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Après la poussée de l’extrême-droite en Autriche, le vote du Brexit au Royaume-Uni, la victoire de Donald Trump aux États-Unis et celle, probable, de Geert Wilders aux Pays-Bas, la France pourrait être la prochaine grande puissance à voir un mouvement populiste aux portes du pouvoir, au moins en mesure d’ébranler sérieusement la mécanique électorale. Si les fractions politiques les plus lucides de la bourgeoisie, de droite ou de gauche, sont loin de rester les bras croisés face à ce risque pour les intérêts objectifs de l’État et de la classe dominante, le scénario d’une victoire de Marine Le Pen à la prochaine élection présidentielle est pris suffisamment au sérieux pour mobiliser les chancelleries européennes et affoler les marchés financiers. Un tel événement, au cœur du moteur européen, présenterait un très grand danger pour le futur de l’Union et serait, bien plus que le Brexit, un désastre pour l’Allemagne et toutes les bourgeoisies pro-européennes, menaçant potentiellement l’équilibre impérialiste du centre historique du capitalisme.
Une déstabilisation du jeu électoral
Comme nous l’avons déjà souligné dans nos précédents articles sur le sujet 1, l’enracinement du populisme en Europe et aux États-Unis résulte, en premier lieu, de l’affaiblissement historique des partis de gouvernement traditionnels, discrédités par des décennies d’attaques à répétition contre les conditions de vie et de travail, par l’existence insupportable d’un chômage de masse chronique, par le cynisme, l’hypocrisie et la corruption de nombreuses sphères politiques et économiques, et in fine par leur impuissance à faire miroiter aux masses exploitées l’illusoire espérance d’un futur meilleur. Face à une classe ouvrière pour le moment impuissante à défendre sa perspective révolutionnaire et à représenter un danger tangible pour la société capitaliste, l’indiscipline et le chacun pour soi, tant au niveau international que dans les rapports entre les différentes cliques politiques des bourgeoisies nationales, tend à gagner du terrain. Les exemples de ce phénomène sont légion, mais les épisodes de véritables batailles de chiffonniers entre de Villepin et Sarkozy qui, lors de l’affaire Clearstream en 2004, avait promis à son adversaire de le suspendre “sur un crochet de boucher”, ou, en 2012, la rivalité sans merci entre Copé et Fillon pour s’emparer de la présidence du parti de droite, illustrent bien la réalité et les dangers qu’un tel processus fait peser sur la vie politique.
L’autre facteur essentiel pour comprendre la poussée populiste réside dans les faiblesses politiques actuelles de la classe ouvrière, notamment son immense difficulté à elle-même s’identifier comme la seule classe sociale en mesure de renverser l’ordre capitaliste. Face aux attaques incessantes portées par la bourgeoisie, il existe au sein du prolétariat et des couches petites-bourgeoises un véritable sentiment de révolte. Mais, faute de réelle perspective politique prolétarienne, le mécontentement ne peut s’exprimer sur le terrain de la lutte de classe. Aux yeux désabusés de beaucoup de ceux qui ressentent un profond ras-le-bol, le seul exutoire possible semble se réduire au repli sur soi et au rejet de toute forme d’engagement politique, ou bien au soutien de partis qui se sont toujours (et frauduleusement) présentés contre le “système”, marginalisés et stigmatisés par la sphère politico-médiatique tant honnie, et prêts à “purger” la société des “élites” et de “l’étranger”, en réalité un magma idéologique informe et démagogique dans lequel s’entremêlent recherche de boucs-émissaires, frustrations sociales et désespoir.
Tous ces éléments se traduisent par des difficultés croissantes de l’appareil d’État à mettre en œuvre des stratégies lui permettant d’asseoir à sa tête les partis les plus adaptés aux besoins du capital. C’est ainsi qu’une personnalité aussi irresponsable et incompétente que Donald Trump a pu s’emparer de la Maison-Blanche contre à peu près tout ce que la classe politique américaine, les médias et le show-business comptent d’un tant soit peu rationnel.
