Avec l'effondrement du bloc de
l'Est, ce sont maintenant des vagues gigantesques d'immigrés fuyant la misère,
la famine, les massacres, qui vont venir inonder les Etats d'Europe occidentale
comme on le voit déjà en Allemagne et en Italie. Face à cette menace de
déstabilisation et d'extension du chaos à la vieille Europe industrialisée,
toute la bourgeoisie d'Europe occidentale s'efforce aujourd'hui non seulement
d'endiguer cette "invasion" d'immigrés par des mesures musclées de
fermetures des frontières, mais encore de faire adhérer la classe ouvrière à sa
sinistre politique de défense du capital national. En déchaînant une gigantesque
campagne anti-immigrés, qui alimente les pires idéologies bourgeoises tels le
racisme, la xénophobie, le nationalisme, le "chacun pour soi",
la classe dominante ne vise qu'un seul but : empêcher le prolétariat d'affirmer
sa solidarité et son unité de classe internationales, en cherchant à la diviser
entre ouvriers immigrés et ouvriers autochtones. En semant l'illusion que ces
derniers auraient quelque chose à sauvegarder, à défendre contre tous ces
miséreux venus de l'Est ou d'ailleurs, tout ce battage idéologique s'efforce de
leur faire oublier que la situation d'immigrés fait partie de l'être-même
de la classe ouvrière, de la misère de sa propre condition de classe exploitée.
L'exode massif de leurs terres d'origine de centaines de milliers d'êtres humains fuyant la famine et la misère n'est pas un phénomène nouveau. Il n'est pas non plus un fléau spécifique aux pays sous-développés. L'immigration appartient au système capitaliste lui-même et remonte aux origines de ce mode de production fondé sur l'exploitation du travail salarié.
Dès l'aube du capitalisme, la nouvelle classe de producteurs, le prolétariat, s'est constituée d'emblée comme une classe d'immigrés. C'est grâce à l'immigration que la bourgeoisie a pu développer son système d'exploitation en détruisant d'abord les rapports de production féodaux devenus caducs. Ainsi, à partir de la fin du 15ème siècle, notamment en Grande-Bretagne, "l'accumulation primitive" du capital se constitue grâce à l'expropriation des paysans, chassés sauvagement de leurs campagnes et enrôlés de force dans les premières manufactures. Dépossédés de leurs terres par le développement du capitalisme, contraints par le fer et par le sang d'émigrer vers les villes pour vendre leur force de travail au capital, les paysans et petits artisans, en devenant prolétaires, vont, dès cette époque, constituer les premiers travailleurs immigrés. Cet exode rural massif imposé par le développement sauvage du capital, s'est encore accompagné, dans toute l'Europe, de mesures de répression d'une férocité inouïe contre tous ceux que le capitalisme naissant a délibérément affamés, réduits à l'indigence pour les obliger à se soumettre à l'esclavage salarié. C'est ainsi que Marx décrivait la terreur que le capitalisme a déchaîné contre tous les fugitifs qui, après avoir été réduits à l'état de vagabonds errants, furent marqués au fer rouge, mutilés, envoyés aux galères, ou tout simplement pendus pour insoumission aux règles de la dictature capitaliste :
C'est grâce à cette expropriation brutale des paysans et à leur transformation en esclaves salariés que le capitalisme a pu trouver sa première source de main d'oeuvre. Pendant toute la période de son ascendance et jusqu'à son apogée à la fin du 19ème siècle, ce système d'exploitation va se développer continuellement grâce aux flux migratoires de la force de travail. Dans le plus vieux pays capitaliste, la Grande-Bretagne, la nouvelle classe dominante a pu poursuivre sa marche en avant grâce à l'exploitation féroce de masses d'affamés venus des régions agricoles, en particulier d'Irlande. En effet, "le rapide développement de l'industrie anglaise n'aurait pas été possible si l'Angleterre n'avait pas disposé d'une armée de réserve : la population nombreuse et misérable de l'Irlande." (Engels,"La situation de la classe laborieuse en Angleterre"). Cette "armée de réserve" constituée par l'immigration irlandaise a permis au capital britannique d'introduire au sein de la classe ouvrière sa propre concurrence pour faire baisser les salaires et aggraver encore les conditions insupportables d'exploitation des prolétaires.
Ainsi, c'est déjà dans le cadre du développement de chaque capital national que le phénomène de l'immigration fait partie intégrante, dès le début du capitalisme, de l'être-même de la classe ouvrière. Le prolétariat est, par essence, une classe d'immigrés, de transfuges issus de la destruction sanglante des rapports de production féodaux.
