Avec la crise du coronavirus, la machine idéologique de la bourgeoisie a poursuivi son œuvre avec, notamment, un des vieux chevaux de bataille de la propagande officielle : nous faire croire que le rôle de l’État capitaliste consiste à “protéger la population”. Le mythe de “l’État providence” et de ses prétendus “bienfaits” n’est qu’un mensonge. L’objectif des États capitalistes a toujours été de faire régner l’ordre afin d’exploiter au maximum la force de travail.
Avec la crise sanitaire du Covid-19 l’objectif reste le même ! La saturation des hôpitaux et le manque flagrant de moyens (respirateurs, masques, gel, blouses…) ont révélé l’incurie des États qui, partout dans le monde, pressurent et surexploitent à outrance le personnel de santé sur le dos des malades. L’État “protecteur”, en réalité, est une mascarade ! (1)
Dès la fin de la Seconde Guerre mondiale, si les États les plus riches se sont organisés pour mettre en place les conditions sanitaires devant permettre l’amélioration de la santé des prolétaires (ce qu’ils ont en partie démantelé, aujourd’hui), ce ne fut nullement dans le but de “protéger” mais de reconstruire l’appareil productif pour assurer l’exploitation maximum des ouvriers.
En 1945, les idéologues de la classe dominante, notamment ceux des pays européens durement touchés par la guerre, se sont fait les chantres du “progrès”. Après six ans de destructions et de privations effroyables, la situation sanitaire des populations était catastrophique. Non seulement la population active était en partie décimée, mais aussi très affaiblie physiologiquement. Le rationnement devait d’ailleurs persister encore plusieurs années. En France, des tickets de rationnement pour le lait ou le pain étaient encore en vigueur au début des années 1950. Pour reconstruire le tissu industriel au plus vite et pour relancer la production par l’exploitation féroce de la force de travail, on ne pouvait se passer d’une prise en charge systématique des soins élémentaires pour que les travailleurs soient au moins capables d’aller travailler. Ces exigences impératives, allaient conduire les États à planifier sur le long terme une orientation politique pilotée par leurs administrations et toute une caste de technocrates, plus ou moins convertis au keynésianisme. Cela, pour permettre de régénérer une force de travail affaiblie, devant supporter les nouvelles cadences du taylorisme.
Suite aux ravages de “la grande Dépression” de 1929, les États-Unis de Roosevelt avaient été les précurseurs de ce type de politique, inaugurant le Social Security Act en 1935. Pour autant, le système de sécurité sociale sanitaire sera très tardivement mis en place aux États-Unis, et à minima, pour une raison bien simple : ce territoire n’avait pas subi les destructions et les dévastations de la guerre comme en Europe. Il faudra attendre 1966 pour voir la mise en place de l’assurance santé Medicare.
Les États capitalistes concurrents en Europe adoptaient, par obligation, une politique plus précoce et plus offensive en matière de santé. Ainsi, la guerre à peine finie, l’objectif de reconstruction en Grande-Bretagne prenait appui sur les discours enrobés de William Beveridge, souhaitant “donner du travail pour tous dans une société libre”. Autrement dit : relancer l’industrie en mobilisant et en surexploitant la main-d’œuvre ouvrière. Ce prosaïque objectif imposera dans les faits la création du système de santé public (NHS) en 1948 par le gouvernement travailliste de Clement Attlee. Le “modèle britannique” sera globalement repris partout ailleurs, avec son système de “santé de masse” déshumanisé et des campagnes de vaccination nécessaires, mais où les populations sont traitées comme des bestiaux. Cette “sécurité sociale”, nouvel impôt modernisé et déguisé, ponctionné sur le dos des ouvriers, permettra un véritable encadrement du prolétariat. En France, où il fallait “gagner la bataille du charbon” sous l’égide du grand parrain américain (grâce au plan Marshall), le mythe frauduleux du “socialisme” par les nationalisations et la promesse d’un modèle de santé permettaient de mobiliser les exploités, de les fliquer en tentant de garantir la “paix sociale”. (2) On s’inspira aussi de la tradition allemande de Bismarck et c’est ainsi que le projet, censé incarner la modernité et le “progrès”, formulé à grands traits, sous le Régime de Vichy, par le haut fonctionnaire Pierre Laroque, sera repris par le programme du Conseil national de la Résistance. L’État s’appropriait donc directement par le biais de sa police syndicale, ce qui autrefois relevait des différentes caisses de secours et mutuelles ouvrières : en vidant de leur contenu politique originel et en dénaturant la notion même de solidarité ouvrière.
Dès lors, avec une classe ouvrière en meilleure santé, la bourgeoisie pouvait exercer une exploitation plus forte et féroce, à marches forcées, dans les mines et les usines. À tel point que le rendement exigé, avec l’appui crapuleux des staliniens du PCF et des syndicalistes de la CGT, rendait les conditions de travail pires que sous l’Occupation. La production industrielle allait augmenter de 40 % entre 1946 et 1949 ! La militarisation de la production et les cadences infernales allaient engendrer de nombreuses grèves face à l’épuisement au travail, à la misère persistante et à la répression. (3)
Contrairement à ce qu’on veut nous faire croire, la mise en place de “l’État providence” et des services de santé, payés par la sueur des travailleurs, n’avait nullement pour vocation le “bien-être” des populations. Elle permet encore aujourd’hui à l’État de mieux contrôler les individus, remplaçant avantageusement le livret individuel des ouvriers du XIXe siècle, fliquant les travailleurs pour le compte du capital afin d’alimenter en muscles les bagnes industriels.
Avec la fin de la reconstruction et le retour de la crise économique ouverte au début des années 1970, le chômage de masse allait sonner le glas des “politiques sociales” et de santé. Progressivement les États n’ont plus eu les moyens d’investir et de planifier leur politique de santé à long terme, comme ils avaient pu le faire durant le “boom économique” des années 1950-1960. La “découverte” par Macron que la santé “ne pouvait être soumise aux lois du marché” n’est qu’une farce hypocrite. Depuis plus de trente ans, l’État n’a fait que baisser le coût de la force de travail (donc l’accès aux soins et à la santé) et cherché à réduire la dette (donc geler les investissements pour la santé).
À cet égard, l’exemple de l’État français est emblématique. Le “luxe” de la santé et des services sociaux est devenu trop coûteux pour l’État et le capital. Faute de cotisants : les dépenses de santé augmentaient plus vite que le PIB, conduisant au fameux “trou de la sécurité sociale”. Des années 1980 à aujourd’hui, les gouvernements de gauche comme de droite vont courir après la réduction du déficit “de la sécurité sociale” en multipliant les taxes, les impôts (comme la CSG), en réduisant les taux de remboursement de médicaments (voire en les supprimant avec une liste toujours plus longue de produits pharmaceutiques jugés non nécessaires ou pas assez efficaces) faisant toujours plus les poches des travailleurs pour des prestations au rabais. En 1982, une gauche prétendument “généreuse” (dirigée par le ministre de l’Économie Jacques Delors) augmentait les cotisations et baissait le montant des remboursements. En 1983, le stalinien Jack Ralite instaurait le forfait hospitalier (à payer par chaque patient par journée d’hospitalisation). (4)
L’obsession des coupes budgétaires conduisait même à des pratiques ouvertement criminelles, comme en 1985 où des milliers de malades étaient infectés par du sang contaminé par le VIH suite à des transfusions scandaleuses. Pour de sordides intérêts, l’État avait retardé le dépistage des donneurs à cause d’une “guerre des tests”. Alors que les techniques d’inactivation du virus par chauffage étaient maîtrisées depuis octobre 1984, la bourgeoisie inoculait délibérément aux hémophiles du sang contaminé pour liquider ses stocks et éviter les dépenses !
De telles pratiques se sont accompagnées d’une expansion énorme et sans précédent d’un marché industriel médical de plus en plus lucratif. La médecine est devenue une véritable source de profits avec des investissements colossaux de laboratoires sans scrupule, de compagnies pharmacologiques, de fabricants de matériel médical, d’établissements de santé où tout est accessible… seulement si l’on peut payer ! Alors que le secteur médical est devenu gigantesque où s’exerce toute la férocité de la concurrence dans la guerre commerciale (environ 10 % des employés travaillent dans ce secteur), une partie croissante de la population et la plupart des prolétaires en particulier se retrouvent exclus de l’accès à des soins aujourd’hui au-dessus de leurs moyens. Le capitalisme n’est tout simplement plus capable d’offrir ce qu’il a pu développer sur le plan technologique. Ainsi, le fossé entre ce qui devient possible pour la santé et la réalité marchande que nous impose le capitalisme ne fait que se creuser et s’élargir.
En plus d’économies drastiques et de pratiques commerciales douteuses, l’État a organisé le démantèlement systématique du système de santé qu’il avait mis en place, avec des mesures toujours plus marquées par une vision à court terme. À la fin des années 1990, la création, par un gouvernement de gauche, de la Couverture mutuelle universelle était présentée comme une “avancée sociale” vis-à-vis des démunis. Elle était, en réalité, destinée à masquer la poursuite du démantèlement du système de santé en rognant sur les prestations sociales et sur les frais de fonctionnement des hôpitaux. Le personnel allait lui aussi payer le prix des politiques d’austérité par des conditions de travail dégradées, un manque croissant de personnel et de moyens. Pendant des années, l’État a ainsi instauré des quotas d’élèves infirmiers et imposé la fermeture des instituts de formation. Un numerus clausus pour les médecins a progressivement permis de réduire leur nombre et d’augmenter le recrutement “d’immigrés”, venus d’Afrique du Nord, du Moyen-Orient, d’Amérique latine ou de l’Europe de l’Est, payés au rabais et contraint d’accepter de travailler 50 à 60 h par semaines, tout comme des infirmières espagnoles recrutées à bas prix ! Afin de masquer le manque de moyens, l’État n’a pas cessé de culpabiliser le personnel et les malades accusés de “profiter du système”, tout en multipliant les mensonges. En 2003, face au grand nombre de morts de la canicule, le manque de moyens criant des EHPAD était ainsi officiellement balayé par l’explication “hautement scientifique” d’une météo “exceptionnelle”. Comble du cynisme, nos aînés étaient coupables “d’oublier les consignes sanitaires” ! (5) Plus récemment, lors d’un déclenchement du “plan blanc” face aux épidémies saisonnières comme la grippe, la gastro ou la bronchiolite, engendrant aussitôt la saturation des urgences, l’État incriminait les “35 heures” ! Aujourd’hui, selon lui et ses médias, la saturation des hôpitaux serait de la “faute” de “ceux qui ne respectent pas le confinement et les gestes barrières” et/ou du Covid-19 “imprévisible”. Le manque de moyens ? Leur politique de rentabilité et de destruction de l’emploi ? Le profit avant la vie humaine ? Jamais…
Mais les faits sont têtus. En 1980, la France comptait 11,1 lits d’hôpitaux pour 1 000 habitants. En 2013, il n’en reste plus que 6,5 ! Dès 2005, l’État et ses “managers” amorçaient un tournant pour développer “l’ambulatoire”. En 2016, la loi de modernisation du système de santé consacrait cette politique en “repensant les parcours de soins” (loi portée par Marisol Touraine, ministre sous le vénérable gouvernement de gauche de François Hollande). En 20 ans : 100 000 lits ont été supprimés ; une maternité sur trois a été fermée pour “rendre l’accouchement plus sûr” (sic !) ; 95 établissements publics et 21 cliniques ont été fermées. Les recherches d’un vaccin contre les coronavirus, jugées trop onéreuses, pas assez rentables ou dangereuses, ont été stoppées en 2004. La même année, la logique marchande imposait la tarification à l’activité comme source de financement des hôpitaux publics. Après la crise boursière de 2008 “la contrainte budgétaire publique a porté essentiellement sur l’hôpital public, auquel on a imposé, en dix ans, 8 milliards d’euros d’économies et auquel on demande encore, pour 2020, 600 millions d’économies. La crise de l’épidémie de bronchiolite à l’automne 2019, pendant laquelle les réanimateurs pédiatriques durent transférer des nourrissons à plus de deux cents kilomètres de leur domicile parisien faute de lits et de personnel, annonçait la catastrophe. Mais elle n’ébranla point les responsables politiques accrochés à leur vision financière de la santé publique”. (6) L’État, dans une vision à de plus en plus court terme, allait même calquer à la santé les logiques managériales des entreprises. C’est une des raisons qui explique la pénurie régulière de médicaments depuis plusieurs années. En 2010, l’État s’est ainsi désengagé auprès de toutes les entreprises de fabrications de masques françaises entraînant la fermeture de nombre d’entre elles. Des millions de stocks de masques gouvernementaux étaient revendus sans renouvellement, laissant vaguement cette responsabilité aux employeurs et aux collectivités territoriales. Pour baisser les coûts, l’idée était de fonctionner à flux tendu, grâces aux importations.
