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Revue Internationale n°163

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Présentation de la Revue N°163

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Trente ans après la chute du mur de Berlin et l'effondrement du bloc de l'Est, le monde s'enfonce à un rythme accéléré dans la misère, le chaos et la barbarie. Deux évènements de la situation internationale viennent en témoigner : une série de révoltes populaires dans des pays parmi les plus exposés à l'aggravation de la crise économique mondiale et un rebondissement récent dans l'équilibre des forces impérialistes en Syrie qui laisse présager de futurs développements du chaos guerrier mondial. Ces deux évènements sont traités respectivement dans deux articles de notre Revue.

Le premier article, "Face à la plongée dans la crise économique mondiale et la misère, les "révoltes populaires" constituent une impasse", fait état de mobilisations, souvent très massives au Chili, en Équateur, en Haïti, en Irak, en Algérie, au Liban, en Iran, souvent accompagnées de déchaînements de violence aveugle et d'une répression sanglante. Si la classe ouvrière est présente dans ces "révoltes populaires", interclassistes, stériles, porteuses de l'idéologie démocratique, et inaptes à s'opposer à la logique du capital, ce n'est jamais en tant que classe antagonique au capitalisme mais toujours noyée au sein de la population. C'est d'ailleurs l'absence du prolétariat de la scène sociale mondiale, conséquence de sa difficulté politique à se reconnaître en tant que classe spécifique au sein de la société, qui explique la multiplication de tels mouvements. Le fait d'y participer ne peut contribuer qu'à accroître une telle difficulté politique de la classe ouvrière.

 Le second article, "Invasion turque dans le nord de la Syrie : La barbarie et le cynisme de la classe dirigeante". À quoi correspondent le retrait américain de Syrie, le lâchage des Kurdes qui jusque-là faisaient partie du dispositif américain, l'invasion turque en Syrie et, finalement, l'établissement sur place du parrain russe en tant que "garant" de l'équilibre forcément précaire ? Les États-Unis vont déléguer la défense de leurs intérêts régionaux à leurs alliés sur place (Israël, l'Arabie Saoudite, …) et, pourquoi pas, considérer Poutine comme un rempart possible contre la montée inexorable de la Chine. Nous assistons ici à un épisode de la guerre de chacun contre tous, élément central des conflits impérialistes depuis la disparition du système de blocs et qui n'en finit plus d'illustrer le cynisme de la classe dirigeante. Celui-ci se révèle, non seulement dans les massacres de masse que ses avions, son artillerie et ses bombes terroristes font pleuvoir sur la population civile de Syrie, d’Irak, d’Afghanistan ou de Gaza, mais aussi par la manière dont elle utilise ceux qui sont contraints de fuir les zones de massacre.

La guerre de chacun contre tous est une conséquence du désordre mondial ayant résulté de l'effondrement du bloc de l'Est. Nous reviendrons, dans de prochains articles de notre site, sur l'ensemble des conséquences pour le monde de l'effondrement du bloc de l'Est et sur la réalité de la propagande mensongère de la bourgeoisie qui avait alors accompagné cet évènement. Selon celle-ci, ce n'était pas une partie du monde capitaliste qui s'effondrait mais le "communisme", et cet évènement augurait d'une aire de paix et de prospérité.

Plus que jamais, la situation du monde exige que la classe ouvrière mondiale renverse ce système pour édifier une nouvelle société qui, mettant au service de l'humanité l'énorme développement des forces productives accompli sous le capitalisme, pourra être libérée de l'exploitation, de la misère et des guerres. Mais cela doit être réalisé avant que ce système, devenu décadent depuis plus d'un siècle, n'engendre la destruction de ces mêmes forces productives, de la nature et de tout ce qui permet la vie sur terre, une destruction telle que les dommages deviendraient irréversibles et la fin de l'humanité inéluctable.

Toutes les campagnes orchestrées par la bourgeoisie autour des "mobilisations pour le climat" ont pour finalité essentielle de dégager la responsabilité du capitalisme de la catastrophe écologique, et de faire retomber celle-ci sur les "vieilles générations" pour avoir "vécu égoïstement en gaspillant les ressources de la planète". Elles travaillent ainsi à éluder que la seule solution face à la menace de destruction de la planète, ne peut venir que de la révolution prolétarienne. Nous avons largement dénoncé à travers des articles et par voie de tracts cette nouvelle offensive idéologique de la bourgeoise[1].

Malgré l'urgence objective de la révolution prolétarienne, la classe ouvrière n'est pas prête à se lancer à l'assaut du capitalisme. Il lui faut préalablement récupérer du coup terrible porté à la confiance en son projet historique par les campagnes sur la mort du communisme depuis 1990 et qui ont profondément affecté sa capacité à se reconnaitre comme la classe, et la seule, à pouvoir renverser le capitalisme et édifier la nouvelle société.

Par ailleurs, comme l'histoire de la première vague révolutionnaire l'a montré, toute nouvelle tentative révolutionnaire du prolétariat devra, pour être victorieuse, pouvoir compter sur la présence du futur parti mondial de la révolution. La fondation de celui-ci ne se décrète pas mais se prépare à travers l'activité des minorités révolutionnaires qui, depuis l'échec de la première vague révolutionnaire mondiale, ont entrepris et se sont transmises un travail de bilan de celle-ci, de ses insuffisances, de même que des erreurs et insuffisances de l'avant-garde d'alors, l'Internationale Communiste. Déjà, dans notre numéro précédent de la Revue, nous étions intervenus sur ce thème à travers des articles consacrés aux leçons qui devaient être tirées de la fondation de l'Internationale Communiste, en 1919, et une d'entre elles en particulier relative au caractère tardif de cette fondation, alors que la révolution allemande - cruciale à la fois pour la survie du pouvoir des soviets en Russie et pour l'extension de la révolution aux principaux centres du capitalisme - était déjà en marche. L'un de ces articles, "Cent ans après la fondation de l’Internationale Communiste, quelles leçons pour les combats du futur ?" insistait sur une autre leçon importante, relative celle-là à la critique de la méthode qui avait été employée à sa fondation, privilégiant le plus grand nombre plutôt que la clarté des positions et des principes politiques. Non seulement cette faiblesse n’avait pas armé le nouveau parti mondial, mais surtout elle l'avait rendu vulnérable face à l’opportunisme rampant au sein du mouvement révolutionnaire. Nous publions dans ce numéro de la Revue, la deuxième partie de cet article qui vise à mettre en lumière le combat politique que les fractions de gauche vont alors engager contre la ligne de l’IC, laquelle s'accrochait aux vieilles tactiques du mouvement ouvrier rendues caduques par l’ouverture de la phase de décadence du capitalisme.

Des avancées considérables au niveau théorique et programmatique ont été accomplies depuis la première vague révolutionnaire et les groupes prolétariens les plus avancés ont compris qu'il est nécessaire de prendre les mesures essentielles pour la formation d'un nouveau parti mondial avant les confrontations décisives avec le système capitaliste. Malgré cela, cet horizon semble encore très lointain. À ce propos, nous publions la première partie d'un article, "La difficile évolution du milieu politique prolétarien depuis Mai 68", évolution dont il est nécessaire de rendre compte en mettant en évidence les difficultés majeures ayant constitué un obstacle à la nécessaire clarification organisée et à la coopération en son sein, essentiellement à cause du poids du sectarisme. Un tel bilan critique est indispensable dans la mesure où le milieu politique prolétarien constitue nécessairement le creuset incontournable de la clarification / décantation en vue de la fondation du futur parti mondial.

L'histoire a montré combien il est difficile de construire un parti politique d'avant-garde à la hauteur de ses responsabilités, comme l'a été le parti bolchevique lors de la première tentative révolutionnaire en 1917. C'est une tâche qui exige des efforts nombreux et variés. Avant tout, elle exige la plus grande clarté sur les questions programmatiques et sur les principes de fonctionnement de l'organisation, une clarté qui se fonde nécessairement sur toute l'expérience passée du mouvement ouvrier et ses organisations politiques. Il existe un héritage commun de la Gauche communiste qui la distingue des autres courants de gauche qui ont émergé de l'Internationale Communiste. C'est pourquoi il est important de clarifier les contours historiques de la Gauche communiste et les différences qui la distinguent d'autres courants de gauche, notamment le courant trotskyste, face à des tentatives d'introduire de la confusion à ce niveau. C'est le but de cet article écrit en critique à des tentatives de ce type émanant d'un groupe qui se nomme Nuevo Curso.

Enfin, comme il est de tradition dans le mouvement ouvrier, les révolutionnaires ont la responsabilité de faire connaître les expériences de lutte de leur classe. C'est ce que nous avons fait avec la publication d'une série d'articles qui constituent une contribution à une histoire du mouvement ouvrier en Afrique du Sud. Nous terminons ici cette série par un article mettant en évidence comment la classe ouvrière, après s'être confrontée au "pouvoir blanc" de l'apartheid, a dû se confronter au nouveau "pouvoir noir" de l'ANC et de Mandela après l'élection de ce dernier en 1995. Elle a ainsi fait la douloureuse expérience que, quand les "têtes changent" à la tête de l'État, l'exploitation et la répression restent les mêmes.

(20/11/2019)


[1]. Voir à ce sujet, sur le site internet du CCI, notre tract international "Seule la lutte de classe internationale peut mettre fin à la course du capitalisme vers la destruction", distribué notamment dans les manifestations pour le climat.

Face à la plongée dans la crise économique mondiale et la misère, les "révoltes populaires" constituent une impasse

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Partout dans le monde les attaques contre la classe ouvrière se généralisent et s'approfondissent[1]. C’est encore et toujours sur le dos des prolétaires que la classe dominante tente désespérément de freiner les effets du déclin historique de son propre mode de production et c’est toujours eux qui doivent payer la note ! Dans les pays "riches", les plans de licenciement se multiplient, en Allemagne et au Royaume-Uni en particulier. Certains des pays dits "émergents" sont déjà en récession (Brésil, Argentine, Turquie), avec tout ce que cela implique comme aggravation de la situation des prolétaires. Quant aux prolétaires des pays qui ne sont ni "riches" ni "émergents", leur situation est encore plus dramatique ; la population non exploiteuse y est, elle aussi, plongée dans une misère sans fond.

Ces derniers pays en particulier ont récemment été le théâtre de mouvements populaires en riposte aux sacrifices à répétition exigés depuis des années par le capitalisme et exécutés par des gouvernements souvent gangrénés par la corruption, discrédités et haïs des populations. De tels mouvements ont ainsi eu lieu au Chili, en Equateur, Haïti, Irak, Algérie, Liban, et plus récemment en Iran. Les mobilisations, souvent très massives, sont accompagnées dans certains pays de déchaînements de violence et d'une répression sanglante. Le mouvement très massif de protestation à Hong Kong, qui s'est développé en réaction non pas essentiellement à la misère et la corruption mais face au durcissement de l'arsenal répressif - permettant en particulier des extraditions vers la Chine continentale - a vu récemment l'irruption d'un niveau supérieur dans la répression : La police y a tiré à bout portant sur des manifestants.

Si la classe ouvrière est présente dans ces "révoltes populaires", ce n'est jamais en tant que classe antagonique au capitalisme mais toujours noyée au sein de la population. Ce sont d'ailleurs les grandes difficultés qu'elle confronte pour reconnaître sa propre identité de classe et son absence de la scène sociale mondiale qui expliquent la multiplication de tels mouvements populaires stériles et inaptes à s'opposer à la logique du capital. De plus, loin de favoriser l'émergence future d'une riposte de la classe ouvrière et, avec elle, la seule perspective viable, la lutte contre le système capitaliste, les révoltes populaires, interclassistes, porteuses de "no future", ne font qu'obscurcir une telle perspective. Elles renforcent encore les difficultés de la classe ouvrière pour assumer son combat de classe face aux expressions de plus en plus intolérables de la faillite du capitalisme. Néanmoins, elles ne peuvent éliminer ce fait que les contradictions de ce système, qui seront toujours plus profondes,  pousseront toujours davantage la classe ouvrière mondiale à se confronter à toutes les difficultés qu'elle connait actuellement. Le rôle des révolutionnaires est ici déterminant car ils sont les seuls à être en mesure de faire une critique intransigeante de ses faiblesses.

L'exaspération face à la plongée vers encore plus de misère fait exploser la colère

Après des années d'attaques répétées c'est souvent une nouvelle attaque, pas nécessairement massive, qui "met le feu aux poudres".

Au Chili, c'est l'augmentation du prix du métro à Santiago qui est "la goutte d'eau qui fait déborder le vase". "Le problème n'est pas les 30 centimes [d'augmentation], mais les 30 ans [d'attaques] ", slogan surgi dans les manifestations. Dans ce pays, le salaire mensuel est inférieure à 400 €, la précarité est générale, les coûts de la nourriture et des services sont disproportionnés, les systèmes d'éducation et de santé souvent défaillants, celui des retraite condamne les retraités à la pauvreté.

En Équateur, le mouvement de protestation est provoqué par une hausse subite du titre de transport. Celle-ci s'ajoute à la hausse de tous les produits ou services de base, elle-même conjuguée au gel des salaires, aux licenciements massifs, au "don" obligatoire d'une une journée de travail à l'État, à la réduction des congés et d'autres mesures encore conduisant à une détérioration et précarisation des conditions de vie.

À Haïti, la pénurie de carburants s'abat sur la population comme une calamité supplémentaire qui conduit à la paralysie du pays le plus pauvre d’Amérique latine, l’un des seuls sur la planète à ne pas voir baisser son taux d’extrême pauvreté.

Si la crise économique est en général la cause première des attaques contre les conditions de vie, elle se superpose, dans certains pays comme le Liban et l'Irak, aux conséquences traumatisantes et dramatiques des tensions impérialistes et des guerres sans fin au Moyen-Orient.

Au Liban, c'est l'imposition d'une taxe sur les appels WhatsApp qui provoque la "révolte" dans le pays où la dette par habitant est la plus élevée du monde. Chaque année le gouvernement rajoute de nouveaux impôts, le tiers de la population y est au chômage et les infrastructures sont médiocres. En Irak, dès le premier jour d'un mouvement né spontanément après des appels à manifester sur les réseaux sociaux, les protestataires réclament des emplois et des services publics fonctionnels tout en exprimant leur colère contre la classe dirigeante accusée d’être corrompue.

En Iran, la hausse du prix de l'essence intervient dans une situation de profonde crise économique aggravée par les sanctions américaines contre le pays.

Impuissance des mouvements, répression et manœuvres de la bourgeoisie

Au Chili, les tentatives de lutte ont été détournées vers le terrain de la violence nihiliste sans aucune perspective, caractéristique de la décomposition capitaliste. On a aussi vu, favorisée par l'État, l'irruption du lumpen dans des actes de violence irrationnelle et minoritaire. Ce climat de violence a bien sûr été utilisé par l'État pour justifier la répression et intimider le prolétariat. Selon les chiffres officiels, celle-ci aurait fait 19 morts. La torture a fait sa réapparition comme aux pires moments de Pinochet. À la suite de quoi, la bourgeoisie chilienne a compris que la répression brutale n'était pas suffisante pour calmer le mécontentement. Le gouvernement de Piñera a alors fait son mea culpa, adopté une posture "humble", a dit "comprendre" le "message du peuple", a "provisoirement" retiré les mesures et a ouvert la porte à "la concertation sociale". C’est-à-dire que les attaques seront imposées par la "négociation", à partir de la table de "dialogue" où s'assoient les partis d'opposition, les syndicats, les employeurs, tous ensembles "représentant la nation". Pourquoi ce changement de tactique ? Parce que la répression n'est pas efficace si elle ne s'accompagne pas de tromperies démocratiques, du piège de l'unité nationale et de la dissolution du prolétariat dans la masse amorphe du "peuple".[2]

En Équateur, les associations de transporteurs ont paralysé le trafic; le mouvement indigène de même que d'autres regroupements diverses ont adhéré à la mobilisation. Les protestations des entrepreneurs du transport et d'autres secteurs de petits exploitants interviennent sur un terrain "citoyen" et surtout nationaliste. C'est dans ce contexte que des mobilisations naissantes de travailleurs contre les attaques - dans le sud de Quito, à Tulcán et dans la province de Bolívar - constituent une boussole pour l'action et la réflexion face à la déferlante de la "mobilisation" de la petite bourgeoisie.

La république d'Haïti est dans une situation proche de la paralysie générale. Les écoles y sont fermées, les principales routes entre la capitale et les régions sont coupées par des barrages, de nombreux commerces sont fermés. Le mouvement est accompagné de manifestations souvent violentes, alors que des gangs criminels (parmi les 76 gangs armés répertoriés à travers le territoire […], au moins trois sont à la solde du pouvoir, le reste est sous le contrôle d’un ancien député et des sénateurs de l’opposition) se livrent à des exactions, bloquent les routes et rackettent les rares automobilistes. Dimanche 27 octobre, un vigile privé a fait feu sur les protestataires, faisant un mort. Il a ensuite été lynché par la foule et brûlé vif. Un bilan non officiel fait état d’une vingtaine de morts en deux mois.

Algérie. Une marée humaine a de nouveau envahi les rues d'Alger le jour anniversaire du déclenchement de la guerre contre le colonisateur français. La mobilisation est semblable à celle enregistrée au plus fort du "Hirak", le mouvement de contestation inédit dont l'Algérie est le théâtre depuis le 22 février. Il s'oppose massivement à l'élection présidentielle que le pouvoir organise le 12 décembre pour élire un successeur à Bouteflika, estimant qu'elle ne vise qu'à régénérer ce "système".

Irak. Dans plusieurs provinces du Sud, les protestataires s'en sont pris aux institutions et à des permanences de partis politiques et groupes armés. Fonctionnaires, syndicats, étudiants et écoliers ont manifesté et entamé des sit-in. Alors que la répression des manifestations a provoqué jusqu’ici, selon un bilan officiel, la mort de 239 personnes, en majorité fauchées par des tirs à balles réelles, la mobilisation s'est poursuivie à Bagdad, et dans le sud du pays. Depuis le début de la contestation, les manifestants n'ont cessé de répéter qu'ils refusaient toute récupération politique de leur mouvement car ils veulent renouveler la totalité de la classe politique. Il faut aussi, disent-ils, en finir avec le compliqué système de répartition des postes par confession ou par ethnie, rongé par le clientélisme et qui tient toujours à l'écart les jeunes, pourtant majoritaires dans la population. Ces derniers jours, il y a eu des manifestations monstres dans la liesse et des piquets de grève qui ont paralysé universités, écoles et administrations. Par ailleurs, des violences nocturnes ont eu lieu contre des QG de partis et de milices.

Liban. La colère populaire est générale, elle transcende toutes les communautés, toutes les confessions et toutes les régions du pays. L’annulation de la nouvelle taxe sur les appels via WhatsApp n’a pas empêché la révolte de gagner l’ensemble du pays. La démission de Saad Hariri n’est qu’une infime partie des revendications de la population. Les Libanais réclament le départ de l’ensemble de la classe politique, jugée corrompue et incompétente, et un changement radical du système.

Iran. Dès l'annonce de la hausse du prix de l'essence des heurts violents entre émeutiers et forces de l'ordre ont fait plusieurs morts de part et d'autre, particulièrement nombreux du côté des manifestants.

La trilogie "interclassisme, revendication démocratique, violence aveugle"

Dans toutes les révoltes populaires interclassistes citées précédemment, et d'après les informations que nous avons pu recueillir, la classe ouvrière n'est que très ponctuellement parvenue à s'y manifester en tant que telle, y compris dans des situations comme au Chili où la cause première des mobilisations était clairement la nécessité de se défendre contre des attaques économiques.

Souvent, la "révolte" y prend alors pour cible privilégiée, voire unique, ceux qui, au pouvoir, sont rendus responsables de tous les maux qui accablent la population et, du coup, elle épargne le système dont ils sont les serviteurs. Focaliser la lutte sur le combat pour le remplacement de politiciens corrompus est évidemment une impasse car, quelles que soient les équipes au pouvoir, quel que soit leur niveau de corruption, toutes ne pourront et ne feront que défendre les intérêts de la bourgeoisie et mener une politique au service du capitalisme en crise. C'est une impasse d'autant plus dangereuse qu'elle est "légitimée" par des revendications démocratiques "pour un système propre", alors que la démocratie est la forme privilégiée de domination de la bourgeoisie pour maintenir sa domination de classe sur la société et le prolétariat. Il est à cet égard significatif qu'au Chili, après la répression féroce et face à une situation dont la bourgeoisie avait sous-estimé l'explosivité, celle-ci soit ensuite passée à une nouvelle phase de sa riposte à travers une attaque politique mettant en mouvement les organes démocratiques classiques de mystification et d'encadrement, aboutissant au projet de "nouvelle constitution" présentée comme une victoire du mouvement de protestation.

La revendication démocratique dilue les prolétaires dans l'ensemble de la population, brouille la conscience de leur combat historique, les soumet à la logique de domination du capitalisme, les réduit à l'impuissance politique.

Interclassisme et démocratisme sont deux méthodes qui se marient et se complètent de façon terriblement efficace contre la lutte autonome de la classe ouvrière. C'est d'autant plus le cas que, avec la période historique ouverte avec l'effondrement du bloc de l'est et les campagnes mensongères sur la mort du communisme[3], le projet historique du prolétariat a cessé temporairement de guider plus ou moins consciemment sa lutte. Lorsque cette dernière parvient à s'imposer, c'est à contrecourant du phénomène général de décomposition de la société où le chacun pour soi, l'absence de perspectives, etc. acquièrent un poids accru[4].

Les déchainements de violence qui souvent accompagnent les révoltes populaires sont bien loin d'exprimer une quelconque radicalité. C'est évident lorsqu'ils sont le fait du lumpen, agissant spontanément ou aux ordres occultes de la bourgeoisie, avec son vandalisme, les pillages, les incendies, la violence irrationnelle et minoritaire. Mais plus fondamentalement, une telle violence est contenue intrinsèquement dans les mouvements populaires dès lors que ceux-ci ne s'en remettent pas directement aux institutions de l'État. N'ayant évidemment à offrir aucune perspective de transformation radicale de la société pour abolir la pauvreté, les guerres, l'insécurité croissante, et autres calamité du capitalisme en agonie, ils ne peuvent alors qu'être porteurs de toutes les tares de la société capitaliste en décomposition.

Le pourrissement du mouvement de contestation à Hong-Kong en constitue une parfaite illustration en ce sens où, de plus en plus ostensiblement privé de perspectives – en fait il ne pouvait en avoir dès lors qu'il se cantonnait sur le terrain "démocratique" sans mettre en question le capitalisme - il se transforme en une gigantesque vendetta de la part de protestataires face aux violences policières, et ensuite des flics eux-mêmes qui répliquent, parfois spontanément, à la violence d'en face. C'est ce constat évident que certains organes de la presse bourgeoise sont capables de faire : "rien de ce qu'a pu tenter Pékin pour les arrêter n'a fonctionné, ni le retrait de la loi sur l'extradition, ni la répression policière, ni l'interdiction du port de masques sur la voie publique. Désormais ces jeunes hong-kongais ne sont plus mus par l'espoir, mais par l'envie d'en découdre, à défaut de toute autre issue possible".[5]

Certains s'imaginent - ou veulent nous faire croire – que toute violence dans cette société, dès lors qu'elle est exercée contre les forces de répression de l'État, est nécessairement à soutenir, s'apparenterait à la nécessaire violence de classe du prolétariat lorsqu'il entre en lutte contre l'oppression et l'exploitation capitalistes[6]. C'est une profonde méprise ou une mystification grossière. En fait la violence aveugle des mouvements interclassistes n'a rien à voir avec la violence de classe du prolétariat qui est libératrice, pour la suppression de l’exploitation de l’homme par l’homme, contrairement à celle du capitalisme qui est oppressive, dans le but notamment de défendre la société de classe. La violence des mouvements interclassistes est désespérée, à l'image de la petite bourgeoisie qui n'a aucun avenir propre, à qui il reste que le néant, à défaut de se ranger derrière la bourgeoisie ou bien le prolétariat.