Cette immigration va s'étendre par delà les frontières nationales lorsque, vers le milieu du 18ème siècle, le capitalisme commencera à se heurter au problème de la surproduction de marchandises dans les grandes concentrations industrielles d'Europe occidentale. Comme l'affirmait Marx, en 1857, "avec le développement du surtravail qui constitue la base de l'exploitation capitaliste, se développe aussi la surpopulation, c'est-à-dire une masse de prolétaires qui ne peuvent continuer à vivre sur le même territoire à un certain stade du développement des forces productives" ("Principes d'une critique de l'économie politique").
Les crises cycliques de surproduction qui frappent l'Europe capitaliste dès le milieu du 19ème siècle vont contraindre des millions de prolétaires à fuir le chômage et la famine en s'exilant vers les "nouveaux mondes". Entre 1848 et 1914, ce sont 50 millions de travailleurs européens qui vont quitter le vieux continent pour aller vendre leur force de travail dans ces régions, notamment en Amérique.
De la même façon que l'Angleterre du 16ème siècle a pu permettre le développement du capitalisme grâce à l'immigration intérieure, la première puissance capitaliste mondiale, les USA, se constituera grâce à l'afflux de dizaines de millions d'immigrés venus d'Europe (notamment d'Irlande, de Grande-Bretagne, d'Allemagne, des pays d'Europe du nord).
Jusque vers 1890, c'est au prix d'une exploitation féroce des prolétaires immigrés, rationalisée par la "taylorisation" du travail dans les usines, que le capital américain va pouvoir s'affirmer progressivement sur la scène mondiale. Après 1890, les terres et les emplois se raréfient et les nouveaux émigrants méditerranéens et slaves sans qualification professionnelle s'entassent dans les ghettos des grandes villes et sont contraints d'accepter des salaires de plus en plus misérables pour pouvoir survivre. Avec l'apogée du capitalisme, le mythe de l'Amérique accueillante pour tous aura vécu. Dès lors que le capital américain n'a plus besoin d'importer massivement de la main d'oeuvre pour développer son industrie, la bourgeoisie de ce pays commence à mettre en place des mesures discriminatoires destinées à sélectionner les demandeurs d'asile. Après la grande vague d'immigration de prolétaires italiens et slaves qui affluent aux USA à la fin du 19ème siècle, la bourgeoisie américaine commence, à partir de 1898, à fermer ses frontières, notamment aux immigrants asiatiques. Dès lors, il n'était plus question d'accueillir n'importe quel "va-nu-pied". Il fallait que les nouveaux aspirants à l'immigration soient capables de faire fructifier le capital, tous les indésirables étant impitoyablement refoulés et condamnés à rentrer crever "chez eux". Comme le relatait un article du "Figaro" en 1903, "Chaque émigrant montre les 150 f. fixés comme minimum et, s'il verse les deux dollars exigés par le gouvernement américain, l'homme est admis... Sans argent ni relations en Amérique et... vieux ou malade, on les renvoie d'où ils viennent. Mais un homme jeune, bien portant, décidé, avec une profession, n'est jamais refusé, même dénué de ressources. Cette foule grouillante de misérables ouvriers, ouvrières, paysans, domestiques, commis... ces maudits bannis par la malchance de leur ingrate patrie, c'est l'Amérique !... Ce sont leurs frères de misère, émigrés comme eux des mêmes pays depuis 60 ans, qui ont fait l'Amérique d'aujourd'hui."
Ainsi, c'est grâce à l'immigration vers les autres continents de ce surplus de main d'oeuvre résultant des crises de surproduction en Europe Occidentale que le capitalisme a pu étendre sa domination à toute la planète.
Tout au long du 20ème siècle le ralentissement des flux migratoires va devenir un signe de plus en plus évident de l'enfoncement du capitalisme dans sa période de décadence marquée par l'éclatement de la première guerre mondiale. Avec la première boucherie impérialiste de 1914-18, les migrations massives de prolétaires qui avaient accompagné et permis l'ascension du capitalisme commencent à décliner. Ce déclin résulte non pas de la capacité du capitalisme à offrir une stabilité aux prolétaires, mais il est, au contraire, l'expression d'un ralentissement croissant du développement des forces productives. Pendant les années d'avant-guerre et au cours de la guerre elle-même, les sacrifices imposés aux prolétaires suffisent à faire fonctionner l'économie de guerre de chaque Etat belligérant. Après la guerre, c'est grâce à l'exploitation féroce d'un prolétariat exsangue et battu par la défaite de la première vague révolutionnaire de 1917-23 que la bourgeoisie des pays d'Europe occidentale (notamment celle d'Allemagne) a pu reconstruire son économie nationale sans avoir recours massivement à une main d'oeuvre immigrée.
Et lorsque dans les années 30, la crise de surproduction généralisée explose brutalement dans tous les pays industrialisés, de l'Europe aux USA, lorsqu'une nouvelle guerre mondiale inévitable se profile, c'est encore le développement de la production d'armements qui va permettre au capitalisme de juguler l'explosion d'un chômage massif dans tous les pays.
