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Avant d’apparaître sous forme d’album, les aventures de Tintin, créées par Hergé, étaient publiées dans la presse catholique belge. C’est ainsi que le célèbre reporter à la houppette fit ses débuts, le 10 janvier 1929, dans le supplément jeunesse du journal ultraconservateur : Le Vingtième Siècle, dirigé par un curé antisémite et admirateur de Mussolini, Norbert Wallez.
Armé d’un pamphlet “anticommuniste” (Moscou sans voiles), en guise de guide touristique, Hergé, dans son premier album Tintin au pays des soviets, choisit d’envoyer son jeune reporter affronter d’innombrables dangers dans ce territoire hostile qu’était la Russie stalinienne. C’est sans doute le contexte de la très pieuse Belgique du début du XXe siècle, et son entourage de bigots peu fréquentables, qui firent naïvement confondre au jeune reporter la barbarie de l’État stalinien et les authentiques révolutionnaires bolcheviks de 1917.
Sans cesse pourchassé par la police secrète de Staline, Tintin crut ainsi identifier derrière chacune de ces brutes, un communiste. Un indice aurait pourtant pu mettre le vaillant reporter sur la bonne piste : les barbouzes sanguinaires étaient déjà une spécificité de tous les États capitalistes, y compris de la démocratique Belgique. Alors que la contre-révolution triomphait après la défaite de la vague révolutionnaire de 1917-1923, les véritables communistes, eux, furent inlassablement pourchassés. Ce fut le cas, entre autres, de Léon Trotsky, stigmatisé comme persona non grata dans la Russie stalinienne avant d’être sauvagement assassiné par un agent de la Guépéou.
Les mêmes préjugés semèrent le trouble dans l’esprit de Tintin lorsqu’il assista à un simulacre de soviet où trois apparatchiks se firent réélire “à l’unanimité” en terrifiant la foule. Tintin crut, là encore, assister à un véritable conseil ouvrier. Dans Dix jours qui ébranlèrent le monde, un autre reporter plus lucide, John Reed, a pourtant donné une image saisissante de ce qu’étaient réellement les soviets : des organes révolutionnaires débordant de vie, de débat et d’audace !
Le pauvre Tintin crut encore découvrir par hasard “la cachette où Lénine, Trotsky et Staline ont amassé les trésors volés au peuple”. Dans cette base secrète, Staline entassait, semble-t-il, “d’immense quantités de blé” à exporter “pour attester de la soi-disant richesse du paradis soviétique”. Rien à voir, donc, avec la solidarité et le dévouement des prolétaires en Russie qui, pour soutenir la révolution en Allemagne en 1918 et leurs frères de classe, acheminèrent par train d’énormes quantités de blé vers la frontière. Cela, alors qu’ils étaient soumis de fait à un blocus des armées blanches et de l’Entente qui générait déjà de nombreuses privations.
Dans ses aventures russes, nul doute que Tintin s’est fourvoyé par naïveté, victime de la propagande anticommuniste de la bourgeoisie qui n’a cessé d’identifier Staline à Lénine. Mais Hergé a été néanmoins capable de jeter sur son travail un regard critique. Voici ce qu’il déclarait en 1971 : “Pour “Tintin au Congo”, tout comme pour “Tintin au pays des soviets”, j’étais nourri des préjugés du milieu bourgeois dans lequel je vivais.” Et d’ajouter : “Si j’avais à les refaire, je les referais tout autrement, c’est sûr.” (1) Ce jugement fut probablement l’une des raisons qui poussa Hergé à ne pas coloriser cette première aventure de Tintin et à empêcher toute republication.
C’était sans compter les “conseillers en communication”, les “responsables du marketing”, tous ces moussaillons, ces bachi-bouzouks et ces bougres d’ostrogoths qui s’occupent de l’image de Tintin depuis sa mise au placard en 1983 ! Contre la volonté d’Hergé qui voulait que Tintin au pays des soviets reste en dehors de la véritable série, Casterman réédite l’album pour les 70 ans du reporter.
Mais c’est en 2017, à l’occasion du centenaire de la Révolution russe, que l’éditeur belge décide de contribuer davantage à la campagne assimilant le stalinisme au communisme : l’album est imprimé en couleur. Le reportage de Tintin se prête évidemment à une telle propagande. Mais le silence de Casterman face à la critique qu’Hergé lui-même avait faite de son premier album, relève de la pure malhonnêteté. Si Tintin était encore en activité, nul doute qu’il dénoncerait fermement de tels agissements !
SC, 27 janvier 2019.
1Numa Sadoul, Entretiens avec Hergé (1971).