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L’appel téléphonique de Trump à Erdogan, le 6 octobre, a donné le "feu vert" à la Turquie pour une invasion majeure du nord de la Syrie et une opération de nettoyage brutale contre les forces kurdes qui contrôlaient jusqu’ici la région avec le soutien des États-Unis. Il a provoqué une tempête d’indignation à la fois parmi les "alliés" des États-Unis en Europe ainsi qu’au sein d’une grande partie de l’appareil militaire et politique à Washington, notamment de l’ancien secrétaire à la défense de Trump, James Mattis "le chien fou". La principale critique à l’égard de l’abandon des Kurdes par Trump a été la perte de toute crédibilité des États-Unis en tant qu’allié sur lequel compter : en bref, que c’est un désastre sur le plan diplomatique. Mais on craint aussi que le retrait des Kurdes n’entraîne une renaissance des forces islamiques dont l’endiguement a été presque exclusivement le fait des forces kurdes soutenues par la puissance aérienne américaine. Les Kurdes détiennent des milliers de prisonniers de Daesh et plus d’une centaine d’entre eux se sont déjà évadés de prison[1].
L’action de Trump a tiré la sonnette d’alarme au sein de parties significatives de la bourgeoisie américaine, accroissant davantage les craintes que son style de présidence imprévisible et égocentrique devienne un réel danger pour les États-Unis, voire qu’il perde le peu de "stabilité mentale" qu’il possède, sous son mandat et surtout sous la pression de l’actuelle campagne de destitution contre lui. Certes, son comportement devient de plus en plus incontrôlable : il étale non seulement son ignorance quand il affirme que "les Kurdes ne nous soutenaient pas au débarquement de Normandie", mais adopte aussi des manières de petit truand (comme avec sa lettre avertissant Erdogan de ne pas se comporter comme un idiot ou un dur, que le dirigeant turc a rapidement jeté à la poubelle, ou ses menaces de détruire l’économie turque). Il gouverne à coups de tweets, prend des décisions impulsives, ne tient pas compte des conseils de son entourage pour ensuite faire marche arrière, comme en témoignent également l’envoi précipité de Pence et Pompeo à Ankara pour bricoler un cessez-le-feu dans le nord de la Syrie.
Mais ne nous attardons pas trop sur la personnalité de Trump. En premier lieu, il n’est que l’expression de la décomposition progressive qui impacte fortement sa classe, un processus qui partout fait surgir des "hommes forts" qui excitent les plus basses passions, se vantent de leur mépris de la vérité et des règles traditionnelles du jeu politique, de Duterte à Orban, de Modi à Boris Johnson. Même si Trump a sauté sur l’occasion avec Erdogan, la politique de retrait des troupes du Moyen-Orient n’est pas son invention, mais remonte à l’administration Obama qui a reconnu l’échec total de la politique américaine au Moyen-Orient depuis le début des années 1990 et la nécessité de réorienter sa politique impérialiste en Asie à partir de l’Extrême-Orient afin de contrer la menace croissante de l’impérialisme chinois.
La dernière fois que les États-Unis ont donné leur "feu vert" au Moyen-Orient, c’était en 1990, lorsque l’ambassadeur américain, April Glaspie, a fait savoir que les États-Unis n’interviendraient pas si Saddam Hussein marchait sur le Koweït. C’était un piège bien organisé, tendu avec l’idée de mener une opération massive dans la région et d’obliger ses partenaires occidentaux à se joindre à une grande croisade. C’était un moment où, après l’effondrement du bloc russe en 1989, le bloc occidental commençait déjà à s’effriter et les États-Unis, en tant que seule superpuissance restante, devaient affirmer leur autorité par une démonstration spectaculaire de force. Guidée par une idéologie "néoconservatrice" presque messianique, la première guerre du Golfe a été suivie de nouvelles aventures militaires, en Afghanistan en 2001 et en Irak en 2003. Mais le soutien décroissant de ses anciens alliés à ces opérations, et surtout le chaos total qu’elles ont provoqué au Moyen-Orient, piégeant les forces américaines dans des conflits ingérables contre les insurrections locales, a démontré la forte diminution de la capacité des États-Unis à contrôler la planète. En ce sens, il y a une logique derrière les actions impulsives de Trump, soutenues par des secteurs considérables de la bourgeoisie américaine qui a reconnu que les États-Unis ne peuvent pas régner sur le Moyen-Orient en posant leurs bottes sur le sol ou par leur puissance de feu aérienne. Elle s’appuiera de plus en plus sur ses alliés les plus fiables dans la région (Israël et l’Arabie saoudite) pour défendre ses intérêts par l’action militaire, dirigée en particulier contre la montée en puissance de l’Iran (et, à plus long terme, contre la présence potentielle de la Chine comme concurrent sérieux dans cette région).
