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Aujourd'hui, nous vivons dans un monde barbare en pleine décomposition, gavé de militarisme et de guerres : Irak, Syrie, Libye, Afrique de l'Est et de l'Ouest, Soudan, Yémen, tensions en Extrême-Orient, attaques terroristes en Europe et aux quatre coins du globe… A cette longue et incomplète liste des horreurs s'ajoute désormais le conflit ukrainien qui, situé à la périphérie de l'Europe, est l'expression d'une escalade militariste inquiétante et d'une menace croissante de la perspective guerrière dans les bastions historiques du capitalisme.
La région autour de la Crimée est une zone cruciale pour les intérêts stratégiques de la Russie, notamment la protection de ses pipelines (infrastructure essentielle de son économie) mais plus encore pour la marine russe dont la Mer Noire représente l'unique façade maritime en eau tiède où les ports ne sont pas gelés la moitié de l'année. La Russie a annexé la Crimée en mars 2014, tandis que naissait, à l'Est de l'Ukraine, dans la région du Donbass, la "Nouvelle Russie" (Novorossiya), Etat sécessionniste dont la bourgeoisie russe rêve depuis son opération militaire victorieuse en Tchétchénie en 1999. Novorossiya est une expression qui date des jours fastes de l'impérialisme russe du temps des tsars, quand ce dernier fit main basse sur la région du nord de la Mer Noire à la faveur de l'effondrement de l'Empire ottoman. Aujourd'hui, il tente d'imposer sa marque sur la "République populaire du Donetsk" et la "République populaire de Lugansk", incluant le nœud ferroviaire de Debaltseve et l'aéroport de Donetsk, une ruine fumante jonchée de corps sans vie.
La réaffirmation de l'impérialisme russe et les tentatives de réponse de l'OTAN
Après l'effondrement de l’URSS en 1989, les velléités impérialistes de la Russie entrèrent dans une sorte de semi-hibernation avant de rapidement se réaffirmer avec plusieurs interventions hors de ses frontières : en Transnistrie, région de Moldavie, dès 1992, et surtout dans le Sud du Caucase, au Nagorno-Karabakh (Azerbaïdjan) puis en Abkhazie et en Ossétie du Sud (Géorgie), zone complexe où les conflits sont "gelés" mais où les forces russes sont présentes et constituent, sur fond de tensions avec les Etats-Unis, une armée d'occupation au milieu des mafias locales, des clans et autres seigneurs de guerre.
Le conflit en Ukraine est un pas supplémentaire dans la réaffirmation des ambitions impérialistes russes et dans l'escalade guerrière. Si les rebelles privilégient avant tout leurs propres intérêts impérialistes, c'est bien la Russie qui tire les ficelles et qui fournit massivement le matériel et les forces combattantes. Les derniers rapports soulignent d'ailleurs que la plupart des tirs mortels d'artillerie provenaient du territoire russe.
Dans le même temps, l'implication des pays occidentaux, notamment des Etats-Unis, dans le soutien au nouveau régime de Kiev est apparue explicitement. En 2013, les dirigeants occidentaux et leurs médias ont apporté tout leur soutien à la prétendue "révolution" de Maïdan (la Place de l'Indépendance), qui n'était rien de plus qu'un coup d'État militaire substituant aux gangsters pro-russes d'autres gangsters, plus ou moins à la solde de l'Ouest. La Russie ne peut pas permettre qu'une zone aussi stratégique pour elle que l'Ukraine soit incorporée à l'OTAN et voir des forces rivales massées à sa frontière. La guerre actuelle pourrait ainsi devenir une entreprise à long terme fournissant à la Russie une sorte de zone tampon dans laquelle elle pourrait à loisir attiser et éteindre le feu de la discorde pour déstabiliser le régime de Kiev soutenu par l'Occident. Ce jeu est d'autant plus dangereux que les événements ont tendance à créer leur propre dynamique irrationnelle et lourde de conséquences : la menace américaine de fournir à Kiev des armes meurtrières n'est plus seulement du bluff. Bien que, sur le plan du soutien diplomatique à Kiev, les déclarations contradictoires des chancelleries occidentales expriment probablement une réelle incertitude, l'OTAN a d'ores et déjà fourni un armement moderne aux pays de l'Est et a mis sur pied une force de réaction rapide (NRF). Il est déjà envisagé de doubler les effectifs de la NRF en les portant à 30 000 soldats, avec des unités stationnées en Bulgarie, Estonie, Lettonie, Lituanie, Pologne et Roumanie. Selon le secrétaire général de l'OTAN, Jens Staltenburg, nous assistons au "plus grand renforcement de notre défense collective depuis la guerre froide" (The Guardian daté du 5 février 2015). Il n'existe pas une grande unité au sein de l’'OTAN et personne n'a forcément intérêt à la guerre, mais les impératifs impérialistes ont leur propre dynamique et il est très probable que les tensions et l'activité militaire vont s'aggraver prochainement. Ce constat est conforté par l'envoi en mars 2015 d'instructeurs militaires américains à Kiev dont la mission sera de former les forces locales pour "se défendre contre l'artillerie et les roquettes russes" (The Time du 12 février), selon un commandant militaire américain de haut rang en Europe, qui est loin de croire au "désengagement américain" dont parle une partie de la presse.