Aucune force populiste n’a démenti son entière sujétion au “système”, ni sa détermination à défendre, à sa manière, les intérêts de la classe dominante. Pourtant, la montée en puissance de ces mouvances représente un sérieux problème pour la bourgeoisie. La défense du capital national dans la période de décadence ouverte en 1914 s’est jusqu’ici traduite par un resserrement strict des différentes sensibilités politiques autour du pouvoir exécutif et des intérêts communs des différentes fractions de la bourgeoisie au détriment des intérêts particuliers de tel ou tel parti ou clique. Depuis 1945, l’artifice du pluralisme démocratique était globalement assuré par un véritable verrouillage du pouvoir exécutif au moyen d’un jeu d’alternance des partis de gauche et de droite les plus responsables. Les mouvances populistes plus récentes ont, au contraire, des démarches totalement irrationnelles et obscurantistes. Sans claire vision des intérêts objectifs de leur classe et sans réelles compétences, elles risquent à tout moment de semer la pagaille au sommet de l’État et d’entraver sa bonne gestion, comme semble le démontrer chaque jour la catastrophique présidence de Donald Trump.
Une extrême-droite française plus forte que jamais
En France, le Front national (FN) est pour beaucoup l’incarnation des laissés-pour-compte. Si son programme incohérent n’est pas forcément toujours pris au sérieux par ses propres électeurs, il se présente comme une sorte d’ultime recours pour “faire bouger les choses”. Ceci, d’autant plus facilement qu’il a jusqu’à présent pour particularité avantageuse de ne pas avoir été associé à la gestion de l’État. Depuis les années 1980, où le président socialiste, François Mitterrand, avait transformé un insignifiant rassemblement de vieux pétainistes, de petits boutiquiers poujadistes, d’anciens partisans de l’Algérie française et de jeunes skinheads paumés en machine à faire perdre la droite, le FN n’a jamais cessé de progresser sur le plan électoral. L’instrumentalisation mitterrandienne a peu à peu échappé à son créateur, au point que, si le jeu politique qui se poursuit encore aujourd’hui permet à la classe dominante de réactiver régulièrement les campagnes antifascistes destinées à redorer l’image de la république bourgeoise et ses valeurs démocratiques, l’accident du 21 avril 2002 l’a contraint à mener une politique active d’affaiblissement du FN.
Une partie de la droite française, avec à sa tête Nicolas Sarkozy, reprit ainsi à son compte les thèmes et le langage de l’extrême-droite, réduisant, en 2007, la base électorale de Jean-Marie Le Pen à la portion congrue (10,44 % des voix au premier tour de l’élection présidentielle). Mais l’usure rapide de la “droite décomplexée” au pouvoir et, surtout, l’approfondissement de la décomposition du tissu social et politique (en particulier le ralliement de nombreux anciens électeurs du parti stalinien séduits par le patriotisme outrancier du FN) ont permis à Marine Le Pen, la fille du vieux leader frontiste, d’obtenir un score historique à la présidentielle suivante (17,90 %).
C’est aux élections régionales de 2015 que la bourgeoisie française a réellement pris conscience de l’ampleur du danger que représente le FN, devenu le “premier parti de France” avec plus de 27 % des voix, pour la bonne gestion de ses affaires. Elle a réagi en activant à nouveau, mais avec beaucoup plus de difficultés qu’en 2002, la tactique du “front républicain” ; le Parti socialiste (PS) retira ses listes en faveur de la droite dans deux régions importantes qui risquaient de tomber entre les mains du FN. Mais la victoire du “front républicain” n’a été qu’une parade ponctuelle face à l’inexorable croissance du populisme. Malgré toutes les armes médiatiques ou juridiques que les différentes fractions de la bourgeoisie peuvent utiliser, Marine Le Pen sait que son parti à bel et bien une possibilité d’entrer à l’Élysée.
Face au populisme, les “partis de gouvernement” s’organisent
Le danger que représente désormais le FN pour les intérêts objectifs de la classe dominante accroît les difficultés d’une bourgeoisie qui a déjà fort à faire avec une situation économique qui se dégrade d’année en année. La combativité du prolétariat jusqu’au milieu des années 1980, les archaïsmes de la droite gaulliste et la place que le stalinisme a occupée durant toute une période dans l’appareil d’État entravent encore aujourd’hui la bourgeoisie française qui a hérité d’une énorme bureaucratie et a toujours eu du mal à moderniser ses structures économiques en engageant, dans de bonnes conditions, les réformes nécessaires aux intérêts de son capital national, contrairement à ses concurrents immédiats, l’Allemagne ou le Royaume-Uni.