Avec la période de reconstruction du second après-guerre, notamment à partir des années 50, on assiste à une nouvelle vague migratoire essentiellement dans les pays d'Europe occidentale, accentuée encore avec la décolonisation. L'Allemagne, la France, la Grande-Bretagne, la Suisse, les pays du Benelux ouvrent largement leurs portes aux ouvriers des Etats plus sous-développés. Espagnols, portugais, turcs, yougoslaves, maghrébins, vont venir constituer pour ces pays une main d'oeuvre bon marché pour les besoins de la reconstruction, en même temps qu'ils permettront de compenser la saignée que la deuxième boucherie mondiale a provoqué dans les rangs du prolétariat des pays belligérants. Ce sont des millions d'ouvriers immigrés que les grandes démocraties d'Europe occidentale vont faire venir massivement pour les surexploiter, les soumettre aux travaux les plus pénibles pour des salaires de misère.
Cette vague d'immigration qui revient, dans les années 50, au coeur du capitalisme, n'est en rien comparable à celle qui avait touché les USA un siècle auparavant, à l'époque où le capitalisme était encore un système progressiste capable d'améliorer de façon durable les conditions d'existence du prolétariat. Ainsi, alors qu'au 19ème siècle, les ouvriers immigrés quittaient leur terre d'origine avec leur famille dans l'espoir de pouvoir trouver, grâce à l'expansion capitaliste dans les nouveaux mondes, un asile et une certaine stabilité, l'ouverture des frontières d'Europe occidentale aux travailleurs étrangers après la seconde guerre mondiale, n'a jamais été autre chose qu'un moyen de survie transitoire pour des millions de travailleurs des pays sous-développés. La plupart d'entre eux (et surtout les ouvriers maghrébins ou asiatiques qui se sont exilés en France et en Grande-Bretagne après la décolonisation) ont été contraints de quitter leur famille pour pouvoir trouver un travail misérable et précaire dans ces pays "d'accueil". Sans aucune perspective d'avenir et dans le seul but de pouvoir nourrir leurs femmes et leurs enfants restés "au pays", ils ont été contraints d'accepter les pires conditions de travail et d'existence. Sans logement, entassée comme du bétail dans des bidonvilles insalubres ou livrée à la rapacité des " marchands de sommeil", aux contrôles policiers et aux ratonnades qui ont accompagné la guerre d'Algérie, cette main d'oeuvre bon marché que le capitalisme occidental a importé des pays sous-développés pour les besoins de sa reconstruction d'après-guerre n'est pas sans rappeler l'effroyable barbarie de l'accumulation primitive. Car c'est bien la misère des ouvriers immigrés qui résume la misère du prolétariat en tant que classe ne possédant rien d'autre que sa seule force de travail. C'est dans la condition inhumaine de l'ouvrier immigré que cette force de travail apparaît clairement pour ce qu'elle est : une simple marchandise que les négriers bourgeois ont toujours achetée au plus bas prix pour faire fructifier leur capital.
Une fois la reconstruction du second après-guerre terminée à la fin des années 60, les "pays d'accueil" d'Europe occidentale affichent "complet" et commencent partout à verrouiller leurs frontières. Dès 1963, des mesures restrictives sont adoptées en Suisse, puis c'est au tour de la Grande-Bretagne, de l'Allemagne, de la France qui, avec le resurgissement de la crise économique mondiale et du chômage, décident de bloquer totalement l'immigration au début des années 70. Mais ces mesures ne s'arrêtent pas là. Plus le capitalisme va s'enfoncer dans la crise, plus le prolétariat dans son ensemble va en faire les frais. En même temps que, avec les premières vagues de licenciements, le capitalisme va jeter sur le pavé des dizaines de milliers d'ouvriers, les prolétaires immigrés seront expulsés, chassés hors des frontières d'Europe occidentale. Devant l'inefficacité des "méthodes douces" d'"aides au retour", c'est maintenant sous prétexte de chasse aux clandestins, que des milliers de travailleurs immigrés sont renvoyés chez eux à coups de charters ou tout simplement refoulés manu militari au-delà des frontières nationales. Aujourd'hui qu'ils ne leur sont plus indispensables, c'est au nom du "droit du sol" que tous les gouvernements "démocratiques", de droite comme de gauche, les renvoient crever "chez eux" après les avoir utilisés comme bêtes de somme pendant plus de deux décennies. Et c'est encore avec un cynisme sans nom que cette classe dominante accompagne ses infâmes pratiques d'une crapuleuse propagande anti-immigrés, dans le seul but de diviser la classe ouvrière. Ainsi, en 1984, le rapport Dalle n'accusait-il pas l'immigration d'avoir ralenti le rythme du progrès technique dans la construction automobile ? Autrement dit, les travailleurs immigrés ne se seraient pas seulement contentés de venir manger le "pain des français", de leur prendre leurs emplois, mais ils seraient encore responsables de la perte de compétitivité du capital national, donc de l'aggravation de la crise et du chômage !
