A propos du film de Ken Loach: «NOUS», Daniel Blake

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Le dernier film de Ken Loach Moi, Daniel Blake, a déjà fait couler beaucoup d’encre. D’abord parce que c’est le film d’un cinéaste habitué à la critique sociale du monde capitaliste et très expressif dans son art. Ensuite parce qu’il a été propulsé Palme d’Or au festival de Cannes, à la surprise presque générale. Depuis, la presse a multiplié les articles pour encenser ou descendre ce film considéré par les uns comme un véritable brûlot social ou à l’inverse comme un mélodrame alarmiste destiné à faire pleurer dans les chaumières…

Il n’est pas question de faire de Ken Loach le nouvel Eisenstein1 ou de donner à ce film la valeur d’une sorte de nouveau Manifeste communiste, ni à l’inverse d’en faire l’expression d’un cinéma larmoyant ou même du Parti travailliste anglais, comme certains journalistes se sont plu à le faire. Même si Ken Loach dénonce la « cruauté consciente » et libérale de David Cameron et s’illusionne sur le nouveau leader travailliste, Jeremy Corbyn, peu nous importe en vérité ; une œuvre artistique échappe parfois à son auteur, comme se dotant d'une vie indépendante.

Dans son films, Ken Loach s’insurge contre la destruction de pans entiers d’activité tout en réclamant des chômeurs qu’ils se débrouillent pour « trouver un travail qui n’existe plus ». Cette réalité de la désindustrialisation et cette pratique de l’État, existent bel et bien. Ken Loach a le mérite de le montrer, sans s’arrêter à un simple constat émotionnel misérabiliste, mais en stimulant l’indignation chez le spectateur. Il a la qualité assez rare de donner, d’abord, une image lucide et dynamique de la crise capitaliste, ses conséquences, en Grande-Bretagne, mais que l’on peut facilement transposer ailleurs, ensuite de montrer le vrai visage totalitaire de l’État : exclusion et répression sociales, déshumanisation.

Tous les passages du film montrant le « traitement » du chômage par des « professionnels de santé » opérant par téléphone, transformés en garde-chiourmes du système, seraient risibles d’absurdité s’ils n’étaient pas, hélas, bien réels. Cette facette de l’État démocratique, sa dictature en fait, que certains ont dénoncé comme caricaturale, n’est pourtant pas une fiction : le système capitaliste, ses institutions démocratiques, y compris celles destinées à soi-disant soutenir ou protéger les personnes fragilisées, âgées, licenciées, malades... agissent comme des rouleaux-compresseurs et outils d’exclusion. Rechercher le minimum vital devient un parcours du combattant où la moindre erreur d’écriture, d’attitude se paie cash et signifie souvent la fin de tout droit sinon celui de crever de faim. Katie, l’amie de Daniel, y est presque acculée quand on la voit se jeter de manière instinctive sur une boîte de conserve au moment de retirer son sac dans une banque alimentaire !

Mais l’enjeu de ce film « social », comme de tous les autres, est la manière d’envisager la perspective pour résister, lutter contre la crise, contre le moloch capitaliste : cette lutte est-elle possible ? Qui peut la mener ? C’est sur ce plan que se jouent les qualités ou non de ce type de film et rares sont ceux qui sont à la hauteur. La plupart en restent à un constat d’impuissance crasse sous couvert d’idéal éthéré.

Sur la première question, le film de Ken Loach exprime toutes les difficultés de la classe ouvrière à résister, combattre et se confronter à l’État. Actuellement, toutes les tentatives pour résister, maintenir la tête hors de l’eau, restent cantonnées à la débrouille individuelle ou limitées à l’entraide réduite. Le titre du film lui-même, Moi, Daniel Blake, annonce déjà la couleur : l’affirmation de soi comme seule possibilité !