Une partie croissante des prolétaires et du système de santé ont donc été sacrifiés pour maintenir à bas coût l’achat de la force de travail. De la santé et de la protection des prolétaires, l’État capitaliste s’en fiche comme d’une guigne. Il méprise la vie humaine comme il le montre en laissant des franges entières de la population vivre dans des taudis ou dans la rue, comme il l’a montré dans les nombreuses guerres impérialistes ou, aujourd’hui, en exploitant la “chair à virus” et en laissant mourir les personnes âgées et fragiles ! La santé, malgré le récent déni de Macron, est devenue une “charge” pour le capital.
L’évolution catastrophique du système de santé en place depuis 1945 n’est pas un problème de “mauvaise gestion” ou d’ “absence de régulation”. Elle n’est ni la faute des “35 heures”, ni celle des “abus des patients” ni celle du “coronavirus”. Elle ne fait qu’exprimer de façon caricaturale et mortifère la faillite du système capitaliste !
WH, 19 avril 2020
1) Le confinement, rendu nécessaire et inévitable à cause des conditions sanitaires déplorables, a été mis à profit pour renforcer l’État policier. On peut notamment mentionner le flicage via la promotion du tracking sur les téléphones portables, tout cela hypocritement présenté comme une sorte de servitude citoyenne “librement consentie”.
2) En 1945, la situation sanitaire des travailleurs était dégradée et alarmante. Les privations et l’occupation avaient terriblement affaibli les organismes. L’hiver rigoureux de cette même année, sans chauffage, enregistrait un pic de mortalité infantile effrayant : 11,5 % contre 6,3 % avant-guerre.
3) Voir sur notre site Internet : “Grèves de 1947-1948 en France : la bourgeoisie démocratique renforce son État policier contre la classe ouvrière”.
4) Passé de l’équivalent de 3 euros à sa création à 20 euros aujourd’hui !
5) Jamais à court d’imagination, la bourgeoisie française a prôné la “solidarité avec les seniors” en… supprimant aux travailleurs un jour chômé et payé par an.
6) “L’Hôpital, le jour d’après”, Le Monde diplomatique (avril 2020).
“Chacun d’entre nous doit participer à cet effort massif pour préserver la sécurité mondiale”, énonçait le directeur de l’OMS dans un communiqué de presse du 16 mars dernier. Le 27 mars, le président français Macron déclarait : “Nous ne surmonterons pas cette crise sans une solidarité européenne forte, au niveau sanitaire et budgétaire”. Et la chancelière allemande, Merkel, de réclamer face à la crise sanitaire : “plus d’Europe, une Europe plus forte et une Europe qui fonctionne bien” ! Les responsables politiques exhortent la population à la solidarité, au civisme et à l’unité pour combattre “l’ennemi invisible”. Alors que les besoins en masque et en matériel médical sont immenses du fait d’une scandaleuse pénurie, tous, politiciens et médias, ont dénoncé les vols au sein des hôpitaux, des pharmacies ou encore dans les voitures des soignants. La bourgeoisie pointe du doigt et médiatise largement les comportements égoïstes de ces voyous “infâmes et ignobles”, à l’heure où le monde entier est “en guerre” et soi-disant uni contre la pandémie du Covid-19.
En réalité, quand d’un côté la bourgeoisie affiche son indignation et son mépris face aux vols, de l’autre elle applique froidement les mêmes méthodes de brigands sur la scène internationale : détournements et “réquisitions” des commandes d’autres pays, surenchères et rachat de matériel médical à même le tarmac. Voilà comment la bourgeoisie exprime sa “solidarité” “pour préserver la sécurité mondiale” !
Ainsi, au début de l’épidémie en Europe, la Chine a diplomatiquement, de manière très intéressée, envoyé quelques masques et respirateurs à l’Italie, mais ceux-ci ont été aussitôt détournés par les dirigeants de la République tchèque. Avec une hypocrisie sidérante, ces derniers ont nié en bloc tout vol et ont mis en avant une malencontreuse “méprise” !
Début mars, c’est la France qui “réquisitionnait” sur son territoire des masques suédois au nez et à la barbe de l’Espagne et de l’Italie, pays très durement touchés par l’épidémie. Ce n’est qu’après l’intervention du gouvernement suédois que l’État français acceptait, sous la pression, de ne conserver “que” la moitié du stock subtilisé. Un mois plus tard, l’affaire prenant de l’ampleur (il s’agissait, bien sûr, d’un “malentendu”), Macron plaidait pour plus de “cohérence” et rendait, malgré lui, l’intégralité des masques à ses destinataires.
Les États-Unis sont également accusés d’avoir détourné du matériel médical à destination de l’Allemagne, du Canada et de la France. Trump, à la différence de ses homologues étrangers aux apparences plus civilisées, affichait néanmoins clairement et brutalement la couleur : “nous avons besoin de ces masques, nous ne voulons pas que d’autres personnes les obtiennent” !
En Afrique, un épidémiologiste a récemment alerté sur la situation très préoccupante du continent : les hôpitaux ne peuvent s’approvisionner en tests. La priorité est faite aux gros bras, aux grands parrains : les États-Unis ou l’Europe. Les “grandes démocraties” font de la rétention de tests, une denrée tristement rare, pour leur propre compte ! Pas étonnant donc que l’Afrique paraisse peu touchée par le Covid-19 ! La liste des actes cyniques de piraterie des États bourgeois est encore longue ! (1)
Même au niveau national, la bourgeoisie a bien du mal à ne pas céder à la guerre du tous contre tous. En effet, à l’instar des États qui s’écharpent au pied des avions pour s’arracher du matériel médical, les États fédéraux, les régions et même les villes se déchirent également pour protéger “leurs” habitants.
De même, en Espagne, où pèse fortement le poids du régionalisme, une polémique a éclaté lorsque le gouvernement a décidé de réquisitionner et de centraliser les stocks de masques. Mais l’incompétence des autorités espagnoles a conduit chaque gouvernement régional à chercher ses propres approvisionnements en concurrence avec les autres. L’État central a été accusé d’alimenter les tensions et même d’“invasion” par Torra, le président de la Generalitat. Tout est prétexte pour faire valoir de mesquins intérêts “régionaux” où bougnat est maître chez soi ! Au Mexique aussi, le gouverneur de Jalisco fait pression sur le gouvernement fédéral pour qu’il cesse de faire de la rétention de tests au profit de la région de Mexico.
La bourgeoisie se pare de beaux discours moralisateurs, appelle à la solidarité internationale, exhorte ses “troupes” à serrer les rangs autour de l’État protecteur. Que de mensonges ! La “solidarité” à laquelle appelle la bourgeoisie n’est qu’une expression du chacun pour soi, un renforcement du chaos et de la barbarie capitaliste à l’échelle planétaire !
Face à la crise, laisser l’État national arracher des masques aux “étrangers” ne fait donc qu’aggraver le mal. Le capitalisme, cynique et mortifère, n’a pas d’autre perspective à offrir à l’humanité que ce qu’illustre aujourd’hui ce spectacle lamentable de rapines : la misère et la destruction ! La seule force sociale porteuse d’un projet historique en mesure de mettre fin à la guerre de tous contre tous, c’est la classe ouvrière, celle qui n’a pas de patrie à défendre, celle dont les intérêts sont les besoins de toute l’humanité et non celle de la “nation” (ou de sa version “régionaliste”) ! C’est la classe ouvrière, à travers les soignants, qui aujourd’hui sauve des vies au péril de la sienne. Bien que le contexte de pandémie empêche actuellement toute mobilisation massive et limite les expressions de solidarité dans la lutte, c’est elle qui cherche, dans de nombreux secteurs et dans plusieurs pays, à résister à l’incurie de la bourgeoisie et à l’anarchie du capitalisme. Notre classe est porteuse d’une société sans frontières et sans concurrence, où les hospitaliers ne seront plus contraints de faire un tri abominable entre les malades “productifs” et “improductifs” (les retraités ou les handicapés), où la valeur d’une vie ne se mesurera plus en lignes budgétaires !
Olive, 7 avril 2020
1) Mais à la différence des flibustiers d’antan, qui volaient de l’or et des marchandises précieuses, ces malfrats-là se disputent aussi de la marchandise typique du capitalisme : des produits bas de gamme ! Surblouses qui tombent en lambeaux à peine sorties du carton, masques moisis, ventilateurs de réanimation dont les prises sont inadaptées, etc. !
Le tableau est terrifiant. Les morts se comptent par centaines, l’odeur fétide des cadavres empuantit de nombreux quartiers de la ville, des familles entières ont péri, ainsi que beaucoup de travailleurs du secteur de la santé. Jusqu’à présent, l’État équatorien n’a reconnu que 369 décès dus au Covid-19, sans préciser combien d’entre eux proviennent de la ville de Guayaquil. Mais selon tous les témoins directs de cette énorme tragédie (médecins, journalistes et visiteurs étrangers), (1) rien qu’à Guyaquil, le nombre de décès dus au coronavirus est scandaleusement sous-estimé.
Pour sa part, l’État, incapable de répondre à l’urgence sanitaire, tente au maximum de cacher le nombre de corps retrouvés éparpillés dans les rues et les artères de la ville. Des corps qui, en réponse aux plaintes et protestations de nombreux habitants, sont progressivement enlevés et stockés dans trois établissements hospitaliers. De plus, les morgues sont pleines de cadavres non identifiés. Face à cette situation, des centaines de familles vivent chaque jour le drame de devoir réclamer les dépouilles de leurs proches afin de pouvoir procéder à un enterrement digne. Ce spectacle d’horreur résulte directement du manque d’hôpitaux et de lits, sans personnel médical suffisant, sans médicaments, avec des réductions budgétaires incessantes. Ceci révèle clairement que la bourgeoisie ne s’intéresse nullement à la satisfaction des besoins sanitaires élémentaires de la population. Le cynisme et le mensonge dont fait preuve la bourgeoisie révèlent son attitude proprement criminelle.
