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Nous tenons tout d’abord à saluer le courrier du camarade D. qui nous donne l’occasion de débattre et de clarifier des questions importantes pour le mouvement ouvrier. À travers les questions que le camarade soulève dans les extraits que nous publions de sa lettre au sujet de notre Manifeste sur la Révolution d’Octobre en Russie (disponible sur notre site web), nous souhaitons esquisser quelques éléments de réponse pour alimenter la réflexion. Beaucoup de sujets sont abordés et nous ne pouvons répondre à tous dans le cadre du présent article. Nous avons donc fait le choix d’aborder une question de fond posée par la lettre du camarade, celle du développement de la conscience de classe touchant au rapport entre le Parti et la classe.
Larges extraits du courrier du camarade D.
En préambule, après avoir lu avec intérêt et attention ce Manifeste, je tiens à déclarer mon accord globalement avec les positions qui y sont défendues. Quant à l’opportunité de fournir l’effort de le rédiger, de l’imprimer et de le diffuser, elle est tout à fait justifiée. C’est avec ce genre de texte que l’on peut amener ceux qui se rapprochent des positions du prolétariat à se poser les bonnes questions en ce moment et essayer d’y apporter des réponses.
J’ai participé aux réunions publiques de Paris consacrées au centenaire de la révolution en Russie de 1917. Ces deux réunions m’ont laissé des impressions très différentes. La première dont on pouvait qualifier l’atmosphère de “bordigo-léniniste” avec l’approbation par un intervenant membre du CCI de la création et l’activité de la Tchéka. La seconde avec une tonalité beaucoup plus conseilliste avec l’insistance plusieurs fois répétée du mot d’ordre “tout le pouvoir aux soviets”. On retrouve dans le Manifeste aussi un peu cette double appréciation antagonique sur l’existence, pendant la période révolutionnaire, d’un seul ou de plusieurs partis intégralement dans le camp de la révolution et représentant l’intérêt du prolétariat.
On trouve dans le Manifeste une affirmation classique dans la presse du CCI que l’on pourrait qualifier de “léniniste” dans le sens des positions élaborées dans les années 1920-1930 par la Gauche italienne “Mais ce que le développement tumultueux de la conscience de classe entre février et octobre à certainement prouvé, c’était qu’une révolution prolétarienne ne peut réussir sans l’intervention déterminée et la direction politique apportées par un parti communiste” (souligné par moi).
On trouve par ailleurs une autre vision dans d’autres phrases du Manifeste, vision aussi familière dans le CCI et d’une certaine façon incompatible avec la précédente “L’insurrection d’Octobre fut, en réalité, le point culminant de tout ce processus de prolétarisation. Elle correspondait à une influence croissante des bolcheviques et d’autres groupes révolutionnaires au sein des soviets dans toute la Russie”. (souligné par moi).
Par contre la position suivante me semble tout à fait nouvelle dans l’appréciation du CCI de cette période. Je lis la presse du CCI depuis plus de 40 ans et n’ai pas souvenir d’une affirmation aussi nette “La Tchéka a rapidement échappé au contrôle des soviets, sa violence s’est dirigée très tôt surtout contre des sections dissidentes de la classe ouvrière”.
Cette nouvelle appréciation de l’intervention des différents courants politiques se réclamant du prolétariat pendant l’année 1917 et pendant la guerre civile ne me pose pas de problème car je suis d’accord avec ce point de vue. Je pense néanmoins nécessaire pour le CCI d’expliciter sa position soit la révolution se fait sous la direction d’un seul parti qui, d’une façon ou d’une autre, a éliminé tous ses concurrents ; soit elle se fait avec l’intervention active et acceptée par toutes les organisations de ce que le CCI a caractérisé comme le milieu prolétarien (…)
Pour ma part, je rejette la dictature du prolétariat conçue comme la dictature du parti sur l’État de transition puis la dictature de ce même État sur la “société civile” représentée par les conseils ouvriers, les conseils d’usines et les conseils de quartiers d’habitation. Je conclurai par mon accord avec les deux dernières citations du Manifeste “le rôle du parti prolétarien n’est pas d’exercer le pouvoir au nom de la classe ouvrière. En assumant le pouvoir politique, un parti prolétarien sacrifie immédiatement sa fonction principale, qui est d’être la voix critique la plus radicale au sein des organisations de masse de la classe ouvrière”. (Remarque les deux articles soulignés laissent entendre qu’il n’y a qu’un seul parti prolétarien dans la première phrase et plusieurs dans la deuxième phrase – toujours la même ambiguïté).
