fait la réputation d'être favorable à la négociation) : il s'agit pour le moment de neutraliser les éléments de l'appareil politique qui n'avaient pu "se faire" à l'existence d’une force d'opposition dans le pays.

 Mais la situation en Pologne n'illustre pas seulement la tactique adoptée par la bourgeoisie au niveau interne.  Elle fait une nouvelle démonstration que c'est à l'échelle internationale que la bourgeoisie fourbit ses armes contre la lutte ouvrière.

 C'est en premier lieu au niveau du bloc russe tout entier qu'est prise en charge la situation en Pologne : par la menace d'une intervention des forces du Pacte de Varsovie (et éventuellement par sa réalité si les autorités polonaises perdent le contrôle de la situation) et aussi par l'élaboration depuis Moscou de la politique à suivre localement.  En effet, celle-ci ne doit pas seulement tenir compte des intérêts particuliers du capital national.  Elle doit être conforme à ceux de tout le bloc : même si les autorités polonaises étaient trop enclines à lâcher du lest, Moscou se chargerait de leur rappeler que trop de "laxisme" en Pologne risque de donner du crédit à l'idée que "la lutte paye" parmi les ouvriers des autres pays du bloc.

 Mais cette prise en charge de la situation en Pologne dépasse le cadre du bloc russe ; elle concerne toute la bourgeoisie mondiale et notamment celle des grandes puissances occidentales qui, par leur aide économique, ont tenté de calmer le mécontentement ouvrier permettant la distribution de quelques miettes et qui, à leur façon, ont collaboré en compagnie de "Solidarité", au chantage à l'intervention russe.  En effet, toute la campagne occidentale sur la menace d'une telle intervention, entre autres, avait pour but par Radio Europe Libre et BBC interposées, de persuader les ouvriers d'Europe de l'Est peu enclins à croire la propagande de l'Agence Tass, que cette menace est bien réelle.
 

Ainsi, c'est de façon mondiale que la bourgeoisie fourbit son offensive.  Cette classe a tiré les leçons du passé.  Elle sait que, face au danger prolétarien, elle doit faire preuve d'unité et de coordination de son action, même si celle-ci passe par un partage des tâches entre différentes fractions de son appareil politique.  Pour la classe ouvrière, la seule issue réside dans le refus de se laisser piéger par les chausse-trappes que lui tend la classe dominante, et d'opposer sa propre offensive de classe à l'offensive bourgeoise :

-          face au partage des tâches entre droite et gauche, rejet en bloc de ces deux forces du capital ;

-           face à l'intimidation et au chantage à la répression, lutte résolue la plus large possible : seule la menace d'une riposte massive du prolétariat peut arrêter la main criminelle de la bourgeoisie

-          face au sabotage des luttes par les partis de gauche et les syndicats, auto-organisation de la classe et extension de ses luttes ;

-          face à la prise en charge à l'échelle internationale de l'offensive anti-ouvrière de la bourgeoisie, extension des luttes à l'échelle internationale, seule capable d'éviter un écrasement par paquets du prolétariat mondial.

Plus que jamais est à l'ordre du jour le vieux mot d'ordre du mouvement ouvrier "Prolétaires de tous les pays unissez-vous ! "

 Mars 81    F. M.

Géographique: 

  • Espagne [1]
  • Amérique Centrale et du Sud [2]
  • Pologne [3]

Heritage de la Gauche Communiste: 

  • La lutte Proletarienne [4]

L'aristocratie ouvrière : une théorie sociologique pour diviser la classe ouvrière

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Il y aurait un antagonisme de classe au sein de la classe ouvrière elle-même, un antagonisme entre les couches "les plus exploitées" et les couches "privilégiées".  Il y aurait une "aristocratie ouvrière jouissant des plus hauts salaires, des meilleures conditions de travail, une fraction ouvrière qui partagerait avec "son impérialisme" les miettes des sur profits tirés de l'exploitation coloniale.  Il y aurait donc une frange de la classe ouvrière qui en fait n'appartiendrait pas à la classe ouvrière, mais à la bourgeoisie, une couche d"'ouvriers-bourgeois".

Voila les grandes lignes communes à toutes les théorisations sur l'existence d'une "aristocratie ouvrière".  C'est un instrument théorique dont la principale utilité est de permettre d'estomper dans un flou plus ou moins étendu, suivant les besoins, les frontières qui opposent la classe ouvrière au capital mondial.

Cette théorisation "permet" de taxer des parties entières de la classe ouvrière (les ouvriers des pays les plus industrialisés par exemple) de "bourgeois", et de qualifier des organes bourgeois (les partis de "gauche", les syndicats, par exemple) d"'ouvriers".

 Cette théorie trouve son origine dans les formulations de Lénine pendant la 1ère Guerre Mondiale, formulations reprises par la 3ème Internationale.  Certains courants politiques prolétariens, ceux qui tiennent à se désigner par l'étrange qualificatif de "léninistes", traînent encore aujourd'hui avec eux cet avatar théorique dont ils ne savent pas toujours que faire, si ce n'est de maintenir un flou sur des questions de première importance dans la lutte de classe.  La contre-révolution stalinienne, elle, s'est depuis des décennies servi de cette théorie à tout propos pour tenter de recouvrir ses politiques du prestige de Lénine.

 Mais cette théorie est aussi reprise avec plus ou moins d'aménagements et de variantes par des groupes en provenance du stalinisme -via le maoïsme- et qui ont rompu avec beaucoup des principaux mensonges du stalinisme officiel (en particulier le mythe des Etats socialistes, que ce soit la Russie, la Chine ou autre).

Ces groupes, tels "Operai e teoria" en Italie, "Le Bolchevik" en France, le "Marxist Workers' Committee "aux USA, affichent une intervention très radicale contre les syndicats et les partis de gauche.  Ils parviennent ainsi, dans certains cas, à faire illusion parmi des travailleurs combatifs.  Mais cette critique repose pour ces courants ex-"tiers-mondistes" sur une exaltation de la DIVISION de la classe ouvrière entre les "couches les plus basses" - le vrai prolétariat d'après eux - et "l'aristocratie ouvrière".

 Voila comment Operai e Teoria formule cette théorisation de la division de la classe ouvrière :

 "Ne pas reconnaître l'existence de différenciation interne parmi les ouvriers productifs, l'importance de la lutte contre l'aristocratie ouvrière, la nécessité pour les révolutionnaires de travailler en vue de la réalisation d'une scission, d'une rupture nette entre les intérêts des couches basses et ceux de l'aristocratie ouvrière, cela signifie, non seulement ne pas avoir compris un événement de l'histoire du mouvement ouvrier, mais -et ceci est plus grave- laisser le prolétariat à la traîne de la bourgeoisie".

(Operai et Teoria n°7, oct-nov 80, c'est nous qui soulignons) ([1] [5])

 Dans cet article, nous ne nous attacherons pas tant à suivre les groupes "léninistes" dans leurs contradictions théoriques, qu'à démontrer l'inconsistance théorique et la nocivité politique de la théorie de l'aristocratie ouvrière, telles que la propagent des groupes ex-maoïstes semant la plus néfaste confusion parmi les travailleurs qui croient y reconnaître une explication de la nature contre-révolutionnaire des 'syndicats et des partis de gauche.

 Pour cela, nous mettrons en évidence :

 1°) que cette théorie repose sur une analyse sociologique qui ignore le caractère de CLASSE HISTORIQUE du prolétariat ;

2°) que la définition, ou plutôt LES définitions de "l 'aristocratie ouvrière" sont d'autant plus floues et contradictoires que le capitalisme a multiplié les divisions au sein de la classe ouvrière;

3°) que le RESULTAT PRATIQUE de ce genre de conceptions n'est autre que celui DE DIVISER LES TRAVAILLEURS pour la lutte, d'isoler les travailleurs des "couches les plus exploitées" du reste de leur classe;

4°) qu'elles entretiennent des confusions sur une soi-disant nature "ouvrière-bourgeoise" des syndicats et des partis "de gauche" (ambiguïté qui existait déjà au sein de l'Internationale Communiste);

5°) que c'est à tort qu'elle prétend se réclamer de "Marx, Engels, Lénine" dont les formulations plus ou moins précises sur l'existence d'une "aristocratie ouvrière" ou sur "l'embourgeoisement de la classe ouvrière anglaise au XIXème siècle" n'ont jamais soutenu une théorie de la nécessité de DIVISER LES OUVRIERS, au contraire.

 U n e  t h e o r i e     s o c i o l o g i q u e

 On peut voir la classe ouvrière de deux façons : on peut la voir seulement telle QU’ELLE EST la plupart du temps, c'est à dire : soumise, divisée et même atomisée en des millions d'individus solitaires, sans rapports entre eux.

On peut la voir aussi en tenant compte SIMULTANEMENT de ce qu'elle est HISTORIQUEMENT, c'est à dire en prenant en considération le fait qu'il s'agit d'une classe sociale qui a un passé de plus de 2 siècles de luttes et qui a comme avenir d'être le protagoniste du plus grand bouleversement de l'histoire de l'humanité.

La première vision, IMMEDIATISTE est celle de la classe défaite, alors que la seconde est celle de la classe en lutte.  La première est celle que mettent en avant les "sociologues" de la bourgeoisie, pour dire "c'est ÇA la classe ouvrière", la seconde est celle du marxisme qui comprend ce qu'est la classe ouvrière non seulement à partir de ce qu'elle est MAINTENANT, mais aussi et surtout de CE QU'ELLE EST APPELEE A DEVENIR.  Le marxisme n'est pas une étude sociologique du prolétariat vaincu.  Il est l'effort de comprendre comment lutte le prolétariat, et c'est toute autre chose.

 La théorie selon laquelle il y aurait des ANTAGONISMES FONDAMENTAUX AU SEIN DE LA CLASSE OUVRIERE est une conception qui repose sur la seule prise en compte de la réalité immédiate de la classe ouvrière vaincue, atomisée.  Quiconque connaît l'histoire des révolutions ouvrières sait que le prolétariat n'est parvenu à ses moments les plus élevés de combat que par une généralisation maximum de son unité.

Dire que l'unité de la classe ouvrière, de ses éléments les plus exploités à ses éléments les moins exploités, est impossible, c'est ignorer toute l'histoire du mouvement ouvrier.  L'histoire de toutes les grandes étapes de la lutte ouvrière est traversée par le problème de parvenir à l'union la plus large possible des prolétaires.

Il y a un sens précis dans le mouvement qui va des premières corporations d'ouvriers artisans, aux soviets, en passant par les syndicats de métier.  Ce sens est celui de la recherche de la plus grande unité.  Les CONSEILS, créés pour la première fois spontanément par les ouvriers en Russie en 1905 constituent le système d'organisation le plus unitaire qui puisse être conçu pour permettre la participation du plus grand nombre d'ouvriers, puisqu'il repose sur les assemblées générales.

 Cette évolution ne reflète pas seulement un développement de la conscience de la classe et de son unité et de la nécessité de celle-ci.  L'évolution de cette conscience trouve elle-même son explication dans l'évolution des conditions matérielles dans lesquelles travaillent et luttent les prolétaires.

 Le développement du machinisme détruit les spécialisations héritées de l'artisanat féodal et antique.  IL UNIFORMISE le prolétaire pour en faire une marchandise qui peut produire aussi bien des chaussettes que des canons, sans pour autant être ni tisserand, ni forgeron.

En outre, le développement du capital entraîne le développement de gigantesques centres urbains industriels où les prolétaires sont entassés par millions.  Dans ces centres, la lutte prend un caractère explosif par la rapidité même avec laquelle ces millions d'hommes peuvent s'organiser et se coordonner pour agir unis.

"Le développement de l'industrie n'a pas pour seul effet d’accroître le prolétariat, mais aussi de l'agglomérer en masses de plus en plus compactes.  Le prolétariat sent sa force grandir.  Les intérêts, les situations se nivellent de plus en plus au sein du prolétariat, à mesure que le machinisme efface les différences du travail et ramène presque partout le salaire à un niveau également bas ."

(Marx Engels.  Le Manifeste Communiste.: Bourgeois et prolétaires.

 Dans les récentes luttes en Pologne où les ouvriers ont déployé des capacités d'unification et d'organisation qui n'ont pas fini d'étonner le monde, ce n'est pas à un affrontement entre ouvriers qualifiés et non qualifiés qu'on a assisté mais à leur unification dans les assemblées pour la lutte et dans la lutte.

Mais, il faut pour comprendre de tels miracles ne pas avoir les yeux fixés, tels les sociologues, sur la réalité IMMEDIATE de la classe ouvrière LORSQU'ELLE NE LUTTE PAS.  Lorsque le prolétariat ne lutte pas, lorsque la bourgeoisie parvient à subvenir au minimum social nécessaire pour la subsistance des ouvriers, ceux-ci se retrouvent effectivement totalement divisés.

Dès sa naissance, le prolétariat, cette classe qui subit la dernière mais aussi la plus absolue exploitation sociale qu'une classe exploitée ait connue dans l'histoire, vit de façon totalement différente lorsqu'il est soumis et passif face à la bourgeoisie, ou lorsqu'il relève la tête face à son oppresseur.

Cette séparation entre ces deux formes d'existence (uni et en lutte, divisé et passif) n'a cessé de se creuser avec l'évolution même du capitalisme.  A l'exception des années de la fin du XIXème siècle où le prolétariat parvient à imposer momentanément à la bourgeoisie l'existence de véritables syndicats et partis de masse ouvriers, les ouvriers tendent à être de plus en plus unitaires lorsque le combat les rassemble, mais aussi à être de plus en plus divisés et atomisés dans les périodes de "calme social"

La même évolution des conditions de vie et de travail qui conduit la classe ouvrière à LUTTER de façon DE PLUS EN PLUS UNIE, cette même évolution matérielle conduit, en dehors des périodes de lutte, à la concurrence, à la division et même à l'atomisation, en individus solitaires que nous connaissons aujourd'hui.

La concurrence entre ouvriers en dehors des périodes de lutte est une caractéristique du prolétariat depuis sa naissance.  Mais elle était MOINS forte aux premiers temps du capital, lorsque les ouvriers "avaient un métier", lorsque l'éducation n'était pas généralisée et que le savoir de chaque prolétaire était un précieux outil de travail.  "Le tisserand n'était pas un concurrent pour le forgeron".  Mais au fur et à mesure que "n'importe qui peut produire n'importe quoi", grâce aux progrès de la machine et de l'éducation, cela se traduit dans le capitalisme par : "n'importe qui peut prendre le travail de n'importe qui."

Face au problème de trouver du travai1, 1 'ouvrier dans le capitalisme industriel sait que cela dépend du nombre de postulants au même emploi.  LE DEVELOPPEMENT DU MACHINISME TEND AINSI A OPPOSER LES OUVRIERS INDIVIDUELLEMENT DE PLUS EN PLUS LORSQU'ILS NE SONT PAS EN LUTTE.  Marx décrivait ainsi ce processus : "L'accroissement du capital productif implique l'accumulation et la concentration des capitaux.  La concentration des capitaux amène une plus grande division du travail et une plus grande application des machines.  La plus grande division du travail détruit la spécialité du travail, détruit la spécialité du travailleur, et en mettant à la place de cette spécialité un travail que tout le monde peut faire, elle augmente la concurrence entre les ouvriers." ("Discours sur le libre échange", p.8 -publié en général avec "Misère de la philosophie".)

Le développement du machinisme crée donc les conditions matérielles pour l'existence d'une humanité unie et consciente, mais en même temps, dans le cadre des lois capitalistes où la survie du travailleur dépend du fait qu'il puisse vendre sa force de travail, ce qu'il engendre c'est une concurrence plus grande que jamais.

 Prétendre fonder une théorie de ce que sera le prolétariat en lutte, en ignorant l'expérience historique des luttes passées au profit de l'étude IMMEDIATISTE du prolétariat défait, divisé, conduit inévitablement à concevoir le prolétariat comme un corps qui ne parviendra jamais à s'unifier.  Et, plus on fait appel à une vision A-HISTORIQUE, IMMEDIATISTE, -sous couvert de "il faut être concret", "il faut faire quelque chose qui ait des résultats immédiats"- et plus on tourne le dos à une véritable compréhension de ce qu'est réellement le prolétariat.

Une conception qui nie la possibilité de l'unité de la classe ouvrière est de prime abord une théorisation de la défaite du prolétariat, des moments où il ne lutte pas.  Elle traduit la vision qu'ont les bourgeois des ouvriers : des individus ignorants, divisés, atomisés, vaincus.  Elle relève de l'espèce des sociologues.

 Une conception "ouvrieriste".

 Ne parvenant pas à voir la classe ouvrière en tant que sujet historique, cette conception la conçoit comme une SOMME D'INDIVIDUS REVOLUTIONNAIRES. L'"OUVRIERISME", ce n'est pas la mise en avant du caractère révolutionnaire de la classe ouvrière mais le culte sociologique des INDIVIDUS OUVRIERS en tant que tels.  Imbus de ce genre de vision, les courants d'origine maoïste attachent la plus grande importance à 1 'origine sociale des membres d'une organisation politique.  Au point qu'une grande partie de leurs militants d'origine bourgeoise ou petite bourgeoise ont abandonné -surtout dans la période qui suivit 1968- leurs études pour devenir ouvriers en usine (ce qui par la suite ne pouvait que renforcer ce culte de l'ouvrier individuel).

 Ainsi, le Marxist Workers'Committee, un groupe qui est parvenu cependant à évolue jusqu'à considérer aujourd'hui qu'il n'existe plus d'Etat ouvrier et que la Russie est bourgeoise depuis 1924 (mort de Lénine), écrit dans un article du n°l de leur publication "Marxist Worker's" (été 79), intitulé: "25 ans de lutte - notre histoire"

"Notre expérience dans le vieux parti révisionniste CPUSA (Parti communiste des USA) et dans le AWCP (American Workers Communist Party -organisation maoïste) nous a conduit à conclure que les fondateurs du socialisme scientifique avaient raison en affirmant qu'un véritable parti ouvrier doit développer un cadre d'OUVRIERS THEORIQUEMENT AVAN CES, que non seulement l'ensemble de ses membres mais aussi sa direction doivent provenir en premier lieu de la classe ouvrière".

Quelle conception de la classe ouvrière peut-on bien "apprendre" dans une organisation bourgeoise stalinienne ? Rappelons ici deux occasions dans l'histoire du mouvement ouvrier où ce principe ouvriériste a sévi.

Rappelons la lutte de "l'ouvrier" TOLAIN, délégué français aux premiers congrès de l'AIT, contre l'acceptation de Marx comme délégué.  Pour Tolain, il fallait rejeter Marx, au nom du principe "l'émancipation des travailleurs sera l’œuvre des travailleurs eux-mêmes", car Marx n'était pas un ouvrier mais un intellectuel.  Après un débat, la motion de Tolain fut rejetée.  Quelques années plus tard, Tolain, l'ouvrier, se retrouvait aux côtés des Versaillais contre l'insurrection ouvrière de la Commune de Paris.

Rappelons encore comment la Social Démocratie allemande réussit à interdire en novembre 1918 à Rosa Luxembourg de prendre la parole au Congrès des conseils ouvriers parce qu'elle n'était pas elle non plus ouvrière, et la fit assassiner quelques semaines plus tard par les corps francs aux ordres de l'ouvrier Noske, qui écrasèrent dans le sang l'insurrection de Berlin en janvier 1919.  CE N'EST PA CHAQUE INDIVIDU OUVRIER QUI EST REVOLUTIONNAIRE, C'EST LA CLASSE OUVRIERE QUI L'EST.

 L'ouvriérisme ne comprend pas cette différence et du coup il ne comprend ni l’ouvrier individuel, ni la classe ouvrière comme classe.

 L'aristocratie ouvriere: u n e    d e f i n i t i o n     i m p o s s i b l e

 Qu'il y ait des différences de salaires, de conditions de vie et de travail parmi les ouvriers est une évidence.  Que, en règle générale, plus un individu a une situation confortable dans la société, plus il tend à vouloir la conserver, c'est aussi ne trivialité.  Mais de là à définir au sein du prolétariat une couche stable dont les intérêts seraient antagonistes à ceux du reste de leur classe et la rattacheraient au camp de la bourgeoisie, ou encore vouloir établir un lien mécanique entre exploitation et conscience et combativité, il y a un saut particulièrement périlleux.

Aux premiers temps du capitalisme, lorsqu'en grande partie les ouvriers étaient encore quasiment des artisans, avec des qualifications très particulières, avec des prérogatives de "corporation", on pouvait momentanément, pendant les périodes de prospérité économique, discerner plus facilement des parties de la classe ouvrière ayant des privilèges particuliers.

Ainsi, Engels pouvait reconnaître circonstancielle ment dans une correspondance personnelle, une aristocratie ouvrière "dans" les mécaniciens, les charpentiers et menuisiers, les ouvriers du bâtiment", qui constituaient au XIXème siècle des travailleurs organisés à part et jouissant de certains privilèges par l'importance et le monopole qu'ils avaient de leur qualification.

Mais avec l'évolution du capitalisme, avec d'une part la déqualification du travail, et avec d'autre part la multiplication des divisions artificielles parmi les travailleurs, tenter de définir une "aristocratie ouvrière" au sens d'une couche précise ayant des privilèges qui la distingueraient de façon qualitative du reste des ouvriers, c'est se condamner à nager dans l'arbitraire.  Le capitalisme a systématiquement divisé la classe ouvrière tentant toujours de créer des situations où l'intérêt des uns soit opposé à l'intérêt des autres travai11eurs.

Nous avons insisté déjà sur comment le développement du machinisme conduit, dans les périodes de non lutte du prolétariat, par la "destruction de la spécialité du travailleur" au développement de la concurrence entre ouvriers.  Cependant le capitalisme ne se contente pas des divisions que peut engendrer le processus de production lui-même.  Comme les classes exploiteuses du passé, la bourgeoisie connaît et applique le vieux principe : DIVISER POUR REGNER.  Et elle le fait avec un cynisme et une science sans précédent dans l'histoire.

Le capitalisme a repris des sociétés du passé l’emploi des divisions "naturelles" par sexe et par âge.  Alors que la force physique, prérogative du mâle adulte disparaît progressivement avec le développement des machines, le capital entretient sciemment ces divisions dans le seul but de diviser et de payer moins cher la force de travail de la femme, de l'enfant ou du vieux.

Le capitalisme reprend aussi du passé les divisions raciales ou d'origine géographique.

Dans sa genèse, le capital, encore essentiellement sous sa forme de capital commercial, s'est enrichi entre autres grâce au commerce des esclaves.  Dans sa forme achevée, le capital n'a cessé de se servir des différences d'origine ou de race pour exercer une pression permanente vers la baisse des salaires.  De la situation faite aux travailleurs irlandais dans l'Angleterre du XVIIIème et XIXème siècle, à celle des ouvriers turcs ou yougoslaves dans l'Allemagne de 1980, il y a la poursuite d’une même politique de division.  Le capital sait parfaitement tirer profit des divisions tribales en Afrique, comme des divisions religieuses en Ulster, des différences de castes en Inde ou des différences raciales aux USA ou dans les principales puissances européennes reconstruites après la guerre avec l'importation massive de travailleurs d'Asie, d'Afrique et des pays moins développés d'Europe (Turquie, Grèce, Irlande, Portugal, Espagne, Italie, etc..)

Mais le capitalisme ne se contente pas d'entretenir et d'attiser ces divisions dites "naturelles" parmi les travailleurs.  En généralisant le salariat et l'organisation "scientifique" de l'exploitation en usine (taylorisme, système de primes, etc.), il a porté le travail de division des ouvriers au niveau des professionnels : sociologues, psychiatres, syndicalistes travaillent la main dans la main avec les managers du personnel pour mieux concevoir une organisation "rentable" de la production et faire régner dans les ateliers et les bureaux la loi du chacun pour soi, l'intérêt de chacun est antagoniste de celui de tout autre.  C'est dans le capitalisme que la fameuse sentence: "l'homme est un loup pour l'homme" s'est le mieux concrétisée.  En faisant dépendre le salaire des uns de la productivité des autres, en multipliant les différences de salaire artificielles pour un même travail (ce qui est actuellement poussé à l'extrême grâce à l'emploi de l'informatique dans la gestion des entreprises), il s'attache à créer des antagonismes entre les exploités.

Dans ces conditions, il est presque impossible de ne pas trouver pour chaque catégorie de travailleurs, une autre catégorie qui soit moins "privilégiée" ou plus "privilégiée".

Si l'on tient compte des privilèges que peut donner à un ouvrier son âge, son sexe, sa race, son expérience, le contenu de son travail: manuel ou non, sa position dans le processus de production, les primes qu'il reçoit, etc., etc., on peut multiplier à l'infini les définitions de ce que pourrait être une "aristocratie ouvrière".  On aura coupé la classe ouvrière en tranches sociologiques comme un salami, mais on aura pas avancé d'un pas dans la compréhension de son être révolutionnaire.

 Les élucubrations d'origine maoïstes sur l'aristocratie ouvrière incluent en toute logique "antiaristocratie-ouvrière", la nécessité d'organiser le "vrai prolétariat" : "les couches les plus exploitées". Il faut donc à ces groupes non seulement se livrer à un travail de définition sociologique de ce que peut bien être une "aristocratie ouvrière", mais encore de ce que sont les couches "pures" du prolétariat.  Ils dépensent une grande partie de leur travail "théorique"à cela et les résultats varient suivant le groupe, la tendance, le pays, la période, etc...

Ainsi, par exemple, dans des pays comme l'Angleterre, la France ou l'Allemagne, ce sont les travailleurs immigrés qui constituent le vrai prolétariat, le reste, les travailleurs blancs étant "l'aristocratie".  Aux Etats Unis, suivant une telle conception, toute la classe ouvrière peut être considérée comme embourgeoisée (le niveau de vie d'un ouvrier noir aux USA pouvant être 100 fois supérieur à celui d'un ouvrier de l'Inde), mais on peut aussi, suivant la même idée, trouver que ce ne sont que les ouvriers blancs qui sont des "aristocrates" les ouvriers noirs américains étant des"aristocrates" d'un certain point de vue, mais "les plus exploités" d'un autre.  Pour "Operai e Teoria", ce seraient les ouvriers qui travaillent à la chaîne qui constituent "la vraie classe ouvrière".  Dans les pays sous-développés, les ouvriers de l'industrie sont de la même façon catalogués par certains groupes comme des "aristocrates", leur niveau de vie étant souvent beaucoup plus élevé que celui des masses de "sans-travail" qui s'entassent à la périphérie des villes.

Les définitions de cette fameuse "aristocratie" peuvent ainsi varier d'un groupe à l'autre, passant allègrement de 100% des travailleurs à 50% ou 20% suivant les humeurs des théoriciens de service.

 Une theorie pour diviser la classe

 En attendant de déterminer ou de préciser leurs différentes définitions sociologiques des couches du prolétariat, le travail d'intervention de ces organisations parmi les ouvriers est d'agir à des degrés divers pour la DIVISION des ouvriers, comme ils le disent eux-mêmes.

Cela consiste essentiellement à créer des organisations qui regroupent uniquement des ouvriers dont ils croient avoir la certitude qu'ils ne font pas partie de 1"'aristocratie ouvrière".  Des organisations d'ouvriers noirs, des organisations d'ouvriers à la chaîne, des organisations d'ouvriers immigrés, etc ...

