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Comment sont attisées les flammes de la guerre en Turquie
En ce qui concerne la Turquie, nous pouvons voir quelques changements importants (...). Erdogan a fait des efforts pour réduire le conflit avec les Kurdes en faisant des concessions minimales en 2004-2005, suite à un accord avec le PKK. Cela l’a aidé à “préserver” la Turquie de toute confrontation militaire avec les Kurdes pendant plusieurs années. Cette démarche tactique d’Erdogan contrastait fortement avec des décennies de politique très déterminée des régimes kémalistes qui avaient pratiqué une tolérance zéro vis-à-vis du nationalisme kurde. Malgré des intermèdes réguliers de concessions aux Kurdes, tous les partis turcs se sont toujours distingués par leur ferme position anti-kurde, par leur accord sur la nécessité d’une répression féroce contre les aspirations kurdes. Le calcul d’Erdogan avec ces concessions limitées a bien fonctionné un certain temps. En 2012, à la suite de négociations avec le PKK, ce dernier a abandonné sa revendication d’un Kurdistan autonome. Mais la guerre en Syrie et les ambitions d’Erdogan pour une “Grande Turquie” avec un nouvel empereur à sa tête, ont contrecarré ses plans. Le fait que le parti kurde HDP obtienne 13 % aux élections et entre au Parlement a renforcé la crédibilité et la légitimité du parlementarisme en Turquie. Dans le même temps, le projet d’Erdogan d’attribuer plus de pouvoir au président a été empêché par le HDP après les élections de juin 2015. La soif de vengeance d’Erdogan et sa détermination à réduire la résistance kurde tant en Turquie qu’en Syrie et en Irak ont fait qu’il a commencé à déclarer que beaucoup de députés du HDP et de dirigeants du parti kurde étaient des terroristes. Une nouvelle offensive militaire contre le PKK a commencé dans le sud-est de la Turquie avec l’occupation, le bombardement et la déportation de populations kurdes de la région. Ainsi, la guerre en Syrie et en Irak a débouché sur une guerre avec deux fronts en Turquie : les attaques terroristes de l’EI et l’intensification des combats entre l’armée turque et le PKK.
L’histoire du siècle dernier montre que, dans leur obsession de vouloir contenir les revendications kurdes pour l’indépendance, tous les régimes turcs, indépendamment de leurs différences, qu’ils soient laïcs ou islamistes, qu’ils soient dirigés par un gouvernement militaire ou civil, ont attaqué et déplacé les Kurdes, tant en Turquie qu’en Syrie ou en Irak. Et tous les régimes turcs sont prêts à entrer en conflit avec n’importe quel autre pays, peu importe à quel point ils ont été proches de lui par le passé.
Lorsqu’il est devenu évident que l’EI serait défait et expulsé du nord et de l’ouest de l’Irak, les nationalistes kurdes ont annoncé un referendum sur l’indépendance pour 2017, ce qui a provoqué une levée de boucliers de tous les États contre ce projet.(1)
La réaction de Bagdad a été immédiate : envoi de troupes pour boucler la zone, destruction des champs pétroliers détenus par les Kurdes et reconquête de Kirkouk.
La réponse de Téhéran a été d’offrir un soutien politique, économique et militaire à Bagdad. Vu que le territoire kurde en Irak et en Syrie constitue une “ligne de vie” pour la logistique iranienne, par laquelle elle fournit des armes, des troupes et beaucoup d’autres choses au Hezbollah libanais, c’est pour l’Iran un “lien terrestre” crucial qui conditionne sa capacité à défendre les positions stratégiques vitales de ses alliés sur les côtes méditerranéennes. Plus l’Iran étend son influence vers l’ouest, plus le territoire kurde acquiert d’importance pour lui. Compte tenu de l’intensification des tensions autour du Liban entre l’Arabie saoudite et l’Iran, la route de transit kurde est d’autant plus stratégique pour Téhéran. Étant menacé par l’administration Trump au sujet de l’accord sur le nucléaire, Téhéran est d’autant plus désireux de tirer des avantages de la position affaiblie de Bagdad.
