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Depuis ses origines, le mouvement ouvrier s'est conçu comme mouvement international et internationaliste. "Les prolétaires n'ont pas de patrie", "Prolétaires de tous les pays, unissez-vous". Ce sont là deux idées maîtresses du Manifeste du Parti communiste de 1848. Le prolétariat est une classe internationale dont la tache historique de renversement du capitalisme et d'instauration de nouveaux rapports de production libérés de l'exploitation ne peut se concevoir qu'à l'échelle internationale. De ce fait, même si ses différentes luttes contre l'exploitation capitaliste n'acquièrent pas d'emblée cette dimension, elles doivent être conçues comme des moments de ce combat international et historique. En particulier, il appartient au prolétariat de tous les pays, et particulièrement de son avant-garde, les organisations révolutionnaires, de tirer toutes les leçons des différentes expériences passées du mouvement ouvrier et de ses organisations. C’est en nous basant sur cette démarche que nous avons analysé, dans notre presse, les expériences des combats de classe dans différentes parties du monde, et que nous pensons important de faire connaître ceux qui se sont déroulés en Argentine. Ceux-ci ont produit une organisation, la FORA, qui constitue une référence pour l'anarcho-syndicalisme. En ce sens, cet article en plusieurs parties s'inscrit dans notre série de la Revue internationale dédiée au syndicalisme révolutionnaire[1]. Cet article revêt de plus un intérêt tout particulier du fait que la FORA constitue aujourd'hui une référence pour les anarcho-syndicalistes qui, gênés par la participation de la CNT au gouvernement de la République bourgeoise durant la guerre d'Espagne, veulent rester fidèles à l'internationalisme.
Nous présenterons, dans cette première partie, le contexte historique ayant présidé au développement des réflexions et des mobilisations importantes des ouvriers argentins et qui permirent la constitution de la FORA.
Le prolétariat est une classe internationale
Tandis qu’en Europe, durant le dix-neuvième siècle, le capitalisme imposait sa présence et se renforçait, la majeure partie des pays d’Amérique Latine réalisait, dans les premières décennies, leur révolution vers l’indépendance. Ainsi, dans le dernier tiers de ce siècle, les relations de production capitalistes deviendront dominantes sur le continent. Dans le cas de l’Argentine, un des points déterminants de l’avancée du capitalisme réside dans la consolidation de l’agriculture et de l’élevage capitalistes en même temps que le pays s’intègre au marché international et au processus d’industrialisation. C’est pour cela que les mesures prises depuis les années 1880 seront déterminantes pour la dynamique de développement de l’économie sud-américaine et de la classe ouvrière. Plus particulièrement, la période de 1880 à 1914 est pour l’Argentine un moment de définition de son territoire, clarifiant le tracé de ses frontières, mais aussi de soumission des vieilles formes d’organisation sociale et économique. De ce projet résulte la "Conquête du désert".
La "conquête du désert" est le nom donné à une campagne militaire menée entre 1878 et 1885 par le gouvernement argentin contre les communautés indiennes survivantes de l’extrême sud de cette région (spécialement contre les Mapuches et les Tehuelches). Cette campagne de destruction et de pillage fait partie du processus de construction de l’État-nation argentin et le chemin par lequel devait passer l’expansion capitaliste. Des centaines d’indiens furent criblés de balles et davantage de prisonniers soumis et déportés dans des zones isolées et sauvages du pays ou encore contraints à la servitude chez les familles privilégiées de Buenos Aires. Les notes des journaux de cette époque exposent les "réussites" de ce progrès de civilisation. "Les indiens prisonniers arrivent avec leurs familles, à pied dans la plupart des cas ou en chariots. Le désespoir, les pleurs sont incessants. En présence de leur mère, on enlève leurs fils pour les offrir en cadeau malgré les cris, les hurlements et les supplications des femmes indiennes levant les bras au ciel" [2].
Ce projet était la continuation de la politique portée par les secteurs de la bourgeoisie libérale du milieu du 19è siècle qui convoitaient l’arrivée de la "modernité capitaliste". L’avocat Juan Bautista Alberdi, promoteur de la constitution, définit ce projet en partant du principe selon lequel "gouverner c’est peupler". La réalité de cette politique est plus explicite dans son livre Elementos de derecho público provincial argentino (Éléments du droit publique provincial argentin -1853) : "même si cent ans passent, les déracinés, les métis ou les gardiens de troupeaux ne se transformeront pas en ouvriers anglais…au lieu de laisser ces terres aux indiens sauvages qui les possèdent aujourd’hui, pourquoi ne pas les peupler d’Allemands, d’Anglais et de Suisses ? Qui connaît un homme parmi nous qui se pare d’être un indien pur? Qui marierait sa sœur ou sa fille avec un gentilhomme d’Araucanie et non mille fois avec un cordonnier anglais ? …"
Ainsi, la grande concentration de terres agricoles, la naissance de l’agro-industrie, l’attraction des investissements étrangers et la production diversifiée concourent au dépouillement et à la tragédie des communautés indiennes, mais aussi à l’arrivée massive de travailleurs immigrés, principalement d’Italie, d’Espagne et dans une moindre mesure de France et d’Allemagne.
Mais ces "étrangers" qui migrent en essayant de fuir la misère et la faim (et dans certains cas aussi la répression) apportent avec eux non seulement leurs capacités physiques et créatives qui leur permettent de vendre leur force de travail, mais aussi les expériences de leur vie d’exploités et les enseignements de leurs combats passés (avec aussi leurs faiblesses politiques), lesquels vont se retrouver dans le milieu social de ces "nouvelles terres" qui les intègrent, permettant ainsi que la réflexion prolétarienne devienne un processus international.
Ce n’est pas surprenant si les travailleurs migrants ont transmis en Argentine une grande énergie au combat prolétarien à partir des trois dernières décennies du 19è siècle ; par exemple, German Ave Lallemant [3] et Augusto Kühn d’origine allemande, forment le premier noyau socialiste Verein Vorwärts (Association En avant) lié à la social-démocratie allemande et qui acquérait une importance éminente dans la lutte des ouvriers ; de même les italiens Pietro Gori et Errico Malatesta et, plus tard, l’espagnol Diego Abad de Santillan seront des animateurs de l'organisation ouvrière de l'anarchisme. La tradition de la lutte chez les travailleurs immigrés se reflète dans leur travail éditorial. La diversité de journaux parus et distribués de la main à la main, dans ce contexte de croissance des masses ouvrières, seront des éléments importants pour la réflexion, le développement des idées et la politisation de la jeune classe ouvrière du pays.
Cependant, il faut préciser que ce phénomène ne valide pas la vision mystifiée de la bourgeoisie argentine qui présente les luttes ouvrières comme des évènements importés par les "étrangers". Il y a indubitablement une expérience transmise par les travailleurs migrants, mais celle-ci surgit, se combine et s’accroît à la chaleur des combats qui ne sont pas le seul produit de la volonté ni ne sont créés artificiellement. C’est la réalité économique et sociale que le capitalisme engendre (c’est à dire la misère, la faim, la répression…) et à laquelle les travailleurs répondent, qui permet de dépasser l'appartenance à telle ou telle nationalité.
Différentes nationalités mais une seule classe
Dans les trois dernières décennies du 19e siècle, l’Argentine était présentée comme le pays où tout était possible, mais très vite cette promesse montra son vrai visage. Les publications ouvrières de cette période détaillent les conditions de vie des travailleurs, où le chômage est fréquent, les journées épuisantes et les salaires de misère. Par exemple, dans les usines de chapeaux, Franchini et Dellacha de Buenos Aires : "On payait les pressiers un peso pour cent chapeau et on l’abaissa de 40 centimes, le repasseur de quatre peso à 2,80 la centaine, aux rouleurs de chapeau mou de 6 à 4, le rouleur de haut de forme de 6 à 3 pesos la centaine. Avec ce tarif, l’ouvrier habile n’arrivait pas à gagner deux pesos en deux heures de travail. Les enfants de 8 à 12 ans qui travaillaient du matin au soir dans l’eau chaude, se brulant les mains et perdant la santé après six mois de ce travail épuisant et insalubre, de 80 centimes qu’ils gagnaient par jour on leur abaissa à 50 …" [4]
Ces conditions de vie se répétaient continuellement dans toutes les manufactures et les exploitations agricoles, mais en plus, nombreuses étaient celles qui pratiquaient le "Truck System" pour le paiement du salaire. Dans ce cas, le salarié est alors payé en bons d'achats pour des marchandises, souvent produites par l’entreprise mais vendues au prix fort par le patron ; il est ainsi maintenu dans la dépendance continue vis-à-vis du partron.