La "trahison" des Kurdes
Le cessez-le-feu négocié par Pence et Pompeo (qui, selon Trump, sauvera des "millions de vies") ne modifie pas vraiment la politique d’abandon des Kurdes puisque son but est simplement de donner aux forces kurdes la possibilité de battre en retraite pendant que l’armée turque affirme son contrôle sur le nord du pays. Il faut dire que ce genre de "trahison" n’est pas nouveau. En 1991, dans la guerre contre Saddam Hussein, les États-Unis, sous la direction de Bush senior, ont encouragé les Kurdes du nord de l’Irak à s’élever contre le régime de Saddam pour ensuite laisser Saddam au pouvoir, désireux et capable d’écraser le soulèvement kurde avec la plus grande sauvagerie. L’Iran a également essayé d’utiliser les Kurdes d’Irak contre Saddam. Mais toutes les puissances de la région, comme les puissances mondiales qui les soutiennent, se sont toujours opposées à la formation d’un État unifié du Kurdistan, ce qui signifierait la rupture des arrangements nationaux existants au Moyen-Orient.
Les forces armées kurdes, quant à elles, n’ont jamais hésité à se vendre au plus offrant. C’est ce qui se passe sous nos yeux : la milice kurde s’est immédiatement tournée vers la Russie et le régime d’Assad lui-même pour les protéger de l’invasion turque.
C’est d’ailleurs le sort de toutes les luttes de "libération nationale" depuis au moins la Première Guerre mondiale : elles n’ont pu prospérer que sous l’aile de l’une ou l’autre puissance impérialiste. La même nécessité s’applique tout particulièrement au Moyen-Orient : le mouvement national palestinien a sollicité le soutien de l’Allemagne et de l’Italie dans les années 1930 et 1940, de la Russie pendant la guerre froide, de diverses puissances régionales avec le désordre mondial provoqué par l’effondrement du système des blocs. Entre-temps, la dépendance du sionisme au soutien impérialiste (principalement, mais pas seulement) des États-Unis, n’a pas besoin d’être démontrée, mais ne fait pas exception à la règle générale. Les mouvements de libération nationale peuvent adopter de nombreuses bannières idéologiques (stalinisme, islamisme, voire, comme dans le cas des forces kurdes au Rojava, une sorte d’anarchisme), mais ils ne peuvent que piéger les exploités et les opprimés dans les guerres sans fin du capitalisme à son époque de déclin impérialiste[2].
Une perspective de chaos impérialiste et de misère humaine
Le bénéficiaire le plus évident du retrait américain du Moyen-Orient est la Russie. Au cours des années 1970 et 1980, l’URSS avait été contrainte de renoncer à la plupart de ses positions au Moyen-Orient, en particulier à son influence en Égypte et surtout à ses tentatives de contrôler l’Afghanistan. Son dernier avant-poste, point d’accès vital à la Méditerranée, était la Syrie et le régime d’Assad, lui-même menacé d’effondrement par la guerre qui a balayé le pays après 2011 et qui a permis les avancées des rebelles "pro-démocratie" et surtout de l’État islamique. L’intervention massive de la Russie en Syrie a sauvé le régime d’Assad et rétabli son contrôle sur la majeure partie du pays. Mais il est douteux que cela ait pu être possible si les États-Unis, souhaitant éviter de s’enliser dans un autre bourbier après l’Afghanistan et l’Irak, n’avaient pas de fait cédé le pays aux Russes. Cela a généré des divisions majeurs au sein de la bourgeoisie américaine, avec certaines de ses factions plus établies dans l’appareil militaire encore profondément soucieuses de tout ce que les Russes pourraient faire, tandis que Trump et ceux qui le soutiennent ont vu en Poutine un homme avec qui on pouvait négocier et surtout il est apparu comme un rempart possible contre la montée apparemment inexorable de la Chine.
La remontée en puissance de la Russie en Syrie a en partie nécessité le renforcement des relations avec la Turquie, qui s’est progressivement éloignée des États-Unis, notamment à cause du soutien de ces derniers aux Kurdes dans son opération contre Daesh. Mais la question kurde crée déjà des difficultés pour le rapprochement russo-turc, puisqu’une partie des forces kurdes se tourne maintenant vers Assad et les Russes pour se protéger, tandis que les militaires syriens et russes occupent les zones précédemment contrôlées par les combattants kurdes, il existe un risque imminent de confrontation entre la Turquie, d’une part, et la Syrie avec son allié russe, d’autre part. Pour le moment, ce danger semble avoir été écarté par l’accord conclu entre Erdogan et Poutine à Sotchi le 22 octobre. L’accord donne à la Turquie le contrôle d’une zone tampon dans le nord de la Syrie aux dépens des Kurdes, tout en confirmant le rôle de la Russie en tant que principal arbitre de la région. Reste à savoir si cet arrangement permettra de surmonter les antagonismes de longue date entre la Turquie et la Syrie d’Assad. La guerre de chacun contre tous, élément central des conflits impérialistes depuis la disparition du système de blocs, n’est nulle part plus clairement illustrée qu’en Syrie.