En fait la trilogie "interclassisme, revendication démocratique,  violence aveugle" est la marque de fabrique des révoltes populaires qui éclosent aux quatre coins de la planète en réaction à la dégradation accélérée de toutes les conditions de vie qui affecte la classe ouvrière, d'autres couches non exploiteuses et la petite bourgeoisie totalement paupérisée. Le mouvement des gilets jaunes qui a fait son apparition en France il y a un an appartient également à cette catégorie des révoltes populaires[7]. De tels mouvements ne peuvent que contribuer à obscurcir aux yeux des prolétaires ce qu'est la véritable lutte de classe, à renforcer leurs difficultés actuelles pour se concevoir comme classe de la société, différente des autres classes, avec son combat spécifique contre l'exploitation et sa mission historique de renversement du capitalisme.

C'est la raison pour laquelle la responsabilité des révolutionnaires et des minorités les plus conscientes au sein de la classe ouvrière est d'œuvrer à ce que la classe ouvrière se réapproprie ses méthodes de lutte propres, au cœur desquelles figurent la lutte massive ; l'assemblée générale comme lieu de discussion et décision défendu contre les tentatives de sabotage des syndicats, ouvert à tous les secteurs de la classe ouvrière ; l'extension aux autres secteurs, imposée contre les manœuvres d'enferment des syndicats et de la gauche du capital, . [8] Même lorsque ces perspectives apparaissent aujourd'hui lointaines, et c'est effectivement le cas actuellement dans beaucoup de parties du monde, en particulier là où la classe ouvrière est très minoritaire, avec une faible expérience historique, elles constituent néanmoins partout la seule boussole qui permettra au prolétariat de ne pas se dissoudre et se perdre.

Silvio. (17/11/2019)


[1] Lire notre article Nouvelle récession : Le capital exige davantage de sacrifices pour le prolétariat ! [2], Révolution internationale N° 478.

[2] Pour d'avantage d'informations et d'analyse au sujet de la situation au Chili, lire notre article Mouvement social au Chili : l’alternative dictature ou démocratie est une impasse [3].

[3] Nous reviendrons prochainement dans des articles de notre presse sur l'impact considérable de ces campagnes mensongères sur la lutte de classe et mettrons en évidence en quoi l'état du monde est devenu tout le contraire de ce qui était alors annoncé, une ère de paix et de prospérité.

[4] Renvoyer aux articles adéquats.

[5] "The Hong Kong Protesters Aren’t Driven by Hope [4]". The Atlantic

[6] De ce point de vue, il est éclairant de comparer les récentes révoltes au Chili avec l'épisode de la lutte des ouvriers en Argentine dit du Cordobazo en 1969 à propos duquel nous recommandons la lecture de notre article "Le Cordobazo argentin (mai 1969) : maillon d’une chaîne de mobilisations ouvrières à travers le monde [5]".

[7] Lire à ce propos notre supplément à Révolution internationale n° 478, "Bilan du mouvement des “gilets jaunes”: Un mouvement interclassiste, une entrave à la lutte de classe [6]".

[8] Lire à ce propos la résolution sur le rapport de forces entre les classes [7] adoptée au 23e congrès du CCI (2019)

Rubrique: 

Mouvements sociaux

Invasion turque dans le nord de la Syrie: la barbarie et le cynisme de la classe dirigeante

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L’appel téléphonique de Trump à Erdogan, le 6 octobre, a donné le "feu vert" à la Turquie pour une invasion majeure du nord de la Syrie et une opération de nettoyage brutale contre les forces kurdes qui contrôlaient jusqu’ici la région avec le soutien des États-Unis. Il a provoqué une tempête d’indignation à la fois parmi les "alliés" des États-Unis en Europe ainsi qu’au sein d’une grande partie de l’appareil militaire et politique à Washington, notamment de l’ancien secrétaire à la défense de Trump, James Mattis "le chien fou". La principale critique à l’égard de l’abandon des Kurdes par Trump a été la perte de toute crédibilité des États-Unis en tant qu’allié sur lequel compter : en bref, que c’est un désastre sur le plan diplomatique. Mais on craint aussi que le retrait des Kurdes n’entraîne une renaissance des forces islamiques dont l’endiguement a été presque exclusivement le fait des forces kurdes soutenues par la puissance aérienne américaine. Les Kurdes détiennent des milliers de prisonniers de Daesh et plus d’une centaine d’entre eux se sont déjà évadés de prison[1].

L’action de Trump a tiré la sonnette d’alarme au sein de parties significatives de la bourgeoisie américaine, accroissant davantage les craintes que son style de présidence imprévisible et égocentrique devienne un réel danger pour les États-Unis, voire qu’il perde le peu de "stabilité mentale" qu’il possède, sous son mandat et surtout sous la pression de l’actuelle campagne de destitution contre lui. Certes, son comportement devient de plus en plus incontrôlable : il étale non seulement son ignorance quand il affirme que "les Kurdes ne nous soutenaient pas au débarquement de Normandie", mais adopte aussi des manières de petit truand (comme avec sa lettre avertissant Erdogan de ne pas se comporter comme un idiot ou un dur, que le dirigeant turc a rapidement jeté à la poubelle, ou ses menaces de détruire l’économie turque). Il gouverne à coups de tweets, prend des décisions impulsives, ne tient pas compte des conseils de son entourage pour ensuite faire marche arrière, comme en témoignent également l’envoi précipité de Pence et Pompeo à Ankara pour bricoler un cessez-le-feu dans le nord de la Syrie.

Mais ne nous attardons pas trop sur la personnalité de Trump. En premier lieu, il n’est que l’expression de la décomposition progressive qui impacte fortement sa classe, un processus qui partout fait surgir des "hommes forts" qui excitent les plus basses passions, se vantent de leur mépris de la vérité et des règles traditionnelles du jeu politique, de Duterte à Orban, de Modi à Boris Johnson. Même si Trump a sauté sur l’occasion avec Erdogan, la politique de retrait des troupes du Moyen-Orient n’est pas son invention, mais remonte à l’administration Obama qui a reconnu l’échec total de la politique américaine au Moyen-Orient depuis le début des années 1990 et la nécessité de réo­rienter sa politique impérialiste en Asie à partir de l’Extrême-Orient afin de contrer la menace croissante de l’impérialisme chinois.

La dernière fois que les États-Unis ont donné leur "feu vert" au Moyen-Orient, c’était en 1990, lorsque l’ambassadeur américain, April Glaspie, a fait savoir que les États-Unis n’interviendraient pas si Saddam Hussein marchait sur le Koweït. C’était un piège bien organisé, tendu avec l’idée de mener une opération massive dans la région et d’obliger ses partenaires occidentaux à se joindre à une grande croisade. C’était un moment où, après l’effondrement du bloc russe en 1989, le bloc occidental commençait déjà à s’effriter et les États-Unis, en tant que seule superpuissance restante, devaient affirmer leur autorité par une démonstration spectaculaire de force. Guidée par une idéologie "néoconservatrice" presque messianique, la première guerre du Golfe a été suivie de nouvelles aventures militaires, en Afghanistan en 2001 et en Irak en 2003. Mais le soutien décroissant de ses anciens alliés à ces opérations, et surtout le chaos total qu’elles ont provoqué au Moyen-Orient, piégeant les forces américaines dans des conflits ingérables contre les insurrections locales, a démontré la forte diminution de la capacité des États-Unis à contrôler la planète. En ce sens, il y a une logique derrière les actions impulsives de Trump, soutenues par des secteurs considérables de la bourgeoisie américaine qui a reconnu que les États-Unis ne peuvent pas régner sur le Moyen-Orient en posant leurs bottes sur le sol ou par leur puissance de feu aérienne. Elle s’appuiera de plus en plus sur ses alliés les plus fiables dans la région (Israël et l’Arabie saoudite) pour défendre ses intérêts par l’action militaire, dirigée en particulier contre la montée en puissance de l’Iran (et, à plus long terme, contre la présence potentielle de la Chine comme concurrent sérieux dans cette région).

La "trahison" des Kurdes

Le cessez-le-feu négocié par Pence et Pompeo (qui, selon Trump, sauvera des "millions de vies") ne modifie pas vraiment la politique d’abandon des Kurdes puisque son but est simplement de donner aux forces kurdes la possibilité de battre en retraite pendant que l’armée turque affirme son contrôle sur le nord du pays. Il faut dire que ce genre de "trahison" n’est pas nouveau. En 1991, dans la guerre contre Saddam Hussein, les États-Unis, sous la direction de Bush senior, ont encouragé les Kurdes du nord de l’Irak à s’élever contre le régime de Saddam pour ensuite laisser Saddam au pouvoir, désireux et capable d’écraser le soulèvement kurde avec la plus grande sauvagerie. L’Iran a également essayé d’utiliser les Kurdes d’Irak contre Saddam. Mais toutes les puissances de la région, comme les puissances mondiales qui les soutiennent, se sont toujours opposées à la formation d’un État unifié du Kurdistan, ce qui signifierait la rupture des arrangements nationaux existants au Moyen-Orient.

Les forces armées kurdes, quant à elles, n’ont jamais hésité à se vendre au plus offrant. C’est ce qui se passe sous nos yeux : la milice kurde s’est immédiatement tournée vers la Russie et le régime d’Assad lui-même pour les protéger de l’invasion turque.

C’est d’ailleurs le sort de toutes les luttes de "libération nationale" depuis au moins la Première Guerre mondiale : elles n’ont pu prospérer que sous l’aile de l’une ou l’autre puissance impérialiste. La même nécessité s’applique tout particulièrement au Moyen-Orient : le mouvement national palestinien a sollicité le soutien de l’Allemagne et de l’Italie dans les années 1930 et 1940, de la Russie pendant la guerre froide, de diverses puissances régionales avec le désordre mondial provoqué par l’effondrement du système des blocs. Entre-temps, la dépendance du sio­nisme au soutien impérialiste (principalement, mais pas seulement) des États-Unis, n’a pas besoin d’être démontrée, mais ne fait pas exception à la règle générale. Les mouvements de libération nationale peuvent adopter de nombreuses bannières idéologiques (stalinisme, islamisme, voire, comme dans le cas des forces kurdes au Rojava, une sorte d’anarchisme), mais ils ne peuvent que piéger les exploités et les opprimés dans les guerres sans fin du capitalisme à son époque de déclin impérialiste[2].

Une perspective de chaos impérialiste et de misère humaine

Le bénéficiaire le plus évident du retrait américain du Moyen-Orient est la Russie. Au cours des années 1970 et 1980, l’URSS avait été contrainte de renoncer à la plupart de ses positions au Moyen-Orient, en particulier à son influence en Égypte et surtout à ses tentatives de contrôler l’Afghanistan. Son dernier avant-poste, point d’accès vital à la Méditerranée, était la Syrie et le régime d’Assad, lui-même menacé d’effondrement par la guerre qui a balayé le pays après 2011 et qui a permis les avancées des rebelles "pro-démocratie" et surtout de l’État islamique. L’intervention massive de la Russie en Syrie a sauvé le régime d’Assad et rétabli son contrôle sur la majeure partie du pays. Mais il est douteux que cela ait pu être possible si les États-Unis, souhaitant éviter de s’enliser dans un autre bourbier après l’Afghanistan et l’Irak, n’avaient pas de fait cédé le pays aux Russes. Cela a généré des divisions majeurs au sein de la bourgeoisie américaine, avec certaines de ses factions plus établies dans l’appareil militaire encore profondément soucieuses de tout ce que les Russes pourraient faire, tandis que Trump et ceux qui le soutiennent ont vu en Poutine un homme avec qui on pouvait négocier et surtout il est apparu comme un rempart possible contre la montée apparemment inexorable de la Chine.

La remontée en puissance de la Russie en Syrie a en partie nécessité le renforcement des relations avec la Turquie, qui s’est progressivement éloignée des États-Unis, notamment à cause du soutien de ces derniers aux Kurdes dans son opération contre Daesh. Mais la question kurde crée déjà des difficultés pour le rapprochement russo-turc, puisqu’une partie des forces kurdes se tourne maintenant vers Assad et les Russes pour se protéger, tandis que les militaires syriens et russes occupent les zones précédemment contrôlées par les combattants kurdes, il existe un risque imminent de confrontation entre la Turquie, d’une part, et la Syrie avec son allié russe, d’autre part. Pour le moment, ce danger semble avoir été écarté par l’accord conclu entre Erdogan et Poutine à Sotchi le 22 octobre. L’accord donne à la Turquie le contrôle d’une zone tampon dans le nord de la Syrie aux dépens des Kurdes, tout en confirmant le rôle de la Russie en tant que principal arbitre de la région. Reste à savoir si cet arrangement permettra de surmonter les antagonismes de longue date entre la Turquie et la Syrie d’Assad. La guerre de chacun contre tous, élément central des conflits impérialistes depuis la disparition du système de blocs, n’est nulle part plus clairement illustrée qu’en Syrie.

Pour l’instant, la Turquie d’Erdogan peut également se féliciter de ses progrès militaires rapides dans le nord de la Syrie et du nettoyage des "nids de terroristes" kurdes. L’intervention turque s’est également présentée comme une aubaine pour Erdogan au niveau national : suite aux graves revers pour son parti, l’AKP, lors des élections de l’année dernière, la vague d’hystérie nationaliste provoquée par cette aventure militaire a divisé l’opposition, qui est composée de "démocrates" turcs et du Parti démocratique des peuples (HDP) kurde.

Erdogan peut, pour l’instant vendre une nouvelle fois le rêve d’un nouvel Empire ottoman, la Turquie ayant redoré son lustre d’antan d’acteur dans l’arène impérialiste mondiale alors qu’elle était "l’homme malade de l’Europe" au début du XXe siècle. Mais s’engager dans ce qui est déjà une situation profondément chaotique pourrait facilement devenir un piège dangereux pour les Turcs à plus long terme. Surtout, cette nouvelle escalade du conflit syrien augmentera considérablement son coût humain déjà gigantesque. Plus de 100 000 civils ont déjà été déplacés, ce qui aggrave considérablement le cauchemar des réfugiés à l’intérieur de la Syrie, tandis que l’objectif secondaire de l’invasion est de renvoyer dans le nord du pays les trois millions de réfugiés syriens qui vivent actuellement dans des conditions désastreuses dans les camps turcs, principalement au détriment de la population locale kurde.

Le cynisme de la classe dirigeante se révèle non seulement dans les massacres de masse que ses avions, son artillerie et ses bombes terroristes font pleuvoir sur la population civile de Syrie, d’Irak, d’Afghanistan ou de Gaza, mais aussi par la manière dont elle utilise ceux qui sont contraints de fuir les zones de massacre. L’Union européenne, ce soi-disant modèle de vertu démocratique, compte depuis longtemps sur Erdogan pour servir de garde-chiourme aux réfugiés syriens sous sa "protection", les empêchant ainsi de s’ajouter aux vagues d’immigrants qui se dirigent vers l’Europe. Aujourd’hui, Erdogan envisage une solution à ce problème avec le nettoyage ethnique du nord de la Syrie et peut menacer (si l’Union européenne critique ses actions) de lâcher une nouvelle vague de réfugiés vers l’Europe.

Les êtres humains ne sont utiles au capital que s’ils peuvent être exploités ou utilisés comme chair à canon. La barbarie ouverte de la guerre en Syrie n’est qu’un avant-goût de ce que le capitalisme réserve à l’humanité entière s’il perdure. Mais les principales victimes de ce système, tous ceux qu’il exploite et opprime, ne sont pas des objets passifs. Au cours de l’année écoulée, nous avons entrevu la possibilité de réactions massives contre la pauvreté et la corruption de la classe dirigeante dans les révoltes sociales en Jordanie, en Iran, en Irak et plus récemment au Liban. Ces mouvements ont tendance à être très confus, infectés par le poison du nationalisme et nécessitent une nette affirmation de la classe ouvrière agissant sur son propre terrain de classe. C’est une responsabilité vitale non seulement pour les travailleurs du Moyen-Orient, mais pour les travailleurs du monde entier, et surtout pour les travailleurs des pays centraux du capitalisme où la tradition politique autonome du prolétariat est née et a ses racines les plus profondes.

Amos, 23 octobre 2019


[1] Il est bien sûr possible que Trump soit tout à fait à l'aise avec l'idée que les forces de l'État islamique retrouvent une certaine présence en Syrie, maintenant que ce sont les Russes et les Turcs qui seront forcés de traiter avec eux. De même, il semblait très heureux que les Européens soient confrontés au problème du retour des anciens combattants de l'EI dans leurs pays d'origine européens. Mais de telles idées ne resteront pas sans opposition au sein de la classe dirigeante américaine.

[2] Pour une analyse plus approfondie de l'histoire du nationalisme kurde voir l'article "Le nationalisme kurde : un autre pion dans les conflits impérialistes [8]", sur notre site Web.

Géographique: 

  • Syrie [9]

Rubrique: 

Conflits impérialistes

Cent ans après la fondation de l’Internationale Communiste, quelles leçons pour les combats du futur ? (2e partie)

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Dans la première partie de cet article, nous avons rappelé les circonstances dans lesquelles a été fondée la Troisième Internationale (Internationale communiste). L'existence du parti mondial dépend avant toute chose de l’extension de la révolution à l’échelle mondiale, et sa capacité à assumer ses responsabilités dans la classe dépend de la manière dont s'effectue le regroupement des forces révolutionnaires dont il est issu. Or, comme nous l'avons mis en évidence, la méthode adoptée lors de la fondation de l'Internationale communiste (IC), privilégiant le plus grand nombre plutôt que la clarté des positions et des principes politiques, n’avait pas armé le nouveau parti mondial. Pire, elle le rendait vulnérable face à l’opportunisme rampant au sein du mouvement révolutionnaire. Cette deuxième partie vise à mettre en lumière le combat politique que les fractions de gauche vont alors engager contre la ligne de l’IC, consistant alors à s'accrocher aux vieilles tactiques rendues caduques par l’ouverture de la phase de décadence du capitalisme.

Cette nouvelle phase de la vie du capitalisme nécessitait de redéfinir certaines positions programmatiques et organisationnelles afin de permettre au parti mondial d’orienter le prolétariat sur son propre terrain de classe.

1918-1919 : la praxis révolutionnaire remet en cause les vieilles tactiques

Comme nous l’avons rapporté dans la première partie de cet article, le 1er congrès de l’Internationale Communiste avait mis en évidence que la destruction de la société bourgeoise était pleinement à l’ordre du jour de l’histoire. En effet, la période 1918-1919 voit une poussée de tout le prolétariat mondial[1], en Europe d’abord :

  • Mars 1919 : proclamation de la République des Conseils en Hongrie ;
  • Avril-mai 1919 : épisode la République des Conseils en Bavière ;
  • Mai / juin 1919 : réactions ouvrières en Suisse et en Autriche.

La vague révolutionnaire s’étend ensuite sur le continent américain :

  • Janvier 1919 : "semaine sanglante" à Buenos Aires en Argentine, où les ouvriers sont sauvagement réprimés ;
  • Février 1919 : grève dans les chantiers navals à Seattle, aux Etats-Unis, qui s'étend par la suite à toute la ville en quelques jours. Les ouvriers parviennent à prendre le contrôle du ravitaillement et de la défense contre les troupes envoyées par le gouvernement ;
  • Mai 1919 : grève générale à Winnipeg, au Canada.

Mais également Afrique et en Asie :

  • En Afrique du Sud, en mars 1919, la grève des tramways s'étend à tout Johannesburg, avec assemblées et meetings de solidarité avec la Révolution russe ;
  • Au Japon, en 1918, se déroulèrent les fameux "meetings du riz" contre l'expédition de riz aux troupes japonaises envoyées contre la révolution en Russie.

Dans ces conditions, bien qu’ils surestiment la réalité du rapport de force, les révolutionnaires de l’époque avaient de véritables raisons de dire que "la victoire de la révolution prolétarienne est assurée dans le monde entier. La fondation de la république internationale des Conseils est en marche".[2]

L’extension de la vague révolutionnaire en Europe et ailleurs, confirmait les thèses du Premier Congrès : 

  • "1) La période actuelle est celle de la décomposition et de l’effondrement de tout le système capitaliste mondial, et ce sera celle de l’effondrement de la civilisation européenne en général, si le capitalisme, avec ses contradictions insurmontables, n’est pas battu.
  • 2) La tâche du prolétariat consiste maintenant à s’emparer du pouvoir d’Etat. La prise du pouvoir d’Etat signifie la destruction de l’appareil d’Etat de la bourgeoisie et l’organisation d’un nouvel appareil du pouvoir prolétarien".

La nouvelle période qui s’ouvrait, celle des "guerres et des révolutions", confrontait le prolétariat mondial et son parti mondial à de nouveaux problèmes. L’entrée du capitalisme dans sa phase de décadence posait directement la nécessité de la révolution et modifiait la forme que devait prendre la lutte de classes.

La formation des courants de gauche au sein de l’IC

La vague révolutionnaire avait consacré la forme enfin trouvé de la dictature du prolétariat : les conseils ouvriers. Mais elle avait également montré que les formes et les méthodes de luttes héritées du XIXe siècle, comme les syndicats ou la tribune parlementaire, étaient désormais révolues.

  • "Dans la nouvelle période, c’est la praxis même des ouvriers qui remettait en cause les vieilles tactiques parlementaire et syndicale. Le parlement, le prolétariat russe l’avait dissout après la prise du pouvoir, et en Allemagne une masse significative d’ouvriers s’était prononcée en décembre 1918 pour le boycottage des élections. En Russie comme en Allemagne, la forme conseils était apparue comme la seule forme de lutte révolutionnaire en lieu et place de la structure syndicale. Mais la lutte en Allemagne avait révélé l’antagonisme entre prolétariat et syndicats."[3]

Le rejet du parlementarisme

Les courants de gauche dans l’Internationale vont se structurer sur une base politique claire : l’entrée du capitalisme dans sa phase de décadence imposait une seule et unique voie : la révolution prolétarienne et la destruction de l’Etat bourgeois en vue d’abolir les classes sociales et d’ériger la société communiste. Dès lors, la lutte pour des réformes et la propagande révolutionnaire dans les parlements bourgeois n’avait plus de sens. Dans plusieurs pays, pour les courants de gauche, le rejet des élections devient la ligne des véritables organisations communistes :

  • En mars 1918, le parti communiste polonais boycotte les élections.
  • Le 22 décembre 1918 est publié l’organe de la Fraction Communiste Abstentionniste du Parti Socialiste Italien (PSI), Il Soviet à Naples sous la direction d’Amedeo Bordiga.  La fraction se fixait comme "but d’éliminer les réformistes du parti afin de lui assurer une attitude plus révolutionnaire". Selon elle, "tout contact devait être rompu avec le système démocratique", un véritable parti communiste n’étant possible que si l’on renonçait "à l’action électorale et parlementaire". [4]
  • En septembre 1919, la Workers’ Socialist Federation en Grande-Bretagne se prononce contre le parlementarisme "révolutionnaire".
  • Il en va de même en Belgique pour "De Internationale" en Flandres et le Groupe Communiste de Bruxelles. L’antiparlementarisme était également défendu par une minorité du parti communiste bulgare, par une partie du groupe des communistes hongrois exilés à Vienne, par la fédération de la jeunesse social-démocrate en Suède ainsi que par une minorité du Partido Socialista Internacional d’Argentine (futur Parti Communiste d’Argentine).
  • Les Hollandais eux, restaient divisés sur la question parlementaire. Une majorité de Tribunistes restait en faveur des élections, alors que la minorité était indécise à l’image de Gorter. Alors que Pannekoek défendait une position antiparlementaire.
  • Le KAPD s’opposera également à la participation aux élections.