Dans les villes, des masses de travailleurs, parlant différentes langues, s’aggloméraient dans des quartiers insalubres, composés de logements précaires connus sous le nom de conventillos [5], où la misère consume les vies de leurs habitants sans faire de différence nationale.
Supposer que l’histoire des travailleurs argentins est seulement le produit de la "mauvaise migration", revient à nier que le capitalisme crée son propre fossoyeur et qu’il pousse les travailleurs à lui donner leur propre réponse. Les conditions misérables encouragent et accélèrent l’organisation et la mobilisation ouvrière, et c’est dans cette réalité que les travailleurs migrants s’intègrent. L’anarchiste Abad de Santillan rejette à juste titre l’explication conspirative exprimée par la bourgeoisie: "La défense des victimes était quelque chose de tellement logique que, même sans inspiration sociale d’aucune espèce, seraient apparues les associations ouvrières comme rempart biologique contre l’avarice patronale." [6] Il y a dans son analyse un suivi très précis du développement des conditions qui impulsent la combativité ouvrière, cependant il perd de vue le travail d’agitation et de propagande auquel les travailleurs migrants participent de façon active. De ce fait, son explication perd également de vue le caractère international du prolétariat.
Expliquant l’histoire à travers l'existence d'un bouc-émissaire "coupable" de tous les maux de la société, le gouvernement et les groupes patronaux déchainent la persécution des étrangers. Une illustration particulière de ces attaques est la proclamation en 1902 de la "Loi de résidence". Cette loi, aussi connue sous le nom de "Loi Cané", permettra la déportation, sans jugement préalable, des étrangers accusés d’avoir des activités séditieuses, conférant ainsi aux campagnes de persécution un cadre légal et respectable dans la mesure où celles-ci sont liées à la loi et aux principes démocratiques. En 1910, cette mesure sera prolongée par la "Loi de Défense Sociale" qui permet de restreindre l’admission d’étrangers lorsqu'ils sont suspectés de constituer des dangers pour l’ordre public.
Pour comprendre le processus d’accélération des mobilisations ouvrières en Argentine, il est important de prendre en compte que le capitalisme est un système sous-tendu par de profondes contradictions qui engendrent sa crise économique. Alors que le 19è siècle avait montré la capacité de la bourgeoisie à accroître son pouvoir, même si cela ne fut pas sans difficultés, à mesure que ce siècle touchait à sa fin, les contradictions de l’économie capitaliste se manifestaient avec plus d’acuité. Bien que son épicentre ait été situé en Angleterre, la récession de 1890, connue sous le nom de "crise Baring" [7], s’étendit aux pays d’Europe centrale et aux États-Unis mais aussi en Argentine vu que ce pays constituait une destination importante pour l'exportation des capitaux anglais ; d’ailleurs cette période est marquée par des échanges importants entre les deux pays.
Face à la tendance à la récession du capitalisme, la réponse de la bourgeoisie (bien décidée à défendre ses profits) consiste à renforcer les moyens d’exploitation des producteurs de la richesse sociale : les travailleurs. C’est dans ce contexte que des grèves et des mobilisations apparaissent au début du 20e siècle, ainsi que la nécessité pour les travailleurs de construire leurs organes unitaires de combat.
Les discussions et les confusions
Si le processus de développement du capitalisme stimulait la combativité des ouvriers et éveillait leur réflexion, cela n’implique pas pour autant que les exploités partagent tous la même vision de la réalité, ni qu'ils aient la même conscience de classe et les mêmes capacités d'organisation. Le prolétariat, en tant que classe, se construit dans le combat et à travers l’autocritique de ses actes. En Argentine, à la fin du 19è siècle, la classe ouvrière est encore marquée par quelques traits politiques et idéologiques propres à la décomposition de l’économie artisanale et paysanne. Même si la masse de prolétaires migrants constitue pour elle une forme certaine d'inspiration, ceux-ci n’ont pas toujours transmis les arguments les plus clairs. C’est la raison pour laquelle les discussions et les pratiques des travailleurs argentins, à la fin du 19è siècle et au début du 20è siècle, s’illustrent par un éventail de visions confuses. Malgré tout, elles synthétisent l’effort intellectuel et l'esprit de combat des exploités.
Si bien que, avec la diversification de la production manufacturière dans les villes et la création des corporations spécialisées, les salariés commencent à établir entre eux des rapports sociaux au niveau de l’atelier. Cette convivance stimule la création de sociétés de résistance, c’est à dire des groupes corporatifs de défense des conditions de vie les plus immédiates. À partir de là surgissent, entre 1880 et 1901, les organisations de travailleurs par métier : boulangers, cheminots, fabricants de cigares…mais aussi se détachent des minorités qui vont former des groupes socialistes et anarchistes qui seront, en même temps, un facteur d'impulsion et d’animation des organisations unitaires de lutte.
Bien que, en Argentine, la fondation de sections française, italienne et espagnole de la Première Internationale remonte à 1872, c’est durant les deux dernières décennies du 19è siècle que se créent le plus d’organisations et de journaux ouvriers. Comme expression de cette dynamique on remarque l’édition, en 1890, du journal socialiste L’Ouvrier animé par German Ave Lallemant. Avec cette tendance impulsée par la mobilisation ouvrière, apparaissent en 1894 d’autres publications comme La Vanguardia (L’avant-garde - dirigé par le médecin Juan B. Justo) ; puis vont se former d’autres groupes qui prendront une place importante chez les travailleurs comme le Centro Socialista Obrero, (Le Centre Socialiste Ouvrier), le Fascio dei Lavoratori (Le faisceau des travailleurs - groupe adhérant au Parti Socialiste d’Italie). Ces groupes se joignent aux Égaux, un groupe éphémère, formé par des travailleurs d’origine française pour présenter, en avril 1894, le programme du Partido Socialista Obrero Internacional (Parti Socialiste Ouvrier International - PSOI). C’est ainsi que surgissait une expression prolétarienne en Argentine qui changera de nom l'année suivante en devenant le Partido Socialista Obrero Argentino (Parti Socialiste Ouvrier Argentin - PSOA) pour devenir en 1896 le Partido Socialista Argentino (Parti Socialiste Argentin - PS) à la tête duquel se maintient Juan B. Justo.
Le PS va adhérer à la Seconde Internationale et se revendiquera de l’internationalisme. Ce qui, malgré le poids du réformisme dans cette internationale, permettra néanmoins aux travailleurs de faire des avancées dans le processus de réflexion et de lutte. Étant donné que le PS a été formé à partir de divers groupes, il est politiquement hétérogène. En fait, le groupe auquel appartenait Juan B Justo était majoritaire mais aussi le plus confus puisque c'est lui qui donnait le plus d'importance aux positions programmatiques des libéraux bourgeois, ce qui contribuera, dans les moments aigus de la lutte de classe, au manque de clarté de son intervention [8]. Ce manque de clarté et ce glissement vers des positions étrangères au prolétariat provoque des réactions à l’intérieur du parti qui se traduiront, par exemple, par la création, en 1918, d’une "aile critique" qui formera le Partido Socialista Internacional Argentino (Parti Socialiste International Argentin - PSAI) [9] et aussi au sein des sections syndicales.