C'est ainsi par exemple que certains groupes développent parmi les travailleurs immigrés dans les pays les plus industrialisés d'Europe un racisme particulier qui remplace le racisme classique "anti-blancs" en un racisme "marxiste-léniniste" anti-aristocratie-ouvrière-blanche.  Dans des pays moins développés, exportateurs de main d’œuvre, c'est à faire de 1"'anti-ouvrier-qualifié" parmi les ouvriers les moins qualifiés que se dédient les défenseurs de cette théorie.

 Au sein de ces organisations, on cultive la méfiance envers "l'aristocratie ouvrière" qui devient rapidement l'explication de tous les maux qui frappent "les couches les plus exploitées".

On prétend, dans le meilleur des cas, que l'unification SEPARFE des secteurs les plus exploités de la classe constitue un exemple et un facteur vers une unification plus large de la classe.  Mais c'est tout ignorer de comment se fait 1'unification des ouvriers.

L'exemple vivant de la Pologne 80 est parfaitement clair sur la question.  L'unification des ouvriers n'a pas été le résultat d'une série d'unifications partielles cumulées les unes à la suite des autres, un secteur après l'autre, au cours de plusieurs années d'un travail de fourmi.  C'est sous la forme d'une explosion que cette unification se réalise en quelques jours ou quelques semaines. Le point de départ de la lutte, le cheminement de la généralisation du combat sont imprévisibles et multiples.

 La Pologne n'a d'ailleurs fait que confirmer à nouveau ce qu' avaient déjà mis en évidence toutes les explosions de lutte ouvrières depuis 1905 en Russie.  Depuis 75 ans le prolétariat ne s'unifie que dans la lutte et pour la lutte.  Mais, quand il le fait, il le fait d'emblée à l'échelle la plus large possible.  Depuis 75 ans, lorsque les ouvriers luttent sur leur terrain de classe, ce à quoi on assiste, ce n'est pas à un pugilat entre fractions de la classe ouvrière, mais au contraire à une unification sans précédent dans l'histoire.  LE PROLETARIAT EST LA PREMIERE CLASSE DANS L'HISTOIRE QUI N'EST PAS DIVISEE EN SON SEIN PAR DE REELS ANTAGONISMES ECONOMIQUES.  Contrairement aux paysans, aux artisans, le prolétariat ne possède pas ses moyens de production.  Il ne possède que sa force de travail et sa force de travail, elle, est COLLECTIVE.

La seule arme du prolétariat face à la bourgeoisie armée, c'est le NOMBRE.  MAIS LE NOMBRE SANS L'UNITE, CE N'EST RIEN.  La conquête de cette unité, c'est le combat fondamental du prolétariat pour affirmer sa force.  Ce n'est pas par hasard que la bourgeoisie s'acharne tant à briser tout effort en ce sens.

 C'est se moquer du monde que d'affirmer, comme le fait Operai e Teoria, que l'idée de la nécessité de l’unité de la classe ouvrière est une idée bourgeoise :

" ... pas une voix de la bourgeoisie ne s'élève aujourd'hui pour soutenir cette division (entre les couches les plus basses et "l'aristocratie") au contraire, ils font de la propagande tous en chœur en faveur de la nécessité des sacrifices parce que "nous sommes tous dans la même barque".  " (0. et T. n°7, page 10).

Ce n'est pas d'unité de la classe ouvrière que la bourgeoisie parle dans tous les pays, mais d'UNITE DE LA NATION.  Ce qu'elle dit, ce n'est pas "tous les ouvriers sont dans la même barque", mais "les ouvriers sont dans la même barque que la bourgeoisie de leur pays".  Ce n'est pas tout à fait la même chose.  Mais cela est difficile à comprendre pour ceux qui ont "appris" le marxisme de la bouche des nationalistes à la Mao, Staline ou Ho-chi-Minh.  Face à toutes ces élucubrations d'origine stalinienne, les communistes ne peuvent qu'opposer les leçons de la pratique historique du prolétariat.  Et, tout comme le préconisait déjà le Manifeste en 1848 : "METTRE EN AVANT ET FAIRE VALOIR LES INTERETS COMMUNS DU PROLETARIAT TOUT ENTIER" (Prolétaires et Communistes - souligné par nous

 Une conception ambiguë des partis et des syndicats

 Comment une telle théorie peut-elle avoir un minimum d'écho parmi les travailleurs ?

Probablement, la raison principale pour laquelle cette conception peut être entendue par certains travailleurs sans rire ni colère, c'est parce qu'elle semble donner une explication du pourquoi et du comment de l’écœurant travail de sabotage mené par les centrales syndicales dites "ouvrières ".

D'après cette théorie, les syndicats, ainsi que les partis de gauche, seraient l'expression des intérêts matériels de certaines couches du prolétariat, les couches les plus privilégiées, "l'aristocratie ouvrière".  En temps de "calme social", pour certains ouvriers, victimes du racisme des ouvriers blancs, du mépris ou du contrôle d'ouvriers plus qualifiés, écœurés par l'attitude de "gestionnaire du capital" des partis de gauche et leurs syndicats, cette théorie semble d'une part donner une explication cohérente de ces phénomènes et d'autre part offrir une perspective IMMEDIATE d'action : s'organiser séparément des "aristocrates".  Malheureusement, cette conception est fausse théoriquement et néfaste politiquement.

 Voici, par exemple, comment "Le Bolchevik" (Organisation communiste bolchevik) en France, formule cette idée :

"Le PCF n'est pas un parti ouvrier.  Par sa composition, en grande partie intellectuelle, petite bourgeoise, et surtout par sa ligne politique réformiste, ultra-chauvine, le PCF de Marchais et Séguy est un parti bourgeois.

Il n'est pas le représentant politique et idéologique de la classe ouvrière. Il est le représentant des couches supérieures de la petite bourgeoisie et de l'aristocratie ouvrière." ("Le Bolchevik" n'112, février 1980.

En d'autres termes, les intérêts d'une fraction de la classe ouvrière, "l'aristocratie", seraient les mêmes que ceux de la bourgeoisie, puisque le parti qui en représente les intérêts est "bourgeois".  Cette identité de ligne politique entre les partis de "l'aristocratie ouvrière" et ceux de la bourgeoisie, reposerait sur des bases ECONOMIQUES, l'aristocratie recevant des "miettes" des surprofits arrachés par leur capital national aux colonies et semi-colonies.

Lénine formula une théorie analogue pour tenter d'expliquer la trahison de la Social Démocratie lors de la 1ère guerre mondiale.

"L'opportunisme (c'est le nom que donne Lénine aux tendances réformistes qui dominaient les organisations ouvrières et qui ont participé à la 1ère guerre mondiale) a été engendré, tout au long de décennies par les particularités d'un certain développement du capitalisme, dans lequel une couche d'ouvriers privilégiés, qui avaient une existence relativement tranquille et civile, avait été "embourgeoisée", recevait quelques miettes du profit de leur propre capital national et parvenait ainsi à être dégagée de la misère, de la souffrance et de l'état d'esprit révolutionnaire de masses misérables et ruinées." (... ) "La base économique du chauvinisme et de l'opportunisme dans le mouvement ouvrier est le même ; l'alliance des couches supérieures, peu nombreuses, du prolétariat et de la petite bourgeoisie, qui reçoivent les miettes des privilèges de "leur" capital national contre les masses ouvrières et contre les masses travailleuses opprimées en général".

("La faillite de la II" Internationale)

 Critique de l‘explication de Lenine de la trahison de la seconde internationale

 Avant de traiter des théories des épigones, arrêtons nous quelque peu sur la conception définie par Lénine pour rendre compte de la nouvelle NATURE DE CLASSE des partis ouvriers social-démocrates qui venaient de trahir le camp prolétarien.

L'histoire posait aux révolutionnaires la question suivante : on savait que pendant des décennies, la Social-Démocratie européenne, fondée en particulier par Marx et Engels, formée au prix de luttes ouvrières acharnées, avait constitué un véritable instrument de défense des intérêts de la classe ouvrière.  Maintenant que la quasi-totalité de la Social Démocratie, partis de masse et syndicats y compris, s'était alignée dans chaque pays derrière SA bourgeoisie nationale CONTRE les ouvriers des autres nations, comment devait-on définir la nature de classe de ce monstrueux produit de l'histoire ?

Pour donner une idée du choc que provoqua cette trahison sur la toute petite minorité d'éléments restés sur les positions révolutionnaires internationalistes, rappelons, par exemple, l'étonnement de Lénine lorsqu'il eut devant les yeux le numéro du "VORWARTS" (organe du Parti Social-démocrate en Allemagne) annonçant le vote des crédits de guerre par les parlementaires socialistes : il crut qu il s'agissait d"'un faux" destiné à renforcer la propagande en faveur de la guerre.  Rappelons encore les difficultés des spartakistes allemands, Rosa Luxemburg et Karl Liebknecht en tête, pour rompre définitivement le cordon ombilical qui les liait organiquement à 1"'organisation mère".

Lorsque explose la guerre, la politique social-démocrate est ouvertement bourgeoise, mais la majorité des membres de ses partis et syndicats reste ouvrière. Comment expliquer une telle contradiction ?

 Les social-démocrates, devenus patriotes, disaient : "voilà la preuve que l'internationalisme n'est pas une idée véritablement ouvrière".  Pour rejeter une telle analyse Lénine répondit -en se situant sur le même plan- que ce n'était pas TOUS les ouvriers qui avaient rejeté l'internationalisme, mais seulement "une minorité privilégiée" qui s'était "dégagée de la misère, de la souffrance, et de l'état d'esprit révolutionnaire de masses misérables et ruinées".  Lénine a un souci parfaitement juste : montrer que le fait que le prolétariat européen se soit laissé embrigader dans la guerre inter-impérialiste ne signifiait pas que ce genre de guerre répondait aux intérêts de la classe ouvrière de chaque pays.  Mais les arguments qu'il emploie sont faux et démentis par la réalité vivante.  Lénine dit que les ouvriers "patriotes" sont ceux qui ont des intérêts économiques communs avec "'leur' capital national".  Ce dernier corromprait une "aristocratie ouvrière" en lui octroyant une partie, "quelques miettes du profit".

 Combien grande est cette partie corrompue de la classe ouvrière ? Une "partie infinitésimale" répond Lénine dans "La faillite de la II° Internationale" ; "Les chefs ouvriers et la couche supérieure de l'aristocratie ouvrière" dit-il dans sa préface à "L'impérialisme stade suprême du capitalisme".

 Mais la réalité démontre

1°) que ce n'est pas une minorité "infinitésimale" du prolétariat qui a profité, à la fin du XIX°, et au début du XX° siècle, de l'expansion du capital européen, mais l'ensemble des ouvriers de l'industrie.  L'interdiction du travail des enfants, la limitation du travail des femmes, la réduction de la journée de travail à 10 heures, la création d'écoles et d'hôpitaux publics, etc., toutes ces mesures arrachées par la lutte ouvrière au capital en pleine expansion, ont bénéficié en premier lieu aux couches les plus "basses", les plus exploitées de la classe ouvrière;

2°) que la vision de Lénine d'une infime minorité d'ouvriers corrompus, isolés au milieu de gigantesques masses d'ouvriers misérables et possédés par un "état d'esprit révolutionnaire" est, à la veille de la première guerre mondiale, une pure invention de l'esprit.  C'est la quasi-totalité des ouvriers, pauvres et riches, qualifiés et non qualifiés, syndicalisés et non syndicalisés qui dans les principales puissances vont, "la fleur au fusil", étriper "l'ennemi" et se faire massacrer pour la défense de "ses" maîtres nationaux;

3°) que "l'explication économique" des "miettes du profit" que les impérialismes partageraient avec leurs ouvriers les plus qualifiés n'a aucun sens.  D'abord parce que, comme on l'a vu, ce n'est pas une toute petite minorité d'ouvriers qui a vu sa situation s'améliorer fortement avec l'expansion capitaliste, mais L'ENSEMBLE des ouvriers des pays industrialisés.  Ensuite parce que par définition, les capitalistes ne partagent ni leurs profits, ni leurs surprofits, avec les exploités.

 Les augmentations de salaires, la puissante élévation du niveau de vie des ouvriers des pays industrialisés fut le résultat non pas de la générosité de capitalistes prêts à partager leurs profits, mais de la pression que les ouvriers pouvaient à cette époque exercer sur leurs capitaux nationaux avec succès.  La prospérité économique du capitalisme de la fin du XIX° siècle réduit partout la masse des chômeurs de "l'armée de réserve" du capital.  Sur le marché où se vend la force de travail, cette marchandise est d'autant plus rare et donc chère que les usines tournent à plein et se multiplient.  C'est ce qui se produit au cours de cette période.  Les ouvriers parviennent ainsi, en s'organisant même partiellement (syndicats et partis de masse), à vendre leur force de travail à un prix plus élevé et à obtenir des améliorations réelles de leurs conditions d'existence.

 L'ouverture du marché mondial aux quelques centres industriels de la planète, localisés essentiellement en Europe et en Amérique du Nord, permettait au capital de se développer avec une puissance foudroyante.  Les crises périodiques de surproduction étaient surmontées avec une rapidité et une énergie qui semblait toujours plus puissante.  Dans certaines régions, la grisaille des centres industriels se développait comme une tâche d'huile absorbant un nombre toujours croissant de paysans et d'artisans qui se voyaient ainsi transformés en ouvriers, en prolétaires.  La force de travail des ouvriers qualifiés, ceux qui avaient appris le métier de longue date, devenait une marchandise précieuse pour les capitalistes.

Il y a donc bien un lien entre expansion mondiale du capitalisme et élévation du niveau de vie des ouvriers de l'industrie, mais ce lien n'est pas celui décrit par Lénine.  L'amélioration de la condition prolétarienne ne touche pas une minorité "infinitésimale", mais l'ensemble de la classe. Elle n'est pas le résultat d'une "corruption" des ouvriers par une magie capitaliste, mais de la lutte ouvrière en période de prospérité capitaliste.

Si les ouvriers européens et américains ont, en masses, identifié leurs intérêts avec ceux de leur capital, avec en tête leurs organisations politiques et syndicales, c'est parce qu'ils avaient subi, pendant des décennies, l'ivresse de la période la plus prospère matériellement que l'humanité ait jamais connu.  Si l'idée de la possibilité du passage pacifique au socialisme faisait tant de ravages dans le mouvement ouvrier ([2] [6]), c'est parce que la prospérité sociale semblait parfois maîtrisée par les forces conscientes de la société.  La barbarie de la première guerre mondiale jeta dans la boue des tranchées de Verdun toutes ces illusions.  Mais ces illusions n'avaient pas moins permis entre temps aux généraux du capital d'envoyer à la boucherie inter-impérialiste plus de 2O millions d'hommes.

La guerre mondiale signe définitivement la fin de toute cohabitation possible entre "réformistes" et révolutionnaire au sein du mouvement ouvrier.

En se transformant en sergents recruteurs des armées impérialistes, les tendances réformistes majoritaires dans la Social-Démocratie sont passées corps et âme dans le camp de la bourgeoisie.

DES LORS, ELLES N’ETAIENT PLUS DES TENDANCES OUVRIERES FORTEMENT INFLUENCEES PAR L'IDEOLOGIE DE LA CLASSE DOMINANTE, MAIS DES ROUAGES, DES ORGANES DE L'APPAREIL POLITIQUE DE LA BOURGEOISIE.

Les partis social-démocrates NE SONT PLUS DES OR GANISATIONS "OUVRIERES EMBOURGEOISEES", mais des organisations BOURGEOISES TRAVAILLANT AU SEIN DE LA-CLASSE OUVRIERE.  Ils ne représentent plus les intérêts de la classe ouvrière, ni même d'une fraction de celle-ci.  Ils incarnent les intérêts du capital national tout entier.

La Social-Démocratie n'est pas plus "ouvrière" parce qu'elle encadre des ouvriers que les barreaux d'une cage sont fauves parce qu'ils encadrent des fauves.  Le massacre des ouvriers allemands au lendemain de la guerre par la Social Démocratie au gouvernement, confirma dans le sang de quel côté de la barricade elle se situait désormais.

La théorie suivant laquelle les partis de gauche et leurs syndicats seraient les défenseurs des intérêts d'une "aristocratie ouvrière" entretient d'une façon ou d'une autre l'idée qu'il s'agit tout de même d'organisations ouvrières, même si ce n'est que partiellement.

Cette question "théorique" prend toute son importance pratique lorsque les masses ouvrières sont confrontées à une attaque d'une fraction de la bourgeoisie contre ces organisations.  C'est au nom de la défense de ces organisations "ouvrières" que les "démocraties occidentales" ont conduit les ouvriers à la lutte "contre le fascisme" de l'Espagne 1936 à Hiroshima.

 C'est cette "ambiguïté" que les épigones actuels revendiquent.  Le courant maoïste provient des partis communistes.  Ce sont des pans du bloc stalinien qui se sont détachés sous les coups du développement des conflits inter-impérialistes (en particulier entre la Chine et la Russie) et de l'intensification de la lutte de classe.

Beaucoup de groupes d'origine maoïste affirment que les PC sont des organisations "bourgeoises", mais ils s'empressent toujours de préciser qu'elles s'appuient sur l’ "aristocratie ouvrière", et que par-là elles sont partiellement des organisations "ouvrières embourgeoisées" ... On peut deviner l'importance que peut avoir cette "nuance" pour des groupes qui, tels le "Marxist Worker’s Committee", se revendiquent fièrement de leur "25 ans de lutte ([3] [7]) dont plus des 3/4 chez les staliniens.  On ne travaillait pas pour la bourgeoisie... on travaillait pour "l'aristocratie ouvrière".

 Toute ambiguïté sur savoir de quel côté de la barricade se trouvent les partis de gauche et les syndicats est meurtrière pour la classe ouvrière.  Depuis 60 ans, presque tous les mouvements ouvriers importants ont été écrasés par "la gauche" ou avec sa complicité.  La théorie de "l'aristocratie ouvrière", en cultivant cette ambiguïté, désarme la classe en rendant flou ce qui doit être le plus clair et le plus net possible au moment d'engager une bataille : QUI EST AVEC QUI.

 Une deformation grossière du marxisme

 Nous avons montré en quoi la théorie de l'aristocratie ouvrière, telle qu'elle est défendue par les groupes maoïstes et ex-maoïstes, traduit une vision sociologique de la classe ouvrière, vision acquise par ces courants au cours de leur expérience stalinienne.

L'incapacité à concevoir la véritable dimension historique du prolétariat s'accompagne chez ces groupes qui se disent prolétariens de l'ignorance de toute la pratique réelle historique des masses ouvrières.

 La compréhension de cette expérience est remplacée par une étude quasi religieuse de certains textes sacrés des évangélistes "prolétariens" dont on cite des extraits comme la preuve absolue de la véracité de ce qu'ils disent. (L'évolution des groupes maoïstes se mesure au nombre de têtes d'évangélistes qu'ils éliminent de leurs icônes : au début il y avait Marx, Engels, Lénine, Staline, Mao ; bientôt il n'y eut plus Mao et, à un stade plus avancé, lorsque certains d'entre eux commencent à ouvrir les yeux sur ce que fut la contre-révolution stalinienne, on élimine aussi Staline.  Mais, du coup, les 3 restants voient leur valeur religieuse encore plus renforcée).

Pour savoir si telle idée ou telle position politique est juste, ou fausse, on ne se pose pas la question : est-ce que cela a été confirmé ou non par la pratique réelle et vivante des luttes ouvrières dans le passé, mais : est-ce que ça peut être justifié par une citation de Marx, Engels, Lénine ou non.

C'est ainsi que, pour démontrer "scientifiquement la justesse de leur théorie de l'aristocratie ouvrière, ces groupes abreuvent leurs lecteurs et leur public de citations savamment choisies de Marx, Engels, Lénine.

Ces ultra-léninistes se réfèrent aux erreurs de Lénine sur "l'aristocratie ouvrière", mais ils "oublient" que Lénine n'en déduisit jamais des positions aberrantes, telles celle d'Operai e Teoria, suivant laquelle les révolutionnaires ne doivent plus "mettre en avant et faire valoir les intérêts communs du prolétariat tout entier" -comme le disait le Manifeste- mais "travailler en vue" de la réalisation d'une scission, d'une rupture nette entre les intérêts des couches basses et celles de l'aristocratie ouvrière" (O et T).

Jamais Lénine ne préconise que les ouvriers ne s'organisent indépendamment et contre le reste de leur classe.  Au contraire, autant Lénine combattit la Social-Démocratie patriotarde comme courant politique, autant il défendit la nécessité de l'unité de l'ensemble des ouvriers dans leurs organisation unitaires.  Le mot d'ordre "Tout le pouvoir aux Soviets", c'est à dire tout le pouvoir aux organisations les plus larges et unitaires que la classe ait pu engendrer, mot d'ordre dont il fut un des plus puissants défenseurs, ne constitue pas un appel à la division mais au contraire un appel à l'unité la plus forte pour la prise du pouvoir.

 Quant aux références de ces courants à certaines citations de Engels, elles sont tout simplement une tentative de faire dire à des phrases isolées d'Engels quelque chose qu'elles n'ont jamais dit.  Engels parle à plusieurs reprises d'une "aristocratie" au sein de la classe ouvrière.  Mais de qui parle-t-il ?

Dans certains cas, il parle de la classe ouvrière anglaise, qui dans son ensemble jouit de conditions de vie et de travail bien supérieures à celles des travailleurs des autres pays.

 Dans d'autres cas, il parle d'ouvriers au sein de la classe ouvrière anglaise elle-même, des plus spécialisés, possédant encore des connaissances artisanales (les mécaniciens, les charpentiers et menuisiers, les ouvriers du bâtiment).  Mais s'il en parle, c'est pour combattre les illusions que pouvait entretenir la classe ouvrière anglaise d'être effectivement une "aristocratie" et pour insister sur le fait que l'évolution du capitalisme et surtout les crises économiques auxquelles il est condamné égalisent par le bas les différences entre ouvriers et détruisent les bases mêmes des" privilèges" de certaines minorités, même au sein de la classe ouvrière en Angleterre. Ainsi, dans un débat au sein de l'Association Internationale des Travailleurs (1ère Internationale), il dit: "En l'occurrence, cela (l'adoption de la motion de Halos sur la section irlandaise dans l'AIT) ne ferait que renforcer l'opinion déjà trop longuement répandue parmi les ouvriers anglais selon laquelle, par rapport aux irlandais, ils sont des êtres supérieurs et représentent une sorte d'aristocratie comme les blancs des états esclavagistes se figuraient l'être par rapport aux noirs"([4] [8]).  Et Engels annonce comment c'est la crise économique qui va se charger de balayer cette opinion déjà trop largement répandue:

"Avec la ruine de la suprématie industrielle, la classe ouvrière d'Angleterre va perdre sa condition privilégiée.  Dans son ensemble -y compris avec sa minorité privilégiée et dirigeante- elle se verra alignée au niveau des ouvriers de l'étranger". (idem)

Et parlant des vieux syndicats qui regroupaient exclusivement et jalousement les ouvriers les plus spécialisés:

"Finalement, elle (la crise aiguë du capitalisme)devra éclater, et il faut espérer qu'elle mettra fin alors aux vieux syndicats".

L'expérience pratique des luttes ouvrières au XXème siècle avec ses "nouvelles" formes d'organisation fondées sur les assemblées générales et leurs délégués organisés en comités ou en conseils a effectivement mis fin non seulement aux vieux syndicats d'ouvriers spécialisés, mais aussi aux syndicats de tout genre, inévitablement fondés sur des catégories strictement professionnelles.  C'est pour renforcer le mouvement par l'indispensable unité de la classe ouvrière qu'Engels parlait d'une "sorte d'aristocratie" ouvrière.

C'est une falsification grossière que d'en déduire la nécessité de diviser la classe ouvrière.

 Pour en finir avec les références "marxistes", signalons ponctuellement la trouvaille de "Operai e Teoria" qui prétend trouver dans Marx une explication aux antagonismes qui opposeraient les ouvriers entre eux.

 "Tous les ouvriers ensemble organiquement produisent de la plus-value, mais pas tous la même quantité parce qu'il ne sont pas tous soumis à l'extorsion massive de plus-value relative".

 De toute évidence, ces gens ne se sont même pas donné la peine de savoir ce qu'est la "plus-value relative".  Par ce terme, Marx définit le phénomène de l'accroissement du temps de travail volé par le capital à la classe ouvrière grâce à l'accroissement de la productivité.

 Contrairement à l'extraction de la "plus-value absolue" qui dépend essentiellement de la durée du temps de travail, la "plus value relative dépend de la productivité sociale en premier lieu de l'ensemble des ouvriers.

L'accroissement de la productivité se traduit par le fait qu'il faut moins d'heures de travail pour produire une même quantité de biens.  L'accroissement de la productivité sociale se traduit par le fait qu'il faut moins de temps de travail social pour produire les biens de subsistance.

Les produits nécessaires à l'entretien de la force de travail, ceux que l'ouvrier doit acheter avec son salaire contiennent de moins en moins de valeur. Même s'il peut désormais s'acheter deux chemises au lieu d'une, ces deux chemises ont coûté moins de travail à être produite qu'une seule auparavant grâce à l'élévation de la productivité.  La différence entre la valeur du travail fourni par l'ouvrier et la valeur de la contre-partie qu'il reçoit sous forme de salaire, la plus-value que s'approprie le capitaliste, augmente même si la durée absolue de son travail reste inchangée.

La plus-value relative c'est l'exploitation par le renforcement de la domination de 1'emprise de domination du capital sur toute la vie sociale.([5] [9]) Elle est la forme d'exploitation la plus collective dont soit capable une société de classe.(C'est pourquoi elle est la dernière.)

En ce sens elle est subie par tous les ouvriers avec une intensité égale.

Le développement du recours à la plus-value relative ne conduit pas à un développement d'antagonismes économiques au sein de la classe ouvrière comme le prétend 0 et T", mais au contraire à 1'uniformisation de sa situation objective face au capital.0 

On ne peut lire Marx avec des yeux de sociologues staliniens.

Certains courants politiques en provenance du maoïsme affichent un anti-syndicalisme radical. Cela crée des illusions en paraissant être un pas en avant vers des positions de classe.  Mais la théorie qui soutend cette position ainsi que les conclusions politiques auxquelles elle conduit font de cet anti-syndicalisme un nouvel instrument de division de classe ouvrière.


Ce qui a rendu caduque historiquement la forme d'organisation syndicale pour le combat ouvrier, c'est précisément son incapacité à permettre une véritable unification de la classe. L’organisation par branches, par métiers, sur un plan strictement économique ne permet plus l'unification indispensable à l'efficacité de toute lutte dans le capitalisme totalitaire.


Rejeter les syndicats pour diviser autrement, c'est à cela que conduit l'anti-syndicalisme fondé sur "l'anti-aristocratie ouvrière".

R.V.

 

 

 

 


[1] [10] il s'agit d'un article où  0 e T tente de répondre aux critiques de Battaglia Comunista (Pcint.) qui, tout en étant "léniniste" leur reproche :

-de"favoriser le processus capitaliste de division de la classe ouvrière" ;

-de faire reposer leur théorie sur"la fausseté objective des privilèges" au sein de la classe ;

-de ne pas comprendre "la tendance du capitalisme dans sa phase de crise à provoquer un appauvrissement progressif des conditions de vie de tout le prolétariat et donc à réaliser l'unification économique de celui-ci".

