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Nous publions une prise de position sur la lutte récente des travailleurs techniciens de Movistar. Cette prise de position est le résultat d’un large débat entre des camarades proches du CCI. Ce débat a commencé par la contribution d’un camarade, qui constitue la trame de cet article, à laquelle se sont ajoutés d’autres apports pour la rédaction du texte final.
Le rôle des luttes immédiates du prolétariat
Les luttes immédiates en défense des conditions de vie des prolétaires constituent l’un des facteurs du processus de formation de la conscience, de la solidarité, de l’unité et de la détermination du prolétariat. Les révolutionnaires sont très attentifs à ces luttes en y participant dans la mesure de leurs moyens. Ils les soutiennent avec la plus grande énergie et ne dédaignent jamais les améliorations économiques qui pourraient être obtenues parce qu’elles sont nécessaires à la survie quotidienne des travailleurs et parce qu’elles sont la concrétisation du courage et de l’esprit d’initiative des prolétaires pour faire valoir leurs besoins face au capital, parce qu’elles sont une déclaration de guerre contre la logique marchande et nationale du capital.
Cette logique nous dit qu’il faut se sacrifier sur l’autel des impératifs de l’accumulation capitaliste et, par conséquent, qu’il faut travailler davantage, être moins payés, accepter les licenciements, le durcissement de conditions de travail, la perte d’allocations sociales et ainsi de suite, pour que les profits capitalistes prospèrent et, surtout, pour que la nation –qu’elle soit espagnole, grecque, allemande ou catalane– soit respectée dans le concert international et que son "label de qualité" soit "reconnu".
Contre une telle logique, en luttant pour la défense de leurs conditions de vie, les prolétaires mettent en avant implicitement que la vie humaine n’est pas là pour la production –cela, c’est la logique du capital– mais que la production de valeurs d’usage fait partie de la vie humaine –ce qui est la logique de la nouvelle société communiste que le prolétariat porte en lui.1
Mais rester limité à une telle réponse implicite n’est pas suffisant puisque la plupart de ces luttes n’obtiennent pas de résultats. Leur principal apport, ce sont les leçons –souvent négatives– en lien avec la lutte historique pour une nouvelle société. Aussi, il faut considérer ces luttes de façon critique pour pouvoir développer et approfondir les acquis théoriques, organisationnels et moraux du prolétariat.
Le rôle des grèves
La grève est le terrain traditionnel du départ de la prise de conscience des prolétaires sur la réalité de leur classe, parce qu’il met à nu tous les éléments de la lutte de classe et les intérêts diamétralement opposés qu’elle sous-tend : la lutte contre les attaques économiques du capital, la perception, ou du moins l’intuition immédiate du fait que tous les travailleurs salariés doivent se défendre et, tôt ou tard, entamer un combat contre le rapport social imposé par la production capitaliste.
Mais quel est le sens essentiel d’une grève ? Naguère, lors de la phase ascendante d’un capitalisme qui avait tout un monde à conquérir, on pouvait obtenir des améliorations économiques réelles et plus ou moins durables pour les prolétaires. Mais, même à cette époque-là, les révolutionnaires d’alors insistaient sur la nécessité de comprendre ce que les grèves signifiaient vraiment, ce qu’elles apprennent aux prolétaires, toutes les questions qu’elles soulèvent, l’expérience qu’elles donnent de se battre ensemble et tout le renforcement de la conscience politique qu’elles représentent. Aujourd’hui, dans un mode de production en décomposition, il y a peu de marge pour une amélioration réelle et durable de la situation des prolétaires, pour ne pas dire aucune. Si les révolutionnaires défendent la grève auto-organisée, c’est parce qu’elle met en œuvre les meilleures conditions pour la construction de liens de solidarité et de confiance entre ouvriers, et parce qu’aucune autre action ne les pousse autant au débat de masse, à l’organisation d’assemblées massives dans lesquelles chaque aspect de cette société est soumis au crible de la critique et de la discussion.
Il ne s’agit donc pas de défendre la grève comme étant une action "nuisible" en soi pour tel ou tel capitaliste ni parce qu’il faudrait entraver la production et empêcher les capitalistes de se remplir les poches, quoi qu’il en coûte. Pour nous, ce qui est primordial, c’est le débat, les assemblées en tant que moyen politiquement indépendant de l’Etat et du capital, le fait que la grève pousse en avant les prolétaires, pour que ceux-ci prennent en mains leur lutte, rompent avec leur atomisation individuelle et renouent avec leurs méthodes de lutte historiques en dehors de l’influence de la politique bourgeoise d’Etat.
