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Nous donnons dans le présent journal la suite du rapport sur la situation en France. La première partie (RI 44) montrait comment l'accélération de la crise économique "a précipité non l'effritement mais le renforcement des blocs". Cette dernière partie brosse un tableau des contradictions de plus en plus insolubles des fractions de droite et de gauche de la bourgeoisie ; dans un tel contexte, où en est la lutte de classe en France?
C'est seulement plusieurs années après être entrée dans la crise économique que la France se trouve secouée par la crise politique:
- une scission au sein même de l'appareil d'Etat sur la question brûlante de l'ampleur et du rythme des mesures de capitalisme d'Etat à appliquer -laquelle se répercute au sein des directoires des grandes firmes françaises. Au pouvoir depuis une vingtaine d'années, les forces gaullistes et post-gaullistes ont subi une forte usure politique, une baisse du prestige obtenu à l'apogée de la reconstruction, perdu avec l'approfondissement de la crise. Représentant du grand capital et du capital financier, le pouvoir s'appuie sur une masse électorale composée des couches enfermées dans l'immobilisme social. De la sorte, il n'a pu prendre que quelques timides mesures de lutte contre les secteurs de la petite production;
- une perte d'importants appuis politiques qui déplorent là une gestion au- dessous des moyens à mettre en œuvre pour contrôler la situation. Le besoin d'imposer une austérité plus draconienne et d'intensifier l'offensive contre la classe ouvrière se font jour. Selon le président du CNPF, le patronat doit avoir les mains libres pour sa politique salariale et licencier. Selon l'ex-président Pinay, le plan Barre aurait dû être plus brutal de façon à convaincre que l'heure des sacrifices avait sonné. Sur le marché financier de la Bourse de Paris, la publication du plan Barre a provoqué la déroute du "mardi noir" 12 octobre. Ce n'est donc pas la peur de la gauche, mais bien la propre politique de la droite qui a provoqué la perte de confiance des capitalistes. Aussi, le gouvernement reposant sur une fragile majorité passe-t-il pour n'être qu'une équipe transitoire chargée d'"expédier les affaires courantes" de la bourgeoisie en limitant les dégâts;
- actualité de l'alternative de la gauche plus capable que les giscardiens d'encadrer la classe ouvrière et de faire passer l'austérité. D'ores et déjà, la venue de la gauche au pouvoir constitue Taxe essentiel autour duquel s'articule la vie politique française.
La spectaculaire division intervenue entre les partis signataires du "Programme Commun" ne doit pas faire oublier qu'il s'agit avant tout d'une lutte intestine à la bourgeoisie. Cette querelle symbolise les problèmes qu'un futur gouvernement de crise aura à affronter. Leurs divergences à propos de la renégociation du programme de nationalisations est une expression de la tendance inéluctable du capitalisme d'Etat et, d'autre part, de la difficulté à gouverner à des époques historiques de grands soubresauts. A ce titre, la France a vécu la première crise ministérielle d'un gouvernement de gauche.
Toutefois, il convient de faire remarquer les principales caractéristiques qui distinguent le PS du PC. Alors que le PS est presque entièrement lié, par l'origine sociale de ses dirigeants et de ses militants, par ses traditions politiques et idéologiques, à des fractions de la bourgeoisie traditionnelle, par contre, le PC n'a pratiquement aucun lien direct avec la grande bourgeoisie et ses aspirations politiques. Les liens qu'entretient le PC avec le capital et la bourgeoisie s'effectuent essentiellement à travers sa colossale bureaucratie syndicale et ses municipalités. La seconde différence porte sur la politique étrangère que devrait observer la France. Depuis la "Libération" le PS a toujours défendu la "petite Europe", ses organismes économiques et institutionnels, de même qu'il a choisi, en connaissance de cause, l'Alliance Atlantique. Quant à lui, par ses traditions, par la formation idéologique de ses militants, par ses aspirations, le PC reste plus proche et demeure partisan d'une alliance avec l'URSS. Lors du référendum sur l'Europe, organisé par Pompidou, le PC avait voté contre et le PS s'était abstenu. La troisième différence concerne la question du capitalisme d'Etat. Si, pour le PC, le système doit reposer fondamentalement sur le capitalisme d'Etat sous une forme très poussée, par contre, le PS n'envisage celui-ci que sous une forme plus souple, une prise de participation de l'Etat dans 1'économie, laissant une notable liberté à la petite propriété.