Le programme de réformes du travail et le soutien aux projets libéraux (par exemple la séparation de l’Église et de l’État) que soutient le PS à la fin du XIXe siècle, commençaient à retarder par rapport à la réalité du monde dans la mesure où approchait le moment où la tâche du prolétariat serait le renversement du capitalisme et non plus le soutien à un système qui avait été progressiste face aux couches réactionnaires de la société, comme l'Église. Mais les appels à s’organiser et à la lutte pour de meilleures conditions de vie permirent aux travailleurs de commencer à prendre conscience de la force qu'ils représentent, et en conséquence à gagner en cohésion ; ces appels orientent la lutte revendicative et permettent d'obtenir des réformes immédiates bien que non durables. Mais la stratégie de conciliation entre les classes que préconisait le PS, de même que son rejet des bases programmatiques du marxisme après s’être rapproché des arguments de Bernstein, font que le parti s’éloigne de plus en plus du camp prolétarien et qu’il devient un instrument politique utilisé adroitement par l’État argentin. Par exemple, au début du 20e siècle, le PS maintient en son sein une sorte de vie prolétarienne mais son enthousiasme effréné pour le parlementarisme va l’éloigner du combat ouvrier. Le cas arrive même qu'il se compromette en évitant à la bourgeoisie la mobilisation des travailleurs en échange de la promulgation de la Loi Nationale du Travail (connu sous le nom de "projet (Joaquim) Gonzalez" (1905).
Dans les dernières années du XIXe siècle, le milieu libertaire commence à prendre de l'importance. Des figures de l’anarchisme fuyant la répression des gouvernements européens arrivent en Argentine comme Malatesta (en 1885) et Pietro Gori (en 1898), et animent ainsi les organisations ouvrières et le travail éditorial. Mais le camp anarchiste n’était pas homogène. Pour résumer, nous pouvons le diviser en deux groupes : les anarchistes favorables à l’organisation et ceux qui y étaient hostiles.
La presse des groupes du premier groupe connaît une diffusion limitée comme L’Avenir, El Obrero Panadero (L’ouvrier boulanger). Un journal de la même ligne politique et connaissant une plus large diffusion est également à signaler : La Protesta Humana (La protestation humaine) avec comme principale plume Antonio Pellicer Paraire (Pellico). Du côté des "anti-organisations", les principales publications furent El Rebelde (Le Rebelle) et Germinal [10]. Cette division s’accentua avec la convocation du Congrès Anarchiste International de septembre 1900 à Paris. Ce congrès fut l'occasion d'une discussion importante entre les groupes anarchistes et bien qu'il ait été interdit avant la fin, quelques réunions secrètes eurent lieu et qui, pour conclure, recommandèrent de créer des fédérations syndicales. La thèse "favorables à l’organisation" s'exprimera plus clairement encore dans une intervention de Malatesta au Congrès international anarchiste d'Amsterdam en 1907 : "il faut que les anarchistes aillent dans les unions ouvrières. D'abord pour y faire de la propagande anarchiste ; ensuite parce que c'est le seul moyen pour nous d'avoir à notre disposition, le jour voulu, des groupes capables de prendre en mains la direction de la production" [11]. Cette orientation s'appuyait sur l'idée que "le syndicalisme n'est et ne sera jamais qu'un mouvement légalitaire et conservateur, sans autre but accessible – et encore ! – que l'amélioration des conditions du travail" (Idem).
Depuis les discussions de préparation du congrès de 1900 à Paris, une séparation nette s’était produite en Argentine entre ceux qui les considéraient comme vitales et ceux qui, au contraire, les jugeaient inutiles et pernicieuses. Ainsi, comme le révèlent des extraits du Rebelle (14 août 1899), quand on s’organise et centralise, les individus perdent la capacité d'initiative, les forces révolutionnaires s'épuisent et la réaction triomphe. Le camp majoritaire de l’anarchisme en Argentine sera celui qui se définit en faveur de l’organisation, afin d’amplifier son travail dans les syndicats et d’impulser la création de fédérations, convergeant en cela avec les groupes socialistes.
Le militant anarchiste Diego Abad de Santillan, considère que le débat entre les "pro" et "anti" organisation est réglé par les arguments exposés dans les douze articles publiés en 1900 dans La protestation humaine sous le titre "L’organisation ouvrière" et signés Pellico. Au centre de ses idées, il y a la nécessité de l’organisation à deux niveaux : économique et révolutionnaire. Pellico écrit : "une branche de l’organisation ouvrière, que l’on peut qualifier de révolutionnaire, que constituent ceux qui sont pleinement convaincus qu’ils travaillent directement pour le triomphe d’un idéal. Et une autre branche, que l’on peut qualifier d’économiste, constituée par les masses ouvrières qui luttent pour améliorer leur condition de vie et contrecarrer les abus des patrons…" [12]. Selon Diego Abad de Santillan, le passage cité de Pellico se base sur la stratégie de "la Fraternité Internationale de Bakounine (en se plaçant) à l’intérieur et à côté de l’Association Internationale des Travailleurs…".
Antonio Pellicer lui-même explique que la fédération est le type d’organisation dont les travailleurs ont besoin, en attribuant à celle-ci le rôle de "germe de la commune du futur révolutionnaire." Il propose ainsi "que s’organise la fédération locale dans le sens de la commune révolutionnaire, de l’action permanente et active du peuple des travailleurs dans tous les domaines qui mettent en cause sa liberté et son existence…" [13]
Si l’on suit cette description, nous comprenons que la fédération syndicale soit perçue comme l’organe chargé de la défense des conditions de vie des travailleurs et, dans le même temps, sous l’impulsion de ce groupe conspiratif qui travaille en "parallèle", elle s’oriente vers le combat ouvert contre le système…
En fait, le mouvement ouvrier dans son ensemble est alors confronté à la nécessité d'une organisation politique, distincte des organismes de défense de ses intérêts immédiats, en charge de défendre son programme et son projet politique propre d'émancipation du prolétariat et d'établissement d'une société sans classe [14]. Pour le marxisme cela avait pris tout d'abord la forme des partis politiques de masse dans la seconde internationale, puis après leur trahison, de partis politiques beaucoup plus sélectionnés autours d'un programme politique pour la révolution. Mais cette problématique n'était pas non plus étrangère aux anarchistes comme le révèlent certains termes du débat entre "pro" et "anti" organisation en leur sein. Le problème est que la nécessité parfaitement identifiée d'une organisation révolutionnaire est complètement dévoyée par Diego Abad de Santillan en identifiant ce qu'elle pourrait être à l'action conspirative d'un Bakounine (conspirative y compris contre le Conseil général de l'AIT !)
À la réflexion, nous pouvons constater que bien que les anarchistes "pro-organisation" s’opposent à la vision des "anti-organisation", ils n'en font pas pour autant une critique profonde, étant donné qu’après avoir essayé de les critiquer, ils reprennent le schéma bakouninien, de travail conspiratif aux racines anciennes, impropre au combat contre le capitalisme. Par ailleurs, ils vont répéter la vieille idée de séparation du combat économique et politique en l’ornant de la conception idéaliste selon laquelle il y aurait la possibilité de commencer à édifier la nouvelle société à partir des germes de celle-ci existant dans les entrailles mêmes du capitalisme. Ainsi, bien que critiquant la focalisation des socialistes sur les réformes comme moyen d'une alternative au capitalisme, ils font naïvement confiance à l’effort entrepris pour créer des "communes fédérées" en tant que préfiguration de la société future, et cela sans que le système soit lui-même détruit.