Pour l’instant, la ville de Guayaquil dont les images ont fait le tour du monde, provoquant l’indignation et la solidarité de nombreux travailleurs, est toujours plongée dans l’hystérie et la peur. La même situation et les mêmes réactions se produisent en de nombreux endroits du monde où les États sont incapables de s’occuper de centaines de milliers de personnes infectées par une épidémie dont la bourgeoisie connaissait les risques depuis des années et qu’elle n’a pris aucune mesure pour protéger les populations qui y seraient exposées.
Les médias exposent l’ampleur du désastre, mais aucun pays n’a montré qu’il était préparé à une urgence d’une telle ampleur. Au contraire, l’État a montré partout la même incurie par la détérioration des systèmes de santé qui se sont effondrés en Chine, aux États-Unis, en Espagne, en Italie, et même dans des pays qui sont présentés comme des modèles d’excellence de l’administration bourgeoise, comme le Danemark. Le comportement de la bourgeoisie, dans tous les pays a été similaire : d’abord, elle a minimisé l’impact de la pandémie, puis elle a changé d’attitude pour imposer des mesures draconiennes de confinement. Cependant, tout cela s’est avéré vain face à l’état déplorable du système de santé mondial. Par conséquent, les États sont aujourd’hui incapables de répondre à l’urgence face au Covid-19.
En réalité, comme l’a dit le vice-président américain au début du mois de mars 2020, le comportement hypocrite de la classe au pouvoir recouvre une seule et même logique : le “sauvetage de l’économie” au détriment de la vie des populations. En d’autres termes, il s’agit de continuer à accumuler du capital au détriment des travailleurs et de la population en général.
Dans le cadre de la détérioration du système de santé mondial, l’État équatorien, comme cela s’est produit dans d’autres pays, a licencié, rien qu’en 2019, 2 500 travailleurs, dont des médecins, des infirmières et du personnel d’entretien. Alors qu’il était de 3 097 millions de dollars en 2019, la réduction de 81 millions de dollars du budget de la santé pour 2020 par rapport à l’année précédente, a été approuvé par l’Assemblée nationale. Si on compare ce budget au paiement de la dette extérieure pour la même année (qui était de 8 107 milliards), cela démontre que l’État équatorien a délibérément sacrifié les besoins sanitaires de la population (comme d’ailleurs ses autres besoins) au profit des lois du marché capitaliste et de la concurrence entre nations.
L’impact que le Covid-19 a causé à Guayaquil est donc dû à une bourgeoisie qui ne s’intéresse nullement à la santé de la population, ni à l’investissement dans les infrastructures sanitaires et encore moins aux travailleurs de la santé. Ainsi, depuis le 16 mars, date à laquelle la pandémie a été officiellement déclarée en Équateur, le ministre de l’économie Richard Martinez a déclaré son intention de verser 325 millions de dollars aux détenteurs d’obligations d’État. Ce qui est devenu effectif le 21 mars, en pleine crise sanitaire, alors que les décès se multipliaient déjà partout. Cet acte a d’ailleurs entraîné la démission de la ministre de la Santé, Catalina Andramuño, accusant le gouvernement Moreno de ne pas lui fournir les ressources nécessaires pour faire face à la pandémie. Pendant ce temps, la maire de droite de Guayaquil, Cintya Viteri, en plus de son indifférence face à la situation dramatique de la population, s’est empressée de se décharger du problème en transférant la responsabilité des services des pompes funèbres au gouvernement central de Moreno. Pour sa part, depuis le 16 mars, le vice-président Otto Sonnenholzner est apparu comme un héros dans la résistance face à la pandémie, alors qu’en réalité, il s’agissait pour lui d’une sordide campagne de promotion en vue des prochaines élections présidentielles. Ce panorama résume à lui seul le degré de décomposition de la bourgeoisie en Équateur, comme dans de nombreux pays du monde, qui est gangrenée par les luttes de cliques en son sein et incapable d’agir autrement “qu’au coup par coup”.
La tragédie que vit la ville de Guayaquil est probablement une des plus terribles et des plus dramatiques connues jusqu’à présent. La responsabilité n’en incombe ni au virus ni à la population, que la bourgeoisie et les médias montrent du doigt pour sa prétendue “indiscipline”. Mais c’est bien le système capitaliste, incapable de satisfaire les besoins de l’humanité, qui est véritablement responsable du désastre sanitaire. L’ampleur de ce désastre était déjà annoncée dans un de nos articles : “Une réalité qui sera encore pire lorsque cette épidémie frappera plus durement l’Amérique latine, l’Afrique, et d’autres régions du monde où les systèmes de santé sont encore plus précaires ou carrément inexistants”. Il s’agissait d’un désastre prévisible, précisément à cause des contradictions du capitalisme au niveau mondial.
Les impacts que la bourgeoisie a provoqués dans le traitement de la crise de la pandémie à Guayaquil sont divers :
– Le fait de garder un proche décédé victime de la pandémie à l’intérieur de la maison pendant de longues journées sans réponse de l’État, et donc durablement exposé aux effets de la décomposition d’un cadavre, aura évidemment non seulement des conséquences sur le plan psychologique, mais augmentera considérablement le risque de contamination de l’entourage.
– Face à cette situation, comme d’autres États, l’Équateur a décrété un confinement obligatoire au niveau national. Pour se conformer à cette disposition, l’État a mobilisé l’armée et la police, qui agissent avec brutalité face à une population réduite au chômage et dont beaucoup ne peuvent pas rester chez eux, parce qu’ils sont contraints d’assurer leur survie à l’extérieur et au jour le jour. L’État ne garantit pas, non plus, la nourriture pour leur quarantaine, par conséquent, le chaos peut devenir encore plus dramatique qu’il ne l’est aujourd’hui.
– La crise sanitaire a provoqué des plaintes et des protestations de médecins et d’infirmières surmenés et épuisés par les conditions déplorables dans lesquelles ils sont contraints de travailler, mais, peu à peu, ils ont été réduits au silence.
– L’État montre son vrai visage répressif par rapport à la population, mais il ne dit rien, comme l’ensemble de la bourgeoisie, par exemple, sur les milliers de licenciements qui ont eu lieu pendant le confinement.
Dans la manifestation de cette impasse du capitalisme, il est clair que :
1. La société bourgeoise ne réserve pas autre chose que la désolation et la mort, comme le montre la pandémie mondiale actuelle.
2. Au milieu d’une situation d’angoisse et de désespoir de la population, les États ont eu recours à la force pour faire taire ceux qui protestent contre l’incapacité de l’État capitaliste de répondre aux besoins élémentaires tels que l’accès à la nourriture, aux soins, aux médicaments et le nécessaire confinement que la plupart les scientifiques recommandent pour éviter l’augmentation de la contagion.
3. Il est démontré que, pour la bourgeoisie et son État, la priorité n’est pas la population et encore moins les travailleurs, mais bien la défense et la poursuite de ses propres intérêts de classe exploiteuse et pour cela, sans respect de la moindre morale ni de principes d’aucune sorte, ils recourent au mensonge, cachant la quantité de morts qui s’accumulent sans pouvoir leur donner une sépulture digne, comme cela se passe en Équateur.
La crise sanitaire du Covid-19 a clairement démontré le mépris que la bourgeoisie a toujours eu par rapport aux besoins humains. Dans cette société chaotique où seuls comptent le chacun pour soi et la recherche du profit et non la satisfaction des besoins humains, le développement des forces productives dont dispose l’humanité est le produit du travail de la classe ouvrière internationale qui est exploitée au service exclusif de la bourgeoisie. Par conséquent, ce seront ces mêmes travailleurs qui, seuls, pourront mener à bien la révolution mondiale capable de changer le destin de l’humanité, en le transformant en une seule et même communauté humaine mondiale.
Contre le virus mortel de la société capitaliste en décomposition, prolétaires de tous les pays, unissez-vous !
D’après Internationacionalismo, section du CCI en Équateur, 20 avril 2020
1) Ainsi que les images vidéos insoutenables où l’on voit des gens s’effondrer en pleine rue, des corps joncher les trottoirs, parfois plusieurs jours, hâtivement recouverts d’un drap ou d’une couverture, des pick-up et des camions chargés de cadavres dans des sacs-poubelles puis enterrés ou incinérés n’importe où, des cartons improvisés en cercueils, et même des vautours, attirés par l’odeur de charogne, voler autour d’un hôpital. C’est toute l’horreur dont le capitalisme est capable qui s’étale au grand jour !
Dans la première partie de cet article [4], nous rappelions avec la plume de Rosa Luxemburg que “les révolutions [...] ne nous ont jusqu’ici apporté que défaites, mais ces échecs inévitables sont précisément la caution réitérée de la victoire finale. À une condition il est vrai ! Car il faut étudier dans quelles conditions la défaite s’est chaque fois produite”. (1)
Dans ce bilan, nous avons commencé par mettre en avant que le récent mouvement contre la “réforme” des retraites marque la fin de l’atonie sociale qui caractérisait la dernière décennie et le retour de la combativité ouvrière. La solidarité et la volonté d’être tous ensemble unis dans la lutte, de développer une lutte massive étaient autant d’éléments palpables au sein des cortèges de manifestants. Nous concluions alors ainsi : “émergent des questions profondes sur l’identité de classe et la mémoire ouvrière, sur le développement de la conscience et sur la nature des syndicats”.
En voulant se battre “tous ensemble”, en prônant la solidarité entre les secteurs et entre les générations, les prolétaires ont commencé à retrouver leur identité de classe. Car en comprenant que pour faire face au gouvernement, à l’État, à la bourgeoisie, il faut être nombreux, il faut s’unir, il faut développer un mouvement massif. La question qui forcément s’impose à tous est : avec qui s’unir ? Qui est ce “Nous” ? La réponse est : la classe ouvrière. Certes, cette acuité ne s’est pas encore répandue dans l’ensemble de notre classe, mais elle germe. C’est ainsi que dans les cortèges, nombreux étaient les manifestants à chanter “On est là, pour l’honneur des travailleurs et pour un monde meilleur !” Dans plusieurs discussions, on a pu entendre “La classe ouvrière existe ! Elle est là !” ou encore “il nous faut une grève générale comme en Mai 68”.
Ce début de reconquête de l’identité de classe par le prolétariat dans la lutte est une pleine confirmation de l’analyse que nous faisions en 2003, alors que la classe ouvrière commençait à peine à reprendre le chemin de sa lutte après le long recul des années 1990 :
– “Les attaques actuelles constituent le ferment d’un lent mûrissement des conditions pour l’émergence de luttes massives qui sont nécessaires à la reconquête de l’identité de classe prolétarienne et pour faire tomber peu à peu les illusions, notamment sur la possibilité de réformer le système. Ce sont les actions de masse elles-mêmes qui permettront la réémergence de la conscience d’être une classe exploitée porteuse d’une autre perspective historique pour la société”.
