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“L’épreuve de force” ! La “guerre d’usure” ! La “montée des tensions” ! Telles sont les expressions consacrées dans les médias depuis plusieurs semaines pour caractériser l’affrontement supposé entre le gouvernement français et les syndicats à propos de la loi “El Khomri”. La confrontation est spectaculaire, médiatisée, pleine de rebondissements. Elle a même été jusqu’au point où le gouvernement a, pendant quelques heures, interdit une manifestation syndicale avant de se dédire et l’autoriser : du jamais vu depuis plus de cinquante ans !
Un réel mécontentement s’est exprimé et s’exprime encore face à cette attaque contre les conditions de travail de l’ensemble de la classe ouvrière. Ce mécontentement a donné lieu à une combativité et une mobilisation relativement importantes lors de certaines journées d’action. Pourtant, cette combativité, contrairement à ce qu’on voudrait nous faire croire, n’a pas embrasé la majorité des salariés. Malgré les images de barrages, de pneus enflammés sur les routes, les grèves sont très souvent restées minoritaires et rien n’a été dans le sens de dynamiser et développer la confiance, l’unité et la conscience dans les rangs ouvriers. Au contraire ! “Les défilés syndicaux qui consistent à battre le pavé les uns derrière les autres, au bruit de la sono et de slogans rabâchés ad nauseam, sans pouvoir débattre et construire quoi que ce soit ensemble, n’ont pour seul effet que de démoraliser et véhiculer un sentiment d’impuissance” (1). Il en est de même pour les questionnements de nombreux salariés, de jeunes lycéens, étudiants et chômeurs qui sentent bien que l’omniprésence syndicale et les journées d’action sans lendemain ne vont pas dans le sens de la lutte. Mais ils n’ont pas aujourd’hui la capacité de remettre en cause cette chape de plomb ni de développer une critique collective et ouverte. Même le mouvement Nuit debout, censé offrir un “espace” de réflexion plus profonde, “les conduit dans l’impasse et renforce les visions les plus conformistes qui soient. Pire, Nuit debout permet même à des idées nauséabondes, telle la personnalisation des maux de la société sur quelques représentants du système (les banquiers, l’oligarchie...), de s’épanouir sans complexe” (2). Souvent, parmi les plus jeunes, certains sont tentés de s’illusionner sur une “guerre de classe”, un avant-goût de “grand soir”, un “Mai 68”, une mobilisation ouvrière telle qu’on ne l’a pas vu depuis des années. Mais le gouvernement n’est pas prêt à reculer sous la pression de la rue comme en 2006 lors de la lutte contre le CPE. Même si la cohérence est loin d’être effective au sein du pouvoir gouvernemental socialiste, dans un premier temps du moins, gouvernement et syndicats, CGT en tête, ont largement mis en scène la confrontation sociale, l’ensemble de la classe ouvrière se trouvant manipulé pour renforcer sa désorientation actuelle.
La “radicalisation” de la CGT, à la pointe de la contestation, a été grandissante. Pendant plusieurs mois, le mouvement social ne s’est pas calmé et chacun des acteurs syndicaux et gouvernementaux a alimenté à sa façon cette “confrontation” : la CGT par des blocages de raffineries, de centrales nucléaires, des barrages routiers, des grèves à répétition dans les transports en commun, dans le secteur public, dans les secteurs de l’énergie. Le gouvernement, particulièrement Manuel Valls, a multiplié les mises en demeure, les déclarations provocatrices jusqu’à cette décision momentanée, mais stupéfiante, d’interdire une manifestation syndicale à Paris. Tout cela sur fond de violences des “casseurs”, médiatisées et instrumentalisées à l’extrême. La tension aurait ainsi été à son comble et le pays à feu et à sang. Quasiment l’état de guerre… si l’on en croit la bourgeoisie et sa presse qui ne manquent pas une occasion d’employer ce vocabulaire guerrier et de tout dramatiser au point que cela en devient surréaliste si l’on prend la peine de quitter son écran de télévision et de regarder la réalité en face.
Le paroxysme de la confrontation a, nous dit-on, été atteint lors des opérations de “blocage de l’économie”, en particulier des raffineries et des ports pétroliers. Bloquer les raffineries serait, comme en 2010 contre la loi sur les retraites, l’arme ultime face à la bourgeoisie, une manière de “taper là où ça fait mal”. Or, non seulement la réalité de la paralysie du secteur pétrolier a été plus faible qu’en 2010, mais cela a constitué un puissant facteur de division au sein de la classe ouvrière. D’un côté, les secteurs les plus combatifs se sont trouvés enfermés derrière des barrières dérisoires, coupés du reste de leur classe, à la merci de la répression policière ; de l’autre, des ouvriers mécontents mais dans l’expectative, peu impliqués dans un mouvement social qui leur échappe complètement et qui sont parfois exaspérés par des grèves à répétition dans les transports, par des blocages qui les pénalisent en priorité.