BC a certainement raison dans ces critiques, mais ne va pas jusqu'au bout, de crainte de mettre en question la parole du "maître".

[2] [11] Les "compromis"que devait faire passer la IIIème Internationale avec les partis sociaux-démocrates dès 1920, au détriment de tendances ouvrières taxées d"ultra-gauchisme", ont trouvé une justification théorique dans l'ambiguïté du terme "ouvrier-bourgeois" employé à l'égard des partis social-démocrates patriotes.  L'Internationale de Lénine en arriva ainsi jusqu'à demander aux communistes anglais de s'intégrer dans le parti "travailliste" !

[3] [12] Marxist Worker, N°l, en     1979.  "25 years of struggle. Our history".

[4] [13] Extrait d'une intervention à la séance du conseil général de l'AIT en Mai 1872.  Cité par Dangeville dans K-Marx.  F-Engels - Syndicalisme, Tome 1.

[5] [14] La prédominance par la plus value relative sur la plus value absolue constitue une des caractéristiques essentielles de ce que Marx appelle "la domination réelle de capital".

 

Courants politiques: 

  • Bordiguisme [15]

Heritage de la Gauche Communiste: 

  • La Révolution prolétarienne [16]

La question syndicale, après 1920 : comment les groupes révolutionnaires ont tire les leçons du passe

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L'après-guerre va marquer une sorte de tournant, une sorte de croisée des chemins pour les groupes communistes internationalistes : le trotskisme et sa logique étaient passés dans le camp bourgeois, la nature de classe capitaliste de l'URSS était définitivement tranchée, les illusions sur une éventuelle vague révolutionnaire s'évanouirent rapidement; dans ce contexte, il s'agissait donc de tracer des lignes générales pour le futur, tant du point de vue du développement du capitalisme mondial que du point de vue de la lutte de classes. 

LA GAUCHE COMMUNISTE

 En ce qui concerne la question syndicale, la gauche communiste de France ("Internationalisme") issue du courant de la gauche italienne, après quelques hésitations, sut développer une analyse claire de la nécessaire rupture avec les syndicats

 "Les luttes ouvrières ne peuvent se mouvoir et se faire qu'en dehors des syndicats par la constitution dans chaque lutte d'organismes nouveaux que sont les comités de grève, les comités locaux de lutte, les conseils ouvriers. Ces organismes ne vivent qu'autant que subsiste la lutte elle-même et disparaissent avec elle.  Dans la période présente, il est impossible de construire des organisations de masse permanentes.  Cela ne deviendrait possible que dans la période de lutte généralisée du prolétariat, posant à l'ordre du jour la révolution sociale. Vouloir maintenir une organisation permanente actuellement sous la forme de minorités ou de fractions dans les anciens syndicats ou en formant de nouvelles centrales syndicales, ou syndicats autonomes et syndicats d'usine, ne mène à rien et trouble le processus de prise de conscience des ouvriers.  Finalement, les nouveaux syndicats ne se maintiendront qu'en devenant autant d'organisations anti-ouvrières que les anciennes ou deviendront simplement des sectes. ( ) C'est en cela que réside la différence fondamentale entre l'attitude des révolutionnaires face aux syndicats réformistes d'hier qu'ils pouvaient chercher à transformer et à  faire servir pour la défense des intérêts immédiats des ouvriers et les syndicats dans la période présente du capitalisme d'Etat qui ne sont et ne peuvent être que des organismes de l'Etat, et qui, tout comme l'Etat capitaliste, doivent être dénoncés et combattus par les révolutionnaires et brisés par l'action de classe du Prolétariat". ("Internationalisme"N°22, mai 1947)

 Cette position n'était pourtant ni une innovation théorique, ni une rupture avec l'esprit de la fraction italienne regroupée autour de "Bilan" ([1] [17]).'Déjà, au sein de "Bilan" s'étaient dégagées certaines orientations remettant en cause à terme l'engagement des révolutionnaires dans les syndicats.  Dans un rapport sur la situation internationale, Vercesi, un des principaux animateurs de "Bilan" avait jeté les bases d'une remise en cause du syndicalisme

 "L'époque impérialiste du capitalisme se révèle être celle où la zone déterminant le contraste de classe est celle dont les objectifs ne sont plus limités aux luttes partielles, mais seulement à la lutte suprême pour la révolution communiste. ( Les fractions de gauche se relient au processus réel de la lutte de classes à la condition toutefois de ne pas conditionner l'appartenance de leurs membres aux organisations syndicales, à la discipline que ces dernières, encastrées dans 1'appareil de l'Etat capitaliste  (souligné par nous), pourraient leur imposer.  Les tendances qui agissent au sein des organisations syndicales dans le but de déboucher sur une action de classe des ouvriers, et qui proclament leur discipline aux directions (devenues des représentants de l'Etat capitaliste au sein des masses), proclament par voie détournée leur discipline à l'Etat capitaliste lui-même." ("Bilan" n°41, mai-juin 1937)

 C'est contre cette optique que Bordiga et sa tendance vont lutter au sein du Parti Communiste Internationaliste d'Italie (PCI), reconstitué après-guerre sur des bases volontaristes.  Dans un premier temps, on assista donc à un retour aux Thèses de l'Internationale Communiste

 "Le parti aspire à la reconstruction d'une confédération syndicale unitaire, indépendante des commissions d'Etat et agissant avec les méthodes de la lutte de classe et de l'action directe contre le patronat, depuis les revendications locales et de catégories jusqu'aux revendications générales de classe. (…) Les communistes ne proposent et ne provoquent la scission des syndicats du fait que les organismes de direction seraient conquis ou détenus par d'autres partis"

(Plate-forme politique du P.C.I. 1946)

 Pourtant, deux ans plus tard, le congrès du PCI déclarait à propos de la question syndicale

 "Le Parti affirme catégoriquement que le syndicat actuel est un organe fondamental de l'Etat capitaliste, ayant pour but d'emprisonner le prolétariat dans le mécanisme productif de la 'collectivité nationale'.  Cette caractéristique d'organe étatique est imposée aux organismes syndicaux et de masse par les nécessités internes du totalitarisme capitaliste. (… ) C'est pourquoi, on doit rejeter catégoriquement toute perspective de redressement du syndicat, toute tactique visant à la "conquête" de ses organes centraux ou locaux, toute participation à la direction des commissions internes et  organismes syndicaux en général.  La classe ouvrière, au cours de son attaque révolutionnaire, DEVRA DETRUIRE LE SYNDICAT comme un des mécanismes les plus sensibles de la domination de classe du capitalisme". ("Battaglia Communista" n'19. 3-10 juin 1948)

 Malgré les aspects positifs de cette déclaration, le PCI n'avait pas véritablement tranché la question syndicale et laissait la porte ouverte à l'activité "syndicaliste" du Parti.  En fait, le courant bordiguiste était tiraillé par plusieurs tendances qui exprimaient l'immaturité d'une organisation qui se voulait "le Parti", indépendamment du niveau de la lutte de classe, indépendamment de l'état du milieu révolutionnaire international, indépendamment même de l'absence d'une clarification théorique suffisante sur des points aussi cruciaux que les enseignements de la contre révolution en Russie, la nature de la période historique du capitalisme, la question du parti, etc.. Toutes ces contradictions vont aboutir à la scission du PCI en 195Z, la tendance de Bordiga publiant une nouvelle revue "Il Programma Comunista" et la tendance Damen continuant la parution de "Battaglia Comunista".  Il faut noter qu'en France, le courant bordiguiste (Fraction française de la gauche communiste) avait déjà souffert deux scissions dont la seconde avait vu une bonne partie du groupe rejoindre "Socialisme ou Barbarie", groupe issu de la Quatrième Internationale trotskiste et qui rejetait l'analyse de l'URSS comme "Etat ouvrier", sans d'ailleurs se rattacher à la tradition de la gauche communiste.

 Le groupe de Bordiga va exprimer un véritable recul théorique au sein d'un milieu révolutionnaire considérablement déboussolé.  Rejetant tout le travail et les acquis de "Bilan", Bordiga va développer une orientation soi-disant orthodoxe de retour au "marxisme invariant" qui sera en fait une caricature dogmatique de certaines positions de l'Internationale Communiste et un retour aux erreurs de Lénine sur les questions nationale et syndicale.

 Si "Battaglia Comunista" va se tenir à une position ambiguë sur le problème de l'activité syndicale des révolutionnaires, "Programma Comunista" va devenir un modèle d'inconstance et d'hésitation dans les années qui vont suivre ([2] [18]).

AUJOURD’HUI, LE PCI - PROGRAMME COMMUNISTE

 Au moment où des groupes issus du trotskisme comme "Socialisme ou Barbarie" ou le groupe de Munis (aujourd'hui "Alarme" tentaient d'élaborer une critique du syndicalisme, le P.C.1. (Programme Communiste) allait se retrouver en deçà même de certaines positions de Trotski et de celles de "Bilan".  Ainsi, dans les années 60, on pouvait lire dans les premiers numéros du "Prolétaire"(journal en France du PCI) des analyses qui ne sont pas à la gloire du mouvement révolutionnaire et qui relevaient de la myopie la plus avancée.  Dans un article intitulé "Les révolutionnaires doivent-ils militer dans les syndicats révolutionnaires ?", on pouvait lire :

 "Mais la contre-révolution ne peut détruire le programme communiste, l'âme même, la conscience impersonnelle de la classe où sont consignés le but qu'elle doit atteindre et les moyens qu'elle doit employer pour y parvenir.  Le travail qui incombe aux quelques éléments qui sont restés sur le terrain de la défense de ce programme, est d'expliquer celui-ci. Ils doivent le faire dans les organisations réactionnaires que sont devenus les syndicats, parce que ceux-ci, bien que momentanément dirigés par des équipes de bonzes qui font adopter des positions allant à l'encontre des intérêts les plus immédiats des ouvriers, sont des organes de la classe prolétarienne : "car toute la tâche des communistes est de savoir convaincre les retardataires, de savoir travailler parmi eux et non de se séparer d'eux par des mots d'ordre "de gauche"d'une puérile invention' (Lénine)".

("Le Prolétaire" n°6)

 Cette perspective était d'autant plus erronée que le PCI traçait une frontière de classe entre la C.G.T. stalinienne et les autres syndicats considérés comme "jaunes" :

 "La C.G.T. est en France la seule organisation syndicale rattachée à une tradition authentiquement prolétarienne (!) (... ) C'est donc au sein de la C.G.T. que le parti de classe de demain doit s'efforcer de faire entendre sa voix... "

("Programme Communiste" n°31 - 1965)

 Dans cette vision, le PCI allait jusqu'à dénoncer les tractations unitaires de la C.G.T. à l'égard de F.O. et de la C.F.T.C. comme si cela était contre-nature.  Dans sa lancée, il posa même la possibilité de quitter le syndicat :

 "Lorsque statutairement, il ne sera plus possible de préconiser la lutte de classe et sa ligne politique dans les syndicats, ces organismes n'auront plus rien de prolétarien et agir en leur sein n'aura plus de sens pour des révolutionnaires".  Peut-être faudra-t-il en passer par-là".

("Le Prolétaire" n°6)

 Non seulement le PCI distinguait encore des syndicats "prolétariens" à côté des syndicats "jaunes", mais encore il ne fixait rien de moins que le but de les conquérir, remettant en cause ses propres positions de 1'après-guerre ! Jusqu'en 72, le PCI va développer une orientation de "syndicalisme de classe" au sein de la C.G.T., critiquant l'entrisme dans les autres syndicats, comme l'expliquait un article intitulé "Pas dans les syndicats jaunes ! "

 "Là où les militants du parti de classe pourraient parler, il n'y a rien à faire pour la défense des intérêts du prolétariat, là où il y aurait une seule chance d'agir, on se garde bien de les laisser parler.  La lutte de classe, dans la phase totalitaire et impérialiste passe A L'INTERIEUR du syndicat.  On DOIT lutter contre l'opportunisme dans la C.G.T.. on NE PEUT PAS le faire dans les syndicats jaunes 1".

("Le Prolétaire" n°75 - février-mars 1970)

 S'apercevant, un peu tard, qu'on ne pouvait attribuer à la C.G.T. une nature de classe différente des autres syndicats, que sa fonction était similaire, c’est à dire tout à fait contre révolutionnaire, le PCI décida en 1972 de rejeter "les directives de défense du syndicat de classe, puis de reconstitution du syndicat de classe comme une répétition vide des années 20... " ("Le Prolétaire" N°128 - mai-juin 1972) tout cela, pour justifier l'entrisme... dans les syndicats 1

    Pour ce faire, le PCI n’hésita pas à aller chercher des arguments chez Trotski qui défendait en 1940 l'intervention des révolutionnaires dans tous les syndicats, y compris les syndicats fascistes.

Le plus étonnant dans ce revirement n'était pas la décision somme toute "logique" d'intervenir dans les syndicats et dans tous les syndicats, mais l’absolue insouciance théorique et historique des bordiguistes, qui, tout en rejetant la théorie de la décadence impérialiste ne voyaient aucun lien entre cette question et celle du syndicalisme. Au moins, Trotski d'avant-guerre, dans la lignée de l'Internationale Communiste comprenait que la décadence du capital modifiait les données du problème syndical.  Malheureusement, il en tira des conclusions "tactiques" désastreuses qui firent ultérieurement du trotskisme un appendice de la contre-révolution, notamment à travers son activité syndicale !

Le PCI, incapable de tirer les leçons d'une telle expérience, au moment où la classe reprenait le chemin de sa lutte historique, était tout juste capable de rebalbutier les erreurs faites trente années auparavant ! En fait, en 1972, le PCI venait confirmer son incompréhension totale de la période historique et s'investissait encore plus dans le travail syndical au moment où les prolétaires commençaient à rompre avec les syndicats, les déborder et même à les affronter !

 Mis à part le PCI et les différentes ruptures "orthodoxes" qu'il a subies ces dernières années ("Il Partito Comunista"notamment) dont la sclérose avancée ne semble plus pouvoir être enrayée, i1 faut prendre en considération l'évolution de tout un courant qui a subi la double influence des thèses conseillistes et des positions de "Socialisme ou Barbarie" (I.C.O.,Pouvoir Ouvrier, GLAT en France, Solidarity en Grande-Bretagne, Collegamenti en Italie, divers groupes conseillistes américains, etc.) et qui a développé sur la question syndicale des positions incomplètes et surtout ambiguës.  Faute d'une analyse sérieuse de la décadence capitaliste, ce courant n'a pas su créer les caractéristiques de la lutte du prolétariat dans la phase historique actuelle et s'est fourvoyé dans une série d'impasses qui a provoqué la disparition de la plupart des groupes qui le composaient.

 "SOCIALISME OU BARBARIE"

 
Pour comprendre ces positions et leurs dangers, i1 est nécessaire de revenir sur la trajectoire du groupe "Socialisme ou Barbarie" qui a dans un sens cumulé les erreurs à ne pas faire sur le problème syndical, erreurs qui restent d'actualité notamment pour les nouveaux groupes prolétariens confus qui surgissent aujourd'hui.  Après avoir rompu avec le trotskisme, "Socialisme ou Barbarie" va s'engager dans la voie de l'innovation et du rejet de la tradition des Gauches Communistes, notamment de la Gauche Italienne.  Cette orientation se concrétisa par  la thèse que le bloc russe représentait le pouvoir d'une nouvelle classe exploiteuse : la bureaucratie opposée aussi bien à la bourgeoisie capitaliste classique qu'à la classe ouvrière.  "Socialisme ou Barbarie" ne sut pourtant pas se prononcer clairement sur le caractère progressiste ou non d’une telle classe non "prévue" par le marxisme, et, de là, il s'ensuivit chez ce groupe une incapacité à déterminer des positions solides à l'égard des partis staliniens (représentants d'une nouvelle classe ?), des forces nationalistes du "tiers-monde", des contradictions inter-impérialistes, et aussi des syndicats.  Dans un article de 1958, "Socialisme ou Barbarie" exprimait sa vision des rapports entre les syndicats et la classe ouvrière :

 "Les Syndicats ne sont plus que des "intermédiaires" entre les travailleurs et le patronat, dont  le rôle est de calmer les travailleurs, de les maintenir attachés à la Production, d'éviter qu’il y ait des luttes en obtenant de temps en temps, et lorsque cela ne gêne pas trop le patronat, quelques concessions (...). Si les syndicats peuvent agir ainsi, c'est que, depuis longtemps, ils ne sont plus dirigés par la masse de leurs adhérents. La bureaucratie qui les dirige, formée de permanents privilégiés, échappe entièrement au contrôle de la base. Il y a certainement beaucoup de professions, de localités ou d'entreprises où les sections syndicales ou bien les syndicats locaux restent liés à leurs adhérents et essaient d'exprimer leurs aspirations.  Et certainement la grande majorité des militants syndicaux de base sont des militants ouvriers sincères et honnêtes.  Mais, ni ces militants, ni les sections qu'ils animent, ne peuvent influer sur l'attitude des Fédérations ou des Confédérations.  Plus on s'approche des sommets de l'organisation syndicale, plus on constate que celle-ci mène sa propre vie, suit sa propre politique, indépendamment de  sa base" ("Socialisme ou Barbarie",  n°23, janvier-février 1958).

 C'est de cette base syndicale que "Socialisme ou Barbarie" qui continuait à défendre le travail à l'intérieur des syndicats attendait en fait un renouveau, c'est-à-dire l'émergence d'un nouveau syndicalisme réellement contrôlé par les travailleurs. Et si "Socialisme ou Barbarie" prônait la nécessité de l'auto-organisation des ouvriers dans la lutte, c'était avec le secret espoir d'y voir les bases de nouvelles organisations permanentes de la classe

 "Il faut que les organes de lutte créés par les travailleurs, et en particulier les comités de grève démocratiquement élus, ne se dissolvent pas une fois les revendications satisfaites. Il faut que ces organes se maintiennent, qu’ils organisent leurs contacts permanents d'entreprise à entreprise et de localité à localité, qu'ils proclament publiquement leur intention de contrôler l'évolution de la situation en général et du Pouvoir d'achat en particulier, et d'appeler à nouveau les travailleurs à la lutte à la moindre tentative, d'où qu'elle vienne d’attenter à leur niveau de vie" (idem).

 Puis ces illusions vont peu à peu disparaître pour laisser la place à une Vision plus "moderniste" mais toujours aussi ambiguë et confuse :

 "Les organisations traditionnelles s'appuyaient sur l'idée que les revendications économiques forment le problème central pour les travailleurs, et que le capitalisme est incapable de les satisfaire.  Cette idée doit être catégoriquement répudiée car elle ne correspond en rien aux réalités actuelles. L'organisation révolutionnaire et l'activité des militants révolutionnaires dans les syndicats ne peuvent pas se fonder sur une surenchère autour des revendications économiques tant bien que mal défendues par les syndicats et réalisables par le système capitaliste sans difficulté majeure (souligné par nous).  C'est dans la possibilité des augmentations de salaire que se trouve la base du réformisme permanent des syndicats et une des conditions bureaucratique irréversible.  Le capitalisme ne peut vivre qu'en accordant des augmentations de salaire, et pour cela, des syndicats bureaucratisés et réformistes lui sont indispensables.  Cela ne signifie pas que les militants révolutionnaires doivent nécessairement quitter les syndicats ou se désintéresser des revendications économiques, mais que ni l'un, ni l'autre ce ces points n'ont l'importance centrale qu'on leur accordait autrefois". ("Socialisme ou Barbarie", n°35, janvier-mars 64).

 Deux erreurs de fond caractérisaient ces thèses, erreurs qui allaient amener la disparition de ce groupe et son tronçonnement en plusieurs appendices.  La première résidait dans l'incapacité à reconnaître la décadence du mode de production capitaliste et la nature catastrophique des crises économiques dans cette phase.  Pour "Socialisme ou barbarie" qui avait vu l'émergence d'une nouvelle classe historique et qui n'avait connu comme groupe que la phase de reconstruction de l'après guerre, il y avait certes une nouvelle époque de restructuration, de revitalisation de la société divisée en classes et non pas une période de déclin posant la question de la nécessité historique de la révolution communiste.  La vision profondément pessimiste de "Socialisme ou Barbarie" de la période était en même temps liée à une incapacité à rompre avec une des principales forces de la contre-révolution : le syndicalisme.  En accordant aux syndicats un rôle encore "réformiste", "Socialisme ou Barbarie" justifiait en quelque sorte leur existence auprès des travailleurs, perpétuait l'illusion des réformes toujours possibles et posait la révolution comme un besoin moral détaché des contingences immédiates.  Cette position était une rupture franche avec le marxisme et ouvrait la voie au modernisme, c'est-à-dire au rejet du prolétariat comme SEULE force révolutionnaire. Dans la mesure où le capitalisme était censé améliorer la condition immédiate du prolétariat de façon permanente, il n'y avait plus de raisons pour que celui-ci devienne son fossoyeur. C'est donc en toute logique que le principal animateur de ce groupe,  Chaulieu-Cardan-Castoriadis, rejeta le marxisme au moment même où le prolétariat mondial recommençait à lutter contre les premiers effets de la crise.

 Cependant, tout un courant issu de "Socialisme ou Barbarie" perpétua le côté "ouvriériste" et volontariste du groupe.  Ce fut le cas de "Pouvoir ouvrier" qui justifiait sa présence dans les syndicats en les présentant comme des organes défendant les "intérêts immédiats" des travailleurs tout en voulant conserver le capitalisme, comme des organes ayant une "double nature", ouvrière en temps de calme social, "contre-révolutionnaire" en période de lutte de classe.  Non seulement "Pouvoir Ouvrier" rééditait la vieille erreur consistant à opposer intérêt immédiat de la classe et lutte…, pour la révolution mais en plus prétendait comme les gauchistes en tant que groupe révolutionnaire assurer des tâches à ces deux niveaux antagoniques ! Au moins le modernisme était logique en dénonçant les luttes revendicatives comme des moments de soumission au capital, "Pouvoir Ouvrier ", au contraire, se complaisait dans une position semi-trotskisante, se bornant à regretter l'étroitesse de vue des directions syndicales quand même utiles au prolétariat.

 On peut dire que cette confusion entre luttes revendicatives de la classe et action des syndicats est un des points cruciaux de l'incompréhension de ce que doit être l'attitude des groupes révolutionnaires face aux syndicats.  Si les révolutionnaires combattent les syndicats, c'est justement parce que ceux-ci ont comme rôle de faire avorter les luttes revendicatives, de détruire leur potentialité POLITIQUE et REVOLUTIONNAIRE.  Ce sont les syndicats et les gauchistes qui tentent justement d'opposer le caractère revendicatif des luttes ouvrières à leur contenu objectivement POLITIQUE dans la décadence.  Ce contenu révolutionnaire est d'autant plus latent qu'il n'y a plus de place pour une POLITIQUE REFORMISTE EFFECTIVE comme au XIXème siècle.  C'est pourquoi la lutte contre les syndicats est un point crucial pour la classe à tout moment de sa lutte. Aujourd'hui, le développement général des luttes revendicatives de la classe ouvrière mondiale est le creuset dans lequel se forge l'activité consciente du prolétariat à travers la rupture avec l'encadrement contre-révolutionnaire des syndicats.  Cette activité consciente ne peut que s'opposer à la FORME et au CONTENU des syndicats ce point essentiel qui est à la base du rejet de" l'activité des révolutionnaires au sein des syndicats a donné lieu à des caricatures ou des incompréhensions dues d'abord à un bilan insuffisant de la vague révolutionnaire des années 20.
 

AUJOURD'HUI : LE FOR, LE GCI, LE PIC

 C'est sur ce dernier plan qu'il faut développé la critique de groupes comme le FOR, le Groupe Communiste Internationaliste (GCI) et aussi le PIC (Jeune Taupe) ([3] [19]).  Tous ces groupes font la critique des syndicats et rejettent tout travail en leur sein.  Mais, en même temps, ces groupes ne parviennent pas à saisir ce qu'a représenté le surgissement des Conseils Ouvriers en tant que forme d'organisation unitaire de la classe.

 Ce qu'a représenté le Conseil Ouvrier, le soviet, comme nouvelle forme d'organisation du prolétariat, c'était une rupture de fond avec l'organisation syndicale.  Le Conseil était d'abord un organe POLITIQUE de masse dont la pratique ne pouvait qu'être antagonique aux syndicats, la nature "anti-bureaucratique" du Conseil Ouvrier n'est pas une question formelle mais une question de vie du Conseil lui-même.  Ce caractère déterminant des Conseils Ouvriers fut ainsi décrit par Trotski dans son ouvrage sur 1905

 "Le Conseil des députés ouvriers fut formé pour répondre à un besoin objectif, suscité par les conjonctures d'alors : il fallait avoir une organisation jouissant d'une autorité indiscutable, libre de toute tradition, qui grouperait du premier coup les multitudes disséminées et dépourvues de liaison ; cette organisation devait être un confluent pour tous les courants révolutionnaires à l'intérieur du prolétariat ; elle devait être capable d'initiative et se contr6ler elle-même d'une manière automatique ; l'essentiel, enfin, c'était de pouvoir la faire sortir de terre dans les 24 heures.  L'organisation sociale-démocrate qui unissait étroitement, dans ses retraites clandestines, quelques centaines, et, par la circulation des idées, plusieurs milliers d'ouvriers à Petersbourg, était en mesure de donner aux masses un mot d'ordre qui éclaircirait leur expérience naturelle à la lumière fulgurante de la pensée politique, mais le parti n'aurait point  été capable d'unifier par un lien vivant, dans une seule ORGANISATION, les milliers et les milliers d'hommes dont se composait la multitude... Le soviet organisait les masses ouvrières, dirigeait les grèves et les manifestations, armait les ouvriers, protégeait la population contre les pogroms.  Mais d'autres organisations révolutionnaires remplirent la même tâche avant lui, à côté de lui et après lui ; elles n'eurent pourtant pas l'influence dont le soviet jouissait. Le secret de cette influence est en ceci : cette assemblée sortit ORGANIQUEMENT du prolétariat au cours de la lutte directe, prédéterminée par les événements, que mena le monde ouvrier POUR LA CONQUETE DU POUVOIR... Le soviet réalisait le pouvoir dans la mesure où la puissance révolutionnaire des quartiers ouvriers le lui garantissait... Le soviet devient immédiatement l'organisation même du prolétariat ; son but est de lutter POUR LA CONQUETE DU POUVOIR REVOLUTIONNAIRE".

(Trotski, extraits de 1905).

 Ce que Trotski indiquait, c'est que le Conseil Ouvrier était en fait la FORME la plus apte à exprimer l'activité révolutionnaire du prolétariat et il ne s'agissait pas pour lui de nier le rôle des organisations révolutionnaires, du Parti, mais de montrer- la SUPERIORITE fondamentale des Conseils Ouvriers comme centre vital de l'action consciente de la classe.  C'est la permanence de l'activité révolutionnaire des masses ouvrières qui permet au Conseil d'exister.  Bien au contraire, ce qui caractérisa au départ les syndicats, c'était leur tendance au conservatisme de par leur fonction et leurs liens avec la classe ouvrière.  C'est ce point qu'un groupe comme le GCI ne comprend absolument pas

 "Pour plusieurs raisons, le problème fondamental d'une alternative ouvrière face aux syndicats n'est pas une question de forme d'organisation.  En premier lieu, le remplacement de la forme syndicale par une forme différente (le conseil, par exemple), n'implique pas obligatoirement la rupture avec le réformisme et peut même représenter l'une ou l'autre de ses formes extrêmes"

("Le Communiste", n° 4, page 29).