Les premières fédérations syndicales
En 1890, dans les moments les plus forts de la bataille entre les groupes de la bourgeoisie (marqués par une situation de crise économique qui va provoquer un coup d’État se terminant par le renoncement de Juarez Celman à la présidence), le groupe Vorwärts et les corporations de cordonniers et de charpentiers (dans lesquels participent activement les groupes anarchistes) mettent sur pied la Federación de Trabajadores de la Región Argentina (Fédération des Travailleurs de la Région Argentine - FTRA). Cette fédération revendique la journée de travail de 8 heures. Bien que sa capacité d’intervention soit relativement limitée et qu’elle existe depuis à peine deux ans, elle favorise l’unité des ouvriers et la définition d’un projet de revendications. À ce moment-là, la fédération syndicale capte l'attention des travailleurs, mais elle est surtout confuse. Tandis que les socialistes du Vorwärts voient la FTRA comme une force permettant d’arracher des concessions et des réformes, les anarchistes voient dans les syndicats les instruments par excellence de la lutte anticapitaliste. Les deux positions s'expriment au deuxième congrès (1892) sous une forme très confuse dans le sens où les groupes socialistes prétendent que la fédération doit être le fer de lance de la lutte pour la nationalisation de l’industrie. Face à cela, les anarchistes abandonnent la FTRA. Il s'ensuit un affaiblissement numérique de la fédération aggravé par le fait que l’augmentation du chômage provoque le départ de beaucoup de travailleurs du pays. La fédération finit par se dissoudre.
Même si cette fédération a eu une brève existence, elle a permis d'identifier des difficultés qui vont émerger des discussions dans les années suivantes. D’un côté, les socialistes amplifient les acquis économiques temporaires obtenus par la lutte syndicale et donnent une place de choix au dialogue avec le parlement. D’un autre côté, l’anarchisme reconnaît la possibilité de la révolution à n’importe quel moment de l’histoire comme un produit de la volonté exprimée dans "l’action directe".
Pour critiquer le point de vue des sociaux-démocrates argentins, nous voulons ici rappeler l’analyse que fait Rosa Luxemburg en 1899 dans l’introduction à Réforme sociale ou Révolution : "Entre la réforme sociale et la révolution il existe, pour la social-démocratie, un lien indissoluble. La lutte pour la réforme est le moyen, tandis que la révolution sociale est le but." Nous pouvons constater que la confusion qui était déjà présente dans la social-démocratie allemande et critiquée par Rosa Luxemburg s’est répétée en Argentine, où les socialistes se laisseront enfermer dans les "moyens" (ceux dont parle Luxemburg), tout en sous-estimant le "but" pour finalement l’oublier complètement. Mais l’anarchisme, quant à lui, sera en général incapable d’analyser la lutte de classes de façon dynamique, en ce sens qu’il ne perçoit pas les différentes phases de la vie du capitalisme et, ce faisant, est incapable de prendre en compte le changement qu’implique le passage de l’une à l’autre de ces phases concernant les tâches qui se posent à la classe exploitée, c'est dire non plus la lutte pour des réformes devenues impossibles mais celle contre la détérioration de ses conditions de vie, avec en vue le renversement du capitalisme et la transformation révolutionnaire de la société. De plus, en niant la nécessité du parti, l'anarchisme surestime le rôle des syndicats.
Dans cet état de confusion et d’aggravation des attaques contre les conditions de vie de la classe ouvrière, fermente l’idée de créer des syndicats fédérés. L’année 1899, en particulier, est marquée par une augmentation des grèves et par un questionnement sur le rôle de celles-ci et des syndicats qui seront au centre des problèmes dont discutent les ouvriers.
Précisément, Juan B Justo, pose le problème de cette manière : "Mais quelle est la finalité de la grève ? Les socialistes la considèrent comme un premier pas (et un pas primaire) pour la formulation de revendications immédiates et leur possible obtention. Les anarchistes comme la méthode de transformation du régime social…" [15]. La discussion traversera les syndicats et les groupes socialistes et anarchistes sans être approfondie. Cependant, elle permet aux anarchistes "pro-organisation" de reconnaître qu’il existe la nécessité pour la classe ouvrière de lutter pour l’amélioration de ses conditions de vie et ainsi de s’allier avec le Parti Socialiste pour convoquer la création d’une fédération syndicale. C’est ainsi qu’en mai 1901, 27 syndicats de corporations donnent naissance à la Federación Obrera Argentina (Fédération Ouvrière d’Argentine - FOA). Elle est composée de délégués à la fois socialistes et anarchistes bien qu’il y ait un effectif plus important d’anarchistes dont Pietro Gori qui représente les cheminots de Rosario.
Le congrès de fondation se déroule sur huit sessions, la deuxième session étant ouverte par une déclaration de Torrens Ros de tendance anarchiste, dans laquelle il expose que le congrès "ne doit pas faire de compromis d’aucune sorte avec le Parti Socialiste ni avec les Anarchistes…" [16], se déclarant indépendant et autonome, ce qui ne voulait pas dire que les opinions défendues par les deux camps étaient exclues des débats. Après le congrès même, quelques-uns des problèmes abordés dans la discussion seront posés à nouveau. Outre les divergences, la discussion permet d’établir un schéma général d’accords et de revendications de base :
- mépris général pour les traîtres auxquels il faut faire barrage, avec référence directe aux briseurs de grèves et aux jaunes ;
- lutte contre le "truck system" ;
- mobilisation pour la baisse des loyers ;
- réduction de la journée de travail ;
- hausse des salaires ;
- salaire égal entre les femmes et les hommes ;
- rejet du travail des enfants de moins de 15 ans ;
- création d’écoles libres.
Mais il y a d’autres aspects qui alimenteront les conflits après le congrès. Un des accords du congrès fut la transformation du journal La Organización (L’Organisation - édité par une douzaine de syndicalistes fortement influencés par le PS) en La Organización Obrera (L’Organisation Ouvrière, considéré comme l’organe de la FOA). Deux mois après la constitution de la FOA, les syndicalistes éditeurs de La Organización refusent d’arrêter sa publication ainsi que sa transformation.
Mais l’une des discussions les plus épineuses est celle qui concerne le recours à l'arbitrage, c’est à dire le recours à un médiateur pour régler les conflits du travail. L’intervention de P. Gori dans le congrès de fondation fut importante parce qu’elle réussit à approfondir la polémique après avoir considéré que la FOA attend "des ouvriers la conquête intégrale des droits des travailleurs, (mais) elle se réserve le droit, dans certains cas, de résoudre les conflits économiques entre le capital et le travail au moyen d’un arbitrage juridique, qui ne pourrait être effectué que par des personnes présentant de sérieuses garanties dans la défense des intérêts des travailleurs." [17]
En complément de cette position, vient se greffer la définition du rôle de la grève générale à propos de laquelle il est dit : "elle doit être la base suprême de la lutte économique entre le capital et le travail, elle affirme la nécessité de propager entre les travailleurs l’idée de l’arrêt général du travail, c’est le défi lancé à la bourgeoisie régnante…" [18]
C’est surtout la question de "l’arbitrage" qui est la cause d’un conflit dans les rangs anarchistes. La tendance anarchiste "antiorganisation", plus particulièrement le journal Le Rebelle, critique de façon générale ces anarchistes qui se rapprochent du PS pour fonder la FOA, mais ils accusent plus précisément Gori de légalisme pour "défendre et appuyer l’arbitrage". Les désaccords qui émergent sur la base des problèmes décrits ne débouchent pas immédiatement sur l'éclatement de la fédération, bien qu’ils illustrent les difficultés qu’affronte la classe ouvrière à ce moment-là.
La signification et l’utilisation de la grève telle que l’envisageait le congrès, provoquera une vive tension entre anarchistes et socialistes dans le feu des grèves qui paralyseront les principales villes dans les deux mois suivant la fondation de la FOA.
Le XXe siècle, un bazar problématique et fébrile [19]
En Argentine, la première année du 20e siècle est marquée par les manifestations ouvrières. La formation de la FOA exprimait la recherche de l’unité et de la solidarité entre les ouvriers, mais l’explosion des grèves et des manifestations confirme l’atmosphère de combativité et de rejet de la vie de misère imposée par le capitalisme. Les longues journées de travail, les bas salaires et le traitement despotique du patronat contribuent à ce que diverses entreprises soient paralysées par des grèves. En août de cette année-là, les cheminots de Buenos Aires bloquent les entreprises. Un nombre important d’ouvriers pousse à l’ouverture de négociations, obtenant une satisfaction temporaire de leurs revendications. Les négociations avec les patrons sont conduites par P. Gori, ce qui lui permet de montrer à ses critiques qu’il n’est pas légaliste, en même temps qu’il expose la forme par laquelle pouvait être utilisé l’arbitrage.