La situation n'est pas la même qu'au moment de la guerre des Balkans dans les années 1990
La guerre actuelle est totalement différente de la guerre des Balkans des années 1990 qui était l'expression des tensions impérialistes entre les pays de l'ex-bloc de l'Ouest et les États-Unis, défenseurs d'un "nouvel ordre mondial". Ces tensions, qui s'étaient traduites par des viols en masse, des massacres (Sarajevo, Srebrenica…) et la fragmentation des territoires, n'étaient pas une confrontation entre la Russie et l'Ouest mais plutôt l'expression de la défense des intérêts impérialistes de l'Allemagne, de la Grande-Bretagne, de la France et des États-Unis, à travers une guerre par procuration de tous contre tous. Une illustration concrète de cette réalité s'était produite à l'aéroport de Pristina, en juin 1999, à la suite de la guerre du Kosovo, où les troupes russes occupaient l'aéroport avant un déploiement de l'OTAN. Un général américain de l'OTAN, Wesley Clarke, avait ordonné que l'aéroport soit pris par les troupes britanniques alors sous son commandement. Le commandant militaire britannique, Mike Jackson, refusa les ordres de Clarke en disant : "Je ne vais pas prendre la responsabilité de commencer la Troisième Guerre mondiale." 1
Plus qu'au conflit dans les Balkans, la guerre en Ukraine ressemble à celle de Géorgie en 2008. La Russie avait alors gagné du terrain et les États-Unis, engagés sur d'autres fronts, furent contraints d'accepter le plan "européen" pour un cessez-le-feu.2 Maintenant, la Russie poursuit à nouveau ses intérêts impérialistes, comme aux plus beaux jours des régimes tsariste et stalinien. Elle le fait avec des moyens et des ambitions réduits par rapport à l’époque de la Guerre Froide, mais elle pousse la ligne de front vers l'Ouest.
La classe ouvrière paye le prix fort du conflit
Tout cela est très dangereux pour la classe ouvrière sur le continent et au-delà qui paye le conflit au prix fort. En plus des innombrables victimes et des atrocités de la guerre, la Russie et les pays européens souffrent énormément des sanctions imposées par les États-Unis. La chute des prix du gaz et du pétrole a également affaibli l'économie russe, et, en contrepartie, la Russie renforce ses forces de sécurité intérieure, ses réseaux d’espions et la répression à un niveau toujours plus important.
A Kiev, une grande partie de la population, poussée par l'Ouest et les cornes de brume de ses médias, a voté pour les crétins nationalistes et fascisants qui ont ensuite terrorisé les manifestants sincères de la place Maidan. Des deux côtés, les travailleurs sont maintenant démoralisés et incapables d'imposer une alternative prolétarienne à la guerre et à la misère qui l'accompagne. Dès son investiture en juin dernier, le nouveau président ukrainien, Porochenko, a promis la guerre et l'austérité. Il parle désormais d'introduire la loi martiale et des "réformes" afin de poursuivre la guerre. Le FMI, qui a déjà donné des milliards de dollars à Kiev, envisage de verser encore 17,5 milliards de dollars puis 40 milliards pour les quatre années à venir. En échange, Kiev s'engage à adopter de nouvelles "réformes" telles qu'une nouvelle baisse du salaire social et l'augmentation des prix des denrées de base. Cela se produira, de toute façon, que la guerre s'intensifie ou non. Et la classe ouvrière, particulièrement vulnérable, est dans l'impossibilité de fournir une quelconque opposition réaliste à ce qui se prépare.
Est-ce la Troisième Guerre mondiale ?
Une question fréquemment posée : est-ce la Troisième Guerre mondiale qui commence ? La réponse est non ! Pour qu'une guerre mondiale éclate, deux conditions sont nécessaires : l'existence préalable de blocs militaires plus ou moins cohérents et surtout l'écrasement physique et idéologique de la classe ouvrière. Aucune de ces deux conditions n'est remplie pour le moment.
Sur le plan impérialiste, même s'ils s'opposent globalement à la poussée de l'impérialisme russe, il n'y a pas d'unité entre les pays de l'OTAN, où les tendances centrifuges dominent toujours. Tous les pays craignent une domination de l'Allemagne, nombreux sont ceux qui s'inquiètent de la domination américaine et ces craintes offrent à la Russie une brèche dans laquelle elle peut s'engouffrer. Quant à cette dernière, elle a pris des mesures pour avoir la Chine de son côté et fait des avances à d'autres pays qui refusent de céder à la pression des États-Unis : l'Égypte, la Hongrie et la Grèce par exemple, mais il n'y a aucune perspective de bloc militaire à l'horizon.