En réaction, les États-Unis ont déclaré leur opposition à un État kurde séparé, sachant qu’un tel État accélérerait la fragmentation de l’Irak, le pays qu’ils ont “libéré” en 2003, et qu’ils ont toujours besoin des combattants peshmergas comme chair à canon (même si c’est dans une moindre mesure). Mais la contre-offensive irakienne contre les Kurdes a également renforcé la position de l’Iran, principal ennemi des États-Unis, vis-à-vis de Bagdad. Les peshmergas ont été très utiles à la coalition dirigée par les États-Unis dans leur empressement à repousser l’EI, mais ils contrarient les intérêts des États-Unis en réclamant leur propre État.(2) Les factions kurdes au pouvoir dans le nord de l’Irak ne peuvent survivre sans l’aide américaine, mais si les États-Unis diminuaient ou retiraient leur soutien, cela les rendrait encore moins fiables et plus imprévisibles pour leurs alliés kurdes.
Pour les États-Unis et les autres pays occidentaux, les Kurdes irakiens et syriens sont devenus plus ou moins “superflus” après leurs efforts sanglants mais décisifs pour aider à affaiblir l’EI. Cependant, depuis le renforcement des liens entre la Russie et la Turquie, les États-Unis et d’autres puissances occidentales voudront peut-être garder la carte kurde dans leur manche pour pouvoir faire pression sur l’imprévisible régime d’Erdogan.(3)
La Turquie a déjà menacé d’occuper complètement le nord de l’Irak si les Kurdes persistent dans leur proclamation d’indépendance. Elle a menacé de bloquer les pipelines et le transport routier du pétrole dans le nord de l’Irak via la Turquie, coupant toutes les ressources financières des zones kurdes. Moscou, qui a pris beaucoup de poids à Bagdad au détriment des États-Unis, a également exprimé son opposition. A la suite des vives réactions de Bagdad et d’autres pays, les nationalistes kurdes semblent pour le moment avoir fait marche arrière et les divisions en leur sein se sont plus que jamais aggravées.
Comme l’a montré l’expérience historique, le front commun actuel de tous les pays de la région avec les “gros calibres” (États-Unis, Russie) ne durera pas longtemps. A peine les forces kurdes seront-elles affaiblies (ou même massacrées, comme par le passé) que les divisions au sein du front anti-kurde vont s’aggraver. L’unité des régimes au pouvoir dans les pays limitrophes ne trouve pas son origine dans quelque haine viscérale des Kurdes comme peuple, mais exprime l’incapacité du système à permettre l’existence de davantage d’États. Elle exprime l’impasse de tout un système et cela ne peut conduire qu’à plus de conflits.
L’histoire des Kurdes au cours du siècle dernier montre qu’ils ont été utilisés comme des pions sur l’échiquier impérialiste, manipulés par tous les régimes régionaux et occidentaux contre leurs rivaux respectifs. Plus de cent ans d’ambitions nationalistes kurdes montrent que toutes les factions kurdes nationalistes étaient prêtes à servir d’outil dans l’intérêt de ces régimes. Sans les conséquences de l’échec de la politique américaine visant à contenir le chaos au Proche-Orient, les Kurdes n’auraient pas été en mesure de revendiquer leur indépendance avec tant de détermination au cours de la période récente.
Le démantèlement de l’ancien Empire ottoman en différentes entités et l’empêchement d’un État kurde séparé a atteint un nouveau stade, dans lequel deux pays (l’Irak et la Syrie) sont confrontés à des tendances séparatistes et même à un éclatement. L’Irak est déchiré par la guerre depuis 1980, c’est-à-dire depuis près de quarante ans. L’Iran est engagé depuis 1980 dans des affrontements militaires avec tous ses voisins, en particulier l’Irak et l’Arabie saoudite et plus loin, Israël. Devenu un requin régional, l’Iran a étendu son influence vers une coopération plus étroite avec la Russie dans leur défense commune du régime d’Assad en Syrie. Bien sûr, l’Afghanistan est pris dans l’engrenage de la guerre depuis 1979.