– “L’importance des luttes aujourd’hui, c’est qu’elles peuvent constituer le creuset du développement de la conscience de la classe ouvrière. Si l’enjeu actuel de la lutte de classe, la reconquête de l’identité de classe par le prolétariat, est très modeste en lui-même, il constitue néanmoins la clé pour la réactivation de la mémoire collective et historique du prolétariat et pour le développement de sa solidarité de classe”. (2)
La “constitution du prolétariat en classe”, comme le dit le Manifeste du Parti communiste, est inséparable du développement de la conscience de classe. Poussé à la lutte par les coups de boutoir de la crise économique mondiale, le prolétariat en France a, en effet, commencé dans ce mouvement à développer sa conscience de classe. Se sentir faire partie d’un tout, la volonté de se serrer le coudes, de s’unir, de lutter ensemble, mais aussi la compréhension qu’en face existe un ennemi organisé, défendant ses propres intérêts, ou encore la clairvoyance de l’aspect inexorable de la dégradation des conditions de vie et de travail, de l’absence d’avenir pour toute l’humanité sous ce système d’exploitation (et quel meilleur symbole de la noirceur du futur promis par le capitalisme que cette attaque généralisée contre le régime des retraites ?) sont autant d’éléments précieux illustrant le développement de la conscience de classe.
Un exemple de ce processus particulièrement significatif : durant les manifestations de la fin décembre, nombre de discussions faisaient le lien entre l’attaque contre les retraites et les incendies qui ravageaient au même moment toute l’Australie. Un lien ? Cette idée aurait semblé saugrenue, voire loufoque, presque à tous simplement quelques mois auparavant. Mais là, dans la lutte, les manifestants ressentaient que les “réformes” qui détruisent les conditions de vie et de travail en France et l’absence de moyens humains et matériels pour faire face au feu en Australie étaient en fait les différentes facettes d’un même problème sous-jacent. Se situe là, en germe, la compréhension de ce qu’est le capitalisme : un système d’exploitation pourrissant qui entraîne toute l’humanité à sa perte, au nom du profit.
Évidemment, la classe ouvrière n’est qu’au début de ce processus, ce mouvement n’est qu’un pas de plus sur “le chemin que doit se frayer la classe ouvrière pour affirmer sa propre perspective révolutionnaire [qui] n’a rien d’une autoroute, [qui même] va être terriblement long, tortueux, difficile, semé d’embûches, de chausse-trappes que son ennemi ne peut manquer de dresser contre elle”.
Or, la principale chausse-trappe, ce mouvement a fait la démonstration que la classe ouvrière n’en avait absolument pas conscience, qu’elle n’avait pas encore retrouvé la mémoire face à ce piège maintes fois éprouvé durant les luttes des années 1970 et 1980 : les syndicats.
Ce mouvement a été conduit du début à la fin par les syndicats. C’est eux qui ont mené la classe à la défaite. Parfaitement au courant de l’état d’esprit combatif de la classe ouvrière, ils ont été vigilants à proposer chaque fois des formes de luttes qui permettent de coller au mouvement et de maintenir très clairement les ouvriers sous leur joug. Ils ont manœuvré pour, à terme, épuiser, saboter toute réelle unité, et ainsi préparer la défaite :
– Pour répondre à la poussée de la combativité ouvrière, les syndicats ont organisé de multiples luttes en réalité isolées les unes des autres. Tout en reprenant officiellement l’appel à “Lutter tous ensemble”, ils ont organisé “l’extension”… de la défaite ! Ils n’ont eu de cesse d’appeler sur le terrain, dans les boîtes, à des luttes secteur par secteur, en prenant soin de ne surtout pas mobiliser les grandes entreprises du privé. Le collectif para-syndical “inter-urgence” a même refusé de se joindre aux manifestations interprofessionnelles prévues en décembre au prétexte de ne pas “noyer leurs revendications spécifiques dans les autres revendications”.
– Pour répondre au besoin ressenti par les ouvriers de débattre, les syndicats ont organisé un peu partout des AG soi-disant “interprofessionnelles” complètement verrouillées et noyautées (y compris par les gauchistes) où il était difficile et vain de prendre la parole. (3)
– Pour éviter que la solidarité active des ouvriers dans la lutte ne se développe, ils ont partout mis en avant les caisses de solidarité pour aider les cheminots (et autres grévistes) “à tenir”… seuls. Le succès de ces collectes est la marque de la popularité du mouvement, le soutien de l’ensemble de la classe ouvrière. Mais ce sont les syndicats (notamment la CGT) qui ont mis en place cette solidarité financière, qui l’ont initiée, organisée et encadrée, afin d’en faire un substitut à la véritable solidarité active par l’extension immédiate de la lutte. À travers ces caisses de solidarité, les syndicats ont poussé la classe ouvrière à la “grève par procuration”, laissant les cheminots seuls à perdre près de deux mois de salaire.
Pour résumer la tactique syndicale qui ressort de ces derniers mois : face à une telle explosion de combativité, ils ont collé à la classe ouvrière, afin d’épouser les besoins de la lutte pour mieux les dénaturer et pour faire croire que les “partenaires sociaux” du gouvernement défendent les intérêts de la classe ouvrière en étant capables d’organiser la lutte et les manifestations.
La classe ouvrière n’a pas été en mesure de démasquer ce sabotage, comme elle a été incapable de prendre en main ses luttes, d’organiser elle-même des assemblées générales souveraines et autonomes tout comme l’extension géographique du mouvement par l’envoi de délégations massives, de proche en proche, d’usine en usine (les hôpitaux étant, par exemple, souvent la plus grande “usine” du coin). Cette faiblesse découle de la perte d’identité de classe, de la perte de mémoire du prolétariat depuis les années 1990. L’affrontement aux syndicats (et au syndicalisme en général) ne peut se passer de l’expérience des manœuvres accumulées du sabotage de la lutte. Les syndicats sont, avec la démocratie bourgeoise, les derniers remparts de l’État capitaliste. Ce n’est que dans un long processus et une série de luttes massives jalonnées de défaites que la classe ouvrière va peu à peu développer sa conscience. La confrontation aux syndicats ne pourra intervenir que dans une étape plus avancée de la lutte.
Pour le moment donc, la classe ouvrière manque encore de confiance en elle-même pour déborder l’encadrement syndical. Elle a encore beaucoup d’illusions sur la démocratie et la légalité bourgeoise. Le chemin qui mène vers la perspective d’affrontements révolutionnaires est donc encore très long et parsemé d’embûches. Mais cela n’enlève absolument rien au fait que le dernier mouvement en France est, justement, un premier pas sur ce très long chemin. Au contraire même, le contexte historique très difficile rend toute manifestation d’une volonté de lutte, toute expression de solidarité particulièrement significative et révélatrice de ce qui se passe en profondeur dans les entrailles de notre classe.
Une embûche, peut-être encore plus pernicieuse, attend les luttes futures : l’impasse de l’interclassisme.
Tout au long de 2018 et 2019, la presse internationale a mis en avant le mouvement de contestation sociale “gilets jaunes” en France. (4) Ce mouvement interclassiste a menacé de renforcer la perte d’identité de classe du prolétariat, diluant les ouvriers au sein du “peuple”, les mettant ainsi à la remorque de l’idéologie de la petite-bourgeoisie, avec son nationalisme, son drapeau tricolore, sa Marseillaise, ses illusions sur la démocratie et ses appels aux “puissants” pour être “écouté et entendu”, etc. Ce danger va continuer de planer durant les années à venir. Cela dit, le mouvement contre la réforme des retraites a montré une autre voie. Le prolétariat a été capable de refuser le mélange avec les “gilets jaunes” qui voulaient prendre la direction des manifestations avec leurs drapeaux tricolores. À l’intonation de la Marseillaise par une poignée de “gilets jaunes” au sein des cortèges a été plusieurs fois opposée l’Internationale. En fait, ce sont au contraire les “gilets jaunes” qui se sont retrouvés dilués au sein des manifestations et de la classe ouvrière en lutte, derrière des mots d’ordre et des méthodes de lutte prolétariens.
Autre exemple de ce processus révélant la force de ce mouvement : la grève des avocats. Eux aussi touchés violemment par cette réforme, les avocats ont été nombreux à participer, en robe noire, aux cortèges. Surtout, ils ont été, par centaines, à accrocher leurs robes aux grilles des ministères et des tribunaux. Ces images insolites et spectaculaires ont fait la Une des médias. Évidemment, ils ont rejoint le mouvement avec leurs faiblesses et leurs illusions sur le Droit, la Justice et la République. Mais le mot important est “rejoint”. Contrairement au mouvement des “gilets jaunes”, ce n’est pas la petite-bourgeoisie qui a donné la couleur et la tonalité à la lutte. Au contraire, la colère des avocats est celle de certaines couches de la petite-bourgeoisie de plus en plus touchée par la prolétarisation et qui rejoignent, ici momentanément, le combat prolétarien. Ce processus montre la tendance générale et historique de ce que Marx et Engels avaient décrit dans le Manifeste du Parti communiste en 1848. Il annonce la dynamique des luttes futures, quand le prolétariat, dans son processus révolutionnaire, pourra se mettre à l’avant-garde de la remise en cause du capitalisme en montrant une perspective pour l’ensemble de la société, entraînant dans son combat de plus en plus de couches de la société :
– “Petits industriels, marchands et rentiers, artisans et paysans, tout l’échelon inférieur des classes moyennes de jadis, tombent dans le prolétariat ; d’une part, parce que leurs faibles capitaux ne leur permettant pas d’employer les procédés de la grande industrie, ils succombent dans leur concurrence avec les grands capitalistes ; d’autre part, parce que leur habileté technique est dépréciée par les méthodes nouvelles de production. De sorte que le prolétariat se recrute dans toutes les classes de la population”.
– “Les classes moyennes, petits fabricants, détaillants, artisans, paysans, tous combattent la bourgeoisie parce qu’elle est une menace pour leur existence en tant que classes moyennes. Elles ne sont donc pas révolutionnaires, mais conservatrices ; bien plus, elles sont réactionnaires : elles cherchent à faire tourner à l’envers la roue de l’histoire. Si elles sont révolutionnaires, c’est en considération de leur passage imminent au prolétariat : elles défendent alors leurs intérêts futurs et non leurs intérêts actuels ; elles abandonnent leur propre point de vue pour se placer à celui du prolétariat”.
Le chemin qui mène à la victoire de la révolution est encore très long. Le mouvement de 2019-2020, révélant le retour de la combativité ouvrière et la fin de la paralysie qui a dominé le terrain social ces dix dernières années, n’est qu’un pas supplémentaire. Pour aller plus loin, il faudra que la classe ouvrière se retourne, regarde d’où elle vient, se réapproprie les leçons de ses luttes passées : 1980 en Pologne, 1968 en France, 1919-1921 en Allemagne, 1905 et 1917 en Russie, 1871 et 1848 en France, et bien d’autres. Car l’histoire du mouvement ouvrier est riche de combats et forme une longue chaîne continue jusqu’à nous.