Pour toutes ces organisations, le rejet du parlementarisme était désormais une question de principe. Il s’agissait en fait de mettre en pratique les analyses et les conclusions adoptées lors du premier congrès. Or, la majorité de l’IC ne l’entendait pas ainsi, à commencer par les bolcheviks. S’il n’y avait aucune ambiguïté sur le caractère réactionnaire des syndicats et de la démocratie bourgeoise, il ne fallait pas pour autant laisser tomber la lutte en leur sein. La circulaire du Comité exécutif de l’IC du 1er septembre 1919, entérinait ce pas en arrière en revenant à l’ancienne conception social-démocrate faisant du parlement un lieu de la conquête révolutionnaire : "(... les militants) vont au parlement pour s’emparer de cette machine et pour aider les masses, derrière les murs du Parlement, à le faire sauter."[5]

La question syndicale cristallise les débats

Les premiers épisodes de la vague révolutionnaire cités plus hauts avaient clairement montré que les syndicats étaient des organes de luttes dépassés, pire, ils étaient désormais contre la classe ouvrière[6]. Mais plus que partout ailleurs, c’est en Allemagne que ce problème fut posé de la façon la plus cruciale et que les révolutionnaires parvinrent à une compréhension la plus nette de la nécessité de rompre avec les syndicats et le syndicalisme. Pour Rosa Luxemburg, les syndicats n’étaient plus des "organisations ouvrières, mais les protecteurs les plus solides de l’Etat et de la société bourgeoise. Par conséquent, il va de soi que la lutte pour la socialisation ne peut pas être menée en avant sans entraîner celle pour la liquidation des syndicats."[7]

La direction de l’IC n’était pas aussi clairvoyante. Si elle dénonçait les syndicats dominés par la social-démocratie elle n’en conservait pas moins l’illusion de pouvoir les réorienter sur une voie prolétarienne : Les syndicats reprendront-ils à nouveau la vieille voie éculée, réformiste, c’est à dire effectivement bourgeoise ? [...] Nous sommes fermement convaincus que cela ne se produira pas. Un courant d’air frais a pénétré dans les bâtiments étouffants des vieux syndicats. La décantation a déjà commencé dans les syndicats. [...]La nouvelle époque produira une nouvelle génération de dirigeants prolétariens dans les syndicats renouvelés."[8]

C’est pour cette raison qu’à ses débuts l’IC acceptait dans ses rangs des syndicats nationaux et régionaux de métiers ou d’industrie. On pouvait notamment y retrouver des éléments syndicalistes- révolutionnaires comme les IWW. Or, si ces derniers rejetaient aussi bien le parlementarisme que l’activité dans les anciens syndicats, ils n’en restaient pas moins hostiles à l’activité politique et donc à la nécessité d’un parti politique du prolétariat. Ce qui ne pouvait que renforcer les confusions au sein même de l’IC, sur la question organisationnelle puisqu’elle comprenait en son sein des groupes qui étaient déjà "anti-organisation".

Le groupe le plus lucide sur la question syndicale restait sans ambiguïté la majorité de gauche du KPD qui allait se faire exclure du parti par la centrale dirigée par Levi et Brandler. Celle-ci n’était pas seulement contre les "syndicats réactionnaires" aux mains des sociaux-démocrates mais hostiles à toute forme de syndicalisme comme le syndicalisme révolutionnaire antipolitique et l’anarcho-syndicalisme. Cette majorité allait fonder le KAPD en avril 1920 dont le programme affirmait clairement qu’ "à côté du parlementarisme bourgeois les syndicats forment le principal rempart contre le développement ultérieur de la révolution prolétarienne en Allemagne. Leur attitude pendant la guerre est connue. [...] Ils ont conservé leur tendance contre-révolutionnaire jusqu’à aujourd’hui, pendant toute la période de la révolution allemande." Face à la position centriste de Lénine et de la direction de l’IC, le KAPD rétorquait que "la révolutionnarisation des syndicats n’est pas une question de personne : le caractère contre-révolutionnaire de ces organisations se trouve dans leur structure et dans leur système spécifique eux-mêmes. Ceci entraîne la sentence de mort pour les syndicats ; seule la destruction même des syndicats peut libérer le chemin de la révolution sociale."[9]

Certes, ces deux importantes questions ne pouvaient pas être tranchées du jour au lendemain. Mais les résistances qui s’exprimaient au sujet du rejet du parlementarisme et du syndicalisme démontraient les difficultés de l’IC à tirer toutes les implications de la décadence du capitalisme dans le programme communiste. L’exclusion de la majorité du KPD, puis le rapprochement entre le KPD expurgé et les Indépendants (USPD) – ces derniers contrôlant l’opposition dans les syndicats officiels - constituaient un signe supplémentaire de la montée de l’opportunisme programmatique et organisationnel au sein du parti mondial.

Le IIe congrès commence à faire machine arrière

Au début de l’année 1920, l’IC préconise la formation de partis de masses. Soit par la fusion des groupes communistes avec les courants centristes, comme c’est le cas en Allemagne entre le KPD et l’USPD. Soit par l’entrisme des groupes communistes dans des partis de la IIe Internationale, comme par exemple en Angleterre où l’IC préconise l’entrée du parti communiste dans le Labour Party. Cette nouvelle orientation tourne totalement le dos aux travaux du premier congrès qui avait acté la faillite de la social-démocratie. Cette décision opportuniste est justifiée par la conviction que la victoire de la révolution passe inexorablement par le plus grand nombre d’ouvriers organisés. Cette position était combattue par le bureau d’Amsterdam composé par la gauche de l’IC[10]. 

Le deuxième congrès de l’IC qui se déroula du 17 juillet au 7 août 1920 laissait présager une rude bataille entre la majorité conduite par les bolcheviks d'une part et, d'autre part, les courants de gauche sur les questions de tactique mais aussi sur les principes organisationnels. Le congrès se déroula en pleine "guerre révolutionnaire"[11] où l’Armée rouge marchait sur la Pologne et laissait croire à la jonction avec la révolution en Allemagne. Tout en demeurant conscient du danger de l’opportunisme, puisqu’il reconnaissait que le parti restait menacé par "l’envahissement de groupes indécis et hésitants qui n’ont pas encore su rompre avec l’idéologie de la IIe Internationale"[12],   ce deuxième congrès commençait à faire des concessions par rapport aux analyses du premier congrès puisqu’il acceptait l’intégration partielle de certains partis sociaux-démocrates encore fortement marqués par les conceptions de la IIe Internationale[13].

Pour se prémunir d’un tel danger, avaient été rédigées les 21 conditions d’admission à l’IC contre les éléments droitiers et centristes. Lors de la discussion sur les 21 conditions, Bordiga, qui reprenait la position qui avait été celle des bolcheviks lors du deuxième congrès du POSDR en 1903, se distingua par sa détermination à défendre le programme communiste et mit en garde l’ensemble du parti face à toute concession dans les modalités d’adhésions : "La réalisation révolutionnaire de Russie nous ramenait ainsi sur le terrain du marxisme, et le mouvement révolutionnaire qui avait été sauvé des ruines de la IIe Internationale s'orientait sur ce programme. Et le travail qui commençait donnait lieu à la constitution officielle d'un nouvel organisme mondial. Je pense que dans la situation actuelle - qui n'a rien de fortuit, mais qui est déterminée par la marche de l'histoire, nous courons le danger de voir s'introduire parmi nous des éléments, tant de la première que de la seconde catégorie, que nous avions éloignés[14]. Ce serait donc un grand danger pour nous, si nous commettions la faute d'accepter ces gens dans nos rangs. (...) Les éléments de droite acceptent nos thèses, mais d'une façon insuffisante. Ils les acceptent avec des réticences ; nous autres, communistes, nous devons exiger que cette acceptation soit entière et sans restriction, tant dans le domaine de la théorie que dans celui de l'action. (...) Je pense, camarades, qu'il faut que l'Internationale Communiste soit intransigeante et qu'elle maintienne fermement son caractère politique révolutionnaire. Contre les sociaux-démocrates il faut dresser des barrières infranchissables. (...) Le programme est une chose commune à tous, ce n'est pas une chose qui est établie par la majorité des militants du parti. C'est cela qui doit être imposé aux partis qui veulent être admis dans la IIIe Internationale. Enfin, c'est seulement aujourd'hui qu'on vient d'établir qu'il y a une différence entre le désir d'entrer dans la IIIe Internationale et le fait d'y être accepté. (...)  Je pense qu'il faut, après ce Congrès, donner au Comité Exécutif le temps de faire exécuter toutes les obligations imposées par la IIIe Internationale. Après cette période d'organisation, pour ainsi dire, la porte devrait être close, il n'y devrait être autre voie d'admission que l'adhésion personnelle au Parti communiste du pays. Il faut combattre l'opportunisme partout. Mais cette tâche sera rendue très difficile si, au moment où l'on prend des mesures pour épurer la IIIe Internationale, on ouvre les portes pour faire rentrer ceux qui sont restés dehors. (...) Au nom de la gauche du Parti Socialiste Italien, je déclare que nous nous engageons à combattre et à chasser les opportunistes en Italie, mais nous ne voudrions pas que s'ils sortent de chez nous, ils rentrent dans la III° Internationale par un autre chemin. Nous vous disons : ayant ici travaillé ensemble, nous devons rentrer dans nos pays et former un front international unique contre les socialistes traîtres, contre les saboteurs de la Révolution Communiste."[15]

Certes, les 21 conditions servaient d’épouvantails contre les éléments opportunistes susceptibles de frapper à la porte du parti. Mais, même si Lénine pouvait affirmer que le courant de gauche était "mille fois moins dangereux et moins grave que l’erreur représentée par le doctrinarisme de droite...", les multiples pas en arrière sur la question de tactique fragilisaient fortement l’Internationale, tout particulièrement face à la période à venir caractérisée par le repli et l’isolement, contrairement à ce que pensait la direction de l’IC. Inexorablement, ces gardes fous ne permettront pas à l’IC de résister à la pression de l’opportunisme. En 1921 le troisième congrès succombait définitivement au mirage du nombre en adoptant les Thèses sur la tactique de Lénine [10], qui préconisaient le travail au parlement et dans les syndicats ainsi que la constitution de partis de masses. Par ce virage à 180°, le parti jetait par la fenêtre le programme du KPD de 1918, une des deux bases de fondation de l’IC.

L’IC, malade du gauchisme[16] ou de l’opportunisme ?

C’est en opposition à la politique opportuniste du KPD que naquit le KAPD en avril 1920. Bien que son programme s’inspirait davantage des thèses de la gauche en Hollande plutôt que de celles de l’IC, il demanda d’emblée à être rattaché immédiatement à la IIIe Internationale.

Lorsque Jan Appel et Franz Jung[17] arrivèrent à Moscou, Lénine leur remit le manuscrit de ce qui deviendra La maladie infantile du communisme : le gauchisme qu’il avait rédigé en vue du deuxième congrès pour exposer ce qui a ses yeux prouvait les "inconséquences" des courants de gauche.

La délégation hollandaise avait eu l’occasion de prendre connaissance de la brochure de Lénine au cours du IIe congrès de l’IC. Herman Gorter fut chargé de rédiger la Réponse à Lénine sur "la maladie infantile du communisme" qui parut en juillet 1920. Gorter s’appuyait beaucoup sur le texte rédigé par Pannekoek quelques mois plus tôt intitulé Révolution mondiale et tactique communiste. Il ne s’agit pas ici de revenir en détails sur cette polémique.[18] Cependant, il faut faire remarquer que les différents éléments soulevés font parfaitement écho à la question de fond : l’entrée dans l’ère des guerres et des révolutions imposait-elle de nouveaux principes dans le mouvement révolutionnaire ? Ou les "compromis" étaient-ils encore possibles ?

Pour Lénine, le "doctrinarisme" des gauches constituait une "maladie de croissance". Ces "jeunes communistes" encore "inexpérimentés" cédaient à l’impatience et se laissaient aller à des "enfantillages d’intellectuels" au lieu de défendre "la tactique sérieuse d’une classe révolutionnaire" en fonction de la "particularité de chaque pays", tout en prenant en compte le mouvement général de la classe ouvrière.

Pour Lénine, rejeter le travail dans les syndicats et dans les parlements, s’opposer à des alliances entre les partis communistes et les partis sociaux-démocrates relevaient d’une pure absurdité.  Selon lui, l’adhésion des masses au communisme ne dépendait pas seulement de la propagande révolutionnaire. Il considérait que ces mêmes masses devaient faire "leur propre expérience politique". Pour cela, il était indispensable d’en enrôler le plus grand nombre dans les organisations révolutionnaires, quel que soit leur niveau de clarté politique. Les conditions objectives étaient mûres, la voie de la révolution était toute tracée...

Seulement voilà, comme le fit remarquer Gorter dans sa réponse, la victoire de la révolution mondiale dépendait surtout des conditions subjectives, autrement dit de la capacité de la classe ouvrière mondiale à étendre et approfondir sa conscience de classe. La faiblesse de cette conscience de classe générale s’illustrait par la quasi-absence de véritables avant-gardes du prolétariat en Europe occidentale comme le signalait Gorter. Par conséquent, l’erreur des bolcheviks dans l’IC fut "de vouloir rattraper ce retard en cherchant des raccourcis tactiques qui se sont exprimés par le fait de sacrifier la clarté et le processus de développement organique au forcing de la croissance numérique à tout prix." [19]

Cette tactique, reposant sur la quête du succès instantané, était animée par le constat que la révolution ne se développait pas assez vite, que la classe mettait trop de temps à étendre sa lutte et que, face à cette lenteur, il fallait faire des "concessions" en acceptant un travail dans les syndicats et dans les parlements.

Alors que l’IC voyait en quelque sorte la révolution comme un phénomène inéluctable, les courants de gauche considéraient que "la révolution en Europe de l’Ouest [serait] un processus de longue durée" (Pannekoek) qui serait parsemé de reculs et de défaites pour reprendre les termes de Rosa Luxemburg. L’histoire a confirmé les positions développées par les courants de gauche au sein de l’IC. Le "gauchisme" n’était donc pas une maladie de jeunesse du mouvement communiste mais au contraire une saine réaction à l’infection opportuniste qui gagnait les rangs du parti mondial.

Conclusion 

Quelles leçons peut-on donc tirer de la création de l’Internationale Communiste ? Si le premier congrès avait montré la capacité du mouvement révolutionnaire à rompre avec la 2ème Internationale, les congrès suivants marquaient un véritable recul. En effet, alors que le congrès de fondation avait reconnu le passage de la social-démocratie dans le camp de la bourgeoisie, le troisième congrès la réhabilitait ou faisait oublier son rôle anti-ouvrier en prônant une tactique d’alliance avec celle-ci dans le "Front unique". Ce changement de cap confirmait que l’IC était incapable de répondre aux nouvelles questions posées par la période de décadence. Les années qui suivent sa fondation, sont marquées par le recul et la défaite de la vague révolutionnaire internationale et donc par l’isolement croissant du prolétariat en Russie. Cet isolement est la raison déterminante de la dégénérescence de la révolution. Dans ces conditions, mal armée, l’IC était incapable de résister au développement de l’opportunisme. Elle aussi devait se vider de son contenu révolutionnaire et devenir un organe de la contre-révolution œuvrant pour les seuls intérêts de l’État soviétique.

C’est au sein même de l’IC que sont apparues les fractions de gauche afin de lutter contre sa dégénérescence. Exclues l’une après l’autre au cours des années 20, elles ont poursuivi le combat politique afin d’assumer la continuité entre l’IC dégénérescente et le "parti de demain" en tirant les leçons de l’échec de la vague révolutionnaire. Les positions défendues et élaborées par ces groupes répondaient aux problèmes soulevés dans l’IC par la période de décadence. Outre les questions programmatiques, les gauches s’accordaient sur le fait que le parti doit "rester un noyau aussi résistant que l’acier, aussi pur que le cristal" [Gorter]. Cela implique une sélection rigoureuse des militants au lieu de regrouper d’énormes masses au détriment de l’édulcoration des principes. C’est justement cela que les bolcheviks avaient laissé tomber en 1919 lors de la création de l’Internationale Communiste. Ces transigeances sur la méthode de la construction de l’organisation constitueront également un facteur actif de la dégénérescence de l’IC. Comme le soulignait Internationalisme en 1946 : "On peut aujourd'hui affirmer que de même que l'absence des partis communistes lors de la première vague de la révolution de 1918-20 fut une des causes de son échec, de même la méthode de formation des Partis de 1920-21 fut une des causes principales de la dégénérescence des PC et de l'IC."[20] En privilégiant la quantité au détriment de la qualité, les bolcheviques remettaient en partie en cause le combat qu’ils avaient mené en 1903 lors du deuxième congrès du POSDR. Pour les gauches qui se battaient pour la clarté programmatique et organisationnelle comme préalable à l’adhésion à l’IC, le "petit nombre" n’était pas une vertu éternelle mais une étape indispensable : "Si...nous avons le devoir de nous renfermer pour un temps encore dans le petit nombre, ce n’est pas parce que nous éprouvons pour cette situation une prédilection particulière, mais parce que nous devons en passer par là pour devenir forts" [Gorter].

Hélas, l’IC avait vu le jour dans la précipitation et le feu des combats révolutionnaires. Dans ces conditions, il lui était impossible de clarifier du jour au lendemain l’ensemble des questions auxquelles elle devait se confronter. Le parti de demain ne devra pas tomber dans les mêmes travers. Il devra être fondé avant que la vague révolutionnaire ne déferle, en s’appuyant sur de solides bases programmatiques mais également sur des principes de fonctionnement réfléchis et clarifiés auparavant. Ce qui ne fut pas le cas de l’IC en son temps.

Narek, le 8 juillet 2019.

 

[1] Lire notre article Enseignements de 1917-23 : La première vague révolutionnaire du prolétariat mondial [11], Revue internationale n° 80, 1995

[2] Lénine, discours de clôture du 1er congrès de l’Internationale Communiste.

[3] La gauche hollandaise. Contribution à une histoire du mouvement révolutionnaire, CCI.

[4] La Gauche Communiste d’Italie. Contribution à une histoire du mouvement révolutionnaire, CCI, p.19.

[5] Op. Cit., La gauche hollandaise, p105.

[6] Voir "Leçons de la vague révolutionnaire 1917-1923", Revue Internationale n°80.

[7] Cité par Prudhommeaux, Spartacus et la Commune de Berlin, 1918-1919, Spartacus, p. 55.

[8] "Adresse aux syndicats de tous les pays", Du 1er au 2ème Congrès de l'IC, Ed.  EDI.

[9] "Programme du KAPD", in Ni parlement ni syndicats : les Conseils ouvriers ! Le communisme de gauche dans la Révolution allemande (1918-1922), Les nuits rouges, 2003.

[10] À l’automne 1919, l’IC mit en place un secrétariat provisoire siégeant en Allemagne composé de la droite du KPD. Et un bureau provisoire en Hollande qui regroupait les communistes de gauche hostiles au virage à droite du KPD.

[11] Cette "guerre révolutionnaire" avait constitué un choix politique catastrophique puisque la bourgeoisie polonaise avait pu l’utiliser pour dresser une partie de la classe ouvrière polonaise contre la République des soviets

[12]  Préambule aux conditions d’admission des Partis dans l’Internationale Communiste.

[13] Voilà ce que stipulait le point 14 des "Tâches principales de l’Internationale Communiste" : "Le degré de préparation du prolétariat des pays les plus importants, au point de vue de l'économie et de la politique mondiales, à la réalisation de la dictature ouvrière se caractérise avec le plus d'objectivité et d'exactitude, par le fait que les partis les plus influents de la IIe Internationale, tels que le Parti Socialiste Français, le Parti Social-Démocrate Indépendant Allemand, le Parti Ouvrier Indépendant Anglais, le Parti Socialiste Américain sont sortis de cette Internationale Jaune et ont décidé, sous condition, d'adhérer à la IIIe Internationale. [...] L'essentiel maintenant est de savoir achever ce passage et solidement affermir par l'organisation ce qui a été obtenu, afin qu'il soit possible d'aller de l'avant sur toute la ligne sans la moindre hésitation."

[14] Respectivement les social-patriotes et les sociaux-démocrates, "ces socialistes de la IIe Internationale qui voyaient la possibilité de l'émancipation du prolétariat, sans une lutte de classes poussée jusqu'au recours aux armes, sans la nécessité de réaliser la dictature du prolétariat après la victoire, dans la période insurrectionnelle". (Voir note 15)

[15] A. Bordiga, Discours au IIe congrès de l’IC sur les conditions d’admission [12].

[16] Ce terme correspond ici au courant communisme de gauche qui est apparu au sein même de l’IC en opposition au centrisme et à l’opportunisme qui gagnait peu à peu le parti. Il n’a rien à voir avec le terme actuel qui correspond aux organisations appartenant à la gauche du capital.

[17] Ce sont les deux délégués mandatés par le KAPD au IIe congrès de l’IC pour exposer le programme du parti.

[18] Pour plus de précisions, voir : Op. Cit., La gauche hollandaise, chapitre IV : "La gauche hollandaise dans la 3e Internationale".

[19] Op. Cit., La gauche hollandaise, p 119.

[20] Internationalisme n° 7, À propos du Premier Congrès du Parti communiste internationaliste d’Italie [13] Republié dans la Revue internationale n° 162.

Conscience et organisation: 

  • Troisième Internationale [14]

Approfondir: 

  • Vague révolutionnaire mondiale 1917-23 [15]

Heritage de la Gauche Communiste: 

  • La lutte Proletarienne [16]

Rubrique: 

Centenaire de l’Internationale Communiste

Il y a cinquante ans, Mai 68 - La difficile évolution du milieu politique prolétarien (I)

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Introduction

Le 100e anniversaire de la fondation de l'Internationale Communiste nous rappelle que la révolution d'Octobre en Russie avait placé la révolution prolétarienne mondiale à l'ordre du jour immédiat. La révolution allemande, en particulier, était déjà en marche et était cruciale à la fois pour la survie du pouvoir des soviets en Russie et pour l'extension de la révolution aux principaux centres du capitalisme. A ce moment-là, tous les différents groupes et tendances qui étaient restés fidèles au marxisme révolutionnaire étaient convaincus que la formation et l'action du parti de classe étaient indispensables à la victoire de la révolution. Mais avec le recul, on peut dire que la formation tardive de l'IC -près de deux ans après la prise du pouvoir en Russie et plusieurs mois après le début de la révolution en Allemagne- ainsi que ses ambiguïtés et ses erreurs sur des questions programmatiques et organisationnelles essentielles, ont également été un élément de la défaite de la vague révolutionnaire internationale.