Notre réponse
Dans le courrier que nous adresse le camarade, outre un soutien global à notre Manifeste sur la révolution d’Octobre 1917 en Russie, sont abordées des questions et des réflexions que nous jugeons très importantes, même si nous n’en partageons pas toujours le contenu. Bien que le camarade n’ait pas donné explicitement son point de vue sur une idée essentielle, celle du caractère indispensable du Parti comme condition incontournable de la victoire révolutionnaire du prolétariat, nous pensons qu’il est important de le réaffirmer avant toute chose comme le disait Lénine, “sans parti révolutionnaire, pas de mouvement révolutionnaire”. Pour son combat de classe contre la bourgeoisie, le prolétariat ne possède comme arme essentielle que son unité et sa conscience. La force de son unité s’incarne essentiellement par la capacité qu’il a de pouvoir s’organiser non seulement pour se défendre face à l’exploitation, mais aussi et surtout pour pouvoir prétendre au renversement conscient de la société capitaliste. De par ses luttes, parce qu’elle est une classe révolutionnaire, la classe ouvrière sécrète nécessairement des organisations révolutionnaires. En ce sens, le parti n’est pas une entité qui se situe “en dehors” de la classe ouvrière, mais constitue une partie vitale d’elle-même et de son combat. “Le Parti communiste est une partie de la classe, un organisme que, dans son mouvement, elle sécrète et se donne pour le développement de sa lutte historique jusqu’à sa victoire, c’est-à-dire la transformation radicale de l’organisation et des rapports sociaux pour fonder une société qui réalise l’unité de la communauté humaine chacun pour tous et tous pour chacun”. (1)
Mais si la classe ouvrière est bien la classe révolutionnaire, elle est en même temps une classe exploitée. En ce sens, elle est soumise au poids constant de l’idéologie dominante, aux idéologies étrangères, notamment celles de la petite bourgeoisie. Le fait de s’organiser nécessite donc un véritable combat, une lutte politique, elle aussi permanente, pour pouvoir construire et défendre l’organisation face et contre la domination de la société capitaliste. Dans son développement, la conscience de classe n’est pas un processus monolithique, ni homogène et régulier mais sa dynamique est heurtée et contradictoire. Son but est de tendre vers la clarté et la vérité, car seule cette dernière est révolutionnaire et peut permettre une réelle unité et une homogénéité maximale pour la lutte. Par son rôle militant, le parti est un élément clé pour dynamiser ce processus. Pour le CCI, on ne peut donc opposer, comme le fait à tort le camarade, la nécessité d’un parti, l’effort pour sa construction et la possibilité qu’il puisse exister d’autres organisations. Il ne s’agit pas d’une “double appréciation antagonique” de notre part, mais d’une possibilité réelle, liée au caractère hétérogène du processus de prise de conscience. En ce sens, notre Manifeste est parfaitement en cohérence avec notre propre conception. Comme nous l’avons toujours défendu “Le Parti ne peut pas prétendre être le seul et exclusif porteur ou représentant de la conscience de la classe. Il n’est pas prédestiné à un tel monopole. La conscience de la classe est inhérente à la classe comme une totalité et dans sa totalité. Le Parti est l’organe privilégié de cette conscience et rien de plus. Cela n’implique pas qu’il soit infaillible, ni que parfois, à certains moments, il soit en deçà de la conscience prise par certains autres secteurs ou fractions de la classe. La classe ouvrière n’est pas homogène, mais tend à l’être. Il en est de même en ce qui concerne la conscience de classe qui tend à s’homogénéiser et à se généraliser. Il appartient au Parti, et c’est là une de ses principales fonctions, de contribuer consciemment à accélérer ce processus”. Un parti peut être traversé par différentes sensibilités en son sein et même coexister avec d’autres organisations. Tout cela signifie que ces entités devront se clarifier par le processus de la confrontation fraternelle des divergences en vue d’un combat qui se doit d’être le plus unitaire et efficace possible. Contrairement à la bourgeoisie, qui base son pouvoir sur la propriété privée et sur le capital en s’organisant comme telle de manière concurrente, le prolétariat ne possède que sa force de travail et n’a donc pas d’intérêts distincts ou séparés à défendre en son sein. Il forme une classe internationale qui se doit de se concevoir et s’organiser d’emblée à l’échelle universelle pour rompre les chaînes de l’exploitation liée au salariat.
Aussi, dans son raisonnement, le camarade ne semble pas prendre en compte ce qui fait l’unité d’un tel processus, même si ce dernier est hétérogène. Il oppose donc artificiellement deux choses qui font partie d’une même lutte globale :
– d’une part, la fonction du Parti communiste, “qui se constitue sur un programme général et composé de positions cohérentes montrant le but ultime du prolétariat, le communisme, et les moyens pour l’atteindre” dans une phase révolutionnaire.