 L'indifférence à la question des formes d'organisation du prolétariat est en fait une indifférence à son expérience historique qui est à la base de la compréhension de l'importance de cette question.  Il ne s'agit pas de faire ici une idéalisation des Conseils Ouvriers qui peuvent dégénérer rapidement dans certaines conditions, qui peuvent être détruits de l'intérieur par des forces bourgeoises. Il s’agit de RECONNAITRE le processus qui exprime l'activité révolutionnaire de la classe dans la phase de décadence.  Un groupe incapable d'assurer cette analyse ne peut qu'osciller entre l'attentisme et le volontarisme.  C'est le cas du FOR qui, ne sachant pas comment la classe lutte et s'organise, porte sur le passé et le présent les jugements les plus contradictoires; ainsi, pour ce groupe, il y avait une révolution prolétarienne en 36 en Espagne

 "En Espagne 36 par contre, il n'existait pas un seul conseil avant que le prolétariat ne mit en pièces l'armée nationale et, avec elle, toutes les structures capitalistes".

(Texte présenté par le FOR à la 2ème Conférence Internationale - compte-.rendu page 36).

 L'indifférence par rapport à la question de l'organisation du prolétariat amène ainsi à des erreurs tragiques qui consistent à voir la révolution alors qu'il n'y a que la mobilisation contre-révolutionnaire du prolétariat derrière des intérêts qui lui sont étrangers.  En Espagne, non seulement il n'y avait plus de groupes communistes internationalistes conséquents, mais il n'y avait même pas la base même d'une action organisée et consciente de la classe qui fut entraînée au massacre. Aujourd'hui, le FOR, malgré la multiplicité des signes qui révèlent une reprise de la vie de la classe ouvrière, prononce une sentence tout aussi arbitraire et irresponsable :

 "Aujourd'hui, la majorité des grèves sont des grèves misérables qui, loin de démontrer la combativité révolutionnaire du prolétariat, marquent en fait sa profonde soumission... Les grèves d'aujourd'hui pour la grande majorité des cas sont en fait des NON-GREVES qui, loin de faire trembler le système dans son ensemble, le renforcent".

("Alarme" n° 3, janvier 1979).

 
En voulant opposer aux luttes et aux grèves encore encadrées par les syndicats un contenu réellement "subversif", ces groupes se contentent d'émettre des vœux pieux, des souhaits qui, aussi justes soient-.ils, n'aident en rien l'action de la classe ouvrière.  Nous sommes dans une période où les positions des révolutionnaires sur le contenu et la forme des luttes peuvent commencer à avoir une influence sur le cours des choses.  La critique, la dénonciation des syndicats doit porter sur tous les aspects de leurs interventions dans la classe; à ce moment-là, la question de savoir "comment lutter ?" est un point décisif pour la classe ouvrière.  Des révolutionnaires attachés à la seule critique des mots d'ordre revendicatifs de la classe seraient tout aussi inutiles à la classe ouvrière que des révolutionnaires obnubilés par la question du mode d'organisation de la lutte.  En ce sens, la rupture avec les syndicats et le syndicalisme n'est pas une simple position abstraite ou "de principe", elle prend aujourd'hui tout son sens PRATIQUE.  Si, dans la période de contre-révolution, la question syndicale, en l'absence de toute vie de la classe, avait pu avoir un caractère non directement essentiel, aujourd'hui, la compréhension HISTORIQUE de cette question est directement  liée à la compréhension de ce qu’est 1’auto-organisation du prolétariat.  La bataille au sein des luttes pour des Assemblées générales souveraines, pour des comités de grève élus et révocables est un ASPECT ESSENTIEL de l'intervention des révolutionnaires.  Et cela n'a rien à voir avec du fétichisme démocratique : la vie et l'activité consciente de la classe ouvrière est une condition nécessaire pour que celle-ci assume ses tâches révolutionnaires.  Contrairement à ce que pense le FOR, sans organes unitaires de masse, le prolétariat ne peut pas affronter l'Etat capitaliste.  Les petites organisations révolutionnaires, quand bien même elles gagneraient une influence, seraient bien incapables d'assurer ce rôle irremplaçable d'unificateur de la classe ouvrière.  Cette bataille pour l'auto-organisation de la classe dans ses luttes est inséparable de la dénonciation des syndicats et de leurs tactiques multiples partout où les ouvriers se posent la question de "comment lutter ?".

Les révolutionnaires doivent montrer en quoi ce mode d'organisation de lutte préfigure la lutte révolutionnaire du prolétariat, c'est-à-dire exige la rupture avec les forces contre-révolutionnaires de gauche et des syndicats.  Les assemblées générales doivent être la concrétisation de la rupture de la classe avec les syndicats, les comités de grève élus et révocables doivent être les embryons des Conseils d'usine et des Soviets.  Les groupes révolutionnaires qui sous-estimeraient l'importance cruciale pour la classe de se doter de tels organes s'avéreraient être des facteurs d'affaiblissement et de dispersion de l'activité de la classe ouvrière. Ce que le FOR et le GCI perpétuent, c'est un manque de confiance dans la force autonome du prolétariat qui les amène à développer une analyse parcellaire de son mouvement, à mythifier certains aspects secondaires des luttes, à sous-estimer d'autres aspects décisifs.

 Le PIC, quant à lui, reproduit aujourd'hui les vieux préjugés conseillistes "anti-parti", ce qui l’a amené à plusieurs reprises à des contorsions politiques tout à fait stériles sur la question de l'intervention des révolutionnaires l'amenant à  faire une séparation entre les "groupes ouvriers" et les organisations communistes (voir RI n° 43) et à développer un type de propagande abstrait axé sur la défense des buts finaux du prolétariat (abolition du salariat, des rapports marchands, à bas le droit au travail, etc.), comme si de tels mots d'ordre diffusés au sein des luttes pouvaient accélérer l'auto-organisation de la classe.  Là encore, il s'agit d'une démarche consistant à insister sur ce qui sépare, au niveau de la conscience, les révolutionnaires des autres prolétaires au lieu de mettre l'accent sur les nécessités des luttes telles qu'elles sont, de dire clairement ce que les prolétaires pensent confusément.  S'il est essentiel de défendre les buts historiques de la classe, de les mettre en avant à chaque étape des luttes, cela est insuffisant et procède d'ailleurs d'une démarche partitiste typique qui consiste à agir dans le seul but de gagner la classe aux "idées" communistes.  Le rôle des communistes dans la période est aussi de participer à toutes les étapes pendant lesquelles la classe reprend confiance en sa force et en sa capacité d'organisation autonome.

 Aujourd’hui dans une certaine mesure, la question syndicale comme telle commence à être dépassée. De plus en plus nettement, la lutte réelle va saper les dernières illusions syndicalistes auxquelles certains groupes restent attachés. Pour ces groupes il va falloir choisir et même choisir  rapidement s'ils ne veulent pas se retrouver au service de la contre-révolution, se traînant derrière le tacticisme anti-prolétarien des trotskistes.  Sur ce plan, il ne suffit pas de nuancer ses positions comme le fait actuellement le courant bordiguiste, il faut répondre clairement à la question de savoir si l'existence d'associations économiques prolétariennes est encore possible dans la décadence, si le ressurgissement de telles associations est un préalable à la révolution.  Mais pour toutes les autres organisations prolétariennes qui ont su dépasser cette fausse problématique se pose maintenant la question du mouvement autonome de la classe, la question de l'intervention des révolutionnaires dans ce mouvement, en fait, la question du Parti et de son rôle et aussi la question de sa formation.  Ce débat va devenir une question de plus en plus pratique et dans un sens, la résolution de ce qu'a été le problème syndical nous donne une partie des éléments de la résolution de ces "nouveaux" problèmes qui n'ont pas pu être tranchés lors de la dernière vague révolutionnaire.

 

Août 1980 - Chénier



[1] [20] Fort peu de textes de "BILAN" traitent directement de la question syndicale, mais même s'il y avait une sorte de position officielle qui restait attachée à l'optique léniniste, la reconnaissance de la décadence du capitalisme amena une tendance au sein de "BILAN" à réévaluer ce point des syndicats comme l'exprime notamment l'extrait du rapport de Vercesi cité plus loin dans cet article.

 [2] [21] Aujourd'hui, Battaglia Comunista reste toujours aussi confuse sur le point de l'activité syndicale des militants révolutionnaires.  D'un côté, ce groupe prône la formation de groupes d'usines "intemationalistes", sorte de courroie de transmission du Parti dans les entreprises, d'un autre côté, Battaglia Comunista défendait clairement lors de la Première Conférence Internationale la nécessité de la présence de ses militants dans les syndicats et parlait même d'une plate-forme syndicale du Parti (page 53 du compte-rendu), tout cela au nom de la tactique.

 [3] [22] En ce qui concerne la CWO, nous n'avons pas de divergences de fond et de principe sur la question syndicale avec ce groupe.  Cependant, à la lecture des critiques incessantes que la CWO porte au CCI sur la question de l'intervention dans les luttes immédiates, on peut relever que ce groupe, bien que virant au partitisme de secte, continue à défendre des préjugés conseillistes typiques faisant une distinction entre luttes partielles du prolétariat et luttes généralisées.  Ainsi, ce groupe se refuse à intervenir dans les organes de lutte des ouvriers si la lutte n'a pas atteint un certain niveau d'extension et d'auto-organisation. Par ailleurs, la CWO s'est mise à découvrir le caractère "positif" de certaines revendications économiques immédiates par rapport à d'autres qui seraient négatives.  Cette constatation empirique que chaque prolétaire peut faire par lui-même sans le secours au marxisme et qui consiste à comprendre par exemple que les augmentations en pourcentage sont moins "unificatrices" que les augmentations uniformes fait maintenant partie de 1 'arsenal programmatique de la CWO qui, dans ce cas-là, ne fait que reprendre les préjugés des bordiguistes.  Malheureusement, ce n'est pas en reprenant les erreurs des différents courants politiques qu’on arrive à développer une orientation cohérente, et, sur ce plan, la CWO a encore beaucoup à apprendre.

 

Courants politiques: 

  • Gauche Communiste [23]

Heritage de la Gauche Communiste: 

  • La question syndicale [24]

Réponse au COMMUNISME DE CONSEIL (Danemark)

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Les "21 Thèses du Communisme de Conseil aujourd'hui" écrites par un groupe de communistes de Conseil du Danemark expriment le fait que la résurgence des groupes et des idées révolutionnaires entamée en 1968 continue.  Ce n'est pas un hasard si ces Thèses sont parues au printemps 80, à la suite d'un haut niveau de lutte de classe en France, en Grande Bretagne, en Hollande, etc, et seulement quelques semaines avant la grève générale en Suède.  Nous ne pouvons ignorer en outre l'exemple magnifique donné récemment par la grève de masse en Pologne, qui confirme que nous sommes dans une période de montée de luttes de classe ouvrant la voie à une série d'insurrections prolétariennes.  Les contributions des camarades danois ne sont vues que dans cette optique -comme un autre signe des temps que nous vivons.  Espérons que leurs contributions stimuleront d'autres discussions et aideront à clarifier les positions dont les révolutionnaires ont besoin pour leur intervention dans cette période décisive de l'histoire.

 Nous ne croyons pas que la discussion entre révolutionnaires serve à marquer des points contre les autres groupes ou à comparer différentes informations locales de façon académique.  Nous croyons que les groupes révolutionnaires ont la responsabilité de discuter dans le but de clarifier leurs idées.  Ils le font parce qu'il est crucial d'avoir des idées claires quand on intervient dans la lutte de classe.  En fin de compte, c'est dans le feu de la lutte de classe, dans la pratique, que la validité des positions révolutionnaires est testée.  Les discussions entre groupes révolutionnaires sont donc une partie vitale de leur activité.  Avec ceci en tête, nous pensons que la façon la plus efficace pour les révolutionnaires d'intervenir dans la lutte de classe internationale, c'est de regrouper leurs forces sur des bases claires, et à une échelle internationale.  C'est un processus qui ne peut s'établir que grâce à une clarification politique systématique et fraternelle, qui permette la confrontation ouverte des idées.  C'est dans cet esprit, avec ce but ultime, que nous contribuons à la discussion entre révolutionnaires avec ces remarques critiques, en réponse aux "Thèses du communisme de conseil" 

I."LE CAPITALISME, LA CRISE, LA REVOLUTION, LE COMMUNISME"

 Cette partie des Thèses défend beaucoup de positions de classe qui font partie intégrante du mouvement communiste.  Les camarades affirment, avec Marx, que la seule solution progressive à la crise capitaliste, c'est la révolution prolétarienne. Ils défendent donc la dictature du prolétariat, sans l'identifier avec la domination d'un parti, comme le font les substitutionistes d'aujourd'hui.  Au lieu de cela, la dictature du prolétariat est identifiée avec la domination des conseils ouvriers :

"Le résultat de la révolution c'est la prise de possession autonome du pouvoir et de la production pour les besoins humains.  Le conseil ouvrier est donc l'élément fondamental de la lutte anti-capitaliste, de la dictature de la classe ouvrière re et de la société communiste future." (Thèse n°4).

Cependant, il est aussi affirmé que : 

" ... le capitalisme sera et devra être détruit dans le procès de production, c'est à dire dans la lutte autonome des ouvriers pour le contrôle de telle ou telle usine.  Les ouvriers sont directement et pratiquement les maîtres des machines." (Thèse n°2).

  Cette conception nous semble fallacieuse parce qu'elle place tout le centre de la lutte de classe au niveau de la production ou dans le procès de production, comme le fait la tradition anarcho-syndicaliste.  Mais l'histoire a prouvé que cette perspective est fausse.  De plus, il n'est pas vrai que les ouvriers sont directement et pratiquement les maîtres des machines.  Il est clair que le capitalisme possède et maîtrise les machines, et le capitalisme, ce n'est pas simplement du capital fixe, c'est avant tout un rapport social basé sur l'exploitation du travail salarié.  C'est vrai, les ouvriers ne peuvent s'émanciper sans détruire tout l'appareil hiérarchisé servant à l'exploitation qui règne dans l'industrie.  Mais, ce n'est pas seulement le despotisme à l'usine qui assure les conditions d'exploitation de la classe ouvrière.  Tout l'appareil politique de l'Etat aide à assurer, indirectement et directement, à l'aide de mystifications ou en utilisant ouvertement la terreur, la subordination totale du prolétariat au capitalisme.  L'Etat, comme nous le savons, fait partie de la superstructure du capitalisme.  Mais cela ne l'en rend pas moins décisif ou moins important.  Au contraire, en tant que gardien de tous les intérêts capitalistes, il joue un rôle bien plus pernicieux pour la classe ouvrière que les patrons ou les contremaîtres de telle ou telle usine particulière.

Les ouvriers devront donc détruire cette domination politique de l'Etat sur la société.  Les ouvriers prendront conscience de cette nécessité quand ils commenceront à se voir eux-mêmes comme une force capable de transformer l'ensemble de la société, et pas seulement une somme d'usines particulières, grâce à leur action de masse unitaire.  A partir de ce moment là, le mouvement de la lutte de classe prendra des proportions réellement insurrectionnelles.  Il est clair que les ouvriers ne peuvent apprendre à agir collectivement à cette échelle, s'ils restent à l'intérieur de "leur" usine particulière.  Ils doivent dépasser les séparations artificielles que leur impose le capitalisme, et qui sont symbolisées par les portes des usines.  Nous ne sommes donc pas d'accord non plus avec cette conception :

"La base de la révolution c'est le pouvoir économique des conseils, organisé sur la base de chaque usine, mais quand l'action des ouvriers est devenue si puissante que les organes même du gouvernement s'en trouvent paralysés, alors les conseils doivent aussi prendre en charge des fonctions politiques".

 Ici, nous voudrions faire remarquer que le "pouvoir économique des conseils", sur la base de chaque usine, est illusoire tant que l'Etat capitaliste domine encore la société et défend l'économie nationale.  La condition préalable de toute transformation économique et sociale réelle et durable, c'est l'abolition de l'Etat capitaliste.  Les conseils ouvriers, bien loin de devoir attendre de passer par une période de "pouvoir économique" avant d'assumer des fonctions politiques, doivent adopter immédiatement des fonctions politiques s'ils veulent survivre aux manœuvres de l’Etat.

 La récente grève de masse en Pologne confirme amplement cette tendance qui n'émerge clairement que dans la décadence du capitalisme (voir notre éditorial : "La dimension internationale des luttes ouvrières en Pologne" dans la Revue Internationale n°24).  Là, les mesures prises par les ouvriers pour se défendre économiquement se sont mêlées à des poussées politiques qui tendent vers la confrontation avec l'Etat, qui visent à exposer sa police terroriste secrète, etc.  Imaginer que pendant une grève de masse, les ouvriers devraient limiter leurs actions aux occupations d'usines, comme ils l'ont fait, malheureusement, en Italie en 1920, revient à limiter arbitrairement l'ampleur révolutionnaire de leurs activités.  La classe ouvrière n'a pas besoin de passer par une sorte d'apprentissage scolaire de "maîtrise de la production" pour pouvoir confronter l'Etat.

L'Etat ne peut pas être isolé ou paralysé si les ouvriers mènent des actions essentiellement défensives et isolées sur le lieu de production.  La seule façon de saper 1’Etat, c'est par un processus de double pouvoir, dans lequel les organes de domination de masse du prolétariat imposent sans cesse davantage leur volonté politique à l'Etat.  Ceci ne peut pas être un processus permanent, et très certainement, ça ne peut pas être non plus une "période d'apprentissage" permettant d'acquérir des qualifications en une prétendue maîtrise économique.  La période de double pouvoir, qui combine dès le début les offensives économiques et politiques, doit tôt ou tard aboutir à une tentative insurrectionnelle par les conseils ouvriers.  C'est la seule façon de renverser l'Etat.  Ne croyons pas que l'Etat, cette machine de terreur si rusée, acceptera tout simplement sa défaite du fait des occupations d'usines.

D'accord, il y aura un moment où l'offensive des conseils ouvriers sera si puissante que l'Etat devra reculer, et commencera même à se désintégrer.  Mais cela n'arrivera que si, dès le début, les organes ouvriers de masse réussissent à combiner les méthodes de lutte économiques et politiques.  Le processus de la grève de masse implique non seulement le contrôle des usines (de l'ensemble des usines, et non pas "une par une"), mais aussi l'armement croissant du prolétariat et de la population qui se range du côté des ouvriers (l'analyse de la grève de masse par Rosa Luxemburg dans "Grève de masse, parti et syndicats" nous parait être fort à propos pour la période actuelle.  Particulièrement les parties qui traitent des rapports entre les luttes politiques et économiques du prolétariat).

 Les conceptions que défendent les Thèses sur les conseils ouvriers nous paraissent similaires à celles d'Antonio Gramsci, le révolutionnaire italien, qui a théorisé son point de vue dans le journal "L'Ordine Nuovo" au début des années 20.  Gramsci déclarait que ses idées résultaient des expériences concrètes du prolétariat russe.  Mais en cela, il avait tort.  Toute la dynamique des soviets ouvriers en Russie de février à octobre 17 a consisté à s'opposer à l'Etat capitaliste de Kerenski.  Le mouvement des comités d'usine et pour le "contrôle ouvrier" faisait partie dès le début de cette attaque massive.  C'est un cas classique de dualité de pouvoir, comme Trotski le décrit si bien dans son "Histoire de la révolution russe".  C'était facile pour la classe ouvrière en mouvement de comprendre que si elle ne jetait pas Kerenski dehors, rien de durable ne pourrait être fait dans les usines.  Ce n'est qu'après le renversement de Kerenski en octobre qu'il a été possible de réorganiser les ressources économiques internes du prolétariat russe afin de les mettre à la disposition de la révolution mondiale.  Que la révolution d'Octobre se soit trouvée isolée à la fin, et qu'elle ait encore plus dégénéré sous la politique erronée des bolcheviks et du Kominterm n'est pas le sujet de notre discussion aujourd'hui.  Ce que nous essayons d'expliquer c'est que Gramsci a déformé l'expérience des soviets ouvriers en Russie.  Nous allons développer cette idée.

 Gramsci a théorisé pour l'Italie une révolution fondée sur une prise de contrôle graduelle de la société par les soviets ouvriers.  D'après les conceptions de Gramsci, les comités d'usine russes et les soviets ouvriers avaient assumé ce processus de prise de contrôle économique en Octobre.  Mais cela ne s'est pas passé ainsi : en Russie, les comités d'usines et leurs tentatives en vue du "contrôle ouvrier" étaient des armes politiques de la classe ouvrière, non seulement contre les patrons, mais aussi contre le gouvernement.  Ce que les ouvriers ont appris dans ce processus de dualité de pouvoir était politique, en d'autres termes, ils ont appris comment gagner l'hégémonie politique sur la société contre l'Etat capitaliste.  Mais d'après le point de vue de Gramsci, l'ouvrier devrait d'abord se concevoir lui-même comme un "producteur" dans telle ou telle usine particulière.  Ensuite seulement il pourrait gravir quelques échelons de plus sur l'échelle de la conscience de classe
 

"Partant de sa totalité originelle, l'usine (sic) vue comme unité, comme acte qui crée un produit particulier, l'ouvrier en arrive à la compréhension d'unités toujours plus vastes, et cela jusqu'au niveau de la nation elle-même".([1] [25])

A partir de cette hauteur sublime, la nation, Gramsci a élevé son ouvrier individuel jusqu'au niveau du monde, puis du communisme :

 "A ce point précis, il est conscient de sa classe; il devient communiste, parce que la propriété privée n'est pas nécessaire à la productivité; il devient révolutionnaire parce qu'il voit le capitaliste, le détenteur de la propriété privée, comme un poids mort, comme une gêne dans le processus productif qu'il faut supprimer". ([2] [26])

 Du haut de cette "conscience accrue" (que certains pourraient appeler du délire technocratique) Gramsci fait atteindre à son ouvrier le pinacle de l'illumination : la prise de conscience de l'Etat ce "gigantesque appareil de production" qui développera "l'économie communiste" d'une façon "harmonieuse et hiérarchique". ([3] [27])

D'après le schéma de Gramsci, les ouvriers parviennent à la conscience de classe non pas au travers de la lutte de classe, comme Marx l'a décrit, mais en passant par un processus pédagogique graduel d'acquisition d'une "maîtrise économique".  Gramsci voyait les ouvriers comme une somme de fourmis isolées qui, à partir de leur vile existence, ne pouvaient atteindre la rédemption qu'en prenant conscience de leur place dans un plan économique grandiose, dans une fourmilière étatique.  Mis à part l'aspect entomologique, c'est une vision idéaliste de la lutte de classe, et qui a été un élément dans l'évolution de Gramsci vers l'opportunisme. La révolution prolétarienne n'est pas déterminée par le niveau d'éducation préalable des ouvriers, ni par leur culture ou leur habileté technique.  Au contraire, la révolution prolétarienne a lieu précisément pour obtenir et généraliser à toute l'humanité ces progrès culturels et techniques qui existent déjà dans la société.  La révolution est produite par la crise du système capitaliste.  Vous l'affirmez correctement quand vous dites :

"Les actions capitalistes surgissent de façon spontanée.  C'est le capitalisme qui force les ouvriers à les mener.  L'action n'est pas proclamée à l'avance avec une intention consciente; elle surgit spontanément et irrésistiblement " (thèse n°3)

 C'est pourquoi il est faux d'imaginer que la révolution prolétarienne se développera graduellement, partant de l'unité cellulaire d'une usine particulière pour arriver à la société toute entière, à travers le processus pédagogique envisagé par Gramsci.  Historiquement, les grands surgissements révolutionnaires de la classe ouvrière ne se sont pas développés de cette façon schématique. C'est vrai, des incidents particuliers ont servi de détonateurs à des actions de masse dans le passé, et cela arrivera encore.  Mais ceci n'a rien à voir avec l'idée que la conscience de classe croit comme un conglomérat de tous ces petits incidents, ou comme le résultat de 1"'expérimentation" du "contrôle ouvrier".  En tous les cas, les incidents particuliers qui peuvent servir de détonateurs à une réaction de masse ne sont pas limités à telle ou telle usine et encore moins au lieu de production.  Ils peuvent arriver lors d'une manifestation, à un piquet de grève, dans une queue devant une boulangerie, à un bureau de chômage, etc.  En ce qui concerne le contrôle ouvrier, Paul Mattick est tout à fait correct quand il dit :

 "Le contrôle ouvrier de la production présuppose une révolution sociale.  Il ne peut être réalisé graduellement par des actions de la classe ouvrière au sein du système capitaliste".

 Les idées de Gramsci avaient fondamentalement une substance réformiste et ouvraient la porte à l'idée que les ouvriers peuvent apprendre à contrôler la production capitaliste de façon permanente au sein même du capitalisme.  Cette idée est doublement incorrecte puisque la raison d'être de la révolution ouvrière n'est pas le contrôle de la production capitaliste, et ce n'est pas non plus 1"'autogestion" ou la "maîtrise de la production" au sein du capitalisme.  Tout ça, ce sont des mythes capitalistes, même s'ils sont présentés à la façon vénérable et "violente" des anarcho-syndicalistes.

Comme vous en faites la remarque, les conseils ouvriers apparaissent spontanément et massivement dans la société durant une situation pré-révolutionnaire.  Ils ne sont pas préparés à l'avance, "techniquement" ou "économiquement".  La crise du capitalisme pousse finalement les ouvriers à s'unifier à tous les niveaux. -économique, politique, social - dans les usines, dans les quartiers, dans les docks et les mines, dans tous les lieux de travail.  Leur but final ne peut être que la destruction de l'Etat capitaliste.  Leur but "immédiat" est donc de se préparer pour le pouvoir politique.  Quelles que soient les mesures "de contrôle ouvrier" prises dans les lieux de travail ou dans la société en général, ces mesures sont strictement subordonnées à ce but urgent et immédiat : désorganiser et isoler le pouvoir de l'Etat capitaliste.  Sans ce but, les actions autonomes des ouvriers seront désordonnées et fragmentées, car elles n'auraient ni axe, ni but à poursuivre.  Le but de "la maîtrise économique" de chaque usine fournirait une myriade de "petits objectifs particuliers", qui tous disperseraient les forces unifiées des ouvriers.  Ce but émousserait l'offensive des conseils ouvriers, réduisant leur tâche à celle de faibles "comités d'usine" préoccupés uniquement des affaires de leur "usine particulière".  Mais, de la même façon que le socialisme ne peut être préparé ou réalisé dans un seul pays, de même il ne peut l'être dans une seule usine.

 La dernière Thèse de cette partie (n°7) explique que le fondement de la société communiste, c'est la production de valeurs d'usage :

 "Il est décisif pour l'économie politique du communisme que le principe du travail abstrait ait été aboli : que la loi de la valeur ne domine plus la production de valeur d'usage.  L'économie politique du communisme est tout à fait simple : les deux éléments fondamentaux sont le temps de travail concret et les statistiques."