Nous devons garder cela à l'esprit lorsque nous repensons à un autre anniversaire : Mai 68 en France et la vague de mouvements de classe qui s'ensuit. Dans les deux articles précédents de cette série, nous nous sommes penchés sur la signification historique de ces mouvements, expressions du réveil de la lutte de classe après des décennies de contre-révolution : la contre-révolution provoquée par l'anéantissement des espoirs révolutionnaires de 1917-23. Nous avons essayé de comprendre à la fois les origines des événements de mai 68 et le cours de la lutte des classes au cours des cinq décennies à venir, en nous concentrant en particulier sur les difficultés que rencontre la classe pour se réapproprier la perspective de la révolution communiste.

Dans cet article, nous voulons nous pencher spécifiquement sur l'évolution du milieu politique prolétarien depuis 1968, et comprendre pourquoi, malgré des avancées considérables au niveau théorique et programmatique depuis la première vague révolutionnaire, et malgré le fait que les groupes prolétariens les plus avancés aient compris qu'il est nécessaire de prendre les mesures essentielles pour la formation d'un nouveau parti mondial avant les confrontations décisives avec le système capitaliste, cet horizon semble encore très lointain et parfois disparaître complètement de la scène.

1968-80 : Le développement d'un nouveau milieu révolutionnaire rencontre les problèmes du sectarisme et de l'opportunisme

Le renouveau global de la lutte de classe à la fin des années 1960 a entraîné un renouveau global du mouvement politique prolétarien, l'éclosion de nouveaux groupes cherchant à réapprendre ce qui avait été détruit par la contre-révolution stalinienne, ainsi qu'une certaine réanimation des rares organisations qui avaient survécu à cette période noire.

On peut se faire une idée des composantes de ce milieu en regardant la liste très diversifiée des groupes contactés par les camarades d’Internationalism aux Etats-Unis dans le but de mettre en place un Réseau de Correspondance International[1] :

  • USA : Internationalism et Philadelphia Solidarity
  • Grande-Bretagne : Workers Voice, Solidarity
  • France : Révolution Internationale, Groupe de Liaison Pour l'Action des Travailleurs, Le Mouvement Communiste
  • Espagne : Fomento Obrero Revolucionario
  • Italie : Partito Comunista Internazionalista (Battaglia Comunista)
  • Allemagne : Gruppe Soziale Revolution ; Arbeiterpolitik ; Revolutionärer Kampf
  • Danemark : Proletarisk Socialistisk Arbejdsgruppe, Koministisk Program
  • Suède : Komunismen
  • Pays-Bas : Spartacus ; Daad en Gedachte
  • Belgique : Lutte de Classe, groupe "Bilan"
  • Venezuela : Internacionalismo.

Dans son introduction, Internationalism a ajouté qu'un certain nombre d'autres groupes les avaient contactés pour demander à y participer : World Revolution, qui s'était entre-temps séparé du groupe Solidarity au Royaume-Uni ; Pour le Pouvoir International des Conseils Ouvriers et Les Amis de 4 Millions de Jeunes Travailleurs (France) ; Internationell Arbearkamp (Suède); Rivoluzione Comunista et Iniziativa Comunista (Italie).

Tous ces courants n'étaient pas le produit direct des luttes ouvertes de la fin des années 60 et du début des années 70 : beaucoup les avaient précédés, comme dans le cas de Battaglia Comunista en Italie et du groupe Internacialismo au Venezuela. D'autres groupes qui s'étaient développés avant les luttes ont atteint leur apogée en 68 environ et ont ensuite décliné rapidement - l'exemple le plus évident étant les situationnistes. Néanmoins, l'émergence de ce nouveau milieu d'éléments à la recherche de positions communistes a été l'expression d'un processus profond de croissance "souterraine", d'une désaffection croissante pour la société capitaliste qui a affecté à la fois le prolétariat (et cela a aussi pris la forme de luttes ouvertes comme les mouvements de grève en Espagne et en France avant 68) et de larges couches de la petite bourgeoisie qui était elle-même déjà en voie d'être prolétarisée. En effet, la rébellion de ces dernières couches en particulier avait déjà pris une forme ouverte avant 68 - notamment la révolte dans les universités et les protestations étroitement liées contre la guerre et le racisme qui ont atteint les niveaux les plus spectaculaires aux Etats-Unis et en Allemagne, et bien sûr en France où la révolte des étudiants a joué un rôle évident dans le déclenchement du mouvement explicitement ouvrier en mai 68. La réémergence massive de la classe ouvrière après 68, cependant, a donné une réponse claire à ceux qui, comme Marcuse, avaient commencé à théoriser sur l'intégration de la classe ouvrière dans la société capitaliste et son remplacement comme avant-garde révolutionnaire par d'autres couches, comme les étudiants. Elle réaffirmait que les clés de l'avenir de l'humanité sont entre les mains de la classe exploitée comme elle l'avait fait en 1919, et convainc de nombreux jeunes révoltés et éléments en recherche, quelle que soit leur formation sociologique, que leur propre avenir politique réside dans la lutte ouvrière et dans le mouvement politique organisé de la classe ouvrière.

Le lien profond entre la résurgence de la lutte de classe et cette couche nouvellement politisée confirme l'analyse matérialiste développée dans les années 1930 par la Fraction italienne de la Gauche communiste : le parti de classe n'existe pas en dehors de la vie de la classe. C'est bien sûr un facteur vital et actif dans le développement de la conscience de classe, mais c'est aussi un produit de ce développement, et il ne peut exister dans les périodes où la classe a connu une défaite historique mondiale comme dans les années 20 et 30. Les camarades de la Gauche italienne avaient fait l'expérience de cette vérité dans leur chair et dans leur sang puisqu'ils avaient vécu une période qui avait vu la dégénérescence des partis communistes et leur récupération par la bourgeoisie, et la réduction des véritables forces communistes en petits groupes assiégés tels que le leur. Ils en tirent la conclusion que le parti ne pourra réapparaître que lorsque la classe dans son ensemble se sera remise de sa défaite à l'échelle internationale et posera à nouveau la question de la révolution : la tâche principale de la fraction est donc de défendre les principes du communisme, de tirer les leçons des défaites passées et d'agir comme un pont vers le nouveau parti qui sera formé lorsque le cours de la lutte de classe sera profondément modifié.  Et quand un certain nombre de camarades de la Gauche italienne oublièrent cette leçon essentielle et se précipitèrent en Italie pour former un nouveau parti en 1943 quand, malgré certaines expressions importantes de révolte prolétarienne contre la guerre, surtout en Italie, la contre-révolution régnait toujours en maître, les camarades de la Gauche Communiste de France prirent le flambeau abandonné par une Fraction italienne qui se dissout précipitamment dans le  Parti Communiste Internationaliste (PCInt).

Mais comme, à la fin des années 60 et au début des années 70, la classe se débarrassait enfin des chaînes de la contre-révolution, que de nouveaux groupes prolétariens apparaissaient dans le monde et qu'il y avait une dynamique de débat, de confrontation et de regroupement entre ces nouveaux courants, la perspective de la formation du parti - pas dans l'immédiat, bien sûr - se trouvait à nouveau posée sérieusement.

La dynamique vers l'unification des forces prolétariennes a pris diverses formes, depuis les premiers voyages de Marc Chirik et d'autres du groupe Internacialismo au Venezuela pour relancer la discussion avec les groupes de la Gauche italienne, les conférences organisées par le groupe français Information et Correspondance Ouvrières (ICO), ou le réseau international de correspondance lancé par Internationalism. Ce dernier s'est concrétisé par les réunions de Liverpool et de Londres de différents groupes au Royaume-Uni (Workers Voice, World Revolution, Revolutionary Perspectives, qui s'était également séparé de Solidarity et était le précurseur de l'actuelle Communist Workers Organisation), avec RI et le GLAT de France.

Ce processus de confrontation et de débat n'a pas toujours été sans heurts : l'existence de deux groupes de la Gauche communiste en Grande-Bretagne - une situation que beaucoup d'éléments à la recherche d'une politique de classe trouvent extrêmement déroutante - aujourd'hui peut être attribuée à l'immaturité et à l'échec du processus de regroupement après les conférences au Royaume-Uni. Certaines des divisions qui ont eu lieu à l'époque n'étaient guère justifiées car elles étaient provoquées par des différences secondaires - par exemple, le groupe qui a formé Pour une Intervention Communiste (PIC) en France s'est séparé de RI très précisément à propos du moment où produire un tract à propos du coup d'Etat miliaire au Chili. Néanmoins, un véritable processus de décantation et de regroupement avait lieu. Les camarades de RI en France sont intervenus énergiquement dans les conférences d’Information et Correspondance Ouvrières pour insister sur la nécessité d'une organisation politique basée sur une plate-forme claire par opposition aux notions ouvriériste, conseilliste et "anti-léniniste" qui étaient extrêmement influentes à l'époque, et cette activité accéléra leur unification avec des groupes à Marseille (Cahiers des Communistes de Conseils) et Clermont-Ferrand. Le groupe RI a également été très actif au niveau international et sa convergence croissante avec WR, Internationalism, Internacialismo et de nouveaux groupes en Italie et en Espagne a conduit à la création du CCI en 1975, montrant la possibilité de s'organiser à une échelle internationale de manière centralisée. Le CCI se considérait, comme la GCF dans les années 1940, comme l'expression d'un mouvement plus large et ne voyait pas sa formation comme le point final du processus plus général de regroupement. Le nom "Courant" exprime cette approche : nous n'étions pas une fraction d'une ancienne organisation, bien que nous poursuivions une grande partie du travail des anciennes fractions, et nous faisions partie d'un courant plus large allant vers le parti du futur.

Les perspectives pour le CCI semblaient très optimistes : l'unification réussie de trois groupes en Belgique a permis de tirer les leçons de l'échec récent du Royaume-Uni, et certaines sections du CCI (en particulier en France et au Royaume-Uni) se sont considérablement accrues numériquement. WR, par exemple, a quadruplé par rapport à son noyau d'origine et RI comptait à un moment donné suffisamment de membres rien qu'à Paris pour qu'il existe une section nord et une section sud dans cette ville. Bien sûr, nous parlons encore de très petits nombres, mais c'était néanmoins une expression significative d'un réel développement dans la conscience de classe. Entre-temps, le Parti Communiste International bordiguiste (Programma/Le Prolétaire) a créé des sections dans un certain nombre de nouveaux pays et est rapidement devenu la plus grande organisation de la Gauche communiste.

 Et la mise en place des conférences internationales de la Gauche communiste, initialement convoquées par Battaglia et soutenues avec enthousiasme par le CCI, a revêtu une importance particulière dans ce processus, bien que nous ayons critiqué la base initiale de l'appel pour les conférences (pour discuter du phénomène de "l'eurocommunisme", que Battaglia a appelé la "démocratisation sociale" des partis communistes).

Pendant environ trois ans, les conférences ont constitué un pôle de référence, un cadre de débat organisé qui a attiré vers elles des groupes d'horizons divers[2]. Les textes et les présentations des réunions ont été publiés dans une série de brochures ; les critères de participation aux conférences ont été plus clairement définis que dans l'invitation originale et les sujets débattus se sont davantage concentrés sur des questions cruciales telles que la crise capitaliste, le rôle des révolutionnaires, la question des luttes nationales, etc. Les débats ont également permis à des groupes partageant des perspectives communes de se rapprocher (comme dans le cas de CWO et de Battaglia, du CCI et de Fur Kommunismen en Suède). 

Malgré ces développements positifs, cependant, le mouvement révolutionnaire renaissant a souffert de nombreuses faiblesses héritées de la longue période de contre-révolution.

D'une part, un grand nombre de ceux qui auraient pu être gagnés à la politique révolutionnaire ont été absorbés par l'appareil du gauchisme, qui s'était aussi considérablement développé dans le sillage des mouvements de classe après 68. Les organisations maoïstes et surtout trotskystes étaient déjà formées et offraient une alternative d’apparence radicale aux partis staliniens "officiels " dont le rôle de briseur de grève dans les événements de 68 et par la suite avait été évident. Daniel Cohn-Bendit, "Danny le Rouge", le célèbre leader étudiant de 68, avait écrit un livre attaquant la fonction du Parti Communiste et proposant une "alternative de gauche" qui se référait avec approbation à la Gauche Communiste des années 1920 et aux groupes conseillistes comme ICO à ce moment[3]. Mais comme tant d'autres, Cohn-Bendit a perdu patience à l'idée de rester dans le petit monde des véritables révolutionnaires et est parti à la recherche de solutions plus immédiates qui lui offraient aussi la possibilité d'une carrière, et il est aujourd'hui membre des Verts allemands qui a servi son parti au sein de l'Etat bourgeois... Sa trajectoire –depuis des idées potentiellement révolutionnaires jusqu’à l'impasse du gauchisme- a été celle suivie par plusieurs milliers d'éléments.

Mais certains des plus grands problèmes rencontrés par le milieu émergent étaient "internes", même s'ils reflétaient finalement la pression de l'idéologie bourgeoise sur l'avant-garde prolétarienne.

Les groupes qui avaient maintenu une existence organisée pendant la période de contre-révolution -en grande partie les groupes de la Gauche italienne- étaient devenus plus ou moins sclérosés. Les bordiguistes, en particulier des différents Partis Communistes Internationaux[4] s'étaient protégés contre la pluie perpétuelle de nouvelles théories qui "transcendaient le marxisme" en faisant du marxisme lui-même un dogme, incapable de répondre aux nouveaux développements, comme en témoigne leur réaction aux mouvements de classe après 68 -essentiellement la même que celle que Marx avait déjà tournée en dérision dans sa lettre à Ruge en 1843: "Voici la vérité (le Parti), à genoux !" Indissociable de la notion bordiguiste d'"invariance" du marxisme, on trouvait un sectarisme extrême[5] qui rejetait toute notion de débat avec d'autres groupes prolétariens, une attitude concrétisée dans le refus catégorique de tout groupe bordiguiste de participer aux conférences internationales de la Gauche Communiste. Mais si l'appel de Battaglia n'était qu'une petite avancée pour sortir de l'attitude consistant à considérer son propre petit groupe comme le seul gardien de la politique révolutionnaire, il n’était pas exempt lui-même d’une attitude sectaire: son invitation excluait initialement les groupes bordiguistes et n'était pas envoyée au CCI dans son ensemble, mais à sa section en France, trahissant une idée tacite que le mouvement révolutionnaire est fait de "franchises" séparées dans différents pays (Battaglia détenant bien évidemment la franchise italienne).

De plus, le sectarisme ne se limitait pas aux héritiers de la Gauche italienne. Les discussions sur le regroupement au Royaume-Uni en ont été torpillées. En particulier, Workers Voice, craignant de perdre son identité de groupe local basé à Liverpool, a rompu les relations avec la tendance internationale autour de RI et WR autour de la question de l'Etat dans la période de transition, qui ne pouvait être une question ouverte que dans le cadre d'un accord entre révolutionnaires sur les positions de classe essentielles du débat. La même recherche d'une excuse pour interrompre les discussions a ensuite été adoptée par RP et la CWO (produit d'une fusion éphémère de RP et de WV) qui ont déclaré que le CCI était contre-révolutionnaire parce qu'il n'acceptait pas que le parti bolchevique et l'IC aient perdu toute vie prolétarienne depuis 1921 et pas même un moment après. Le CCI était mieux armé contre le sectarisme parce qu'il tirait ses origines de la Fraction italienne et de la GCF, qui s'étaient toujours considérés comme faisant partie d'un mouvement politique prolétarien plus large et non comme le seul dépositaire de la vérité. Mais la convocation des conférences avait aussi mis en évidence des éléments de sectarisme dans ses propres rangs ; certains camarades avaient d'abord répondu à l'appel en déclarant que les bordiguistes et même Battaglia n'étaient pas des groupes prolétariens en raison de leurs ambiguïtés sur la question nationale. Il est significatif que le débat ultérieur sur les groupes prolétariens qui a conduit à une grande clarification du CCI[6] a été lancé par un texte de Marc Chirik qui avait été "formé" dans la Gauche italienne et française pour comprendre que la conscience de classe prolétarienne n'est en aucun cas homogène, même parmi les minorités les plus avancées politiquement, et que l'on ne peut déterminer la nature de classe d'une organisation indépendamment de son histoire et de sa réponse à des événements historiques majeurs, tels que la guerre ou la révolution.

Avec les nouveaux groupes, ces attitudes sectaires étaient moins le produit d'un long processus de sclérose que d'immaturité et d'une rupture avec les traditions et les organisations du passé. Ces groupes étaient confrontés à la nécessité de se définir par rapport à l'atmosphère dominante de la gauche, de sorte qu'une sorte qu'une certaine rigidité de pensée apparaissait souvent comme un moyen de défense contre le danger d'être aspirés par les organisations beaucoup plus importantes de la gauche bourgeoise. Et pourtant, en même temps, le rejet du stalinisme et du trotskysme prenait souvent la forme d'une fuite vers des attitudes anarchistes et conseillistes -ce qui manifestait non seulement la tendance à rejeter toute l'expérience bolchévique mais aussi une suspicion généralisée envers toute discussion sur la formation d'un parti prolétarien. Plus concrètement, de telles approches ont favorisé les conceptions fédéralistes de l'organisation, l'équation des formes centralisées d'organisation avec la bureaucratie et même le stalinisme. Le fait que de nombreux adhérents des nouveaux groupes étaient issus d'un mouvement étudiant beaucoup plus marqué par la petite bourgeoisie que le milieu étudiant d'aujourd'hui a renforcé ces idées démocratistes et individualistes, plus clairement exprimées dans le slogan néo-situationniste "le militantisme : stade suprême de l'aliénation"[7].  Le résultat de tout cela est que le mouvement révolutionnaire a passé des décennies à lutter pour comprendre la question de l'organisation, et ce manque de compréhension a été au cœur de nombreux conflits et divisions dans le mouvement. Bien sûr, la question de l'organisation a nécessairement été un champ de bataille constant au sein du mouvement ouvrier (comme en témoigne la scission entre marxistes et bakouninistes dans la Première Internationale, ou entre bolcheviks et menchéviks en Russie). Mais le problème de la réémergence du mouvement révolutionnaire à la fin des années 60 a été exacerbé par la longue rupture de continuité avec les organisations du passé, de sorte que nombre des leçons léguées par les luttes organisationnelles précédentes ont dû être réapprises presque de zéro.

C'est essentiellement l'incapacité du milieu dans son ensemble à surmonter le sectarisme qui a mené au blocage et finalement au sabotage des conférences[8]. Dès le début, le CCI avait insisté pour que les conférences ne restent pas muettes, mais qu'elles publient, dans la mesure du possible, un minimum de déclarations communes, afin de préciser au reste du mouvement les points d'accords et de désaccords qui ont été atteints, mais aussi -face à des événements internationaux majeurs comme le mouvement de classe en Pologne ou l'invasion russe en Afghanistan- qu'elles fassent des déclarations publiques communes sur des questions qui étaient déjà des critères essentiels pour les conférences, comme l'opposition à une guerre impérialiste. Ces propositions, soutenues par certains, ont été rejetées par Battaglia et la CWO au motif qu'il était "opportuniste" de faire des déclarations communes alors que d'autres divergences subsistent. De même, lorsque Munis et le FOR sont sortis de la deuxième conférence parce qu'ils refusaient de discuter de la question de la crise capitaliste, et en réponse à la proposition du CCI pour que soit faite une critique commune du sectarisme du FOR, BC a simplement rejeté l'idée que le sectarisme était un problème: le FOR était parti car il avait simplement des positions différentes, où donc était le problème ?

Il est clair que, sous ces divisions, il y avait des désaccords assez profonds sur ce que devrait être une culture prolétarienne du débat, et les choses ont atteint un point culminant lorsque BC et la CWO ont soudainement introduit un nouveau critère de participation aux conférences -une formulation sur le rôle du parti qui contenait des ambiguïtés sur sa relation au pouvoir politique qu'ils savaient inacceptables pour le CCI et qui l'excluait effectivement.  Cette exclusion était elle-même une expression concentrée du sectarisme, mais elle montrait aussi que le revers de la médaille du sectarisme est l'opportunisme : d'une part, parce que la nouvelle définition "dure" du parti n'empêchait pas BC et la CWO de tenir une quatrième conférence grotesque à laquelle seuls eux-mêmes et les gauchistes iraniens de l'UCM (Unity of Communist Militants)[9] participèrent; et d'autre part, parce que, avec le rapprochement entre BC et la CWO, BC avait probablement estimé avoir retiré tout ce qui était possible des conférences, un exemple classique de sacrifice du futur du mouvement pour un profit immédiat. Et les conséquences de l'éclatement des conférences ont, en effet, été lourdes : la perte de tout cadre organisé de débat, de solidarité mutuelle et d'une pratique commune entre les organisations de la Gauche Communiste, qui n'a jamais été restaurée malgré des efforts occasionnels de travail commun dans les années suivantes.

Les années 1980 : crises dans le milieu

L'effondrement des conférences s'est rapidement révélé être l'un des aspects d'une crise plus large dans le milieu prolétarien, exprimée le plus clairement par l'implosion du PCI bordiguiste et "l'affaire Chénier" dans le CCI, qui a conduit plusieurs membres à quitter l'organisation, en particulier au Royaume-Uni.

L'évolution de la principale organisation bordiguiste, qui publiait Programma Comunista en Italie et Le Prolétaire en France (entre autres) a confirmé les dangers de l'opportunisme dans le camp prolétarien. Le PCI avait connu une croissance régulière tout au long des années 70 et était probablement devenu le plus grand groupe communiste de gauche au monde. Pourtant, sa croissance a été assurée dans une large mesure par l'intégration d'un certain nombre d'éléments qui n'avaient jamais vraiment rompu avec le gauchisme et le nationalisme. Certes, les profondes confusions du PCI sur la question nationale n'étaient pas nouvelles: il prétendait défendre les thèses du Deuxième Congrès de l'Internationale Communiste sur la solidarité avec les révoltes et les révolutions bourgeoises dans les régions coloniales. Les thèses de l'IC se révéleront très tôt fatalement défectueuses en elles-mêmes, mais elles contenaient certaines formulations visant à préserver l'indépendance des communistes face aux rébellions menées par les bourgeoisies nationales dans les colonies. Le PCI avait déjà pris des mesures dangereuses pour s'écarter de telles précautions, par exemple en saluant la terreur stalinienne au Cambodge comme un exemple de la vigueur nécessaire d'une révolution bourgeoise[10]. Mais les sections d'Afrique du Nord organisées autour du journal El Oumami sont allées encore plus loin, car face aux conflits militaires au Moyen-Orient, elles appelaient ouvertement à la défense de l'Etat syrien contre Israël. C'était la première fois qu'un groupe bordiguiste appelait sans vergogne à participer à une guerre entre États capitalistes. Il est significatif qu'il y ait eu de fortes réactions au sein du PCI contre ces positions, témoignant du fait que l'organisation a conservé son caractère prolétarien, mais le résultat final a été le départ de sections entières et de nombreux militants, réduisant le PCI à un groupe beaucoup plus restreint qui n'a jamais été capable de tirer tous les enseignements de ces événements.