– d’autre part, la maturation de la conscience au cours du processus révolutionnaire qui s’exprime par l’influence croissante, dans les rangs de la classe, des organisations qui sont restées fidèles au camp prolétarien.
En réalité, il s’agit d’un même processus vivant, devant tendre vers l’unité, mais qui se meut dans une dynamique contradictoire propre à la nature même de la lutte de classe.
Concernant nos réunions publiques, selon cette même logique, le camarade semble déceler une “contradiction” entre “l’approbation par un intervenant membre du CCI de la création et l’activité de la Tchéka” traduisant une “atmosphère bordigo-léniniste” et “une tonalité beaucoup plus conseilliste avec l’insistance plusieurs fois répétée du mot d’ordre “tout le pouvoir aux soviets””. Là encore, il est nécessaire de bien comprendre la réalité d’un processus et de prendre en compte les éléments de contextualisation de nos deux interventions
En fait, ces deux insistances soulignent deux aspects du combat qu’on ne peut séparer abstraitement de la réalité de la lutte de classe. Dans un contexte d’isolement et d’attaques de la part des troupes de l’Entente et de la bourgeoisie mondiale, dans un contexte d’encerclement par les armées blanches et autres forces de réaction, le souci de mise en place d’une Tchéka était parfaitement valable. Mais, il ne faut pas confondre ce point de départ avec ce qu’a pu devenir plus tard la Tchéka comme outil de répression au cours de la dégénérescence de la révolution et ensuite durant la contre-révolution. Du fait de l’amenuisement progressif de la vie politique dans les conseils ouvriers, du fait d’une perte de contrôle par la classe ouvrière sur la Tchéka, cet organe est devenu par la suite un instrument de répression au service de l’État. Il n’est donc pas contradictoire de souligner l’importance “du pouvoir des soviets” comme moyen de contrôle concernant la vie politique et des outils du type Tchéka, même si nous le faisons ici en réponse aux “impressions” du camarade qui fait ce rapprochement entre nos deux interventions en réunion publique alors qu’elles n’avaient pas le même objet et ne traitaient pas de la même question, par ailleurs, dans un tout autre contexte. Ainsi, les différentes “tonalités” du CCI prétendument “bordiguisantes” ou “conseillistes” relèvent davantage d’une conception propre au camarade qui tend à voir les organisations du prolétariat comme séparées, voire même étrangères à la vie de la classe. La conception du CCI ne repose en rien sur une sorte de compromis ou d’amalgame “bordigo-léniniste” et “conseilliste” mais correspond à une toute autre vision, celle d’une centralisation vivante et non pyramidale, unitaire, conforme à la nature du combat de la classe ouvrière. Pour nous, il ne saurait y avoir contradiction ou opposition entre l’affirmation de la “nécessité du parti” d’un côté et défendre “tout le pouvoir aux soviets”. L’un et l’autre sont des expressions d’un combat unitaire qui nécessite de bien comprendre le rapport existant entre les parties et le tout, celles du rapport entre le Parti et la classe dans un contexte déterminé “Il est impossible de supposer le triomphe final du prolétariat sans qu’il ait développé les organes qui lui sont indispensables notamment l’organisation générale unitaire de la classe groupant en son sein tous les ouvriers (les conseils ouvriers), et l’organisation politique – le Parti – qui se constitue sur un programme général et composé de positions cohérentes montrant le but ultime de 1a lutte du prolétariat, le communisme, et les moyens pour l’atteindre”. Parti et conseils, bien que distincts, sont donc liés et indispensables dans un même combat. À la fin de son courrier, le camarade souligne ceci “je rejette la dictature du prolétariat conçue comme la dictature du parti sur l’État de transition puis la dictature de ce même État sur la “société civile” représentée par les conseils ouvriers, les conseils d’usines et les conseils de quartiers d’habitation”. Ceci est parfaitement juste et nous partageons totalement ce point de vue. Mais avant de voir le Parti comme pouvant se transformer en un danger potentiel et possible lors de la période de dictature du prolétariat, il nous semble absolument vital de reconnaître au préalable son caractère indispensable comme outil privilégié du prolétariat pour sa victoire finale. Ne pas assumer cette démarche de défense de la nécessité du parti pour les révolutionnaires constituerait une faute politique impardonnable.
RI, 24 mai 2018
1) Toutes les citations suivantes proviennent de la Revue internationale n° 35.