Tous les partis de gauche ont tiré bénéfice de leur Union : le PC en sortant de son ghetto, le PS en réalisant un bond formidable faisant de lui la première force électorale du pays, après le creux de 69 où il ne recueillait plus que 6 % des voix aux présidentielles. L'actuelle désunion, temporaire ou définitive, provient de luttes de tendances rivales à l'intérieur même des deux partis. Dans le PS, les "anciens" regroupés derrière Deferre ont manifesté les plus vives réticences à l'égard de la discipline d'union ainsi que le montrent plusieurs exemples, notamment la question du vote du budget de la ville de Marseille. Dans le PC, la tendance "dure" formée des orthodoxes Leroy et Piquet semble avoir triomphé de l'Eurocommunisme et de la politique d'union de la gauche à tout prix de Marchais. La grande pomme de discorde pourrait bien être la question des nationalisations. Pour les dirigeants socialistes, il y a trop de nationalisations dans le "Programme Commun" que Veulent faire triompher les staliniens. Il est certain que, par le biais des syndicats CGT prédominants, le PC ne ferait que renforcer sa mainmise sur l'appareil d'Etat au détriment des socialistes.
Dans une perspective de défaite de l'actuelle majorité présidentielle, comme formes possibles de gouvernement sont envisageables les hypothèses suivantes:
- un gouvernement d'"union de la Gauche" composé du PS et des radicaux;
- un gouvernement PS/radicaux/giscardiens avec un appui plus ou moins critique du PC;
- un gouvernement PS/radicaux/centristes/giscardiens, avec une opposition ouverte du PC se durcissant;
- une même combinaison gouvernementale sans trop grande opposition du PC.
Parti national, le PC a concentré ses efforts pour se laver de l'accusation infamante d'être une "cinquième colonne" du Kremlin. Depuis qu'il en a été chassé en 1947, le PC continue résolument sa marche vers le pouvoir. Il entend gérer la crise, mais plutôt qu'une mince portion du pouvoir demain, qui ne serait pour lui qu'une situation à la Berlinguer, subissant l'usure rapide de la participation au pouvoir sans pour autant disposer des moyens de mener à bien sa propre politique, le PC est en "réserve de république". Sauf explosion de la lutte de classe, il ne se formera pas, vraisemblablement, de gouvernement avec le PC car, pour l'instant, ne répondant pas aux besoins immédiats du capital. Conscient que ses chances d'occuper une éventuelle place dans un prochain gouvernement se sont amenuisées, le PC se prépare à s'opposer à une politique qu'il aura lui-même inspirée, tout comme au Portugal.
Par rapport au vaste mouvement de 68, les années suivantes laissent l'impression d'un recul, puis d'une stagnation dans la lutte de classe. Au lieu de répondre aux nouvelles attaques de la bourgeoisie par des grèves de plus en plus massives, unifiées et offensives, la lutte de classe a connu un repli notable sur l'usine. Elle porte un caractère défensif. Dans sa forme la plus générale, ce cycle est caractéristique pour l'Europe entière et la France n'y échappe pas dans les conditions d'une crise lente. Les états-majors syndicaux ont pu enfermer les travailleurs dans des luttes sectorielles, provinciales, tournantes afin d'atomiser le front de résistance du prolétariat. Ces actions, étant vouées à l'échec, les syndicats ont été en mesure de déclarer la lutte impossible sur ce terrain. La tactique syndicale a été de saboter systématiquement, scientifiquement les luttes ; de déclarer qu'elles devaient aboutir aux négociations devant le tapis vert patronal. Chaque lutte entreprise contre la menace du chômage a été transformée en "défense de l'outil de travail". Les syndicats ont réussi à faire patienter les travailleurs avec les échéances électorales de 78.