Mais une tendance opportuniste est également apparue dans le CCI à l'époque - un regroupement qui, en réponse aux luttes de classe de la fin des années 70 et du début des années 80, a commencé à faire de sérieuses concessions au syndicalisme de base. Mais le problème posé par ce regroupement se situait surtout au niveau organisationnel, puisqu'il a commencé à remettre en cause le caractère centralisé du CCI et à faire valoir que les organes centraux devraient fonctionner principalement comme des boîtes aux lettres plutôt que comme des organes élus pour donner une orientation politique entre les réunions générales et les congrès. Cela n'impliquait pas que le groupement était uni par une profonde unité programmatique. En réalité, son existence était basée sur des liens affinitaires et des ressentiments communs contre l'organisation -en d'autres termes, c'était un "clan" secret plutôt qu'une tendance réelle, et dans une organisation immature il a donné naissance à un "contre-clan" dans la section britannique, avec des résultats catastrophiques. Et c'est l'élément douteux Chénier, qui avait l'habitude de voyager à travers des organisations révolutionnaires et d'y fomenter des crises, et qui se livrait à la manipulation la plus honteuse de ceux qui l'entouraient, qui attisait ces ressentiments et ces conflits. La crise a atteint son paroxysme à l'été 1981 lorsque des membres de la "tendance" sont entrés dans la maison d'un camarade alors qu'il était absent et ont volé du matériel à l'organisation au motif fallacieux qu'ils ne faisaient que récupérer l'investissement qu'ils avaient fait dans l'organisation. Cette tendance s'est transformée en un nouveau groupe qui s'est effondré après une seule publication, et Chénier est "retourné" au Parti Socialiste et à la CFDT -pour lesquels il avait travaillé depuis le début- probablement dans le "Secteur des Associations" qui surveille l'évolution des courants à gauche du PS.

Cette scission s'est heurtée à une réaction très inégale de la part du CCI dans son ensemble, en particulier après que l'organisation eut fait une tentative déterminée de récupérer son matériel volé en visitant les maisons des personnes soupçonnées d'être impliquées dans les vols et en demandant la restitution de ce matériel. Un certain nombre de camarades au Royaume-Uni ont simplement quitté l'organisation, incapables de faire face à la prise de conscience qu'une organisation révolutionnaire doit se défendre dans cette société, et que cela peut inclure l'action physique comme la propagande politique. Les sections d'Aberdeen/Edinburgh ont non seulement rapidement quitté les lieux, mais elles ont également dénoncé les actions du CCI et menacé d'appeler la police si elles faisaient elles-mêmes l'objet de visites (puisqu'elles avaient également conservé une certaine quantité de matériel appartenant à l'organisation, même si elles n'avaient pas été directement impliquées dans les premiers vols). Et lorsque le CCI a émis un avertissement public grandement nécessaire au sujet des activités de Chénier, ils se sont précipités pour défendre son honneur. Ce fut le début peu glorieux du Groupe Bulletin Communiste (CBG), dont les publications étaient largement consacrées aux attaques contre "le stalinisme" et même "la folie" du CCI. Bref, il s'agissait là d'un exemple précoce de parasitisme politique qui allait devenir un phénomène important au cours des décennies suivantes[11]. Dans le milieu prolétarien au sens large, il y avait peu ou pas d'expressions de solidarité avec le CCI. Au contraire, la version des événements du CBG circule toujours sur Internet et a une forte influence, en particulier sur le milieu anarchiste.

Nous pouvons citer d'autres expressions de crise dans les années qui ont suivi. Le bilan des groupes qui ont participé aux conférences internationales est essentiellement négatif : disparition de groupes qui n'avaient que récemment rompu avec le gauchisme (L'Éveil internationaliste, l'OCRIA, Marxist Workers Group aux États-Unis). D'autres ont été tirés dans la direction opposée : le NCI, une scission avec les bordiguistes qui avaient montré une certaine maturité en matière d'organisation lors des conférences, a fusionné avec le groupe Il Leninista et l’a suivi pour abandonner l'internationalisme avec une forme plus ou moins ouverte de gauchisme (OCI)[12]. Le Groupe Communiste Internationaliste, qui n'était venu à la troisième conférence que pour la dénoncer, exprimant déjà son caractère destructeur et parasitaire, a commencé à adopter des positions ouvertement réactionnaires (soutien aux maoïstes péruviens et à la guérilla salvadorienne, aboutissant à une justification grotesque des actions du "centriste Al-Qaida" et aux menaces physiques contre le CCI au Mexique[13]. Le GCI, quelles que soient ses motivations, est un groupe qui fait le travail de la police.... non seulement en menaçant de recourir à la violence contre les organisations prolétariennes, mais aussi en donnant l'impression qu'il existe un lien entre les groupes communistes authentiques et le milieu trouble du terrorisme.

En 1984, nous avons aussi vu la formation du Bureau International pour le Parti Révolutionnaire, réunissant la CWO et Battaglia. Le BIPR (aujourd'hui la TCI) s'est maintenu sur un terrain internationaliste, mais le regroupement s'est fait à notre avis sur une base opportuniste - une conception fédéraliste de groupes nationaux, un manque de débat ouvert sur les différences entre ces derniers, et une série de tentatives hâtives pour intégrer de nouvelles sections qui, dans la plupart des cas, aboutirent à un échec.[14]

1984-1985 a vu la scission du CCI qui a donné naissance à la "Fraction Externe du CCI". La FECCI a d'abord prétendu être le véritable défenseur de la plate-forme du CCI contre les prétendues déviations sur la question de la conscience de classe, l'existence de l'opportunisme dans le mouvement ouvrier, le prétendu monolithisme et même le "stalinisme" de nos organes centraux, etc. En réalité, toute l'approche pour "retrouver le vrai programme" du CCI a été abandonnée très rapidement, ce qui montre que la FECCI n'était pas ce qu'elle pensait être: une véritable fraction pour lutter contre la dégénérescence de l'organisation originale. À notre avis, il s'agissait d'une autre formation clanique qui placent les liens personnels au-dessus des besoins de l'organisation et dont l'activité une fois qu'elle a quitté le CCI a fourni un autre exemple de parasitisme politique[15].

Le prolétariat, selon Marx, est une "classe de la société civile qui n'est pas une classe de la société civile", qui fait partie du capitalisme et qui lui est pourtant étrangère dans un sens[16]. Et l'organisation prolétarienne, qui incarne avant tout l'avenir communiste de la classe ouvrière, n'en est pas moins un corps étranger dans cette société en faisant partie du prolétariat. Comme l'ensemble du prolétariat, elle est soumise à la pression constante de l'idéologie bourgeoise, et c'est cette pression, ou plutôt la tentation de s'y adapter, de s'y concilier, qui est la source de l'opportunisme. C'est aussi la raison pour laquelle les organisations révolutionnaires ne peuvent pas vivre une vie "pacifique" au sein de la société capitaliste et sont inévitablement condamnées à traverser des crises et des divisions, alors que des conflits éclatent entre "l'âme" prolétarienne de l'organisation et ceux qui sont tombés sous l’emprise des idéologies d'autres classes sociales. L'histoire du bolchevisme, par exemple, est aussi une histoire de luttes politiques. Les révolutionnaires ne cherchent ni ne préconisent les crises, mais lorsqu'elles éclatent, il est essentiel de mobiliser ses forces pour défendre ses principes fondamentaux prolétariens s'ils sont ébranlés et lutter pour clarifier les divergences et leurs racines au lieu de fuir ces nécessités. Et bien sûr il est vital de tirer les leçons que ces crises portent inévitablement avec elles, afin de rendre l'organisation plus résistante dans le futur.

Pour le CCI, les crises ont été fréquentes et parfois très dommageables, mais elles n'ont pas toujours été entièrement négatives. Ainsi, la crise de 1981, à la suite d'une conférence extraordinaire en 1982, a conduit à l'élaboration de textes fondamentaux sur la fonction et le mode de fonctionnement des organisations révolutionnaires de cette époque[17], et elle a apporté des leçons vitales sur la nécessité permanente pour une organisation révolutionnaire de se défendre, non seulement contre la répression directe de l'Etat bourgeois, mais aussi contre des éléments douteux ou hostiles qui se font passer pour des éléments du mouvement révolutionnaire et peuvent même infiltrer ses organisations.

De même, la crise qui a conduit au départ de la FECCI a vu une maturation du CCI sur une série de questions clés: l'existence réelle de l'opportunisme et du centrisme comme maladies du mouvement ouvrier; le rejet des visions conseillistes de la conscience de classe comme étant purement un produit de la lutte immédiate (et donc la nécessité de l'organisation révolutionnaire comme expression principale de la dimension historique et profonde de la conscience de classe) ; et, liée à cela, la compréhension de l'organisation révolutionnaire comme une organisation de combat, apte à intervenir dans la classe à plusieurs niveaux: non seulement au niveau théorique et de la propagande, mais aussi de l’agitation, de fournir des orientations pour l'extension et l'auto-organisation de la lutte, de participer activement aux assemblées générales et aux groupes de lutte. 

Malgré les éclaircissements apportés par le CCI en réponse à ses crises internes, ceux-ci ne garantissaient pas que le problème d'organisation, en particulier, était désormais résolu et qu'il n'y aurait plus de cas de rechute dans l'erreur. Mais au moins, le CCI a reconnu que la question de l'organisation était une question politique à part entière. D'un autre côté, le milieu en général n’a pas vu l'importance de la question organisationnelle. Les "anti-léninistes" de diverses tendances (anarchistes, conseillistes, modernistes, etc.) ont vu la tentative même de maintenir une organisation centralisée comme étant fondamentalement stalinienne, tandis que les bordiguistes ont commis l'erreur fatale de penser que le dernier mot avait été dit sur cette question et qu'il n'y avait plus rien à discuter. Le BIPR était moins dogmatique mais avait tendance à traiter la question de l'organisation comme secondaire. Par exemple, dans leur réponse à la crise qui a frappé le CCI au milieu des années 90, ils n'ont pas du tout abordé les questions d'organisation, mais ont fait valoir qu'elles étaient essentiellement un sous-produit des d’erreurs du CCI dans l’évaluation du rapport de force entre les classes.

Il ne fait aucun doute qu'une mauvaise appréciation de la situation mondiale peut être un facteur important dans les crises organisationnelles: dans l'histoire de la gauche communiste, par exemple, on peut citer l'adoption, par une majorité de la Fraction italienne, de la théorie de Vercesi sur l'économie de guerre, qui considère que la marche accélérée vers la guerre à la fin des années 1930 était la preuve que la révolution était imminente.  Le déclenchement de la guerre impérialiste vit donc un désarroi total dans la Fraction.

De même, la tendance des groupes issus de la montée de 68 à surestimer la lutte de classe, à considérer la révolution comme étant "au coin de la rue", signifiait que la croissance des forces révolutionnaires dans les années 70 était extrêmement fragile: beaucoup de ceux qui avaient rejoint le CCI à cette époque n'avaient ni la patience ni la conviction pour tenir le cap quand il est devenu clair que la lutte pour la révolution était posée à long terme et que l’organisation révolutionnaire serait engagée dans une lutte permanente pour survivre, même lorsque la lutte de classe suivrait globalement un cours ascendant. Mais les difficultés résultant de cette vision immédiatiste des évènements mondiaux avaient aussi une composante organisationnelle majeure: non seulement dans le fait que, pendant cette période, les membres étaient souvent intégrés de manière rapide et superficielle, mais surtout dans le fait qu'ils étaient intégrés dans une organisation qui n'avait pas encore une claire vision de son rôle et sa fonction, et  se voyait comme un mini parti, alors qu'il s'agissait surtout de se considérer comme un pont vers le futur parti communiste. L'organisation révolutionnaire dans la période qui a commencé en 1968 conservait ainsi de nombreuses caractéristiques d'une fraction communiste, même si elle n'avait pas de continuité organique directe avec les partis ou fractions du passé. Cela ne signifie pas du tout que nous aurions dû renoncer à l'intervention directe dans la lutte de classe. Au contraire, nous avons déjà soutenu que l'un des éléments clés du débat avec la tendance qui a formé la "Fraction Externe" était précisément l'insistance sur la nécessité d'une intervention communiste dans les luttes de classe -une tâche qui peut varier en ampleur et en intensité, mais qui ne disparaît jamais, dans différentes phases de la lutte de classe. Mais cela signifie que la plus grande partie de nos énergies a nécessairement été consacrée à la défense et à la construction de l'organisation, à l'analyse d'une situation mondiale en évolution rapide et à la préservation et à l'élaboration de nos acquisitions théoriques. Cette focalisation allait devenir encore plus importante dans les conditions de la phase de décomposition sociale à partir des années 1990, qui ont fortement accru les pressions et les dangers auxquels sont confrontées les organisations révolutionnaires, Nous examinerons l'impact de cette phase dans la seconde partie de cet article.

Amos

Annexe

Note introductive aux brochures contenant les textes et actes de la deuxième Conférence internationale des groupes de la gauche communiste, 1978, rédigées par le comité technique international :

"Avec cette première brochure, nous commençons la publication des textes de la Deuxième Conférence internationale des groupes de la gauche communiste, tenue à Paris les 11 et 12 novembre 1978 à l'initiative du Parti communiste international/Battaglia Comunista. Les textes de la première Conférence internationale, tenue à Milan les 30 avril et 1er mai 1977, ont été publiés en italien sous la responsabilité du PCI/BC et en français et anglais sous la responsabilité du CCI.

Le 30 juin 1977, le PCI /BC, conformément à ce qui avait été décidé à la Conférence de Milan et aux contacts ultérieurs avec le PCI et la CWO, a envoyé une lettre circulaire invitant les groupes suivants à une nouvelle conférence qui se tiendrait à Paris :

Courant communiste international (France, Belgique, Grande-Bretagne, Espagne, Italie, Allemagne, Hollande, USA, Venezuela)

Communist Workers Organisation (Grande-Bretagne)

Parti communiste international (Programme communiste : Italie, France, etc.)

Il Leninista (Italie)

Nucleo Comunista Internazionalista (Italie)

Iniziativa Comunista (Italie)

Fomento Obrero Revolucionario (France, Espagne)

Pour Une Intervention Communiste (France)

Forbundet Arbetarmakt (Suède)

For Komunismen (Suède)

Organisation Communiste Révolutionnaire Internationaliste d'Algérie

Kakamaru Ha (Japon)

Partito Comunista Internazionale/Il Partito Comunista (Italie)

Spartakusbond (Pays-Bas)

Dans le volume II, nous publierons cette lettre.

Parmi les groupes invités,

Spartakusbond et Kakamaru Ha n'ont pas répondu.

 Programme communiste et Il Partito Comunista ont refusé de participer à travers des articles parus dans leurs publications respectives. Tous deux ont rejeté l'esprit de l'initiative ainsi que le contenu politique de l'initiative elle-même (en particulier sur le parti et les guerres de libération nationale).

Le PIC, à travers une lettre-document, a refusé de participer à une réunion basée sur la reconnaissance des deux premiers congrès de la Troisième Internationale, qu'il considère depuis le début comme étant essentiellement social-démocrate (voir Vol II).

Forbundet Arbetarmakt a rejeté l'invitation car elle doutait de pouvoir reconnaître les critères de participation (voir Vol II).

Iniziativa Comunista n'a pas donné de réponse écrite, et à la dernière minute -après avoir accepté de participer à une réunion conjointe de Battaglia et Il Leninista- a refusé de participer à la conférence, justifiant son attitude dans la publication de son bulletin qui a paru après la conférence de Paris.

Il Leninista. Bien qu'elle ait confirmé son accord de participation, elle n'a pas pu assister à la réunion en raison de problèmes techniques au moment où ils sont partis pour la réunion.

L'OCRIA des immigrés algériens en France n'a pas pu participer physiquement à la réunion pour des raisons de sécurité, mais a demandé à être considérée comme un groupe participant.

Le FOR, bien qu'il ait participé au début de la conférence -à laquelle il s'est présenté comme observateur en marge- s'est rapidement dissocié de la conférence, affirmant que sa présence était incompatible avec les groupes qui reconnaissent qu'il y a maintenant une crise structurelle du capital (voir vol II)".

Entre la deuxième et la troisième conférence, le groupe suédois För Komunismen était devenu la section suédoise du CCI et Il Nucleo et Il Leninista avaient fusionné pour devenir une seule organisation, Il Nuclei Leninisti.

La liste des groupes participants était la suivante : CCI, Battaglia, CWO, Groupe Communiste Internationaliste, L'Eveil Internationaliste, Il Nuclei Leninisti, OCRIA, qui a envoyé des contributions écrites. Le Marxist Worker's Group américain s'est associé à la conférence et aurait envoyé un délégué, mais il en a été empêché à la dernière minute.


[1] Publié dans Internationalism n°4, non daté, mais sorti vers 1973.

[2] Pour la liste des groupes qui y ont assisté ou ont soutenu les conférences, voir l'annexe.

[3] Obsolete Communism, the Left wing Alternative, Penguin 1969

[4] Ces groupes ont tous leur origine dans la scission de 1952 au sein du Parti communiste internationaliste en Italie. Le groupe autour de Damen a conservé le nom de Parti communiste internationaliste ; les "Bordiguistes" ont pris le nom de Parti communiste international, qui, après de nouvelles scissions, a correspondu à différentes organisations ayant chacune le même nom.

[5] Le sectarisme était un problème déjà identifié par Marx lorsqu'il écrivait : "La secte voit la justification de son existence et son point d'honneur non pas dans ce qu'elle a en commun avec le mouvement de classe mais dans le ‘schibboleth’ particulier qui la distingue du mouvement". Bien sûr, de telles formules peuvent être mal utilisées si elles sont prises hors contexte. Pour la gauche du capital, toute la Gauche Communiste est sectaire parce qu'elle ne se considère pas comme faisant partie de ce qu'elle appelle le "mouvement ouvrier" -des organisations comme les syndicats et les partis sociaux-démocrates dont la nature de classe a changé depuis l'époque de Marx. De notre point de vue, le sectarisme est aujourd'hui un problème entre organisations prolétariennes. Il n'est pas sectaire de rejeter les fusions prématurées ou l'adhésion qui couvrent des désaccords réels. Mais il est certainement sectaire de rejeter toute discussion entre groupes prolétariens ou d'écarter le besoin d'une solidarité de base entre eux.  

[6] Ce débat a donné lieu à une résolution sur "Les groupes politiques prolétariens [17]" lors du deuxième Congrès du CCI, publiée dans la Revue internationale n° 11.

[7] Le début des années 70 voit aussi la montée de groupes "modernistes" qui commencent à mettre en doute le potentiel révolutionnaire de la classe ouvrière et qui ont tendance à considérer les organisations politiques, même lorsqu'elles sont clairement en faveur de la révolution communiste, comme de simples "rackets". Voir les écrits de Jacques Camatte. Ce sont les ancêtres de la tendance actuelle des "communisateurs". Un certain nombre de groupes contactés par Internationalism en 1973 sont partis dans cette direction et ont été irrémédiablement perdus: Mouvement Communiste en France (pas le groupe autonome existant, mais le groupe autour de Barrot/ Dauvé qui avait initialement fait une contribution écrite au meeting de Liverpool), Komunsimen en Suède et, dans un certain sens, Solidarity au Royaume-Uni qui partage avec ces autres groupes la grande fierté d'avoir dépassé le marxisme.

[8] "Le sectarisme, un héritage de la contre- révolution à dépasser [18]", Revue internationale n° 22.

[9] Une expression précoce de la tendance "hekmatiste" qui existe aujourd'hui sous la forme des partis communistes ouvriers d'Iran et d'Irak -une tendance qui est encore souvent décrite comme communiste de gauche mais qui est en fait une forme radicale du stalinisme. Voir notre article en anglais "Worker Communist Parties of Iran and Iraq : the dangers of radical stalinism [19]" "Les partis communistes ouvriers d'Iran et d'Irak : les dangers du stalinisme radical".

[10] Revue internationale n° 28, Convulsions actuelles du milieu révolutionnaire [20], et Revue internationale n° 32, Le PCI (Programme Communiste) à un tournant de son histoire [21].

[11] Nous reviendrons sur le problème du parasitisme politique [22] dans la seconde partie de cet article.

[12] Organizzazione Comunista Internazionalista.

[13] Lire "Comment le Groupe Communiste Internationaliste crache sur l'internationalisme [23]".

[14] Voir la Revue Internationale n° 121 : "BIPR : une politique opportuniste de regroupement qui ne mène qu'à des "avortements'" [24]"..

[15] Lire "La fraction externe du CCI [25]" dans la Revue internationale n° 45.

[16] Dans l'introduction à "Contribution à une critique de la philosophie du droit de Hegel"

[17] Voir les deux rapports sur la question de l'organisation de la Conférence extraordinaire de 1982 : sur la fonction de l'organisation révolutionnaire (Revue internationale n°29) et sur sa structure et son mode de fonctionnement (Revue internationale n°33).

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Mai 68

Contribution à une histoire du mouvement ouvrier en Afrique du Sud

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De l’élection du président Nelson Mandela en 1994 à 2014

Dans l’introduction de l’article précédent[1], nous attirions d’emblée l’attention du lecteur sur l’importance des questions traitées en ces termes : "Si, face à de nouveaux mouvements sociaux la bourgeoisie s’appuie sur ces armes traditionnelles les plus barbares, à savoir ses forces policières et militaires, la dynamique de la confrontation entre les classes porte en elle des développements inégalés dans ce pays : la classe ouvrière n’y avait jamais encore fait preuve d’une telle combativité et d’un tel niveau de conscience ; face à une bourgeoisie qui, elle non plus, n’avait jamais à ce point sophistiqué ses manœuvres, notamment en ayant largement recours à l’arme du syndicalisme de base animé par l’extrême gauche du capital. Dans cet affrontement entre les deux véritables classes historiques, la pugnacité du prolétariat ira jusqu’à provoquer objectivement le démantèlement du système d’apartheid se traduisant par la réunification de toutes les fractions de la bourgeoisie en vue de faire face à la déferlante de la lutte de classe ouvrière."

Et par la suite nous avons pu montrer en détail l’ampleur de la combativité et du développement de la conscience de classe au sein du prolétariat sud-africain s’exprimant, par exemple, par la prise en main de ses luttes à travers des comités de lutte dits "CIVICS" (Community Based Organisations) par centaines. De même que nous avons illustré comment la bourgeoisie a pu parvenir finalement à bout de la magnifique combativité de la classe ouvrière sud-africaine en s’appuyant sur ses principaux piliers à savoir le "pouvoir blanc" (sous l’apartheid), l’ANC et le syndicalisme radical. En effet, le bilan global de ce combat entre la classe ouvrière et la bourgeoisie montre le rôle de premier plan joué par le syndicalisme de base dans le détournement des luttes véritablement prolétariennes sur le terrain bourgeois[2] :

Parlant du syndicalisme radical, nous disions "Mais sa contribution principale fut incontestablement le fait d’avoir réussi à construire sciemment le piège "démocratique/unité nationale" dans lequel la bourgeoisie put entraîner la classe ouvrière. D’ailleurs, en profitant de ce climat d’ "euphorie démocratique" résultant largement de la libération de Mandela et compagnie en 1990, le pouvoir central dut s’appuyer sur son "nouveau mur syndical" que constitue le COSATU et son "aille gauche" pour dévoyer systématiquement les mouvements de lutte sur des revendications d’ordre "démocratique", "droits civiques", "égalités raciales", etc. (…) Et de fait, entre 1990 et 1993 où d’ailleurs un gouvernement d’ "union nationale de transition" fut formé, les grèves et les manifestations se faisaient rares ou restaient sans effets sur le nouveau pouvoir. (…) D’ailleurs, tel était l’objectif central du projet de la bourgeoisie quand elle décida le processus qui aboutit au démantèlement de l’apartheid et à la "réconciliation nationale" entre toutes ses fractions qui s’entretuaient sous l’apartheid.