L’arrivée en 2012 de François Hollande au pouvoir correspondait clairement à cette nécessaire évolution du capital français, le PS représentant, comme dans de nombreux autres pays, la fraction la plus intelligente de la bourgeoisie et donc la plus à même de mener les attaques sur le plan économique mais aussi idéologique. Néanmoins, la mesure phare de la présidence de Hollande, la réforme du Code du travail avec l’adoption de la “loi El Khomri”, devait l’affaiblir et renforcer la résistance d’un certain nombre de secteurs de la bourgeoisie très attachés à l’interventionnisme étatique et au keynésianisme. Alors que le PS, en particulier son aile social-démocrate, a longtemps assumé le combat contre l’extrême-droite, l’impossibilité de maintenir Hollande au pouvoir et l’affaiblissement du Premier ministre Valls ont rendu sa stratégie caduque.
La droite comptait quant à elle s’appuyer sur une personnalité relativement consensuelle et drapée d’une aura d’homme d’État. Mais la candidature Juppé à la primaire de la droite fut en échec et, contre toute attente, Fillon, l’incarnation de la droite conservatrice “la plus bête du monde”, l’emportait à la faveur d’une autre forme de “révolte électorale” en jouant lui-aussi la carte de l’homme honni des médias. Dès le départ, le nouveau candidat a très mal géré sa victoire, évinçant les sarkozystes de la tête du parti, ne transigeant en rien sur la virulence de son programme que son propre camp qualifie de “radical” et affichant une sympathie déconcertante envers Poutine, en contradiction flagrante avec les orientations impérialistes de l’État français. Le risque étant grand de voir Marine Le Pen l’emporter au second tour de la présidentielle face à une personnalité aussi iconoclaste ; le naufrage de sa candidature, suite à la révélation de ses malversations, semble avoir permis à la bourgeoisie de l’écarter de la course à l’Élysée.
La déconfiture de la droite, le retrait de la candidature de François Hollande et la victoire à la primaire du PS de Benoit Hamon, estampillé “frondeur” et “radical”, ont ouvert la voie au candidat “indépendant”, Emmanuel Macron, présenté comme un homme neuf et peu mêlé aux intrigues politiciennes. En quittant le gouvernement socialiste en 2016, Macron a fini par s’imposer, au gré des événements, comme une alternative crédible aux yeux d’une partie des éléments les plus lucides de la bourgeoisie pour endiguer le populisme. Dans ce qui ressemble de plus en plus à une coalition gauche, centre et droite, un peu comme en Allemagne depuis 2013 avec le cabinet Merkel III, le clan Hollande, une partie significative du centre-droit et même de la droite, tout comme le MEDEF et plusieurs personnalités issues des milieux économiques et intellectuels (Martin Bouygues, Alain Minc, Jacques Attali, etc.) semblent miser tactiquement sur l’ancien banquier d’affaires pour contrer le FN, même si la victoire éventuelle d’un homme sans véritable ancrage dans l’appareil d’État, donc dépendant des sphères aux visions parfois très divergentes qui le soutiennent, ne serait pas sans poser, d’une part, la question de sa capacité à gérer convenablement les affaires de l’État et, d’autre part, celle du risque de voir la dynamique du chacun pour soi s’amplifier davantage.
Sans préjuger du résultat de la prochaine élection, tant la situation semble instable, il apparaît que la bourgeoisie a pleinement conscience que le cirque électoral s’organisant autour de l’alternance des partis traditionnels, la social-démocratie et des conservateurs, est usé et rejeté. Elle cherche donc à s’adapter en tentant de renouveler ses têtes d’affiche avec des personnalités qui prétendent faire de la politique “autrement” et ne pas tremper dans les magouilles d’appareils. Mais cette stratégie, susceptible de fonctionner un certain temps, risque de subir à son tour l’usure rapide du pouvoir et de favoriser les mouvances les plus irrationnelles.
EG, 28 février 2017
1 Voir, notamment “Contribution sur le problème du populisme”, Revue internationale, no 157.