Basé sur des revendications similaires en octobre de la même année, le mécontentement ouvrier se manifeste dans l’entreprise sucrière à Rosario, la Raffinerie Argentine. Alors que les menaces de licenciement de la part des patrons étaient destinées à réduire au silence la protestation initiale, elles ne font que renforcer le courage et la combativité ouvrière se traduisant par la croissance des manifestations de rue dans lesquelles les militants socialistes et anarchistes de la FOA sont au premier plan. La force de la mobilisation impose des négociations avec les capitalistes, le chef de la police se présentant alors comme médiateur. Les ouvriers élisent en assemblée un comité de lutte et une délégation pour les négociations, où l’on trouve l’anarchiste Romuldo Ovidi.
Quand cette délégation se présente au rendez-vous, la police arrête Ovidi, ce qui attise encore plus le mécontentement. A la tentative des ouvriers de libérer leurs camarades, la police répond à coups de sabre et avec des tirs assassinant l’ouvrier (d’origine autrichienne) Cosme Budeslavich. Après de tels faits, les travailleurs de Rosario déclarent une grève générale d’un jour.
L’année 1901 se termine de la même manière que va se dérouler 1902, avec des grèves pour la réduction de la journée de travail, l’obtention de meilleurs salaires et de meilleures conditions de travail. Bien que les arrimeurs et aussi les travailleurs du port de Rosario et de Buenos Aires soient les plus actifs au cours de l’année, les travailleurs des autres secteurs se mobilisent aussi largement comme l’illustre la grève des boulangers au mois de juillet ou celle des travailleurs du marché central de fruits au mois d’octobre, soulevant de grandes expressions de solidarité et combattues avec férocité par la classe au pouvoir, d’abord en utilisant des traîtres et des briseurs de grève puis avec les hordes policières ce qui débouche sur des affrontements de rues qui font de nombreux blessés du côté des ouvriers ainsi que des arrestations.
Pour la bourgeoisie, ces conflits sociaux sont fomentés par un groupe de migrants [20]. Ainsi, la promulgation de la "Loi de Résidence" lui permet de justifier l’expulsion de migrants jugés dangereux. Face à cette mesure, la FOA appelle à la grève générale, paralysant les usines et les ports à partir du 22 novembre. Le gouvernement de Julio Roca répond par l’état de siège le 26 novembre (jusqu’au 1er janvier). Ainsi, une vague de répression se déchaîne et met fin aux mobilisations. Cette atmosphère d’agitation, entre 1901 et 1902, pousse les socialistes et les anarchistes à analyser plus en détails la façon dont doit lutter la classe ouvrière. Dès lors, les journaux anarchistes (à la fois ceux qui sont en faveur de l’organisation comme ceux qui la rejettent) considèrent le moment opportun pour insister, dans leurs appels à la grève générale, sur l'idée que celle-ci est la forme privilégiée du combat. Pour sa part, le PS adopte un ton critique par rapport à la radicalisation que prennent les manifestations de rue et les grèves. Ce même ton est employé dans la circulaire publiée en 1902 dans le journal La Prensa où il est dit que le PS "déplore les récents évènements de Rosario [les heurts entre les ouvriers et la police lors de la grève des arrimeurs du 13 janvier] et décline toute responsabilité dans ce mouvement". [21]
Le deuxième congrès de la FOA (avril 1902), d’une certaine façon, va être l’expression de ces désaccords, dans la mesure où il se crée une scission qui voit le départ des syndicats sous l’influence du PS.
En fait, au niveau apparent, la rupture ne résulte pas de désaccords sur les différentes conceptions car, en réalité, il n’y eut pas de discussion à ce sujet. Le motif de la séparation est un désaccord qui a surgi sur l'application des statuts concernant la nomination des délégués au congrès.
Depuis le début du congrès, un problème se posait à ce sujet. Alfredo J. Torcell (journaliste et militant connu du PS) ne pouvait pas se présenter comme délégué de la corporation des boulangers de La Plata car il n’exerçait pas ce métier et n’était pas inscrit dans cette localité. Cela entraina une tension et les délégués d’orientation socialiste quittèrent la salle. Des 48 groupes syndicaux inscrits à la FOA, dix-neuf se retiraient, laissant ainsi la majorité absolue aux syndicats anarchistes. Cependant, les revendications sur lesquelles se fonde la FOA ne changeront pas sensiblement.
Le deuxième congrès adopte ou approfondit quelques revendications générales posées lors du premier congrès (par exemple celle de la journée de 8 heures, des services de soins…). Mais c'est dans le changement qui se produit dans l’attitude que la FOA adopte à l’égard du PS que réside le fond du désaccord au deuxième congrès et qui ne fut pas identifié et encore moins assumé à travers un combat politique opposant les conceptions des anarchistes à celles des socialistes. Le congrès rejette fermement l’invitation du PS à participer conjointement à la manifestation du 1er mai. Il y a aussi une rectification à propos de l’arbitrage. Abad de Santillan synthétise l’argument : "Le congrès déclare laisser une grande autonomie aux sociétés fédérées pour recourir ou non à l’arbitrage dès lors qu’elles le jugent opportun". Cette fracture va permettre aux groupes anarchistes qui critiquaient la formation de la FOA pour son rapprochement avec les socialistes, comme c’était le cas du Rebelle entre autres, de s’intégrer à la fédération. Mais, sans aucun doute, ce qui montre le plus clairement l’éloignement entre la FOA (majoritairement anarchiste) et le PS est l’intervention que l’un et l’autre vont avoir lors des grèves de 1902 et cet éloignement s’approfondira de suite après la levée de l’état de siège.
Après l’état de siège et durant toute l’année 1903, les persécutions et les arrestations continueront. Malgré cela, les mobilisations reprennent et des polémiques surgissent tant chez les socialistes que chez les anarchistes autour des formes que prend la lutte.
Le PS, dans sa presse et à son congrès, ne cesse de critiquer la manière dont se développe la grève, notamment il dit que celle-ci ne disposait pas d’une caisse de résistance mais, surtout, il soutient qu’elle se présente comme une action démesurée qui bloquerait toute éventuelle négociation
Soutenant cette analyse, le PS participera à la création de la Unión General de Trabajadores (l’Union Générale des Travailleurs" - UGT) [22] et même si, lors de son congrès de fondation (mars 1903), l’UGT refuse d’établir une alliance électorale avec le PS, elle promet de mener à bien des actions politiques pour promouvoir l’élaboration des lois en faveur des travailleurs, tout en nuançant la conception de la grève générale portée par le PS, en reconnaissant en celle-ci un moyen efficace quand elle est organisée. En outre, elle souligne son rejet de l’usage de la violence et des buts insurrectionnels. Ceci montre que, bien que l’UGT soit promue directement par le PS, ce dernier n’obtient pas l’accord absolu des membres de celle-ci.
Les anarchistes vont affirmer leur position autour de la grève générale tout en accusant les socialistes de lâches et de traîtres, y inclus dans La Protesta Humana (La protestation humaine - 31 janvier 1903) qui souligne que, depuis la levée de l’état de siège, "…les ouvriers qui confirment être affiliés aux cercles du Parti Socialiste, bien qu’ils soient les leaders, bien qu’ils aient incité à la grève ou conseillé comme nous des organisations corporatives sont mis en liberté et on leur demande même des excuses…" [23] Dans ce sens, la FOA, avec une majorité d’anarchistes, lors de son troisième congrès, conclut au désaccord total concernant le dialogue avec l’État et décide que la grève générale est le moyen idéal de conscientisation et de lutte.