Ce projet sera mis en œuvre fidèlement par Mandela et l’ANC entre 1994 et 2014, y compris en massacrant nombre d’ouvriers résistant à l’exploitation et à la répression."

Dans cet article, nous allons nous efforcer de montrer comment le projet de l’ANC a été mis en œuvre méthodiquement par ses dirigeants successifs, en premier lieu Nelson Mandela. Nous montrerons, bien sûr, dans quelle mesure la classe ouvrière sud-africaine a pu faire face au nouveau "pouvoir noir" après avoir combattu l’ancien "pouvoir blanc", car comme nous le verrons plus loin, le prolétariat sud-africain n’avait pas perdu sa combativité se heurtant cependant à de nombreuses et lourdes difficultés. Ainsi, en plus de sa lutte quotidienne pour l’amélioration de ses conditions de vie, il doit alors se confronter aussi à la maladie, comme le SIDA avec ses ravages terribles, à la corruption du pouvoir en place, aux multiples violences sociales liées à la décomposition du système capitaliste, sous forme de meurtres, de pogroms, etc. D’autre part, comme avant Mandela, il continue à faire face à un pouvoir répressif, sanguinaire, celui-là même qui a causé la mort de nombreux mineurs de Marikana en 2012. Il n'en reste pas moins que le prolétariat sud-africain a d’ores et déjà montré sa capacité à jouer un rôle important en tant que fraction du prolétariat mondial en vue de la révolution communiste.

L’ANC dans l’exercice du pouvoir sud-africain

Au terme de la période du "gouvernement de transition", des élections générales furent organisées en 1994 et remportées triomphalement par l’ANC qui accéda ainsi à tous les leviers du pouvoir pour gouverner le pays selon les orientions du capital national sud-africain avec le soutien, ou la bienveillance, des principaux dirigeants sud-africains blancs qui l’avaient combattu.

Dès lors les choses sérieuses purent commencer pour Mandela, à savoir le redressement de l’économie nationale rudement malmenée par la crise économique à cette époque, mais aussi par les conséquences de la résistance ouvrière à l’exploitation. De fait, dès sa première année d’exercice en 1995, le gouvernement Mandela décida une série de mesures d’austérité dont une baisse de 6 % des salaires des fonctionnaires et de 10 % du budget de la santé. Dès cet instant, la question se posait de savoir comment la classe ouvrière allait réagir face aux attaques du nouveau pouvoir.

Premier mouvement de grèves sous l’ère du président Mandela

Contre toute attente et bien qu’assommée par la propagande autour de "l’union nationale" ou encore de la "nouvelle ère démocratique", la classe ouvrière ne put laisser passer sans réaction une attaque si agressive. En clair, on assista ainsi à l’éclatement des premiers mouvements de grève sous le gouvernement Mandela, notamment dans les transports et dans la fonction publique. Pour sa part, comme elle s’y attendait, la nouvelle bourgeoisie au pouvoir ne tarda pas à montrer son vrai visage de classe dominante en réprimant violemment les grévistes dont un millier d’entre eux furent arrêtés sans compter le nombre des blessés par les chiens policiers. Par ailleurs, parallèlement à la répression policière gouvernementale, le Parti communiste sud-africain et la centrale syndicale COSATU (Congress of South Africa Trade Unions), tous deux membres du gouvernement, à défaut de pouvoir empêcher l’éclatement des grèves, se mirent à dénoncer violemment les grévistes en les accusant de saboter la politique du "redressement" et de "réconciliation" du pays. À noter à ce propos un fait important : pendant que les dirigeants syndicaux du COSATU en compagnie du gouvernement dénonçaient et réprimaient les grévistes, des syndicalistes de base restaient "collés" aux ouvriers en prétendant les défendre contre la répression qui s’abattait sur eux. Il faut voir là une certaine habilité du nouveau pouvoir car, tout en associant le COSATU à la gestion des affaires du capital, il n’a pas oublié l’importance de s’appuyer sur un solide instrument d’encadrement des luttes ouvrières que constitue le "syndicalisme de base" dont un grand nombre de ceux qui gouvernent avaient fait l’expérience pratique[3].

L’ANC déploie un nouveau dispositif idéologique pour détourner combativité ouvrière

Tout en poursuivant l’application de ses mesures d’austérité, la nouvelle équipe gouvernementale se lançait dans des manœuvres idéologiques dans le but de mieux les faire accepter en créant des structures prétendant donner une légitimité à son orientation économique et politique. Ainsi, sous couvert de la "Truth and Reconciliation Commission" (TRC – "Commission Vérité et Réconciliation"), le gouvernement Mandela présenta en 1996 un programme intitulé "reconstruction négociation et réconciliation", puis un autre l’année suivante appelé (SCER - "stratégie de croissance, d’emploi et de redistribution"). En fait, derrière ces gadgets, se cachait la même orientation économique initiale dont l’application ne pouvait qu’aggraver les conditions de vie de la classe ouvrière. Dès lors, pour le pouvoir en place, la question était de savoir comment faire passer la "pilule" auprès des masses ouvrières dont une partie venait de manifester énergiquement son refus de telles mesures d’austérité. Et dans ce sens, devant la crainte d’une réaction ouvrière en opposition au plan gouvernemental, on assista d’abord à l’expression ouverte de divergences (tactiques) au sein de l’ANC :

"(…) La ligne politique de l’ANC est-elle encore vraiment au service de ses anciens partisans, au service du plus grand nombre, en particulier les plus démunis, comme il le revendique ? Le COSATU et le SACP (Parti communiste sud-africain) le mettent en doute de plus en plus, souvent, même si ce n’est pas frontalement. Ils reprochent à l’ANC de ne pas représenter les intérêts des plus pauvres, en particulier les ouvriers, de se désintéresser de la création d’emplois et de ne pas prêter suffisamment d’attention à l’accès de tous les citoyens à des conditions de vie correctes. (…) Cette critique a été abondamment relayée par les intellectuels de gauche et souvent de manière virulente. (…) Ces divergences de points de vue suscitent néanmoins des interrogations et des débats. Faut-il un parti ouvrier pour représenter en propre les intérêts ouvriers ? Le SACP (South African Communit Party ) a ainsi évoqué un temps la perspective d’une candidature autonome aux élections et certains au sein du COSATU ont même ébauché un projet de parti des ouvriers."[4]

Comme on peut le voir avec cette citation, l’équipe gouvernementale étale publiquement ses divisions. Mais il s’agit avant tout d’une manœuvre ou plus classiquement d’une division du travail entre la droite et la gauche au sommet du pouvoir dont le but principal était de faire face aux éventuelles réactions ouvrières[5]. Autrement dit, les menaces de scission pour créer un "parti ouvrier pour représenter les intérêts ouvriers" relevaient avant tout du cynisme politique trompeur visant à dévoyer la réflexion et la combativité de la classe ouvrière.

Toujours est-il que le gouvernement de Mandela décida de poursuivre sa politique d’austérité en prenant avec vigueur toutes mesures nécessaires pour le redressement de l’économie sud-africaine. Autrement dit, plus question de lutte de "libération nationale" ou de "défense des intérêts des plus pauvres" prônée hypocritement par la gauche de l’ANC. Et, dans un premier temps, cette politique d’austérité économique, de répression et d’intimidation de la part du "nouveau pouvoir du peuple" a eu un impact sur la classe ouvrière en provoquant de grandes désillusions et de l’amertume dans ses rangs. Il s’en est alors suivi une période de relative paralysie de la classe ouvrière face à la persistance des attaques économiques du gouvernement de l’ANC. En effet, d’un côté, une bonne partie des ouvriers africains, qui espéraient accéder plus vite aux mêmes droits/avantages que leurs camarades blancs, se lassaient d’attendre. D’un autre côté, ces derniers, avec leurs syndicats racistes (certes très minoritaires) menaçaient de prendre les armes pour la défense de leurs "acquis" (divers privilèges accordés sous l’apartheid).

Voilà une situation qui ne put favoriser objectivement la lutte et encore moins l’unité de la classe ouvrière. Heureusement, cette période ne fut que de courte durée, car trois ans après sa première réaction contre les premières mesures d’austérité du gouvernement de l’ANC sous Mandela, la classe ouvrière finit de nouveau par réagir en reprenant le combat mais beaucoup plus massivement que précédemment.

En 1998 : premières luttes massives contre le gouvernement de Mandela

En effet, encouragé sans doute par la manière dont il avait maîtrisé la situation face au premier mouvement de grèves de son règne contre ses premières mesures d’austérité, le gouvernement de l’ANC en remit une couche plus rude. Mais sans s’en rendre compte, il créa alors les conditions d’une riposte ouvrière plus vaste[6] :

  • "(…) En 1998, on estime que près de 2 825 709 journées de travail ont été perdues du début du mois de janvier à la fin du mois d’octobre. Les grèves ont essentiellement pour objet des revendications économiques mais elles traduisent aussi le mécontentement politique des grévistes à l’égard du gouvernement. En effet, loin de vivre mieux, beaucoup d’ouvriers sud-africains ont vu leur situation économique se dégrader, contrairement aux engagements du RDP (Programme de Reconstruction et de Développement). Quant aux chômeurs, de plus en plus nombreux en l’absence de créations de nouveaux emplois et alors que de nombreuses industries (notamment dans le textile et de l’industrie minière) ferment ou se délocalisent, leur situation devient de plus en plus critique. On peut donc penser qu’en plus des revendications financières exprimées par les syndicats, les grèves manifestent aussi les premiers signes d’effritement de l’enthousiasme national à l’égard de la politique du gouvernement.

Le mouvement est large puisque les grèves touchent des secteurs aussi variés que le textile, la chimie, l’industrie automobile ou encore les universités ou les sociétés de sécurité et le commerce, souvent longues, deux à cinq semaines en moyenne, et parfois marquées par des violences policières[7] (une douzaine de grévistes tués) et des incidents sérieux, elles réclament presque toutes des hausses de salaire. (…) Face aux grèves, le patronat a initialement adopté une "ligne dure" et menacé de réduire sa main-d’œuvre ou de remplacer les grévistes par d’autres ouvriers, mais dans la plus part des cas, il a été forcé d’honorer les revendications des grévistes". (Judith Hayem, ibid.)

Comme on le voit, la classe ouvrière sud-africaine n’a pas attendu longtemps pour reprendre ses luttes contre le pouvoir de l’ANC, comme à l'époque où elle s’opposait aux attaques de l’ancien régime d’apartheid. C’est d’autant plus remarquable que le gouvernement de Mandela procéda de la même manière que son prédécesseur en faisant tirer sur un grand nombre de grévistes, pour tuer, dans le seul but (bien sûr inavoué) de défendre les intérêts du capital national sud-africain. Et ce sans provoquer la moindre protestation publique de la part des "démocrates humanistes". En effet, il est significatif de constater que rares ont été les médias (et mêmes les chercheurs-enquêteurs de terrain) qui commentaient, ou évoquaient simplement, les crimes commis par le gouvernement de Mandela dans les rangs des manifestants grévistes. En clair, pour le grand monde bourgeois et médiatique, Mandela fut à la fois "l’icône" et le "prophète intouchable", même quand son gouvernement massacrait des ouvriers.

Et, de son côté, le prolétariat sud-africain a démontré par là sa réalité de classe exploitée en luttant courageusement contre son exploiteur quelle que soit la couleur de sa peau. Et, par sa pugnacité, il assez souvent parvenu à faire reculer son ennemi, comme le patronat acculé à honorer ses revendications. Bref, il y a là l’expression d’une classe internationaliste dont la lutte constitue une démystification flagrante du mensonge selon lequel les intérêts des ouvriers noirs se confondraient avec ceux de leur propre bourgeoisie noire, en l’occurrence la clique de l’ANC.

Précisément, en réunissant l’ANC, le PC et la centrale syndicale COSATU dans le même gouvernement, la bourgeoisie sud-africaine voulait, d’un côté, convaincre les ouvriers (noirs) qu’ils avaient leurs propres "représentants" au pouvoir pour les servir, tout en prévoyant par ailleurs de laisser la base syndicale du COSATU dans l’opposition dans le cas où ce serait nécessaire pour encadrer les luttes. En clair, le gouvernement de l’ANC pensait avoir tout fait pour se prémunir contre toutes réactions conséquentes de la part de la classe ouvrière. Mais au bout du compte, c'est plutôt le contraire que Mandela et ses compagnons durent constater.

En 1999 : Mandela se fait remplacer par son dauphin Mbeki mais les luttes se poursuivent

Cette année-là, suite aux élections présidentielles remportées par l’ANC, Mandela cède sa place à son "poulain" Thabo Mbeki qui décide de poursuivre et d’amplifier la même politique d’austérité initiée par son prédécesseur. Pour commencer, il forme son gouvernement avec les mêmes fractions que précédemment, à savoir : l’ANC, le PC et la centrale syndicale COSATU. Et aussitôt son gouvernement formé, il décrète une vague de mesures d’austérité touchant de plein fouet les principaux secteurs économiques du pays et se traduisant par des réductions de salaire et la dégradation des conditions de vie de la classe ouvrière. Mais, là aussi, comme sous Mandela, dès le lendemain, des centaines de milliers d’ouvriers se mirent en grève et descendirent massivement dans la rue et, comme à l’époque de l’apartheid, le gouvernement de l’ANC envoya sa police pour réprimer violemment les grévistes, faisant un grand nombre de victimes. Mais surtout il est remarquable de voir la rapidité avec laquelle la classe ouvrière sud-africaine prend conscience de la nature capitaliste et anti-ouvrière des attaques que l’équipe l’ANC au pouvoir lui fait subir. Le plus significatif encore dans la riposte ouvrière est le fait que, dans plusieurs secteurs industriels, les ouvriers décidaient de prendre en charge leurs propres luttes sans attendre les syndicats ou d’emblée contre eux :

  • "(…) la grève d’Autofirst, qui débute hors du syndicat et malgré lui, est un bon exemple ; d’autant que, loin d’être un cas isolé, ce type de grève tend à se généraliser depuis 1999, y compris dans des grandes usines où les ouvriers se mettent en grève en dépit de l’avis défavorable du syndicat, voire son opposition formelle au conflit". (Judith Hayem, ibid.)

Voilà une démonstration éclatante du retour de la combativité s’accompagnant d’une tentative de prise en main des luttes que la classe ouvrière avait déjà expérimentée sous le régime d’apartheid. En conséquence de quoi, l’ANC dût réagir en réajustant son discours et sa méthode.

L’ANC sort une vieille ficelle de l’idéologie "racialiste" face à la nouvelle combativité ouvrière

Pour contrecarrer la pugnacité des ouvriers tendant à déborder les syndicats, le gouvernement de Mbeki et l’ANC décidèrent de recourir aux vieilles ficelles idéologiques héritées de la "lutte de libération nationale", en reprenant (entre autres) le discours "anti-blancs" de cette époque :

  • "Le retour sous une forme renouvelée dans le discours politique gouvernemental de la question de la couleur, en particulier dans un certain nombre de déclarations fustigeant les Blancs - notion dont il faut examiner si elle agit (et dans ce cas comment) comme un marqueur racial, social, historique ou bien d’un autre registre et si elle opère également dans les formes de pensée des gens.

Corollaire de cette nouvelle politique présidentielle, les tensions au sein de la triple alliance (ANC, COSATU, SACP - Parti communiste sud-africain), toujours en place après de nombreuses menaces de scission, notamment à la veille des élections de 2004, sont de plus en plus manifestes et de plus en plus vives. Elles manifestent la difficulté de l’ANC, ancien parti de libération nationale, de conserver sa légitimité populaire une fois parvenu au pouvoir et en charge de gouverner pour le bénéfice, non plus de seuls opprimés d’antan mais pour tous les habitants du pays." (Judith Hayem, ibid.)

Mais pourquoi le gouvernement "arc-en-ciel", "garant de l’unité nationale", détenant tous les leviers du pouvoir, se trouve-t-il soudain acculé à recourir à une des vieilles recettes de l’ANC d’antan, à savoir fustiger le "pouvoir des Blancs" (qui empêcherait le pouvoir des Noirs) ? L’auteur du propos cité nous semble bien indulgent avec les dirigeants de l’ANC, quand il cherche à savoir à propos de cette "notion qu’il faut examiner pour savoir si elle agit comme marqueur racial, social, historique ou bien d’un autre registre…". En réalité cette "notion", derrière laquelle se cache l’idée suivant laquelle les "Blancs détiennent toujours le pouvoir au détriment des Noirs", l’ANC l’a utilisée ici en vue d’une énième tentative de diviser la classe ouvrière. Autrement dit, en agissant ainsi, le gouvernement espérait détourner les revendications visant l’amélioration des conditions de vie sur les questions raciales.

Effectivement, une partie de la classe ouvrière, notamment la base militante de l’ANC, ne peut s’empêcher d’être "sensibilisée" par ce discours sournois anti-Blanc, voire "anti-étranger". On sait par ailleurs que l’actuel président Zuma, avec ses accents populistes, instrumentalise fréquemment la "question raciale" en particulier quand il se trouve en difficulté face au mécontentement social.

L’idéologie altermondialiste au secours de l’ANC

Pour faire face à l’agitation sociale et à l’érosion de sa crédibilité, l’ANC décidait en 2002 d’organiser un sommet mondial sur le développement durable à Johannesburg (le "Durban Social Forum"), auquel participèrent toute la galaxie altermondialiste de la planète et plusieurs associations sud-africaines dont celles caractérisées de "radicales" comme le TAC (Traitement Action Campaign) et le Landless People’s Movement ("Mouvement des sans-terres"), très actives dans les grèves des années 2000. Autrement dit, c’est dans un contexte de radicalisation des luttes ouvrières que l’appareil de l’ANC sollicitait l’apport idéologique du mouvement altermondialiste :

  • "Par ailleurs, des grèves ouvrières hors cadre syndical ont éclaté comme à Volkswagen Port Elizabeth, en 2002 ou à Engen à Durban, en 2001. Certaines de ces actions, comme celles du TAC, remportent régulièrement des victoires face à la politique du gouvernement. Cependant, d’une part, aucun parti d’opposition ne relaie encore réellement ces points de vue dans l’arène parlementaire ; de l’autre, la capacité de ces organisations à infléchir durablement les décisions de l’État demeure encore fragile, en comptant sur leurs propres forces (sans s’institutionnaliser, ni entrer au gouvernement)." (Judith Hayem, ibid.)

On voit ici un double problème pour le gouvernement de l’ANC : d’une part, comment empêcher ou détourner les grèves tendant à échapper au contrôle des syndicats proches de lui, et d’autre part, comment trouver une opposition parlementaire "crédible" quant à sa prétendue capacité d’ "infléchir durablement" les décisions de l’État. Pour ce qui concerne ce dernier aspect on verra plus loin que le problème ne sera pas résolu au moment de la rédaction de cet article. En revanche, pour le premier l’ANC, put s’appuyer habilement sur l’idéologie altermondialiste bien incarnée par certains des groupes poussant à la radicalisation des luttes en particulier le TAC et le "Landless People’s Movement".

En effet, l’idéologie "altermondialiste" arrivait à point nommé pour le gouvernement de l’ANC en quête d’un nouveau "souffle idéologique", ce d’autant plus que cette mouvance avait le vent en poupe au niveau médiatique mondialement. Signalons aussi que, dans ce même contexte (en 2002), l’ANC menait campagne pour la réélection de ses dirigeants, pour lesquels il était alors opportun d’afficher leur proximité avec la mouvance altermondialiste. Mais cela n’a pas suffi à redorer la crédibilité des dirigeants de l’ANC auprès des masses sud-africaines. Et pour cause…

Une classe dirigeante issue de la "lutte de libération nationale" profondément corrompue

La corruption, l’autre "maladie suprême" du capitalisme, est une caractéristique largement partagée au sein des dirigeants de l’ANC. Certes, le monde capitaliste est très riche en exemples de corruption, de ce fait on pourrait penser qu'il est inutile de rajouter celui-ci.  En fait c’est le contraire, dans la mesure où nombreux sont encore les "croyants" dans la "valeur symbolique exemplaire" et dans "la probité" des anciens héros de la lutte de libération nationale que sont les dirigeants de l’ANC.

Pour introduire le sujet, les passages suivants extraits d’un article intitulé " Système de ‘corruption légalisée’" et émanant d’un organe de presse bourgeois, à savoir Le Monde diplomatique, un des plus grands "anciens soutiens" de l’ANC, sont on ne peut plus éloquents :

  • "Depuis la présidence de M. Thabo Mbeki (1999-2008), la collusion entre le monde des affaires et classe dirigeante noire est patente. Ce mélange des genres trouve son incarnation dans la personne de M. Cyril Ramaphosa, 60 ans, successeur désigné de M. Zuma, élu vice-président du Congrès national africain (African National Congress) en décembre 2012. A la veille du massacre de Marikana (…), M. Ramaphosa avait envoyé un message électronique à la direction de Lonmin, lui conseillant de résister à la pression exercée par les grévistes, qu’il qualifiait de "criminels".

Propriétaire de McDonald’s Afrique du Sud et président, entre autres, de la société de télécommunications MTN, M. Ramaphosa est aussi l’ancien secrétaire général de l’ANC (1991-1997) et du Syndicat national des mineurs (National Union of Mineworkers – NUM-, 19821991). Acteur central des négociations de la transition démocratique, entre 1991 et 1993, il sera évincé par M. Mbeki de la course à la succession de M. Nelson Mandela. En 1994, le voici recyclé dans les affaires, patron de New African Investment (NAIL), première société noire cotée à la bourse de Johannesburg, puis premier milliardaire noir de la "nouvelle" Afrique du Sud. Il dirige aujourd’hui sa propre société, Shanduka, active dans les mines, l’agroalimentaire, les assurances et l’immobilier.

Parmi ses beaux-frères, figurent M. Jeffrey Radebe, ministre de la justice, et M. Patrice Motsepe, magnat des mines, patron d’African Rainbow Minerals (ARM). Celui-ci a tiré profit du Black Economic Empowerment (BEE) mis en œuvre par l’ANC : censé profiter aux masses "historiquement désavantagées", selon la phraséologie de l’ANC, ce processus de "montée en puissance économique des Noirs" a en fait favorisé la consolidation d’une bourgeoisie proche du pouvoir. M. Moeletsi Mbeki, le frère cadet de l’ancien chef d’État, universitaire et patron de la société de production audiovisuelle Endemol en Afrique du Sud, dénonce un système de "corruption généralisée". Il souligne les effets pervers du BEE : promotion "cosmétique" de directeurs noirs (fronting) dans les grands groupes blancs, salaires mirobolants pour des compétences limitées, sentiment d’injustice chez les professionnels blancs dont certains préfèrent émigrer.

Si l’adoption d’une charte de BEE dans le secteur minier, en 2002, en a fait passer 26 % entre des mains noires, elle a aussi promu nombre de barons de l’ANC à des postes de direction importants. M. Mann Dipico, ancien gouverneur de la province du Cap-Nord, occupe ainsi la vice-présidence des opérations sud-africaines du groupe diamantaire De Beers. Le BEE a aussi favorisé des anciens de la lutte contre l’apartheid, qui ont renforcé leur position d’influence au sein du pouvoir. M. Mosima ("Tokyo") Sexwale, patron du groupe minier Mvelaphanda, a pris en 2009 la direction du ministère des  ‘human settlements’ (bidonvilles).