Pour l’instant, la Turquie d’Erdogan peut également se féliciter de ses progrès militaires rapides dans le nord de la Syrie et du nettoyage des "nids de terroristes" kurdes. L’intervention turque s’est également présentée comme une aubaine pour Erdogan au niveau national : suite aux graves revers pour son parti, l’AKP, lors des élections de l’année dernière, la vague d’hystérie nationaliste provoquée par cette aventure militaire a divisé l’opposition, qui est composée de "démocrates" turcs et du Parti démocratique des peuples (HDP) kurde.
Erdogan peut, pour l’instant vendre une nouvelle fois le rêve d’un nouvel Empire ottoman, la Turquie ayant redoré son lustre d’antan d’acteur dans l’arène impérialiste mondiale alors qu’elle était "l’homme malade de l’Europe" au début du XXe siècle. Mais s’engager dans ce qui est déjà une situation profondément chaotique pourrait facilement devenir un piège dangereux pour les Turcs à plus long terme. Surtout, cette nouvelle escalade du conflit syrien augmentera considérablement son coût humain déjà gigantesque. Plus de 100 000 civils ont déjà été déplacés, ce qui aggrave considérablement le cauchemar des réfugiés à l’intérieur de la Syrie, tandis que l’objectif secondaire de l’invasion est de renvoyer dans le nord du pays les trois millions de réfugiés syriens qui vivent actuellement dans des conditions désastreuses dans les camps turcs, principalement au détriment de la population locale kurde.
Le cynisme de la classe dirigeante se révèle non seulement dans les massacres de masse que ses avions, son artillerie et ses bombes terroristes font pleuvoir sur la population civile de Syrie, d’Irak, d’Afghanistan ou de Gaza, mais aussi par la manière dont elle utilise ceux qui sont contraints de fuir les zones de massacre. L’Union européenne, ce soi-disant modèle de vertu démocratique, compte depuis longtemps sur Erdogan pour servir de garde-chiourme aux réfugiés syriens sous sa "protection", les empêchant ainsi de s’ajouter aux vagues d’immigrants qui se dirigent vers l’Europe. Aujourd’hui, Erdogan envisage une solution à ce problème avec le nettoyage ethnique du nord de la Syrie et peut menacer (si l’Union européenne critique ses actions) de lâcher une nouvelle vague de réfugiés vers l’Europe.
Les êtres humains ne sont utiles au capital que s’ils peuvent être exploités ou utilisés comme chair à canon. La barbarie ouverte de la guerre en Syrie n’est qu’un avant-goût de ce que le capitalisme réserve à l’humanité entière s’il perdure. Mais les principales victimes de ce système, tous ceux qu’il exploite et opprime, ne sont pas des objets passifs. Au cours de l’année écoulée, nous avons entrevu la possibilité de réactions massives contre la pauvreté et la corruption de la classe dirigeante dans les révoltes sociales en Jordanie, en Iran, en Irak et plus récemment au Liban. Ces mouvements ont tendance à être très confus, infectés par le poison du nationalisme et nécessitent une nette affirmation de la classe ouvrière agissant sur son propre terrain de classe. C’est une responsabilité vitale non seulement pour les travailleurs du Moyen-Orient, mais pour les travailleurs du monde entier, et surtout pour les travailleurs des pays centraux du capitalisme où la tradition politique autonome du prolétariat est née et a ses racines les plus profondes.
Amos, 23 octobre 2019
[1] Il est bien sûr possible que Trump soit tout à fait à l'aise avec l'idée que les forces de l'État islamique retrouvent une certaine présence en Syrie, maintenant que ce sont les Russes et les Turcs qui seront forcés de traiter avec eux. De même, il semblait très heureux que les Européens soient confrontés au problème du retour des anciens combattants de l'EI dans leurs pays d'origine européens. Mais de telles idées ne resteront pas sans opposition au sein de la classe dirigeante américaine.
[2] Pour une analyse plus approfondie de l'histoire du nationalisme kurde voir l'article "Le nationalisme kurde : un autre pion dans les conflits impérialistes", sur notre site Web.