En ce qui concerne les mobilisations ouvrières, elles ne cessent pas durant toute l’année 1903, mais le mois de décembre se signale par la protestation massive de travailleurs de secteurs différents, en particulier la grève des conducteurs de tram. Leurs revendications étaient très claires : en plus d’exiger la journée de huit heures et l’augmentation du salaire, il s’y exprime la solidarité envers leurs camarades renvoyés pour avoir distribués des tracts syndicaux, afin qu’ils soient réintégrés et que leur syndicat soit reconnu. La réponse de la bourgeoisie fut de recourir aux briseurs de grève et à la police. Dans ce contexte, la FOA convoque un rassemblement massif le 27 décembre qui se termine par une répression brutale de la police.
Ce scénario se répètera en 1904 et, en diverses occasions, les revendications seront très similaires et les réponses de l’État aussi. La bourgeoisie se rend compte du développement du mécontentement ouvrier et c’est pour cela qu’elle combine la répression ouverte avec l’ouverture du parlement au PS. Ainsi, Alfredo Palacios assume la charge de député. En plus de cela, elle fait usage de l’idéologie nationaliste, privilégie l’embauche de travailleurs argentins, favorisant une atmosphère d’hostilité à l’égard des "migrants nocifs". Mais aussi, le gouvernement demande la réalisation d’une étude sur la situation des travailleurs au médecin Juan Bialet Massé. Il est probable que le médecin ait alors agi avec honnêteté en tentant de décrire la réalité. En revanche, il est certain que la classe au pouvoir oriente habilement les résultats de l'étude à son profit.
Le rapport commence par souligner une revendication du travailleur "créole" (argentin), accentuant la campagne contre les migrants ; à l’image de ce que dit Bialet : "…l’ouvrier créole, méprisé et traité d’incapable, se voit comme un paria dans son pays, travaillant davantage, en faisant des travaux que personne d’autre ne peut faire et percevant un salaire pour rester en vie, (…) malgré son intelligence supérieure, sa sobriété et son adaptation au milieu…"
Ensuite, il fait la critique de l’idéologie conservatrice du patronat générant selon lui des tensions sociales : "L’obsession du patronat va jusqu’à l’entêtement (…) un fabriquant de chaussure qui maintient la journée de dix heures et demie car il l’a constaté dans une grande usine allemande (…) n’a pas voulu (accepter la journée de huit heures) et maintenant il faut y arriver par la force de la grève, qui lui est imposée, à travers une lutte stérile et dommageable autant pour l’ouvrier que pour lui-même…" [24]
Le changement de la FOA en FORA
La reconnaissance par l’État des conditions de vie des travailleurs décrite dans son rapport par Bialet (présenté en avril 1904) n’élimine pas la répression, malgré la décision prise de faire une loi du travail (approuvée le 31 août 1905). Les agissements de la police le 1er mai 1904, place Mazzini à Buenos Aires le démontrent : "La manifestation de la Fédération ouvrière, (…) fut réprimée sévèrement à coups de revolver par la police sous un prétexte quelconque ou sans aucun prétexte. Quand les orateurs désignés se disposaient à prendre la parole depuis la statue en direction de la foule réunie et enthousiaste, un coup de feu se fit entendre, on ne savait pas d’où cela pouvait venir ni par qui mais cela fut le signal de l’attaque sauvage de la police. La dispersion des manifestants commença tandis que le sol restait couvert de blessés, presque une centaine. Les ouvriers qui avaient des armes repoussèrent l’attaque et leurs balles atteignirent également quelques agents de l’escadron de sécurité…" [25]
Les perquisitions, les déportations, les détentions, la répression en général et la vie terrible dans l’usine n’altèrent pas la combativité ouvrière. Les syndicats et les fédérations ne cessent pas d’adhérer à la FOA qui, avec son développement, radicalise son discours. Cette tendance se perçoit au quatrième congrès qui se déroule entre juillet et août 1904 et se distinguera par la transformation du nom de FOA en Federación Obrera Regional Argentina (Fédération Ouvrière Régionale d’Argentine - FORA).
Le changement de nom correspond à la structure que prend l’organisation. D’une part, elle est constituée des associations professionnelles, d’autre part, au niveau territorial, toutes les associations professionnelles d’un même territoire forment une fédération locale et toutes les fédérations locales d’une province forment une région, le tout faisant la fédération régionale d’Argentine. Le cœur de ce dispositif est l’existence d’une structure organisationnelle duale au sein de laquelle chaque partie possède un rôle différent. Les associations professionnelles ont pour tâche l’obtention de réformes sur le plan économique. Les fédérations locales, en revanche, après avoir rassemblé les métiers et lié les territoires, affichent des objectifs qui dépassent les plans économique et corporatif, en envisageant l’émancipation du prolétariat. C’est pour cela que cette structure est basée sur un "Pacte de solidarité" visant la recherche de l’unité et qui permet de dépasser les intérêts professionnels et corporatifs, ainsi que les limites territoriales. Le processus consiste à fortifier d’abord l’organisation au plan national pour ensuite créer "la grande confédération de tous les producteurs de la Terre".
Mais, en plus, dans ce congrès, une partie est dédiée au débat sur la "loi de résidence" et naturellement au projet de loi du travail.
Le congrès se prononce contre les deux lois, en alertant sur la nécessité d’appeler à la grève générale pour s’opposer à la politique de déportation. Sur la loi du travail, le rejet provient d’une méfiance justifiée, puisque le ministre de l’intérieur Joaquin V. Gonzalez prévenait que la proposition de projet de loi était "d’éviter les agitations dont la République est le théâtre depuis quelques années et plus particulièrement depuis 1902…" [26]. Le congrès voit dans ce projet une recherche pour entraîner les travailleurs derrière les orientations juridiques de l'État.
Alors que la FORA exposait son rejet du projet parce que "il favorisera seulement les capitalistes, en ceci qu'ils pourront éluder les responsabilités qui leur échoient et que les ouvriers devront fidèlement les assumer" ; le PS quant à lui était le moteur de la loi du travail surtout depuis qu’il compte (mars 1904) un député, l’avocat Alfredo Lorenzo Palacios.
Cependant, il y a des secteurs au sein même du PS qui, à travers L’avant-garde, exposeront leur accord avec les critiques émises par la FORA sur la loi du travail. L’UGT elle-même se démarque de la ligne officielle du PS et de son député et promeut des campagnes de répudiation de la loi. Au final, cette loi finit par être retirée, non du fait des critiques des syndicats mais parce que le regroupement des patrons, l’Union Industrielle d’Argentine (UIA), considérait excessive la proposition d’établir la journée de huit heures et le repos du dimanche.
Ceci n’empêcha pas les travailleurs de se mobiliser massivement en reprenant la revendication de la journée de huit heures et de l’augmentation du salaire. Au même moment, le gouvernement de Manuel Quintana se préparait à s’opposer aux protestations contre la désignation du chef de la police comme arbitre des conflits du travail.
Depuis septembre 1904, différents secteurs de travailleurs se mobilisaient pour exiger la journée de huit heures mais le mécontentement prend une plus grande ampleur quand éclate la grève des travailleurs du commerce à Rosario avec l’exigence du repos le dimanche. La police répondit immédiatement par l’arrestation de la délégation syndicale. Devant de telles attitudes, la FORA et d’autres syndicats non adhérents de cette fédération décrètent l’arrêt du travail les 22 et 23 novembre. Les mobilisations se développent toute la journée durant laquelle les affrontements avec la police sont continus, faisant des blessés et plusieurs ouvriers assassinés. L’indignation augmenta et poussa à l’unité de la FORA avec l’UGT et le PS pour la convocation d’une grève générale en solidarité avec la ville de Rosario. Le 29 novembre, tout commençait à se remettre en ordre à Rosario, mais déjà à Buenos Aires, la réunion de la FORA préparait un arrêt général pour le 1er et le 2 décembre. Le tracas et l’inquiétude de l’État étaient tels qu’il se prépara ostensiblement, déployant des policiers et des militaires dans toute la ville, et même installa des canons dans les faubourgs et fit mouiller les bateaux de guerre dans le port. Malgré cela, la grève se déroula et même s’étendit à Cordoba, Mendoza et Santa Fe. Les mobilisations qui suivront ces journées auront une moindre répercutions, et même certaines d’entre elles, comme celles des cheminots, resteront isolées. La situation se compliquera et accroîtra la confusion à partir de la révolte manquée du 4 février 1905 qui cherchait à renverser le gouvernement de Manuel Quintana, menée par le Parti Radical et instillée par Hipolito Yrigoyen.