Après un demi-siècle de contre-révolution anéantissant les organisations de classe, ce qui reste prédominant, c'est la pénétration d’illusions parlementaires et syndicales chez les travailleurs. Dans son immense majorité, la classe ouvrière subit passivement l'influence des staliniens et des socio-démocrates. La longue politique d'opposition au gaullisme puis au giscardisme menée par la gauche a encouragé les travailleurs à penser que les diverses composantes de celle-ci sont autant de forces dont ils pourraient disposer pour la satisfaction des revendications les plus urgentes. Mais, d'autre part, le nombre décroissant de grèves montre le refus des travailleurs excédés de se voir sans cesse floués par les syndicats. Consciente que ce calme ne fait que cacher un gigantesque orage social, la bourgeoisie commence à prendre conscience du péril et se prépare à mettre en place les structures d'un syndicalisme "ouvrier" dont la fonction de garde- fous est évidente.
A eux seuls, staliniens, socialistes et droite ne constituent pas la totalité de l'armée ennemie. A leurs forces, s'ajoutent celle du gauchisme dont le rôle va grandissant ainsi que l'ont montré à la fois les élections municipales de ce début d'année et les grands rassemblements écologistes de l'été.
Dans une atmosphère de grand désarroi, le gauchisme a cherché et a trouvé de nouvelles bases de mobilisation pour renforcer son emprise sur toute une partie de la jeunesse, y compris les jeunes apprentis et chômeurs. Mais, insuffisamment forts pour envisager d'entrer dans un quelconque gouvernement -du moins pas pour le moment- les gauchistes doivent remplir le rôle de ramener les travailleurs qui s'en écartent sur le terrain de l'idéologie dominante. Ils servent encore comme "donneurs de conseils" sur la meilleure façon d'encadrer la classe. Leur intervention pour le respect des engagements électoraux pris par les signataires du "Programme Commun" est le soutien qu'apporte une fraction de la bourgeoisie à la mystification des travailleurs. Ainsi, les gauchistes, et avec eux le PSU, posent la question : Non pas combien de nationalisations mais "quelles nationalisations ?" pour conférer au capitalisme d'Etat un caractère plus démocratique.
A partir de la succession d'échecs subis par les luttes sur le terrain de résistance au capital, quelques petits noyaux ouvriers semblent vouloir se dégager de l'étreinte mortelle dans laquelle les étouffent syndicats et gauchistes. A l'évidence, ce phénomène indique l'existence d'une hostilité grandissante à l'égard des promesses contenues dans le "Programme Commun", une angoisse devant la montée régulière du chômage qui, au lieu de se transformer en sentiment de panique, se transforme dialectiquement en volonté de lutter. Derrière l'apparente soumission des travailleurs mûrit lentement une profonde maturation de la conscience de classe. Cependant, du fait de la totale disparition de toute forme de vie politique organisée de la classe durant des dizaines d'années, de l'énorme faiblesse des forces révolutionnaires, ces éléments se débattent dans la confusion et l'obscurité tant en ce qui touche aux principes qu'en ce qui concerne les moyens d'action de la classe.
Pour ces raisons, il serait excessivement dangereux de surestimer les possibilités d'une rapide reprise de la lutte de classe avant les élections de 78. L’actuelle montée historique de la classe est le produit d'une crise économique au lent processus. En ce sens, nous ne sommes pas à la veille d'une explosion ni d'une intense agitation sociale, mais dans une phase de préparatifs électoraux qui freine et dévoie la lutte. Toutefois, cet état d'esprit ne saurait être définitif ; il se modifiera sous l'effet de l'intensification de l'exploitation et des mesures d'économie de guerre développée par la bourgeoisie française.
Exaspéré par une existence de robot, soumis à la pression accrue des lois aveugles du capitalisme, en fin de compte, le prolétariat se trouvera être poussé de l'avant et prêt à engager la lutte politique contre l'Etat. Aux lendemains des élections, l'opium électoral s'évanouissant, une brèche s'ouvrira à travers laquelle s'exprimera avec une force décuplée le mécontentement prolétarien.