Pour se réapproprier ainsi sa propre histoire ensevelie sous les tombereaux de mensonges de la bourgeoisie, il faut qu’au sein de la classe ouvrière se développent des débats, des comités, des cercles… et de la patience car, comme Luxemburg l’expliquait, être directement confrontés à la banqueroute de cette société rend de plus en plus difficile d’entrer en lutte. Non seulement la paupérisation rend le coût de la grève difficilement supportable, mais bien plus encore la crise économique mondiale révèle presque immédiatement l’ampleur des enjeux. Or, “Les révolutions prolétariennes [...] reculent constamment devant l’immensité infinie de leurs propres buts, jusqu’à ce que soit créée enfin la situation qui rende impossible tout retour en arrière”. (5) Ainsi le développement des luttes ralentit et devient plus tortueux.
Mais à terme, cette même crise économique mondiale et les attaques contre nos conditions de vie et de travail qu’elle charrie, pousseront inexorablement à l’éclatement de nouvelles luttes. C’est dans ce processus de développement des luttes économiques contre la misère et la dégradation générale de toutes ses conditions d’existence que la classe ouvrière pourra se politiser et politiser ses combats pour affronter l’État bourgeois et, au bout du chemin, s’affirmer comme classe révolutionnaire.
Pawel, 13 mars 2020
1) Rosa Luxemburg, L’ordre règne à Berlin (1919).
2) Extrait de notre article “Rapport sur la lutte de classe de 2003”, disponible sur notre site Internet.
3) Lorsque les ouvriers voulaient continuer à rester ensemble à la fin des manifestations, les syndicats ont organisé des animations pour éviter les discussions (comme à Marseille le 11 janvier 2020) ou ont laissé le champ libre aux policiers pour gazer les manifestants qui résistaient, comme à Paris. Cependant, à Nantes, par deux fois, en fin de manifestation, le cortège a refait un tour du centre-ville sans les syndicats en scandant “Une balade syndicale n’a jamais fait une lutte sociale”. Au-delà d’une réflexion très minoritaire sur l’action des syndicats, ces événements prouvent la volonté des ouvriers de rester ensemble et de continuer à discuter. Lors des manifestations suivantes, les syndicats ont imposé des concerts, la musique empêchant toute possibilité de débat.
4) Contrairement au mouvement contre la “réforme” des retraites qui, lui, a eu le droit à un véritable black out hors de France.
5) Marx, Le 18 Brumaire de Louis Napoléon Bonaparte (1851).
Nous publions, ci-dessous, le courrier d’un lecteur au sujet de la place des syndicats au sein de l’État, suivi de notre réponse.
Dans [le numéro 480 de Révolution internationale] deux articles de première page sont consacrés à la lutte contre la réforme des retraites imposée par le gouvernement. Je partage tout à fait les arguments développés dans ces deux articles, en particulier le sabotage syndical de l’appel à la fausse extension alors que le mouvement est dans sa période de descente, à l’entrée en jeu des secteurs où les syndicats ont encore une certaine capacité d’encadrement (EDF, les ports, les usines d’incinération des ordures ménagère). Cette pseudo-extension se fait avec des actions spectaculaires et violents mais minoritaires. Ces actions sont utilisées par les médias pour essayer de jeter le discrédit sur les grévistes.
Dans le tract du 4 février 2020, on trouve les expressions :
– Les dirigeants syndicaux, les syndicats : ces partenaires sociaux qui ont un rôle de pompiers sociaux.
– Malgré leurs discours radicaux, les syndicats vont tous s’asseoir à la table des négociations dans le dos des travailleurs.
– Les négociations sont secrètes et dans les coulisses des cabinets ministérielles.
Je suis tout à fait d’accord avec ce que recouvrent ces expressions, ma contribution ne concerne donc pas le fond des articles mais le titre d’un de ces deux articles du journal n° 480 : “Gouvernement et syndicats main dans la main pour faire passer la réforme des retraites”. Cette phrase est un raccourci trop rapide qui peut être pris au pied de la lettre et alors les gauchistes ou ex-gauchistes type NPA ou France insoumise ont beau jeu de caricaturer la position du CCI.
Oui, objectivement, gouvernement, patronat et syndicats ont l’intérêt commun de la préservation de l’organisation actuelle de la société. Le patronat pour continuer à extraire la plus-value sur le dos des ouvriers, le gouvernement pour continuer à bénéficier des pantouflages et rétro-pantouflages et les syndicats pour simplement continuer d’exister. Les syndicats doivent justifier le financement qu’ils reçoivent de la part des entreprises (gestion des comités d’entreprises, des œuvres sociales de l’entreprise) et de la part de l’État (participation à tous un tas de comités, institut de formation syndicales).
Chaque capital national a son histoire particulière et chaque encadrement syndical des forces productives à également ses particularités. En France, il n’y a pas de syndicats perçus comme des appendices de l’État comme dans les anciens pays de l’Est dans les années 1970-1980, il n’y a pas de syndicats totalement corrompus et liés à la mafia comme aux États-Unis dans les années 1940-50-60, il n’y a pas non plus de syndicats directement mis en place par les entreprises comme chez Citroën dans les années 1970. En France comme dans d’autres pays européens (Italie, Espagne, Portugal, Grèce), il y a une pluralité syndicale et un partage des tâches entre syndicats “mous” et “durs”. C’est beaucoup plus malin.
Dans le conflit des retraites, le gouvernement et les médias aux ordres ont beau jeu d’opposer des syndicalistes accommodants (CFDT, UNSA) dont les velléités de lutter ont clairement été perçues par les grévistes comme uniquement des manœuvres, de la poudre aux yeux, aux syndicalistes (CGT, FO, Solidaires) qui eux luttaient réellement avec détermination.
Dire dans un raccourci que CGT, FO et Solidaires étaient main dans la main avec le gouvernement laisse à supposer une atmosphère d’amitié, de camaraderie ou au minimum de complicité active et consentie. La bourgeoisie n’a pas besoin de cette ambiance. Les négociateurs peuvent s’affronter sincèrement, ne pas se congratuler “main dans la main” mais plutôt avoir des envies poing contre poing, cela ne change rien au fond des choses. L’intérêt de ces spécialistes, c’est l’encadrement des ouvriers combatifs et pour cela ils doivent conserver à tout prix l’exclusivité des négociations avec les patrons ou le gouvernement ; c’est leur raison d’être. Ils doivent rester crédibles aux yeux des ouvriers.
Pour terminer une dernière remarque. Nous n’allons pas donner des conseils à la bourgeoisie mais l’attitude intransigeante et le refus de la moindre concession publique amène le risque, dans la situation actuelle de défiance généralisée pour les parties politiques, les syndicats, les journalistes et les experts en tout genre, d’un développement de l’auto-organisation des luttes en dehors des syndicats y compris des syndicats radicaux. Si les cheminots et les ouvriers de la RATP pensent intérieurement avoir beaucoup perdus avec la réforme des retraites (à vérifier, car les médias de “droite” se plaignent d’un trop grand nombre d’exceptions, de régimes spéciaux reconstituer sans le dire avec par exemple une clause dite du grand père qui renvoie l’application aux calendes grecques !), alors après deux grèves menées et perdues par la CGT et SUD à la SNCF (grève pour le statut en 2018 et grève pour les retraites en 2019), il est très envisageable que des formes d’auto-organisation comme dans le centre de maintenance de Châtillon en octobre dernier se développent et se généralisent lors des prochains affrontements [...].
D.
Nous voulons tout d’abord saluer le courrier du camarade. Le débat, la confrontation des idées, dans le but commun de clarifier les positions et d’affûter les armes théoriques de notre classe, de participer au développement de la conscience, est un processus vital pour l’avenir des luttes. Nous encourageons donc vivement tous nos lecteurs à nous faire part de leurs analyses, critiques, remarques et questions.
Le camarade se positionne en accord avec nos tracts et articles sur la lutte contre la réforme des retraites qui, tous, défendent la nécessité pour notre classe de prendre ses luttes en main, ses assemblées générales, ses délégations et ses actions d’extension. “L’émancipation des travailleurs sera l’œuvre des travailleurs eux-mêmes” est d’ailleurs la devise de l’Association internationale des travailleurs. Le camarade nous rejoint aussi dans notre dénonciation des syndicats comme saboteurs professionnels des luttes ouvrières. Pour le CCI, il en est ainsi en raison de leur nature d’organe de l’État. Mais pour le camarade, titrer “Gouvernement et syndicats main dans la main pour faire passer la réforme des retraites” est inadapté. Le camarade fonde sa critique sur un argument profondément juste quand il rappelle qu’ “en France, il n’y a pas de syndicats perçus comme des appendices de l’État comme dans les anciens pays de l’Est dans les années 1970-1980, […] il y a une pluralité syndicale et un partage des tâches entre syndicats mous et durs”. Effectivement “c’est beaucoup plus malin”. Le camarade a aussi raison d’affirmer que les syndicats et le gouvernement, comme les syndicats entre eux d’ailleurs, peuvent être “poing contre poing”, pour reprendre sa formule. Ainsi, la CGT et le gouvernement de Macron ont des bras de fer réels ; ils n’ont pas la même vision des réformes à mener.
D’ailleurs, de façon générale, l’histoire prouve que les différentes cliques de la bourgeoisie, qui se livrent une concurrence effroyable, peuvent même se flinguer entre elles. (1) La camaraderie est un sentiment totalement étranger à la classe dominante. Les rivalités, les oppositions d’intérêts et les coups bas sont mêmes permanents. La concurrence de tous contre tous est un moteur essentiel du capitalisme. Les ententes et “amitiés” des bourgeois ne sont dictées que par leurs intérêts à un moment donné et peuvent tourner par la suite à la guerre ouverte. Les syndicats n’échappent bien évidemment pas à la règle et défendent également leur boutique, les uns contre les autres. Les batailles lors des élections professionnelles ou même pendant les luttes ne sont pas des leurres : leurs finances et leur pouvoir en dépendent tout comme leur place privilégiée à la table des négociations, leur capacité à être entendus.
Mais de ce constat juste et profond, le camarade en déduit une idée fausse : “Dire dans un raccourci que CGT, FO et Solidaires étaient main dans la main avec le gouvernement laisse à supposer une atmosphère d’amitié, de camaraderie ou au minimum de complicité active et consentie. La bourgeoisie n’a pas besoin de cette ambiance”. Pour la camaraderie, la chose est entendue. Mais faut-il écarter aussi la “complicité active et consentie” ? Le camarade, sans s’en rendre compte évidemment, fait ici un pas de trop. Il oublie ce qu’il a écrit lui-même quelques lignes plus haut : “En France, il n’y a pas de syndicats perçus comme des appendices de l’État comme dans les anciens pays de l’Est dans les années 1970-1980”. Nous soulignons : perçus. Tout est là. Oui, il y a parfois, souvent même, toujours peut-être, une concurrence et une confrontation acharnée au sein de la bourgeoisie, entre ses différents partis, de l’extrême-droite à l’extrême-gauche, entre le gouvernement et les syndicats, entre les syndicats eux-mêmes. Oui, le gouvernement et la CGT ont une vision différente du rôle des syndicats dans le “dialogue social”. Oui, entre les syndicats dits “réformistes” et ceux qui présentent un visage plus “radical” et “combatif”, la guerre d’influence et de recrutement est réelle. Et enfin, oui, cette “pluralité” et “ce partage des tâches” est particulièrement “malin” : en Italie, en Espagne, en France… la classe ouvrière a une grande expérience historique ; pour l’encadrer, il faut donc face à elle des pièges idéologiques complexes. Cette pluralité est la principale mystification de l’offre démocratique, bien plus efficace contre la classe ouvrière, dont tout l’art est justement de masquer la nature étatique des syndicats.
