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Au Grand Palais, à Paris, du 20 mars au 1er juillet 2019, s’exposent plus de 400 œuvres regroupées sous le titre alléchant de “Rouge : Art et utopie au pays des Soviets”.
L’art au “pays des Soviets”
Laissons parler la revue Télérama, ou plus exactement sa journaliste Yasmine Youssi, qui visiblement a été fortement impressionnée : “À partir de 1917, l’art envahit la vie (…). Soudain, les rues se sont couvertes d’affiches, les murs de pochoirs, les places de monuments (…). En témoignent les photos, tableaux, dessins, maquettes, affiches, livres, documents visuels, extraits de films, pièces de mobilier, de textiles signés des plus grands noms, mais aussi d’une flopée d’artistes rarement montrés en pareilles occasions”. Et de poursuivre avec le même enthousiasme : “Fusionner l’art et la vie. Riche de plusieurs centaines d’œuvres, “Rouge 1917-1953” plonge avec bonheur ses visiteurs au cœur de l’effervescence artistique russe au lendemain de la révolution bolchevique”. 1917 est un souffle dont la voile de l’art se gonfle. Voilà ce qu’il est effectivement possible de deviner au Grand Palais : peintures, sculptures, architectures, photographies, cinéma, design… Alexandre Rodtchenko, Kazimir Malevitch, Gustav Klutsis, Alexandre Deïneka, Sergueï Eisenstein, Varvara Stepanova… Avec la révolution, partout dans le monde, l’art part dans toutes les directions, une multitude de pistes nouvelles sont explorées, d’intenses débats agitent non seulement les milieux artistiques mais aussi les ouvriers. Ce vent nouveau artistique ne fut d’ailleurs pas limité à la seule Russie, comme en témoigne le développement du dadaïsme et de l’expressionnisme peu avant la révolution allemande ou celui du surréalisme en France.
Cette exposition ne se limite pas à la période révolutionnaire, elle se poursuit jusqu’en 1953 et la mort de Staline. Là encore, l’évolution du monde de l’art raconte l’Histoire : l’horreur de la contre-révolution incarnée par la victoire du stalinisme. Puisque, décidément, la plume de Yasmine Youssi est particulièrement acérée, poursuivons en sa compagnie notre lecture : “La prise des pleins pouvoirs par Staline, à partir de 1929, change la donne. C’est la fin des avant-gardes, et les différents groupes artistiques sont dissous. Pour le nouveau maître du Kremlin, la seule esthétique valable est celle du réalisme socialiste : une autre manière de nommer le réalisme russe du XIXe siècle, sauf qu’il se révèle encore plus kitsch et pompeux. Les œuvres qui s’en réclament réécrivent souvent l’histoire du pays. Tandis que les artistes qui firent les grandes heures de la révolution disparaissent peu à peu. Ils sont au mieux interdits d’exercer. Au pire, comme le metteur en scène Meyerhold, fusillés”. Comme les révolutionnaires d’Octobre 1917, la contre-révolution va signifier pour les artistes un choix morbide : refuser de se soumettre au pouvoir au prix de l’isolement, de la dépression, de la déportation, de l’exil, de la mort… ou se conformer en se reniant, en faisant de l’art un simple outil de propagande. Au fil de l’exposition, les œuvres deviennent ainsi de plus en plus grotesques et abjectes.
Une contribution au plus grand mensonge de l’histoire : le stalinisme égal au communisme
Seulement, l’histoire que nous content ces 400 œuvres est aussi accompagnée de commentaires et de silences, de citations et d’absences remarquables, autant de choix des exposants qui viennent orienter et, lâchons le mot, manipuler le visiteur.
Le ton est donné d’emblée : “Le coup d’État bolchevik plonge l’ancien Empire russe dans la guerre civile. Pour le nouveau pouvoir, il est crucial de mobiliser la population autour du projet porté par la révolution”. Cette exposition a beau se nommer “Rouge : Art et utopie au pays des Soviets”, pas un mot sur les Soviets (conseils ouvriers), sur la vie bouillonnante des assemblées générales permanentes, de la créativité des masses. Rien. Pas un mot de la réalité de la vie sociale de l’époque, des débats à tous les coins de rue.
Pour appuyer insidieusement la thèse que “le ver était dans le fruit”, que la propagande caricaturale et nauséabonde du stalinisme puise ses racines dans les premiers jours de la révolution (pardon, du “coup d’État”), toutes les œuvres sélectionnées sont présentées sous le seul prisme de l’art politique, de l’art d’État.