La CGT et l’ensemble des syndicats dits “combatifs” ne sont pas soudainement devenus “révolutionnaires”, pas plus qu’ils ne se battent pour la défense des intérêts ouvriers. Avec la décadence du système capitaliste, les syndicats, dont la raison d’être originelle (l’aménagement de l’exploitation capitaliste) est profondément conservatrice, sont devenus un rouage essentiel de l’appareil étatique qui a pour objectif d’enfermer la classe ouvrière sur le terrain de la négociation afin de saboter les luttes et la conscience ouvrière, d’étouffer toute perspective révolutionnaire. Le rôle fondamental des syndicats, depuis près d’un siècle et leur passage dans le camp bourgeois, c’est la division et le cloisonnement des luttes pour saper tout mouvement de masse susceptible de remettre en cause l’ordre capitaliste (3). Le radicalisme actuel des syndicats leur sert donc à faire oublier leur complicité directe dans les attaques portées depuis des décennies par le gouvernement socialiste et leur gestion de l’exploitation dans les entreprises et les administrations.
La complicité des syndicats et du gouvernement n’empêche pas les luttes d’influence et la confrontation entre cliques. La volonté du gouvernement de recrédibiliser l’appareil syndical passait aussi par une remise au pas de l’hégémonie de la CGT dans le paysage syndical français, au profit de syndicats plus “tolérants”, plus “gestionnaires” comme la CFDT. L’article 2 de la loi Travail visant à faire passer les accords d’entreprise avant les accords de branche aboutirait surtout à voir le “fonds de commerce” financier et le pouvoir syndical de la CGT s’étioler au bénéfice d’autres syndicats dits “réformistes”, particulièrement dans les petites et moyennes entreprises qui sont majoritaires en France. Voilà quel est le sens de la radicalité de la CGT : préserver son leadership syndical au sein de l’État et maintenir sa position dans l’appareil d’exploitation !
Du point de vue des intérêts de la classe ouvrière, la CGT est tout sauf radicale. Alors que notre classe tire sa force de sa capacité à s’unir, à étendre ses luttes par-delà les frontières corporatistes et nationales, chacun se doit de défiler derrière “son” syndicat catégoriel, avec “sa” chasuble bien visible, “ses” mots d’ordre et “ses” banderoles spécifiques. “Tous ensemble” peut-être, mais dans la limite de sa propre boutique syndicale. Rien à voir avec une recherche d’extension de la lutte, de propositions pour entraîner tous les secteurs à se battre ensemble, comme ce fut le cas en 2006 pendant plusieurs semaines.
De la même manière, les assemblées qui devraient être le poumon de la lutte laissent place à des simulacres réunissant une minorité de salariés, où les syndicats décident de tout, où sont entérinées des décisions d’appareils prises à l’avance. Rien à voir avec des AG ouvertes à tous, jeunes ou vieux, sans considération d’appartenance professionnelle, syndicale ou politique, des AG où sont élus les comités de grève, où doit se discuter ouvertement la conduite de la lutte, son extension, pour établir un rapport de force avec l’État. La lutte anti-CPE de 2006, dont l’État et ses syndicats veulent nous faire oublier les enseignements, fut exemplaire à ce niveau et décrédibilisa ouvertement les pratiques syndicales.
Ce partage du travail de la part des agents de l’État, gouvernementaux et syndicaux, a pour but de profiter au maximum de la faiblesse de la classe ouvrière pour faire passer les attaques, la manipuler, la diviser et en définitive la démoraliser, tout en lui faisant prendre des vessies pour des lanternes : au bout du compte, il faut arriver à lui faire croire que seuls des syndicats combatifs comme la CGT ou FO sont capables de tenir tête à un gouvernement arrogant, pire que la droite, et sont susceptibles de faire gagner les revendications ouvrières. Sans eux, rien ne serait possible.
C’est pourquoi la classe ouvrière se doit de faire l’analyse la plus profonde et lucide de ce mouvement social pour pouvoir reconnaître ses ennemis et préparer les véritables luttes du futur.
Stopio, 24 juin 2016
1) “Quelle est la véritable nature du mouvement Nuit debout ?”, RI no 458.
2) Idem.
() Voir notre brochure, Les syndicats contre la classe ouvrière.