Autrement dit, ces différentes cliques forment un tout : la bourgeoisie. Cette classe dominante est organisée à travers l’État national. C’est dans ce cadre, celui de l’intérêt national et de l’exploitation féroce de la classe ouvrière, que se joue la confrontation des cliques. Au-delà de la concurrence qui les anime, le gouvernement, tous les partis et tous les syndicats appartiennent à cette même entité. Si “en France, il n’y a pas de syndicats perçus comme des appendices de l’État”, il n’en reste pas moins qu’ils le sont. La réalité des leur “concurrence” et l’apparence de leur “opposition” à propos de leur place dans l’État est largement transcendée par la défense commune des intérêts de ce même État, justement face au prolétariat : c’est l’unité des intérêts de l’État qui prévaut, où chacun joue sa partition avec une place et un rôle dévolu. En Mai 68, dans les coulisses, les multiples réunions non-officielles entre la CGT et le gouvernement sont devenues un secret de polichinelle. Les accords de Grenelle ont ainsi été préparés dans une chambre de bonne d’un immeuble parisien, par Jacques Chirac, alors secrétaire d’État à l’emploi, et Henri Krasucki, le numéro 3 du syndicat, dans la plus grande discrétion. Pourtant, sur le devant de la scène, CGT et gouvernement se présentaient comme les deux plus grands ennemis ! Que dire du rôle des syndicats lors de l’écrasement dans le sang des insurrections en Allemagne en 1919 et 1921 : ils furent “main dans la main” avec le SPD, alors à la tête du gouvernement, pour briser les reins de la classe ouvrière et réprimer férocement. Depuis maintenant plus d’un siècle, les syndicats sont des agences de l’État bourgeois en milieu ouvrier !
Il ne faut avoir aucune illusion, la réforme des retraites a été préparée de longs mois en amont, par d’innombrables rencontres officielles d’où rien ne filtre, réunissant tous les “partenaires sociaux”, gouvernement, patronat et syndicats. De quoi ont-ils discuté durant ces mois de “concertation” ? De leurs divergences, certainement, chacun essayant de tirer la couverture à soi sans aucun doute. Mais plus fondamentalement, de comment faire passer la réforme. Présents grâce à leurs permanents sur tous les lieux de travail, les syndicats sont les organes spécifiques de la bourgeoisie pour connaître l’état d’esprit qui règne dans la classe. Par leur longue expérience, ils sont les experts de la division et du sabotage de la lutte. Le très prétentieux et inexpérimenté Macron avait cru un temps, lors des premiers mois de son mandat, faire fi de leurs conseils. Mais depuis, il a bien compris leur rôle et utilité. Le calendrier des grèves (juste avant la trêve des confiseurs en fin d’année 2019), le contenu de la réforme (particulièrement le suspense monté de toutes pièces sur la présence ou non de “l’âge pivot”), la répartition des rôles (la “traîtrise” de la CFDT étant cousue de fil blanc) : l’ensemble de cette manœuvre a bien été bâtie “main dans la main”.
Depuis plus d’un siècle, l’histoire du mouvement ouvrier et de ses luttes est parsemée de preuves de ce travail commun au sein de l’État entre les gouvernements et les syndicats. En 2009, alors que la crise économique fait rage, la situation sociale en France est marquée par ce que les journaux vont nommer “le calme absolu”. Tirant le bilan de cette année, Alain Minc, alors proche conseiller officieux de Nicolas Sarkozy, lâche alors dans Le Parisien : “Je constate que, au printemps, leur sens de l’intérêt général a été impressionnant pour canaliser le mécontentement. L’automne a été d’un calme absolu. Je dis : chapeau bas aux syndicats !” Pour lui, “ils ont cogéré cette crise avec l’État. Le patronat, en tant qu’acteur social, a été aux abonnés absents”. Et d’asséner : “S’il y avait un dixième du talent de l’état-major de la CGT au Medef, les choses iraient mieux”. Il en a été exactement de même en 2019/2020 lors de la réforme des retraites. Le cynisme des grands bourgeois permet parfois de trouver sous leur plume quelques vérités. Sauf que les syndicats n’ont pas “cogéré cette crise avec l’État”, ils sont totalement intégrés à l’appareil d’État.
Alors que dire à la classe ouvrière ? Lui masquer nous aussi que gouvernement et syndicats étaient “main dans la main” pour faire passer la réforme ? En France, les syndicats n’étant pas “perçus comme des appendices de l’État”, n’est-ce pas justement le rôle des révolutionnaires de déchirer le voile ? Pouvons-nous dire autre chose que ce que nous écrivons ? C’est-à-dire dénoncer qu’ils agissent de manière concertée pour endiguer la réflexion de la classe ouvrière, briser ses élans de combativité et de solidarité ?
Notre camarade s’inquiète : “les gauchistes ou ex-gauchistes type NPA ou France insoumise ont beau jeu de caricaturer la position du CCI”. Les gauchistes entretiennent justement sciemment la confusion sur la nature des syndicats, qui seraient pour les uns “vendus” au pouvoir, des “collaborateurs” et pour d’autres confrontés à la “corruption” de leurs directions.
Le rôle des révolutionnaires est au contraire de combattre sans ambiguïté toutes ces confusions et illusions entretenues par la bourgeoisie, de montrer que contrairement aux apparences, rien n’oppose fondamentalement les syndicats à l’État, qu’ils ne sont que les “chiens de garde” institutionnalisés de la classe dominante ! Ce n’est pas parce que d’autres agents de la bourgeoisie viendront railler notre prétendue “vision binaire” que nous devons bercer d’illusions les ouvriers, même les plus radicaux et combatifs d’entre eux. Bien au contraire ! Nous manquerions à notre rôle si nous ne faisions pas l’effort de démontrer aux ouvriers syndiqués combatifs qu’ils sont trompés et que leur combat est objectivement mené contre leurs propres aspirations et intérêts.
La classe ouvrière a fait émerger des organisations comme la nôtre pour clarifier les questions qui se posent dans son combat historique. Identifier et dénoncer ses “faux amis”, ennemis les plus dangereux, constitue sans aucun doute notre rôle le plus important. Sans doute, dans l’immédiat, notre dénonciation peut ne pas être comprise et paraître exagérée aux yeux de la majorité de la classe ouvrière. Mais notre combat s’inscrit sur le long terme et toute allégeance au contexte immédiat ne peut que l’affaiblir et nous éloigner de la mission révolutionnaire que notre classe nous a confiée.
CCI, 5 mai 2020
1) L’affaire Robert Boulin, ministre du Travail assassiné en octobre 1979, est l’un des nombreux exemples de ces règlements de compte internes à la bourgeoisie.
Le 28 avril dernier, la chaîne Arte diffusait une longue fresque historique en quatre épisodes sur l’origine et l’évolution de la condition ouvrière et du mouvement ouvrier du XVIIIe siècle aux années 1980, intitulée : “Le temps des ouvriers”. Dans un contexte où la classe ouvrière commence à reprendre le chemin des luttes et retrouve sa capacité de réflexion, cette programmation n’a rien d’anodine.
La lutte contre la réforme des retraites de l’hiver dernier en France a été un pas en avant dans la tentative de recouvrer une identité de classe, c’est-à-dire le fait que les producteurs salariés se reconnaissent comme une seule et même entité, ayant en face d’elle une classe antagonique, la bourgeoisie, qui s’approprie la richesse créée par le travail. Comme nous le mettons en exergue dans un de nos articles publié dans ce journal “en voulant se battre “tous ensemble”, en prônant la solidarité entre les secteurs et entre les générations, les prolétaires ont commencé à retrouver leur identité de classe. Car en comprenant que pour faire face au gouvernement, à l’État, à la bourgeoisie, il faut être nombreux, il faut s’unir, il faut développer un mouvement massif. La question qui forcément s’impose à tous est : avec qui s’unir ? qui est ce “Nous” ? La réponse est : la classe ouvrière”. (1) Si aujourd’hui, la conscience d’appartenir à une seule et même classe reste embryonnaire, il n’en demeure pas moins que les luttes sociales de ces derniers mois en France, aux États-Unis, en Finlande et ailleurs forment le terreau fertile à la redécouverte de cette identité perdue tout au long des dernières décennies.
De son côté, la bourgeoisie a bien senti la fermentation s’opérer et, comme toujours, elle ne manque pas de riposter sur le terrain idéologique via la puissance du média télévisuel. Si en temps normal, elle s’évertue à nier purement et simplement l’existence de la classe ouvrière, il lui arrive aussi, méthode plus subtile, de déformer son histoire et sa nature.
Ce documentaire ne s’acharne pas, comme c’est souvent le cas, à démontrer la prétendue “extinction” de la classe ouvrière, mais s’attache plutôt à dessiner une image tronquée de celle-ci en réduisant sa composition aux seuls “cols bleus”, c’est-à-dire aux travailleurs en usine. Ce “temps des ouvriers” s’apparente exclusivement à celui des mineurs, des métallos, des ouvriers spécialisés du textile ou de l’automobile. Cet accent est renforcé par les témoignages, tout au long des quatre épisodes, de trois ouvriers, tous des “cols bleus” : un retraité des usines Peugeot à Sochaux, une ouvrière spécialisée dans l’automobile, un manutentionnaire dans l’agroalimentaire.
Or, si la classe ouvrière s’est formée et s’est développée parallèlement à l’expansion de l’industrie en Angleterre d’abord, en Europe ensuite, dans le monde entier enfin ; sa composition est beaucoup plus large que celle limitée aux simples usines et aux secteurs de l’industrie lourde ou d’extraction (mines).
Alors que les dernières luttes ont démontré une fois encore que la classe ouvrière reste polymorphe, composée aussi bien d’ouvriers d’usine que d’enseignants, de personnels médicaux que de postiers, de personnels de bureaux que de chômeurs, le mythe du “col bleu” comme incarnation exclusive de la classe exploitée ne peut que semer la division entre les secteurs salariés traditionnels et les “cols blancs”. En clair, véhiculer à dessein une vision fausse, totalement réductrice, fragmentée et tronquée de l’identité de la classe ouvrière. De plus, avec la “désindustrialisation”, les ouvriers seraient désormais en voie de “disparition”. (2)
Le panorama de trois cents ans d’histoire montre concrètement ce qu’est l’esclavage salarié : de la pression des cadences infernales rythmées par la machine-outil et la rationalisation de la production à la discipline de fer imposée par le patron, le salarié demeurant un rouage de la production capitaliste, dépossédé de ces outils de production et du fruit de son travail, totalement déshumanisé, réduit à une simple marchandise, en définitive un être aliéné.
