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Nous publions ci-dessous le courrier d’une camarade proche du CCI à propos de l’article que nous avons rédigé sur le film de Stéphan Brizé, La loi du marché, suivi de notre réponse.
Courrier : Critique de notre article sur le film “La loi du marché”
Je voudrais dire que je ne suis pas d’accord avec “les limites idéologiques desquelles en dépit de ses qualités, le film ne peut pas s’extirper”, que vous y voyez.
Parler de limites idéologiques, c’est postuler une volonté de confiner la classe ouvrière dans l’individualisme et le chacun pour soi ainsi que d’enterrer la lutte de classe et marteler que le projet de la classe ouvrière appartient à un passé révolu et relève d’un rêve inaccessible. Pour moi, il n’y a rien de tout cela dans le film.
Ce n’est pas parce que le film ne débouche pas sur des débrayages qui s’étendent comme une traînée de poudre à toutes les grandes surfaces du groupe et des groupes équivalents et aux entreprises voisines géographiquement à partir de “la goutte d’eau qui fait déborder le vase” de la patience ouvrière, qu’il enterre la lutte de classe collective.
En creux, on voit justement la difficulté qui existe actuellement à s’unir, à communiquer, à exprimer sa colère et l’injustice subie ; dans le film, on ne voit pas le héros discuter avec ses collègues, on le voit subir l’atomisation, et on le voit “avoir des échanges” avec Pôle emploi, les syndicats, la banquière, les DRH, le supérieur hiérarchique… Le seul rapport qui est montré avec un pair est sur le terrain “marchand”, quand il essaie de vendre son mobil-home.
Après avoir vu le film, je pense finalement que le cinéma peut être un outil de prise de conscience de la réalité collectivement. À l’issue de la séance, des jeunes présents dans la salle ont dit ironiquement en s’adressant à tout le monde : “mais ça ne passe pas comme ça dans la réalité, ce n’est qu’une fiction !”
Il n’y a qu’un pas entre les sentiments d’indignation face à la réalité subie que suscite le film et le mûrissement de l’idée que cette situation qui nous est faite n’est pas inéluctable, on peut résister et dire : “non !” collectivement.
Il y a eu récemment un épisode de lutte importante qui a démarré à partir de la colère d’une salariée qui est partie en retraite sans bénéficier de la pension à laquelle elle avait droit. Je crois que c’était en Turquie, on pourrait suggérer au réalisateur du film de s’en inspirer pour sa prochaine œuvre…
L., 30 juin 2015
Notre réponse
Nous tenons tout d’abord à saluer la démarche critique de la camarade. Le débat contradictoire est essentiel au développement de la conscience au sein de la classe. Aujourd’hui, les ouvriers conscients de cette nécessité sont encore trop peu nombreux. C’est pourquoi, l’exposition franche et constructive des divergences et questionnements est non seulement très positive mais s’inscrit aussi dans une démarche de responsabilité politique.
Nous tenons aussi à soutenir l’importance que la camarade donne à l’indignation. Refuser qu’une large partie de l’humanité soit réduite à l’état de rouages d’une machine correspond à un haut sentiment moral humain que porte en elle la classe ouvrière. Il s’agit non seulement d’une des bases sur lesquelles peut se développer un mouvement de lutte, mais également la perspective du communisme. Ce n’est nullement par hasard que le mouvement social né à la Puerta del Sol à Madrid en 2011 s’est donné pour nom : los Indignados. Et c’est justement parce que la bourgeoisie a parfaitement conscience de ce que peut engendrer l’indignation quand elle s’empare des masses qu’elle ne peut accepter de la laisser se développer sans son contrôle. En permanence, elle nous met sous les yeux les aspects les plus horribles et révoltants de son système afin de mieux orienter nos réactions et nos émotions vers des impasses. C’est exactement cette mécanique propagandiste qu’a illustré le battage médiatique autour du film de Stéphane Brizé.
Le film La loi du marché dénonce de manière saisissante le traitement inhumain infligé aux employés de la grande distribution. En cela, cette œuvre cinématographique soulève indéniablement une indignation forte et légitime. Alors pourquoi les médias de la bourgeoisie ont-ils fait tant de publicité pour ce film ? Pourquoi le “monde du cinéma” lui a-t-il décerné une palme (à Cannes) et l’a couvert de propos élogieux ? En fait, la camarade nous apporte elle-même la réponse : “En creux, on voit justement la difficulté qui existe actuellement à s’unir, à communiquer, à exprimer sa colère et l’injustice subie ; dans le film, on ne voit pas le héros discuter avec ses collègues, on le voit subir l’atomisation, et on le voit “avoir des échanges” avec Pôle emploi, les syndicats, la banquière, les DRH, le supérieur hiérarchique… Le seul rapport qui est montré avec un pair est sur le terrain “marchand”, quand il essaie de vendre son mobil-home.” Tout est là. Le film est le reflet des difficultés et des limites actuelles de notre classe : massivement, les ouvriers se sentent maltraités et éprouvent un véritable dégoût pour cette situation, mais ils éprouvent cela chacun dans leur coin, isolés et impuissants.
La conscience d’appartenir à une classe qui, unie, solidaire et organisée, représente une force gigantesque et historique, capable de renverser le capitalisme, s’est peu à peu éclipsée au fil des dernières décennies. La loi du marché constate ainsi l’impuissance de la classe ouvrière et le poids de l’individualisme ambiant. Il montre un héros qui “résiste”, un héros qui relève la tête et ose dire “non”, mais le “non” d’un individu isolé, le “non” d’un “citoyen humaniste” plus que d’un prolétaire. Son acte héroïque le renvoie à la case départ, dans le chômage et l’isolement, sans réelle opposition à la brutalité de l’exploitation capitaliste, ni perspective. Et c’est justement de son identité et de sa perspective que manque le prolétariat. Voilà pourquoi la bourgeoisie a braqué les projecteurs sur ce “héros” et qu’elle l’applaudit à tout rompre. Elle l’a utilisé et instrumentalisé pour alimenter sa propagande et attaquer une nouvelle fois la confiance que la classe ouvrière doit avoir en elle-même pour oser se dresser et lutter. Qu’un syndicaliste professionnel et particulièrement cynique ait pu tenir un rôle et se mouvoir dans ce film comme un poisson dans l’eau ne relève à ce titre pas non plus du hasard.
La camarade affirme que nous réduirions le film La loi du marché à “une volonté de confiner la classe ouvrière dans l’individualisme et le chacun pour soi ainsi que d’enterrer la lutte de classe.” L’article affirmait en fait que le film “va dans le sens de ce que se plaisent à marteler la bourgeoisie et ses politiciens qui profitent au maximum des faiblesses et des difficultés de la classe ouvrière aujourd’hui. C’est probablement là une des clefs permettant, au-delà de la valeur artistique du film et de la prestation de l’acteur, d’expliquer les raisons de sa promotion très médiatisée.” Ce que nous voulions dénoncer, c’est avant tout l’exploitation idéologique de ce film par la bourgeoisie, l’instrumentalisation de l’indignation d’un auteur, l’exploitation de ses préjugés, de sa vision limitée à l’individu, pour les retourner contre le prolétariat au moyen d’une intense promotion et d’un matraquage médiatique. L’article a effectivement le défaut de ne pas être suffisamment explicite de ce point de vue et la contribution de la camarade nous aura donc permis de le préciser ici davantage.
RI, 15 août 2015