 Ceci est correct mais incomplet puisqu'il n'est pas fait mention de la dimension internationale de la révolution prolétarienne.  En fait, c'est l'élément décisif dans l'élimination graduelle de la loi de la valeur : la révolution mondiale qui permettra à la classe ouvrière d'avoir un accès illimité à toutes les ressources crées précédemment par le capitalisme.  Nous n'appellerions pas le mode de production communiste une "économie politique du communisme" puisque cette formule implique la survivance de la politique et de l'économie qui sont les traits fondamentaux du capitalisme.  Nous remarquons aussi que la période de transition du capitalisme au communisme n'est pas mentionnée mais la révolution mondiale n'arrivera pas en un jour.  Nous devons donc nous attendre à toute une période historique, plus ou moins longue, durant laquelle l'Etat capitaliste sera renversé partout, et les vestiges du capitalisme éliminés sur toute la planète.  Ce n'est qu'alors que la classe ouvrière sera vraiment capable de rejeter les vestiges de la loi de la valeur et de dépasser les mesures temporaires, quelles qu'elles soient, qu'elle a dû prendre contre la pénurie ou les difficultés techniques.  Supposer l'existence "d'une économie communiste" dans un seul pays serait donc une erreur fondamentale.  C'est l'une des ambiguïtés qui apparaissent dans les "Principes fondamentaux de la production et de la distribution communistes" écrit par le GIK-H (Groupe des communistes internationaux de Hollande) et une question que les révolutionnaires aujourd'hui doivent clarifier.

 Avant de discuter de la deuxième partie de vos Thèses, nous voudrions vous signaler que, votre analyse même courte des causes de la crise capitaliste ne mentionne pas un principe fondamental du matérialisme dialectique.  A savoir, est-ce que, le mode de production capitaliste est devenu caduque ? Ou, pour employer le concept même de Marx, est-ce qu'il est entre dans son déclin ? C'est une question décisive pour les révolutionnaires et la classe ouvrière.  Pour le CCI, le système capitaliste est un système de production décadent depuis la première guerre mondiale.  Cette position est au cœur de notre plate-forme politique.

 Affirmer que le capitalisme est encore ascendant ou jeune (même si ce n'est "que" dans certaines zones du monde), équivaudrait à dire que la révolution communiste ne serait pas à l'ordre du jour au moins pour cette période historique a venir.  Une pratique politique, spécifique et fausse, résulterait de cette affirmation.

 D'autre part, nier que le concept marxiste de décadence s'applique aussi au mode de production capitaliste serait une grave erreur méthodologique, conduisant à des pratiques aberrantes.

 Vous mentionnez aussi le fait que la surproduction n'est pas la raison de la crise économique.  Ceci peut sembler être une critique à l'encontre de Rosa Luxemburg, qui a précisément analysé ce problème dans "L'accumulation du capital ". Cependant l'analyse de Luxemburg est avant tout une analyse du déclin historique du système capitalistes et de son époque impérialiste.  C'est clairement une question pertinente ici que de poser la question du marché et donc de la surproduction, et non quelque chose qu'on peut ignorer en invoquant l'idée de "sous-consommation" (ce qui n'était pas la position de Luxemburg).  Même Mattick, qui a critiqué les conceptions de Luxemburg de façon consistante ne peut laisser de côté la question des marchés

 "(…) la crise doit d'abord faire son apparition à la surface du marché, même si elle était déjà présente dans les rapports de valeur modifiées dans le procès de production. Et c'est par la vole du marché que la réorganisation nécessaire du capital est accomplie, même si ceci doit être rendu réel par des changements dans les rapports d'exploitation capital-travail au niveau de la production". (5)

Nous n'avons pas à suivre le réductionnisme de Mattick qui transforme la crise de surproduction en une simple manifestation du changement des rapports de valeur au niveau de la production.  Mais il est évident que la crise des marchés exprime la limite historique du capitalisme dans son époque impérialiste.  Cette limite est violemment confirmée par la guerre impérialiste de 1914.  Mattick n'a pas répondu clairement à cette question le capitalisme est-il entré dans sa phase décadente ou non ? Luxemburg a répondu OUI et a fourni l'analyse pour appuyer cette affirmation matérialiste. Ceux qui insistent pour dire que la seule raison de la crise, c'est la baisse du taux de profit, avec sa lutte de la classe correspondante "au niveau de la production", passent généralement sous silence la question de la décadence, et laissent donc de côté l'analyse globale du capital faite par Marx, qui incluait les crises de surproduction.  Depuis 1914, cette crise est devenue permanente, au moment où l'expansion capitaliste atteignait une limite structurelle dans un marché mondial divise par l'impérialisme.

 Comment et quand le capitalisme atteindrait son apogée, puis son déclin, de même que les modes de production précédents avaient connu un déclin, cela, Marx ne pouvait pas le comprendre complètement.  Mais c'est certainement une question légitime pour les révolutionnaires.  Elle était au cœur du débat entre Luxemburg et Bernstein à propos du réformisme, et plus tard entre Luxemburg et la gauche de la Social-démocratie allemande (marxiste) contre la droite et le "centre" de Kautsky dans le SPD.  Nous disons donc sans hésitation que le problème vraiment fondamental contenu dans la question : "quelle est la raison de la crise capitaliste ? " c'est le problème de la DECADENCE CAPITALISTE.

 Nous sommes d'accord sur le fait que le capitalisme décadent souffre de façon interne de la croissance de la composition organique qui rendra impossible (tendanciellement) davantage d'accumulation, et qu'il souffre aussi d'un problème externe (qui affecte aujourd'hui l'ensemble de l'économie mondiale) qui consiste dans le manque de marché profitable.

Comment ces deux crises mortelles réagissent réciproquement et comment elles se complètent l'une l'autre est un problème très complexe.  La question n'est pas de nier l'une au profit de l'autre, la question c'est de voir comment elles expriment le pourrissement total du système aujourd'hui.

POUR LES MARXISTES, LA QUESTION DE LA DECADENCE CAPITALISTE EST UNE QUESTION CRUCIALE ET TRES PRATIQUE.

II "LES ORGANISATIONS OUVRIERES CAPITALISTES"

 "La base de la social-démocratie, c'est la conscience immédiate des masses".

Mais cette définition ambiguë implique que la social-démocratie est une étape dans la conscience de la classe ouvrière.  Rien ne peut être plus loin de la vérité.  L'histoire des partis sociaux-démocrates montre qu'à partir de 1914, ils sont passés du côté du capitalisme.  La première guerre mondiale a été le test décisif quand ils ont soutenu la boucherie impérialiste.  Ce test allait bientôt être confirmé encore davantage par l'attaque de la révolution d'Octobre par ces partis -social-démocratie, menchévisme, "Internationale socialiste"- quel que soit le nom sous lequel se présente cette répugnante faction capitaliste, elle a définitivement traversé la frontière de classe.  Dans tous les pays où ils existent, les partis sociaux-démocrates font partie de l'appareil politique de la bourgeoisie.  La social-démocratie n'est pas au service de la bourgeoisie, ELLE EST UNE FRACTION DE LA CLASSE CAPITALISTE.

 Dire que les ouvriers ont des illusions sur la social-démocratie est une chose.  Mais c'en est une autre de dire que ces illusions constituent quelque chose comme un niveau ou une phase de la conscience propre à la nature de la classe ouvrière. La conscience de classe n'est pas une masse d'illusions et de mystifications.  C'est la perception juste de sa position de classe dans la société, de son rapport aux moyens de production, à l'Etat, aux autres classes, et, avant tout, la perception de ses buts révolutionnaires.  Les illusions, l'idéologie, les mystifications, sont produites par la société capitaliste qui affectent inévitablement le prolétariat en déformant sa conscience de classe.  Marx dit que les idées dominantes d'une société sont les idées de sa classe dominante.  C'est vrai en général, mais pour le prolétariat, cela veut seulement dire qu'il peut être sous l'influence de ces idées étrangères à lui-même, et non pas qu'il a une "conscience bourgeoise".  L’idéologie social-démocrate faisant partie de l'idéologie capitaliste, affecte donc des couches de la classe ouvrière.  Vous dites vous-mêmes que :"la social-démocratie est un mouvement contre-révolutionnaire" (thèse n°8).  Pour un parti aujourd'hui, être contre-révolutionnaire, signifie être capitaliste.  Autrement le mot "contre-révolutionnaire" ne serait rien de plus qu'une insulte, et non pas une définition sociale et politique comme cela l'est pour le marxisme.

La même chose s'applique aux syndicats.  Ils ne prennent pas, comme vous le dites, "une part plus ou moins grande de plus-value au capital" (thèse n°9).  Au contraire, en tant qu'organes capitalistes, ils aident le capitalisme à extraire le maximum de plus-value possible.  Ils le font en termes relatifs, ou absolus, mais quel que soit le cas, ils le font.  Dans les moments de crise profonde comme aujourd'hui, ils aident, à "rationaliser" l'économie en soutenant les mesures d'austérité draconiennes du gouvernement contre la classe ouvrière.  Ils contribuent directement à l'accroissement du chômage.  Ils essaient de dévoyer, de fragmenter et de disperser la combativité des ouvriers.  Quand les ouvriers réussissent, ici ou là, à maintenir provisoirement leur niveau de vie précaire, ils ne le doivent qu'à leur propre détermination, à leur propre auto-organisation et non aux syndicats.

 Les syndicats sont, comme vous le dites, "opposés aux conseils ouvriers révolutionnaires" (thèse n°9).  Mais pourquoi projeter leur rôle réactionnaire seulement pour le futur ou pour le passé ? (Quand, par exemple, les syndicats du SPD se sont opposés à la révolution allemande de 1918-19).

Ils s’opposent AUJOURD'HUI à toute forme de lutte pouvant préparer les conseils ouvriers de demain.  Les syndicats ne jouent pas un rôle de médiateur dans la vente de la force de travail.  Ils ne sont pas les "intermédiaires" des ouvriers sur le marché du travail.  En réalité, ils font baisser constamment la valeur de la force de travail.  Ils sont une force de police capitaliste dans le prolétariat.  Quand la situation l'exige, les syndicats défendent physiquement l'Etat capitaliste de concert avec les autres forces de répression.  Les syndicats sont tout aussi capitalistes et contre-révolutionnaires que la Social-Démocratie.  Si les cinquante années de défaites prolétariennes passées nous montrent quelque chose, c'est bien cela.

 Le terme "organisations ouvrières capitalistes" est fallacieux, puisqu'il implique que les organes capitalistes ont une double nature, mi-prolétarienne et mi-capitaliste.  Cette formulation pourrait faire aussi supposer que pendant les périodes de boum économique, ces organes capitalistes "serviraient" les ouvriers, pour ne s'opposer à eux que dans les périodes de dépression ou de crise.  Ceci est faux.  En tous les cas, ce terme ne peut pas définir avec précision leur nature de classe, ce qui ouvre donc la porte à toutes sortes d'opportunismes "trade-unionistes".

Lénine et le Kominterm ont inventé 1’idée confuse de "parti ouvrier capitaliste", en référence au parti travailliste britannique et aux partis sociaux-démocrates.  C'était pour des motifs opportunistes, comme la tactique du "Front Unique" en 1921 allait le montrer.  Le Kominterm appelait à "l'unité d'action" avec ces partis, qui étaient passés clairement dans le camp de la bourgeoisie pour toujours.  Une fois qu'une organisation ouvrière a trahi et est devenue capitaliste, elle ne peut redevenir prolétarienne à nouveau.  En faisant des offres à ces ennemis de classe, le Komintern hâtait son propre déclin et sa propre dégénérescence.  Le fait que les partis sociaux-démocrates et les syndicats avaient des millions d'ouvriers ne change rien au fait fondamental, irréfutable, que politiquement, et donc aussi sociologiquement, ces organisations étaient devenues une partie intégrante du système capitaliste.

 Les partis "communistes" font aussi partie de l'appareil politique de la bourgeoisie.  Avec le stalinisme, ils sont devenus les instigateurs actifs de la contre-révolution qui a écrasé la révolution d'octobre et corrompu le Komintern dans les années 20 et 30.  Ces faux partis communistes ne sont cependant pas des agents de Moscou ou de Pékin, mais les fidèles serviteurs de leurs Etats nationaux respectifs.  Les nommer "partis léninistes", c'est un travestissement de l'histoire.  Le parti de Lénine, le parti bolchevique, ainsi que le Komintern à ses débuts, étaient des organes de la classe ouvrière en dépit de toutes les déformations qu'ils contenaient.  Les identifier avec la contre-révolution la plus brutale que le prolétariat ait jamais subi, est une erreur profonde.

 Ceci nous amène à la question de la révolution russe.  Vous déclarez que : "c'était une révolution paysanne" (Thèse n°10).  Une révolution BOURGEOISE par conséquence ? Mais ceci révèle une incompréhension fondamentale de ce qu'est une révolution prolétarienne et de ce qu'est une révolution bourgeoise.  Voyons tout d'abord la question de la nature prolétarienne de la révolution.

 Le fait que la révolution d'octobre 17 fut une révolution prolétarienne a été reconnue par l'ensemble du mouvement communiste international de l'époque.  Affirmez-vous que tous les révolutionnaires étaient incapables de voir la vraie nature de la révolution d'octobre ? Ceci est une hypothèse tout à fait gratuite, qui fait partie des préjugés mencheviks et sociaux-démocrates.  Ce ne sont pas seulement R.Luxemburg et les Spartakistes qui se sont reconnus dans la révolution d'octobre, mais aussi Görter, Pannekoek, les "Etroits" bulgares Pankhurst, etc. ... Et aussi, les ouvriers révolutionnaires de l'époque.  En fait, ce qui a arrêté la première guerre mondiale impérialiste, c'est que les gouvernements impérialistes avaient peur d'une "contagion bolchevique" dans leurs armées et dans leurs populations.  Les révolutionnaires pensaient que la révolution d'octobre serait la première d'une série de révolutions internationales dans cette époque de décadence capitaliste.  C'est pour cela que le Komintern fut fondé en 1919, afin de hâter le processus de la révolution mondiale.  Finalement, la vague révolutionnaire a échoué, mais ce n'est pas parce qu'octobre était condamné à n'être qu'une "révolution paysanne".

 A propos de l'idée que la révolution d'octobre était une "révolution bourgeoise".  Beaucoup de "communistes de gauche" et plus tard, des "communistes de conseil" ont défendu cette idée, alors qu'ils subissaient le poids et l'isolement de la contre-révolution.  A l'origine, ceci était une conception menchevik. Mais ce point de vue ne tenait pas compte de la décadence du système mondial, manifestée par la guerre impérialiste.  Partout la bourgeoisie était devenue une classe socialement décadente, la période des "révolutions bourgeoises" avait donc touché à sa fin.  La révolution communiste était posée objectivement dans le monde entier.  La Russie était mûre pour le socialisme, non pas du fait de ses ressources intérieures (qui étaient arriérées) mais parce que toute l'économie mondiale nécessitait de toute urgence une réorganisation communiste et la socialisation des forces productives, qui elles, étaient "plus que mûres" pour le socialisme.  Les bolcheviks ont vu cela clairement et ils ont placé tous leurs espoirs dans l'extension de la révolution mondiale.  Les mencheviks, qui voyaient tout en terme d'économies nationales isolées, et "d'étapes" furent incapables de saisir la nature de la nouvelle période du capitalisme.  Ils furent ainsi amenés à s'opposer à la révolution prolétarienne la considérant comme "prématurée" ou "anarchiste".  Les "communistes de gauche" qui ont défendu cette idée de la "révolution bourgeoise" en Russie, ne s'étaient sûrement pas, eux, opposés à la révolution ouvrière.  Mais ils défendaient néanmoins un cadre politique incohérent.

 Le parti bolchevik que vous représentez faussement comme  "un parti d'avant-garde bien discipliné et uni" (Thèse n°10) était un parti prolétarien basé sur les conseils ouvriers et les comités d'usine.  Ses idées, son programme révolutionnaire (en dépit de ses imperfections) provenaient de la classe ouvrière internationale. A qui d'autre pouvaient appartenir des slogans comme "A bas la guerre impérialiste", "Transformez la guerre impérialiste en guerre civile", et "Tout le pouvoir aux soviets" ? A la bourgeoisie ? A la paysannerie ? Non, ces slogans exprimaient les besoins du prolétariat mondial à cette époque.  L'idée que le parti bolchevik représentait la "bureaucratie"-"la nouvelle classe dominante"- est une idée anti-marxiste. Tout d'abord, parce que c'est complètement faux en ce qui concerne le parti bolchevik, et en deuxième lieu, parce que cette conception, non seulement, défend l'idée d'une nouvelle classe, mais aussi suggère l'existence d'un nouveau, d'un "troisième" mode de production, qui n'est ni capitaliste ni communiste.  Le dilemme de l'humanité ne serait plus "Socialisme ou barbarie", puisque la solution prolétarienne semblerait avoir échoué, mais "capitalisme ou barbarie" (sic !).  Les premiers à soutenir des variantes de cette théorie furent les pontes sociaux-démocrates Kautsky, Hilferding et Bauer compris, dans les années 20.  Elle fut ensuite défendue par de nombreux renégats du marxisme, comme Burnham, Wittfogel, Cardan, etc... Ce type d"'anti-léninisme" est complètement capitaliste.

 Encore une fois, ce n'est pas vrai que le but de la révolution prolétarienne est que "... les ouvriers eux-mêmes soient les maîtres de la production" (Thèse n°l0).  Ceci est en désaccord avec 1 'objectif que vous défendez dans la première section, c'est à dire la création d'un mode de production fondé sur le besoin, sur les valeurs d'usage.  Il est évident que le communisme ne peut être crée par une élite ou par un "parti d'avant-garde" d'aucune sorte.  Son avènement exige la plus large participation de l'ensemble de la classe, de l'ensemble de la population, à la construction d'un monde débarrassé des nations, libéré de la guerre, de la famine et du désespoir.  Un monde de solidarité humaine, où l'individu ne sera plus en contradiction avec la communauté, et vice-versa.  Voilà certainement le but de la révolution ouvrière ! Sur la voie menant vers ce but, les ouvriers, bien sûr, seront les"maîtres de la production", non pas pour conserver leur statut d'ouvrier atomisé, mais pour se transformer en libres producteurs associés.  Si le communisme est une société sans classes, alors la classe ouvrière doit disparaître, en tant que catégorie de production spéciale ou même "privilégiée".  L'humanité communiste essaiera sans cesse de maîtriser l'ensemble de la société, pas seulement les procès de production et de distribution.

III "LA SITUATION PRESENTE"

 Quand vous affirmez que "la reproduction du capital n'a pas encore été jetée dans une crise qui change totalement toute la vie sociale" (Thèse n°1l) pour expliquer que les besoins immédiats de la classe ouvrière, en Europe occidentale ne sont pas révolutionnaires, que voulez vous dire ?

 Quels faits vous convaincront que le capitalisme en Europe occidentale (sans parler du reste du monde) connaît la crise la plus profonde depuis les années 30 ? La recherche d'un niveau de profondeur adéquat de la chute du taux de profit n'est sûrement pas ce que vous proposez, car cela, ce serait le fatalisme le plus sûr.  Les circonstances objectives pour un bouleversement révolutionnaire sont mûres.  En fait, elles le sont depuis 60 ans Ce qui est important, décisif, c'est que le capitalisme sombre dans sa crise économique la plus grave, et c'est cela qui fournira à la classe ouvrière l'occasion de perdre ses illusions sur la possibilité de survivre dans le capitalisme.  Les révolutionnaires doivent donc se préparer pour être capable d'intervenir systématiquement dans cette période, pour être capable d'expliquer avec patience les buts du mouvement, de participer à la lutte de classe et d'apprendre d'elle, afin que leur intervention serve réellement de facteur actif dans la prise de conscience communiste.

Les temps sont mûrs, si mûrs que les conditions pour la révolution pourraient "pourrir" si la classe ouvrière échouait à détruire le capitalisme.  Le seul résultat de cet échec serait une troisième guerre mondiale impérialiste, et peut-être l'anéantissement de tout futur monde communiste.

 Dire que l'Europe occidentale est dans une "situation pré-révolutionnaire" (Thèse n°l1) ne peut vouloir dire qu'une chose : qu'AUJOURD'HUI, la lutte de classe se prépare, qu'elle mûrit les conditions de toute une série d'assauts contre le système capitaliste.  Ignorer cette conclusion serait de l'aveuglement.  La violence étatique croissante et ouverte en Europe occidentale confirme cette tendance : la bourgeoisie se prépare pour la guerre civile contre la menace de la révolution prolétarienne.  Dire que le niveau de conscience de la classe n'est pas encore assez homogène et actif pour tenter un bouleversement révolutionnaire est une chose.  Mais il est faux de dire que les besoins de la classe ne sont pas révolutionnaires.  Que seraient-ils d'autre alors ? De passer par d'autres niveaux sociaux-démocrates de "conscience immédiate" ? De recevoir d'autres leçons sur les "justifications et les limites" des syndicats aujourd'hui ?

 Vous semblez dire que la défense des intérêts économiques immédiats des ouvriers est capitaliste, et que les syndicats assument cette fonction (bien ou mal, selon les conditions économiques).  Mais c'est ignorer le fait que la classe ouvrière est à la fois une classe EXPLOITEE et une classe REVOLUTIONNAIRE.  Elle DOIT défendre ses conditions d'existence au sein du capitalisme.  En fin de compte, à cause de la crise, et à cause de la menace d'une nouvelle guerre impérialiste, elle comprendra qu'elle ne peut se défendre qu'en passant à l'offensive politique.  Autrement dit, les natures de classe exploitée et de classe révolutionnaire du prolétariat sont toujours entremêlées, et elles tendent à fusionner consciemment lorsque le système capitaliste se décompose et devient la barbarie totale.  Le système n'a jamais été objectivement aussi vulnérable qu'aujourd'hui.  Et la classe ouvrière s'en rendra compte, à un certain moment de sa lutte.  Comme nous l'avons dit plus haut, le rôle des syndicats est de troubler cette unité de la conscience, de séparer les luttes économiques des luttes politiques, afin de saboter et de détruire LES DEUX.  Les syndicats défendent le capitalisme, et non pas une quelconque absurdité "ouvrière capitaliste".

 Dans votre thèse n°l7, vous parlez du "mouvement de l'aile gauche".  Nous supposons que vous voulez dire les groupes d'extrême gauche.  Ces groupes défendent, d'une façon ou d'une autre, les syndicats, la social-démocratie, le stalinisme et le capitalisme d'Etat.  Ils participent aux farces électorales, ils soutiennent les luttes inter-impérialistes ou entre factions bourgeoises (au Salvador, au Moyen-Orient, en Afrique, en Asie du Sud-Est, etc...) Ils ne sont que des annexes capitalistes de groupes capitalistes plus grands. Ils font partie de la "gauche du capital".  Ils ne sont pas opportunistes ou réformistes.  L'opportunisme, le réformisme et le révisionnisme étaient des déviations historiques spécifiques dans le mouvement ouvrier avant l4. Le Komintern aussi a souffert de ces maux, quoique pas longtemps, avant de mourir.  Ces déviations n'existent nulle part sous forme de phénomène de masse aujourd'hui.  La décadence du capitalisme, qui a érodé toute possibilité matérielle d'un mouvement ouvrier de masse permanent (comme l'était la seconde Internationale), a éliminé aussi indirectement la base de ces déformations historiques dont a souffert le prolétariat au siècle dernier.  Au sein du petit milieu révolutionnaire qui existe aujourd'hui, on peut encore trouver des formes d'opportunisme, allant de pair généralement avec une autre maladie jumelle : le sectarisme.  Mais ceci est du à la sclérose théorique et au conservatisme, pas à une quelconque "base de masse réformiste".  Les groupes d'extrême gauche, cependant, sont d'une nature différente de ce milieu.  Les sociaux-démocrates de gauche (et leurs groupes "de jeunesse"), les trotskistes, les "communistes", les maoïstes, et le reste du menu fretin populiste et gauchiste, font partie complètement du camp capitaliste.

La destruction de tout l'appareil politique du capitalisme, de sa gauche et de sa droite, et y compris de ses chiens de garde gauchistes, est la tâche de l'ensemble de la classe ouvrière.  Ce que doivent faire les révolutionnaires, c'est dénoncer sans trêve les idées et les actions réactionnaires, capitalistes, de ces groupes, et particulièrement des gauchistes, puisqu'ils affectent la classe directement.  Il faut le faire ouvertement, face à la classe.  Si la social-démocratie est, comme vous le dites, "...l'obstacle le plus sérieux pour la révolution et ... le dernier espoir de la bourgeoisie" (thèse n°17), il s'ensuit que tous ses parasites politiques sont aussi des ennemi de la classe ouvrière.  Le dire à notre classe est une responsabilité élémentaire.

EN CONCLUSION

 Le terme "communiste de gauche" est impropre aujourd'hui car le précédent mouvement communiste de masse de la première vague révolutionnaire (1917-19Z7) est mort.  Les "communistes de gauche" de la fin des années 20, et des années 30 et 40 étaient des fractions marxistes minuscules qui essayaient de survivre à la contre-révolution et donc de préparer le réarmement théorique et pratique du futur.  Les camarades du GIK de Hollande et d'Allemagne en faisaient partie, ainsi que les camarades en exil de la Gauche Italienne, qui publiaient Bilan, etc.  Des tendances diverses, issues théoriquement de ces fractions, existent aujourd'hui et croissent.  Mais il n'est pas nécessaire de nous donner le nom de "communistes de gauche", puisque nous constituons une partie du SEUL mouvement communiste, c'est à dire marxiste, qui existe aujourd'hui. L'appareil de la gauche du capitalisme n'a rien à voir avec le marxisme.  C'est l'ennemi mortel du communisme et de la classe ouvrière.  C'est un mouvement décadent qui défend le capitalisme d'Etat et la contre-révolution.  Nous ne sommes pas sa

"gauche".

 De la même façon, le nom "communisme de conseil" est inadéquat, puisqu'il identifie le communisme avec les conseils ouvriers.  C'est une affirmation mal venue.  Les conseils ouvriers expriment encore le fait que la société est divisée en classes.  Le terme n'est donc pas synonyme avec le mode de production communiste.  Ce terme implique aussi qu'il y a des "variétés" diverses de communistes - les "communistes de parti", les "communistes d'Etat", les "communistes de village", ou les "communistes de ville" ? Mais, en fait nous sommes tout simplement des COMMUNISTES.