Mais l’histoire de la classe ouvrière ne se réduit pas à ce constat. C’est aussi l’histoire de l’avènement d’une nouvelle classe révolutionnaire amenée à jouer le rôle de fossoyeur du capitalisme. Cette deuxième facette n’est pas totalement occultée, mais elle est le plus souvent déformée. Si le documentaire retrace les grands moments des luttes ouvrières, montre la formation et l’affirmation de la classe comme force politique, c’est pour mieux acter son échec à “transformer le monde” dans le courant du XXe siècle. D’ailleurs, la grève de masse en Pologne en 1980 aurait été le “chant du cygne” de deux siècles de luttes et d’affrontements à la classe exploiteuse. Aujourd’hui, la classe ouvrière occidentale, happée par le chant des sirènes du consumérisme, aurait délaissé ses velléités révolutionnaires pour se faire une place dans la société capitaliste.
S’il est vrai que depuis son retour sur la scène de l’histoire à la fin des années 1960, la classe ouvrière n’a pas été capable de renverser l’ordre social, cela ne signifie pas qu’elle n’a pas été en mesure de s’affronter à son ennemi historique. Malgré les grandes difficultés auxquelles elle doit faire face, le prolétariat a encore montré ces derniers mois qu’elle est bel et bien vivante et capable de s’opposer aux conditions d’exploitation qui lui sont imposées. Tant que le prolétariat existe, la potentialité de la révolution demeure ! (3)
Le film n’oublie pas non plus d’escamoter la théorie révolutionnaire dès que l’occasion se présente. Les procédés visuels et musicaux qui accompagnent les références au rôle de Marx et du marxisme dans le mouvement ouvrier dressent la caricature d’un chef d’état-major dirigeant d’une main de fer “l’armée des travailleurs” afin de “s’emparer de l’État et de le diriger”.
Il paraît évident que le film reprend à son compte le mensonge véhiculé depuis des décennies, selon lequel la théorie marxiste serait le creuset du totalitarisme ; et le stalinisme ni plus ni moins que la mise en pratique et le résultat désastreux inéluctable auquel aboutit la mise en avant de la perspective communiste ayant mûri tout au long de son histoire au sein du mouvement ouvrier.
En définitive, si “Le temps des ouvriers” se distingue par sa capacité à retracer l’histoire de la condition ouvrière de manière vivante, par un usage abondant et varié des documents d’archive (photos, affiches, vidéos, textes, chansons…), véritables traces de la mémoire ouvrière, il n’en demeure pas moins qu’au bout du compte, ce panorama falsifie l’identité de notre classe et réduit celle-ci à un simple groupe social qui a fait son temps et qui n’est plus en mesure de jouer un quelconque rôle historique dans l’avenir.
La classe ouvrière ne pourra pas assumer ses tâches si elle ne parvient pas à prendre conscience d’elle-même et de sa force. Par conséquent, elle ne peut dépendre des dénaturations idéologiques diffusées en permanence par la voix des médias de masse.
Pour parvenir à s’extirper peu à peu de l’emprise de la pensée dominante, le prolétariat doit, à travers les luttes et la réflexion que celles-ci génèrent, se replonger dans son histoire et retrouver le fil historique qui rattache les exploités d’aujourd’hui à ceux d’hier.
Vincent, 6 mai 2020
1) Voir dans ce journal : “Mouvement contre la “réforme des retraites” (Partie 2) : Tirer les leçons pour préparer les luttes futures”.
2) Pour une vue plus précise de notre conception de la classe ouvrière, voir : “Qu’est-ce que la classe ouvrière ? (exposé de réunion publique)”, sur le site Internet du CCI.
3) Pour une approche plus complète et plus précise de la lutte de classes des années 1960 à aujourd’hui, voir : “Résolution sur le rapport de forces entre les classes (2019)”, Revue internationale n°164.
Depuis la lutte contre la réforme des retraites et la crise du Covid-19, la bourgeoisie et ses médias semblent “redécouvrir” qu’il existe une classe ouvrière. De reportages en reportages, on vante le rôle des infirmières, des aides-soignants, du personnel d’entretien, des caissières de supermarché, des livreurs, des éboueurs, etc. Tous deviennent de nouvelles “vedettes” télévisées. Après les mensonges énormes qui ont suivi l’effondrement de l’URSS en 1989 avec la prétendue “faillite du communisme” et la “disparition de la classe ouvrière”, il devient difficile aujourd’hui de cacher le fait que la production capitaliste moderne est assurée par un prolétariat bien présent dont la colère gronde de manière croissante. La classe ouvrière, formant ce que les médias appellent les “invisibles” et que les nantis des beaux quartiers ignorent, sont devenus soudain des “premiers de cordée” encensés par des bourgeois qui veulent les transformer en “héros de la nation”, en faire de la “chair à virus” pour en extraire du profit !
Dans les passages que nous publions ci-dessous du Programme socialiste de Karl Kautsky, sont réaffirmées les caractéristiques propres de ce prolétariat qui était dès son apparition au XIXe siècle dans la grande industrie considéré comme une classe révolutionnaire, une “classe dangereuse”. Ces “héros” sont en réalité les “fossoyeurs” du capitalisme (selon les termes de Marx dans le Manifeste communiste). Alors que depuis des années d’atonie, les campagnes de propagande incessantes ont fait douter le prolétariat de sa force et de son existence, au point de rejeter sa propre expérience de combat frauduleusement assimilée au stalinisme, sa colère et sa détermination contre la réforme des retraites en France a permis de faire émerger les bases d’une identité de classe effacée des mémoires. Même si la situation terrible de la pandémie et les conditions de confinement qui en découlent ne sont pas les plus propices pour exprimer la colère et l’indignation, le sentiment de solidarité, bien que dévoyé et exploité honteusement par la bourgeoisie, n’en reste pas moins toujours présent comme un facteur actif et déterminant, caractéristique d’une classe travaillant de manière associée, parmi les exploités. Même si, de manière momentanée, la bourgeoisie parvient à utiliser la situation en sa faveur, la maturation et la réflexion qui ont été initiées par la dure et longue lutte de cet hiver 2019-2020 se prolonge bel et bien au sein du prolétariat.
Avec ces extraits du texte de Kautsky écrit en 1892, à une époque où il était encore un propagateur de la méthode marxiste et un défenseur de la cause révolutionnaire du prolétariat, nous souhaitons contribuer à cette réflexion en cours en revenant sur les fondements politiques qui permettent de retrouver pleinement cette nécessaire identité de classe. Même si le texte paraît daté sur des aspects sociologiques, le contenu politique reste pleinement valable aujourd’hui. Parmi les éléments fondamentaux, les conditions économiques de l’exploitation du travail salarié demeurent essentielles. Les deux autres éléments fondamentaux portent sur la conscience de classe et la solidarité. La conscience de classe ne saurait être confondue avec la “haine” stérile, prônée, par exemple, durant le mouvement des gilets jaunes, par certains anarchistes et autres black blocs qui vénèrent l’action violente et aveugle comme des moyens au service d’un prétendu combat révolutionnaire. La conscience est au contraire une expression de rationalité et d’organisation au cœur de l’identité ouvrière et de son combat. La solidarité, à ne pas confondre avec l’entraide, en est un corollaire vital, qui permet aussi aux prolétaires de renforcer leur unité. C’est en grande partie ce que nous avons pu voir au moment des luttes de cet hiver (1) où la solidarité a servi de ciment à ces dernières. C’est de même ce que montrent ici ces extraits, valables pour notre combat présent et futur.
Le prolétariat moderne qui travaille est un phénomène tout particulier, inconnu de l’histoire antérieure. [...] le prolétariat laborieux forme [...] une des racines de la société, c’est la source déjà la plus importante, et bientôt l’unique source où la société puise sa force. Le prolétaire qui travaille ne possède rien, mais ne reçoit pas d’aumônes. Loin d’être entretenu par la société, c’est elle qu’il entretient par son travail. À l’origine de la production capitaliste, le prolétaire sent encore qu’il est un pauvre. Dans le capitaliste qui l’exploite, il voit un bienfaiteur, qui lui donne du travail et par suite du pain. Cette relation patriarcale plaît naturellement beaucoup aux patrons. Aujourd’hui encore, ils demandent à l’ouvrier en échange du salaire qu’ils lui payent, non seulement le travail convenu, mais encore la soumission et la reconnaissance. Mais la production capitaliste ne peut subsister longtemps sans que s’évanouisse le beau côté patriarcal qu’elle avait à ses débuts. Si asservis, si bernés que soient les ouvriers, ils ne peuvent cependant que remarquer à la fin que se sont eux qui gagnent le pain du capitaliste et que la réciproque n’est pas vraie. Tandis qu’ils restent pauvres ou le deviennent de plus en plus, le capitaliste ne cesse de s’enrichir. Et quand ils demandent aux fabricants, ces prétendus patriarches, un peu plus de pain, ils essuient un refus. [...] Le prolétaire vit dans de misérables trous et construit un palais à son patron ; il souffre de la faim et prépare à son maître un repas somptueux. Il peine et s’exténue pour procurer à son exploiteur et à sa famille le moyen de tuer le temps. [...] L’opposition est tout autre que celle qui mettait aux prises les riches et les “petites gens”, les pauvres de l’époque précapitaliste. Ceux-ci envient l’homme opulent qu’ils regardent avec admiration, c’est leur modèle, leur idéal. Ils voudraient être à sa place, être des exploiteurs comme lui. Il ne songe pas à supprimer l’exploitation. Le travailleur prolétaire, lui, n’envie pas le riche ; il ne désire pas sa situation, il le hait et le méprise. Il le hait comme exploiteur, il le méprise comme parasite. Il ne hait d’abord que les capitalistes avec lesquels il a affaire, mais il reconnaît bientôt que tous tiennent la même conduite à son égard, et sa haine, personnelle à l’origine, se change en une hostilité consciente vis-à-vis de toute la classe capitaliste. Cette hostilité contre les exploiteurs a caractérisé dès l’origine le prolétariat. La haine de classe n’est nullement un effet de la propagande socialiste, elle s’est manifestée longtemps avant que celle-ci n’ait agi sur la classe ouvrière. Chez les domestiques et les serviteurs, chez les compagnons ouvriers, la haine de classe ne peut jamais être portée à ce degré. Étant données les relations personnelles existant avec le “maître”, un sentiment semblable aurait rendu tout travail, impossible aux travailleurs. Dans ces professions, les salariés entrent souvent en lutte avec leurs employeurs, chefs d’ateliers ou chefs de famille. Mais on se réconcilie toujours. Dans le mode de production capitaliste, les travailleurs peuvent nourrir l’hostilité la plus exaspérée pour les patrons sans que la production en soit troublée, sans même que ceux-ci s’en aperçoivent. Cette haine est timide à l’origine, individuelle. S’il faut un certain temps pour que les prolétaires remarquent que ce n’est nullement la générosité qui pousse les fabricants à les employer, il faut plus de temps encore pour qu’ils trouvent le courage d’entrer ouvertement en conflit avec le “maître”. Le prolétaire qui ne travaille pas est lâche et résigné parce qu’il se sent inutile et qu’aucune considération d’ordre matériel n’agit sur lui. À l’origine, le prolétariat qui travaille a les mêmes traits caractéristiques dans la mesure où il se recrute dans le lumpenprolétariat (2) et dans les sphères qui en sont voisines. Il ressent bien tous les mauvais traitements auxquels il est en butte, mais il ne proteste contre eux qu’intérieurement ; il ferme le poing mais il le garde dans la poche. En outre, chez les natures particulièrement énergiques et passionnées, la révolte se traduit par des actes accomplis en secret. La conscience de leur force et l’esprit de résistance