C’est ainsi que “Rouge : Art et utopie au pays des Soviets” fait, par exemple, disparaître l’utopie féerique d’un Chagall. Pas un tableau, pas une référence ! Pourtant, le génie de Chagall ne s’est jamais autant exprimé que pendant sa jeunesse dans la Russie révolutionnaire. “En 1914, le jeune homme, qui vit alors à Paris, rentre à Moscou pour épouser sa fiancée, Bella, et repartir avec elle. La guerre les coince. La Révolution russe éclate. En 1918, voilà Chagall, à 30 ans, propulsé à la tête d’une école d’art dans sa ville natale à Vitebsk. (…) “Je vivais comme dans un évanouissement”, écrira Chagall dans son autobiographie. Une extase quotidienne. C’est l’une de ces périodes miraculeuses qui ne durent qu’un ou deux printemps, au cours desquels tout est permis. Chagall, un juif, citoyen de seconde zone sous le tsarisme, est enfin libre, renouvelle le décor de sa ville. Tous ses tableaux sont marqués par son amour fou pour Bella : elle le porte comme une acrobate soutient l’artiste et ses verres de vin, qui trinque au sommet. Un ange veille sur le jeune couple. Il réalise de lui un autoportrait à la tête coupée, titré “N’importe où hors du monde”. C’est notre souffle qui est coupé devant tant d’audace”.(1)
Pas un mot non plus des débats enflammés entre les révolutionnaires sur l’art, pas une ligne des analyses profondément justes et flamboyantes de Léon Trotski. Il est vrai qu’une partie des artistes de l’époque s’était engagée dans la voie de la subordination à l’État. Mais l’activité artistique de l’époque ne se résumait pas à cela. C’est d’ailleurs ce qui poussa Trotski à rejeter la notion de “culture prolétarienne” et de subordination de l’art au Parti. En 1924, dans Littérature et Révolution, il écrivait : “L’art doit se frayer sa propre route par lui-même. Ses méthodes ne sont pas celles du marxisme. Si le Parti dirige le prolétariat, il ne dirige pas le processus historique. (…) L’art n’est pas un domaine où le Parti est appelé à commander. II protège, stimule, ne dirige qu’indirectement. Il accorde sa confiance aux groupes qui aspirent sincèrement à se rapprocher de la Révolution et encourage ainsi leur production artistique. Il ne peut pas se placer sur les positions d’un cercle littéraire. Il ne le peut pas et il ne le doit pas”.
Sans mention des débats des révolutionnaires sur l’art, sans Chagall, ni aucun tableau flamboyant d’aucun artiste, en focalisant tous les regards sur les affiches et les œuvres liées à la propagande politique, cette exposition fait entrer le visiteur dans les années 1930 comme en lui disant : “Voilà sur quoi inexorablement tout cela devait déboucher”. Là, comme par miracle, les explications et le contexte historique ne manquent plus. Si la vie des Soviets et tout le contexte historique de la vague révolutionnaire ont été tout bonnement effacés tels les personnages tombés en disgrâce sur les photographies truquées par le stalinisme, les crimes odieux, les procès de Moscou, les mensonges et le culte de la personnalité des années 1930 à 1950 sont étalés sur tous les murs : “La collectivisation forcée des campagnes est enclenchée, entraînant la “liquidation des koulaks (paysans propriétaires) en tant que classe”. Le premier plan quinquennal provoque une industrialisation à marche forcée ; les objectifs économiques deviennent des défis relevés grâce à l’ “émulation socialiste” entre “brigades de choc”. (…) Les “saboteurs” sont “démasqués” et jugés, tandis que la rhétorique du “complot” accapare l’espace public, amplement relayée par les arts visuels. Un vaste système concentrationnaire se met en place : le Goulag. En décembre 1934, l’assassinat de Sergueï Kirov, membre éminent du Politburo, ouvre la voie à une vague de répressions sans précédent. Les procès de Moscou (1936-1938) sont largement médiatisés. La “Grande Terreur” touche toutes les couches de la société et fait des millions de victimes”. Oui, le stalinisme a été d’une horreur insondable, mais il n’est en rien le continuateur d’Octobre 1917, il en est au contraire le fossoyeur !
Finalement, cette exposition donne involontairement une leçon pleine d’ironie : elle dénonce le burlesque et l’ignominie de la propagande mensongère du stalinisme, en utilisant les mêmes techniques de manipulation, les mêmes gommes et les mêmes ciseaux. En répétant, sous l’angle de l’art, le mensonge identifiant le stalinisme au communisme, elle s’inscrit dans les pas d’un autre Joseph, Goebbels, pour qui “un mensonge répété mille fois se transforme en vérité”.
Le visiteur attentif aura d’ailleurs remarqué, sur l’un des murs vers la fin du dédale, un petit aveu au passage d’une remarque discrète admettant que la propagande sous Staline ouvrait la voie à la propagande américaine pendant la Seconde Guerre mondiale qui utilisa les mêmes méthodes.
En effet, russe ou américaine, dictatoriale ou démocratique, fasciste ou socialiste, stalinienne ou libérale… sur les affiches ou dans les musées, la bourgeoisie falsifie l’Histoire !
Iskusstvo, 20 juin 2019
[1] “Quand Chagall était génial”, Le Parisien (19 juin 2018).