 Nous attribuer le nom de "groupes ouvriers anti-capitalistes" serait aussi impropre.  Les révolutionnaires se définissent de façon affirmative, et ne cachent pas leurs points de vue. "Ouvrier anti-capitaliste" est une définition purement négative. Les groupes révolutionnaires aujourd'hui ne peuvent se borner à être des "centres d'information", ou des lieux où discuter d'expériences locales. Ils ne sont pas non plus des cercles de discussion

ouvriers, qui eux sont par nature temporaires. Bien que vitaux pour l'ensemble de la classe, ces cercles n'assument pas et ne peuvent assumer le travail actif et systématique de propagande et d'agitation au niveau international.  De même, les groupes révolutionnaires ne sont pas des comités de grève ou des "porteurs d'eau" au service des grèves.  Un groupe révolutionnaire est une partie de la classe, mais il en est une partie politique, et volontaire.  Il essaie de défendre une plate-forme politique claire et cohérente, il met en avant les buts généraux et finaux de la révolution prolétarienne.  La tâche d'auto organisation véritable de la classe retombe sur la classe elle-même, à travers son action de masse spontanée.  Les révolutionnaires ne peuvent prendre l'initiative de cette tâche unitaire, qui ne peut être effectuée que par des centaines de milliers, si ce n'est des millions, d'ouvriers.  La tâche des révolutionnaires c'est de s'organiser eux-mêmes, de clarifier leurs idées, de façon à pouvoir participer et aider à fertiliser l'ensemble du mouvement de masse de demain avec les leçons de l'expérience historique du prolétariat mondial.  La lutte de la classe ouvrière a un passé, un présent, et un futur plein de promesses.  Il y a un lien organique qui unit ces différents moments de sa trajectoire historique.  Les révolutionnaires essaient de démêler ce lien, tout d'abord sous sa forme théorique.  Participer pleinement à cette tâche, avec toute sa volonté et son enthousiasme, apporter la contribution de ses meilleures idées et de ses meilleures années à cette lutte pour l'émancipation humaine, voilà le seul sens qu'on peut donner à l'espoir et au bonheur auJourd'hui

 

Courant Communiste International

Janvier 1981-.



[1] [28] Antonio Gramsci, "Le syndicalisme et les Conseils", article de l'Ordine Nuovo, 8 novembre 1919

[2] [29] idem

[3] [30] Pour une critique plus étendue de cette période (y compris des occupations d'usines), voir "Révolution et contre-révolution en Italie" dans la Revue Internationale du CCI n°2.

Conscience et organisation: 

  • La Gauche Germano-Hollandaise [31]

Courants politiques: 

  • Le Communisme de Conseil [32]

Les confusions du « Fomento Obrero Revolucionario » sur RUSSIE 1917 et Espagne 1936

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"Bien loin d'être une somme de prescriptions toutes faites qu'on n'aurait qu'à mettre en application, la réalisation pratique du socialisme comme système économique, social et juridique est une chose qui réside dans le brouillard de l'avenir. Ce que nous possédons dans notre programme, ce ne sont que quelques grands poteaux indicateurs, montrant la direction dans laquelle les mesures à prendre doivent être recherchées, indications, d'ailleurs d'un caractère surtout négatif. Nous savons à peu près ce que nous aurons à supprimer tout d'abord pour rendre la voie libre à l'économie socialiste; mais, par contre, de quelle nature sont les mille et mille mesures pratiques, grandes et petites, propres à faire entrer les principes socialistes dans l'économie, dans le droit, dans tous les rapports sociaux, là-dessus il n'y a pas de programme de parti, pas de manuel socialiste qui donne des renseignements.  Ce n'est pas un défaut : c'est au contraire l'avantage du socialisme scientifique sur le socialisme utopique." [1] [33]

 C'est ainsi que Rosa Luxemburg pose la question des mesures économiques et sociales que doit assumer la dictature du prolétariat.  Cette affirmation reste toujours vraie aujourd'hui.  Le prolétariat doit avant tout s'assurer d'avoir détruit l'appareil d'Etat capitaliste.  Le pouvoir politique est l'essence de la dictature du prolétariat. Sans ce pouvoir, il lui sera impossible d'effectuer aucune transformation sociale, économique, juridique dans la période de transition du capitalisme au communisme.

L'expérience de la contre-révolution stalinienne a apporté d'autres indications très concrètes de caractère négatif.  Les nationalisations par exemple, ne peuvent être identifiées à la socialisation des moyens de production.  La nationalisation stalinienne, et même celle de la période du "communisme de guerre"(1918-1920), ont consolidé le pouvoir totalitaire de la bureaucratie étatique russe, lui ouvrant l'accès direct à la plus-value extraite des travailleurs russes.  La nationalisation est devenue partie intégrante de la tendance au capitalisme d'Etat, basé sur une économie de guerre croissante et permanente.  En Russie, la nationalisation a directement stimulé la contre-révolution.

Pourtant il existe des tendances dans le mouvement révolutionnaire actuel qui, bien que prétendant défendre cette position générale du marxisme, la déforment et la"révisent" avec toutes sortes de recettes "économiques et sociales" ajoutées au pouvoir politique de la dictature du prolétariat.

Parmi ces tendances, nous pensons que le F.O.R ("Fomento Obrero Revolucionario": : Ferment ouvrier révolutionnaire, qui publie Alarma, Alarme, Focus, entre autres) se distingue par de  dangereuses confusions.  Notre critique portera sur les positions de ce groupe sur les mesures politiques et économiques que doit prendre la dictature de la classe ouvrière.

 
L"EXPERIENCE D'OCTOBRE 1917, SELON LE F.O.R

 Pour le F.O.R, l'expérience de la révolution russe montre la nécessité de socialiser les moyens de production dès le premier jour de la révolution.  La révolution communiste, selon le F.O.R, est en même temps sociale et politique, et :

"..la révolution russe constitue un avertissement décisif, et la contre-révolution qui l'a supplantée, la plus cruelle leçon : La dégénérescence de la révolution a été facilitée en 1917 par l'étatisation des moyens de production qu'une révolution ouvrière doit socialiser.  Seule l'extinction de l'Etat, telle que l'envisageait le marxisme aurait permis de transformer en socialisation l'expropriation de la bourgeoisie. Or, l'étatisation

s'est avérée l'étrier de la contre-révolution." [2] [34]

 Le F.O.R se trompe en affirmant qu'en 1917, il y a eu étatisation des moyens de production.  Mais c'est nécessaire de le dire pour présenter ensuite le "communisme de guerre" comme un "dépassement" du projet bolchevik initial.  La vérité, c'est que :

 "Presque toutes les nationalisations qui se font avant l'été 1918 sont dues à des raisons punitives,

provoquées par l'attitude des capitalistes, qui se refusent à collaborer avec le nouveau régime ." [3] [35]

 En 1917, le parti bolchevik n'a aucune intention d'étendre à une grande échelle le secteur étatisé. C'est déjà un secteur énorme qui montre toutes les caractéristiques bureaucratiques et militarisées de l'économie de guerre.  Au contraire, ce que les bolcheviks veulent, c'est CONTROLER POLITIQUEMENT ce capitalisme d'Etat, dans l'attente de la révolution mondiale.  La désorganisation du pays et de l'administration est si profonde qu'il n'existe pratiquement aucun impôt d'Etat.  Les bolcheviks contribueront sans le vouloir à une inflation monstrueuse, étant donné que les banques ne les aidaient pas, obligés à émettre ainsi leur propre papier-monnaie (en 1921, il y a plus de 80 000 roubles-billets pour 1 rouble-or).

Les bolcheviks n'ont aucun plan économique concret en 1917 , seulement le maintien du pouvoir ouvrier des soviets, dans l'attente de la révolution mondiale, particulièrement en Europe.  Le mérite des bolcheviks, comme disait Rosa Luxemburg, est "d'avoir pris la tête du prolétariat international en conquérant le pouvoir politique" [4] [36].  Sur le plan économique et social, R. Luxemburg les critique sévèrement, non parce qu'ils défendent une somme de recettes théoriques, mais parce que beaucoup des mesures du gouvernement soviétique ne sont pas adéquates en la circonstance.  Elle les critique parce qu'elle voit dans ces mesures empiriques des obstacles pour le développement futur de la révolution.

Le "communisme de guerre" qui s'est développé durant la guerre civile, marque cependant une théorisation dangereuse des mesures prises.  Pour le FOR, cette période contient des "rapports non capitalistes" [5] [37].  En réalité, le FOR ignore romantiquement que c'était une ECONOMIE DE GUERRE, laissant entendre que c'était une production et une distribution "non capitalistes".  Les bolcheviks, Lénine, Trotski, Boukharine, entre autres, en sont arrivés à affirmer que cette politique économique les menait vers le communisme.  Boukharine, de façon délirante, écrit en 1920 :

"La révolution communiste du prolétariat s'accompagne, comme toute autre révolution, d'une diminution des forces productives.  La guerre civile, les dimensions gigantesques à la mesure de la guerre de classes moderne où non seulement la bourgeoisie, mais aussi le prolétariat, sont organisés en pouvoir d'Etat, signifie une pure perte sur le plan économique."  Mais, il n'y a rien à craindre, nous console Boukharine : "Vus dans cette perspective, les faux-.frais de la révolution et de la guerre civile apparaissent comme une diminution temporaire des forces productives, qui crée néanmoins la base de leur puissant développement ultérieur en ceci que les rapports de production ont été reconstruits selon un nouveau plan." [6] [38].

 Le FOR remarque : "L'échec de cette tentative (le "communisme de guerre"), dû à la chute verticale de la production (au-dessous de 3% de celle de 1913) provoqua le retour au système mercantile qui reçut le nom de Nouvelle Politique Economique (N.E.P.)." [7] [39]

Mais le FOR ne critique pas le"communisme de guerre" de façon sérieuse.  Si on suit sa critique contre la NEP, c'est comme si cette politique avait marqué un " retour au capitalisme".  Etant donné que, pour le FOR, le "communisme de guerre" était une politique "non capitaliste", il est logique de supposer que la NEP était son contraire. Mais ceci est faux.

Il faut dire ouvertement que le "communisme de guerre" n'a rien à voir avec la "production et la distribution communistes".  Identifier le communisme et la guerre est une monstruosité, même entre guillemets.  La Russie soviétique de 1918-1920 est une société militarisée au plus haut point.  LA CLASSE OUVRIERE A PERDU SON POUVOIR DANS LES SOVIETS PENDANT CETTE PERIODE que le FOR idéalise.  C'est vrai que la guerre contre la contre-révolution devait être menée et gagnée, et elle ne pouvait se faire qu'en conjonction avec la révolution mondiale et la formation d'une armée rouge.  Mais la révolution mondiale n'a pas eu lieu et toute la défense de la Russie a reposé sur l'Etat organisé comme une caserne.  La classe ouvrière et les paysans ont appuyé de manière héroïque et fervente cette guerre contre la réaction mondiale, mais il ne faut pas idéaliser, ni dépeindre les choses de manière différente de ce qui s'est passé en réalité.

La guerre civile et les méthodes sociales, économiques et policières, en plus des méthodes militaires, ont énormément accru la bureaucratie étatique infectant le parti et écrasant les soviets.  Cet appareil répressif, qui n'avait déjà plus rien de "soviétique" est celui que la NEP a organisé.  Entre le "communisme de guerre" et la NEP il y a une indubitable continuité.  Le FOR ne répond pas à la question : quel était le mode de production dans le "communisme de guerre" ? "Non capitaliste" n'explique rien et ne fait au contraire que tout embrouiller.  Une économie de guerre ne peut être autre que capitaliste.  C'est l'essence de l'économie décadente, de la production systématique d'armements, de la domination totale du militarisme.

Le "communisme de guerre" était un effort POLITIQUE ET MILITAIRE de la dictature du prolétariat contre la bourgeoisie.  Ce qui importe, c'est L'ASPECT POLITIQUE DE CONTROLE ET D’ORIENTATION PROLETARIENS, plus que tout.  C'était un effort temporaire, passager, qui est devenu nocif par le fait que la révolution mondiale se faisait attendre.  C'était un effort qui contenait des dangers énormes pour le prolétariat, déjà organisé dans les casernes, pratiquement sans voix propre.  Ce contenu "non capitaliste" n'existe pas, sauf au niveau politique déjà mentionné.  S'il n'en était pas ainsi, l'empire inca et sa production et distribution "non capitaliste  serait un bon précurseur de la révolution. Communiste !

 Le "communisme de guerre" russe se basait sur ces procédés dits "anti-capitalistes" :

-        concentration de la production et de la distribution à travers des départements bureaucratiques (les "glavki") ;

-        administration hiérarchique et militaire de toute la vie sociale ;

-        système "égalitaire" de rationnement

-        utilisation massive de la force de travail à travers des "armées industrielles" ;

-        application des méthodes terroristes de la Tcheka dans les usines, contre les grèves et les éléments "contre-révolutionnaires" ;

-        accroissement énorme du marché noir

-        politique de réquisition à la campagne

-        élimination des stimulants économiques et utilisation effrénée des méthodes de choc (udarnost) pour éliminer les déficiences dans les secteurs industriels ;

-        nationalisation effective de toutes les branches qui servaient à l'industrie de guerre

-        élimination de la monnaie ;

-        utilisation systématique de la propagande étatique pour relever le moral de la classe ouvrière et du peuple ;

-        service gratuit des transports, communication et loyers d'habitation ;

Si nous ne considérons pas l'aspect politique du pouvoir de la classe ouvrière -quoique celui-ci existe- c'est là une description d'une économie de guerre, UNE ECONOMIE DE CRISE. Il est intéressant de noter que le "communisme de guerre" n'a jamais pu être planifié.  Une telle mesure, qui aurait signifié une consolidation rapide, permanente et totalitaire de la bureaucratie, aurait rencontré une résistance de la classe ouvrière.  La planification militaire n'était possible que sur un prolétariat complètement écrasé et défait.  C'est pour cela que le stalinisme en 1928 et après, a ajouté la planification (décadente) à une économie qui, pour le reste, ressemblait au "communisme de guerre".  La différence fondamentale était que la classe ouvrière AVAIT PERDU LE POUVOIR POLITIQUE EN 1928.  Si en 1918-20, elle pouvait contrôler quelque peu le "communisme de guerre" (qui en fin de compte exprimait des nécessités passagères, quoique urgentes), et même l'utiliser pour battre la réaction extérieure, pendant les dernières années de la NEP, elle avait déjà perdu tout le pouvoir politique.  Mais, autant sous le "communisme de guerre" que sous la NEP, et le plan quinquennal stalinien, la loi de la valeur continue à dominer.  Le salariat pu être déguisé, la monnaie a pu "disparaître", mais le capitalisme n'a pas cessé d'exister pour autant.  Il ne peut être détruit par des mesures administratives ou purement politiques dans un seul pays.

 Que le parti bolchevik bureaucratisé se soit rendu compte que le "communisme de guerre" ne pourrait survivre à la fin de la guerre civile, montre que ce parti ouvrier conservait un certain contrôle politique sur l'Etat qui surgit de la révolution russe. Il faut dire "un certain contrôle", car ce contrôle était relatif, et toujours plus faible.  Il ne faut pas oublier non plus que la nécessité d'en finir avec le "communisme de guerre", ce sont les ouvriers et les marins de Petrograd et Kronstadt qui l'ont rappelé aux bolcheviks.  Ces derniers ont payé très cher leur audace.  En réalité, la rébellion de Kronstadt s'est faite contre les soi-disant "production et distribution non capitalistes" et contre tout l'appareil terroriste étatique et du parti unique déjà dominant en Russie durant la guerre civile.

Nous ne pouvons pas simplement répéter sans cesse que tout ceci était du à l'isolement de la révolution.  C'est vrai.  Mais c'est insuffisant.  La manière dont un tel isolement s'est manifesté A L'INTERIEUR de la révolution russe est aussi important, parce qu'elle nous donne des exemples et des leçons concrètes pour la future révolution mondiale.  Le "communisme de guerre" fut une expression inévitable mais funeste de cet isolement Politique de la classe ouvrière en Russie vis-à-vis de ses frères de classe en Europe.

En théorisant le "communisme de guerre", certains bolcheviks, comme Boukharine, Kritsman, etc.. ont défendu implicitement une sorte de COMMUNISME DANS UN SEUL PAYS.  Bien sûr, aucun bolchevik en 1920, n'en était arrivé à le dire ouvertement.  Mais c'était contenu dans l'idée de la "production et la distribution non capitalistes" faites dans un pays ou un "Etat prolétarien" (conception également fausse que le FOR semble tantôt défendre, tantôt réfuter).

L'erreur fondamentale INTERNE de la révolution russe fut celle d'avoir identifié la dictature du parti et la dictature du prolétariat qui était la dictature des conseils ouvriers.  Ce fut une erreur substitutionniste fatale de la part des bolcheviks  Sur un plan historique plus général, cette erreur exprimait toute une période de pratique et de théorie révolutionnaire qui n'existe plus.  Chez les bordiguistes, on retrouve des restes caricaturaux de cette vieille conception substitutionniste désormais caduque et réactionnaire.  Mais l'erreur des bolcheviks, ou la limitation de la révolution russe si on veut, n'est pas qu'ils n'ont pas dépassé le niveau "purement politique" de la révolution sociale.  Comment y parvenir si la révolution reste isolée ? Ce qui s'est fait sur le plan économique et social est le plus qui pouvait se faire.  Cela est vrai par rapport au "communisme de guerre" et même à la NEP.  Ces deux politiques contenaient des dangers profonds et des pièges insoupçonnés pour le pouvoir politique du prolétariat.  Mais tant que le prolétariat se maintient au pouvoir, les erreurs économiques peuvent se résoudre et s'arranger tout en attendant la révolution mondiale.  S'il n'était pas possible d'arriver au communisme "intégral" (formule creuse de la "Comunist Workerls Organisation" en Grande-Bretagne), ce n’était pas parce que la classe ouvrière ne cherchait pas ou n'avait pas d'autres "grandes expériences" (comme les collectivités de 1936 en Espagne ...) La pauvreté en Russie, le niveau culturel très bas, la saignée par la guerre mondiale et la guerre civile, tout cela n'a pas permis à la classe ouvrière de conserver son pouvoir politique, et la trahison des bolcheviks doit aussi être ajoutée comme une raison interne fondamentale.

Mais l'absence de mesures "non capitalistes", comme la disparition de la loi de la valeur, du salariat, de la marchandise, de l'Etat et même des classes (dans un seul pays ?), tout ceci peut-il expliquer la défaite interne de la révolution russe ? C'est ce que semble dire le FOR.

 "Le capitalisme s'ouvrira toujours une brèche, si dès le début sa source n'est pas asséchée : la production et la distribution basées sur le travail salarié.  Ce qui doit compter pour chaque prolétariat est le niveau industriel du monde, et pas celui de "sa" nation seulement." [8] [40]

 Pourtant, contrairement à ce que le FOR suggère ici, la "source" du capitalisme mondial ne se trouve pas dans de petites plaques à assécher pays par pays. Le FOR semble ne pas prendre en compte que le capitalisme, comme système social, existe à l'échelle mondiale, comme un rapport international.  Pour cela, la loi de la valeur ne peut être éliminée qu'à l'échelle mondiale.  Comme elle touche tout le prolétariat mondial, il est impossible de penser qu'un secteur isolé du prolétariat puisse échapper à ses lois.  C'est une mystification typique du volontarisme anarchiste qui pensait que l'Etat et le capitalisme pouvaient être éliminés à travers un faux communautarisme de village et de canton.  Dans la tradition anarcho-syndicaliste, l'idée a trouvé sa variante "industrielle" mais suit la même mystification localiste, étroite, égoïste.

Dans l'article de Munis cité plus haut, on nous dit que le prolétariat ne doit pas compter"seulement"sur le niveau industriel de "sa" nation.  Sage conseil, mais peu clair.  S'il s'agit de la possibilité et la nécessité de prendre le POUVOIR POLITIQUE dans un pays, quel qu'il soit, c'est un bon conseil, quoique pas tellement nouveau !

 C'est vrai que ce qui importe c'est le niveau mondial, non celui de chaque pays.  Cependant, si on met en avant l'idée que la production et la distribution communistes peuvent commencer "immédiatement", comme le fait le FOR, ceci implique que le niveau industriel de chaque pays est absolument important.  Il serait l'aspect fondamental, décisif.  Il est clair qu'une telle affirmation amènerait le FOR -bien qu'il soit une tendance révolutionnaire- dans la tradition chauviniste d'un Volmar ou d'un Staline.  Mais ce qui est réellement tragique est qu'il devrait accepter, pour être logique avec lui-même, que le communisme est impossible, étant donné qu'il n'est pas possible dans un pays.  Le FOR répondra avec colère qu'il ne défend pas l'idée du "socialisme en un seul pays".  C'est bien, mais on ne peut nier que sa manière de poser la question des taches économiques et sociales, considérées de son point de vue comme aussi importantes que les tâches politiques, suggère une sorte de "communisme en un seul pays".  Quel autre sens peut avoir l'affirmation que le capitalisme s'ouvrira toujours une brèche, à moins d"'assécher" sa "source" ? Nous avons déjà dit qu'on ne peut "assécher" dans un seul pays

 Est-ce que le travail salarié peut être éliminé dans un seul pays ou une seule région ?

Selon le FOR, il semble que oui.  C'est là la question.  Si on accepte cela, on accepte le socialisme dans un seul pays.  Il faut être cohérent.

 Dans une polémique (excellente sur d'autres aspects) contre les bordiguistes du "Prolétaire", Munis répète :

"Dans notre conception ... c'est là le plus important de ce que doit imposer la dictature du prolétariat, et sans cela, il n'existera jamais de période de transition au communisme".[9] [41]

On se réfère ici à la nécessité d'abolir le travail salarié, quant à la nécessité du pouvoir politique, Munis la taxe de "... lieu commun plus que centenaire".  Mais on peut en dire autant de l'abolition du salariat !

 Maintenant, il est certain que sans abolition du salariat, il n'y aura pas de communisme.  La même chose s'applique aux frontières, à l'Etat, aux classes.  Il n'est pas nécessaire de répéter que le communisme est un mode de production basé sur la libération la plus complète de l'individu, sur la production de valeurs d'usage, sur la disparition complète des classes et de la loi de la valeur.  Là dessus, nous sommes d'accord avec le FOR.

La différence apparaît lorsque nous abordons la primauté des mesures économiques et sociales.  Nous allons voir que la question du pouvoir politique, loin d'être un "lieu commun", est ce qui est décisif pour la révolution mondiale.  Pas pour le FOR.

L'insistance de Munis est enfermée dans toute l'optique (myope) des oppositions trotskistes et même boukhariniennes, à la contre-révolution stalinienne.  Il pense que les garanties contre la contre-révolution, ce sont les mesures économiques et sociales de type "non capitaliste" qui vont les donner.  Malgré l'importance de beaucoup d'écrits de Préobrajensky, Boukharine et autres économistes bolcheviks, leurs apports n'éclairent pas sur les problèmes réels qu'a affronté la classe en 1924-1930.  Préobrajensky parlait d'une "accumulation socialiste", de la nécessité d'établir un équilibre économique entre la ville et la campagne, etc.  Boukharine, malgré ses divergences politiques avec l'opposition de gauche, a utilisé des arguments semblables.  Tous sont restés prisonniers de l'idée qu"'on peut faire quelque chose économiquement dans un seul pays" pour survivre.

C'est un faux problème qui a surgi quand la classe ouvrière a déjà perdu son pouvoir de classe, son pouvoir politique.  A ce point, toute discussion sur 1"'économie" soviétique devient une pure charlatanerie et une mystification technocratique.  La racaille stalinienne a donné la réponse définitive à ces faux débats avec ses plans quinquennaux barbares, avec sa terreur policière, et le massacre définitif du parti bolchevik déjà vaincu.

S'il est vrai que la révolution prolétarienne d'aujourd'hui se produira dans des conditions plus favorables qu'en 1917-27, nous ne pouvons nous consoler en pensant que les énormes problèmes vont disparaître.  Le prolétariat héritera d'un système économique en putréfaction et décadent.  La guerre civile accentuera encore cette usure.  Le délire apologétique de Boukharine par rapport à cette accentuation doit être évité à tout prix, comme tout type de pensée apocalyptique ou messianique sur une révolution communiste "immédiate".  Il ne s'agit pas de gradualisme.  Il s'agit d'appeler les choses par leur nom.

Il est évident que si la classe ouvrière prend le pouvoir, en Bolivie par exemple (même momentanément), sa capacité à "socialiser" sera très limitée.  Il est possible que pour le FOR, cet inconvénient ne soit pas gênant.  Le prolétariat bolivien pourrait, par exemple, ressusciter l'esprit "communiste" aymara et même ressusciter Tupac Amarù comme commissaire du peuple.  Au Paraguay, pour donner un autre exemple, le prolétariat pourrait retourner à une vieille forme de "communisme" jésuite du temps de la conquête.  Il faut bien, comme on peut embellir les mauvais jours.  Marx lui-même ne parlait-il pas d'un "communisme barbare", basé sur  la misère généralisée ? On pourrait arguer : est-ce que cela ne serait pas un type de "communisme" ? Mais, est-il applicable à notre époque ? Que le FOR nous le dise.  Il semble que son attachement aux "Collectivités" en Espagne lui a transmis une nostalgie particulière sur le "communisme primitif"

 Si on laisse de côté les blagues (que nous espérons que le FOR ne prendra pas de travers), il faut dire que le prolétariat prend le pouvoir politique dans la perspective de la révolution communiste mondiale.  Pour cette raison, les mesures sur le plan économique et social doivent être dirigées dans ce sens.  Pour cela, elles sont subordonnées la nécessité de conserver le pouvoir politique des conseils ouvriers, libres, souverains et autonomes en tant qu'expression de la classe révolutionnaire dominante.  Le pouvoir politique est la CONDITION PREMIERE de toute "transformation sociale" ultérieure, immédiate, médiate, ou comme on voudra l'appeler.  LA PRIMAUTE, C'EST LE POUVOIR POLITIQUE. On ne peut rien y changer.  Sur le plan économique il y a un énorme champ d'expérience (relativement) et donc aussi le risque de commettre des erreurs qui ne doivent pas être fatales.  Mais toute altération sur le plan politique implique rapidement le retour complet du capitalisme.

La profondeur des transformations sociales possibles dans chaque pays dépendra, bien sûr, du niveau matériel concret de ce pays.  Mais en aucun cas, ces transformations ne tourneront le dos aux nécessités de la révolution mondiale.  Dans ce sens, on peut imaginer un type de "communisme de guerre", ou bien une économie de guerre sous le contrôle direct des conseils ouvriers.  Non pas les nationalisations, mais la participation active et responsable d'un appareil de gouvernement soviétique contrôlé par la classe ouvrière.  Le FOR pense t'il que c'est impossible ? C'est cela être "trop attaché au modèle russe" ?

Donner la primauté à l'abolition du salariat en pensant qu'avec cela, on arrive à "l'affaiblissement immédiat de la loi de la valeur (échange d'équivalents) jusqu'à sa disparition médiate..."[10] [42], est une pure fantaisie "moderniste".  C'est ce type d'illusion qui, à certains moments, aidera à désarmer le prolétariat, l'isolant du reste de la classe ouvrière mondiale.  Lui dire qu'il a"socialisé""son" secteur de l'économie mondiale, qu'il a "brisé" la loi de la valeur dans "sa" région, c'est lui dire qu'il doit défendre ce secteur "communiste" qualitativement supérieur au capitalisme extérieur.  Rien ne serait plus faux que cette démagogie.  Ce que nous défendons est le POUVOIR POLITIQUE DE LA CLASSE.