La grève fait partie de l’ensemble des moyens dont dispose la lutte de classe prolétarienne. Elle combine la lutte économique, la lutte politique et la lutte idéologique, formant toutes les trois une unité qui nourrit la conscience prolétarienne.
Une tentative d’auto-organisation
La grève à durée indéterminée, que les travailleurs techniciens de Movistar ont menée, a connu deux versants presque depuis son début : le plus négatif a été, d’après ce que nous en connaissons, que la grève a été appelée par les syndicats Commissions ouvrières (CCOO) et l’UGT, ce qui a pu imprimer dans sa dynamique une forte tendance au corporatisme très présent dans cette grève.
Cependant, son versant le plus encourageant et prometteur a été l’effort notoire de la part des travailleurs de faire des assemblées en dehors et séparées de ces grandes centrales syndicales, de s’auto-organiser pour tenter d’aller de l’avant. C’est pour cela que nous pouvons affirmer que la lutte a eu, pendant toute une période, une véritable perspective de lutte prolétarienne auto-organisée et avec un certain potentiel.
Ces assemblées expriment, en premier lieu, un effort d’unification existant au sein de la classe ouvrière, en deuxième lieu, une tentative de prendre en main la lutte en se bagarrant pour l’arracher des mains des organisations de l’État capitaliste qui, en la contrôlant, ne peuvent que l’amener à la défaite. En troisième lieu, cela préfigure un nouveau mode d’organisation sociale – le communisme – basé sur la décision associée de l’humanité libérée de toute forme d’exploitation. Nous avons pu voir que de telles assemblées générales constituaient un des éléments vitaux et dynamiques les plus saillants lors du mouvement des Indignés et aussi dans la lutte à Gamonal.2
Toute lutte doit être considérée dans son contexte historique et international, parce que, sinon, on les regarderait avec les lorgnettes déformantes de l’empirisme et de l’immédiatisme, ce qui nous empêcherait d’en tirer la meilleure part. Ainsi, il faut prendre en compte que la lutte chez Movistar se produit à un moment historique de grande faiblesse du prolétariat avec une perte de son identité de classe, qui se caractérise par un grand manque de confiance en lui-même comme force sociale indépendante.
Cette lutte s’inscrit dans une suite de luttes qui, malgré ce qu’elles apportent, se trouvent bien en-deçà de ce que la gravité de la situation imposée par le capitalisme exigerait. Ces dernières années, il y a eu seulement d’un côté des mouvements de grève d’une certaine importance dans des entreprises dans les Asturies (2012), au Bangladesh, en Chine, en Afrique du Sud, au Vietnam, ou plus récemment en Turquie. D’un autre côté, il y a eu des occupations de places publiques ou des assemblées massives notamment dans le mouvement anti-CPE en France (2006) et lors du mouvement des Indignés en Espagne (2011), également au cours d’exemples plus récents mais avec des échos internationaux plus faibles au Brésil et en Turquie (2013) ou au Pérou (2015).3
Les forces politiques et syndicales de la bourgeoisie dans leur volonté de diviser et de contrer les prolétaires en lutte opposent ces deux types de mouvement, alors que, même avec leurs différences, ils sont inspirées par une unité profonde. C’est dans cette unité, et plus spécialement dans l’effort d’auto-organisation que s’inscrit la lutte de Movistar.
Tentatives de solidarité
Nous avons vu ainsi des tentatives de solidarité. Il existe un fort sentiment de solidarité parmi les travailleurs... mais qui ne va pas plus loin comme expression de classe, autrement dit, une solidarité “extérieure” des travailleurs des autres secteurs, qui n’est pas vécue comme faisant partie d’un même mouvement de lutte, mais comme un soutien de sympathie (qui est toujours sincèrement bien accueilli) ; il y a donc un manque important de conscience d’appartenir à une même classe mondiale luttant pour les mêmes intérêts. Les gauchistes, qui dans leur verbiage empruntent volontiers le langage des prolétaires, favorisent cette vision biaisée en mettant en avant “l’action immédiate” en faisant appel au bon vieux “sens commun” qui prétend qu’il ne faut s’occuper que de ce qui est “urgent”, dans le sens le plus étroitement mesquin du terme.