En réalité, les campagnes contre l'immigration qui se déchaînent aujourd'hui ne visent pas seulement à diviser la classe ouvrière entre prolétaires autochtones et immigrés. Elles sont une attaque directe contre la conscience de classe du prolétariat. A travers son écoeurante propagande, la bourgeoisie cherche surtout à recouvrir d'un voile idéologique ce que la misère croissante du prolétariat met de plus en plus ouvertement à nu : la faillite historique, irrémédiable du mode de production capitaliste. Ce que la classe dominante cherche aujourd'hui à masquer, c'est son incapacité à offrir la moindre perspective à toute la classe ouvrière. L'exclusion des travailleurs immigrés que le capitalisme condamne à crever de faim "ailleurs”, c'est déjà le sort que ce système moribond réserve à des millions de prolétaires autochtones livrés définitivement au chômage. Car aucune loi “anti-immigré” ne pourra résoudre la crise insurmontable qui ébranle ce système à l'agonie. Les licenciements massifs vont continuer inexorablement à frapper les ouvriers quelle que soit leur origine. Le "droit du sol" dont on nous rebat les oreilles aujourd'hui, ce n'est rien d'autre que le droit, pour les prolétaires, de crever de faim et de froid "chez soi" comme en témoigne déjà la masse croissante de "sans abris" errant dans les grandes villes. Ce n'est pas l'immigration qui est responsable de la crise et du chômage. C'est la crise et le chômage résultant de l'effondrement irréversible de l'économie mondiale qui, en tendant à niveler par le bas les conditions d'existence du prolétariat, transforment de plus en plus la classe exploitée en une classe d'exclus, de sans-travail, de sans abri, d'immigrés.
En étendant sa domination à toute la planète, le capitalisme a créé une classe ouvrière mondiale. Tant qu'il en avait besoin, il a amplement fait appel à une main d'oeuvre d'immigrés. Aujourd'hui, le fait qu'il les chasse brutalement de ses frontières, qu'il transforme la planète en un "no man's land" pour des masses croissantes d'ouvriers, est un signe de la faillite totale de ce système.
Si la menace "d'invasion" de masses d'immigrants fuyant le déchaînement du chaos dans les pays de l'Est, pour se précipiter aux frontières de l'Europe occidentale, constitue un véritable cauchemar pour la bourgeoisie des pays les plus industrialisés, c'est justement parce que le capitalisme mondial est arrivé au bout du rouleau et qu'il est en train de pourrir sur pied. Les convulsions qui accompagnent son agonie ne peuvent que se traduire par une plongée dans le chômage, la misère et la famine, pour des millions de prolétaires qui, nulle part, ne trouveront désormais de terre d'accueil capable de leur donner les moyens de survivre.
Ainsi, alors que par le passé, l'immigration était un phénomène créé de toute pièce et parfaitement maîtrisé par un capitalisme en pleine prospérité, aujourd'hui, la panique que provoque au sein de la classe dominante l'afflux de gigantesques vagues d'immigrés échappant à son contrôle, n'est qu'une manifestation parmi tant d'autres du pourrissement de ce système, de l'incapacité de la bourgeoisie décadente à gouverner.
Si, avec l'entrée du capitalisme dans sa phase terminale, celle de sa décomposition, l'immigration apparaît maintenant comme une gangrène pour la classe dominante, c'est justement parce que c'est le capitalisme lui-même qui est devenu un fléau pour l'ensemble de l'humanité.
Face à la misère et à la barbarie de ce monde en pleine putréfaction, il n' y a qu'une seule perspective pour la classe ouvrière : rejeter fermement la logique de la concurrence et du "chacun pour soi" de ses propres exploiteurs. Quelles que soient son origine, sa langue, sa couleur de peau, le prolétariat n'a aucun intérêt commun avec le capital national. Ses intérêts, il ne pourra réellement les défendre qu'en développant partout sa solidarité de classe internationale, en refusant de se laisser diviser entre ouvriers immigrés et ouvriers "autochtones". Cette solidarité, il doit l'affirmer en refusant partout d'adhérer aux campagnes bourgeoises, qu'elle soient xénophobes ou anti-racistes, en développant massivement ses luttes sur son propre terrain de classe, contre toutes les attaques qu'il subit quotidiennement.
Seule l'affirmation de ses intérêts communs, dans la lutte, permettra au prolétariat de rassembler toutes ses forces, de s'affirmer comme classe mondiale solidaire et unie, pour abattre le Moloch capitaliste avant qu'il ne détruise toute la planète.
Avril