Sur le plan de l'embrigadement de la classe ouvrière, pour qu'un conflit mondial soit possible, la population doit être mobilisée pour la défense de la nation (c'est-à-dire des intérêts impérialistes) et prête à verser "du sang, de la sueur et des larmes". Dans le passé, lors de la Seconde Guerre mondiale, seul l'écrasement de la classe ouvrière a pu la réduire à l'impuissance politique et l'empêcher de réagir à son propre embrigadement dans la boucherie généralisée. Aussi terribles que soient la guerre et la destruction en Ukraine, il n'y a actuellement pas de perspective réaliste pour qu'elle se transforme en conflagration mondiale.
Toutefois, bien qu'elle ne soutienne pas la guerre en général, la classe ouvrière, en Ukraine de l'Est comme de l'Ouest, n'a pas suffisamment de force ni de moyens pour s'y opposer réellement et empêcher le glissement dans la barbarie, la destruction et la ruine à un niveau local. Dans l'Ouest du pays, une résistance plus importante s'est exprimée, causée par le coup de massue porté par Porochenko avec l'instauration de la loi martiale mobilisant 100 000 soldats supplémentaires de 16 à 60 ans (une mobilisation qui évoque l'action des nazis dans les derniers jours de la Seconde Guerre mondiale, lorsque le Volksturm a été adopté, mobilisant les plus jeunes et les plus vieux). Des documents piratés au bureau du procureur militaire en chef de Kiev, Anatoli Matous, montrent que le nombre de victimes de la guerre est supérieur au chiffre officiel de 5400 (selon le Frankfurter Allgemeine Zeitung du 8 février) : le service de Renseignements militaires allemand estime à 50 000 le nombre de tués. Les fuites indiquent également qu'il y a plus de 10 000 désertions, y compris au sein des cadres supérieurs de l'armée et des corps militaires d’élite, à tel point que le régime a, entre autres, mis en place des unités militaires spéciales pour traquer les déserteurs. Dans les territoires contrôlés par Kiev, des manifestations et des réunions se sont tenues dans les provinces d'Odessa et de Zaphorizia où les femmes se sont particulièrement illustrées en s'adressant à la foule pour dénoncer la guerre et le régime, en appelant à la solidarité. Mais cette résistance, pour autant qu'elle soit bienvenue, n'est nullement suffisante pour être le déclencheur d’un vaste mouvement anti-guerre ou anti-austérité.
Les perspectives
Au début de la Première Guerre mondiale, bien que de rares mouvements anti-guerre existaient déjà, il fallut plusieurs années de destructions et de carnages, jusqu’en 1917, pour qu’un changement qualitatif se produise dans la classe ouvrière, un changement qui a contraint la classe dominante à arrêter la guerre. Les conditions sont très différentes aujourd’hui en Ukraine, en cela que la guerre ne provoque pas de mobilisation de masse contre elle et que le rôle des grandes puissances est plus indirect et masqué. Le danger existant est celui d’un enlisement dans une sorte de banalisation quotidienne des affrontements, d’un enfoncement dans une guerre rampante, typique des zones les plus caricaturalement touchées par la décomposition.
Cette situation est tout aussi dangereuse pour la classe ouvrière. Dans cette zone stratégique-clé entre l’Europe et l’Asie, avec la participation directe des forces russes et de celles de l’OTAN, même si ces dernières ne sont pas réellement unies, l’enfoncement dans la décomposition s’illustre parfaitement. Cela va probablement démoraliser la classe ouvrière des pays centraux, tout comme la répression du "Printemps arabe", avec la complicité notoire des grandes puissances, fut un facteur de démoralisation et ouvrit un boulevard à la "gauche" nationaliste (voir les exemples de la Grèce et de l’Espagne). Ce facteur de démoralisation pourrait faciliter l’ouverture d’une guerre plus large.
La tâche des révolutionnaires est ici de parler d'une seule voix contre la guerre impérialiste, tâche que la plupart des partis de la gauche prétendument "radicale" est bien entendu pathétiquement incapable de d’accomplir. Malgré tous leurs grands discours sur l' "internationalisme", leur responsabilité de fait dans cette situation a été honteusement esquivée.
Mais nous devons aussi garder à l’esprit qu’un très petit nombre de véritables révolutionnaires, internationalistes, ont su défendre la cause de la classe ouvrière avant et pendant la Première Guerre mondiale, au moment où un grand nombre d’ouvriers étaient mobilisés pour s’entretuer. Aujourd'hui encore, nous devons débattre, nous rassembler, dénoncer la guerre et mettre en évidence le poids central de l'expérience des ouvriers de l’Ouest pour le futur, maintenir nos principes avec le même état d’esprit que lors des conférences de Zimmerwald et de Kienthal et nous dresser comme un phare de l’internationalisme prolétarien face à la décomposition capitaliste et contre la guerre impérialiste
D'après WR (18 février 2015)
1 Jackson, partenaire occasionnel des beuveries des gangsters Slobodan Milosevic et Radovan Karadzic, a été par la suite promu à la tête du Haut Commandement militaire britannique.
2 Ex-président de Géorgie, Mikhail Saakashvili, l'homme de main des États-Unis recherché par les autorités géorgiennes, est maintenant devenu conseiller officiel du régime de Kiev.