ne se développent dans les fractions de la classe ouvrière dont nous parlons ici que quand elles arrivent à la conscience de la communauté des intérêts, à la solidarité existant entre leurs membres. Quand le sentiment de solidarité s’est éveillé, c’est alors que commence la renaissance morale du prolétariat, le travailleur prolétaire se relève et quitte le bourbier du lumpenproletariat. Les conditions de travail dans la production capitaliste enseignent d’elle-même au prolétaire la nécessité d’une étroite solidarité, de la subordination de l’individu à la collectivité. Tandis que dans la forme classique du métier, chaque individu fabrique un objet complet, l’industrie capitaliste repose sur le travail en commun, sur la coopération. Le travailleur individuel ne peut rien sans ses compagnons de travail. En se mettant à l’œuvre ensemble, systématiquement, ils doublent ou triplent la productivité de chacun d’entre eux. Le travail leur fait comprendre quelle force réside dans l’union, il développe chez eux une heureuse discipline, librement acceptée, qui est la condition première et d’une production coopérative, socialiste, et de la victoire du prolétariat dans sa lutte contre l’exploitation. La production capitaliste éduque donc la classe ouvrière qui l’abolira et lui enseigne le mode de travail qui convient à la société socialiste. L’égalité des conditions de travail, plus peut-être encore, que le travail en commun, éveille le sentiment de solidarité chez le prolétaire. Dans une fabrique, il n’y a pour ainsi dire pas de hiérarchie. Les situations élevées y sont généralement interdites à l’ouvrier, mais elles sont si peu nombreuses qu’elles n’entrent pas en ligne de compte pour la masse des travailleurs. Un petit nombre d’entre eux peut seulement être acheté avec ces places de faveur. La grande majorité est placée dans les mêmes conditions de travail et l’individu est incapable de les améliorer pour lui seul. Il ne peut relever sa situation que quand se relève celle de tous ses compagnons de travail. Les fabricants cherchent bien, il est vrai, à semer la division parmi les travailleurs en introduisant artificiellement des inégalités dans ces conditions. Mais le nivellement qu’impose la grande industrie moderne est trop puissant pour que de semblables expédients, travail aux pièces, primes, etc., puissent abolir chez les ouvriers la conscience de la solidarité de leurs intérêts. À mesure que la production capitaliste se maintient plus longtemps, la solidarité prolétarienne se développe avec plus de puissance, elle s’implante plus profondément dans le prolétariat et en devient la caractéristique la plus saillante. Il nous suffit de rappeler ici ce que nous disions plus haut des domestiques pour montrer la grande différence qui les distingue du prolétariat à ce propos. Mais le serviteur de famille, et même le compagnon ouvrier restent, sur ce point, inférieurs au prolétaire. La solidarité entre compagnons ouvriers s’arrêtait à un moment que la solidarité entre prolétaires a dépassé. Chez les uns comme chez les autres, la solidarité ne se restreignait pas aux travailleurs employés dans une même exploitation. De même que les prolétaires, les compagnons étaient insensiblement arrivés à reconnaître que les travailleurs se heurtent partout aux mêmes adversaires, ont partout les mêmes intérêts. Ils ont créé des organisations nationales, s’étendant à tout le pays, à une époque où la bourgeoisie ne voyait pas plus loin que sa petite ville ou son petit État. Le prolétariat moderne est absolument international, dans ses sentiments et dans ses actes. Au milieu des luttes nationales les plus acharnées, des armements empressés des classes dominantes, les prolétaires de tous les pays se sont unis. Nous trouvons déjà chez les compagnons même des commencements d’organisations internationales. Ils furent capables de dépasser les frontières nationales. Mais il est une limite qu’ils n’ont jamais pu franchir : c’est le métier, la profession. Le chapelier ou le chaudronnier allemand pouvait, dans ses voyages, trouver l’hospitalité chez ses collègues suédois ou suisses. Mais les cordonniers, les menuisiers de son propre pays restaient pour lui des étrangers. Sous le régime du métier, les professions étaient strictement délimitées. L’apprenti devait travailler pendant des années avant d’être admis au compagnonnage, et durant toute sa vie il restait fidèle à son métier. Si la corporation était florissante, puissante, l’honneur en rejaillissait aussi sur le compagnon. S’il était jusqu’à un certain point en conflit avec son maître, il n’était pas moins en antagonisme avec les maîtres et les compagnons des autres métiers. À l’époque où le métier brillait de tout son éclat, les associations des différents métiers étaient engagées dans des luttes violentes les unes contre les autres. La production capitaliste, par contre, fait un mélange bigarré des diverses professions. Dans une entreprise capitaliste, beaucoup d’ouvriers de métiers différents travaillent côte à côte, et coopèrent à un but commun. En outre, ce mode de production tend à faire disparaître la notion de métier. La machine diminue le temps qui durait autrefois des années et le réduit à quelques semaines, souvent à quelques jours. Elle permet à l’ouvrier de passer sans trop de difficulté d’un travail à un autre. Elle l’y force souvent en rendant son concours inutile, en le jetant sur le pavé et en le forçant de se livrer à une autre occupation. La liberté dans le choix d’une profession que le philistin craint de perdre dans la “société future” a déjà perdu tout sens pour le travailleur actuel. Dans ces conditions, il est facile au prolétaire de dépasser le point où s’arrêtait le compagnon. Pour le prolétariat moderne, la conscience de la solidarité n’est plus seulement internationale, elle s’étend à toute la classe ouvrière. Il y a déjà existé dans l’Antiquité et au Moyen-Âge des formes différentes de salaire. Les luttes même entre salariés et exploiteurs ne sont pas un phénomène nouveau. Mais ce n’est que sous le régime de la grande industrie capitaliste que nous voyons se constituer une classe de salariés, très conscients de la communauté de leurs intérêts, qui subordonnent de plus en plus aux intérêts généraux de leur classe, non seulement leurs intérêts personnels, mais encore les intérêts locaux et même leurs intérêts professionnels là où il en subsiste encore. Ce n’est que dans notre siècle que les luttes des salariés contre l’exploitation prennent le caractère d’une lutte de classe. C’est grâce à cette circonstance que ces luttes poursuivent un but plus large, plus élevé que la suppression d’inconvénients momentanés, c’est pour cette raison que le mouvement ouvrier devient un mouvement révolutionnaire. Le concept de la classe ouvrière prend une extension de plus en plus considérable. Ce que nous venons de dire s’applique en premier lieu aux travailleurs prolétaires de la grande industrie. Mais de même que le capital industriel domine le capital en général, ainsi que toutes les entreprises économiques dans les nations capitalistes, de même les idées et les sentiments du prolétariat de la grande industrie dominent de plus en plus les idées et les sentiments des salariés. La conscience de la communauté générale de leurs intérêts s’éveille également chez les travailleurs de la manufacture et du métier. Ce phénomène se produit d’autant plus rapidement que le métier perd davantage son caractère primitif, se rapproche de la manufacture ou devient une industrie à domicile exploitée suivant les méthodes capitalistes. Ces idées et ces sentiments sont de plus en plus partagés par les travailleurs des villes appartenant à des professions non industrielles, les employés de commerce, de transports, les employés d’hôtels et de lieux de plaisir. Les travailleurs agricoles eux-mêmes prennent de plus en plus de la communauté d’intérêts qui les rend solidaires des autres salariés, à mesure que la production capitaliste détruit l’ancienne exploitation patriarcale, et fait de l’agriculture une industrie exercée par des prolétaires salariés et non plus par des serviteurs appartenant à la famille du paysan, Enfin le sentiment de solidarité commence à se faire sentir même chez les artisans indépendants les plus misérables et, dans certaines circonstances, même chez les paysans. Les classes laborieuses se fondent de plus en plus en une classe ouvrière unique, unitaire, inspirée par l’esprit du prolétariat de la grande industrie qui ne cesse de voir accroître son nombre et son importance économique. Les classes laborieuses sont de plus en plus pénétrées de l’esprit propre au prolétariat de la grande industrie, d’entente et de camaraderie, de discipline corporative et d’hostilité contre le capital. Et dans leurs rangs, se répand également cette soif de savoir, particulière au prolétariat et dont nous avons déjà parlé à la fin du chapitre précédent. Ainsi, insensiblement, le prolétariat corrompu, méprisé, maltraité, devient une puissance historique devant laquelle les anciens pouvoirs commencent à trembler. Il est né une classe nouvelle, possédant une morale nouvelle, une philosophie nouvelle et grandissant chaque jour en nombre, chaque jour plus nettement limitée, chaque jour plus indispensable au point de vue économique, acquérant chaque jour plus de conscience et de jugement.
[...] Et à mesure que le prolétariat exerce une influence plus considérable sur les classes qui lui sont voisines, agit plus efficacement sur leurs idées et sur leurs sentiments, elles tendent de plus en plus à entrer dans le mouvement socialiste. La lutte de classe menée par le prolétariat a pour but naturel la production socialiste. Cette lutte ne peut prendre fin avant que ce but soit atteint. [...]
On ne doit pas s’attendre à ce que les petits bourgeois arrivent rapidement à cette conviction. Mais les paysans et les artisans ont déjà commencé à déserter les rangs des partis bourgeois, désertion d’une espèce toute particulière ; ce sont en effet les éléments les plus courageux, les plus énergiques qui jettent les premiers le fusil aux orties, non pour fuir le combat, mais pour quitter une lutte mesquine qui ne peut assurer qu’une misérable existence et participer au combat gigantesque, universel, dont la fondation d’une nouvelle société est le but, société dont tous les membres partageront les conquêtes de la civilisation moderne, participer au combat pour la libération de toute l’humanité civilisée, de toute l’humanité en général que l’ordre social actuel menace d’écraser. À mesure que le mode de production existant devient plus misérable, que l’heure de la banqueroute se précipite, que les partis dominants se montrent plus incapables de remédier aux vices effroyables de l’ordre actuel, que ces partis abandonnant toute tenue, tout principe, se réduisent à une clique de politiciens intéressés, les membres des classes non prolétariennes qui se joignent à la démocratie socialiste sont de plus en plus nombreux et, côte à côte avec le prolétariat, suivent son drapeau dans sa marche irrésistible vers la victoire et le triomphe.
Karl Kautsky, 1892
1) Cf. “Mouvement contre la réforme des retraites” dont nous publions la seconde partie dans ce journal. La première est disponible sur le site Internet du CCI.
2) Littéralement “prolétariat en haillons” ou “sous-prolétariat”. Terme employé par Marx et Engels pour désigner “les rebuts et laissés pour compte de toutes les classes sociales” utilisés au cours de l’histoire par la bourgeoisie pour briser les luttes de la classe ouvrière.
Links
[1] https://fr.internationalism.org/files/fr/ri_482_bat_0.pdf
[2] https://fr.internationalism.org/en/tag/recent-et-cours/coronavirus
[3] https://fr.internationalism.org/en/tag/recent-et-cours/covid-19
[4] https://fr.internationalism.org/content/10081/mouvement-contre-reforme-des-retraites-partie-1-tirer-lecons-preparer-luttes-futures
[5] https://fr.internationalism.org/en/tag/situations-territoriales/lutte-classe-france