Quant à M. Patrice Motsepe, il se distingue dans le classement Forbes 2012 au quatrième rang des fortunes d’Afrique du Sud (2, 7 milliards de dollars). Il a rendu un grand service à l’ANC en annonçant le 30 janvier le don de la moitié de ses avoirs familiaux (100 millions d’euros environ) à une fondation qui porte son nom, pour aider les pauvres. Même s’il ne fait pas d’émules, on ne pourra plus reprocher à l’élite noire de ne pas partager son argent".[8]

Voilà un descriptif impitoyable du système de corruption instauré par les dirigeants de l’ANC dès leur arrivée au sommet du pouvoir sud-africain post-apartheid. En clair, comme des gangsters, il s’agit de se partager les "gains" et "butins" que détenaient exclusivement leurs anciens rivaux blancs sous l’ancien régime, en se distribuant les postes selon les rapports de force et les alliances au sein de l’ANC. De ce fait, la lutte pour le "pouvoir du peuple noir" a été très vite oubliée, l’heure étant à la course aux postes qui mènent au "paradis capitaliste", en s’enrichissant plus vite et plus fort jusqu’à devenir (symboliquement) multimillionnaires en un petit nombre d’années, comme  cet ancien grand dirigeant syndical et éminent membre de l’ANC, Monsieur Ramaphosa.

  • "La bourgeoisie noire vit loin des ‘townships’, où elle ne distribue pas - ou peu - ses richesses. Ses goûts de luxe et son opulence ont éclaté au grand jour sous la présidence de M. Mbeki (1999-2008), à la faveur de la croissance des années 2000. Mais depuis l’arrivée au pouvoir de M. Zuma, en 2009, l’archevêque Desmond Tutu et le Conseil des églises d’Afrique du Sud ne cessent de dénoncer un "déclin moral" bien plus grave que le prix mirobolant des lunettes de soleil de ceux que l’on surnomme les Gucci révolutionnaires. Les relations peuvent se tisser de manière ouvertement vénale, sourit un avocat d’affaires noir qui préfère garder l’anonymat. On parle de sexe à table, et pas seulement à propos de notre président polygame ! La corruption s’étale…. A tel point que lorsqu’un ancien cadre de De Beer est accusé de corruption par la presse, il lance : "You get nothing for mahala" … (On n’a rien sans rien)." (Le Monde diplomatique, ibid.)

C’est hallucinant ce que rapporte cette citation, notamment l’implication des présidents successeurs de Mandela dans la construction du système de corruption sous leur règne respectif. Mais il faut aussi savoir que la corruption dans  l’ANC  existe à tous les niveaux et à tous les endroits, donnant lieu à des luttes sournoises et violentes comme chez les groupes mafieux. Ainsi, M. Mbeki a profité de sa présidence de l’appareil d’État et de l’ANC pour, au moyen de "coups bas", évincer son ex-premier rival Cyril Ramaphosa en 1990 et a ensuite limogé Zuma, son vice-président, poursuivi en justice pour viol et corruption. Evidemment, ces deux derniers (tout en se combattant mutuellement) ont pu répliquer par des moyens aussi violents qu’obscurs contre leur rival commun. Notamment Zuma, qui a eu beau jeu de se faire passer pour la victime d’un énième complot ourdi par son prédécesseur Mbeki "connu pour ses intrigues" (Le Monde, ibid.). Par ailleurs, on peut mentionner cet acte de violence caractéristique qui a eu lieu en décembre 2012 au Parlement, où en pleine préparation de leur congrès, les membres de l’ANC en sont venus aux mains pour imposer leurs candidats respectifs en faisant voler les chaises et en échangeant des coups de poing.

Et pendant ce temps-là, le "peuple libéré" de l’apartheid reste immergé dans la misère : un sud-africain sur quatre ne mange pas à sa faim et la maladie. "En attendant le niveau de désespoir se voit à l’œil nu. A Khayelitsha, on noie son chagrin dans le gospel, une musique en vogue qui retentit partout, mais aussi dans la dagga (cannabis), le Mandrax ou le tik (méthamphétamine), une drogue qui ravage le ‘township’.  " (Le Monde diplomatique, ibid.)

Quelle sinistre plongée dans l’horreur d’un système économique moribond poussant ainsi ses populations dans l’abime sans issue !

Le SIDA s’invite au milieu de la misère et de la corruption du pouvoir de l’ANC

Entre le milieu des années 1990 et le début des années 2000, la classe ouvrière ne se battait pas seulement contre la misère économique, mais devait aussi faire face à l’épidémie du SIDA. Ce d’autant plus que le chef du gouvernement d’alors, Thabo Mbeki, avait pendant longtemps refusé de reconnaître la réalité de cette maladie, allant ainsi jusqu’à refuser cyniquement de s’investir véritablement contre son développement.

  • "Un autre élément majeur de la situation en Afrique du Sud à partir de 2000 est précisément le déploiement avéré et dévastateur, enfin reconnu publiquement, de l’épidémie de VIH/SIDA. L’Afrique du Sud arbore désormais le triste record de pays le plus contaminé au monde. En décembre 2006, le rapport de l’ONUSIDA et de l’OMS indiquait qu’on estimait à près de 5,5 millions le nombre de personnes séropositives en Afrique du Sud, soit un taux de 18,8 % parmi les adultes âgés de 15 à 49 ans et de 35 % chez les femmes- ce sont elles les plus touchées- qui consultent dans les cliniques anténatales. La mortalité totale dans le pays, toutes causes confondues, a ainsi augmenté de 79 % entre 1997 et 2004 et ce, essentiellement, en raison de l’impact de l’épidémie.
    (…) Au-delà de ce bilan sanitaire calamiteux, le SIDA est devenu l’un des grands problèmes du pays. Il décime la population, laisse orphelins des générations entières d’enfants mais son impact est tel qu’il menace aussi la productivité et l’équilibre social du pays. En effet, la population active est la frange la plus touchée par la maladie et l’absence de revenus générée par l’incapacité d’un adulte de travailler, même de manière informelle, plonge parfois des familles entières dans la misère quand la survie dépend parfois de ces seuls revenus. Des aides sociales sont désormais accordées par l’État aux familles touchées par la maladie mais elles demeurent insuffisantes. (…) Le SIDA a en effet envahi toutes les sphères de la vie sociale et le quotidien de chacun : on est soi-même infecté par la maladie et/ou affecté par la mort d’un proche, d’un voisin, d’un collègue…
    (…) Il me semble que la clôture de la séquence de la négociation qui se dessinait déjà en 1999, avec la publication du GEAR (Growth Employement and Redistribution Program, Programme de croissance, d'emploi et de redistribution) s’est confirmée avec le déni de Thabo Mbeki de reconnaître le lien entre VIH et SIDA en avril 2000. Non pas tant en raison de l’immense controverse que cette déclaration a suscité dans le pays et dans le monde entier mais en raison de l’épidémie, qui représentait pourtant un défi majeur pour la construction du pays et son unité, marquant par-là que celle-ci ne devait plus être, à ses yeux, les principales préoccupations de l’État." (Judith Hayem, ibid.,)

Comme l’illustre ce propos, d’un côté, l’épidémie du SIDA faisait (et continue de faire) des ravages terribles dans les rangs du prolétariat sud-africain et dans les populations (surtout pauvres) en général, de l’autre côté, les responsables gouvernementaux ne se souciaient pas ou seulement partiellement du sort des victimes, alors même que des rapports officiels (de l’ONU) illustraient amplement la présence massive du virus dans le pays. En réalité, le gouvernement de Mbeki était dans le déni en ne voulant même pas voir que le SIDA avait envahi toutes les sphères de la vie sociale, y compris donc le quotidien des forces productives du pays, en l’occurrence la classe ouvrière. Mais le plus cynique dans cette affaire a été la ministre de la santé d’alors :

  • "Fidèle du président d’alors, M. Thabo Mbeki, la ministre de la santé Manto Tshabalala-Msimang (…) n’a aucune intention d’organiser la distribution d’ARV dans le secteur public de santé. Elle argue qu’ils sont toxiques, ou qu’on peut se soigner en adoptant un régime nutritif à base d’huile d’olive, d’ail et de citron. Le conflit aboutit en 2002 devant la Cour constitutionnelle : l’hôpital public est-il autorisé à administrer aux mères séropositives un comprimé de névirapine qui réduit drastiquement le risque que l’enfant soit infecté lors de l’accouchement ? Le gouvernement est condamné. D’autres procès suivront, imposant en 2004 un début de stratégie nationale de traitement.". (Manière de voir, novembre 2015, supplément du Monde diplomatique).

Voilà l’attitude abjecte d’un gouvernement irresponsable face aux millions de victimes du SIDA livrées à elles-mêmes et où il fallut attendre l’intervention de la Cour suprême pour arrêter la folie criminelle des responsables de l’ANC et du gouvernement Mbeki face au développement fulgurant du SIDA qui a largement contribué à la chute de l’espérance de vie qui passait de 48 ans en 2000 à 44 ans en 2008 (où les malades infectés mouraient par centaines chaque jour).

La décomposition du capitalisme aggrave la violence sociale

Les lecteurs de la presse du CCI savent que notre organisation traite régulièrement des conséquences de la décomposition, phase ultime de la décadence du capitalisme sur tous les aspects de la vie de la société. Celles-ci se manifestent plus crument dans certaines zones, en particulier dans l’ancien "Tiers-Monde", où se situe l’Afrique du Sud.

Malgré son statut de première puissance industrielle du continent avec un relatif développement économique, l’Afrique du Sud est un des pays au monde où l’on meurt le plus "facilement" par homicide et les agressions violentes de toutes sortes sont le lot quotidien des populations et, bien entendu, en son sein, de la classe ouvrière. Par exemple, en 2008 l’Afrique du Sud a connu 18148 assassinats, soit un taux de 36,8 pour 100 000 habitants, ce qui place ce pays en sinistre deuxième place derrière le Honduras (en tête avec un taux de 61 pour 100 000 habitants). En 2009, une étude du Conseil sud-africain de la recherche médicale indique que le taux d’homicides de femmes commis par des partenaires de sexe masculin était 5 fois plus élevé que la moyenne mondiale.

Les meurtres s’effectuent de nuit comme de jour en tous lieux, à la maison, dans la rue comme dans les transports, les terrasses de café, les lieux de loisirs (terrains de sports).

Parallèlement aux homicides il y a l’explosion d’autres violences : les violences sexuelles contre les femmes et les enfants se chiffraient en 2008 à 50 265.

Le plus sordide dans cette situation est sans doute le fait que le gouvernement sud-africain s’avère au mieux impuissant, au pire indifférent ou complice quand on sait que des membres de sa propre police participent à ces violences. En effet, en Afrique du Sud, la police est aussi corrompue que les autres institutions du pays et, de ce fait, nombre de flics sont impliqués dans les assassinats crapuleux. En effet, quand la police ne participe pas directement aux meurtres, elle se comporte comme les gangs qui rackettent et tabassent les populations. À tel point que ces dernières, qui subissent quotidiennement les violences, n’ont que peu de confiance dans les forces de l’ordre pour les protéger. Quant à la grande bourgeoisie, nombre de ses membres préfèrent se faire protéger (dans leurs demeures bien barricadées) par des vigiles et autres "agents de sécurité " surarmés, dont des sources indiquent qu’aujourd’hui leur nombre dépasse largement celui de la police nationale.

Le pogrom, summum de la violence

Le pogrom, l’autre volet barbare de la violence sociale, sévit épisodiquement en Afrique du Sud et encore récemment, en 2017. C’est d’autant plus grave que c’est directement la classe ouvrière sud-africaine, très composite depuis plusieurs générations, qui en est affectée. Les pogromistes sont qualifiés par les médias, pêle-mêle, de "laissés-pour compte", de "délinquants/trafiquants", de "précaires/chômeurs…". Bref, un mélange de " déclassés", de "nihilistes" et de simples frustrés, sans espoir et sans conscience prolétarienne. À titre d’exemple, nous rapportons un événement qui s’est produit en 2008. En juin de cette année-là, près d’une centaine de travailleurs immigrés sont morts, victimes de pogroms perpétrés par des bandes armées dans les bidonvilles de Johannesburg. Des groupes munis de couteaux et d’armes à feu s’introduisent à la nuit tombée dans les quartiers délabrés à la recherche de "l’étranger" et se mettent à frapper, à tuer, même à brûler vifs des habitants et chasser des milliers d’autres.

Les premiers massacres ont eu lieu à Alexandra, dans un immense bidonville (township) se situant au pied du quartier d’affaires de Johannesburg, capitale financière de l’Afrique du Sud. Les attaques xénophobes se sont étendues progressivement aux autres localités sinistrées de cette région dans l’indifférence totale des autorités du pays. En effet, il a fallu 15 jours de tueries pour que le gouvernement du président Mbeki se décide à réagir mollement (cyniquement en fait) en envoyant les forces de l’ordre s’interposer dans certaines localités tout en laissant les massacres se poursuivre à d’autres endroits. La plupart des victimes sont originaires des pays voisins (Zimbabwe, Mozambique, Congo, etc.). Il y a près de 8 millions d’immigrés en Afrique du Sud, dont 5 millions de Zimbabwéens qui travaillent (ou à la recherche d’un travail), notamment dans les métiers pénibles comme les mines. Tandis que d’autres sont des précaires qui vivotent en se lançant dans des commerce de survie. Mais ce qu'il y a de plus terriblement inhumain dans ces pogroms est le fait que nombre des victimes se trouvaient sur place parce qu’elles mouraient de faim dans leurs pays d’origine, comme ce zimbabwéen (rescapé) cité par l’hebdomadaire Courrier international du 29 mai 2008 : "Nous mourons de faim et nos voisins sont notre seul espoir. (…) Cela ne sert à rien de travailler au Zimbabwe. On n’y gagne même pas assez pour se loger dans les pires banlieues de Harare (la capitale). (…) Nous sommes prêts à prendre des risques en Afrique du Sud ; c’est notre vie à présent. (…) Mais si nous ne le faisons pas, nous mourrons quand même. Le pain coûte aujourd’hui 400 millions de dollars zimbabwéens (0,44 euros) et un kilo de viande 2 milliards (2,21 euros). Il n’y a plus de bouillie de maïs dans les magasins, et les gens qui travaillent ne peuvent plus vivre de leur salaire."

Voilà l’enfer dans lequel les responsables politiques zimbabwéens et sud-africains ont plongé leurs populations respectives, eux, "panafricanistes" et anciens champions de "la lutte de libération nationale" et de la "défense des peuples opprimés". En effet, non content d’avoir laissé les pogroms se dérouler longtemps avant d’intervenir, l’intervention du gouvernement de l’ANC a en fait consisté à expulser massivement les "travailleurs illégaux" vers leurs pays d’origine, le Zimbabwe en particulier, où ils sont livrés à la répression et à la famine.

Ces épisodes illustrent la destruction des liens sociaux et de la solidarité de classe entre prolétaires propre à la décomposition du capitalisme. Ainsi, on n’a pas entendu parler de manifestations de solidarité de la part la classe ouvrière sud-africaine envers ses frères de classe victimes des pogroms.

Le poids de la crise économique dans les tueries pogromistes et au Zimbabwe

Le gouvernement sud-africain avait sans doute les yeux rivés sur la conjoncture économique où il ne pouvait que faire le constat de son impuissance à sortir de la crise, en dépit de ses multiples et successifs plans d’austérité.

  • "On aurait tort de penser que cette explosion de xénophobie est une simple réaction face à une immigration incontrôlée. C’est aussi la conséquence de l’envol des prix des produits alimentaires, de la chute du niveau de vie, d’un taux de chômage dépassant 30 % et d’un gouvernement qui paraît aveugle à la situation des plus pauvres." (Jeune Afrique du 25 mai 2008)

C’est donc dans ce contexte, où les effets de la crise faisaient des ravages dans les rangs ouvriers et de la population sud-africaine la plus pauvre, que l’on a vu surgir ces actes pogromistes commis par des éléments haineux "anti-étranger", ne trouvant d’autre solution à leur détresse morale et matérielle que la violence aveugle déchainée contre des bouc-émissaires.

Mais surtout comment qualifier la situation économique du Zimbabwe ? Simple crise "économique" passagère ou le signe avant-coureur du futur d’un système en voie de décomposition avancée ? Le caractère inqualifiable de ce qui se passait dans ce pays dans les années 2000 dépasse l’imagination : pour acheter une baguette de pain il fallait remplir un chariot de billets de banque pour l’obtenir ! Certes "l’hyperinflation" a disparu depuis lors, mais la misère est plus que jamais présente. Comme le montre Le bilan économique annuel de 2017 du quotidien français Le Monde : "Près des trois quarts des Zimbabwéens vivent aujourd’hui sous le seuil de pauvreté et 90 % de la population active n’a pas d’emploi formel. Un tiers des enfants sont en retard de croissance. Le SIDA frappe 14,7 % de la population, un chiffre cependant en baisse."

En clair, il s’agit de l’enfer pour les populations, la classe ouvrière en particulier, le même enfer qui dure depuis des décennies dans ce pays totalement ruiné.

Une autre cause importante de la ruine du Zimbabwe se trouve dans l’engagement de ses dirigeants dans la guerre de conquête d’influence que se livrent les puissances impérialistes.

L’importance du facteur impérialiste dans la situation

En effet, l’autre facteur qui vient affecter le budget de ces deux États, c’est la recherche d’influence impérialiste de leurs dirigeants. D’ailleurs, si nous évoquons la "question impérialiste", ici, c’est avant tout parce qu’elle a une incidence sur les rapports entre les classes, alors que la bourgeoisie fait subir à la classe ouvrière le poids de l'économie de guerre à l’intérieur et, à l’extérieur, avec les tueries. En clair, les gouvernements respectifs de l’Afrique du Sud et du Zimbabwe rivalisent avec les puissances impérialistes (grandes et petites) qui cherchent à contrôler les régions d’Afrique Australe et des Grands Lacs, en s’autoproclamant "gendarmes locaux". Ainsi, ces deux pays se sont massivement impliqués dans les guerres qui ont ravagé cette zone dans les années 1990/2000 et qui ont engendré plus de 8 millions de morts. C’est dans cette optique que le président zimbabwéen Robert Mugabe s’est lancé dans la guerre en République Démocratique du Congo qui a duré des années, où il expédié quelque 15 000 hommes, avec un coût exorbitant évalué à 1 million de dollars par jour (représentant sur une année 5, 5 % du PIB). Cette aventure militaire désastreuse fut sans doute un élément accélérateur de la ruine totale de l’économie du Zimbabwe, alors que ce pays était considéré jusque dans les années 1990 comme le "grenier" de l’Afrique australe. Par ailleurs, parmi les causes de la dégradation de la situation économique du Zimbabwe il faut aussi souligner l’embargo total imposé par les puissances impérialistes occidentales contre "le régime dictatorial" de Robert Mugabe. En effet, celui-ci a refusé de se conformer au "modèle de gouvernance démocratique" occidental en ayant tout fait pour s’accrocher au pouvoir du pays qu’il a dirigé pendant 37 ans jusqu’à l’âge de 93 ans, entre 1980 et fin 2017 où il est forcé de démissionner.[9] De fait, le régime de Mugabe n’avait que la Chine (et l’Afrique du Sud dans une moindre mesure) comme partenaire décisif qui lui fournit tout et le protège militairement et politiquement sans "s’ingérer" dans ses affaires internes.

En ce qui concerne le rôle spécifique de l’Afrique du Sud dans les guerres impérialistes en Afrique, nous renvoyons à la Revue internationale n° 155 et 157. Rappelons que, déjà avant leur arrivée au pouvoir, Mandela et ses compagnons s’impliquaient pleinement dans des menées impérialistes. Ils ont ensuite continué, par exemple, en allant jusqu’à disputer à la France, dans les années 1990/2000, son influence en Centrafrique dans la région des Grands Lacs.

Retour sur les grèves et autres mouvements sociaux

Une des caractéristiques majeures de l’Afrique du Sud depuis l’époque de l’apartheid est que, même en l'absence de grèves, la tension sociale débouche soit sur des manifestations, soit d’autres types d’affrontements violents. Par exemple, selon les données de la police, le pays a connu trois émeutes par jour (en moyenne) entre 2009 et 2012. D’après un chercheur sud-africain cité par Le Monde diplomatique, cela correspond une augmentation de 40 % par rapport à la période 2004-2009. Cette situation est sans doute en lien avec la violence des rapports qui existaient déjà entre les empires coloniaux et les populations de ce pays, et cela bien avant l’instauration officielle de l’apartheid, où les dirigeants successifs à la tête de l’État sud-africain ont toujours eu recours à la violence pour imposer leur ordre, ordre bourgeois bien entendu[10]. Cela se vérifie amplement à travers l’histoire de la lutte de classe en Afrique du Sud, sous l’ère du capitalisme industriel. En effet, la classe ouvrière a connu ses premiers morts (4 mineurs d’origine britannique) lorsqu’elle déclencha sa première grève à Kimberley, "capitale diamantaire", en 1884.

De son côté, la population, en l’occurrence la partie noire très majoritaire de la classe ouvrière, a toujours été acculée à la violence, notamment pendant l’apartheid, où sa dignité humaine fut simplement niée sous prétexte hérité des rapports esclavagistes qu’elle appartiendrait à une "race inférieure". De ce fait, au regard de tous ces facteurs, on peut parler de "culture de la violence" comme élément constitutif des rapports entre la bourgeoisie et la classe ouvrière en Afrique du Sud. Et le phénomène persiste et s’amplifie aujourd’hui, c'est-à-dire sous le règne du pouvoir de l’ANC.

Répression sanglante du mouvement de grève à Marikana en 2012

Ce mouvement fut précédé par d’autres grèves plus ou moins significatives, comme celle de 2010, impliquant les ouvriers chargés de construire les stades pour accueillir la Coupe du monde de football. Un mouvement de grève fut lancé par les syndicats du secteur en menaçant de ne pas terminer les travaux avant le début officiel des compétitions. Par ce "chantage syndical", les ouvriers grévistes purent obtenir des augmentations de salaire conséquentes (de 13 à 16 %). Il y avait un fort mécontentement dans tout le pays face à la dégradation des conditions de vie de la population et c’est dans ce contexte, deux ans après le coup de sifflet final de la coupe du monde, que la grève a éclaté à Marikana. En effet, depuis le 10 août 2012, les employés du puits de Marikana se sont mis en grève afin de soutenir les moins payés d’entre eux en réclamant que soit porté le salaire minimum à 1250 euros. Une revendication rejetée par le patronat minier et par le NUM (le plus important des syndicats affiliés au Cosatu).