Pendant ce temps-là, on voit les nationalistes kurdes réclamer une fois de plus un morceau de territoire, au milieu de tous ces champs de bataille et de ces cimetières.
Nous ne sommes cependant pas juste face à une répétition des conflits précédents. Le nombre de requins (de plus en plus petits et de plus en plus grands) a considérablement augmenté. Les États-Unis affaiblis font face à une présence plus directe des troupes russes dans la région ; les troupes américaines sont actives en Syrie, Irak et Afghanistan ; même si les États-Unis ont dû admettre que leur intervention dans ces pays s’est soldée par un fiasco, et que chaque candidat à la présidentielle a promis un retrait des troupes, en réalité, ils cachent la portée de leur engagement réel et ont dû accroître leur présence. Particulièrement significative est la présence de la Turquie sur différents fronts, sa présence directe en Syrie, en Irak, au Qatar, avec des conflits d’intérêts vis-à-vis des Russes et des Américains sur le sol syrien.
Maintenant qu’il devient clair que l’EI n’est plus une force qui mobilise une sorte de front uni temporaire, comme dans toutes les spirales de guerre précédentes, une fois que l’ennemi commun est affaibli ou décimé, la tendance au chacun-pour-soi, la guerre de chacun contre tous, vont reprendre de plus belle.
De la même manière que la formation de nouveaux États comme Israël n’a été possible que par le déplacement de la population locale palestinienne, conduisant à la formation de gigantesques camps de réfugiés et à des accrochages militaires répétés, la formation d’un État séparé kurde ne pourrait pas avoir un autre destin. Pour la population kurde déplacée, massacrée, réprimée, il ne peut y avoir d’autre issue que l’abolition de toutes les frontières et de tous les États.
Le Proche-Orient a été le berceau de la civilisation humaine. Aujourd’hui, il met en évidence la tendance à son effondrement. Ce n’est pas en luttant pour de nouvelles nations que l’humanité sera libérée de cette menace, mais en luttant pour que l’État-nation devienne une chose du passé.
Aucune faction du nationalisme kurde n’a jamais été progressiste ; aucune n’a jamais mérité le soutien des ouvriers, des paysans pauvres ou des vrais communistes. Et pourtant, la lutte nationaliste kurde continue à être présentée comme quelque chose de compatible avec la révolution prolétarienne. La représentation des Kurdes audacieux et égalitaires décrite dans certains médias a attiré un nombre significatif d’anarchistes à soutenir directement la guerre impérialiste. La lutte de libération nationale kurde était réactionnaire dans les années 1920, tout comme celle de la Turquie et toutes les autres. L’époque de la bourgeoisie progressiste est révolue depuis longtemps et l’impérialisme, particulièrement les principaux impérialismes, domine le globe, et nulle part davantage qu’au Proche-Orient. Ce fut l’une des grandes erreurs et régression qui ont conduit les bolcheviks à soutenir les luttes de libération nationale, lesquelles étaient à l’époque comme maintenant hostiles aux intérêts de la classe ouvrière.
Cela signifie que les exploités au sein de la population kurde, ouvriers et paysans pauvres, n’ont rien à gagner à se mobiliser derrière les nationalistes. Pour eux plus que jamais, les ouvriers n’ont pas de patrie.
Enver, novembre 2017
1 Seul Israël a annoncé publiquement son soutien à l’indépendance kurde, sachant qu’une telle déclaration affaiblira ses ennemis, en particulier l’Iran et son influence en Irak...
2 Dans les années 1960, l’armée américaine a secrètement soutenu le Shah d’Iran pour réprimer une rébellion kurde, selon l’histoire officielle de l’US Air Force.
3 La décision d’arrêter les livraisons d’armes aux YPG kurdes pourrait exprimer une concession americaine à Erdogan aujourd’hui... afin de le faire chanter demain.