Grèves massives et répression
L’émeute du 4 février 1905, appelée "révolution civico-militaire", bien qu’elle soit une lutte entre différents secteurs de la bourgeoisie pour la prise du pouvoir, a également une implication en ce qui concerne les travailleurs. Non seulement l’état de siège imposé par le gouvernement de Manuel Quintana empêche tout type de manifestation massive des travailleurs, mais encore cela permet, sans qu'il existe pour cela le moindre motif réel, que les syndicats anarchistes et socialistes soient arbitrairement accusés de participer aux émeutes. Dans ce cadre d'affrontements entre fractions de la bourgeoisie et de la petite bourgeoisie, le gouvernement déchaîna une nouvelle vague de persécutions qui se poursuivra après la levée de l'état de siège. La déportation de militants syndicalistes et anarchistes d’origine étrangère s'est poursuivie, mais s'y est ajoutée la persécution de militants de nationalité argentine arrêtés et exilés en Uruguay. Cependant, l’accentuation de la répression ne démobilise pas les ouvriers.
En Argentine comme dans une grande partie de l’Europe, la première décennie du 20e siècle se caractérise par la grande vague de luttes à laquelle participent les masses ouvrières. Mais l’affermissement de la combativité ouvrière va susciter la répression de la part de la classe au pouvoir.
A peine levé l’état de siège après la rébellion de Yrigoyen, le 21 mars, la FORA convoque une manifestation dans le centre de Buenos Aires, laquelle est réprimée sans prétexte avouable. Une autre fois, c’est en mai 1909 à Rosario que les masses ouvrières sont à nouveau réprimées, faisant plusieurs morts et des dizaines de blessés. Il n’y eut pas un seul local syndical ou de presse ouvrière qui ne fut pas assailli par la police.
Mais face à la menace constante, les revendications pour de meilleures conditions de travail formulées par les travailleurs des transports de la ville prennent une plus grande importance du fait de l’ambiance de combativité dans laquelle se préparait la manifestation du 1er mai et s’annonçait la possibilité d’étendre la lutte.
En cherchant à répandre la peur et à contenir l’expansion des manifestations, le colonel Falcon ordonne de tirer sur les manifestants faisant ainsi plus d’une dizaine de morts et davantage de blessés. En réponse, la grève massive paralyse de nouveau la ville durant huit jours, jusqu’à ce que soient acceptées des améliorations pour les travailleurs des transports, la libération des prisonniers et la restitution des locaux syndicaux pris par la police. Cet événement, dans une certaine mesure, en favorise deux autres importants, bien qu’ils soient de nature différente, à savoir :
- Le premier est la mobilisation marquée par une grande solidarité et une action coordonnée des structures syndicales (FORA et UGT) incitant les travailleurs à chercher l’unité, ce qui, soit dit en passant, fut mis à profit par l’UGT afin de valoriser sa proposition d’unification. Ainsi, au mois de septembre 1909, plusieurs corporations de la FORA et de l’UGT donnent naissance à la Confédération Ouvrière Régionale Argentine (CORA).
- Le second, qui se présente comme une conséquence du massacre de mai, est la réapparition de l’anarchisme individualiste. Afin de venger le massacre de mai, le jeune anarchiste Radowitzky décide d’exécuter le colonel Falcon. Dans les années suivantes, des actes similaires se répèteront. La FORA n’a jamais fait la critique de ces pratiques, au contraire, elle les considérait comme des expressions de classe.
De fait, les deux aspects rapportés ont des conséquences politiques importantes :
1) La création de la CORA conduit à un renforcement d’une tendance syndicale promotrice de l’éloignement des positions socialistes et anarchistes, affirmant le principe d’apolitisme (c’est à dire non électoral), en définissant ainsi un courant ayant les caractéristiques du socialisme révolutionnaire, qu’il perd cependant rapidement. Avec la CORA, ce courant va avoir une influence chez les travailleurs jusqu’à s’étendre progressivement et même plaider pour l’intégration massive au sein de la FORA. C’est par cette tactique d’infiltration qu’elle pourra gagner une présence politique, qu’elle utilisera en 1915, durant le 9e congrès de la Fédération, pour voter la suppression de la référence à l’anarchisme, établie au 5e congrès.
Cela conduisit à l’existence de deux fédérations possédant le même nom. L’une orientée par le 10e Congrès, l’autre formée par la minorité qui décide de ne pas reconnaître ce congrès et de se revendiquer des principes du 5e Congrès, c’est à dire, récupérer son image de syndicat anarchiste, c’est pourquoi elle s’appellera FORA du 5e Congrès.
Les deux fédérations s’affirment en faveur de la lutte revendicative et proclament l’émancipation de la classe ouvrière. Ce qui les différencie au début c’est la question de la référence à l’anarchisme, et de là vont découler des changements dans les formes de lutte prônées. La FORA 9 va rejeter la grève massive comme arme de combat et le principe de solidarité s’éloigne de sa pratique, de même qu'elle considère que chaque syndicat fédéré doit agir "comme il lui convient". Et bien que ses membres continuent de nier la participation au parlement, ils cherchent le rapprochement avec les structures de l’État pour la négociation d’acquis sociaux. Le gouvernement d’Hipolito Yrigoyen profite de cette disposition, puisque, tout en continuant à ordonner le massacre d’ouvriers, il cherche à nouer des liens légaux avec les "neuvièmes".
La FORA du neuvième congrès s'est développée numériquement et, de pair avec cet élargissement, elle s'est rapprochée davantage de l’État. Ainsi, elle se dissout en 1922 pour former la Unión Sindical Argentina (l’Union Syndicale Argentine - USA), laquelle servira de base en 1930 pour la fondation de la Confederación General del Trabajo (Confédération Générale du Travail - CGT), qui sera dès le début influencée par le Parti Socialiste et plus tard évoluera en instrument du péronisme.
2) L’acte de Simon Radowitzky a également des conséquences politiques. L’anarchiste Cano Ruiz explique que l’exécution du policier Falcon, "provoqua la colère de la réaction. On décréta l’état de siège pour deux mois, les locaux ouvriers furent fermés (…) on arrêta des centaines de personnes et on expulsa de nombreux étrangers indésirables pour les autorités…". Il reconnaît même qu’une période de reflux important venait de s’ouvrir ; en analysant les choses, il dit un peu plus loin : "Depuis l’acte de Radowitzky (le 14 septembre 1909) jusqu’à 1916 l’oppression fut tellement cruelle que le mouvement anarchiste et par conséquent le mouvement ouvrier incarnés par la FORA, ne purent donner signe de vie…" [27]
Il est nécessaire d’affirmer, en revenant sur les effets que cet événement a provoqués et que résume Cano Ruiz, que le terrorisme est étranger au combat de la classe ouvrière. Même s’il peut susciter de la sympathie (car perçu comme un acte de justice), il révèle une faiblesse et exprime même l’infiltration de l’idéologie petite-bourgeoise et des classes qui ne possèdent pas de perspective, qui vivent dans le désespoir et le manque de confiance dans l’action des masses ouvrières. Par conséquent, il s’agit de pratiques individualistes, en dissimulant, derrière la façade de l’héroïsme, une forte impatience, le scepticisme et la démoralisation. Ainsi, comme nous l’avons dit en d’autres occasions : "elles penchent davantage vers le suicide spectaculaire que vers le combat pour la réalisation d’un but" [28]
Nous avons ainsi une croissance des difficultés pour l'expression et l'organisation de la combativité ouvrière. D'une part, il y a le rapprochement de la FORA 9 avec la structure de l'État et de manière aussi significative, une perte de la vie prolétarienne dans le PS, dans le sens où s'accroissent ses illusions parlementaires et sa position nationaliste (il en vient à solliciter l'entrée de l'Argentine dans la Grande Guerre). Mais ce qui confirmera son abandon de camp prolétarien sera sa condamnation de la révolution russe. D'autre part, la répression aura un effet démoralisateur et enlèvera temporairement tout espoir alors aux travailleurs, ce qui sera aggravé par la confusion provoquée par la réactivation de l'anarchisme individualiste, qui se concentrera dans l'accomplissement d'actes terroristes.