Ce qui abattrait tout secteur de la classe ouvrière ayant pris le pouvoir, c'est l'isolement de la révolution, c'est à dire le manque de conscience claire de la part du reste de la classe mondiale sur la nécessité d'étendre la solidarité et la révolution mondiale.  C'est là le vrai problème.  Le FOR ne le met pas en évidence, même si parfois il daigne porter son attention sur la question.  Le problème n'est pas que le capitalisme va "resurgir", là où n'a pas été "asséchée" sa "source", mais que le capitalisme CONTINUE A EXISTER à l'échelle mondiale bien qu'un ou quelques Etats capitalistes aient été détruits.  Penser qu'on peut le détruire dans un seul pays est une charlatanerie pure qui implique une profonde ignorance de l'économie capitaliste selon l'analyse de Marx.  Ou alors, il s'agit d'une "révolution simultanée" dans tous les pays, capable d'écourter énormément la période de guerre civile pour passer à la période de transition proprement dite (à l'échelle mondiale). Ce serait l'idéal, mais il est probable que cela ne se passera pas ainsi, de manière simultanée, malgré les efforts du FOR.  Avoir des espoirs, être ouvert aux possibilités inespérées idéales est une chose.  Mais c'est autre chose de baser toute la perspective révolutionnaire là-dessus et jusqu'à écrire un "Second Manifeste Communiste" dans cet esprit.  La liberté véritable, c'est la reconnaissance de la nécessité qui nous la donne et non les simagrées volontaristes.

 Malgré ses confusions de base sur ce qu'a été le "communisme de guerre" dans la révolution d'Octobre, le FOR comprend au moins qu'il s'agissait d'une révolution prolétarienne, d'un effort politique de la classe pour conserver le pouvoir.  Mais voyons maintenant ce que dit le FOR sur l'Espagne 36.

 LES COLLECTIVITES DE 1936 EN ESPAGIE,

SELON LE  F.O.R.

Selon le FOR, la tentative du "communisme de guerre", même si elle a introduit des rapports "anti-capitalistes", n'a jamais dépassé le stade de l'exercice du pouvoir politique par la classe ouvrière.  Comme exemple beaucoup plus profond de mesures ou rapports "non-capitalistes", le FOR présente les collectivités de 1936-37 en Espagne.  Munis les décrit ainsi :

 "Les collectivités de 1936-37 en Espagne ne sont pas un cas d'autogestion... Certaines organisèrent une sorte de communisme local (sic), sans autre rapport marchand que vers l'extérieur, précisément comme les anciennes sociétés de communisme primitif. D'autres étaient des coopératives de métier ou de village, dont les membres se distribuaient les anciens bénéfices du capital.  Toutes abandonnèrent plus ou moins la rétribution des travailleurs selon les lois du marché de la force de travail -et certaines plus que d'autres- en fonction du travail nécessaire et du surtravail d'où le capital tire la plus-value et toute la substance de son organisation sociale.  De plus, les collectivités firent aux milices de combat des dons en espèces aussi abondants que répétés. On ne peut pas alors définir les collectivités sinon par leurs caractéristiques révolutionnaires (sic !), en somme par le système de production et de distribution en rupture avec les notions capitalistes de valeur (d'échange nécessairement)..." [11] [43]

 Dans son livre "Jalons de défaite; promesse de victoire" (1948), Munis est encore plus enthousiaste :

"Ayant pris l’industrie, sans autre exception, que celle de petite échelle, les travailleurs la remirent en marche, organisés en collectivités locales et régionales par branches d'industrie.  Phénomène qui contraste avec celui de la révolution russe, qui met en évidence l'intensité du mouvement révolutionnaire espagnol, la grande majorité des techniciens et des gens spécialisés en général, loin de se montrer hostiles à l'intégration dans la nouvelle économie, collaborèrent valeureusement dès le premier jour avec les travailleurs des collectivités.  La gestion administrative et la production en bénéficièrent : le pas vers l'économie sans capitaliste s'effectua sans les heurts et la perte de productivité que le sabotage des techniciens infligea à la révolution russe de 1917.  Bien au contraire, l'économie régie par les collectivités réalisa des progrès rapides et énormes.  Le stimulant d'une révolution considérée triomphante, la jouissance de travailler pour un système qui substituerait à l'exploitation de l'homme son émancipation du joug de la misère salariée, la conviction d'apporter à tous les opprimés de la terre une espérance, une occasion de victoire sur les oppresseurs, réalisèrent des merveilles.  La supériorité productive du socialisme sur le capitalisme a été éminemment démontrée par l’œuvre des collectivités ouvrières et paysannes, tant que l'intervention de l'Etat capitaliste régi par les voyous politiques du Front Populaire n'a pas reconstitué le joug détruit en juillet (de 1936) " [12] [44]

 Ce n'est pas là le lieu de poursuivre une polémique sur la guerre civile d'Espagne.  Nous avons déjà souvent publié des textes sur ce chapitre tragique de la contre-révolution qui a ouvert la marche au second massacre impérialiste [13] [45].  Nous dirons ici brièvement que Munis et le FOR ont toujours défendu l'idée erronée qu'en Espagne a eu lieu une "révolution".  Rien n'est plus étranger à la réalité. S'il est bien sûr que la classe ouvrière en Espagne a bousculé l'appareil bourgeois en 1936 et qu'en mai 1937 elle s'est, bien tardivement, soulevée contre le stalinisme et le gouvernement de front populaire, ceci n'élimine pas le fait que la lutte de classe a été déviée et absorbée par la lutte inter-impérialiste entre la République et le fascisme.  La classe a succombé idéologiquement sous le poids de cette vile campagne antifasciste; elle a été massacrée dans la guerre et écrasée par la dictature franquiste, une des pires du siècle.

 Les collectivités furent idéales pour dévier l'attention du prolétariat de son véritable objectif immédiat : la destruction totale de l'appareil d'Etat bourgeois et de tous ses partis, de gauche inclus.  Ces derniers revitalisèrent l'appareil d'Etat bousculé en 1936 par les ouvriers armés.  Mais, après cela, la classe fut séduite par la lutte du front populaire contre le soulèvement franquiste.  Les collectivités et les comités de fabrique se plièrent devant cette ignominie.  L'appareil d'Etat se reconstitua en intégrant la classe ouvrière à son front militaire, déviant ainsi la lutte ouvrière vers le massacre entre fractions bourgeoises.

Le groupe "Bilan" (de la fraction italienne de la Gauche Communiste) s'opposa à toute idée d'appuyer cette "révolution espagnole".  "Bilan" écrivit correctement : " ... quand le prolétariat n'a pas le pouvoir -et c'est le cas en Espagne- , la militarisation des usines équivaut à la militarisation des usines dans n'importe quel Etat capitaliste en guerre" [14] [46].  "Bilan" appuyait la classe ouvrière en Espagne en ces heures tragiques ; il lui indiquait le seul chemin à suivre :

"Quant aux prolétaires de la péninsule ibérique, ils n'ont qu'une sortie : celle du 19 juillet : grèves dans toutes les entreprises, qu'elles soient de guerre ou non, tant du côté de Companys que du côté de Franco ; contre les chefs des organisations syndicales et du Front Populaire et pour la destruction du régime capitaliste" [15] [47].

Combien ces paroles sont loin des bavardages sur la "supériorité du socialisme sur le capitalisme" démontrée par les collectivités ! Non, la vérité doit être dite clairement : IL N'Y A PAS EU EN ESPAGNE DE REVOLUTION SOCIALE.  Le capitalisme a survécu parce que la classe ouvrière en Espagne, isolée de la révolution mondiale agonisante, fut entraînée à "autogérer" l'économie de guerre "collectivisée", en faveur du capitalisme espagnol.  Dans ces conditions, affirmer que la "révolution espagnole" alla plus loin que la révolution russe au niveau des rapports "non capitalistes" est une tricherie idéologique.

 Munis et le FOR révèlent ici une incapacité à comprendre ce que fut la révolution d'Octobre et ce que fut la contre-révolution d’Espagne.  Erreur de taille pour une tendance révolutionnaire ! Minimiser le contenu de la première en faveur de la seconde est tout simplement incroyable.  En réalité, en défendant les collectivités, Munis et le FOR "théorisent" l'appui donné au gouvernement républicain par les trotskistes pendant la guerre civile.  Il n'y a pas d'autre manière d'expliquer cet attachement fanatique aux "collectivités", appendices de la bourgeoisie républicaine en 1936-37.  Nous savons que selon le FOR, la tradition trotskyste est révolutionnaire -le FOR étant son héritier historique.  Mais voyons en passant ce que disaient les trotskistes de la section bolchévik-léniniste d'Espagne (pour la 4ème Internationale)

"Vive l'offensive révolutionnaire !

"Pas de compromis.  Désarmement de la Garde Nationale Républicaine (garde civile) et de la Garde d'Assaut réactionnaire.  Le moment est décisif. La prochaine fois, il sera trop tard.  Grève générale dans toutes les industries qui ne travaillent pas pour la guerre.  Seul le pouvoir prolétarien peut assurer la victoire militaire.

Armement total de la classe ouvrière ! Vive l'unité d'action CNT-FAI-POUM ! Vive le front révolutionnaire du prolétariat ! Dans les ateliers, dans les usines, dans les quartiers : comités de défense révolutionnaire" [16] [48].

 
Le caractère réactionnaire de la position trotskyste saute aux yeux : assurer la victoire militaire".  De qui ? De la République ! Cette "victoire militaire" ne doit pas être menacée par des grèves irresponsables dans les industries de guerre, selon les trotskistes

Oui, il y avait -il y a- une différence fondamentale entre le trotskisme et le marxisme.  Les premiers ne savaient pas distinguer la révolution de la contre-révolution, et les seconds, non seulement le savaient, mais confirmèrent aussi la position marxiste sur la primauté, la nécessité fondamentale d'assurer le pouvoir politique comme condition première à toute tentative de "réorganiser" la société.  Si la guerre bourgeoise d'Espagne a apporté quelque chose pour la théorie révolutionnaire, ce fut de confirmer cette leçon de la classe ouvrière.

 Dans le chapitre XVII de "Jalons...", intitulé "La propriété", Munis dit ouvertement qu'en Espagne "naissait un nouveau système économique, le système socialiste" [17] [49].  La révolution communiste future, nous dit il, devra continuer et perfectionner cette oeuvre.  Peu importe pour Munis que tout cet effort "socialiste" était attaché à une guerre 100 % capitaliste, un massacre et la préparation à la seconde boucherie mondiale avec ses 60 millions de cadavres.  Au fond, Munis continue à appuyer la guerre antifasciste de 1936-39 et dans ce sens, il n'a pas rompu avec les mythes du trotskisme  La mystification subie par le prolétariat, Munis l'admet, mais sans savoir quoi dire : "Le prolétariat a continué de considérer l'économie comme sienne, et le capitalisme a définitivement disparu " [18] [50].

 Au lieu de critiquer les mystifications qui illusionnent le prolétariat, Munis s'adapte à elles, les idolâtre et les "théorise".  C'est là ce qu'il y a de négatif, de rétrograde dans le FOR et ses litanies sur la "révolution espagnole".  Sa critique est purement économique : elle se réfère surtout au manque de planification à l'échelle nationale.  Pour Munis, "la prise et la mise en marche des centres productifs par les travailleurs de ces centres, étaient un premier pas obligatoire.  Rester à ce niveau devait avoir des résultats funestes" [19] [51].  Il parle ensuite aussi du pouvoir politique qui était"décisif" (!) pour la révolution.  Mais c'est pour dire que la CNT n'était pas à la hauteur des choses, admettant par là que la CNT était un organisme des travailleurs, autre mensonge. Selon le FOR, la CNT était une organisation prolétarienne qui oublia le "lieu commun" de la nécessité du pouvoir politique.  C'est ainsi que le FOR, clair et tranchant, pose la question de la "révolution espagnole".

 Le livre de Munis est paru en 1948, Il se peut que ses idées aient changé.  Mais au moins, dans sa "Réaffirmation" de mars 1972 (à la fin du livre), il ne fait ni commentaire, ni critique des activités trotskistes en Espagne.  Dans ce sens, Munis n'a pas changé ses idées sur la "révolution espagnole" en plus de 45 ans.  Etre trop attachés au "modèle russe" n'est pas un crime pour les révolutionnaires ; cela peut être une "entrave conservatrice", mais la révolution russe appartient à l'histoire de notre classe et pour cela nous devons en tirer toutes les leçons, car il s'agit d'une révolution prolétarienne.  C'est le contraire pour 1a dite "révolution espagnole".  Là, notre classe n'a jamais pris le pouvoir politique -au contraire, elle fut convaincue, en partie à travers l'expérience des "collectivités", que c'était un  "1ieu commun" à laisser entre les mains de ces messieurs de la CNT-FAI-POUM.  Ainsi la classe fut immobilisée et massacrée par les républicains et par leurs bourreaux staliniens, puis par les franquistes.  Pour Munis, ce massacre n'enlève rien à la sublime oeuvre des collectivités.  Face à un tel lyrisme, nous disons qu'être attaché -même un peu- au "modèle espagnol", est une monstrueuse erreur pour les révolutionnaires

 Pour Munis et le FOR, le pouvoir politique de la classe apparaît parfois comme quelque chose d'important et de décisif, et parfois comme quelque chose qui peut -et même doit- venir après.  Un "lieu commun" qui n'a pas à soulever de grandes discussions  puisque "on le sait déjà".  Mais en vérité, le FOR ne le sait pas.  L'expérience d'Espagne montre, de manière négative la PRIMAUTE DU POUVOIR POLITIQUE SUR LES DITES MESURES OU RAPPORTS "SOCIALISTES".  Munis et le FOR ne voient pas que dans la guerre d'Espagne, pouvoir politique et mystification "collectivistes" ont existé en proportion inverse l'un de l'autre.  L'un niait l'autre, et il ne pouvait en être autrement. [20] [52].

Dans sa "Réaffirmation", Munis écrit : "Plus nous regardons rétrospectivement les années qui vont jusqu'en 1917, plus la révolution espagnole acquiert de l’importance.  Elle fut plus profonde que la révolution russe... dans le domaine de la pensée, on ne peut élaborer aujourd'hui que de méprisables ersatz de théorie, si on se passe de l'apport de la révolution espagnole, et précisément en ce qu’il diffère, en le dépassant et en le niant, de l'apport de la révolution russe".

 Pour notre part, nous préférons baser nos orientations sur les expériences véritables du prolétariat et non sur les "innovations"modernistes comme celle du FOR.

En tant que classe exploitée et révolutionnaire, la classe ouvrière exprime au travers de ses luttes cette nature complémentaire.  C'est ainsi qu'elle utilise ses luttes revendicatives, pour s'aider à avancer dans la compréhension de ses tâches historiques.  Cette compréhension révolutionnaire trouve son obstacle immédiat dans chaque Etat capitaliste, qui doit être détruit par la classe ouvrière dans chaque pays.

Mais la classe ne peut se dissoudre comme catégorie exploitée qu'à l'échelle universelle, parce que cette possibilité est intimement liée à l'économie mondiale qui dépasse les recours existant au niveau de chaque économie nationale.  Mais le caractère capitaliste de l'économie mondiale, du marché mondial, ne peut être éliminé qu'à l'échelle universelle.  La classe ouvrière peut instaurer sa dictature (quoique pour peu de temps) dans un seul pays ou dans une poignée de pays isolés, mais ne peut pas créer le communisme dans un seul pays ou une région du monde.  Son pouvoir révolutionnaire s'exprime par son orientation nettement internationaliste, engagé surtout à détruire l'Etat capitaliste partout, à détruire cet appareil terroristo-policier dans le monde entier.  Cette période peut durer quelques années, et tant qu'elle n'est pas terminée, il sera difficile, sinon impossible, de prendre des mesures réellement et définitivement communistes.  La destruction totale des bases économiques du mode de production capitaliste ne peut être la tâche que de toute la classe ouvrière mondiale, centralisée et unie, sans nation ni échange marchand.  D'une certaine manière, jusqu'à ce que la classe ouvrière atteigne ce niveau, elle restera une classe économique, étant donné que les conditions de pénurie et de déséquilibre économique subsistent encore.  C'est ainsi que les deux caractères de la nature de classe du prolétariat (classe exploitée et classe révolutionnaire) tendent à fusionner consciemment dans le feu du processus historique qui est la dictature du prolétariat et la transformation communiste totale. 

ooooooooooo

 Nous ne prétendons pas en finir avec une discussion aussi importante.  Mais nous voulons présenter nos critiques des conceptions du FOR sur ces problèmes de la révolution prolétarienne.  Rien de ce qui est défendu par rapport au "communisme immédiat" ne nous convainc que l'affirmation de Rosa Luxemburg citée au début de cet article est erronée.  Les idées du FOR sur les taches de notre époque, sont liées à cette vision d'un socialisme qui peut être atteint à tout moment et quand le prolétariat en aura envie.  Cette conception immédiatiste, volontariste, a déjà été critiquée plusieurs fois dans nos publications [21] [53]

Les confusions dangereuses du FOR cachent une incapacité à comprendre ce qu'est la décadence du capitalisme et quelles sont les tâches de la classe ouvrière dans cette période historique.  De même, le FOR n'a jamais été capable de comprendre la signification des cours historiques qui se sont manifestés au cours de ce siècle depuis 1914.  Il n'a jamais compris, par exemple, que la lutte du prolétariat espagnol en 1936 ne pouvait changer le cours vers le second conflit mondial.  La confirmation cruciale de cela fut la confusion politique terrible du prolétariat en Espagne, qui, au lieu de continuer sa lutte contre l'appareil d'Etat et toutes ses ailes politiques et syndicales, s'est laissé immobiliser par ces dernières, abandonnant son terrain de classe [22] [54].

Là est la véritable tragédie du prolétariat mondial en Espagne ! Mais, pour le FOR, ce "jalon de défaite" a confirmé la "supériorité du socialisme sur le capitalisme".

Combien est fausse cette appréciation sur la révolution communiste, appréciation incapable de montrer à quel moment ce mouvement pour la libération totale de l'humanité s'est vue précipiter dans l'abîme le plus barbare.  Si le prolétariat est incapable de comprendre quand et comment sa lutte, ses perspectives et ses forces les plus dévouées, ont été vaincues par la classe ennemie, et récupérées par elle momentanément, le prolétariat ne sera jamais à la hauteur de sa mission historique.  Sa future libération mondiale requiert constamment un bilan profond des 50 dernières années.  Que le FOR prenne conscience de cette nécessité et surtout de ce qu'a été le trotskisme et la dite "révolution espagnole", alors seulement il pourra réellement avancer et réaliser la promesse de cette énorme passion révolutionnaire contenue dans ses publications.
 

MACK.

 

 

 

 

 


[1] [55] Rosa Luxembourg, "la révolution russe", ed. Spartacus, dans "démocratie et dictature"

[2] [56] FOR, "Pour un second manifeste communiste" Losfeld, Paris 1965, p.24.

[3] [57] cité dans l'intéressant fascicule de José Antonio Garcia Diez, "URSS, 1917-1929 : de "la révolution à la planification" (traduit par nous), Madrid 1969, p.53. Cela est aussi développé par d'autres historiens de la révolution russe comme Carr, Davies, Dobb, Erlich, Lewin, Nove, etc...

[4] [58] Luxembourg, idem.

[5] [59] FOR, idem, p.25.

[6] [60] Nicolas Boukharine, "théories économiques de la période de transition" ed.  EDI.

[7] [61] FOR, idem, p.25.

[8] [62] Grandizo-Munis, "Classe révolutionnaire organisation politique, dictature du prolétariat dans "Alarma" n°24, ler trimestre 73, p.9 (traduit par nous)

[9] [63] Munis, idem, dans "Alarma" n°'25, deuxième trimestre 1973, p.13 (traduit par nous).

[10] [64] Munis, idem, "Alarma" n'25,p.6 (traduit par nous).

[11] [65] Munis, "Lettre de réponse à la revue autogestion et socialisme" dans "Alarma n° 22, 23, 3ème et 4ème trimestre, 1972, p11.

[12] [66] Munis, "Jalons de défaite et promesse de victoire'(Espagne 1930-39), Mexico 1948, p.340. (traduit par nous).

[13] [67] Nous citons ici les articles de "Bilan" parus dans la "Revue Internationale" du CCI Nos 4, 6, 7 et l'article "Le mythe des collectivités anarchistes" dans le N°15.

[14] [68] Bilan, "textes sur la révolution espagnole"'(sic !), 1936-38, Barcelone 1978, p.103.

[15] [69] Idem, p.116.

[16] [70] Munis dans "Jalons ... " p.305

[17] [71] Munis idem, p. 339-340.

[18] [72] Munis idem, p.346.

[19] [73] Munis, idem, p. 345.

[20] [74] Comme nous l'avons dit, Munis insiste parfois sur le fait que le pouvoir politique est décisif.  Voir par exemple, dans "Jalons..." p.357-58. C'est un dualisme auquel n'échappe pas le FOR

[21] [75] Nous mentionnons entre autres : des articles dans "Révolution internationale" Nos 7, 14,54, 56, 57, 58, la "Revue Internationale" n°l6, la "critique à  Focus" dans "Internationalism" (USA) n°25, "Le FOR, une confusion dangereuse" dans "Accion Proletaria" n°'17.

[22] [76] Dans une récente polémique, plus qu'acerbe, le FOR répète ses affirmations habituelles sur l'Espagne 36, sans ajouter rien de nouveau, en continuant à parler de la fameuse "révolution espagnole" (voir l'article "la trajectoire tordue de révolution Internationale").

Histoire du mouvement ouvrier: 

  • Révolution Russe [77]

Evènements historiques: 

  • Espagne 1936 [78]

Courants politiques: 

  • Gauche Communiste [23]

Critique de «LÉNINE PHILOSOPHE» de Pannekoek (Internationalisme, 1948) (1ère partie)

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Quand le groupe de la Gauche Communiste en France (G.C.F) décide de traduire et de publier "Lénine philosophe" de A. Pannekoek, c'est non seulement son pseudonyme de J. Harper, mais le nom même de Pannekoek qui est pratiquement inconnu en France. Ceci ne peut être expliqué comme un fait "fran­çais", même en tenant compte du fait que la Fran­ce n'a jamais brillé par son empressement dans la publication des oeuvres du mouvement ouvrier et marxiste, car cela est vrai pour tous les pays d'Europe et du monde, cet "oubli" ne concerne pas particulièrement Pannekoek. C'est toute la Gauche Communiste -à commencer par Rosa Luxemburg- qui s'est trouvée à la pointe des combats révolution­naires de la classe ouvrière à la sortie de la pre­mière guerre mondiale, c'est toute son oeuvre théo­rique, son action politique, et ses luttes passion­nées qui se trouvent englouties dans 1"'oubli". On a peine à croire qu'il a suffit d'une dizaine d'an­nées de dégénérescence de l'I.C. et de contre-révo­lution stalinienne pour "effacer" des mémoires les enseignements d'un mouvement révolutionnaire pour­tant si riches, si denses, d'une génération qui ve­nait elle-même de le vivre. On dirait qu'une épidé­mie d'amnésie venait de frapper brusquement ces millions de prolétaires qui avaient participé acti­vement à ces événements et de les plonger dans un désintérêt total pour tout ce qui est la pensée ré­volutionnaire. De cette vague qui a failli "ébran­ler le monde", ne subsistent que quelques traces, re­présentées par les maigres groupes dispersés de par le monde, isolés les uns des autres, et donc incapables d'assurer la continuation de la réflexion théorique, autrement que dans des petites re­vues à tirage réduit à l'extrême, et souvent même pas imprimées.

Rien d'étonnant que le livre de Harper, "Lénine philosophe" paru en 1938 en allemand à la veille de la guerre, ne rencontre aucun écho et passe com­plètement inaperçu, même dans le milieu extrême­ment réduit des révolutionnaires, et c'est le mé­rite incontesté d d'"Internationalisme", une fois la bourrasque de la guerre passée, d'avoir été le pre­mier à le traduire et le publier en feuilleton, dans ses numéros 18 à 29 (février à décembre 1947).

En saluant le livre de Harper "comme une contri­bution de premier ordre, au mouvement révolution­naire et à la cause de l'émancipation du proléta­riat", "Internationalisme" ajoute dans son avant­ propos (n°18, février 1947) : "que l'on soit d'ac­cord ou non, avec toutes les conclusions qu'il don­ne, personne ne saurait nier la valeur énorme de son travail qui fait de cet ouvrage, au style sim­ple et clair, un des meilleurs écrits théoriques des dernières décades".

Dans ce même avant-propos, "Internationalisme" exprime sa préoccupation fondamentale en écrivant: "La dégénérescence de l'I.C. a entraîné un désintéressement inquiétant dans le milieu de l'avant ­garde pour la recherche théorique et scientifique. A part la revue "Bilan" publiée avant-guerre par la fraction italienne de la Gauche Communiste et les écrits des Communistes de Conseil dont fait partie le livre de Harper, l'effort théorique du mouvement ouvrier européen est quasi inexistant. Et rien ne nous paraît plus redoutable pour la cause du prolétariat que l'engourdissement théori­que dont font preuve ses militants."

C'est pourquoi "Internationalisme", tout en considérant hautement sa valeur, ne se contente pas de publier simplement l'ouvrage de Pannekoek, mais se propose et soumet cet ouvrage à la discus­sion et en fait la critique dans une série d'arti­cles qui vont du n°30 (janvier 48) au n°33 (avril 48). Si "Internationalisme" accepte et partage pleinement la démonstration de Pannekoek sur le fait que, dans sa polémique contre les tendances idéalistes des néo-machistes (Bogdanov), Lénine tombe dans des arguments qui relèvent du matéria­lisme bourgeois (mécaniste et positiviste), il (Internationalisme) rejette catégoriquement les conclusions politiques que Pannekoek se croit en droit d'en tirer, pour faire du Parti Bolchevique un parti non-prolétarien, une "intelligentsia" (?), et de la révolution d'Octobre une révolution bourgeoise.

Cette thèse servira de fond à toute une analyse de la révolution d'Octobre et du parti Bolchevique par le courant conseilliste et qui le distingue nettement de la Gauche Communiste, et également du K.A.P.D, du moins à ses débuts. Le conseillis­me se présente ainsi comme une involution de la Gauche allemande de laquelle il se réclame. Avec quelques variantes, on retrouvera cette thèse, aussi bien dans "Socialisme ou Barbarie" que dans "Socialisme des Conseils", allant de Chaulieu à P. Mattik , de M. Rubel à K. Korsch. Ce qui est le plus frappant dans cette démarche et commun à tous, y compris les modernistes, consiste dans la réduction de la révolution d'Octobre à un phénomè­ne strictement russe, perdant complètement de vue sa signification internationale et historique.

Une fois arrivé là, il ne restait plus qu'à rappe­ler l'état arriéré du développement industriel de la Russie, pour conclure à l'absence des conditions objectives pour une révolution prolétarienne. L'ab­sence d'une vision globale de l'évolution du capitalisme comme un tout, amène le conseillisme, par un détour propre, à la position de toujours des mencheviks : l'immaturité des conditions objectives en Russie et l'inévitabilité du caractère bourgeois de la révolution.

De toute évidence, ce qui a motivé le travail de Pannekoek n'est pas tant la rectification théorique de la démarche erronée de Lénine dans le domaine philosophique, mais fondamentalement le besoin politique de combattre le parti Bolchevik, considéré par lui , à priori et par nature, comme un parti marqué par le caractère "mi-bourgeois, mi-proléta­rien du bolchevisme et de 1a révolution russe elle-même,, ([1] [79]). C'est pour "élucider la nature du bolchevisme et de 1a révolution russe" comme l'écrit P Mattick, "que Pannekoek entreprit un examen cri­tique de ses fondements philosophiques en publiant en 1938 son "Lénine Philosophe". On peut douter de la validité d’une telle démarche et sa démons­tration est loin d'être convaincante. Faire découler la nature d'un événement historique aussi im­portant que celui de la révolution d'Octobre ou le rôle joué par le parti Bolchevik d'une polémique philosophique -pour si importante qu'elle pouvait être- est loin de pouvoir constituer la preuve de ce qu'on avance. Les erreurs philosophiques de Lé­nine en 1908 pas plus que le triomphe ultérieur de la contre-révolution stalinienne ne prouvent pas qu'Octobre 17 n'était pas une révolution prolétarienne, mais ... la révolution d'une troisième classe : l'intelligentsia (?). En fondant artificiellement ses confusions politiques fausses sur des prémisses théoriques justes, en établissant un lien à sens unique entre causes et effets, Pannekoek tombe à son tour dans la même démarche non marxiste qu'il venait de critiquer à juste raison chez Lénine.