La lutte elle-même a fait néanmoins ressortir un effort remarquable d’une unification encore plus louable dans le cas de Movistar, s’agissant d’une entreprise où les travailleurs techniciens travaillent dans une grande atomisation, sans concentration dans des centres de travail, avec des effectifs fragmentés et beaucoup d’entre eux n’apparaissent pas, y compris sur le terrain juridique, en qualité de travailleurs “pour le compte de quelqu’un d’autre”, mais sont faussement considérés comme “des travailleurs indépendants” (4).
Le danger de l’enfermement de la lutte
Mais la lutte a montré que le piège principal était le corporatisme, en cherchant à résister d’une manière isolée et désespérée : c’est ce qui est arrivé aux travailleurs de Coca-Cola mais aussi à ceux de Panrico. Il y a une réaction contre les grandes centrales syndicales lorsqu’on les voit se pointer, mais cette réaction ne permet pas forcement de dépasser la logique syndicale. Il y a eu et il y a toujours une forte tendance dans les luttes à ne pas chercher explicitement l’unification, l’extension et le débat dans les assemblées, mais à se retrancher et à résister dans l’entreprise ou dans le secteur de production jusqu’à l’obtention d’un verdict judiciaire ou d’un hypothétique accord favorable.
Ces réactions qui poussent à s’enfermer chacun dans son trou, son secteur, son entreprise ou sa corporation, ont plusieurs causes. La première est claire, on vient de l’évoquer : la perte de l’identité de classe qui alimente un sentiment de vide, de ne pas savoir à qui l’on doit s’adresser pour chercher la solidarité, une volonté de s’accrocher désespérément au prétendu refuge protecteur de l’espace réduit et prétendument “proche” de l’entreprise, de la corporation, des “copains de boulot”...
Cela porte le sceau d’une situation historique que nous avons caractérisée comme celle de la décomposition du capitalisme, qui marque tous les composants de la société d’une tendance dangereuse à la dislocation, au chacun pour soi, a la dispersion. Comme nous le disons dans nos “Thèses sur la décomposition” : “le “chacun pour soi”, la marginalisation, l’atomisation des individus, la destruction des rapports familiaux, l’exclusion des personnes âgées, l’anéantissement de l’affectivité et son remplacement par la pornographie, le sport commercialisé et médiatisé, les rassemblements de masse de jeunes dans une hystérie collective en guise de chanson et de danse, sinistre substitut d’une solidarité et de liens sociaux complètement absents. Toutes ces manifestations de la putréfaction sociale qui aujourd’hui, à une échelle inconnue dans l’histoire, envahissent tous les pores de la société humaine, ne savent exprimer qu’une chose : non seulement la dislocation de la société bourgeoise, mais encore l’anéantissement de tout principe de vie collective au sein d’une société qui se trouve privée du moindre projet, de la moindre perspective, même à court terme, même la plus illusoire".5” .
Voilà un terrain favorable à la pénétration des tendances et des organisations syndicalistes et gauchistes, toujours prêtes à ramener les luttes ouvrières vers la “zone sécurisée” de la légalité bourgeoisie, “pour leur propre bien” ou “pour la lutte” en tant que pure abstraction. Dans un climat d’isolement, de manque de réflexion, d’absence de débats et de contacts entre grévistes et travailleurs d’autres secteurs, la logique syndicale et réformiste trouve son bouillon de culture qui ouvre la voie aux organisations qui ne cherchent qu’à encadrer les ouvriers et à s’attirer leur vote.
Ces organisations disent qu’elles défendent les ouvriers, mais nous avons pu voir, avec Syriza par exemple, ce qu’elles font lorsqu’elles assument des responsabilités gouvernementales. Mais il faut aussi comprendre leur nature lorsqu’elles ne sont pas au gouvernement, quand elles n’arrêtent pas de pousser à rechercher des solutions auprès des organismes légaux des exploiteurs, de l’État, à surtout ne pas apprendre, ne pas réfléchir, ne pas débattre dans le feu de l’expérience de lutte, mais à confier la solution du conflit aux forces qui représentent le mode de production qui a provoqué et provoque tous les jours et partout ces mêmes conflits. Un exemple significatif, c’est celui de la tendance trotskiste “El Militante’’ qui applaudissait à tout rompre le fait que les ouvriers de Coca-Cola aient mis fin à la lutte en faisant appel à la Cour de cassation pour exiger la suspension de la fermeture de l’usine de Fuenlabrada, en lançant des slogans tels que “Faire appliquer la justice dans les tribunaux’’.