  • "La tension sociale est palpable depuis que, le 16 août 2012, la police a tué trente-quatre mineurs (et soixante-dix-huit blessés) en grève à Marikana, une mine de platine proche de Johannesburg. Pour la population, quel symbole ! Les forces d’un État démocratique et multiracial, dirigé depuis 1994 par le Congrès national africain (African National Congress, ANC), tiraient sur des manifestants, comme au temps de l’apartheid ; sur ces travailleurs qui constituent sa base électorale, l’écrasante majorité noire et démunie de l’Afrique du Sud. Dans ce pays industrialisé, seul marché émergent au sud du Sahara, les ménages pauvres, à 62 % noirs et à 33 % métis, représentent plus de vingt-cinq millions de personnes, soit la moitié de la population du pays, selon des chiffres publiés fin novembre par les institutions nationales.
    L’onde de choc est comparable à celle du massacre de Sharpeville, dont les événements de Marikana ont réveillé le souvenir. Le 21 mars 1960, la police du régime d’apartheid (1948-1991) avait tué soixante-neuf manifestants noirs qui protestaient dans un township contre le "pass" imposé aux non Blancs" pour se rendre en ville. Quand la nouvelle du drame était arrivée au Cap, la population de Langa, un township noir, avait réduit les bâtiments publics en cendres.
    Les mêmes réactions en chaîne se produisent aujourd’hui. Dans le sillage de Marikana, les employés des secteurs des mines, des transports et de l’agriculture multiplient les grèves sauvages. (…) Résultat : vignobles incendiés, magasins pillés et épreuve de force avec la police. Le tout sur fond de licenciement des grévistes. (…) Chez Lonmin, les mineurs ont décroché, après six semaines d’action, une augmentation de 22 % et une prime de 190 euros.
    (…) Aujourd’hui, les syndicats noirs, forts de plus de deux millions d’adhérents, réclament au gouvernement une vraie politique sociale et des meilleures conditions de travail pour tous. Mais, particularité sud-africaine, ils sont… au pouvoir. Avec le Parti communiste sud-africain et l’ANC, ils constituent depuis 1990 une alliance tripartite "révolutionnaire" censée œuvrer à la transformation de la société. Communistes et syndicalistes représentent l’aile gauche de l’ANC, que le parti s’efforce de brider en distribuant le pouvoir. Les dirigeants communistes occupent ainsi régulièrement des postes ministériels, tandis que ceux du Cosatu siègent au comité exécutif national de l’ANC. Leur contestation de la gestion libérale de l’économie par l’ANC y perd en crédit.
    (…) Pour la première fois, à Marikana, le Syndicat national des mineurs (National Union of Minworkers, NUM), affilié au Cosatu et parmi les plus importants du pays, a été débordé par un conflit social
    [11]. (Pour un entrepreneur), " la politisation des conflits sociaux, qui entraînent la remise en cause de l’ANC ou de ses dirigeants, fait peur aux grands groupes miniers ". (Le Monde diplomatique, ibid.)

Il s’agit là d’un récit implacable des événements tragiques de Marikana. À travers cette grève, on a assisté, une nouvelle fois, à une vraie confrontation de classes, entre la nouvelle bourgeoisie au pouvoir et la classe ouvrière sud-africaine. En effet, déjà, sans provoquer beaucoup de bruit, lors d’un mouvement de grève en 1998-99, le gouvernement de Mandela en personne, avait massacré une douzaine d’ouvriers. Mais cette fois la tragédie de Marikana est d’une ampleur sans précédent et riche d’enseignements que nous ne pouvons pas tous tirer dans le cadre de cet article. Ce nous voulons commencer par dire, c'est que les mineurs qui sont morts ou ont été blessés en se soulevant contre la misère imposée par leur ennemi de classe méritent hommage et grand salut de la part leurs frères de classe. Par ailleurs, aucun des donneurs d’ordre de cette tuerie n’a été condamné et le président de l’ANC M. Jacob Zuma s’est contenté de nommer une commission d’enquête qui a attendu deux ans pour rendre son rapport en préconisant simplement (cyniquement) : "Une enquête criminelle sous la direction du parquet à l’encontre de la police qui pointe les responsabilités de Lonmin. Elle exonère en revanche les responsables politiques de l’époque. " (Manière de voir, supplément du Monde diplomatique)

Ce conflit nous montre l'ancrage profond et définitif de l’ANC dans le giron du capital national sud-africain, pas seulement au niveau de l’appareil d’État, mais aussi pour ses membres à titre individuel. Ainsi, on avait précédemment montré (voir notre chapitre sur la "corruption") que nombre de dirigeants de l’ANC se trouvaient à la tête de grandes fortunes ou d’entreprises prospères. Ainsi, lors du mouvement de Marikana, les mineurs durent se heurter aux intérêts de grands patrons dont Doduzane Zuma (fils de l’actuel chef d’État sud-africain), à la tête de "JLC Mining Services", très présent dans cette filière. Dès lors, on comprend mieux pourquoi ce patron et sa compagnie rejetaient catégoriquement d’admettre le bien-fondé des revendications des grévistes en misant d’abord sur la répression policière et le travail de sape des syndicats proches de l’ANC pour venir à bout de la grève. En effet, dans ce conflit, on a pu voir le comportement abject et totalement hypocrite du Cosatu et du Parti communiste, faisant semblant de "soutenir" le mouvement de grève, alors même que le gouvernement dont ils sont des membres décisifs lançait ses chiens sanguinaires sur les grévistes. En réalité, la gauche gouvernementale était préoccupée avant tout par l’irruption dans le mouvement d’une minorité radicalisée de sa base syndicale tendant à échapper à son contrôle.

  • "Le président Jacob Zuma ne s’est déplacé que quelques jours après les faits. Et il n’a pas rencontré les mineurs, mais la direction de Lonmin. Son ennemi politique, M. Julius Malema, 31 ans, ex-président de la ligue des jeunes de l’ANC, exclu du parti en avril pour "indiscipline", en a profité pour occuper le terrain. Se faisant le porte- parole de la base déçue, il a pris le parti des grévistes. Il les a accompagnés au tribunal, où ils ont dans un premier temps été eux-mêmes, accusés de meurtre, en vertu d’une ancienne loi anti-émeute de l’apartheid. Cette loi permettait de retourner une accusation de meurtre contre de simples manifestants, en leur reprochant d’avoir provoqué les forces de sécurité. Au vu du tollé, le chef d’inculpation visant deux cent soixante-dix mineurs a finalement été levé et une commission d’enquête nommée. M. Malema a saisi cette occasion pour appeler une énième fois à la nationalisation des mines et pour dénoncer la collusion entre pouvoir, bourgeoisie noire, syndicats et "grand capital "". (Le Monde diplomatique, ibid.)

En clair, d’un côté, on voit le président Zuma sans pitié contre les grévistes en évitant même de les rencontrer, de l’autre côté, on voit ce jeune Malema[12] profiter de son exclusion de l’ANC pour se radicaliser à outrance dans le seul but de récupérer les ouvriers scandalisés et révoltés par l’attitude des forces gouvernementales dans ce conflit. Pour ce faire, il a poussé à la création du nouveau syndicat des mineurs (AMCU) en opposition radicale au NUM (lié au pouvoir). Ceci explique l’attitude hautement manœuvrière et très acrobatique de l’aile gauche de l’ANC qui voulait simultanément assumer ses responsabilités gouvernementales et préserver de sa "crédibilité" auprès des grévistes syndiqués, en particulier sa base militante. De même que, sur le fond, il s’agit là d’une "division du travail" entre les dirigeants de l’ANC dans le but de briser le mouvement au cas où les morts n’y auraient pas suffi.

Que dire aussi de l’aspect symbolique de cette tuerie ? En effet, comme l’a fait remarquer la citation ci-avant, quel symbole pour la population ! Les forces d’un État démocratique et multiracial, tiraient sur des manifestants comme au temps de l’apartheid ! En effet, comme le montre ce témoin (visiblement un rescapé du carnage) : "Je me souviens qu’un de nos gars nous a dit : "Rendons-nous" en levant les bras en l’air, déclare un témoin. Une balle l’a touché aux deux doigts, là. Il est tombé à terre. Puis il s’est relevé et a répété : "Messieurs, rendons-nous". Une deuxième fois, les flics l’ont touché à la poitrine, et il est tombé à genoux. Il a essayé de se lever encore une fois, et une troisième balle l’a touché au flanc. Là, il s’est écroulé, mais il tentait encore de bouger…L’homme juste derrière lui, qui voulait lui aussi se rendre, a alors pris une balle en pleine tête, et s’est effondré à côté de l’autre gars." (Manière de voir –Le Monde diplomatique)

La voilà, la police de l’ANC, face à la classe ouvrière en lutte, reprenant la même méthode, la même cruauté que le régime d’apartheid.

Pour nous, révolutionnaires marxistes, ce que montre en définitive le comportement des dirigeants sud-africains actuels dans cette boucherie est qu’avant d’être de telle ou telle couleur de peau, les oppresseurs des grévistes sont avant tout des barbares capitalistes défendant les intérêts de la classe dominante, ce pourquoi Mandela et ses compagnons ont été mis à la tête de l’État sud-africain par tous les représentants du grand capital du pays. On peut également voir dans cet événement tragique pour la classe ouvrière un autre aspect bien plus symbolique (dans cet ex-pays d’apartheid) : le fait que le chef de la police qui a dirigé les opérations sanglantes contre les grévistes était une femme noire. Cela nous montre, une fois de plus, que le vrai clivage n’est nullement racial ou de genre mais de classes, entre la classe ouvrière (de toutes couleurs) et la classe bourgeoise. Et n’en déplaise à tous ceux qui prétendaient (ou croient encore) que les dirigeants de l’ANC (Mandela compris) auraient et défendraient les mêmes intérêts que la classe ouvrière sud-africaine noire.

Quant à cette dernière, noire ou blanche, elle doit savoir qu’avant et après la tragédie de Marikana, elle a toujours sur son chemin le même ennemi, à savoir la classe bourgeoise qui l’exploite, la matraque et n’hésite pas à l’assassiner le cas échéant. C’est ce que font les dirigeants actuels de l’ANC et c’est ce qu’avait fait Nelson Mandela quand il gouvernait lui-même le pays. Certes ce dernier est mort  en 2014, mais son héritage est bien assuré et assumé par ses successeurs. Autrement dit, jusqu’à sa mort, Mandela fut la référence et l’autorité politique et "morale" des responsables de l’ANC. De même, il fut l’icône de tous les régimes capitalistes de la planète qui, d’ailleurs, l’avaient honoré et adoubé en lui attribuant "Le Prix Nobel de la Paix", en plus d’autres titres comme "héros de la lutte anti-apartheid et d’homme de paix et de réconciliation des peuples d’Afrique du Sud". Par conséquent, ce fut tout ce beau monde capitaliste (du représentant de la Corée du Nord jusqu’au président américain Obama en passant par le représentant du Vatican) qui était présent à ses obsèques pour lui rendre un dernier hommage pour "service rendus".

Au terme de cet article, mais aussi de la série qui en comprenait quatre, il s’agit à présent de conclure ce que nous avons voulu être une "contribution à une histoire du mouvement ouvrier".

Quel bilan tirer ?

Étant donné l’ampleur des questions posées et traitées dans cette série, il faudrait au moins un article supplémentaire pour tirer tous les enseignements qui s’imposent. Nous nous limiterons ici à n'exposer succinctement que quelques éléments de bilan en essayant de mettre en exergue les plus importants.

La question de départ était : existe-t-il une histoire de luttes de classes en Afrique du Sud ?

Nous pensons l’avoir mis en évidence en fouillant dans l’histoire du capitalisme en général et dans celle du capitalisme sud-africain en particulier. Pour ce faire, nous avons sollicité d’emblée l’éclairage de la révolutionnaire marxiste Rosa Luxemburg sur les conditions de naissance du capitalisme sud-africain (cf. L’Accumulation du capital, tome 2), et par la suite, nous nous sommes appuyés sur diverses sources de chercheurs dont les travaux nous semblent cohérents et crédibles. Le capitalisme existait bel et bien en Afrique du Sud dès le 19e siècle et il avait engendré deux classes historiques, à savoir la bourgeoisie et la classe ouvrière qui n’ont jamais cessé de s’affronter, depuis plus d’un siècle de face à face. Le problème ensuite était qu’on n’entendait jamais parler de luttes de classes, du fait notamment du système monstrueux que fut l’apartheid contre lequel Nelson Mandela et ses compagnons s’opposaient au nom de la "lutte pour la libération nationale". Et nous écrivions ceci dans le premier article de la série[13] : "L’image médiatique de Mandela voile tout le reste, à tel point que l’histoire et les combats de la classe ouvrière sud-africaine avant et pendant l’apartheid sont carrément ignorés ou déformés en étant systématiquement catégorisés dans la rubrique "luttes anti-apartheid ou "luttes de libération nationale.""

Les lecteurs qui ont pu lire l’ensemble de cette contribution peuvent constater la réalité patente de luttes de classes véritables et de nombreux combats victorieux ou glorieux de la classe ouvrière en Afrique du Sud. Dans ce sens, nous voulons insister plus particulièrement sur deux temps forts de la lutte de classe menée par le prolétariat sud-africain : d’une part, pendant et contre la Première Guerre mondiale et, d’autre part, ses combats décisifs au moment de la reprise internationale de la lutte de classe dans les années 1960/70, ce après la longue période contre-révolutionnaire.

Dans le premier cas, une minorité de la classe ouvrière manifesta, dès l’éclatement de la guerre 1914/18, son esprit internationaliste et son activité en appelant à s’opposer à cette boucherie impérialiste[14]. "En 1917, une affiche fleurit sur les murs de Johannesburg, convoquant une réunion pour le 19 juillet : "venez discuter des points d’intérêt commun entre les ouvriers blancs et les indigènes". Ce texte est publié par l’International Socialist League (ISL), une organisation syndicaliste révolutionnaire influencée par les IWW américains (…) et formée en 1915 en opposition à la Première Guerre mondiale et aux politiques racistes et conservatrices du parti travailliste sud-africain et des syndicats de métiers". C’était là un acte exemplaire de solidarité de classe face à la première boucherie mondiale. Ce geste prolétarien et internationaliste est d’autant plus fort quand on sait par ailleurs que cette même minorité fut à l’origine de la création du Parti communiste sud-africain, véritablement internationaliste avant d’être "stalinisé" définitivement à la fin des années 1920.

Dans le second cas, des luttes massives dans les années 1970/80 vont jusqu'à ébranler le système d’apartheid, avec un point d’orgue : le mouvement de Soweto de 1976[15]. "Les événements de Soweto, de juin 1976, allaient confirmer le changement politique en cours dans le pays. La révolte des jeunes du Transvaal s’ajouta à la renaissance du mouvement ouvrier noir pour déboucher sur les grands mouvements sociaux et politiques des années quatre-vingt. Après les grèves de 1973, les affrontements de 1976 ferment ainsi la période de la défaite."

À un moment donné, le niveau de la combativité et de la conscience ouvrière avait fait "bouger les lignes" du rapport des forces entre les deux classes historiques. Et la bourgeoisie en prit acte lorsqu’elle décida le démantèlement du système d’apartheid, se traduisant par la réunification de toutes les fractions du capital en vue de faire face à la déferlante de la lutte de la classe ouvrière. Très concrètement, pour parvenir à ce stade de développement de sa combativité et de sa conscience de classe, la classe ouvrière dut prendre en main ses luttes en se dotant, par exemple, de comités de lutte (les tonitruants CIVICS ) par centaines dans lesquels s’exprimaient son unité et sa solidarité de classe durant la lutte en dépassant, de fait et dans une large mesure, la "question raciale" en son sein. Ces CIVICS, une haute expression du mouvement de Soweto, sont l’aboutissement d’un processus de maturation commencé dans la foulée des luttes massives des années 1973/74.

Pour faire face à ce magnifique combat ouvrier, la bourgeoisie, elle, a pu compter, particulièrement, sur la redoutable arme du "syndicalisme de base", sans jamais oublier pour autant son arsenal répressif.

Bien qu’éloigné géographiquement des bataillons les plus expérimentés et concentrés du prolétariat mondial dans les vieux pays capitalistes, le prolétariat sud-africain a fait la preuve, dans la pratique, de sa capacité à assumer un rôle très important dans le chemin qui mène au renversement du capitalisme et à l’instauration du communisme. Certes, on sait que le chemin sera long et chaotique et les difficultés énormes. Mais il n’en existe pas d’autre.

Lassou (fin 2017)


[1] Voir Revue internationale n° 158, l’article « Du mouvement de Soweto en 1976 à l’arrivée au pouvoir de l’ANC en 1993 ».

[2] Revue internationale, n° 158, ibid.

[3] Il s’agit notamment des dirigeants ou membres du COSATU issus de la FOSATU (Federation of South African Trade Unions), comme on peut le lire dans la Revue internationale n° 158 : "En effet, la COSATU fit usage de son "génie" pernicieusement efficace au point de se faire entendre simultanément par l’exploité et l’exploiteur en parvenant ainsi à "gérer" astucieusement les conflits entre les deux véritables protagonistes, mais au service, en dernière analyse, de la bourgeoisie. (…) Il (ce courant syndical) a développé au début des années quatre-vingt un projet syndical original et ce, à partir d’une conception explicitement indépendante des principales forces politiques ; il s’est formé à partir de réseaux d’intellectuels et d’étudiants (…) en se voulant à la fois "gauche syndicale" et "gauche politique" et que nombre de ses dirigeants furent influencés par l’idéologie trotskiste et stalinienne critique."

[4] Judith Hayem, La figure ouvrière en Afrique du Sud, Editions Karthala, 2008, Paris. Selon son éditeur, Judith Hayem est anthropologue, maître de conférences à l’Université de Lille 1 et membre du CLERSE-CNRS. Spécialiste des questions ouvrières, elle a réalisé des enquêtes d’usine en Afrique du Sud, mais aussi en Angleterre, aux États-Unis et en France. Depuis 2001, elle poursuit ses recherches en Afrique du Sud autour des mobilisations en faveur de l’accès aux soins du VIH/SIDA dans les mines.

[5] D’ailleurs, 10 ans après cet épisode, les diverses composantes de l’ANC sont encore ensemble à la tête du gouvernement sud-africain, du moins au moment où nous écrivons ces lignes à l’automne 2017.

[6] Judith Hayem, Iibid.

[7] C’est en note de bas de page que l’auteur cité précise le nombre des victimes en ces termes : "On estime que 11 à 12 personnes ont perdu la vie, et que de nombreuses autres, grévistes ou non-grévistes, et main d’œuvre de remplacement furent blessés". Et le tout sans aucun commentaire, comme si l’auteur cherchait à minimiser l’importance du massacre ou à préserver l’image du responsable en chef Mandela, "l’icône des démocrates".

[8]Le Monde diplomatique, mars 2013.

[9] Encore actuellement (début août 2018), au moment de sa publication et donc postérieurement à la rédaction de cet article, lors des élections législatives, le Zimbabwe est en proie à une nouvelle flambée de violences et à une répression sanglante de l’armée contre les manifestations des "opposants" aux dignes successeurs du régime massacreur de Mugabe.

[10] Voir le premier article de cette série dans la Revue internationale, n°154 qui montre (entre autres exemples), que pour venir à bout d’un mouvement de grève des mineurs en 1922, le gouvernement sud-africain décréta la loi martiale et regroupa environ 60 000 hommes équipés de mitrailleuses, canons, chars et même des avions. Lors de la répression de cette grève, 200 ouvriers ont été tués et des milliers d’autres blessés ou emprisonnés.   

[11] En fait, le NUM a été débordé par une nouvelle organisation indépendante, à savoir l’association des travailleurs des mines et de la construction l'AMCU (Association of Mineworkers and Construction) créée à l'initiative d'un certain Malema. Un syndicat de base qui a pris l’initiative de la grève en opposition frontale avec le NUM et le gouvernement de l’ANC en se révélant très combatif, y compris dans les affrontements armés avec les forces de l’ordre.  Il s’agissait au départ d’un groupe d’ouvriers qui ne supportaient plus la dégradation de leurs conditions de travail mais aussi et surtout la complicité entre le NUM et le patronat minier et, ce faisant, ils ont été massivement suivis par leurs camarades mineurs, ralliant même des membres du syndicat officiel.

[12] Le même Julius Malema a créé depuis lors son propre mouvement politique dit « Combattants pour la liberté économique » (Economique Freedom Fighters), un mélange de populisme radical, de nationalisme (noir) et de « socialisme » (de type stalinien) en projetant de nationaliser l’économie au « profit des pauvres ». Par ailleurs, il est souvent à la tête des manifestations contre le gouvernement Zuma, comme celle du 12 avril 2017 à Pretoria réunissant plus de 100 000 personnes (selon la presse), "une grosse foule à dominante noire vêtue de rouge, la couleur des EFF". 

[13] Voir Revue internationale n° 154, l’article « De la naissance du capitalisme à la veille de la Seconde Guerre mondiale ».

[14] Voir Revue internationale n° 154, ibid.

[15] Voir Revue internationale n° 158, ibid.

Géographique: 

  • Afrique du Sud [29]

Rubrique: 

Histoire du mouvement ouvrier

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[1] https://fr.internationalism.org/files/fr/fr_163_v6.pdf [2] https://fr.internationalism.org/content/9951/nouvelle-recession-capital-exige-davantage-sacrifices-proletariat#sdfootnote1anc [3] https://fr.internationalism.org/content/9987/mouvement-social-au-chili-lalternative-dictature-ou-democratie-impasse [4] https://www.theatlantic.com/international/archive/2019/11/escalating-violence-hong-kong-protests/601804/ [5] https://fr.internationalism.org/content/9991/cordobazo-argentin-mai-1969-maillon-dune-chaine-mobilisations-ouvrieres-a-travers-monde#_ftnref12 [6] https://fr.internationalism.org/content/9960/bilan-du-mouvement-des-gilets-jaunes-mouvement-interclassiste-entrave-a-lutte-classe [7] https://fr.internationalism.org/content/9921/resolution-rapport-forces-entre-classes-2019 [8] https://fr.internationalism.org/icconline/201802/9665/nationalisme-kurde-autre-pion-conflits-imperialistes-partie-i [9] https://fr.internationalism.org/en/tag/5/445/syrie [10] https://www.marxists.org/francais/inter_com/1921/ic3_02.htm [11] https://fr.internationalism.org/rinte80/vague.htm [12] https://www.sinistra.net/lib/bas/progco/qioe/qiooipubuf.html [13] https://fr.internationalism.org/content/9906/internationalisme-ndeg-7-annee-1946-a-propos-du-1er-congres-du-parti-communiste [14] https://fr.internationalism.org/en/tag/conscience-et-organisation/troisieme-internationale [15] https://fr.internationalism.org/en/tag/approfondir/vague-revolutionnaire-mondiale-1917-23 [16] https://fr.internationalism.org/en/tag/heritage-gauche-communiste/lutte-proletarienne [17] https://fr.internationalism.org/rint11/groupes_proletariens.htm [18] https://fr.internationalism.org/rinte22/conference.htm [19] https://en.internationalism.org/wr/293_wpiran.html [20] https://fr.internationalism.org/rinte28/mpp.htm [21] https://fr.internationalism.org/rinte32/pci.htm [22] https://fr.internationalism.org/rinte83/cbg.htm [23] https://fr.internationalism.org/icconline/2007/gci [24] https://fr.internationalism.org/rinte121/regr-bipr.htm [25] https://fr.internationalism.org/rinte45/fecci.htm [26] https://fr.internationalism.org/en/tag/structure-du-site/series [27] https://fr.internationalism.org/en/tag/histoire-du-mouvement-ouvrier/mai-1968 [28] https://fr.internationalism.org/en/tag/approfondir/mai-1968 [29] https://fr.internationalism.org/en/tag/5/434/afrique-du-sud