Nous sommes effectivement loin, très loin, d’une solidarité de classe offensive, collective, véritable arme de combat pour lutter et offrir une perspective à plus long terme de dépassement de la société capitaliste. Ce n’est certes pas la trame du film mais aucune question ou réaction en ce sens n’est posée par les personnages. La seule situation un peu collective s’exprime au moment où Daniel réagit en taguant les murs du job center. Réactions enthousiastes, applaudissements des passants : ils comprennent l’action de Daniel, vivent peut-être la même situation, mais à aucun moment ils ne seront solidaires en venant parler avec lui ou en s’opposant aux flics qui viennent l’embarquer. Ils ne restent que des spectateurs impuissants. Seul un individu réagit plus ouvertement ; c’est un SDF, qu'on imagine alcoolisé, marginalisé, tout un symbole, d’impuissance encore.

Mais le film fourmille, c’est vrai, de petits moments, certes très limités, de réactions d’humanité, d’écoute, de souci de l’autre, d’entraide, de plaisirs à partager. Entre Daniel et Katie, ses enfants, avec un ancien collègue, le voisin de palier, l’employée du job center qui aimerait vraiment aider mais se fait taper sur les doigts suite à ses initiatives, chacun d’entre eux est source d’humanité, sans savoir comment aller plus loin.

En clair, derrière l’impuissance immédiate à changer les choses, on sent poindre toutes ces étincelles de vie, ces potentialités susceptibles un jour de transformer les rapports humains, les liens sociaux. Rien à voir avec le film de Stéphane Brizé La loi du marché2 où derrière un même constat de difficultés sociales, de réalité du chômage, le nihilisme le plus effarant est affiché : aucune lueur, aucun espoir, aucune perspective, une vision totalement statique du monde social d’où ne peut émerger que la mort, un no future de première classe !

Un autre aspect émerge de manière très forte dans ce film : la dignité des personnages, leur amour-propre. C’est une des qualités du film. Le propre même de tout prolétaire qui se respecte est d’avoir des valeurs morales, de défendre sa dignité malgré les circonstances. La défense de cette moralité prolétarienne est l’expression même de la possibilité d’un futur où l’humanité pourra se défaire de la barbarie, du chacun pour soi. Daniel Blake l’exprime quand il découvre que Katie a dû passer par la prostitution pour ne pas mourir de faim : cela le désole plus que tout, plus que son propre drame. Dignité encore dans l’éloge funèbre où Daniel affirme qu’ « on est foutu si on perd son amour-propre ».

Mais cette dignité prolétarienne est carrément mise en pièces par les propos prêtés à Daniel dans l’éloge funèbre : « Moi, Daniel Blake, je suis un homme, pas un chien. Je suis un citoyen. Rien de plus mais rien de moins non plus. » Daniel se considère avant tout comme un citoyen avant d’être un prolétaire. Être citoyen signifie appartenir avant tout à une nation, pas à une classe sociale. La différence est fondamentale, particulièrement pour les prolétaires. C’est toujours au nom de la défense de la citoyenneté, la défense de la République ou de la démocratie que l’idéologie dominante appelle à se mobiliser pour la défense de ses intérêts de classe dominante. C’est le terrain bourgeois par excellence. La défense de cette logique, de la citoyenneté, n’est pas la nôtre. Elle ne mène qu’à la division, à la confrontation, à la concurrence, au chacun pour soi et à la perpétuation du monde capitaliste.

Comme Daniel Blake l’exprime, sa situation est vécue par des millions de prolétaires exploités, précarisés, exclus par le système capitaliste. Que ce soit en Grande-Bretagne, en France, en Chine ou partout dans le monde, les lois capitalistes soumettent à l'enfer du salariat, à la violence et à l'exclusion. Même sous son visage démocratique, le capital broie, divise et tue.

La véritable solidarité de classe, incontournable pour le futur de l’humanité, doit avant tout s’exercer par la lutte : une lutte collective, consciente et qui dépassera les frontières. La phrase du Manifeste Communiste, « les prolétaires n’ont pas de patrie », n’est pas un rêve : elle est la clé pour la transformation du monde.

Stopio, 15 décembre 2016

 

1 Eisenstein, cinéaste russe de la première partie du XXe siècle, eut une influence majeur dans l'histoire du cinéma. Si son œuvre a pu exprimer le souffle de la révolution de 1917, sa compromission avec le stalinisme en fit également un pionnier de la propagande cinématographique.

2 Lire notre article « A propos du film La loi du marché : une dénonciation sans réelle alternative ».

 

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