Avec 1968 et la reprise de la lutte de classes, le prolétariat renoue le fil rompu par près d'un demi-siècle de contre-révolution triomphante et se réapproprie les travaux de cette gauche qui avait survécu au naufrage de l'Internationale Communiste.

Aujourd'hui, les écrits et les débats de cette Gauche, longtemps ignorés, ressortent et trouvent des lecteurs de plus en plus nombreux. Aujourd'hui, "Lénine philosophe" de Pannekoek -comme tant d'autres ouvrages d'autres auteurs- a pu être im­primé et lu par des milliers de militants ouvriers. Mais pour que ces travaux théorico-politiques puissent vraiment servir au développement de la pensée et de l'activité révolutionnaire aujourd'hui, ils doivent être étudiés dans un esprit critique, en se gardant de l'esprit d'un certain milieu d'universitaires qui, découvrant tel ou tel auteur, sont prompts à en faire une nouvelle tarte à la crème, une nouvelle idolâtrie, et s'en font les apologistes inconditionnels.

Face à un "néo anti-bolchevisme" à la mode au­jourd'hui chez certains groupes et revues comme le PIC ou l'ex-Spartacus, qui raye tout simple­ment tout le mouvement socialiste et communiste de Russie, y compris la révolution d'Octobre, de l'histoire du prolétariat, nous pouvons reprendre ce qu'écrivait Internationalisme dans son avant­ propos au livre de J. Harper :

°Cette déformation du marxisme, que nous devons aux "marxistes" aussi empressés qu'ignorants, trouve son pendant en ceux qui, non moins ignorants, font de 1"'anti-marxisme" leur spécialité propre. L'anti-marxisme est devenu aujourd'hui l'apanage de toute une couche de semi-intellectuels petits bourgeois déracinés, déclassés, ai­gris et désespérés qui, répugnant au monstrueux système russe issu de la révolution prolétarienne d'Octobre, et répugnant au travail ingrat, dur, de 1a recherche scientifique, s'en vont par le monde, les cendres de deuil sur la tête, dans une "croi­sade sans croix", à la recherche de nouveaux idéaux, non à comprendre, mais à adorer".

Ce qui était vrai hier pour le marxisme, l'est aujourd'hui également pour le bolchevisme et la révolution d'Octobre.

M.C.

POLITIQUE ET PHILOSOPHIE DE LENINE A HARPER

I1 est indiscutable, après la lecture du document de Harper sur Lénine, que nous nous trouvons devant une étude sérieuse et profonde sur l'oeuvre philo­sophique de Lénine et devant une esquisse très clai­re et très nette de la dialectique marxiste que Har­per oppose à la conception philosophique de Lénine.

Le problème pour Harper s'est posé de la façon suivante : plutôt que de séparer les conceptions du monde d'un Lénine de son activité politique, il est préférable, pour mieux voir et comprendre ce que le révolutionnaire a entrepris, de discuter et de sai­sir ses origines dialectiques. L'oeuvre qui, pour Harper, caractérise le mieux Lénine, sa pensée, est "Matérialisme et Empiriocriticisme", où, par­tant à l'attaque d'un net idéalisme qui pointait dans l'intelligentsia russe avec la conception phi­losophique d'un Mach, Lénine essaye de revivifier un marxisme qui venait de subir des révisions, non seulement de la part de Bernstein, mais également de la part de Mach.

Harper introduit le problème par une analyse très perspicace et approfondie de la dialectique chez Marx et Dietzgen. Bien mieux, tout au long de son étude, Harper tâchera de faire une discrimination profonde entre le Marx des premières études philo­sophiques et le Marx mari par la lutte de classe et se dégageant de l'idéologie bourgeoise. Au tra­vers de cette discrimination, il dégage les fonde­ments contradictoires du matérialisme bourgeois de l'époque prospère du capitalisme qu'il caractérise dans les sciences naturelles, et du matérialisme révolutionnaire concrétisé dans les sciences du dé­veloppement et du devenir social. Harper s'efforce­ra de réfuter certaines assertions de Lénine qui, à son avis, ne correspondent pas à la pensée "machis­te", mais sont uniquement du ressort de la polémique de la part de ce Lénine qui aurait cherché plus à résoudre "l'unité du parti socialiste russe qu'à ré­futer la vraie pensée de Mach".

Mais si le travail de Harper présente un intérêt dans son étude sur la dialectique, ainsi que dans la correction de la pensée de Mach à la manière de Lénine, la partie la plus intéressante parce que lourde de conséquences, est sans conteste l'analyse des sources du matérialisme chez Lénine, et leur influence sur l'oeuvre et l'action de ce dernier dans la discussion socialiste internationale et dans la révolution de 1917 en Russie.

La première phase de la critique commence par l'étude des ancêtres philosophiques de Lénine.

De d'Holbach, en passant par certains matérialistes français tels Lamétrie et jusqu'à Avenarius, la pen­sée de Lénine s'y dessine noir sur blanc. Tout le problème réside sur la théorie de la connaissance. Même Plekhanov n'a pas échappé à cette embûche du matérialisme bourgeois. Marx est précédé par Feuer­bach. Et ceci sera un lourd handicap dans la pensée sociale de tout le marxisme russe, Lénine en tête.

Harper, très justement, délimite, dans la théorie de la connaissance, les sources du matérialisme bourgeois qui sombrera par statisme, et du matéria­lisme révolutionnaire qui ne suit pas ou ne dépasse pas la dialectique bourgeoise, mais est de nature et d'orientation différentes.

D'une part, la bourgeoisie considère la connais­sance comme un phénomène purement réceptif (Engels -d'après Harper- sur ce point seulement partagera cette conception). Qui dit connaissance dit percep­tion, sensation du monde extérieur, notre esprit se comportant comme un miroir reflétant plus ou moins fidèlement le monde extérieur. On comprend à ce mo­ment-là que les sciences naturelles furent le cheval de bataille du monde bourgeois. La physique, la chi­mie, la biologie dans leurs premières expressions, représentent plus un travail de traduction de phéno­mènes du monde extérieur qu'une tentative d'inter­prétation. La nature semble être un grand livre grâce auquel on transcrit en signes intelligibles des manifestations naturelles. Tout parait ordonné, rationnel, ne souffrant aucune exception, si ce n'est l'imperfection de nos moyens de réception. En conclusion, la science devient une photographie d'un monde dont les lois sont toujours les mêmes, indépendantes de l'espace et du temps, mais dépen­dantes de l'un et de l'autre pris séparément.

Cette tentative première des sciences doit natu­rellement prendre pour objet ce qui est extérieur à l'homme, car ce choix exprime une facilité plus grande à saisir le monde extérieur sensible, que le monde humain plus enchevêtré et dont les lois se re­fusent aux signes équationnels à un seul sens, des sciences naturelles. Mais aussi doit-on voir là sur­tout un besoin pour la bourgeoisie dans son dévelop­pement de saisir rapidement et empiriquement ce qui extérieur à elle, peut servir le développement de sa force sociale de production. Rapidement, car les assises du système économico social ne sont pas en­core solides, empiriquement, car la genèse du capi­talisme se déroule sur un terrain fertile, qui, aux yeux des humains fait ressortir surtout les résul­tats et les conclusions, plutôt que le cheminement parcouru pour y arriver.

Les sciences naturelles dans le matérialisme bour­geois devaient influencer la connaissance des autres phénomènes et donner naissance aux sciences humaines, histoire, psychologie, sociologie, où les mêmes mé­thodes de la connaissance étaient appliquées.

Et le premier objet de la connaissance humaine qui préoccupe les esprits se trouve être la religion, laquelle est étudiée comme un problème historique pour la première fois, et non comme un problème phi­losophique. Cela aussi exprime le besoin d'une bour­geoisie jeune à se débarrasser du fixisme religieux qui nie la rationalité naturelle du système capi­taliste.

Cela s'exprime par l'éclosion d'une floraison de savants bourgeois, comprenant Renan, Strauss, Feuer­bach, etc. Mais c'est toujours une dissection métho­dologique qui s'opère, l'homme cherchant non à cri­tiquer socialement un corps idéologique, tel la re­ligion, mais plutôt à retrouver ses fondements hu­mains, pour la réduire au niveau des sciences natu­relles et avec un scalpel permettre la photographie des documents poussiéreux et des altérations subies dans le cours des siècles. Enfin, le matérialisme bourgeois normalise un état de fait, fixe pour l'é­ternité un mode immuable de développement. C'est regarder la nature comme une répétition indéfinie de causes rationnelles. L'homme ramène la nature à un désir de statisme conservateur. I1 sent qu'il domine la nature d'une certaine manière, il ne voit pas que ses instruments de domination sont en train de se libérer de l'homme et de se retourner contre lui. Le matérialisme bourgeois est une étape pro­gressive dans la connaissance humaine. I1 devient conservateur jusqu'à être rejeté par la bourgeoisie elle-même quand le système capitaliste à son apogée dessine déjà sa chute.

De ce mode de pensée qui se fait encore sentir dans l'oeuvre de jeunesse de Marx, Harper voit dans la prise de conscience de la lutte de classe, chez les masses travailleuses, au travers des premières contradictions importantes du régime capitaliste, le chemin qui conduit la pensée de Marx vers le ma­térialisme révolutionnaire.

Le matérialisme révolutionnaire, insiste Harper, n'est pas un produit rationnel ; si le matérialisme bourgeois éclot dans un milieu économico social spé­cifique, le matérialisme révolutionnaire aura lui aussi   besoin d'un milieu économico social spéci­fique. Marx à ces deux époques prend conscience d'une existence qui se modifie. Mais là où la bour­geoisie n'a vu que rationalisme, répétition de cause à effet, Marx sent, dans le milieu économico ­social évoluant,un élément nouveau qui s'introduit dans le domaine de la connaissance. Sa conscience n'est pas une photographie du monde extérieur, son matérialisme est animé de tous les facteurs naturels, l'homme en premier lieu.

La bourgeoisie pouvait négliger la part de l'hom­me dans la connaissance, car son système à ses débuts se déroulait comme les lois astronomiques, avec une régularité précise, de plus son système écono­mique laissait l'homme en dehors.

Cette négligence du système par rapport à l'homme commence vers le milieu du 19ème siècle à se faire sentir dans les rapports sociaux. La conscience ré­volutionnaire alors mûrit, sa connaissance n'est pas seulement un miroir du monde extérieur, comme le prétend le matérialisme bourgeois, l'homme entre dans la connaissance du monde comme un facteur ré­ceptif et de plus comme un facteur agissant et modi­fiant.

La connaissance pour Marx devient alors le produit de la sensation du monde extérieur et de l'idée­action de l'homme facteur moteur de la connaissance.

Les sciences du développement social et du deve­nir social sont nées, éliminant les vieilles scien­ces humaines, exprimant une progression et un dérou­lement senti et agi. Les sciences naturelles elles-mêmes sortent de leur cadre étroit. La science du 19ème siècle bourgeois s'écroule à cause de sa cé­cité.

C'est ce manque de praxis dans la connaissance qui spécifiera la nature idéologique de Lénine. Si Harper recherche les sources philosophiques de Léni­ne, il ne leur attribuera pas d'influence décisive dans l'action de Lénine.

L'existence sociale conditionne la conscience. Lénine est issu d'un milieu social retardé, la féo­dalité règne encore, et la bourgeoisie n'est pas une classe forte et capable révolutionnairement. Le phénomène capitaliste en Russie se présente à une période où la bourgeoisie développée et mûrie en Occident dessine déjà sa courbe décadente. La Rus­sie devient un terrain capitaliste, non par le fait d'une bourgeoisie nationale s'opposant à l'absolu­tisme féodal du Tsar, mais par l'ingérence du capi­tal étranger, qui crée ainsi, de toutes pièces, l'appareil capitaliste en Russie. Parce que le maté­rialisme bourgeois s'enlise par le développement de son économie et de ses contradictions, l'intelligen­tsia russe ne trouve pour lutter contre l'absolutis­me impérial que le matérialisme révolutionnaire. Mais l'objet de la lutte dirigera le matérialisme révolutionnaire contre la féodalité et non contre le capitalisme qui ne représente aucune force effec­tive. Lénine fait partie de cette intelligentsia en ce que puisant dans la seule classe révolutionnaire, le prolétariat, il tente de réaliser la transforma­tion capitaliste retardée de la Russie féodale.

Cette énonciation n'est qu'une interprétation de Harper qui verra dans la révolution russe une matu­rité objective de la classe ouvrière et un contenu politique bourgeois exprimé par Lénine qui subit dans sa conscience des tâches de l'heure en Russie. l'existence économico sociale de ce pays se compor­tant au point de vue du capital comme une colonie, dont la bourgeoisie nationale serait nulle, et dont les deux forces en présence serait l'absolutisme et la classe ouvrière.

Le prolétariat s'exprime alors en fonction de ce retard qui est caractérisé par l'idéologie matéria­liste bourgeoise d'un Lénine.

Voila la pensée d'un Harper sur Lénine et la ré­volution russe. Une phrase de Harper :

"Cette philosophie matérialiste était précisément la doctrine qui convenait parfaitement à 1a nouvel­le masse d'intellectuels russes qui dans les scien­ces physiques et dans la technique ont vite recon­nu avec enthousiasme la possibilité de gérer la production et comme nouvelle classe dominante d'un immense empire ont vu s'ouvrir devant eux l'avenir -avec la seule résistance de la vieille paysannerie religieuse". (« Lénine philosophe » Ch.VIII)

La méthode de Harper, ainsi que son mode d'inter­prétation du problème de la connaissance, sont di­gnes avec "Lénine philosophe" de figurer parmi les meilleures oeuvres du marxisme. I1 nous entraîne cependant, quant à ses conclusions politiques, vers une telle confusion, que nous nous sentons obligés de l'examiner de près pour tenter de dissocier l'ensemble de sa formulation du problème de la con­naissance d'avec ses conclusions politiques qui nous paraissent erronées et ne pas même être en rap­port avec le niveau général du travail.

Harper nous dit : "...le matérialisme n'a dominé l'idéologie de la classe bourgeoise que pendant un temps très court...". Ce qui lui permet par la sui­te -après avoir prouvé que la philosophie de Lénine dans "Matérialisme et Empiriocriticisme" était essentiellement matérialiste bourgeoise- de dire que la révolution bolchevik d'octobre 1917 était une "révolution bourgeoise appuyée sur le prolé­tariat".

Harper s'enferme ici dans sa propre dialectique et ne nous explique pas ce premier phénomène de sa pensée et de l'histoire : comment se fait-il que la révolution bourgeoise produisant elle-même sa propre idéologie, cette idéologie étant dans la pé­riode révolutionnaire, matérialiste, comment se fait-il qu'au moment où s'engage la crise la plus aigue du capitalisme (entre 1914 et 1920), crise qui ne semble pas troubler Harper, comment se fait ­il qu'à ce moment une révolution bourgeoise ait été propulsée exclusivement par la partie la plus cons­ciente et l'avant-garde des ouvriers et des soldats russes, avec qui se solidarisèrent des ouvriers et des soldats du monde entier, et, principalement, du pays (l'Allemagne) où le capitalisme était le plus développé ? Comment se fait-il que justement à cette époque, les marxistes, les dialecticiens les plus éprouvés, les meilleurs théoriciens du so­cialisme défendant aussi bien sinon mieux que Léni­ne la conception matérialiste de l'histoire , com­ment se fait-il que par exemple des Plekhanov et des Kautsky se trouvaient justement dans le camp de la bourgeoisie contre les ouvriers et les sol­dats révolutionnaires du monde entier en général, et contre Lénine et les bolcheviks en particulier ? Harper ne pose même pas toutes ces questions ; com­ment pourrait-il y répondre ? Mais c'est justement le fait qu'il ne les ait pas posées qui nous étonne.

De plus, le long développement philosophique, quoique juste dans l'ensemble de son développement, comporte     certaines affirmations qui en altèrent la portée. Harper tend à faire (parmi les théori­ciens du marxisme) une séparation entre deux conceptions fondamentalement opposées, au sein de ce courant idéologique, quant au problème de la connaissance (et la manière de l'aborder). Cette sé­paration qui remonterait à l'oeuvre et à la vie de Marx lui-même est quelque peu simpliste et schéma­tique. Harper voit d'une part dans l'idéologie de Marx lui-même deux périodes :

1) Jusqu'à 1848, Marx matérialiste bourgeois progressiste : "...la religion est l'opium du peuple...", phrase reprise ensuite par Lénine et que pas plus Staline que la bourgeoisie russe n'ont cru nécessai­re d'enlever des monuments officiels ni même en tant que but de propagande du parti ;

2) Ensuite, Marx 2ème manière, matérialiste et dialecticien révolutionnaire, l'attaque contre Feuerbach, le Manifeste Communiste, etc. : « ...1'existence conditionne la conscience ».

Harper pense que ce n'est pas un hasard que l'oeu­vre de Lénine ("Matérialisme et Empiriocriticisme") soit essentiellement représentative du marxisme pre­mière manière, et il en arrive, partant de là, à l'idée selon laquelle l'idéologie de Lénine était déterminée par le mouvement historique auquel il participait et dont la nature profonde apparaîtrait selon Harper, être fournie par la nature même, matérialiste bourgeoise de l'idéologie de Lénine (Harper ne s'en tenant qu'à "Matérialisme et Empi­riocriticisme").

Cette explication mène à la conclusion de Harper, selon laquelle 1"'Empiriocriticisme" serait aujour­d'hui la bible des intellectuels techniciens et au­tres, représentants de la nouvelle classe capita­liste d'Etat montante : la révolution russe et les bolcheviks en tête, aurait été une préfiguration d'un mouvement plus général d'évolution révolution­naire, du capitalisme au capitalisme d'Etat, et de mutation révolutionnaire de la bourgeoisie libérale en bourgeoisie bureaucratique d'Etat, dont le stali­nisme serait la forme la plus achevée.

Cette conception de Harper laisse ainsi à penser que cette classe qui prendrait partout pour bible "Empiriocriticisme" (que Staline et ses amis conti­nueraient à défendre) s'appuierait essentiellement sur le prolétariat pour faire sa révolution capi­taliste d'Etat et, d'après Harper, ce serait la rai­son qui déterminerait cette nouvelle classe à s'ap­puyer sur le marxisme dans cette révolution.

Cette explication tendrait donc à prouver, pour qui le voudrait bien, que le marxisme première ma­nière, conduit directement à Staline en passant par Lénine (ce que nous avons déjà entendu de la bouche de certains anarchistes pour ce qui est du marxisme en général, dont Staline serait l'aboutissement lo­gique -la logique anarchiste!?) et qu'une nouvelle classe révolutionnaire capitaliste appuyée sur le prolétariat surgirait dans l'histoire justement au moment où le capitalisme lui-même entre dans une crise permanente du fait d'un hyper développement de ses forces productives dans le cadre d'une socié­té basée sur l'exploitation du travail humain (la plus-value).

Ces deux idées que Harper tend à introduire dans son ouvrage "Lénine philosophe" qui date d'avant la guerre de 1939-45, sont elles-mêmes énoncées par d'autres que lui, venant de milieux sociaux et po­litiques différents que lui, et sont devenues très en vogue après cette guerre. Elles sont défendues actuellement, la première par de très nombreux anar­chistes, et la seconde par de très nombreux bour­geois réactionnaires dans le genre de James Burnham.

Que les anarchistes arrivent à de telles concep­tions mécanistes et schématiques, selon lesquelles le marxisme serait à la base du stalinisme et de "l'idéologie capitaliste d'Etat", ou de la nouvel­le classe "directoriale", ceci n'est pas étonnant de leur part. Ils n'ont jamais rien compris aux pro­blèmes de la philosophie comme les révolutionnaires l'entendent : ils font découler Marx d'Auguste Com­te, comparent cette assimilation à Lénine, et font découler de là "l'idéologie bolcheviste staliniste" et y rattachent tous les courants marxistes, sans exception, prenant pour leur, en tant que mode de pensée philosophique, tous les dadas à la mode, tous les idéalismes, de l'existentialisme au niet­zschéisme, ou de Tolstoi à Sartre.

Or, cette affirmation de Harper selon laquelle "Empiriocriticisme" de Lénine serait un ouvrage philosophique dont l'interprétation du problème de la connaissance n'y dépasserait pas la méthode d'in­terprétation matérialiste bourgeoise mécaniste, et faisant découler de cette constatation la conclu­sion selon laquelle les bolcheviks, le bolchevisme et la révolution russe ne pouvaient pas dépasser le stade de la révolution bourgeoise, ces affirma­tions, comme nous le voyons, ne nous mènent pas seu­lement aux conclusions des anarchistes et de bour­geois comme Burnham ; cette affirmation est avant tout en contradiction avec une autre affirmation de Harper qui est, celle-là, en partie juste :

"Le matérialisme n'a dominé l'idéologie de la classe bourgeoise que pendant un temps très court. Tant que celle-ci pouvait croire que la société avec son droit à la propriété privée, sa liberté individuelle et sa libre concurrence pouvait résou­dre tous les problèmes vitaux de chacun grâce au développement de la production sous l'impulsion du progrès illimité de la science et de la technique, elle pouvait admettre que la science avait résolu les principaux problèmes théoriques et n'avait plus besoin d'avoir recours aux forces spirituelles supra­naturelles. Mais le jour où la lutte de classe du prolétariat eût révélé le fait que le capitalisme n'était pas en mesure de résoudre le problème de l'existence des masses, sa philosophie optimiste et matérialiste du monde disparut. Le nouveau, le mon­de apparût plein d'incertitudes et de contradictions insolubles, plein de puissances occultes et mena­çantes...".

Nous reviendrons par la suite sur le fond de ces problèmes, mais nous sommes contraints de noter, sans vouloir faire de vaine polémique, les contra­dictions insolubles dans lesquelles Harper s'est mis lui-même, d'une part en attaquant le problème si complexe qu'il a attaqué d'une manière quelque peu simpliste et d'autre part les conclusions aux­quelles il devait être amené quant au bolchevisme et au stalinisme.

Comment peut-on expliquer, répétons-nous, d'après les idées de Harper, le fait que, au moment où la lutte de classe du prolétariat apparut, la bourgeoisie devenait idéaliste et que c'est justement au moment où la lutte de classe se développe avec une ampleur inconnue jusque là dans l'histoire, que naît, de la bourgeoisie un courant matérialiste donnant naissance à une nouvelle classe bourgeoise capitaliste. Ici Harper introduit une idée selon laquelle, si la bourgeoisie devait devenir absolu­ment idéaliste, si on peut déceler chez Lénine un courant matérialiste bourgeois, Lénine "était obligé d'être matérialiste pour entraîner derrière lui les ouvriers". Nous pouvons nous poser la ques­tion suivante : que ce soient les ouvriers qui aient adopté l'idéologie de Lénine, ou Lénine qui se soit adapté aux besoins de la lutte de classe, selon les conclusions de Harper, ou bien le pro­létariat suivait un courant bourgeois, ou un mou­vement ouvrier se promouvait en sécrétant une idéo­logie bourgeoise. Mais de toute façon, le prolé­tariat ne nous apparaît pas ici avec une idéologie propre. Quel piètre matérialiste marxiste pourrait affirmer une telle chose : le prolétariat entre en action indépendante en produisant une idéologie bourgeoise. C'est là que nous mène Harper.

Du reste, il n'est pas entièrement exact que la bourgeoisie soit elle-même à une certaine époque totalement matérialiste et à une certaine autre totalement idéaliste. Dans la révolution bourgeoi­se de 1789, en France, le culte de la Raison n'a fait que remplacer celui de Dieu et était typique du double caractère des conceptions à la fois ma­térialiste et idéaliste de la bourgeoisie en lutte contre le féodalisme, la religion et le pouvoir de l'Eglise (sous la forme aiguë de persécutions des prêtres, des incendies d'églises, etc.). Nous re­viendrons également sur ce double aspect permanent de l'idéologie bourgeoise ne dépassant pas, même aux heures les plus avancées de la "Grande Révolu­tion" bourgeoise en France, le stade de "...la religion est l'opium du peuple".

Cependant, nous n'avons pas tiré encore toutes les conclusions vers lesquelles Harper nous entraî­ne, nous en tirerons quelques unes et nous ferons quelques rappels historiques qui peuvent intéres­ser tous ceux qui "rejettent" la révolution d'oc­tobre dans le camp bourgeois.

Si ce premier regard jeté sur les conclusions et les théories philosophiques de Harper nous a entraîné vers certaines réflexions qui seront l'objet de développements ultérieurs, il y a des faits que nous devons pour le moins relever immédiatement car il s'agit de faits historiques que Harper sem­ble n'avoir pas même voulu effleurer.

En effet, Harper nous parle pendant des dizaines de pages de la philosophie bourgeoise, de la philo­sophie de Lénine, et arrive à des conclusions pour le moins osées et qui demandaient, tout au plus, un examen sérieux et approfondi. Or, quel matéria­liste marxiste peut accuser un homme, un groupe politique ou un parti de ce dont Harper accuse Lénine, les bolcheviks et leur parti, d'avoir re­présenté un courant et une idéologie bourgeoise « ...s'appuyant sur 1e prolétariat... », sans avoir auparavant examiné -au moins pour mémoire- le mou­vement historique auquel ils ont été mêlés : ce courant, la Social-démocratie russe et inter­nationale, d'où est issue (au même titre que toutes les autres fractions de gauche de la Social-démocra­tie) la fraction des bolcheviks.

Comment s'est formée cette fraction ? Quelles luttes a-t-elle été amenée à entreprendre sur le plan idéologique pour arriver à former un groupe à part, puis un parti, puis l'avant-garde d'un mouvement international ?

De la lutte contre le menchevisme, de l'Iskra et de "Que faire ?" de Lénine et de ses camarades, de la révolution de 1905 et du rôle de Trotski, de sa "Révolution permanente" (qui devait l'amener à fusionner avec le mouvement bolchevik entre février et octobre 1917), de la seconde révolution de fé­vrier à octobre (sociaux-démocrates, socialistes­révolutionnaires de droite, etc., au pouvoir), des thèses d'avril de Lénine, de la constitution des soviets et du pouvoir ouvrier, de la position de Lénine dans la guerre impérialiste, de tout cela Harper ne dit mot. On ne peut croire que cela soit un hasard.

Mousso et Philippe

(à suivre)


[1] [80] "Lénine philosophe", introduction de Paul Mattick, édition Spartacus, 1978.

Courants politiques: 

  • Le Conseillisme [81]

Heritage de la Gauche Communiste: 

  • Le Marxisme : la theorie de la révolution [82]
  • La Révolution prolétarienne [16]

Source URL:https://fr.internationalism.org/en/content/revue-internationale-no-25-2e-trimestre-1981

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