Dans le cas de Movistar, la suspension de la grève en faveur “d’autres formes de lutte” veut dire que la lutte s’arrête. Depuis quelques semaines déjà, on sentait jusqu’à quel point la perte de volonté d’unification et d’extension de la lutte faisait des ravages en son sein, avec l’entrée sur scène de “nouveaux protagonistes’’ tels que Cayo Lara, leader de Izquierda Unida, ou de Pablo Iglesias, de Podemos, qu’un groupe de travailleurs, certes réduit, a cherché à écarter avec des interpellations ironiques de “Président’’ à son égard lors d’un de ses discours dans une des manifestations des grévistes.
Perspectives
Il est évident que les luttes actuelles requièrent des éléments-clé, dont on a parlé, mais qui sont encore bien lointains : ce qui apparaît presque intuitivement (la solidarité et l’auto-organisation) exige une plus grande élaboration pour approfondir ce qui est essentiel : l’identité de classe, la conscience de classe (historique et internationale), l’extension de la lutte, qui nous aident à avancer vers la réappropriation de la théorie révolutionnaire par les masses elles-mêmes.
L’intervention contre tous les efforts pour crédibiliser l’État bourgeois auprès des ouvriers est une exigence première, contre sa démocratie et ses organes de représentation qui servent à venir à bout des conflits entre les travailleurs et leurs exploiteurs, contre les conceptions syndicalistes, ouvertement réformistes propres d’un temps révolu et dépassé, et que les organisations gauchistes instillent chez les ouvriers continuellement, particulièrement pernicieuses dans les pays où la bourgeoisie a su se doter d’un appareil démocratique bien huilé, avec une longue et profonde expérience politique face à des situations comme celle de ces luttes. Et, dans la mesure du possible, la nécessaire intervention des révolutionnaires dans ces grèves et leur participation en tant que facteur actif dans la prise de conscience et dans ce combat contre les conceptions réformistes et leurs représentants, démocratiques ou pas, à la solde de l’État, qui auront toujours une influence et une présence dans les luttes du prolétariat, étant elles-mêmes un facteur actif dans le sens contraire, celui de la désagrégation, de la dislocation et de la démoralisation, physique ou idéologique.
Il est important d’élaborer des critiques, des bilans et de les faire connaître dans les luttes en exprimant notre solidarité, non pas comme des groupes extérieurs, mais comme faisant partie d’une même classe qui lutte. Il est important d’être présents dans ces luttes parce qu’elles expriment la réalité vivante de la lutte de classe dans son niveau immédiat, elles nous apportent des éléments pour l’approfondissement du travail théorique à accomplir, elles nous aident à mettre en rapport les luttes immédiates avec la lutte révolutionnaire et à mettre en avant la perspective historique de notre classe.
AP, organe de presse du CCI en Espagne, 23 juillet 2015
1 Il va sans dire, mais c’est mieux en le disant, que le communisme n’a rien à voir avec la société capitaliste d’État et d’encasernement qui a régné sous l’ancienne URSS et qui, aujourd’hui, continue à régenter des pays faisant régner l’exploitation capitaliste tels que la Corée du Nord, Cuba ou la Chine.
2 https://fr.internationalism.org/icconline/201406/9097/assembl-es-et-solidarit-piliers-force-lutte-du-quartier-ouvrier-gamonal-burgos
3 Sur toutes ces luttes et mouvements mentionnés ici, vous pouvez trouver des analyses sur notre site : https://fr.internationalism.org
4 Pour les lecteurs hors de l’Espagne, il faut savoir que dans ce pays il y a des ouvriers prétendument “à leur compte” qui travaillent pour une entreprise. On les considère légalement comme "indépendants" et même comme de "petits entrepreneurs" : ce sont des ouvriers qui font des travaux typiques d’un ouvrier salarié mais chacun dans son coin et qui, en tant que techniciens hautement qualifiés, sont amenés à gérer plus "librement" et de manière faussement "autonome" leur emploi du temps et leur travail. Cette situation légale et sociale qui favorise une catégorisation sociologique confuse est significative d’une tendance idéologique qui pousse de façon générale les prolétaires à la perte de vue de leur identité de classe.
5 Revue Internationale n°107, 4e trim. 2001.