Durant cette période de confusion et d’attaques continues envers les travailleurs, seuls des événements de grande ampleur comme la révolution russe parviennent à rompre le reflux et la démoralisation. Ce que Abad de Santillan synthétise de la sorte : "Il y eut des moments dans la période agitée de 1918 à 1921 où la révolution frappa réellement à notre porte et nous fit sentir l’allégresse de l’heure suprême de toutes les revendications. Une vague internationale d’enthousiasme solidaire toucha les esclaves modernes (…) Il surgit une Russie chargée de promesses de liberté dans les décombres du tsarisme…" [29]
La FORA 5 sera critique envers le bolchévisme mais elle ne cessera pas de reconnaître l’importance historique de la révolution pour les exploités. Après avoir rompu le reflux, les masses ouvrières peuvent se remobiliser pour la défense de leurs conditions de vie, comme elles le feront massivement entre 1919 et 1921.
Dans une seconde partie, nous aborderons l’expérience des combats dirigés par la FORA 5.
Rojo, mars 2015
[1] Revue internationale : n° 118, "Ce qui distingue le mouvement syndicaliste révolutionnaire". Dans cette série figurent les articles suivants relatifs à la CGT en France (Revue internationale n° 120), la CNT en Espagne (Revue internationale n° 128, 129, 130, 131, 132), la FAU en Allemagne (Revue internationale n° 137, 141, 147 et 150) et les IWW aux États-Unis (Revue internationale n° 124 et 125)
[2]La Nación (La Nation), 21 janvier 1879, cité par Raul Ernesto Comba dans "20/20: 4 décadas en la historia de Banderaló. 1800-1920" "20/20 : quatre décennies d’histoire du Banderalo". Edition Dunken, BA, 2012, p.47. Traduit par nos soins.
[3]Bien que G.A Lallemant ait dédié une activité importante au développement de l’organisation et à la diffusion du socialisme dans les dernières décennies du XIXè siècle, ce personnage et avec lui une partie de la social-démocratie s'est rapproché du parti libéral bourgeois appelé "Union civique radicale".
[4]La Protesta Humana (La protestation humaine) 3 septembre 1899, cité par Diego Abad de Santillan dans La FORA : ideologia et trayectoria. Traduit par nos soins.
[5] Il y a beaucoup de tangos qui tissent leurs histoires dans ces habitations précaires. Celles-ci finissant par être saturées, on a placé des bancs fixés avec des cordes contre le mur. Ainsi, on pouvait dormir assis contre le mur. Cette forme de repos est appelée, dans l’argot utilisé dans ces quartiers, "maroma" (cordage).
[6] Abad de Santillan, Op. Cit.
[7] Du nom de la banque anglaise qui rencontra de graves difficultés du fait de son exposition à des défauts importants de paiement liés à la dette souveraine de l'Argentine et de l'Uruguay.
[8] À propos du processus de dégénérescence que va connaître le PS, il vaut de rappeler qu’en 1919 Juan B Justo fit une conférence où il condamnait la Révolution russe et en particulier l’action des Bolcheviks. Dans son texte de 1925, "Internationalisme et patrie", il critique les communistes (en particulier Lénine et Rosa Luxemburg) pour ne pas avoir défendu le libre-échange, au prétexte que, si la guerre est effectivement causée par la lutte pour les marchés, comme ils l'affirment, alors il faut éliminer ce facteur "en ouvrant tous les marchés à la libre circulation du capital international…"
[9] En 1918 se forme le PSIA, se déclarant en accord avec la Conférence de Zimmerwald et soutenant la révolution d'Octobre.
[10]L’historien Zaragoza Ruvira recense d’autres publications "individuelles" mais leur activité se dilue dans les dernières années du XIXè siècle. Parmi elles : El Perseguido (Le persécuté 1890-1897), La Miseria (La misère 1890), La liberté (1893-1894), Lavoriamo (de langue italienne, Nous travaillons - 1893)…
[11] Cité dans notre article de la Revue internationale n° 120, "L'anarcho-syndicalisme face à un changement d'époque : la CGT jusqu'à 1914".
[12]La protestation humaine, 17 novembre 1900.
[13] Cité par Abad de Santillan.
[14] Lire à ce propos notre article de Revue internationale : n° 118, "Ce qui distingue le mouvement syndicaliste révolutionnaire".
[15] Cité par Dardo Cúneo, Las dos corrientes del movimiento obrero en el 90 (Les deux courants du mouvement ouvrier dans les années 1890) dans Claves de la historia argentina (Clés de l’histoire de l’Argentine), 1968.
[16] Oved, Op. Cit. p.165.
[17] Op. Cit. p68
[18] Bilsky Edgardo J, La F.O.R.A. y el movimiento obrero, 1900-1910 (La FORA et le mouvement ouvrier, 1900-1910), Editions d’Amérique Latine, Argentine, 1985, p. 194.
[19] Dans le célèbre tango "Cambalache" (1934) on trouve la phrase suivante qui a inspiré ce sous-titre de l'article : " Siglo XX cambalache problemático y febril", "Le XXe siècle, un capharnaüm problématique et fébrile".
[20] Cette tentative de divisions des ouvriers de la part de la bourgeoisie Argentine ne doit pas nous étonner.
Ainsi aux États-Unis, la bourgeoisie tentait d'exploiter cyniquement les différences entre ceux qui étaient nés au pays, les ouvriers anglophones (même si ces derniers n’étaient eux-mêmes que de la seconde génération d’immigrants) et les ouvriers immigrés nouvellement arrivés, qui ne parlaient et ne lisaient que peu ou pas du tout l’anglais. Voir à ce sujet notre article "Les IWW (1905-1921) : l'échec du syndicalisme révolutionnaire aux Etats-Unis (I)" de la Revue internationale n° 124.
De même au Brésil, à partir de la deuxième moitié du 19e siècle, une immigration massive de travailleurs venant d’Italie, d’Espagne, d’Allemagne, etc. constitua la main-d’œuvre nécessaire à l’industrie qui commençait à prendre son essor, modifia notablement la composition du prolétariat dans ce pays. À partir de 1905 commencèrent à se réunir entre elles les minorités révolutionnaires, composées essentiellement d’immigrants. La répression policière expulsait les immigrés actifs. (Voir à ce sujet notre article "1914-23: dix années qui ébranlèrent le monde: les échos de la Révolution russe de 1917 en Amérique latine-Brésil 1918-21" de la Revue internationale n° 151.
[21] Op. Cit. p 204.
[22] L'UGT en Espagne est fondée en 1988. Elle présentait, comme en Argentine, une certaine proximité avec le Partido Socialista Obrero de España (PSOE – Parti Socialiste Ouvrier d'Espagne). Bien que les deux centrales syndicales aient une origine similaire et le même nom, en dehors de cela il n'y a pas entre elles de relation politique ou organique.
[23] Cité par Abad de Santillan.
[24] Juan Bialet Massé, Informe sobre el estado de las clases obreras argentinas (Rapport sur l’état de la classe ouvrière argentine) Volume I.
[25] Abad de Santillan, op. cit.
[26] Cité par S. Marotta, “El movimiento sindical argentino” (Le mouvement syndical argentin), Argentine, 1960, p. 194.
[27] Cano Ruiz, ¿Qué es el anarquismo (Qu’est-ce que l’anarchisme ?), Editions Nuevo tiempo (Temps Nouveau), Mexico, 1985, p. 272.
[28] Pour approfondir, nous recommandons de lire : "Terreur, terrorisme et violence de classe", Revue internationale n°14, 1978.
[29]Abad de Santillan, "Bréviaire de la contre-réaction", dans "La Protestation" 110, 1924.